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Des lieux de mémoire de la nation aux lieux de mémoire européens ?

Chapter · January 2009

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Camille Mazé
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Camille Mazé Dépasser le cadre national des 'Lieux de mémoire'. Innovations méthodologiques, approches comparatives,
lectures transnationales, 2009, Peter Lang, Berne.

Des « lieux de mémoire » de la nation aux « lieux de mémoire » européens ?

Reconversions des musées d’ethnologie nationale et création des « musées de l’Europe »

Par Camille Mazé

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Camille Mazé Dépasser le cadre national des 'Lieux de mémoire'. Innovations méthodologiques, approches comparatives,
lectures transnationales, 2009, Peter Lang, Berne.

Depuis une vingtaine d’années, on repère en Allemagne, en Belgique, en France et en Italie


divers projets de « musées de l’Europe » émergents. Ceux-ci sont envisagés soit comme des
créations ex nihilo, soit sur la base d’une reconversion des musées nationaux d’ethnologie et
d’histoire. En 2000, plusieurs porteurs de projet se fédèrent au sein du « Réseau des Musées
de l’Europe » (RME). Inauguré à Turin, ce groupe de réflexion et d’action consacré à cette
nouvelle génération des musées de société1 « européens » est issu du feu Conseil Européen
des Musées d’Histoire, lui-même mis en place par les acteurs de l’Association Internationale
des Musées d’Histoire2. Il repose en grande partie sur le Musée de l’Europe de Bruxelles3 et
sur le Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée de Marseille (ex Musée
National des Arts et Traditions Populaires de Paris 4). Sa composition évolue dans le temps

1
Le terme « musée de société » (qui s’oppose au groupe des musées de beaux-arts) est consacré lors du colloque
« Musées et sociétés » de Mulhouse-Ungersheim en 1991. Il regroupe les écomusées, les centres d’interprétation
« locaux » et « régionaux » et aussi les musées nationaux, d’ethnologie, d’histoire, de sciences, de techniques et
d’industrie, ruraux et urbains, qui œuvrent pour la promotion des « territoires », des « identités », des
« mémoires » et des « histoires » spécifiques. Au-delà des fonctions de collecte, de conservation et de restitution
propres au musée, le « musée de société »doit développer des liens entre institution culturelle, « territoire » et
habitants, et plus largement, aider le public à comprendre la société dans laquelle il vit.
2
L’Association Internationale des Musées d’Histoire a été fondée en 1991. Son président d’alors est à l’initiative
de la création des Conseils français et européen des musées d’histoire, du programme Euroclio (destiné à écrire
« une histoire européenne de l’Europe », basé sur un site Internet et la revue d’histoire Comparare) et du Réseau
des Musées de l’Europe - qu’il continue aujourd’hui d’animer sans plus être lié à l’AIMH.
3
Le 27 octobre 1997 est fondée à Bruxelles l’ASBL « Musée de l’Europe » (ME), coprésidée par Antoinette
Spaak (fille de Paul-Henri Spaak), ministre d’Etat, et de Karel Van Miert, ancien vice-président de la
Commission et ministre d’Etat. Le ME est conçu par un comité scientifique réuni autour d’historiens (Krzysztof
Pomian, Elie Barnavi) et doté d’un secrétaire général, Benoît Rémiche. Il est réalisé sous l’égide d’un partenariat
public-privé, réparti entre les membres fondateurs du privé (entreprises et fondations), les institutions publiques
(gouvernement fédéral belge, région Wallonne) et les institutions communautaires (Parlement, Conseil et
Commission). La maîtrise d’ouvrage est déléguée à la société belge Tempora fondée par Benoît Rémiche
spécialiste de la conception et de la réalisation d’expositions et de parcours de vulgarisation. D’après le projet
initial, validé par le Parlement européen en 2002, le musée aurait du s’implanter dans les locaux du Parlement
européen à Bruxelles, mais en juillet 2006 le Parlement modifie la décision prise en 2002 d’accueillir le musée et
envisage d’autres sites d’implantation (Parc du Cinquantenaire, etc.). Le musée devrait ouvrir ses portes au
public en 2007. Pour l’heure, il propose des expositions de préfiguration.
4
Le Musée National des Arts et Traditions Populaires a été fondé par Georges-Henri Rivière en 1937,
tardivement par rapport aux autres pays européens. D’abord installé au palais du Trocadéro, il investit ses locaux
du Jardin d’Acclimatation (Bois de Boulogne) dans les années 70. Bientôt tiraillé entre des visions
contradictoires au sein de son équipe, concurrencé par d’autres initiatives relevant des politiques culturelles et
patrimoniales nationales (par exemple la Mission du Patrimoine Ethnologique et de sa revue Terrain), dépendant
de ses collections, de moins en moins fréquenté par le public et disposant de maigres financements, le musée-
laboratoire (MNATP-Centre d’ethnologie française) sombre dans la crise. En 1996, l’archéologue conservateur
Michel Colardelle est nommé à sa tête, avec la mission qui lui a été confiée en 1994 par Mme Françoise Cachin,
Directrice des Musées de France, de le « sortir de la crise ». Pour lui, le MNATP appartient au groupe des
« musées de société », il doit donc évoluer pour être en prise avec le temps présent. Le premier projet de
refondation consiste en un « musée des civilisations de l’Europe » à Paris ou en Ile de France qui évolue peu à
peu vers un « Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée » à Marseille, pôle culturel du plan de
restructuration urbaine Euroméditerranée. Depuis 2002, l’antenne de préfiguration du MuCEM est installée à
Marseille et le Fort Saint Jean accueille des expositions de préfiguration. Le musée (envisagé à partir des

