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Dramaturgie de la politique dans trois contes de Grimm

On y voit par endroits quelques traits de satire,


Mais qui sans fiel et sans malignité,
À tous également font du plaisir à lire (…)1
Perrault reconnaît mais diminue en ces termes l’importance de l’aspect satirique, donc
potentiellement subversif de ses contes. Chef de file des Modernes dans la querelle qui les
opposait aux Anciens (1687-1794), le conteur français avait fait de ce genre l’un des fers de
lance de la création d’une littérature proprement française, libérée des canons de l’antiquité,
de l’hégémonie des savants, faisant l’éloge du Roi, et donnant sa juste valeur à la culture des
mondains et des femmes. Le conte devient en ce sens avec Perrault un monument esthétique
et politique. Mais quoiqu’en dise ce père fondateur du genre du conte écrit, ce type de récit est
également travaillé de l’intérieur par la politique, qui en est un élément constitutif. Si le conte
était vu comme un genre moral au XVIIe siècle, puis comme un genre proprement littéraire
quand les valeurs qui le sous-tendaient n’eurent plus cours, ou a constitué encore un terrain de
jeu fécond pour la lecture psychanalytique au XXe siècle, il est également un genre dont la
nature (non exclusivement) politique aura à être relevée par les élèves comédiens de la
promotion 26 de l’École de la Comédie de Saint-Etienne, en adaptant pour la scène trois
contes de Grimm.

« En soi, affirme Paul Aron, aucune forme littéraire n’est étrangère à la fonction
politique2 », même le conte, « récit inventé avec une imagination poétique, issue en particulier
du monde de la magie, une histoire qui n’est pas liée aux conditions de l’existence réelle, que
les hommes de toute condition écoutent avec plaisir, même s’ils la trouvent incroyable3 ». Ce
genre associé au puéril et au futile, soigneusement coupé de l’actualité, et au ton
volontairement désinvolte, est une forme de littérature politique, comme en témoignent La

1
LHÉRITIER DE VILLANDON, Marie-Jeanne, Madrigal composé au-dessous de Peau d’Âne, cité par Charles
PERRAULT, Contes, « Préface », 1695, Paris, Pocket, 2006, p. 23.
2
ARON, Paul, « Politique », Le Dictionnaire du littéraire, dir. Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala,
Paris, PUF, Quadrige, 2002, p. 472 a.
3
BOLTE, Johannes et POLIVKA, Georg, 1913, cités par Natacha Rimasson-Fertin, « Postface », Contes pour les
enfants et la maison. Collectés par les frères Grimm, tome II, Paris, José Corti, 2006, p. 592.
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Gardeuse d’oie à la fontaine, Les douze frères, et Le Genévrier, trois œuvres issues des
Contes pour les enfants et le foyer (1812-1815) de Jacob et Wilhelm Grimm. Il s’agit
d’œuvres politiques non pas dans le sens premier du mot politique, qui désigne l’art du
gouvernement ainsi que l’exercice du pouvoir – quoique les contes des frères Grimm mettent
en scène des personnages (rois, reines) et des situations (prises, abandons de pouvoir) d’ordres
politique, et qu’ils s’adressent entre autre aux hommes de pouvoir de leur époque. Ce n’est
pas tant le rapport de ces contes à la politique que nous soulignerons ici, mais leur rapport au
politique, compris comme « l’espace social de la confrontation des opinions et des intérêts des
citoyens4. » Bien que les frères Grimm prétendent recueillir avec exactitude des récits
ancestraux, les Contes pour les enfants et le foyer prennent en effet part aux débats sociaux et
politiques de leur époque. D’abord parce que cette œuvre s’inscrit dans l’histoire de la
littérature, des idées, mais aussi l’histoire politique du premier XIXe siècle allemand. Ensuite
parce que les contes travaillent esthétiquement les éléments du politique : le pouvoir et sa
représentation, les formes de gouvernement, la parole, la morale, les valeurs, la séparation des
couches sociales. Enfin, parce qu’ils s’adressent à un lectorat social et historique particulier,
les contes de Grimm ont la prétention de nourrir le paysage culturel, esthétique et moral d’une
partie de l’Allemagne de leur époque, qui peut y lire une réflexion de leur univers social et
politique – ne serait-ce qu’à l’encontre de l’œuvre, par pathologie de la lecture, ou bien par le
biais de la valeur ambiguë de la parole littéraire.

Si le conte, par son historicité, l’esthétisation formelle qu’il opère de la politique, et


ses conditions de réception, a trait à la politique, quels sont le contenu et la forme du discours
politique que les frères Grimm tiennent dans leurs contes ? Le travail politique des contes
s’opère d’abord à travers les enjeux politiques que revêt leur écriture, liés au contexte
historique de production des récits des frères Grimm, mais aussi par le biais de la
représentation des éléments et problématiques politiques qui sous-tendent ces œuvres.

Poétique de la politique dans les contes des frères Grimm

Les frères Grimm : auteurs et intellectuels de leur temps

Jacob et Wilhelm Grimm naissent à Hanau peu avant le bouleversement européen que
fut la Révolution française, respectivement le 4 Janvier 1785 et le 4 février 1786. Leur vie,

4
ARON, Paul, op. cit., p. 472 b.

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Dramaturgie de la politique dans trois contes de Grimm

ainsi que leur projet littéraire et scientifique, a donc traversé le siècle des révolutions
politiques, dans une Allemagne encore désunie. Aînés d’une large fratrie dont le père meurt
alors que Jacob a onze ans, ce dernier doit veiller sur sa famille en proie à de grandes
difficultés matérielles. Néanmoins, grâce à une dérogation, Jacob et Wilhelm bénéficient
d’une éducation supérieure réservée à l’élite : en 1803, ils sont tous deux étudiants en droit à
Marbourg. Leur professeur d’histoire du droit, Friedrich Carl von Savigny, « éveille en eux un
vif intérêt pour le passé et ses témoignages littéraires5 », qui les poussera à s’intéresser aux
contes à partir de 1805.

Au fil des conquêtes napoléoniennes, le Saint Empire Romain-Germanique, composé


de plus de trois cent royaumes et principautés, est progressivement occupé. En 1806,
Napoléon dissout le Saint-Empire, et l’Allemagne est soumise à un pouvoir politique unique,
pour la première fois depuis Charles Quint. Cette situation politique inédite est à l’origine
d’une crise intellectuelle dont la littérature est le reflet : possédant la langue en partage, les
intellectuels tenteront d’y semer, par la création et la diffusion d’une littérature germanique,
les germes d’un esprit et d’une communauté de culture allemande.

C’est dans ce contexte que Jacob Grimm est nommé en 1808 bibliothécaire de Jérôme
Bonaparte, roi de Westphalie, puis auditeur au conseil d’État, et qu’en 1812 et 1815 paraissent
les deux premiers tomes des Kinder- und Hausmärchen, les Contes pour l’enfance et le foyer.
Au Congrès de Vienne, où les monarques européens ayant défait Napoléon redessinent les
frontières de l’Europe, Jacob fait partie de la délégation Hessoise, puis est envoyé à Paris pour
rapatrier les biens culturels dérobés lors des conquêtes de la Grande Armée. La paix revenue,
les Grimm mettent un terme à leur carrière de fonctionnaire, et se tournent vers
l’enseignement, à Marbourg en 1819, puis à l’université de Göttigen. Ils font paraître en 1825
une « petite édition » des contes (kleine Ausgabe), sélection adressée aux enfants, sans
commentaires, ornée d’illustrations, dont le succès rend l’œuvre populaire. En 1827, Jacob et
Wilhelm sont limogés après avoir protesté contre la dissolution de la constitution du Hanovre
par son nouveau roi. Ils partent pour Berlin où ils deviennent membres de l’académie royale
des sciences, enseignent à l’université, et où Jacob reçoit la légion d’Honneur ainsi que la
décoration prussienne du mérite pour les sciences et les arts.

Cette époque de reconnaissance institutionnelle s’achève en 1848, année qui marque le


départ des frères Grimm de l’enseignement, et leur engagement en politique. Ils avaient

5
RIMASSON-FERTIN, Natacha, « Postface », Contes pour les enfants et la maison. Collectés par les frères
Grimm, tome II, Paris, José Corti, 2006, p. 580.

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cherché en intellectuels à inventer et populariser la culture d’une nation virtuelle, en


établissant et publiant des recueils de contes folkloriques, de légendes allemandes, de
mythologie allemande, mais aussi une grammaire et surtout un dictionnaire allemand – œuvre
achevée seulement au cours des années 1960, et des plus politique puisqu’il s’agit de se réunir
autour d’une même langue pour décider ensemble de ce qu’elle signifie. Or les sursauts
révolutionnaires de mars remettent en cause l’ordre créé par le Congrès de Vienne, et ravivent
l’espoir de réunir les Allemands dans une même organisation politique. Jacob devient membre
du parlement de Francfort, la première assemblée nationale élue. Cette expérience politique
avorta cependant en une année, et la première constitution de l’Allemagne unifiée ne demeura
qu’un modèle. Jacob et Wilhelm Grimm meurent respectivement en 1863 et 1859, après avoir
posé les deux premières pierres de l’édification de leur nation : sa langue et sa culture.

Historicité des contes de Grimm : leur inscription et leur expression de l’Histoire.

La préface des Contes pour les enfants et le foyer affirme livrer au public une
compilation de contes folkloriques ancestraux – c’est-à-dire une œuvre inactuelle. Mais
l’entreprise des frères Grimm ne s’inscrit pas moins de plain-pied dans son époque, celle du
premier Romantisme, celui de Chateaubriand, Germaine de Staël en France et des frères
Schlegel en Allemagne6, époque traversée par une crise historique où s’opposent révolution et
contre révolution. Or cette crise est obsédée, comme les contes de Grimm, par le sang, sang
des rois (de France) ou des peuples (d’Europe) emportés par la vague révolutionnaire ; et
comme le conte cette crise se cristallise autour d’un peuple, devenu insaisissable, détrônant
les souverains, et d’où émerge une succession de grands hommes remplaçant les dynasties. En
cette époque trouble où l’histoire est si difficile à interpréter, les frères Grimm cherchent à
populariser le genre du conte, un récit dont Vladimir Propp7 a montré que la structure
consistait en la résolution systématique d’une crise.

Par là, le projet des frères Grimm adhère à l’herméneutique romantique de l’histoire.
Mais les contes de Grimm s’inscrivent aussi dans l’histoire parce qu’ils témoignent d’une
évolution sociale : l’apparition de la famille restreinte, nucléaire. Si les contes de Perrault
s’adressaient à l’honnête homme et à la femme, ceux de Grimm sont adressés au foyer et aux
enfants, quand au sortir des Lumières, ils sont progressivement considérés comme des êtres à

6
Membres du « cercle d’Iéna » et du « groupe de Coppet », ces auteurs et intellectuels font figure de théoriciens
(et importateurs pour les Français) du Romantisme.
7
PROPP, Vladimir, Morphologie du conte, Paris, Seuil / Points, 1965, originellement paru à Leningrad en 1928.
cf. plus bas « L’ordre du monde ».

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Dramaturgie de la politique dans trois contes de Grimm

part entière, et qu’au seuil de l’industrialisation, la femme et l’enfant deviennent les


principaux occupants du foyer, occupant travail et temps libre par une littérature propre.

Notre poésie, notre histoire, notre langue : enjeux politiques du conte

Compiler, écrire et publier les Contes pour les enfants et le foyer est pour les frères
Grimm un moyen de se mesurer à Perrault, sur le terrain d’une littérature largement dominée
en Allemagne depuis le XVIIe siècle par la langue française. Perrault constitue alors le seul
conteur du canon littéraire des milieux nobles et cultivés en Allemagne, et l’entreprise de
Jacob et Wilhelm dans le Hochromantik prend le contre-pied des goûts et des pratiques
littéraires dominantes en Allemagne. C’est dans ce décalage de la valeur traditionnellement
accordée au genre du conte par rapport à celle des formes littéraires privilégiées que
s’observent les enjeux politiques du projet des frères Grimm : le choix d’un genre dévalorisé
traduit l’ambition des deux jeunes intellectuels de faire du conte un genre populaire
proprement allemand, inscrit dans la vision romantique du monde, mais qui soit aussi un
genre éducatif (non à destination des seuls enfants mais de la société toute entière8). En cela
les deux frères se mesurent aussi à Achim von Arnim et Clemens Brentano leurs
contemporains, auteurs de Des Knaben Wunderhorn (Le Cor merveilleux de l’enfant), recueil
de chants populaires germaniques dont ils transforment la langue pour la rendre plus actuelle.
Brentano et Arnim s’intéressent aux légendes, se basant sur des personnages historiques ou
intemporels, alors que Jacob et Wilhelm Grimm préfèrent se pencher, à travers leurs héros
anonymes, sur autant de métaphores des comportements humains et de la société. Il y a dans
ces deux différences une portée politique : la volonté de faire entendre la vrai voix du peuple
et celle de s’intéresser aux comportements humains.

« Le conte, affirme Natacha Rimasson-Fertin, est « populaire », c’est-à-dire provenant


du peuple et destiné au peuple (...)9. » Pourquoi les frères Grimm choisirent-ils de s’écarter
des canons littéraires de leur époque et d’offrir une « contribution à l’histoire de la poésie
populaire allemande10 » ? Les deux frères estiment, qu’en pleine crise historique où se
dessinent les traits d’une nation allemande, c’est dans le peuple, celui des campagnes
allemandes, qu’il faut se tourner, pour y trouver ce qui servira de patrimoine fédérateur au

8
Précisons cependant que ce n’est qu’à la troisième édition de leurs contes que les frères Grimm impliquent les
enfants dans la lecture.
9
RIMASSON-FERTIN, Natacha, « Postface », op. cit., p. 578.
10
GRIMM, Jacob et Wilhelm, « Préface à la première édition du tome 2 (1815) », Contes pour les enfants et la
maison. Collectés par les frères Grimm, édités et traduits par Natacha Rimasson-Fertin, Tome II, Paris, José
Corti, 2006 , p. 484.

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« peuple » prit dans son sens large, c’est-à-dire à la nation allemande. Car le conte est pour les
frères Grimm, non pas un récit des origines comme le mythe, mais un récit d’où l’on pourrait
extraire les éléments essentiels de ce qui est proprement allemand :

Ces contes populaires sont emplis de pur mythe originel allemand, qui
passait pour perdu, et nous sommes fermement convaincus que, si seulement
on était prêt à chercher dans toutes les contrées de notre patrie bénie, des
trésors passés négligés se transformeraient ainsi en richesses insoupçonnées
qui aideraient à jeter les fondements de l’étude des origines de notre
poésie11.
Or l’essence idéale de l’éternel germanique, plongeant ses racines dans l’histoire la
plus reculée, ne se trouve certainement pas pour les frères Grimm dans la culture d’une élite
culturellement corrompue par des modèles esthétiques importés de l’étranger. « (…) l’opinion
qui prédomine chez un poète à un moment donné (…) est conditionnée par sa culture, alors
que dans le cas de cette création continue naturelle c’est l’esprit du peuple qui agit dans
l’individu12 (…) », esprit populaire qui se confond pour les Grimm avec l’esprit allemand, et
dont l’expression la plus naturelle réside dans le conte.

Une telle conception, rattachant comme chez Perrault le conte à une nation, est
cependant tout à fait originale, par ce qu’elle trouve sa source dans l’idéologie romantique,
qui se tourne vers le passé pour y chercher les origines de la poésie. Ludwick Tieck (1773-
1853), lecture importante pour les frères Grimm, formulait l’idée en 1803 dans la préface des
Minnelieder que l’histoire de la poésie reflétait l’histoire spirituelle d’un peuple. Herder
affirme même en 1807 que c’est par la langue et la littérature que se forme la nation :

Sans une langue territoriale et maternelle commune dans laquelle toutes les
classes sociales sont reconnues comme les rejetons d’un même arbre et
reçoivent une même éducation, il n’est plus de véritable intelligence des
cœurs, de formation patriotique commune, de communication ni de
communion des impressions, de public propre au pays des pères13.
Si le projet littéraire et scientifique à vocation nationaliste des frères Grimm est donc
proprement romantique, leur approche du conte comme un genre éducatif s’inscrit dans ce
sens. « (…) nous avions également l’intention que cette poésie qui anime [ce recueil] (…)
réjouisse ceux qu’elle peut réjouir, et donc que ce recueil devienne aussi un véritable livre
d’éducation14 », affirment les frères Grimm, dans la préface du deuxième tome des contes.
Certes il s’agit d’un ouvrage destiné, comme l’exprime son titre, aux enfants, mais le projet
11
Ibidem, p. 483.
12
GRIMM, Jacob et Wilhelm, « Préface à la première édition du tome 2 (1815) », op. cit., p. 492.
13
Cité par Natacha Rimasson-Fertin, « Postface », op. cit., p. 581.
14
GRIMM, Jacob et Wilhelm, « Préface à la première édition du tome 2 (1815) », op. cit., p. 483

6
Dramaturgie de la politique dans trois contes de Grimm

d’offrir une instruction morale plaisante au foyer15 est d’emblée dépassé par le caractère
scientifique des Kinder- und Hausmärchen. Et c’est en cela que cet ouvrage est « un véritable
livre d’éducation » : tout d’abord parce que son but est de « rendre un service à l’histoire de la
poésie et de la mythologie16 », mais aussi de répondre à l’invite de Ludwig Tieck de destiner
les ouvrages de littérature à « galvaniser les forces endormies, quoique latentes de la ‘nation
allemande’17. » Jacob et Wilhelm Grimm cherchent à offrir une éducation littéraire (et donc
nationale), au-delà de l’élite lettrée, à une part bien plus importante de la population, comme
en témoigne le prix modéré d’un ouvrage édité sur du papier ordinaire, et le désir de rendre
cet ouvrage populaire qui poussa ses auteurs à publier une édition restreinte plus accessible.

Cet aspect pédagogique de l’entreprise des contes est politique, certes parce qu’il vise
à créer une culture et une identité commune à tous ses lecteurs, mais aussi parce qu’il
témoigne de l’aspect civil et civilisateur de la littérature, dont rend compte Paul Aron :

Le domaine littéraire (…) est, pour une part, un lieu d’intégration « civile »
des citoyens dans la vie sociale, parce qu’il permet de maîtriser la langue, les
discours, les savoirs et les représentations, et parce qu’il offre un moyen
d’invention et de divertissement ; d’autre part il peut être un vecteur
d’opinions et d’intérêts18.
Dans ces conditions, la lecture des contes constitue un acte d’intégration du sujet de
langue allemande dans « l’espace social de la confrontation des opinions et des intérêts des
citoyens19. »

Si le projet des contes est politique parce qu’il prétend, dans l’esprit du Romantisme,
créer un genre populaire national et pédagogique, c’est parce que cette conception des
pouvoirs de la littérature repose sur deux éléments, à la source de l’aspect politique du conte,
et qui sont des thèmes qui traversent aussi bien la pensée du conte que les récits eux-mêmes :
la nature et la culture. Les contes, production littéraire et culturelle artificielle, sont considérés
par les frères Grimm et les tenants du Romantisme comme des œuvres de Naturpoesie, de
poésie naturelle. Ce concept paradoxal, pour ne pas dire contradictoire, suppose de manière
mystique qu’une certaine littérature constitue une production d’origine naturelle et divine.

15
« Au fil de ses rééditions, le recueil de conte s’adapte de plus en plus au public visé par son titre, Kinder- und
Hausmärchen – « Contes pour les enfants et la maison ». En effet, le recueil devient une véritable somme des
valeurs bourgeoises et chrétiennes de l’époque, une sorte de manuel de savoir-vivre destiné aux enfants, bien sûr,
mais aussi à l’ensemble de la maisonnée, tous pouvant y trouver des exemples de conduite pour chaque -
situation de la vie. » RIMASSON-FERTIN, Natacha, « Postface », op. cit., p. 587.
16
GRIMM, Jacob et Wilhelm, « Préface à la deuxième édition (1819) », cité par Natacha Rimasson-Fertin,
« Postface », op. cit., p. 584.
17
RIMASSON-FERTIN, Natacha, « Postface », op. cit., p. 582.
18
ARON, Paul, op. cit., p. 472 a.
19
ARON, Paul, Ibid., p. 472 b.

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L’assimilation des contes à une poésie naturelle est particulièrement visible dans les préfaces
des frères Grimm à leur ouvrage, où ce genre primitif20 et absolument pur21, comparé à des
épis de blés providentiels cultivés par le peuple22, est considéré comme trouvant en lui-même
son propre principe d’existence23, et affublé d’une valeur absolument positive, si l’on croit
que « tout ce qui est naturel peut être profitable, et c’est vers cela que nous devons tendre24. »

C’est la voix de Dieu et de la nature qui s’exprime, à travers la bouche du peuple dans
le conte ; et c’est pour cette raison que le conte est associé pour les frères Grimm aux valeurs
de vérité et d‘universalité. On peut tout d’abord par son étude accéder à la vérité de la poésie,
de l’histoire et de la langue de l’Allemagne :

[Ce genre] ne porte qu’en lui-même son fonds indestructible. Sans l’étudier
de manière approfondie, ni notre poésie, ni notre histoire, ni notre langue ne
sauraient être comprises sérieusement dans leurs origines anciennes et
véritables25.
D’autre part, les frères Grimm insistent sur le caractère universel du conte, mettant en
regard dans leurs notes leurs contes avec les versions d’autres pays qui leur sont parvenues, au
sein des Kinder- und Hausmärchen qui constituent leur seul ouvrage dont l’adjectif deutsch
est absent. Ce caractère universel, qui ajoute à la mystique de la parole du conte, correspond à
l’universalisme humaniste de la doctrine romantique.

Au-delà de la présence de certaines idées politiques ou d’échos à des événements


politiques dans les contes de Grimm, une idéologie politique s’y trouve contenue, non pas à
travers la transparence des opinions politiques de leurs auteurs, mais dans le travail que

20
« Parce que cette poésie est si proche de la vie primitive la plus simple, nous voyons en cela la raison de sa
diffusion universelle, car il n’y a certainement aucun peuple chez qui elle soit complétement absente. » GRIMM,
Jacob et Wilhelm, « Préface à la première édition du tome 1 (1812) », op. cit., p. 477.
21
« Pour ce qui est de la substance des contes, ils sont traversés par la même pureté que celle qui fait que les
enfants nous semblent si merveilleux et si bienheureux. » Ibidem, p. 474.
22
« Il arrive bien que, lorsqu’une tempête ou un autre malheur envoyé par le Ciel a réduit à néant tout le blé en
herbe, un petit coin de champ, à l’abri de petites haies ou de buissons qui bordent le chemin, reste intact où
quelques épis isolés sont encore debout. Quand le soleil redeviendra clément, ils continueront de croître, seuls et
oubliés de tous. Aucune faucille ne viendra les faucher prématurément pour qu’ils aillent remplir de grands
greniers. Mais à la fin de l’été, quand ils seront mûrs et pleins, des mains pauvres et pieuses viendront les
chercher ; et, après avoir soigneusement noué ensemble les épis posés les uns à côté des autres, estimés bien
d’avantage que ne le sont les gerbes entières, ces mains les porteront chez elle, où, pendant tout l’hiver, ils
fourniront de quoi manger, et où ils seront peut-être la seule semence pour l’avenir. C’est le sentiment que nous
avons quand nous considérons la richesse de la poésie allemande des temps anciens, et que nous voyons ensuite
que, de tant de choses, rien ne s’est conservé vivant, que même le souvenir en a été perdu et qu’il ne reste plus
que des chants populaires et ces innocents contes du foyer. » Ibidem, p. 472.
23
À l’image de la nature telle que la définit Aristote, comme tout « ce qui porte en soi même son propre principe
de mouvement et de repos » (Aristote, Physique, livre II, chapitre 1, [192b]), « Ce qui a réjoui, ému et instruit
d’une façon si variée et sans cesse renouvelée, cela porte en soi sa propre raison d’être (…) » Ibidem, p. 474.
24
GRIMM, Jacob et Wilhelm, « Préface à la première édition du tome 2 (1815) », op. cit., p. 483.
25
Jacob Grimm, Circulaire pour la collecte de poésie populaire, 1815, cité par Natacha Rimasson-Fertin,
« Postface », op. cit., p. 583.

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Dramaturgie de la politique dans trois contes de Grimm

l’écriture et la représentation exercent sur les représentations, le langage, les valeurs, les
discours rapportées.

La Gardeuse d’oie à la fontaine, Les douze frères, Le Genévrier : quelques pistes


de lectures politiques

Anne Defrance, dans son article « La politique du conte aux XVIIe et XVIIIe siècles »,
parle, à propos de Perrault, de « discours politique oblique du conte26. » Ce concept
fonctionne très bien chez le maître français, qui décrit les dangers de la monarchie absolue
dans Griselidis, les tyrans en creux des personnages d’ogres, et où la valeur morale des
caractères sert à définir une conduite pour un lecteur et sujet aspirant à l’honnêteté. Tentons
ici d’aborder les Contes pour le foyer et la maison comme des œuvres politiques à l’aide de
cette idée que les frères Grimm y construisent un « discours politique oblique », indirect, et
dont nous analyserons si ce n’est l’efficacité du moins l’effectivité, à l’aide de l’exploration
de quelques thèmes récurrents de ces œuvres, potentiels éléments d’élaboration transversale
d’un discours politique littéraire.

Le pouvoir

Le thème et les éléments du pouvoir sont présents sous toute les formes dans les
contes qui nous intéressent : pouvoir politique – Les douze frères met en scène deux rois, deux
reines, des princes ; La Gardeuse d’oie à la fontaine un roi, une reine, trois princesses, un
puissant conte – pouvoir magique – une princesse est changée en gardeuse d’oie par une
bonne fée travestie en sorcière ; les douze frères sont métamorphosés en corbeaux ; le malin
envoûte la marâtre du Genévrier, conte où l’arbre ressuscite et métamorphose le héros de
l’histoire – pouvoir de la parole – le roi des Douze frères assigne sa femme au silence,
ordonne la mort de ses fils ; ici encore un vœu de silence permet à l’héroïne de délivrer ses
frères d’une malédiction, et la marâtre du conte persuade son fils de la culpabilité de sa belle-
fille ; dans La Gardeuse d’oie, deux sœurs séduisent leur père par des flatteries, quand la
dernière prononce une parole mystérieuse – force intellectuelle – quand Benjamin élabore des
plans pour sauver ses douze frères ou sa sœur, le fils du Genévrier pour se venger de sa
marâtre, la bonne fée de La Gardeuse d’oie pour réconcilier une famille – force physique –

26
Defrance, Anne « La politique du conte aux XVIIe et XVIIIe siècles. Pour une lecture oblique. », Fééries [en
ligne], 3 | 2006, p.4. Mis en ligne le 13 février 2007, consulté le 20 février 2015. URL :
http://feeries.revue.org/137

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ENS de Lyon, M1 Arts de la scène, 2015

quand l’oiseau du Genévrier et le comte de La Gardeuse d’oie soulèvent respectivement la


meule et la botte d’herbes – transgression – la reine des Douze frères délivre le secret du roi
malgré son interdiction ; dans le même conte la princesse ne tient pas sa parole de ramener ses
frères ; et la marâtre du Genévrier tue le premier fils de son mari.

Ces différents aspects du pouvoir (symbolique, social, familial, physique, magique,


surnaturel) peuvent être lus dans l’optique d’un discours oblique des contes comme autant
d’avatars du pouvoir politique. Notamment parce que chaque conte met en place une sorte de
micro société, que ce soit une monarchie où l’intrigue familiale rend son aristocratie familière
au lecteur, d’autant plus qu’on n’y voit jamais ces rois et reines gouverner, ou inversement –
comme dans le Genévrier – une famille dont la répartition du pouvoir et les péripéties
fabuleuses peuvent les associer à une petite monarchie. Un espace où se confrontent donc
différents pouvoirs antagonistes sert de cadre à nos contes, où les relations interpersonnelles
se concentrent autour de la possession et de la domination, et opposent des personnages forts
(Roi, marâtre, fée) à des personnages faibles (fille ou fils chassés, enfant tué, mari
ensorcelé…). Chaque personnage y est caractérisé par une fonction dans la fable qui se double
d’une fonction dans la société décrite (la hiérarchie du pouvoir dans la famille).

Tableau 1 : Fonction narrative et politique des personnages des contes de Grimm

Personnage Fonction dans la fable Fonction dans la société

La Gardeuse d’oie à la fontaine

Le comte Le héros Le valeureux / le nouveau roi


La gardeuse d’oie L’héroïne La valeureuse
La bonne fée Adjuvante La garante de l’ordre
Le roi Le père fautif Le roi
La reine La mère fautive La reine
Les douze frères

Le Roi L’opposant Le Roi / le père autoritaire.


La Reine / La mère / La
La Reine Adjuvante
procréatrice
Le valeureux / le leader / le
Benjamin Le héros
dissident / l’ingénieux rusé
L’héroïne (la sœur /
La Sœur La valeureuse / la reine
l’épouse)
Les douze frères Les douze frères Le peuple (cf. ci-dessous)
Le prince L’adjuvant Le roi / le mari idéal
La marâtre L’opposante La courtisane

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Dramaturgie de la politique dans trois contes de Grimm

Le Genévrier

La mère / reine / procréatrice


La mère La mère
idéale
Le chef de famille / le roi
Le père Le père
idéal
Le valeureux / le peuple
Le fils Le fils
(héros + anonymat)
La sœur La sœur idem
Contre-modèle de La mère /
La marâtre L’opposante reine / procréatrice. La
sorcière
Le bijoutier, le savetier, les
Les adjuvants Les bourgeois / le peuple
meuniers

Instance guerrière / politique

Instance mystique

Instance productive

On peut observer que dans les contes de Grimm, la société s’organise selon le concept
cher à Georges Dumézil de tripartition idéologique fonctionnelle indo-européenne27,
répartition symbolique du pouvoir dans les sociétés occidentales entre instance combattante,
protectrice et politique, instance mystique et religieuse, et instance (re)productrice. Nos contes
représentent donc l’organisation politique définie comme fondamentale d’après
l’anthropologie.