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lectures transnationales, 2009, Peter Lang, Berne.

depuis sa fondation, puisque d’autres musées se joignent à ses activités de façon plus ou
moins régulière et durable, comme le Musée des Cultures Européennes (ex Musée de
Volkskunde5) ou le Musée historique allemand de Berlin, le Musée de Londres, les missions
culturelles de la ville de Turin et de la région Toscane, la Maison Jean Monnet ou encore les
musées de la ville d’Helsinki. Certains projets de « musées de l’Europe » se sont en effet peu
à peu éteints depuis 2000 (Museion per l’Europa de Turin6) tandis que d’autres ont vu le jour
(Bauhaus Europa d’Aix-la-Chapelle7).

Face à ce contexte de mutation muséographique qui touche l’Ouest de l’Europe, il est urgent
de réfléchir au sens et à l’implication de la reconversion des anciens lieux de représentation,
d’identification et de mémoire nationaux, au profit d’une mise au musée de « l’Europe »8. A-
t-on à faire à la création de « lieux de mémoire » européens ? La reconversion des musées
d’ethnologie nationale et la création qui en découle des musées de société européens
signifient-elles l’avènement d’une « mémoire collective »9 européenne et de « lieux de

collections « françaises » du MNATP, des collections « européennes » du musée de l’Homme et des collections
« Islam » du Musée des Arts Décoratifs) devrait ouvrir ses portes en 2011.
5
Le projet de transformation du Museum für Volkskunde en Museum Europäischer Kulturen est envisagé dès les
années 80 et plus sérieusement en 1989. Le Musée de folklore allemand, issu du Musée des costumes populaires
et des produits de l’artisanat domestique allemands, fondé par Rudolf Virchow en 1889, espère hériter de la
collection « européenne » du Musée d’ethnologie « exotique » de Dahlem pour s’élargir. La fusion est réalisée
dans les années 90 : son aboutissement permet que soit inauguré le Musée des Cultures européennes, le 24 juin
1999, sous la direction du folkloriste, ethnologue et conservateur Konrad Vanja et sous le patronage des Musées
nationaux de Berlin et de la Fondation culturelle de Prusse. L’exposition inaugurale du MEK, « La fascination de
l’image. Contacts culturels en Europe », présentée de 1999 à 2005, repose sur cette collection élargie. En mai
2005, le MEK, mal connu et très peu visité, quitte le bâtiment des archives nationales où il était hébergé à
Dalhem de façon trop discrète, pour s’implanter à quelques centaines de mètres dans le complexe « Art et culture
du monde ». Les « cultures européennes » se voient ainsi symboliquement réunies dans une même unité
architecturale avec les « cultures extra-européennes ».
6
Dans les années 90 en Italie, le devenir du complexe royal de Venaria Reale fait l’objet de discussions. En
1998, Walter Veltroni, farouche partisan de l’Europe, alors vice-président du conseil et ministre des Biens et des
Affaires culturelles sous le premier gouvernement Prodi (1996-1998), réunit au sein d’un comité des
représentants du gouvernement, de la région Piémont, de la province de Turin et des villes de Turin et de
Venaria. Il est alors établi que le complexe royal restauré accueillera un Museion per l’Europa, qui prendra la
forme d’un centre d’interprétation (Europa e musei, 2003). Aujourd’hui, après modification des plans de
restauration du complexe, le projet du MPE est suspendu, voire avorté.
7
Le projet de Bauhaus Europa d’Aix-la-Chapelle lancé en 2005 devrait être un centre culturel européen plus
qu’un musée (le site http://museen.aachen.de/content/mus/bauhaus_europa/info/index.html). Création ex nihilo,
il émane d’une initiative de la région d’Aix-la-Chapelle qui s’inscrit dans le programme Euregionale 2008
(
http://www.euregionale2008.eu/fr/euregionale_2008/index.html). Cette initiative trinationale (Allemagne, Pays-
Bas, Belgique) vise au développement de la région trifrontalière d’Aix-la-Chapelle. Soumis à référendum auprès
de la population de la région le 10 décembre 2006, le projet est remis à l’étude (38,5 % d’électeurs, 56 532 voix
contre le projet, 36 939 voix pour une modification du projet, 14 546 contre un renoncement au projet ;
http://www.bauhaus-europa.eu/aktuelles/i/061023/index.html, consulté le 8/01/2007).
8
L’Europe porte des guillemets dans le texte lorsqu’elle est l’objet d’une définition de la part des entrepreneurs,
d’un doute, d’une discussion, d’un conflit de représentation et d’enjeux. En revanche, elle n’en porte pas
lorsqu’elle est entendue dans ses acceptions géographique et communautaire.
9
Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Librairie Félix Alcan, Paris, 1925 et La mémoire
collective, PUF, Paris, 1950.