La traversée des contes par autant de signes de manifestations du pouvoir propose au


lecteur d’y remarquer autant d’indices de la présence en creux d’une représentation
symbolique de la politique. On peut en effet associer les récits fabuleux de La Gardeuse d’oie,
des Douze frères, du Genévrier à des paraboles politiques. Le dénouement du Genévrier, par
exemple, propose un modèle univoque, moral et manichéen de gestion de la famille :
supprimer le malin (symbole du diable et image du mal) et les méchants de la communauté –
ici familiale mais qui peut représenter toute sorte de communauté, notamment « l’espace
social de la confrontation des opinions et des intérêts des citoyens » qu’est la communauté

27
DUMÉZIL, Georges, Jupiter Mars Quirinus, et plus particulièrement Essai sur la conception indo-européenne
de la société et sur les origines de Rome, Gallimard, 1941.

11
ENS de Lyon, M1 Arts de la scène, 2015

politique, pour reprendre une fois encore une fois l’expression de Paul Aron. Mais dans un
écrit aussi riche que le conte, la symbolique, et la symbolique politique, ne s’arrête pas au
dénouement de l’œuvre, à ce que l’on appelle couramment son message. Chaque
problématique autour d’un pouvoir y est une problématique politique, comme par exemple,
dans Le Genévrier, le problème de pouvoir procréer.

Il y a bien longtemps de cela, il y a au moins deux mille ans, vivait un


homme riche qui avait une femme belle et pieuse. Ils s’aimaient très forts
tous les deux, mais ils n’avaient pas d’enfants. Pourtant, ils désiraient
ardemment en avoir ; mais la femme avait beau prier pour cela jour et nuit,
ils n’en avaient toujours pas28.
Cette impossibilité de procréer possède des résonnances fortes à une époque où le
régime monarchique européen, qui repose sur le principe de la dynastie, est secoué par des
événements politiques qui semblent suspendre le cours de l’Histoire29. Lorsque paraît
l’édition de 1812, le Saint-Empire a été dissout, des cités conquises placées sous le
gouvernement de maréchaux d’Empire, des rois déchus et leurs territoires réunis dans un
nouveau royaume pour Jérôme Bonaparte. La difficulté des monarchies absolutistes
allemandes à perdurer, nourrit politiquement le thème intemporel de la stérilité. Lorsque
paraît le tome de 1815, la situation politique de l’Allemagne s’est retournée, et le lecteur peut
retrouver dans ce conte un écho à la stérilité de la monarchie napoléonienne, et une
interrogation à propos de l’avenir du nouvel ordre créé par le Congrès de Vienne. La
simplicité et l’universalité de la parabole sur la reproduction contenue dans Le Genévrier en
fait, lorsqu’elle est publiée par les frères Grimm dans le siècle des révolutions, une parabole
politique.

Il en va de même dans Les douze frères, où deux espaces sociaux sont élaborés : le
château et la maison dans la forêt. Conformément à la répartition trifonctionnelle de Georges
Dumézil, le château est un espace où le pouvoir politique est assumé par les hommes, le roi et
ses héritiers, et la fonction reproductrice de la société par la reine – et cet ordre est mis à mal
quand la reine met au monde une héritière femelle. Le château représente donc l’organisation
des fonctions tripartites propre au régime monarchique. Or, dans la maison enchantée, les
douze fils et la princesse partagent les fonctions reproductrices (onze frères à la chasse,

28
GRIMM, Jacob et Wilhelm, « Le conte du genévrier », Contes pour les enfants et la maison. Collectés par les
frères Grimm, édités et traduits par Natacha Rimasson-Fertin, Tome I, Paris, José Corti, 2006, p. 261.
29
En 1850, Michelet écrit à propos de la Révolution : « J’oubliais le caractère étrange de ce rêve sanglant… Il
n'y avait plus ni siècle, ni année, ni mois, ni jour, ni heure... Le temps n'existait plus, le temps avait péri. La
Révolution, pour mieux se mettre à l'aise, semblait avoir commencé par exterminer le temps. Libre du temps,
elle allait sans compter. » Jules Michelet, Histoire de la Révolution Française, tome IV, livre VIII, chapitre III.

12
Dramaturgie de la politique dans trois contes de Grimm

Benjamin et sa sœur aux cuisines) et le pouvoir politique (dans les décisions collégiales de ne
pas tuer leur sœur par exemple). Ce partage des fonctions tripartites de l’espace social
assimile la communauté des douze frères et de la sœur à une république où se partage le
pouvoir politique. Dans cette opposition entre deux régimes politiques se distingue aussi deux
modèles d’hommes de pouvoir : le monarque, modèle traditionnel de l’héritier du pouvoir de
son prédécesseur, et le grand homme, archétype moderne, dont les parangons sont Cromwell
et Napoléon, les modèles César et Alexandre, homme providentiel doué de force et
d’intelligence politique, capable de prendre le pouvoir parce qu’il sait saisir le kairos, l’instant
décisif dans l’Histoire. La valorisation, au détriment de la figure du monarque, de Benjamin,
précédant le danger, résolvant les intrigues, s’illustrant par son ingéniosité devant ses frères,
peut faire écho pour le lecteur du premier XIXe siècle à cette figure alors en construction.

Enfin la parole, autre élément primordial de la politique et du pouvoir – qu’il s’agisse


de l’ordre du roi, du discours politique, ou de la parole délibératoire – est un des vecteurs
principaux de la dimension politique des contes.

Notamment dans Les douze frères, où l’on a vu que s’opposaient deux régimes
politiques, monarchie et république, qui sont aussi deux régimes oratoires particuliers. Celui
de la parole vertical du monarque : « Un jour, le roi parla ainsi à sa femme : « Si le treizième
enfant que tu mets au monde est une fille, alors les douze garçons devront mourir afin que sa
richesse soit grande et qu’elle hérite seule du royaume. »30 » ; et celui de la parole horizontale
de la délibération « (…) vous devez me promettre que la première fille que nous
rencontrerons ne sera pas tuée. – Oui ! s’exclamèrent-ils tous, elle aura la vie sauve (…)31. »
Bien entendu, le statut de cette parole dans le conte fait émerger un discours sur ces deux
paroles politiques. Celle du monarque est péremptoire, autoritaire. Mais celle des délibérants
n’est pas pour autant valorisée : c’est celui qui sait en user, ruser, persuader qui saura rallier
une assemblée, tel Benjamin dans le passage du conte que nous venons de citer. Si Benjamin
séduit son auditoire à un discours juste, la marâtre fonctionne comme un personnage opposé,
archétype du courtisan flatteur, jaloux, séduisant insidieusement :

Après qu’ils eurent vécu ensemble quelques années, la mère du roi, qui était
une méchante femme, se mit à calomnier la jeune reine et dit au roi.

– Ce n’est qu’une simple mendiante que tu t’es trouvé là. Qui sait à quel
commerce impie elle s’adonne en secret ? Si elle est muette et qu’elle ne

30
GRIMM, Jacob et Wilhelm, « Les douze frères », Contes pour les enfants et la maison. Collectés par les frères
Grimm, édités et traduits par Natacha Rimasson-Fertin, Tome I, Paris, José Corti, 2006, p. 63.
31
Ibidem, p. 66

13
ENS de Lyon, M1 Arts de la scène, 2015

peut pas parler, elle pourrait au moins rire, mais quand on ne rit pas, c’est
qu’on a quelque chose sur la conscience.

Le roi refusa tout d’abord de la croire, mais la vieille persévéra pendant si


longtemps et l’accusa de tant de crimes qu’il se laissa persuader et qu’il la
condamna à mort32.
Nos contes respectent aussi cette particularité du genre du conte populaire et
folklorique, qui donne la parole aux laissés pour compte du discours politique, dont la voix est
absente des œuvres littéraires valorisées. En effet, dans Les douze frères, le roi est le
personnage qui possède le moins la parole, au contraire de Benjamin, le fils menacé de mort,
et de sa sœur, héros anonymes et valorisés dans lesquels le lecteur est le plus à même de se
projeter. Le Genévrier raconte quant à lui la progressive acquisition de la parole par le fils, qui
dans la première partie du conte dit seulement « Mère, comme tu as l’air effrayant ! Oui,
donne-moi une pomme33 », puis, une fois ressuscité en oiseau, ponctue le conte du récit
chanté de son histoire ; l’apprentissage du héros et son appropriation du pouvoir s’effectuent
parallèlement à sa prise de parole.

L’ordre du monde

Issu de l’école des formalistes russes, Vladimir Propp s’attelle en 1928 dans sa
Morphologie du conte à « l'étude des formes et l'établissement des lois qui régissent la
structure34 » de ce genre. Ce travail qui fit date élabora un « schéma narratif » en cinq grandes
étapes auquel se soumet tout conte, que nous résumons ci-dessous. Dans cette structure
s’inscrivent quatre grands types de personnages, selon leur fonction dans les étapes du récit.

Tableau 2 : Le schéma narratif du conte

Adjuvant(s)

Sujet, Situation Élément Situation Objet de la


Péripéties> Dénouement>
héros initiale> perturbateur> finale. quête

Opposant(s)

Personnages Actions

32
Ibid., p. 68
33
GRIMM, Jacob et Wilhelm, « Le conte du genévrier », op. cit., p. 263.
34
PROPP, Vladimir, PROPP, Vladimir, Morphologie du conte, Paris, Seuil / Points, 1965.

14
Dramaturgie de la politique dans trois contes de Grimm

On retrouve effectivement ce schéma dans Les douze frères par exemple, où l’on passe
d’une situation initiale (« Il était une fois un roi et une reine qui vivaient en paix ensemble et
qui avaient douze enfants, mais ce n’étaient rien que des garçon. 35 ») à une situation finale
(« ils vécurent heureux tous ensemble jusqu’à leur mort36 »), en passant par de nombreuses
péripéties et un dénouement autour du bûcher du conte. Cette structure de résolution d’une
crise est commune à la fois aux contes et aux grandes œuvres proprement politiques du
romantisme. En effet, dans la tragédie de Charles IX de Marie-Joseph Chénier (1788), la
culpabilité, la démence et le repentir du roi de France constituent le châtiment du crime de la
Saint Barthélémy ; et le dénouement du Cromwell de Victor Hugo (1825), au cours duquel le
leader de la révolution anglaise renonce au trône et gracie les conjurés, résout la crise
déclenchée par l’annonce du couronnement prochain du tyran. Ce qui relie ce théâtre politique
et ces contes pour la maison et le foyer, dont l’écriture est contemporaine, c’est justement le
motif de résolution d’une crise, où les notions de crime, de faute et de réparation sont
centrales, nœuds de l’action des contes et du drame romantique. Ces notions de crime, de
faute et de réparation impliquent dans la dramaturgie du conte la notion d’ « ordre du
monde », hautement politique.

L’ordre du monde est figuré par les grecs comme un anneau, l’ananké, qui encercle le
monde et le soumet à la nécessité – nécessité mise à mal par le concept mystique, mythique et
théâtral de la démesure, hubris. C’est cette métaphore de l’ananké que les frères Grimm filent
pour décrire l’univers de leurs contes :

Le cercle qui englobe cet univers est délimité avec précision : des rois, des
princes, de fidèles serviteurs et d’honnêtes artisans y apparaissent,
notamment des pêcheurs, des meuniers, des charbonniers et des bergers, qui
sont restés au plus près de la nature ; tout le reste y est étranger et
inconnu. Toute la nature aussi y est animée, comme dans ces mythes qui
parlent de l’âge d’or : le soleil, la lune, les étoiles sont accessibles, ils font
des cadeaux et acceptent même qu’on les tisse pour en faire des habits (…).
Cette familiarité innocente du plus grand et du plus petit porte en elle une
grâce indescriptible, et nous aimons mieux écouter la conversation des astres
avec une pauvre enfant abandonnée dans la forêt que la musique des
sphères37.
C’est en cela que l’ordre du monde reflété par les contes est politique, notamment
parce qu’il instaure la monarchie comme ordre politique le plus courant, aussi naturel que le
sont les contes dans la bouche du peuple. Mais au-delà de mettre à sa tête des rois, l’univers

35
GRIMM, Jacob et Wilhelm, « Les douze frères », op. cit., p. 63.
36
Ibidem, p. 68.
37
GRIMM, Jacob et Wilhelm, « Préface à la première édition du tome 1 (1812) », op. cit., p. 475

15
ENS de Lyon, M1 Arts de la scène, 2015

du récit naturel et vrai du conte présente toute une hiérarchie sociale et politique empreinte de
féodalisme, qui l’inscrit dans un monde folklorique, éloigné des bouleversements politiques,
historiques et sociaux de l’Allemagne des frères Grimm. Enfin, cette manière de voir et
concevoir le monde, cette weltanschauung du conte offre une place centrale à la nature, non
seulement comme décor du récit, mais surtout comme élément détenteur de l’ordre du monde,
à l’instar du genévrier du conte. Dans ces histoires, l’ordre social, artifice culturel, passe pour
naturel, les frères Grimm redoublant d’efforts dans leurs préfaces pour démontrer que ce
genre de récit artificiel est naturel. Cette confusion entre nature et culture que l’appareil
critique conçu pour les Kinder- und Hausmärchen tend à instaurer dans le conte permet
d’assimiler les discours sur l’ordre du monde qui y sont présents comme autant de discours
sur l’ordre de la société, et les dérèglements de la nature ou les crimes familiaux comme des
symboles d’un dérèglement de l’ordre social. En envisageant de cette manière la nature dans
les contes comme une image symbolique de la politique, on peut considérer comme des
éléments d’un discours politique tout ce qui est lié à l’ordre du monde représenté dans les
contes, comme par exemple l’interdit, la souillure, la quête de retour à l’ordre et
l’apprentissage.

Dans Les douze frères, comme nous l’avons aperçu ci-dessus, deux ordres s’opposent :
monarchie et république. Cet antagonisme est marqué notamment par un élément la scène où
Benjamin apprend la naissance de la sœur qui l’expulsera lui et ses frères du royaume :

Si je mets au monde un petit garçon, je hisserai un drapeau blanc et vous


aurez le droit de revenir ; si je mets au monde une petite fille, je hisserai un
drapeau rouge, alors il vous faudra fuir aussi vite que vous le pourrez, et
Dieu vous garde ! (…) Quand onze jours se furent écoulés et que vint le tour
de Benjamin, il vit qu’on hissait un drapeau ; mais le drapeau n’était pas
blanc, il était rouge sang et annonçait qu’ils devaient tous mourir38.
Ce drapeau rouge possède une double signification qui, nous apprend l’historien des
couleurs Michel Pastoureau, s’élabore à l’époque où vivent les frères Grimm : il est à la fois
un symbole très ancien lié à l’idée de maintien de l’ordre public, et un symbole politique neuf
à l’époque où les frères Grimm rédigent et publient leurs contes.

Sous l’Ancien Régime, le drapeau rouge n’est en rien un symbole


insurrectionnel et transgressif. C’est au contraire un signal préventif et un
symbole d’ordre. On sort en effet le drapeau rouge – ou un grand morceau
d’étoffe de cette couleur – pour prévenir la population d’un danger qui
menace, et en cas de rassemblement, inviter la foule à se disperser. Son
histoire bascule lors de la journée révolutionnaire du 17 juillet 1791. Le Roi,

38
GRIMM, Jacob et Wilhelm, « Les douze frères », op. cit., p. 64.

16
Dramaturgie de la politique dans trois contes de Grimm

qui avait tenté de fuir vers l’étranger, vient d’être arrêté à Varennes et
reconduit à Paris. Sur le champ de Mars (…) le rassemblement semble
tourner à l’émeute, l’ordre public est menacé. Le maire de Paris, Bailly, fait
hisser à la hâte le drapeau rouge. Mais avant que la foule n’ait eu le temps de
se disperser, les gardes nationaux tirent, sans sommation. Il y a une
cinquantaine de morts, qui deviennent aussitôt des martyrs de la Révolution.
Le drapeau rouge « teint de leur sang » devient, par une sorte de dérision ou
d’inversion des valeurs, celui du peuple opprimé, révolté, prêt à se dresser
contre toutes les tyrannies. (…) [Après la Commune] le drapeau tricolore
devient définitivement un drapeau d’ordre et de légitimité ; le drapeau rouge,
celui du peuple vaincu, des partis socialistes et révolutionnaires puis,
quelques décennies plus tard, celui des partis et régimes communistes39.
La manifestation de deux antagonismes au cœur du récit, via l’opposition symbolique
du drapeau blanc et du drapeau rouge, se nourrit de résonnances politiques modernes. Mais
plus que l’opposition de deux systèmes politiques, ce drapeau est l’indice d’une crise, d’un
dérèglement de l’ordre du monde à retrouver au prix d’une quête. Or ce dérèglement et cette
quête prennent place dans une structure ici complexe au regard de la norme virtuelle du
schéma narratif traditionnel du conte. Car nous ne sommes pas ici en face d’un mais de de
deux contes (celui de la survie des douze frères et celui de la pénitence de leur sœur), avec
deux dérèglements, deux quêtes d’ordre, deux purifications, et deux apprentissages. Ce
dédoublement offre plus d’épaisseur à ce conte et en bouscule les normes structurelles, ce
dont rend compte l’étude de son schéma narratif.

Tableau 3 : Schéma narratif des douze frères.

Situation initiale ‘’Vie en paix’’


Ordre du père ou transgression de la mère ou
Élément perturbateur naissance d’une fille ou serment misogyne
des douze frères.
Départ des frères ; vie dans la cabane ;
serment de la sœur de retrouver ses frères ;
son départ et son arrivée dans la forêt ; vie
Péripéties.
dans la cabane ; cueillette ; métamorphose
des frères en corbeaux ; vœu de silence de la
sœur ; mariage ; conspiration de la marâtre
Dénouement Bûcher ; métamorphose des frères.
Situation finale Vie harmonieuse ; châtiment de la marâtre
La multiplication des éléments perturbateurs disperse le conte dans plusieurs
directions interprétatives, variant selon le personnage défini comme « perturbateur », c’est-à-
dire dérèglant l’ordre du monde et faisant naître l’action. Bien entendu, une particularité de ce
conte réside dans le fait que tous les personnages, tous les éléments de la société assument

39
PASTOUREAU, Michel, Bleu. Histoire d’une couleur, Paris, Points histoire, 2006, p. 132 sq.

17
ENS de Lyon, M1 Arts de la scène, 2015

cette faute. Le découpage du conte en deux actions, celle centrée autour des frères et l’autre
autour de leur sœur, permet également d’isoler certaines des péripéties du premier conte
comme autant d’éléments perturbateurs pour le deuxième, à savoir le serment (non tenu) de la
sœur, son départ du château, sa vie harmonieuse avec les frères, la cueillette des fleurs, la
métamorphose des frères. Ces éléments font rebondir l’action et constituent autant de
souillures à l’ordre du monde. Ces souillures sont des actions humaines contraires aux lois,
tacites dans le conte, religieuses dans la tragédie, ordonnant le cosmos, c’est-à-dire le monde
comme totalité harmonieuse. Il pourrait y avoir deux événements contre nature qui feraient
que, dans Les douze frères, « le temps est hors de ses gonds », pour reprendre la réplique
d’Hamlet40. Tout d’abord l’ordre du père d’exécuter ses propres fils afin de privilégier sa fille,
et l’inceste symbolique que constitue la cohabitation des frères et de la sœur. Au contraire de
la souillure de la tragédie, celle du conte ne se met pas en œuvre : la volonté paternelle n’est
pas exécutée et l’inceste demeure de l’ordre du virtuel. Néanmoins ces éléments de la fable
sont contraires à la coutume41, aux règles de la morale, et, entraînant une crise, attentent à
l’ordre du microcosme de la société et du monde que représente la famille dans le conte.

Suite à cette souillure, ce dérèglement, dans cette crise et cette quête de retour à l’ordre
symbolique du monde et de la société, les personnages subissent un apprentissage, symbolisé
par des épreuves, des métamorphoses qui les transforment. Or la leçon de cet apprentissage
est aussi politique : si nous avons vu qu’à la monarchie succède la république des frères et des
sœurs, le conte se termine par un retour à la monarchie, la princesse devenant en reine, elle,
ses frères et son royal époux vivant « tous ensemble en harmonie jusqu’à leur mort42. »
L’ordre retrouvé est, politiquement, celui de la monarchie : l’ordre de la coutume, puisque
c’est celui auquel on retourne, et conforme à la nature si la petite république des frères est,
elle, engendrée par des actes contre nature (infanticide et inceste). Pour rétablir l’ordre
symbolique du monde, la sœur doit passer par l’épreuve de deux ordalies traditionnelles,
c’est-à-dire deux « épreuves judiciaires employées au Moyen Âge pour établir l'innocence ou
la culpabilité de l'accusé43 », épreuves dont le résultat est considéré comme une volonté
divine, sont employées pour mener à ce retour à l’ordre : ordalie par le feu (lorsque la sœur est
menée au bûcher) et par le silence. Il pourrait s’agir d’un signe de plus pour montrer l’ordre

40
Acte I, scène 5.
41
Pour reprendre la définition de ce qui est contre nature de Montaigne : « Nous appelons contre nature, ce qui
advient contre la coutume » (« D’un enfant monstrueux », Les Essais, II, XXX).
42
GRIMM, Jacob et Wilhelm, « Les douze frères », op. cit., p. 68
43
« Ordalie », définition du CNRTL. En ligne : http://www.cnrtl.fr/definition/ordalie (consulté le 22 février)

18
Dramaturgie de la politique dans trois contes de Grimm

retrouvé, l’ordre résultant de cette ordalie, la monarchie, comme un ordre conforme à la


nature, puisque obtenu avec la grâce divine.

Le conte du Genévrier est beaucoup plus manichéen en ce qu’il oppose deux


ensembles moraux. L’un, valorisé, symbolisé par des personnages, dont le symbole tutélaire
est la nature : le père et la mère reçoivent leur enfant du genévrier, le fils est porté par la
nature, et Marlène confie les restes de son frère au genévrier. L’autre, dévalué, est représenté
par la marâtre, en contact avec le malin. Deux modèles de familles s’y succèdent : celui où
règne l’harmonie, béni par la nature, et celui en proie à la discorde, envahi par le malin.
L’enjeu du conte est de retrouver un milieu familial harmonieux, où l’hostilité et la violence
soit évincées de la hiérarchie familial, bref un monde réordonné.

Ici aussi plusieurs écarts à l’ordre naturel suscitent de l’action : la stérilité du couple, la
procréation de ce couple stérile, la mort prématurée de la mère, le remariage du père, le
meurtre de l’enfant, son ingestion. Chacun de ces événements constitue le motif de la quête
d’un ordre harmonieux ponctué de successives réparations de la souillure : la naissance du fils
réparant la stérilité du couple, la mort de la mère réparant la procréation dans la stérilité, le
remariage réparant la mort de la mère. Chaque malheur en appelle un autre, pour déboucher
sur le meurtre du fils par la marâtre. D’après les mécanismes de la violence symbolique sacrée
chère à René Girard44, cette violence doit être exorcisée par le sacrifice d’une victime
expiatoire à même d’interrompre ce cycle croissant de violence et de rétablir l’ordre du
monde. La marâtre, qui a tué le fils, cherche à faire porter la faute de son crime à sa fille
Marlène, et à le faire expier par son mari, en lui donnant son fils à manger ; mais c’est la
marâtre qui rachète cette suite de violence et devient l’organe de rétablissement de l’ordre du
monde, en finissant sous une meule, voire par allusion, en étant elle-même mangée au festin
épiloguant le conte45. « S’il y a un ordre normal dans les sociétés, affirme René Girard dans
Quand ces choses commenceront, il doit être le fruit d’une crise antérieure, il doit être la

44
René Girard invente dans La Violence et le sacré en 1972 ce concept anthropologique, ainsi que celui de
« mécanisme victimaire », à partir de ses recherches précédentes sur le « désir mimétique » (Mensonge
romantique et vérité romanesque, 1961)
45
Ce motif est typique du conte : dans Le Chat botté de Perrault, le chat dévore l’ogre qui s’est transformé en
souris, et tous les protagonistes mangent son festin (la principale nourriture de l’ogre étant de la « chair »
humaine, la « chair à pâté » en laquelle le chat menace de transformer les paysans sur son passage). Le dernier
mets évoqué dans le Conte du genévrier avant cet épilogue étant la « bouillie » dans laquelle est réduite la
marâtre, on peut en déduire qu’il s’agit de l’aliment dont se nourrissent les protagonistes, dans un festin non pas
décrit mais seulement évoqué ; celle qui a cuisiné le héros de l’histoire est à son tour mangée par le héros. Plus
que l’exécution de la marâtre, c’est peut-être son ingestion qui met fin au cycle de violence et rétablit l’ordre du
monde de notre conte.

19
ENS de Lyon, M1 Arts de la scène, 2015

résolution de cette crise46. » L’ordre normal du Conte du genévrier est celui qui conclut le
conte, ordre retrouvé grâce aux épreuves des ordalies du feu, de la métamorphose et du
voyage (« un bel oiseau sortit des flammes et s’éleva haut dans le ciel 47 ») et du sacrifice
d’une victime expiatoire, la marâtre.

Mais, dans le Genévrier, l’ordre du monde n’est pas seulement celui qu’atteint la
résolution du conte : il est aussi représenté en miniature dans le conte par les membres du
corps social que rencontre l’oiseau au cours de son voyage. L’ordre social représenté dans le
Genévrier est conforme à l’ordre traditionnel du conte, majoritairement constitué d’artisans :
ici un orfèvre, un cordonnier et sa femme, et vingt meuniers.

Dans le conte de La Gardeuse d’oie à la fontaine, un jeune comte est embarqué dans
la quête d’un retour à l’ordre du monde bien malgré lui. En fait, ce conte est la narration d’un
autre conte : celui où un ordre (monarchique et familial) harmonieux est déréglé à cause d’une
erreur d’interprétation d’une parole élogieuse d’une fille à son père, ordre dont ce père et son
épouse sont en quête en cherchant à retrouver leur fille. Le dénouement de la version retenue
de ce conte représente lui aussi un monde idéalement ordonné, mais décrit ici contrairement à
nos deux autres contes où cette situation finale n’était que brièvement évoquée :

À peine avait-elle achevé sa phrase que la chaumière se mit à craquer de


toutes parts : un splendide palais la remplaça, et le jour levant éclaira la
montagne brusquement devenue fertile et peuplée. Nul ne revit la bonne fée,
mais la fille du roi et le fils du comte vécurent longtemps, heureux et
puissants dans le lieu même ou, autrefois, il avait été si difficile de nourrir un
troupeau d’oies48.
Cet ordre à retrouver d’un monde en crise est organisé autour de valeurs morales,
telles que le sacrifice (de la parole de la sœur par exemple dans Les douze frères), le courage
(du jeune conte dans La Gardeuse d’oie…), l’obéissance (de la mère dans Les douze frères),
l’ingéniosité (du fils transformé en oiseau dans Le Conte du genévrier) et plus généralement
la justice, valeur commune à tous les contes. Ces valeurs morales sont personnifiées dans le
conte, divisées entre figures positives et négatives :

Tout ce qui est beau est en or et parsemé de perles, il y a même des gens
dorés qui vivent ici ; le malheur, au contraire, est un sombre personnage, un
géant monstrueux et mangeur d’hommes, qui est cependant vaincu parce

46
GIRARD, René, Quand ces choses commenceront, Paris, Arlea, 1996, p. 29.
47
GRIMM, Jacob et Wilhelm, « Le conte du genévrier », op. cit., p. 265.
48
Disponible en ligne [visionné le 8 mars 2015] :
http://t.dillenschneider.free.fr/de/Poesie/JacobundWilhelmGrimm/Lagardeusedoiesalafontaine.html

20
Dramaturgie de la politique dans trois contes de Grimm

qu’une femme bonne vous porte secours, parvenant à éloigner le malheur, et


cette épopée se termine toujours sur l’évocation d’une joie sans fin49.
Ainsi dans le Conte du genévrier, deux ensembles moraux s’opposent : Le père, le fils
et Marlène, « les bons », et la marâtre, figure négative de l’histoire. La Gardeuse d’oie à la
fontaine serait le conte le plus exemplaire, dénué de figures absolument négatives, le roi et la
reine qui ont chassé leur enfant rachetant leur faute pour rétablir un ordre perdu. Les douze
frères constitue quant à lui le conte le plus complexe, car, à côté de quelques figures
absolument négatives comme le père et la marâtre, les principaux personnages sont
ambivalents. Menacés de mort par leur père, les douze frères menacent à leur tour les
représentantes du sexe féminin : « chaque fois que nous rencontrerons des filles, nous ferons
couler leur sang rouge50. » Jurant de ramener ses frères, leur sœur non seulement ne tient pas
sa promesse, mais provoque leur perte. Le jeune roi, amoureux de la fille, consent néanmoins
à condamner sa propre femme à mort. Cette ambivalence morale des personnages au cours du
conte souligne l’importance dans celui-ci de la notion d’apprentissage, c’est-à-dire de la série
d’épreuves débouchant sur la rédemption morale des personnages et la réunification de la
communauté.

Dans ce genre proprement moral que constitue le conte, un discours politique s’établit
par la voie oblique de la morale : l’apprentissage moral du personnage est l’occasion de
souligner les valeurs viables dans la communauté, condamner celles qui ne doivent pas avoir
cours dans la société. Ainsi se dessinent à la fin des douze frères les caractéristiques idéales
des personnages sociaux : le roi/père de famille doit garantir l’ordre social, faire régner la
justice, condamner les méchants, être épris de son épouse et soudé à celle-ci. La reine/épouse
doit être « innocente51 » et supporter silencieusement les épreuves auxquelles elle est soumise.
Le trait de caractère commun à l’homme et à la femme est la vertu, valeur morale
traditionnellement la plus encouragée, valeur dominante du gouvernement républicain selon
Montesquieu dans De l’Esprit des lois52.

L’affrontement des générations.