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mémoire »10 européens ? Quels sont ceux qui ont la légitimité pour fabriquer ces « lieux de
mémoire », à qui sont-ils destinés et quelles sont les implications sociales et politiques de
cette création ?
Cette réflexion se base sur une enquête ethnographique et socio-historique menée auprès des
entrepreneurs des « musées de l’Europe » et des décideurs politiques et économiques dont ils
dépendent. Le cadre général de l’enquête recoupe la totalité des projets en cours, rassemblés
pour la plupart au sein du « Réseau des Musées de l’Europe ». Notre propos, ici intéressé à la
question des lieux de mémoire nationaux, européens, transnationaux, vise à comprendre si les
projets de reconversion et de création des « musées de l’Europe » s’inscrivent dans une
« dénationalisation » des « lieux de mémoire » et dans une véritable « politique de
mémoire »11 européenne.

Musée d’ethnologie, « lieu de mémoire » ?

Il semble possible d’appliquer aux musées d’ethnologie nationale le concept de « lieu de


mémoire », tel que l’envisageait Pierre Nora (ici nous l’entendons dans son sens matériel et
symbolique, non dans son sens historiographique qui renvoie au projet d’écrire, à travers eux,
une « histoire au second degrés »). Apparus au 19e siècle dans la plupart des pays européens
au moment de la construction des Etats-nations12, les musées d’ethnologie nationale étaient en
effet des lieux de conservation, de sauvegarde, d’exploration et d’exposition du patrimoine
national dit « populaire » (commun, ordinaire, quotidien), mais aussi des lieux pédagogiques
d’enseignement et de formation à la citoyenneté, censés susciter le sentiment d’appartenance à
la communauté nationale imaginée13.
Ces musées, de statut national, quels que soient leurs noms et où qu’ils se trouvent en Europe
(il faudrait distinguer les situations nationales, mais nous ne pouvons ici que poser le cadre

10
L’expression « lieu de mémoire », forgée par Pierre Nora dans le cadre de son projet d’« écrire l’histoire au
second degré », désigne une « unité significative, d’ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le
travail du temps a fait un élément symbolique d’une quelconque communauté ». Ces « lieux de mémoire » sont
le plus souvent nationaux : ils sont propres à une communauté nationale particulière et ont été étudiés
essentiellement dans le cadre national. Voir Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, 3 t, 7 vol, Paris Gallimard,
1984-1992.
11
La construction d’une mémoire collective engage en effet des « entrepreneurs de mémoire » et implique de
mettre en place une véritable « politique de la mémoire ». Voir les travaux de Marie-Claire Lavabre, « Usages du
passé, usages de la mémoire », Revue française de Sciences Politiques, juin 1994 et « De la notion de mémoire à
la production des mémoires collectives », in Daniel Cefaï, Cultures politiques, PUF, Paris, 2000
12
Voir Marc Maure, « Nation, paysan et musée. La naissance des musées d’ethnographie dans les pays
scandinaves (1870-1904) », Terrain, « La mort », 20, mars 1993, pp.147-157
13
Benedict Anderson, Imagined Communities: Reflections on the Origins and Spread of Nationalism, Londres,
Verso, 1983 [trad. fr. de Pierre-Emmanuel Dauzat, L’imaginaire national, Paris, La découverte, 1996]

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très général), faisaient partie de ces lieux – matériels et concrets, abstraits et intellectuellement
construits – où la « mémoire nationale » était censée être incarnée. S’ils ne sont ni tout à fait
des monuments historiques, ni tout à fait des mémoriaux, ils constituaient l’un des éléments
symboliques « du patrimoine mémoriel » de la communauté nationale, puisqu’ils en
conservaient les vestiges, exhibaient ses traces matérielles sous forme d’objets14 et déroulaient
ses évènements sous forme de discours et d’images. Ils donnaient à voir une représentation de
la nation, passée et actuelle, fondée sur un discours des origines et sur l’exaltation des
spécificités qui en font une unité et la distinguent des Etats voisins. Ils constituaient ainsi l’un
des outils de la « check-list identitaire » nationale15.

Retour sur la crise

Dans les années 1990, on repère dans l’Ouest de l’Europe une crise de ces musées et la
tentative de constituer un nouveau champ muséographique, axé sur « l’Europe ». Alors que
l’on assiste en Europe orientale à la suite de l’effondrement des régimes communistes, à des
phénomènes de résurgence nationalistes qui expliquent que la plupart des musées nationaux
de folklore sont encore des institutions phares, les mutations socio-politiques qui touchent
l’Ouest de l’Europe provoquent la crise des musées d’ethnologie nationale. Entre le retour au
local et le régionalisme, la construction européenne et l’ouverture des frontières et pour le dire
vite, la globalisation, les responsables des musées nationaux d’ethnologie s’interrogent sur le
contenu, le sens et la vocation de leurs musées en crise, peu visités, délaissés par les décideurs
politiques et les financeurs, raillés par les scientifiques et les médias16.
Cette phase critique intervient dans un contexte de sérieuses mutations socio-politiques qui
provoquent ici le délitement du sentiment identitaire national, là, son renforcement et
engendrent des changements dans le champ des sciences humaines et sociales : révision des
concepts d’« identité nationale » et de « traditions » à la lumière des théories
constructivistes17, prise de distance avec les paradigmes du folklore et de la Volkskunde jugés
dangereux en raison des mobilisations idéologiques nationalistes dont ils ont été l’objet

14
Jean Cuisenier, L’héritage de nos pères, Un patrimoine pour demain ?, Paris, La Martinière, 2006
15
Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales, Europe au XVIIIe- Xxe siècle, Paris, Seuil, Points
Histoire, 2001 (1999)
16
Consulter Le Débat, n°65, mai-août, 1991 et Le Débat, n°70, mai-août, 1992.
17
Voir entre autres, Anne-Marie Thiesse, op.cit. et Eric J., Hobsbawm, Terence Ranger, The Invention of
Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.