Le thème autour duquel semble être construit le début du Conte du genévrier est celui
de la procréation, ou plutôt de la nécessité de la procréation. Posant problème dès les
premières lignes du récit, cette nécessité se télescope, dans l’ordre de la poétique du conte, à

49
GRIMM, Jacob et Wilhelm, « Préface à la première édition du tome 1 (1812) », op. cit., p.. 475
50
GRIMM, Jacob et Wilhelm, « Les douze frères », op.cit. p. 65.
51
Ibidem, p. 68.
52
MONTESQUIEU, De l’Esprit des lois, 1748, II, 1.

21
ENS de Lyon, M1 Arts de la scène, 2015

la nécessité de production d’une intrigue. Et comme nous l’avons explicité ci-dessus, le thème
de la procréation peut aussi symboliser plus généralement la nécessité de l’Histoire d’avoir
lieu, des générations de se renouveler et de se succéder. Et dans les contes qui nous
intéressent plus particulièrement, la thématique de la procréation est liée au motif de la mort ;
mort des frères dans Les douze frères, de la mère dans le Conte du genévrier. Cette
problématique liée au temps, à son interruption et son écoulement, interroge la question de la
mort du passé et de l’avènement de l’avenir à une époque où s’installe la notion de progrès
dans l’histoire. Dans l’époque de crise dans laquelle écrivent les frères Grimm, cette
problématique du déroulement de l’Histoire est centrale, dans un écrit dont le titre indique
qu’il est dirigé à l’attention de la jeunesse (ce qui est effectif à partir de la « petite édition »
des contes), et où l’apprentissage possède une place aussi importante qu’on a pu le voir.

Dans les faits, l’apprentissage des héros des contes se réalise toujours, dans nos trois
contes, à l’encontre de la génération de leurs parents, comme si la crise métaphysique à
laquelle sont soumis les contes était symptomatique d’une crise d’adolescence à surmonter
pour rétablir le cours de l’histoire. Les deux contes que nous venons de citer sont toujours
perturbés par le sacrifice des générations à venir (les douze frères ; le fils du Genévrier) pour
que la génération la plus âgée obtienne une plus grande emprise sur le réel (le meurtre des fils
sert à favoriser les filles dans nos deux contes). Cette situation peut faire écho au début du
XIXe siècle à l’entreprise européenne de Contre-révolution puis de Restauration visant à
résorber les idéaux révolutionnaires, caractérisés en ce qui concerne la perception de l’histoire
par une conception linéaire (et non plus cyclique) du temps. D’autre part les contes que nous
prenons en exemple se finissent tous deux par le sacrifice du passé (la marâtre) pour que la
génération la plus jeune récupère l’emprise qui lui a été usurpée dans le cours du temps
(notamment dans Les douze frères où le roi se débarrasse de l’emprise de sa mère). Cette
situation est celle propre au régime d’historicité que l’historiographe François Hartog nomme
« moderne », qui est celui qui prévaut de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XXe, et dont
l’une des principales caractéristique est que « le passé passe53 », les époques se succédant les
unes aux autres. Valoriser ce régime d’historicité dans les contes, c’est valoriser de manière
oblique le discours intellectuel et politique libéral que soutiennent plus tard les frères Grimm,
lorsqu’en 1848 ils cherchent à liquider l’ordre politique de l’Allemagne issu du congrès de

53
HARTOG, François « Historicité/régimes d’historicité », in Chr. Delacroix et alii (dir.), Historiographies.
Concepts et débats (2 vol.), p750.

22
Dramaturgie de la politique dans trois contes de Grimm

Vienne. Dans les contes, les motifs de la métamorphose, du lien et de la coupure54, de la mort,
de la transgression et des retrouvailles sont symptomatiques de cette pensée de l’histoire, qui
constitue un enjeu politique dans le premier XIXe siècle.

Dans l’œuvre inactuelle qu’ils prétendent écrire avec leurs Contes pour les enfants et
la maison, on retrouve l’engagement intellectuel et politique des frères Grimm : d’abord parce
que leur projet reflète les problématiques culturelles et politiques de la crise du Romantisme
en Allemagne, et ensuite parce qu’il constitue le prototype d’un genre populaire national et
pédagogique, censé fédérer ses lecteurs par son universalité et sa langue. Si dans une certaine
mesure ce projet esthétique et littéraire correspond au projet politique d’unification de
l’Allemagne auquel ont participé les frères Grimm, l’idéologie politique est présente au sein
des contes, et notamment ceux des Douze frères, de La Gardeuse d’oies à la fontaine et du
Genévrier, à travers le travail de l’écriture sur les éléments du politique, tels que la parole, le
pouvoir et les valeurs. En effet, travaillés de l’intérieur par ces éléments constitutifs du
domaine politique, les contes des frères Grimm proposent un discours sur la situation
politique et culturelle de l’Allemagne à travers l’émission d’un autre discours, un discours
politique que l’on pourrait qualifier d’oblique, sur des éléments intemporels et universels du
domaine de la politique, tels que le pouvoir ou l’ordre du monde, ou encore les antagonismes
autour du pouvoir et le sens de l’histoire, thématiques symbolisées dans nos contes par le
motif de l’affrontement des générations.

L’aspect politique de ce genre, inévitablement étouffé par les conteurs de Perrault aux
frères Grimm, et dont l’étude est récente, se situe en biais de leur interprétation générique
comme écrits moraux. Néanmoins, dans la réécriture et la réinterprétation scénique des Douze
frères, du Genévrier et de La Gardeuse d’oie… à laquelle s’attellent les élèves de l’école de la
Comédie de Saint-Etienne, ces derniers auront à se mesurer à l’aspect indirectement politique
de cette matière léguée par les frères Grimm, notamment en travaillant à la table et sur scène
les éléments politiques qui se trouvent dans ces contes et, pourrait-on dire, les travaillent de
l’intérieur.

54
Motif étudié par Annie Barthélémy dans son article « L’anthropologie des contes : le lien et la coupure »,
Analele Ştiinţifice ale Universităţii „Alexandru Ioan Cuza” – Secţ. Ştiinţele Educaţiei, vol. XIV/2010.

23
ENS de Lyon, M1 Arts de la scène, 2015

II

La Reine du silence, écrit par Pauline Panassenko et mis en scène par Arnaud Meunier,
Le Sel de la vie, écrit par Gaspard Liberelle et mis en scène Aurelia Lüschner, Amore ou le
Genévrier, écrit et mis en scène par Melissa Zehner, constituent les trois éléments de Grimm,
spectacle itinérant représenté du 19 mars au 4 avril 2015, et monté sous la direction d’Arnaud
Meunier par les élèves-comédiens de la promotion 26 l’École de la Comédie de Saint Etienne.
Il s’agira pour nous d’observer comment ces pièces, adaptées respectivement des contes des
Douze frères, de La Gardeuse d’oie à la fontaine et du Genévrier, écrivent et mettent en scène
l’élément politique. Non pas que nous soyons face aux morceaux d’un théâtre politique au
sens militant du terme, d’un théâtre engagé. Ces adaptations des récits légués par les frères
Grimm constituent plutôt les rejetons (au sens mélioratif du terme) d’un théâtre qui, au cœur
de la parole et de la vie civile, insère sa propre voix, sous la forme d’un jeu théâtral. C’est de
cette manière que ces trois créations contemporaines réfléchissent le politique sur scène, à
travers un geste dramaturgique, dont peu nous importe d’ailleurs qu’il soit recherché ou
spontané.

À travers une étude de la manière dont ce théâtre tel qu’il est fait – travail d’adaptation
et d’écriture, choix de scénographie, de mise en scène, d’interprétation et de jeu effectués par
les jeunes comédiens stéphanois – possède une résonnance dans le domaine du pouvoir et du
gouvernement et dans « l’espace social de la confrontation des opinions et des intérêts des
citoyens55 », nous examinerons en quoi celui-ci donne une lecture politique de nos trois
contes, lecture entrant en résonnance ou bien en contradiction avec leur nature et leur sens
politique.

Du conte à la pièce
Adapter au théâtre les contes de Grimm, c’est proprement mettre en pièce l’aspect
politique de telles œuvres – en déformant, détournant, ou actualisant le message politique des
contes et la manière dont il est transmis. Si, dans les récits moraux et folkloriques que
constituent les contes de Grimm, la politique est là où on ne l’attend pas, elle se dissimule
également dans un texte écrit pour un spectacle tout public ou jeune public. Il s’agit donc pour
nous de montrer le traitement des problématiques de nos contes dans leurs adaptations

55
ARON, Paul, op. cit., p. 472 b.

24
Dramaturgie de la politique dans trois contes de Grimm

scéniques et de mettre en lumière les nouvelles problématiques politiques créées au cours du


travail d’écriture des élèves-comédiens stéphanois.

Des Douze frères à La Reine du silence

Le Roi. – Débarrasse-moi le terrain Benjamin ! Au vestiaire ! Sa majesté ta


mère et moi avons à parler. La reine se remet à sangloter. Dominique !
La Reine. – Oui, pardon. (…)
Le Roi. – Bon, balle au centre Dominique ! Ça ne sied guère à une femme de
votre rang ces pleurnicheries ! Si ce treizième enfant est une fille, ses douze
frères aînés seront tués sur le champ. Un point c’est tout.
La Reine. – Oui mais enfin je me disais que peut-être… on ne naît pas
femme… on le devient… alors peut-être si cet enfant est une fille… (…)
Le Roi. – Mais vous me faites de l’anti-jeu ma parole ! Si l’on ne tient pas
son marquage, on n’arrive jamais à rien, Dominique ! Vous avez pourtant de
la qualité et vous ne comprenez pas ça.
La Reine. – Mais c’est aussi mon Royaume après tout et je…
Le Roi. – Ah non ! Non Dominique ! Vous n’allez pas recommencer avec
vos conneries du Cercle de Réflexion. Vous allez me faire le plaisir de jeter
tous vos numéros de La Courtisane engagée et que je ne vous y reprenne
plus ! Cette Comtesse de Beauvoir vous a complétement monté le
bourrichon… D’ailleurs je vais aller la disgracier sur le champ ! Il sort56.
Pauline Panassenko, auteur de l’adaptation des Douze frères, a dû en adapter aussi
l’aspect monarchique et familial du pouvoir, opposé à la société de modèle républicain
développée dans la forêt par les frères. Pour ce faire, elle a ancré la famille royale du conte
dans l’univers de la grande bourgeoisie contemporaine, indiqué aussi bien par des prénoms
socialement marqués (Dominique, Alain, Olympe, Benjamin) que des rapports de forces qui
font du roi un père de famille-entraîneur de football despote et de la reine une neurasthénique
sans cesse acculée au silence par son mari. La Reine du silence constitue alors la comédie de
la libération des personnages des Douze frères, émancipation qui s’accompagne à l’avant-
dernière scène de l’abolition de la monarchie et de l’instauration d’une république57.

Ce traitement du pouvoir politique s’accompagne d’un décalage de la répartition


idéologique fonctionnelle du pouvoir entre Les douze frères et La Reine du silence. Chez les
frères Grimm les personnages se répartissaient conformément à la tradition entre ceux
exerçant les fonctions guerrières/politiques (hommes) ou productives (femmes), et dans la
maison enchantée dans la forêt, les fonctions politiques et productives sont communes à tous
les citoyens de cette république microscopique. Dans la cabane de La Reine du Silence, ces

56
PANASSENKO, Pauline, La Reine du Silence, version du 19 février 2015, première partie scène 2 p. 5.
57
Ibidem, troisième partie scène 6, p. ….

25
ENS de Lyon, M1 Arts de la scène, 2015

activités sont cloisonnées entre les onze frères joueurs de foot (qui symbolisent l’instance
guerrière traditionnelle) et Olympe et Benjamin qui s’occupent des travaux domestiques et de
la cuisine végétarienne. Néanmoins, les véritables détenteurs du pouvoir politique sont ces
deux derniers, puisqu’ils sont ingénieux et rusés et savent faire plier les autres membres de la
communauté à leur volonté. D’autre part, Olympe, la sœur, devient une représentante de
l’instance guerrière, puisque ce ne sont pas les années de silence et de vertu qui sauvent les
frères, mais au contraire sa révolte contre le diktat de son père qui souhaite lui faire épouser le
PPM, le Prince Poète Maudit, contre-modèle du prince, Narcisse ridicule, parasite échappant à
chacune des trois fonctions idéologiques de la société indo-européenne.

Ainsi, à l’ordre monarchique et aux valeurs qui l’accompagnent, ordre du monde


passant pour naturel à l’époque où les frères Grimm écrivent, se substitue le régime politique
et l’univers culturel de l’époque où écrit Pauline Panassenko, soit une république, où les
femmes s’émancipent58 (la référence à Simone de Beauvoir et à l’existentialisme est flagrante
dans l’extrait que nous avons cité plus haut), où le régime végétarien se généralise, et où
personne n’est privé de parole59.

Si dans les contes de Grimm, la victoire de la jeune génération vise à rétablir un ordre
du monde (dont nous avons vu ailleurs qu’il possédait un aspect politique) souillé par la
génération la plus âgée, dans la pièce de Pauline Panassenko, la révolte d’Olympe, Dominique
et Benjamin, valorisée, renouvelle une société bloquée en changeant le monde de base et en
promouvant un nouvel ordre politique et moral. L’affrontement des générations se transforme
en affrontement des opprimés contre l’oppresseur, symbolisé par le grand duel de barbichette
à la scène 6 de la troisième partie.

L’adaptation théâtrale des Douze frères par Pauline Panassenko est donc
manifestement politique, justifiant la révolte des opprimés, promouvant un ordre politique
républicain, ainsi qu’un univers de valeur s’appuyant sur la philosophie existentialiste de
Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir et sur les valeurs du mouvement féministe. De cette
manière La Reine du silence est une pièce politique, en se faisant un vecteur des opinions et
des intérêts féministes qui se sont fait entendre lors des débats les plus récents sur l’égalité des
sexes.

58
La scène finale sous-entend peut-être d’ailleurs que la reine, emménageant avec la citoyenne Debeauvoir et ses
enfants se serait convertie au lesbianisme.
59
Comme l’affirme La Reine : « Par cette victoire, je rends la parole à celui qui n’aurait jamais dû la perdre : le
peuple ! Mes frères, mes sœurs, nous sommes désormais libres et égaux ! » Ibid. p. 32.

26
Dramaturgie de la politique dans trois contes de Grimm

Du Conte du genévrier à Amore.

Amore, l’adaptation du Conte du genévrier par Mélissa Zehner, traite-t-il de la même


manière que La Reine du silence des problématiques politiques présentes dans le texte originel
des frères Grimm ? Le travail de réécriture effectué par Mélissa Zehner est très fort, une
grande partie des événements du conte étant narrés, notamment ceux du dénouement,
essentiels comme on l’a vu au discours politique oblique du conte, puisque s’y dénoue
l’affrontement des générations et s’y rétablit l’ordre du monde, avec un renouvellement des
personnalités de pouvoir. Ce choix soustrait la répartition des fonctions de pouvoir à la
représentation théâtrale : le voyage du fils (prénommé « Amore ») transformé en oiseau, son
ingéniosité, sa rétribution des bons et sa punition de la marâtre sont ainsi mis de côté dans
l’adaptation, alors que ces éléments de sa personnalité et ces moments de l’action le
caractérisent comme le personnage valeureux de la micro-société du conte. De même
l’acquisition progressive de la parole par le héros dans le conte est complétement éludée dans
l’adaptation théâtrale, puisqu’Amore la possède déjà en tant que narrateur, et qu’il
l’abandonne finalement, préférant le sommeil à son récit : « Je ne peux pas Sarah, laisse-moi
dormir, tu parles trop, trop, trop, toujours trop. (…) tu as pris toute la page, toute la place,
Sarah, je ne peux pas, le conte est terminé, on va se réveiller 60. » Cette mise à l’écart des
éléments caractéristiques de la valeur du héros est peut-être justement due au fait que de nos
jours cette valeur-là n’ait plus court.