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(nazisme, régime de Vichy) 18, essor de l’histoire du quotidien19 et du crédit accordé à la


« mémoire »20, prise d’importance de l’ethnologie européenne21 et de l’anthropologie, etc.
Alors que les musées de société locaux et régionaux semblent répondre à une demande
sociale22, les musées nationaux d’ethnologie proposent un discours nostalgique et désuet sur
la « nation », qui ne correspond plus aux besoins de l’Etat-nation, ni aux besoins
patrimoniaux, mémoriels et identitaires de la communauté européenne en construction.

L’ « européanisation » des « lieux de mémoire » de la nation

Objets de doutes et de critiques, pour les sauver de la crise ou finalement peut-être pour les
aider à disparaître, la décision est prise par plusieurs responsables de musées nationaux
d’ethnologie de les transformer en « musées de l’Europe »23. Plusieurs projets sont ainsi
envisagés dans divers pays à l’Ouest de l’Europe. En 2000 des entrepreneurs culturels,
constatant la convergence de leurs projets muséographiques, se fédèrent au sein du « Réseau
des musées de l’Europe ».

Nous ne souhaitons pas ici détailler les projets scientifiques et culturels des musées en
construction, mais il nous faut insister sur le fait que chacun est porteur de sa propre vision de
« l’Europe ». Réfléchir collectivement aux façons d’écrire l’histoire de « l’Europe », de

18
Utz Jeggle, « L’ethnologie de l’Allemagne sous le régime nazi », Ethnologie française, 1988, n° 2,
« Ethnologie et racisme », pp.114-119. Pour une histoire de la Volkskunde, voir Herman Bausinger, Volkskunde
ou l’ethnologie allemande, De la recherche sur l’antiquité à l’analyse culturelle, Paris, éd. de la MDH, 1993.
Voir aussi Jean-Louis Georget et Dominique Lassaigne, « L’Allemagne à l’épreuve de la Volkskunde : Justus
Möser et Wilhelm Heinrich Riehl », Cadmos, n° 1, printemps 2002 ainsi que « Quel avenir pour la Volkskunde ?
Entre nostalgie allemande et ouverture européenne », in Allemagne d’aujourd’hui, n° 170, janvier 2005.
19
Michel de Certeau, L’invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, Folio essai, 1990 et
Alltagskultur passé ?, Studien & Materialen des Ludwig-Uhland-Instituts der Universität Tübingen, Band 11,
Tübinger Vereinigung für Volskunde E.V. Schloss, Tübingen, 1993.
20
Voir à ce propos la synthèse de Marie-Claude Lavabre, « Usages et mésusages de la notion de mémoire »,
Critique internationale, avril 2000.
21
Voir Marcel Maget, « Problèmes d’ethnographie européenne », in Jean Poirier, éd., Ethnologie, vol. 1,
Ethnologie générale, Paris, Gallimard, 1968, pp. 1247-1338 et Wolfgang Kaschuba, Einführung in die
Europäische Ethnologie, CH Beck, Munich, 1999.
22
Voir le colloque Musées et sociétés, Mulhouse Ungersheim, 1991. Le terme « musée de société » (qui
s’oppose au groupe des musées de beaux-arts) est consacré lors du colloque « Musées et sociétés » de Mulhouse
- Ungersheim en 1991. Il regroupe les écomusées, les centres d’interprétation « locaux » et « régionaux » et aussi
les musées nationaux, d’ethnologie, d’histoire, de sciences, de techniques et d’industrie, ruraux et urbains, qui
œuvrent pour la promotion des « territoires », des « identités », des « mémoires » et des « histoires » spécifiques.
Au-delà des fonctions de collecte, de conservation et de restitution propres au musée, le « musée de société »
doit développer des liens entre institution culturelle, « territoire » et habitants, et plus largement, aider le public à
comprendre la société dans laquelle il vit.
23
Bjarn Rogan, « The Emerging Museums of Europe », in Ethnologia Europaea, Journal of European
Ethnology, « Emerging Museums », n°33 (1), Museum Tusculanum Press, University of Copenhagen, 2003, pp.
51-59

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déterminer ce qu’est un objet européen, de dessiner ses frontières, a en effet abouti à l’idée de
la nécessaire division du travail de représentation muséographique de « l’Europe » : le Musée
des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Marseille) couvrira l’Ouest et le Sud
(incluant ainsi dans sa vision de « l’Europe » les civilisations orthodoxes et musulmanes), le
Musée des Cultures Européennes (Berlin) s’oriente plutôt vers l’Est et le Nord, le Musé de
l’Europe de Bruxelles est centré sur l’histoire de l’intégration européenne, etc. Le « Réseau
des Musées de l’Europe » constitue à ce propos un lieu d’observation tout à fait pertinent pour
comprendre comment sont présentés, confrontés et défendus les diverses visions de
« l’Europe » et les projets de musées adjacents. Pour l’heure, ses membres arrivent à la
conclusion qu’UN « musée de l’Europe » est non souhaitable et non légitime et que la forme
du « réseau » est celle qui incarne au mieux un « lieu de mémoire européen » du fait de sa
multiplicité et de son fonctionnement inter- et transnational. Le « réseau » lui-même est censé
incarner le lieu patrimonial et mémoriel « européen » par excellence. A travers l’entreprise de
transformation des musées nationaux d’ethnologie et d’histoire et de création de musées de
société européens à l’Ouest de l’Europe, il semble que nous assistions à la tentative de
construire des « lieux de mémoires européens », transnationaux et partant, peut-être, à la
déconstruction des « lieux de mémoire » de la nation. Dans le même temps, ce sont donc les
rapports au patrimoine, à l’histoire et à la mémoire de la nation qui sont revisités et la
construction de « lieux européens » qui sont imaginés et mis à l’épreuve.

Mais, est-il encore possible et souhaitable de parler de « lieux de mémoire » dans le cas des
« musées de l’Europe » ? Si le concept s’applique assez bien aux « objets » qui participent à la
construction de l’Union européenne (pères fondateurs, sites historiques, dates clefs du
processus d’intégration européenne), ainsi qu’aux projets qui militent en faveur du maintien et
de la diffusion de la « mémoire européenne » (projets de manuel européen d’histoire de
l’Europe, actions associatives), il est plus problématique de l’appliquer aux « musées de
l’Europe ». Dès lors que l’on ne se restreint pas à la définition communautaire de l’Europe,
dont on peut assez aisément citer les référents historiques et mémoriels partagés, mais que
l’on s’attaque à une acception plus large de « l’Europe », les référents des « lieux de mémoire
européens » restent à désigner, à inventer.

Il s’impose dès lors de réfléchir au sens, à l’implication et aux modalités de réalisation de la


reconversion des anciens lieux de représentation et de mémoire nationaux, au profit d’une
mise au musée de « l’Europe ». A-t-on à faire à la fabrication de « lieux de mémoire

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européens », comme le revendiquent les concepteurs des « musées de l’Europe » et quelles en


sont les implications sociales et politiques ? Sur quelle base édifier ces musées de société
européens, ces « lieux de mémoire » hybrides, non communautaires, de statut national et de
vocation « européenne » ? A-t-on à faire à une opération de négation du patrimoine populaire
national ou au contraire, à une tentative de revalorisation, grâce à la labelisation européenne ?
Quelles sont les modalités de production et de réception d’un « lieu de mémoire européen » :
n’est-il pas nécessairement pluriel, hétérogène, polysémique ?

La reconversion en pratique ou l’objet fuyant des « musées de l’Europe »

L’analyse des pratiques et des discours mis en œuvre pour opérer la reconversion d’un musée
d’ethnologie nationale en « musée de l’Europe » implique de la part des gens de musées
l’adoption de nouveaux paradigmes disciplinaires et de schèmes de pensée aptes à dépasser
les cadres nationaux. Elle nécessite ensuite une modification du contenu muséographique, en
terme d’objets, de présentation et de thématiques abordées, mais aussi en terme d’espace
géographique et temporel couvert. La reconversion pose de ce point de vue de sérieux
problèmes, en raison même du patrimoine dont les musées à reconvertir sont responsables
(populaire national) et en raison des difficultés à définir le patrimoine européen, dès lors
qu’on le pense en dehors de sa dimension communautaire.
Les objets du MNATP et du Musée de Volkskunde de Berlin sont en effet issus en grande
partie du « monde rural traditionnel », chronologiquement situé et circonscrit à l’intérieur des
frontières nationales. Collectés depuis le 19e dans une perspective folkloriste, les objets
« populaires », du « quotidien » et des « gens ordinaires », sont autant de traces du passé que
les conservateurs et les ethnologues jugeaient bon d’étudier, de conserver et d’exposer. Dans
les deux établissements, malgré des histoires (les ATP ne sont créés que dans les années 30 24)
et des influences disciplinaires différentes (Volkskunde dans le cas allemand, ethnologie et
structuralisme dans le cas français), la figure emblématique du musée était la même : le
paysan était érigé en icône du « populaire » et du « national ». A travers lui et ses attributs (les
savoirs-faire artisanaux, les croyances, les outils et les costumes), le musée était censé délivrer
un message sur l’origine et l’authenticité nationale… propos mal adapté aux enjeux socio-
politiques contemporains en Allemagne comme en France. L’heure étant à « l’Europe » et au

24
Pour une histoire des ATP, voir Nina Gorgus, Der Zauberer der Vitrinen. Zur Museologie Georges Henri
Rivières, Münster u-a, Waxmann Verlag, 1998 [trad. fr. Le magicien des vitrines, le muséologue Georges Henri
Rivières, Paris, MSH, 2003, 416 p.]