Mélissa Zehner choisit de couper les ponts avec la société folklorique décrite par les
frères Grimm, comme en témoigne la disparition totale de toute référence à la traversée de la
société des artisans par le héros métamorphosé en oiseau. On constate également ce refus de
traduire sur scène cet ordre traditionnel révolu à travers le refus de représenter le
rétablissement de cet ordre, correspondant au dénouement et à la situation finale du Conte du
genévrier, où la marâtre finit à son tour en bouillie, le fils ressuscite, et les protagonistes
partent manger ensemble. Ce refus d’un ordre et de son rétablissement dans Amore ou le
genévrier détonne par rapport à La Reine du silence, qui promeut un ordre nouveau en phase
avec l’univers de référence des spectateurs. C’est une vision du monde désabusée, ou moins
positive certainement que dans La Reine du silence, que reflète le conte de Mélissa Zehner :
les nombreuses crises qui suscitent l’action ne sont pas résolues lors de la dernière partie du
texte, le frère et la sœur seuls sur scène évoquant l’action comme un rêve et une
représentation théâtrale ; d’autre part l’auteur refuse de reprendre l’opposition manichéenne

60
ZEHNER, Mélissa, Le Conte du genévrier, 3ème partie, p. 19.

27
ENS de Lyon, M1 Arts de la scène, 2015

du malin et de la bonne nature ; enfin le personnage négatif de la marâtre devient le point de


départ d’une esthétisation jouissive, notamment dans les morceaux de bravoure du sacrifice
d’Amore ou de la « coction »61, où mots et membres de phrases se répètent dans une écriture
tout en ruptures de tons et d’actions.

Chez Mélissa Zehner, cette vision tragique du conte et désabusée de la vision du


monde qu’elle y propose en actualise la portée. Amore élabore en cela un discours politique
justement parce qu’il refuse au lecteur tout système de valeurs ou ordre naturel du monde, et
lui présente en compensation un texte qui dénude les ficelles de la théâtralité et un décor
constitué d’un genévrier et de deux acteurs, qui n’est pas sans rappeler celui du monde
désenchanté dans lequel évoluent les personnages de Beckett dans En attendant Godot. Si
Mélissa Zehner refuse d’écrire un texte dramatique engagé, elle écrit entre tragédie et théâtre
de dérision un univers dont ni les valeurs ni la portée morale ne sont arrêtées. Sarah et Amore,
les personnages principaux, n’ont plus à affronter comme dans le conte originel leur marâtre,
car la situation d’énonciation et d’interprétation est postérieure à l’intrigue62, et c’est à eux de
raconter et de représenter les événements du conte dont ils sont les personnages.

Amore t’es là ? Réveille-toi, tu es un humain maintenant, il faut que tu


continues à jouer jusqu’à la fin, il faut que tu racontes l’histoire, avant qu’on
redevienne des vivants, des comédiens, des gens.
Il faut que tu racontes notre histoire, l’histoire du petit garçon tué par sa
belle-mère, l’histoire du frère et de la sœur qui se sont vengés grâce au
genévrier elle le secoue l’histoire de l’oiseau merveilleux l’histoire,
l’histoire, l’histoire, l’histoire, il faut que tu racontes l’histoire Amore63.
L’affrontement des générations s’y est déjà accompli en faveur des enfants : ils
possèdent leur histoire et en détiennent le sens, mais la liberté pèse à ces personnages en quête
de parole. Ils ne parviennent pas à élaborer le sens de leur conte, et lorsqu’ils y renoncent,
tous deux s’évanouissent64. Amore et Sarah, qui ont le pouvoir de convoquer les personnages
de leur histoire, ne parviennent pas à employer la liberté qu’ils ont acquise au cours d’une
aventure initiatique qui n’a pas réussi à les former. Condamnés à rejouer leur histoire sans
succès tels les deux personnages de Fin de Partie, bloqués devant « un passé qui ne passe
pas », ils sont les reflets d’une condition humaine désenchantée et dérisoire. Résolument
détaché du politique, Amore ou le genévrier tisse néanmoins un discours sur le concept

61
Ibidem, 2ème partie, p. 13-15.
62
« Je vais vous raconter une histoire, je la raconte souvent, à plein de gens, à vrai dire je la connais par cœur car
mon père me la racontait tout le temps, la journée et le soir avant le me coucher (…) Mon vieux père la raconte
beaucoup mieux que moi hélas il est mort hier (…). » commence Amore. Ibid. 1ère partie, p.1.
63
Sarah. Ibid. 3ème partie, p. 19.
64
Ibid. 3ème partie, p. 19.

28
Dramaturgie de la politique dans trois contes de Grimm

politique par excellence : la liberté de l’individu, ici dans un monde dénué de valeur, d’ordre
et de sens.

De La Gardeuse d’oie à la fontaine au Sel de la vie

L’adaptation de La Gardeuse d’oie à la fontaine, enfin, par Gaspard Liberelle, traite


elle aussi les thématiques politiques du conte dans son écriture, tout en leur rapprochant de
nouvelles problématiques elles aussi liées au politique. C’est le cas notamment en ce qui
concerne la répartition des fonctions symboliques de pouvoir. Il n’y a plus de séparation
comme dans le conte originel entre personnages issus des trois instances chères à Georges
Dumézil, possédant chacune un pouvoir différent : tous sont issus de la même famille royale,
et il n’y a plus de bonne fée, mais tout simplement le personnage principal, Claire, qui se
grime en sorcière. L’intrigue est donc, comme dans les deux autres contes, familiale, et les
personnages sont divisés en fonction de leur rapport au pouvoir entre d’un côté le père,
détenteur du pouvoir, et de l’autre ses enfants : Claire, l’héroïne chassée par son père,
Benjamin, le cadet valeureux qui part retrouver sa sœur, et Antonin, favori qui tente de
s’emparer du pouvoir de son père. Les personnages se répartissent aussi en fonction de leur
attitude morale : les personnages valorisés, d’une part, Claire et Benjamin, les personnages
dévalorisés d’autre part, le roi despotique avec ses enfants et qui chasse sa fille le jour de son
anniversaire, et Antonin, avide de pouvoir, qui réprime dans le sang la rébellion du peuple.
C’est dans la répartition des personnages entre ceux qui possèdent le pouvoir, dévalorisés, et
ceux qui en sont écartés, valorisés, qu’on peut trouver une première moralité topique d’ordre
politique : celle selon laquelle le pouvoir corrompt, exploitée ici à travers le manque de
clairvoyance du Roi et la folie destructrice qui s’empare d’Antonin, lorsqu’il exécute son
peuple, ou qu’il présente sa profession de foi en s’emparant de la couronne de son père parti à
la recherche de Claire, discours politique qui n’est pas sans rappeler les tyrannies les plus
meurtrières du XXe siècle :

Je vais pouvoir régner en maître. Haha ! Elle est où la couronne ? C’est moi
le Roi ! Vive le pouvoir ! Maintenant c’est moi le chef. Je vais augmenter
toutes les taxes. Et puis je vais interdire tous les spectacles. Les gens
n’auront plus le droit de sortir. Haha ! Ils devront rester chez eux. Je vais
construire une grande statue de moi, et puis ils devront m’adorer. Faire des
bisous à la statue. Haha ! Je vais bien m’amuser. Sans vous ! Je vais bien
m’amuser sans vous ! Tu m’entends papa ? Il est parti. Ils sont tous partis. Ils
sont tous bêtes. Moi je vais trop rigoler. Tout seul. Je vais tuer tous les
animaux. Parce qu’ils puent. Et puis je vais prendre des bains. Tout le temps
des bains. En mangeant ! Haha. Je vais manger dans le bain ! Beaucoup

29
ENS de Lyon, M1 Arts de la scène, 2015

manger, et puis après je vais tout casser ! Haha ! Je vais trop m’amuser. Et
puis après… Heu… Après je vais tuer les gens. Tous les gens. Je m’en fiche.
Comme ça je serai tout seul dans le monde. Haha. Trop bien65.
Alors que le conte originel ne présentait pas de figures absolument négatives,
seulement le roi et la reine fautifs en quête de rédemption, la répartition manichéenne
qu’effectue Gaspard Liberelle entre bons et méchants dessine un chemin initiatique que
devront emprunter les personnages pour se racheter et rétablir un ordre du monde souillé par
leurs crimes. Il y a quelque chose de pourri dans le royaume du Sel de la vie, au figuré comme
au propre :

Antonin. – Père, la situation est délicate. Des Paysans sont venus ce matin :
ils m’ont expliqué qu’ils ne pouvaient plus rien produire : ni légumes, ni
céréales, ni cucurbitacées. Tout Pourrit. (…)Les premiers symptômes de
pourritures sont apparus il y a un an. Le jour de votre anniversaire. (…) Père,
ça ne va pas du tout ! Le peuple a faim, il ne peut plus manger ! Il est en
train de se révolter ! (…) J’ai peur qu’ils viennent au château. Tout le monde
sait qu’on a des immenses réserves de nourriture. J’ai peur qu’ils viennent,
avec des fourches et des râteaux. Père, je ne veux pas qu’on me coupe la
tête66 !
Outre les références furtives à des événements politiques essentiels de la Révolution
Française et fondateurs du déclin de la monarchie, comme les journées du 5 et 6 octobre 1789
où le peuple s’est rendu à Versailles pour réclamer du pain au Roi, le retour de Varenne le 25
juin 1791 où la famille royale a été malmenée, et bien entendu l’exécution de Louis XVI le 21
janvier 1793, ce passage évoque le caractère contre nature d’un système en vigueur dans un
royaume où l’or coule à flot (comme on le voit dans la scène 7 où Antonin s’obstine à réaliser
la comptabilité du royaume) et où la nourriture abonde pour les privilégiés. Ainsi une
situation critique du royaume est due à un déséquilibre dans la famille royale, et une situation
saine dans la famille royale correspond à une situation stable du royaume, comme le fait
comprendre le roi :

Le Roi. – Je m’en fiche complétement du royaume. Il n’a jamais eu besoin


de moi pour fonctionner ce Royaume. Il se débrouille très bien tout seul. Je
m’en vais67 !
Ce n’est pas tant le bon gouvernement politique qui assure la prospérité du royaume,
que la stabilité de la famille royale, microcosme harmonieux symbolisant la société toute
entière. Le Sel de la vie renoue en cela avec la notion d’ordre naturel du monde, chère aux

65
LIBERELLE, Gaspard, Le Sel de la vie, scène 7, p. 22.
66
Ibidem, scène 5, p. 17.
67
Ibidem, scène 7, p. 21.

30
Dramaturgie de la politique dans trois contes de Grimm

frères Grimm et au genre du conte, dans sa structure de résolution systématique d’une crise,
alors qu’Amore ou le genévrier refuse cette idée, et que La Reine du silence en renouvèle les
valeurs. Si la situation finale du Sel de la vie est constituée d’une réconciliation des membres
de la famille, la dernière scène de la pièce, épilogue où l’on voit ce qu’il advient d’Antonin,
seul, dans la forêt, est plus mystérieuse, laissée libre à l’interprétation du lecteur. Dans ce long
monologue, Antonin se plaint de la faim, de la fatigue et de la solitude, et rencontre une
fourmi. Mais le sens de cette scène est ambigu : s’agit-il d’un délire de son imagination,
emportée par le flot de sa parole, comme dans le monologue de la scène 7 où il prévoit les
conséquences d’un pouvoir absolu et despotique ? Verrait-on par là le fils criminel condamné
dans sa solitude à la folie ?

Regarde petite fourmi, j’ai les poils tous dressés sur les bras. Tu as vu ?
C’est parce que tu me fais peur, j’ai eu peur quand je t’ai vu. C’était bête !
Olala. Oh, tu veux monter là ? Viens ! Viens petite fourmi ! Monte sur mon
bras ! Coucou ! (…) Ne t’inquiète pas petite fourmi. Je vais prendre bien
soin de toi. On va rester tous les deux. Et puis on va attendre que le jour se
lève. Ensemble. Le jour finit toujours par se lever. Ensemble68.
Une autre hypothèse serait de considérer la fin de ce monologue comme une parabole
sur le thème principal, « il ne faut pas se fier aux apparences69. » Antonin expie ici son crime
et rétablit l’ordre du monde en quittant sa défiance première pour accueillir auprès de lui ce
qu’il trouvait d’abord étrange, parabole politique et actuelle sur l’acceptation de l’Autre.

L’affrontement de la jeune génération et de leurs parents autour de luttes de pouvoir et


de reconnaissance vise non pas comme dans les contes de Grimm à perpétuer un ordre ancien
en substituant la nouvelle génération à l’ancienne, mais plutôt à créer une harmonie entre les
membres d’une même famille, ordre harmonieux et consensuel qui possède des résonances
dans l’époque de crise politique, intellectuelle, sociale où est écrite cette pièce. Le Sel de la
vie est une pièce politique parce qu’elle renoue avec l’idéal du conte de créer un rapport de
pouvoir idéal qui recoupe ou forme les aspirations politique et sociale du lecteur, tout en
enseignant, par son caractère d’écrit moral, la conduite morale juste à tenir en société.

Ainsi nos trois textes actualisent les problématiques récurrentes du discours politique
oblique du conte, telles que la répartition du pouvoir, l’ordre du monde et l’affrontement des
générations, en modifiant leur composition et leur portée dans chacun de nos contes. Le conte
le plus politique du spectacle Grimm est La Reine du silence, parce qu’il délivre une vision
des rapports de pouvoir dans la société et le modèle d’une société idéale en phase avec les
68
Ibidem, scène 9, p. 28.
69
Ibidem, La vieille, page 9 et page 25.

31
ENS de Lyon, M1 Arts de la scène, 2015

débats les plus récents, notamment autour de l’égalité des sexes. Le Sel de la vie est quant à
lui un conte tout aussi moral que La Reine du silence, mais beaucoup plus romantique,
proposant une vision idéale du monde où l’amour familial réunit les cœurs et triomphe de la
tyrannie. Le conte de Mélissa Zehner fait quant à lui figure de réfractaire à tout discours
politique univoque et thétique, car il discute plus d’un concept politique que d’une vision
(politique) du monde. Amore ou le genévrier est en cela plus une tragédie qu’un conte,
puisqu’il refuse la résolution symbolique d’une crise pour proposer une vision violente et
désabusée du monde. Enfin les textes produits par les élèves-comédiens de l’école de Saint-
Etienne possèdent un autre aspect politique si on considère le fait que ces contes s’éloignent
volontairement de la monarchie : prenant à la lettre les fonctions de rois et de reines qu’on ne
voit jamais gouverner, fonctions qui peuvent éventuellement paraître étrangère aujourd’hui en
France, Pauline Panassenko nationalise les biens de la monarchie et promulgue une
république, et Gaspard Liberelle fait abandonner le trône à son roi, son fils le remplaçant,
tyran plus impliqué que son prédécesseur dans le gouvernement du royaume, comme le
montre sa répression de la révolte populaire, son obsession de la comptabilité, et ses projets
politiques délirants. Les trois adaptations des élèves stéphanois proposent donc un discours
politique, discours à thèse ou discours oblique, que le spectacle Grimm a dû mettre en scène.