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« transnational », il fallait proposer un discours novateur pour les musées d’ethnologie,


supporté par une nouvelle figure muséale, de nouveaux objets, porteurs d’une nouvelle
« mémoire ». Autrement dit, il fallait réinventer des musées de société transnationaux mais de
statut national, en prise avec le présent et le futur, tout en les faisant reposer sur un passé, sur
un héritage, non plus national mais transnational.
Le premier élément qui a rendu envisageable l’ « européanisation » des deux musées sont les
transferts de collections. Le MuCEM bénéficie du dépôt des collections européennes du
Musée de l’homme, à l’instar du MEK qui avait obtenu les collections européennes du Musée
d’ethnologie « exotique » de Dalhem. De plus, pour constituer un patrimoine européen (non
communautaire et pas nécessairement issu de la « haute culture », mais populaire et commun),
les équipes du MuCEM et du MEK se lancent dans des campagnes-collectes à la mesure des
moyens qui leur sont alloués. Reste à s’entendre sur la définition de ce patrimoine…ce qui
n’est pas chose aisée en raison de la multitude de visions de « l’Europe ». Prétendre édifier un
« lieu de mémoire européen », pour fabriquer une « mémoire collective », implique en effet
de partager une vision commune, de dégager les représentations du passé socialement
partagées par le groupe. Alors que le sentiment d’appartenance se définit à travers de
multiples canaux (local, national, religieux, associatif, politique, culturel) comment s’entendre
sur la définition et le contenu d’une mémoire collective à l’échelle européenne ? Quels sont
ceux qui ont la légitimité (ou le pouvoir) pour faire passer de la multiplicité des expériences et
des souvenirs à l’unicité d’une mémoire dite collective et opérer le travail de diffusion de
cette nouvelle mémoire constituée ? Quels symboles, objets, figures et mythes choisir comme
fondements de cette mémoire, qui plus est lorsque l’histoire de l’objet reste à écrire ?
Face à ces questions épineuses en suspens, la solution de replis déployée actuellement réside
dans un retour au patrimoine et à la mémoire de la nation. A défaut d’être en mesure de
constituer un patrimoine européen, matière fondamentale pour tout musée qui se voudrait
« lieu de mémoire européen », et support à l’invention d’une mémoire européenne collective,
les acteurs revisitent les collections nationales. Leur « relecture dans une perspective
européenne » a pour but d’extraire l’objet de son contexte national et de l’inscrire dans le
contexte européen. Sur le plan des investigations et des méthodes muséographiques, cet effort
se traduit par une interprétation de l’objet en terme de transferts culturels et par une
présentation par juxtaposition, comparaison et confrontation d’objets issus de contextes
nationaux divers, jugée susceptible de faire advenir un point de vue « européen »,
transnational ou supranational. Concernant les thématiques à aborder, la tendance actuelle
consiste à se baser sur des paradigmes plus « dynamiques » et plus « complexes », en rupture

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Camille Mazé Dépasser le cadre national des 'Lieux de mémoire'. Innovations méthodologiques, approches comparatives,
lectures transnationales, 2009, Peter Lang, Berne.

avec les anciens concepts fixistes de l’ethnologie nationale. Enfin du point de vue du discours
historique sur l’Europe, les entrepreneurs de la reconversion prennent leurs distances vis-à-vis
des deux modèles les plus répandus de production d’une histoire et d’une mémoire de
« l’Europe ». Le premier prône une histoire sans histoires, lointaine, antérieure aux Etats-
nations, incarnée par les Lumières, porteuses des « grandes valeurs européennes »
(humanisme, droits de l’homme, égalité des droits, justice, raison, critique et autocritique). Ce
recours à un mythe fondateur pacifiste permet d’extraire des mémoires les divisions récentes
de l’Europe et l’inscrit dans une visée d’universalité. Une vision plus conflictuelle de
l’histoire de l’Europe repose sur le souci du « devoir de mémoire ». Transmettre la mémoire
des conflits qui ont déchiré l’Europe aux 19e et 20e siècles devrait permettre d’éviter les
récidives. Les concepteurs des musées allemand et français de « l’Europe » refusent ces
modalités de construction mémorielle européenne, qu’ils rejettent du côté de la « haute
culture » et de la « grande histoire ». Selon eux, une autre mémoire européenne reste à
inventer, plus « populaire », plus indépendante du politique, plus proche du « peuple
européen ».…

Des « musées de l’Europe », pour une ou des mémoires européennes et pour quel(s)
peuple(s) ?

Pour les entrepreneurs des « musées de l’Europe », l’idée qu’il suffit de sortir du sommeil une
mémoire collective européenne préexistante est illusoire. Le défi consiste justement à
l’élaborer, en construisant des textes, des images, des lieux, des symboles capables d’incarner
« l’Europe » et de fédérer les « Européens » autour d’une idée et d’une « mémoire
collective ». Pour ce faire, ces « lieux de mémoire » doivent dépasser les cadres nationaux,
rendre possible une lecture transnationale de l’histoire et faciliter le processus d’identification
à « la communauté européenne ». Le paradoxe – et la difficulté de cette ambitieuse entreprise
– résident dans le fait que « l’Europe » est un objet symbolique en cours de construction, dont
les référents culturels, linguistiques, temporels, spatiaux sont loin d’être fixés. Son histoire,
écrite et lue dans les multiples perspectives nationales, peut faire l’objet de mobilisations
idéologiques conflictuelles25.

25
Pour y remédier, dans les années 90, on voit apparaître l’un des projets les plus explicites de création d’un
« lieu de mémoire européen ». A l’initiative de l’Allemagne et de la France, soutenu par l’Union européenne, le
manuel d’histoire franco-allemand devrait permettre d’apprendre une « histoire européenne de l’Europe » aux
lycéens des deux pays et ainsi générer une « mémoire collective » de l’Europe.