Du texte à la scène

En effet, l’adaptation des Douze frères, du Conte du Genévrier, et de La Gardeuse


d’oie à la fontaine actualisant, renouvelant, métamorphosant les thématiques de ces contes
liées au politique tout en les nourrissant de nouvelles problématiques politiques, la mise en
scène de son côté de La Reine du silence par Arnaud Meunier, d’Amore ou le genévrier par
Mélissa Zehner, et du Sel de la vie par Aurelia Lüschner, ainsi que l’interprétation des
personnages par les élèves-comédiens de la promotion 26 de l’école de la Comédie de Saint-
Etienne, adaptent, actualisent, renouvèlent, métamorphosent, nourrissent elles aussi les
problématiques politiques présentes dans les textes de leurs camarades. C’est à une étude des
mises en scène de l’aspect politique des textes que nous venons d’étudier, ainsi qu’une étude
de l’aspect politique du spectacle Grimm tel qu’il a été présenté en comédie itinérante dans la
région Rhône-Alpes que nous allons nous livrer, afin de voir comment ils adaptent la
dimension politique présente dans les contes des frères Grimm.

32
Dramaturgie de la politique dans trois contes de Grimm

La communication non verbale de la scénographie.

Pour mettre en scène les trois formes du spectacle Grimm, Arnaud Meunier et Jacques
Mollon ont élaboré en amont du travail de répétition un dispositif scénique circulaire, formé
de deux rangées de bancs de bois et d’une rangée de coussins disposés à même le sol. Quatre
ouvertures sont ménagées dans ce cercle, de façon à former deux couloirs se croisant
perpendiculairement au centre du plateau. Quatre projecteurs enfin sont montés sur de hauts
pieds à l’extérieur du cercle pour éclairer cette scène annulaire, soit « des conditions
techniques a minima pour la lumière et le son70 », assure le dossier de presse.

Ce dispositif scénique, adaptable aux nombreux types de salles dans lesquelles ce


spectacle sera joué en comédie itinérante, est inspiré de l’espace circulaire dans lequel les
conteurs marocains narrent leurs récits. Il vise en cela à renouer avec la tradition orale des
contes :

« Il s’agit donc, grâce au pouvoir de la parole, des interprètes, et de leur


inventivité... de donner chair et corps à l’imaginaire que transportent ces
histoires, à leur charge d’émotion et leur portée philosophique71. »
Même si le cercle symbolise traditionnellement l’harmonie, la communauté, le
consensus, ce dispositif n’a pas de signification politique en soi, du moins pas au moyen des
vecteurs traditionnels de la communication, tels que le signe, l’icône, l’indice, ou le
symbole72. C’est plutôt par l’expérience physique qu’il propose, la position du spectateur dans
l’espace par rapport aux autres spectateurs et aux acteurs, ce qui lui est donné à voir et à
entendre, que cet espace exerce un mode de communication non verbale, mais physique et
matérielle : embarqué par Jacques Mollon dans une communauté, le spectateur distingue ses
semblables dans la pénombre et voit surgir face à lui, dans la lumière, les comédiens à portée
de toucher, de face, de dos, de profil, de trois quart, comme dans un espace public. « Les
spectateurs (…) sont plongés dans l’histoire au plus près du jeu des comédiens, avec le
sentiment de suivre l’action « de l’intérieur »73... » Le spectateur n’est pas prostré dans la
passivité comme dans l’espace frontal, stimulé seulement par la vue et l’ouïe ; il est plus actif,
inclut dans l’action et le jeu. Le sens du toucher est stimulé aussi par la proximité des
comédiens. Cette expérience spatiale cherche à communiquer à des spectateurs anonymes par
le biais de la vue, de l’ouïe, du toucher, de la disposition dans l’espace, l’expérience de

70
Grimm, dossier de presse, Comédie de Saint-Etienne, p. 6.
71
Ibidem., p. 6.
72
Pour reprendre les trois régimes du signes établis par Charles Sanders Peirce dans ses Élements of Logic,
(1903), in Collected Papers, Harvard University Press, 1960, § 247, 248 et 249.
73
Grimm, dossier de presse, Comédie de Saint-Etienne, p. 5.

33
ENS de Lyon, M1 Arts de la scène, 2015

l’appartenance à une communauté, expérience hautement politique. Cette disposition


communique aussi au spectateur une implication dans la représentation, l’action et l’histoire
qui se déroule devant lui, qui est aussi une expérience politique dans un pays où le citoyen
participe activement à la vie civile. Cette expérience ne prolonge pas seulement la
communauté familiale dans laquelle est traditionnellement narré le conte : elle correspond aux
enjeux proprement politiques et sociaux des contes des frères Grimm, cherchant à créer une
communauté de langue et de culture, ici devenue aussi une communauté d’individus dans le
temps de la représentation théâtrale.

La Reine du silence ou le déclin de la bourgeoisie.

Dans sa mise en scène de La Reine du Silence, Arnaud Meunier poursuit le choix de


Pauline Panassenko de caractériser la famille royale au moyen des codes de la grande
bourgeoisie. Le roi est vêtu d’un costume de mariage blanc cassé, et la reine d’un tailleur de la
même couleur, montée sur de petits escarpins qui, avec sa jupe longue, compriment sa
démarche, contrainte physique accentuant la domination de la reine par son environnement
social. Dans la comédie de libération des personnages soumis à la tyrannie du roi (Olympe, la
reine, Benjamin) que constitue la pièce de Pauline Panassenko, la libération de la mère est
indiquée sur scène par une libération vestimentaire – la reine, jouée par l’auteur lui-même,
troquant alors son tailleur blanc pour une mini-jupe en cuir noir, une chemise à motifs
colorées et des lunettes de soleil, fumant des cigarettes, et amplifiant sa gestuelle et son
occupation de l’espace. Olympe, interprétée par Mélissa Zehner, devenue dans La Reine du
silence une représentante dans la famille royale de l’instance combattive, voit ce trait de son
caractère et cette position sociale accentuée dans la mise en scène par un physique et une
tenue vestimentaire adolescents, entre le garçon manqué et le Punk, un comportement rebelle
assumé, les répliques des dialogues avec ses royaux parents étant ponctuées de nombreux
soufflements et haussements de regard exaspérés, puis son mutisme traité comme l’élément
d’un conflit avec son père. L’énergie contenue chez Olympe se manifeste notamment quand
après sept ans de silence « elle explose74 » son refus d’épouser le PPM, parasite narcissique
vêtu et coiffé à la manière du philosophe BHL, Olympe retirant d’un coup sec le sparadrap
qui serrait sa bouche et se jetant par terre, rouge de rage contre son père et son prétendant.

Cette idée de faire du roi et de la reine des grands bourgeois n’est pas seulement une
trouvaille d’adaptation pour Arnaud Meunier, mais constitue un élément dramaturgique

74
PANASSENKO, Pauline, op. cit., troisième partie, scène 2, p. 23.

34
Dramaturgie de la politique dans trois contes de Grimm

porteur du sens du spectacle. D’abord parce que les acteurs ont reconnu dans la conduite et les
raisonnements du père l’arrogance de certains participants à la « manif pour tous », écho qui
permet de caractériser cette famille dans un certain univers politique, que l’action
décrédibilise, au profit de l’univers politique dissident cristallisé par le personnage d’Olympe
et son interprétation par Mélissa Zehner. D’autre part, assumer la contextualisation de
l’intrigue dans les codes de référence de la grande bourgeoisie permet à Arnaud Meunier de
développer et critiquer cette caractéristique traditionnellement attachée à la bourgeoisie de
penser que les choses vont de soi75, que le monde et la société tels qu’ils sont, l’ordre du
monde et l’ordre social, sont naturels ; ce qui explique pourquoi dans la scène 2 de la
première partie le roi n’explique ni à sa femme ni au spectateur les mystérieuses raisons
logiques qui justifient le meurtre de leur fille :

Si ce treizième enfant est une fille, ses douze frères aînés seront tués sur le
champ. Un point c’est tout. (…) Vous n’allez pas me forcer à sortir le
tableau noir ?! On ne change pas de tactique en cours de route. Je vous l’ai
expliqué mile fois Dominique, c’est stratégique ! Stra-té-gique ! Si le
treizième enfant est une fille, ses douze frères mourront76 !
Dans ce montage de deux répliques, le roi utilise pour justifier l’évidence de son geste
les trois des principales figures rhétoriques de la « pseudo-physis77 » du mythe bourgeois,
décrites par Roland Barthes dans son essai Le Mythe, aujourd’hui. Tout d’abord « la
vaccine », qui consiste à « confesser le mal accidentel d’une institution de classe pour mieux
masquer le mal principal », vaccine à laquelle s’adonne le roi en faisant de l’exécution de sa
descendance mâle un mal stratégique en vue d’un plus grand bien. Ensuite « la privation
d’histoire » qu’accomplit le roi en n’expliquant pas les raisons de son geste criminel, dont « il
n’y a plus qu’à jouir sans se demander d’où vient ce bel objet. » « Cette figure, écrit plus loin
Roland Barthes, fait disparaître (…) le déterminisme et la liberté », soit ici la liberté de vivre
des enfants et la liberté de sa femme de s’opposer à ce geste. Cette figure rhétorique, privant
de motivation l’objet du discours, consiste pour Roland Barthes à fonder « l’irresponsabilité
de l’homme » qui jouit de cet objet, lavé de tout éventuel pêché avant même de le commettre.

75
Résumant les enjeux des Mythologies de Roland Barthes, Michel Winock écrit : « La fonction du mythe est,
pour la classe dominante, de mystifier, en donnant à croire que les choses vont de soi, en substituant la nature à
l’histoire et les essences aux existences. » WINOCK, Michel, « Mythologies de Roland Barthes », L’Histoire,
n°367, septembre 2011, « Les classiques », page 96.
76
PANASSENKO, Pauline, op. cit., première partie, scène 2, p. 5.
77
Le soi-disant caractère naturel du discours énoncé par les membres de la classe bourgeoise. BARTHES, Roland,
Le Mythe, aujourd’hui, in Mythologies, Paris, Points, 1970, p. 238 sq. Toutes les citations suivantes sont
extraites du même lieu.

35
ENS de Lyon, M1 Arts de la scène, 2015

Enfin le roi use d’une dernière figure rhétorique visant à justifier le meurtre de ses fils, en
conjuguant autorité et répétition :

« La tautologie. Oui, je sais, le mot n’est pas beau. Mais la chose est fort
laide aussi. La tautologie est ce procédé verbal qui consiste à définir le
même par le même (« Le théâtre, c’est le théâtre »). On peut voir en elle
l’une de ces conduites magiques dont Sartre s’est occupé dans son Esquisse
d’une théorie des émotions : on se réfugie dans la tautologie comme dans la
peur, ou la colère, ou la tristesse, quand on est à court d’explication (…) Il y
a dans la tautologie un double meurtre : on tue le rationnel parce qu’il vous
résiste ; on tue le langage parce qu’il vous trahit. La tautologie est un
évanouissement à point venu, une aphasie salutaire, elle est une mort, ou si
l’on veut une comédie, la « représentation » indignée des droits du réel
contre le langage. Magique, elle ne peut, bien entendu, que s’abriter derrière
un argument d’autorité : ainsi les parents à bout répondent-ils à l’enfant
quémandeur d’explications : « c’est comme ça, parce que c’est comme ça »,
ou mieux encore : « parce que, un point, c’est tout » (…) La tautologie
atteste une profonde méfiance à l’égard du langage : on le rejette parce qu’il
vous manque. Or tout refus du langage est une mort. La tautologie fonde un
monde mort, un monde immobile.78 »
En insistant sur le choix de leur donner toutes les caractéristiques des grands
bourgeois, Arnaud Meunier applique à ses personnages cette attaque en règle de Roland
Barthes contre le langage mystificateur de la bourgeoisie, et fait de La Reine du silence une
représentation politique : l’écriture de Pauline Panassenko décrédibilise dans un discours qui
se mord la queue, travaillé par les motifs rhétoriques de l’autorité bourgeoise, toute parole
autoritaire visant à justifier un acte pour lui-même, à partir d’une essence qui n’est qu’un
artifice de l’esprit et du langage, conformément aux thèses existentialistes de Jean-Paul Sartre
que cite La Reine du silence. La mise en scène d’Arnaud Meunier, quant à elle, vise à
dénoncer cette attitude théorique et morale comme l’apanage de la bourgeoisie, afin de
dissoudre les mythes dans un bain d’acide critique79, et lutter contre la conception d’un
ordre soi-disant naturel du monde considéré comme pouvant être exclusivement bourgeois.

C’est par son éthique que la bourgeoisie pénètre la France : pratiquées


nationalement, les normes bourgeoises sont vécues comme les lois évidentes
d’un ordre naturel : plus la classe bourgeoise propage ses représentations,
plus elles se naturalisent80.
La conception d’un monde où les rapports de forces seraient ordonnés selon une
harmonie naturelle, où la société serait naturelle et non corrompue, est donc proprement

78
BARTHES, Roland, op. cit., p. 240.
79
« Le vrai travail de l’écrivain engagé : (…) montrer, démontrer, démystifier, dissoudre les mythes et les
fétiches dans un bain d’acide critique » SARTRE, Jean-Paul, Situations IX, « Les écrivains en personne », p. 9.
80
BARTHES, Roland, op. cit., p. 223.