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Camille Mazé Dépasser le cadre national des 'Lieux de mémoire'. Innovations méthodologiques, approches comparatives,
lectures transnationales, 2009, Peter Lang, Berne.

« L’Europe » n’étant pas définie, les porteurs de projets des « musées de l’Europe » relèvent
le défi de la doter d’une image. Ils assignent ainsi à leurs musées un rôle performatif dans la
construction du peuple européen26, comme ils ont pu le faire au moment de « la création des
identités nationales ». Mais si cette tâche était possible tant qu’il s’agissait de la
« communauté nationale », définie dans le temps et dans l’espace, il semble qu’elle devient
irréalisable, voire indésirable, lorsqu’il s’agit d’une unité trans- et supranationale en
construction. Inachevée et en mouvement, « l’Europe » est au présent et au futur bien plus
qu’au passé et elle n’a pas encore le privilège d’exister au passé dans le présent. Or, le musée
a besoin de traces du passé, de vestiges pour se faire institution patrimoniale et mémorielle.
Prétendre fabriquer une « mémoire collective » (Halbwachs 1925, 1950) européenne, édifier
un « lieu de mémoire » européen, implique de partager une vision commune, de dégager les
représentations du passé socialement partagées par le groupe. L’opération de production
mémorielle entreprise par les entrepreneurs des « musées de l’Europe » se distingue des
schémas-types de fabrication d’une mémoire collective européenne (Eder 2005). Le premier
modèle prône une histoire sans histoires de l’Europe, lointaine, antérieure aux Etats-nations,
incarnée par les Lumières, porteuses des « grandes valeurs européennes » : humanisme, droits
de l’homme, égalité des droits, justice, raison, autocritique. Ce recours à un mythe fondateur
pacifiste permet d’extraire des mémoires les divisions récentes de l’Europe et l’inscrit dans
une visée d’universalité. Une vision plus conflictuelle de l’histoire de l’Europe repose sur le
souci du « devoir de mémoire ». Transmettre la mémoire des conflits qui ont déchiré l’Europe
aux 19e et 20e siècles devrait permettre d’éviter les récidives. Les équipes du MEK et du
MuCEM refusent ces modalités de construction mémorielle européenne, qu’elles rejettent du
côté de la « haute culture » et de la « grande histoire ». Selon elles, une autre mémoire
européenne reste à inventer, plus « populaire », plus indépendante du politique, plus proche
du « peuple européen ». Pour y parvenir, une solution : revisiter l’échelon national
(patrimoine, histoire, mémoire) à la lumière du local, en faisant le lien avec l’international.
Passés et enjeux nationaux contemporains restent fortement mobilisés : le MuCEM (français
et marseillais) dépeint une vision euroméditerranéenne de l’Europe, non sans lien avec le
passé colonial de la France, la forte immigration locale et l’implantation du musée national
dans le dispositif de restructuration urbaine Euroméditerranée. Le MEK, allemand et
berlinois, oriente ses activités vers l’Europe centrale et orientale, région d’intérêt économique
et social pour l’Allemagne. Mais l’attachement au local est encore plus net. Les expositions

26
Voir Etienne Balibar, Nous, citoyens d'Europe ? Les frontières, l'Etat, le peuple, La Découverte, 2001.

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de préfiguration du MuCEM et les actions mises en place par l’équipe locale du musée en
attestent. « Parlez-moi d’Alger, Marseille Alger au miroir des mémoires » (9 novembre 2003-
15 mars 2004) pénètre dans les mémoires locales algéroise et marseillaise quand « Entre ville
et mer : les Pierres Plates » (20 mai 2006-13 novembre 2006) porte sur le site d’implantation
du MuCEM, haut lieu de la mémoire locale, mis en scène à travers des portraits sonores et
photographiques et des objets témoins des pratiques populaires du lieu. Les activités hors les
murs (marches urbaines autour des thématiques du MuCEM, concerts de groupes locaux de
hip hop) et les actions et partenariats avec les milieux scolaires et associatifs développés au
niveau local vont dans le même sens. Il en va de même à Berlin où le MEK traite, à travers
des portraits biographiques, du Berlin d’après-guerre (Die Stunde Null. Überleben-
Umbruchzeiten 1945, MEK, 8 Mai 2005, 26 août 2007) ou du sentiment d’appartenance à
cette ville (« Heimat Berlin? Fotographische Impressionen », « Grenzen überqueren:
Migranten in Europa », 2002-2004). Les entrepreneurs de l’ « européanisation » des musées
d’ethnologie nationale tentent ainsi d’échafauder des « lieux de mémoire » européens au
croisement entre mémoires locales, patrimoine national et phénomènes de circulations
internationales. Pour ainsi dire, ils raniment les anciens « lieux de mémoire » de la nation
assoupis plus qu’ils ne les détruisent.
Le paradoxe de la démarche d’édification des « lieux de mémoire » européens – et de
« dénationalisation » des « lieux de mémoire » de la nation qu’elle semble impliquer – est
provoqué par la tension entre les échelons convoités et délaissés. Motivés par la volonté de
relativiser les spécificités nationales et de privilégier les analyses en termes de croisements et
de transferts culturels, mais dépendants des contextes nationaux et locaux dans lesquels ils
sont inscrits, méfiants à l’égard de l’Union européenne mais se voulant éminemment
européens, les concepteurs des « musées de l’Europe » en viennent finalement à aborder des
objets soit très locaux, soit globaux. Ils traitent du sida, de l’eau, de la ville, de l’image, du
religieux, et érigent en nouvelle icône du populaire et du musée transnational l’immigré.
Autant de questions universelles qui les conduisent à se définir comme « musées de
civilisation », « musée de la mondialisation » ou « musées du 21e siècle » plus que comme
« musées de l’Europe ». C’est donc la communauté de référence – contenu et public – des
« musées de l’Europe » qui pose problème, puisque sa conception diffère d’un individu à
l’autre, d’une génération à l’autre, d’un Etat-nation à l’autre, d’une partie de l’Europe à l’autre
(Est / Ouest)…
Ce détournement de l’objet strictement « européen » vers un champ plus international sonne
comme un aveu de faiblesse face aux difficultés pour définir « l’Europe », sa culture, ses