36
Dramaturgie de la politique dans trois contes de Grimm

bourgeoise. À l’époque des frères Grimm, où la bourgeoisie est – d’après Marx – une force
progressiste de libéralisation de la société aristocratique, une telle notion est libératrice ; mais
elle devient aliénante à l’époque où la bourgeoisie devient la classe dominante, et le concept
d’ordre naturel du monde est alors dévalorisé. L’affrontement des générations, autre thème à
haute connotation politique chez les frères Grimm, vise dans ce contexte chez Pauline
Panassenko au renouvellement d’une société bloquée. Cet affrontement s’organise donc dans
la mise en scène entre d’une part adolescents en crise chantant les Sex Pistols et de l’autre des
bourgeois écoutant de la musique classique. Il débouche non pas sur un affrontement des
générations, la mère rejoignant le camp de ses fils, mais sur une révolte des opprimés, et la
proclamation république où les individus et les sexes sont égaux :

Je déclare l’abolition immédiate et définitive de la monarchie ! A partir de


maintenant nous ne vivons plus dans un Royaume. Par cette victoire, je
rends la parole à celui qui n’aurait jamais dû la perdre : le peuple ! Mes
frères, mes sœurs, nous sommes désormais libres et égaux81 !
Le discours fondateur de cette république est prononcé au milieu de l’aire de jeu, la
reine perchée sur une chaise, à l’adresse des spectateurs, assis en cercle autour du plateau. Par
ce procédé Arnaud Meunier reprend à la lettre la célèbre définition de Victor Hugo dans la
préface de Lucrèce Borgia : « Le théâtre est une tribune, le théâtre est une chaire, le théâtre
parle fort et parle haut ! », en transmettant au public un message justifiant la révolte pacifique
et l’enjoignant à prendre la parole, à l’époque où la démocratie se revendique comme
participative et où les réseaux sociaux lézardent les dictatures. Mais le metteur en scène fait
du théâtre une tribune avant tout en ménageant un dispositif spatial où le public ne peut pas
décider s’il voit un personnage s’adressant à un peuple imaginaire, que le public représenterait
lui-même, ou bien s’il observe l’acteur s’adressant à lui, au public venu assister à la pièce. Un
tel discours motivé par les nombreuses références du texte au courant de l’existentialisme est
actualisé sur scène en étant plus performé que représenté :

Si je suis un bûcheron et que j’en vienne à nommer l’arbre que j’abats,


quelle que soit la forme de ma phrase, je parle l’arbre, je ne parle pas sur lui.
Ceci veut dire que mon langage est opératoire, lié à son objet d’une façon
transitive : entre l’arbre et moi, il n’y a rien d’autre que mon travail, c’est-à-
dire un acte : c’est là un langage politique ; il me présente la nature dans la
mesure seulement où je vais la transformer, c’est un langage par lequel j’agis
l’objet : l’arbre n’est pas pour moi une image, il est simplement le sens de
mon acte82.

81
PANASSENKO, Pauline, op. cit., troisième partie, scène 7, p. 32.
82
BARTHES, Roland, op. cit., p. 233.

37
ENS de Lyon, M1 Arts de la scène, 2015

L’actrice qui prononce cette tirade de la reine, Pauline Panassenko elle-même, ne parle
pas de la représentation du peuple à travers ce que Barthes appelle un « méta-langage83 »,
mais s’adresse directement au public au moyen d’un « langage-objet84 » : entre ce dernier et
l’auteur-actrice ne se trouve rien d’autre que le discours qu’il a écrit et professe, constituant
ainsi un acte plutôt qu’une représentation. Par là le discours dramatique devient un langage et
un acte politique, parce qu’il présente le public comme une force de révolte et de parole,
capable de prendre elle-même son destin en main. Cette situation de discours non pas
poétique mais performative dans laquelle Arnaud Meunier place sa comédienne de telle
manière à ce présente la public comme une force sociale active. Il s’agit là pour le metteur en
scène d’un moyen de prolonger la force de libération de l’œuvre des frères Grimm, en
renonçant à l’ordre du monde anachronique proposé par ceux-ci, et en faisant de ce spectacle
une arme de guerre formelle contre les mythes et discours de la classe dominante – en
prolongeant par ce biais l’entreprise d’écriture déjà entamée par Pauline Panassenko dans son
adaptation.

Amore ou le genévrier, ou le refus du politique.

Par quels biais la mise en scène d’Amore ou le genévrier par l’auteur lui-même traite-
t-elle pour sa part des problématiques politiques présentes dans le texte, et quelles nouvelles
thématiques liées au politique y ont été ajouté pendant le travail de répétition et de création ?
Déjà dans le texte de Mélissa Zehner le personnage principal, Amore, n’était plus le héros
valeureux des frères Grimm, modèle auquel l’auditeur pouvait s’identifier. Dans la mise en
scène, cette désacralisation se reflète dans l’accentuation sur la théâtralité du personnage,
poudré, les lèvres rouges, vêtu d’une grande cape sombre. Un côté très enfantin, étrange est
accentué par la diction que Mélissa Zehner a obtenu pour son personnage en travaillant avec
son interprète Maurin Olles.

Comme nous l’avons vu plus haut, les valeurs du conte n’ont plus court dans son
adaptation par Mélissa Zehner, qui leur substitue une vision désabusée du monde, au sein de
laquelle réside le discours politique d’Amore ou le genévrier. Mais cet aspect politique
demeure avant tout une matière textuelle, tout comme le discours élaboré par l’écriture de
Mélissa Zehner sur la liberté de l’individu dans un monde dénué de valeur, d’ordre et de sens.
C’est que la mise en scène se dégage des problématiques politiques du texte pour se
concentrer sur ses propres possibilités esthétiques. Ainsi, les morceaux de bravoure que
83
Ibidem.
84
Ibid.

38
Dramaturgie de la politique dans trois contes de Grimm

constituent les scènes du meurtre, de la coction et du repas où un père se nourrit de son propre
fils, dont nous avons déjà remarqué l’agilité de l’écriture, ont été interprétées avec une
esthétisation jouissive : Mélissa Zehner construit des images scéniques saisissantes, tout en
demandant à ses acteurs de marquer chaque rupture d’adresse et de ton, à la fois par des
mouvements physiques et des modulations de la voix, ce qui lui permet d’interpréter sur scène
l’énergie du texte par l’énergie du corps de ses comédiens en acte, utilisée, dynamisée,
maintenue dans un exercice saisissant d’interprétation.

Pas de place pour la politique dans ce travail – peut-être est-ce dû au fait que l’auteur
mette en scène sa propre pièce – mais un retour de la politique s’effectue chez le spectateur
par superposition d’image, peut-être seulement si le spectateur est soumis à une pathologie
chronique de recherche de sens. Ainsi comment ne pas voir dans le petit tic d’épaule du
personnage joué par Julien Bodet, envoûté par la cuisine de la marâtre, premier élément de la
transformation du père en ogre terrifiant, le tic caractéristique de M. Sarkozy ? Le public peut
éventuellement y voir une allusion satirique, même inconsciente, à l’excitation et l’excès
caractéristiques des parodies de cette personnalité politique. L’image créée par Mélissa
Zehner au moment de l’assassinat d’Amore, où ce dernier, à genoux au centre du plateau, la
tête recouverte d’un sac plastique, se retrouve devant un coffre dont la fermeture représente sa
décapitation, évoque un geste politique fort, visant à mettre fin à une forme de pouvoir en
décapitant l’homme incarnant le pouvoir ou la représentation de cet homme. Ce geste est
relayé par de nombreuses images puissantes, des représentations des rois assyriens décapitées
lors des saccages des palais en Mésopotamie avant Jésus-Christ, de Charles Ier lors de la
Révolution Anglaise en 1649, des statues de saints ornant la façade de Notre-Dame de Paris
pendant la Révolution Française, de Louis XVI en 1793, puis de Danton et de Robespierre
pendant la terreur, ou bien encore récemment des captifs agenouillés égorgés face caméra au
Moyen-Orient. Cette image de Mélissa Zehner ne vise pas à porter un quelconque message
d’ordre politique, mais sa puissance évocatrice peut susciter des juxtaposition avec tout un
univers d’images liées aux décapitations politiques.

La dernière scène, par sa simplicité d’élaboration visuelle rend compte de


l’impossibilité des personnages à élaborer le sens du conte qu’ils ont vécu – et donc de
considérer sa portée politique – se réveillant seuls sur scène, se parlant dans une demi
pénombre puis s’endormant l’un contre l’autre, reflets d’une condition humaine désenchantée
et dérisoire.

39
ENS de Lyon, M1 Arts de la scène, 2015

L’intermède de Gaspard Liberelle, justification théorique du spectacle.

Gaspard Liberelle a écrit un court intermède placé entre la représentation d’Amore ou


le genévrier et du Sel de la vie, pour y effectuer une transition. Gaspard Liberelle, en costume,
apparaît avant d’endosser le rôle d’Antonin, ébahi par les personnages du Conte du genévrier
encore recroquevillés au milieu du plateau. Des souvenirs d’enfance y sont racontés, lorsque
son père affirme-t-il lui racontait des contes. Des propos y sont tenus sur le pouvoir
d’évocation des mots, comparé à un pouvoir magique, mais aussi sur le pouvoir des contes sur
son auditeur. Un conte « fait grandir », affirme Gaspard Liberelle, alors que les consoles de
jeu ne font que consoler des fatigues de la journée. Un tel discours affirme la portée sociale du
divertissement ancestral que constitue le conte, en justifiant ses bienfaits par rapport au
divertissement récent supposément moins riche des jeux vidéo, au fait que le conte se raconte
au sein d’une communauté qu’il tend à souder, alors que les jeux vidéo isolent le joueur dans
une virtualité solitaire.

Affirmant l’importance morale et sociale du conte, cet intermède justifie l’entreprise du


spectacle Grimm tout entier, tout en délivrant au spectateur des pistes de lecture des ambitions
sociales de cette représentation théâtrale.

Le Sel de la vie, ou le réenchantement du monde.

La mise en scène par Aurelia Lüschner du Sel de la vie met-elle elle aussi à distance
les problématiques liées au politique de l’adaptation théâtrale des contes de Grimm, comme
dans Amore ou le Genévrier, ou bien les prolonge-t-elle sur scène, en les nourrissant de
nouvelles thématiques politiques ? Cette adaptation de La Gardeuse d’oie à la fontaine
présente les luttes au sein d’une famille engendrées par un pouvoir considéré comme source
de corruption. Cette corruption du pouvoir est représentée notamment à travers les colères du
roi sur ses enfants, interprétées de manière tout à la fois terrifiante et comique, et le
personnage d’Antonin, enfant favori, jaloux de pouvoir, et qui n’hésite pas à participer au
bannissement de ses frères et sœurs pour jouir des faveurs de son père. Cette corruption atteint
son comble dans le monologue de la profession de foi politique d’Antonin, lorsqu’il s’empare
du trône de son père parti à la recherche de sa fille Claire. Ce passage que nous avons déjà
évoqué est interprété par Gaspard Liberelle – qui joue Antonin – seul au centre du plateau, sur
son minuscule trône, avec sa minuscule couronne, petite personnalité à la voix pincée
prévoyant le culte de sa personnalité, ses plaisirs délirants et le massacre de tous les autres
humains. Il avait été prévu dans un premier temps qu’Antonin manipule de petites figurines

40
Dramaturgie de la politique dans trois contes de Grimm

sur une immense carte, comme dans un jeu de soldats de plomb, illustrant par là son désir de
manipulation du monde et rapprochant plus encore sa profession de foi politique de celle du
fascisme.

Car là résidait la clé interprétative des conflits de pouvoir dans la mise en scène
d’Aurélia Lüschner : à la monarchie traditionnelle en crise depuis la disgrâce de Claire devait
succéder la tyrannie politique incarnée par le fascisme, l’un et l’autre régime dialectisés par
une leçon de méfiance envers les apparences, professée par Claire grimée en vieille femme,
symbolisant peut-être le régime communiste avec son foulard rouge de partisan. La mise en
scène développe de cette manière le chemin initiatique rédempteur par lequel doivent passer
les personnages que le pouvoir à aveuglé ou corrompu : un dépassement dialectique
symbolisé par l’adhésion à une pensée généreuse.

La situation critique du royaume après le départ de Claire se ressent dans la différence


entre la chanson d’anniversaire de la première partie de la pièce, et celle de la deuxième
partie, mais aussi à travers la mélancolie du roi et la tristesse de Benjamin. La situation
critique des membres de la famille, comme celle du royaume où toutes les cultures
pourrissent, sont liées à un déséquilibre dans la famille. Ce lien entre la situation du royaume
et celle du roi est soulignée dans la scène où Antonin prévient son père de la révolte des
paysans et l’informe de la pourriture des récoltes, où Aurélia Lüschner a placé le roi au centre
du plateau, assis sur un sceau, se tordant le ventre de douleur, et gémissant à chaque fois que
son fils prononce le mot « pourri ». Le corps du roi et le royaume comme organisme ne font
qu’un dans la conception mystique de la monarchie. Ainsi la mise en scène travaille-t-elle à
rendre sensible la notion d’ordre du monde chère aux frères Grimm, en établissant un lien
physique d’équivalence entre la situation politique et la micro-société de la famille, qu’il
s’agisse de la maladie du roi ou de sa mélancolie. La joie qui réunit Claire, Benjamin et leur
père lors de leurs retrouvailles signifie de même la résolution de la crise et le retour à un ordre
du monde et des rapports de pouvoir harmonieux entre les membres de la famille. Le fait que
Claire, dans l’épilogue de la solitude d’Antonin, joue elle-même avec ses doigts la fourmi qui
vient à sa rencontre, généralise cette réconciliation à tous les membres de la famille : la mise
ne scène choisit de représenter là une dernière métamorphose de Claire et la dernière épreuve
visant à se méfier des apparences, épreuve que Gaspard surmonte, retrouvant loin du trône
naïveté et enthousiasme, bref s’accordant à la société idéale retrouvée par le reste de sa
famille.

41
ENS de Lyon, M1 Arts de la scène, 2015

On voit donc bien dans ces dénouements optimistes que l’affrontement des
générations n’a pas pour but dans Le Sel de la vie de perpétuer un ordre ancien, mais
d’inventer une harmonie entre les membres d’une même communauté (familiale). En cela la
mise en scène du Sel de la vie est politique parce que, comme le texte qu’elle interprète, et
comme le conte dont elle est tirée, elle renoue avec l’idéal de créer un rapport de pouvoir
idéal qui recoupe ou forme les aspirations sociales et politiques du spectateur, tout en lui
proposant une éthique.

Aussi bien les textes écrits par les élèves-comédiens stéphanois que les
spectacles présentés par ceux-ci en comédie itinérante du 21 mars au 4 avril 2015 actualisent
les problématiques récurrentes du discours politique oblique du conte, telles que la répartition
du pouvoir, l’ordre du monde et l’affrontement des générations, en les modifiant, les
renouvelant, et les nourrissant d’éléments contemporain. Aucun n’accepte cet élément de
l’idéologie bourgeoise du XIXe siècle qu’est l’ordre naturel du monde. Qu’il s’agisse de La
Reine du silence, qui substitue à un ordre autoritaire et injuste, un nouvel ordre démocratique
et égalitaire, ou du Le Sel de la vie, qui renouvelle lui aussi les rapports de pouvoir dans la
société, ou encore d’Amore ou le genévrier, qui jette le soupçon sur toutes les productions
idéologiques. Aucun de ces contes n’est réfractaire à la politique, pas même l’intermède écrit
pour les lier et justifier le spectacle : bon gré mal gré, les trois textes dramatiques et les trois
spectacles de Grimm proposent un discours politique, discours à thèse ou discours oblique, sur
les éléments du domaine de la politique ; discours prolongeant les aspirations libérales des
frères Grimm en rompant avec l’idéologie historiquement datée que proposait leurs contes,
pour nous offrir des contes désabusées, des contes proposant une nouvelle société, ou encore
des contes promouvant des valeurs généreuses pour la société dans laquelle vivent leurs
spectateurs ; bref un discours politique écrit par de jeunes acteurs pour notre époque, sur notre
époque, à partir d’œuvres intemporelles, mais résolument politiques.

Marius Muller.

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