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Camille Mazé Dépasser le cadre national des 'Lieux de mémoire'. Innovations méthodologiques, approches comparatives,
lectures transnationales, 2009, Peter Lang, Berne.

frontières, son ou ses peuples, son histoire, sa mémoire…Les définitions multiples font ainsi
l’objet de débats au sein des équipes mais aussi au sein du « réseau », pensé comme un espace
de rencontres et d’échanges, comme le lieu du conflit positif, entre les diverses visions de
« l’Europe ». Malgré leur volonté de s’entendre, les membres du « Réseau des Musées de
l’Europe » continuent de défendre leur vision propre de « l’Europe », selon le lieu d’où ils
parlent (France / Allemagne / Belgique / Berlin / Marseille…), leurs attaches disciplinaires
(ethnologie nationale, anthropologie, histoire…), leur positionnement politique (et souvent
affectif) à l’égard de l’Europe communautaire. Ainsi le MuCEM situé en France, à Marseille,
propose-t-il une vision euroméditerranéenne de « l’Europe » et le MEK, installé à Berlin, est-
il plus tourné vers l’Europe centrale et orientale, tandis que le Musée de l’Europe de Bruxelles
axe le discours sur l’intégration européenne et « l’Europe » comme projet. S’ajoutent à ces
visions diverses toutes celles des autres membres du réseau…Il a donc été établi au sein du
groupe qu’il ne peut exister un seul « Musée de l’Europe », puisque toutes ces visions sont
légitimes, et que le « réseau » lui-même est censé incarner le musée de « l’Europe » idéal.

« Des lieux de mémoire » européens pour une conscience de « l’Europe », contre


« l’identité européenne » ?

Alors que l’on pouvait penser que l’entreprise d’ « européanisation » des musées d’ethnologie
et d’histoire nationales est impulsée par les institutions politiques européennes, la production
de « musées de l’Europe » émanent d’entreprises individuelles, qui ne sont pas plus soutenues
par les programmes culturels de l’Union européenne que d’autres actions culturelles.

Si au moment de la création du « Réseau des Musées de l’Europe » les acteurs affirmaient


clairement leur volonté de fabriquer des musées identitaires et des « lieux de mémoire »
européens pour l’Europe – au sens communautaire –, leurs discours ont évolué depuis. Ils
s’interrogent sur les effets sociaux et politiques d’une construction identitaire calquée sur le
modèle de la « création des identités nationales », dont on sait comme le processus a été
efficace, durable et dangereux, et refusent de prendre part à une « politique de mémoire »
« identitaire » exclusive, au service de l’Union européenne. Ils refusent de construire une
vision aseptisée, idéalisée et exclusive de « l’Europe » qui contribuerait à la clore sur elle-
même et à l’ériger contre « les autres », préférant construire une « mémoire européenne
plurielle », respectueuse de la multiplicité des histoires et des mémoires, en mêlant « culture
savante » et « culture populaire », et surtout en faisant une place aux « autres » dans cette

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culture et cette mémoire européenne (pourtour méditerranéen, Nord et Est de l’Europe). Ils
prennent ainsi leurs distances vis-à-vis de l’Union européenne, dont le dessein n’est pourtant
pas de créer une « identité européenne » unique et exclusive. D’abord parce qu’elle n’en n’a
pas la capacité au vu de la faiblesse de ses compétences en matière de politique culturelle,
ensuite parce qu’elle promeut les actions en faveur du « respect et de la diffusion de diversité
culturelle en Europe ».
A la question qui se pose de savoir comment construire des « lieux de mémoire européens »,
transnationaux, alors même que jusqu’alors, « lieux de mémoire » et « mémoire collective »
étaient pensés à l’aune de la nation, les concepteurs proposent une réponse théorique et
pratique. Il semble que les « lieux de mémoire européens » - non communautaires - ne
peuvent être que multiples, polysémiques et construits à plusieurs voix. De plus, ils ne
peuvent, pour l’heure, que reposer sur le patrimoine et la mémoire nationale. Et ce en raison
de l’absence d’idée claire sur la « communauté européenne », qui reste à inventer. S’il est
possible de désigner des « lieux de mémoire européens », il semble plus problématique de
construire des « musées de l’Europe », sur et pour le peuple européen, justement parce que
celui-ci n’existe pas encore, en tant que tel, et qu’il revient aux concepteurs des « musées de
l’Europe » de le penser, de l’imaginer, de le représenter, bref, de l’inventer. On comprend dès
lors pourquoi cette vaste entreprise ne peut se faire à l’unisson.

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