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mai 2022 à E16-00971794-Pazun-BArbarz


Grand marcheur et pionnier de l’alpinisme,
Leslie Stephen (1832-1904), figure éminente
de l’Angleterre victorienne et père de l’écrivain
Virginia Woolf, a trouvé au contact de cette
nature arpentée ou gravie un élixir de vie et une
révélation spirituelle. Les trois textes réunis dans
ce volume sont de petits traités philosophiques
sertis de paysages magnifiques et sauvages,
portés, sublimés, par une écriture poétique.
Par cette pratique qui répond à un double
besoin, physique et intellectuel, Leslie Stephen
illustre par l’exemple et la réflexion le célèbre
adage des Anciens : mens sana in corpore sano. La
marche, dans les landes anglaises ou dans les
Alpes, participe d’un exercice de méditation et
de communion. Elle devient sous sa plume une
ascèse libératrice à la portée de tous.
Collection dirigée par Lidia Breda
Leslie Stephen

Éloge de la marche
Traduit de l’anglais, préfacé et annoté
par Thierry Gillybœuf

Rivages poche
Petite Bibliothèque
Retrouvez l’ensemble des parutions
des Éditions Payot & Rivages sur

payot-rivages.fr

Couverture : © Rob Tilley/Getty Images


© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2017
ISBN : 978-2-7436-4014-9

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Préface

Pour Isabelle Lefebvre, en amythié.

Le XIXe siècle a donné ses lettres de noblesse à


l’art de la marche, renouant avec l’oisiveté (otium)
active de l’Antiquité. Il y eut certes quelques
dévoiements à cette pratique, qu’il s’agisse du
Christianisme musculaire qui connut son heure
de gloire pendant la période victorienne, ou
bien des exploits sportifs (et sponsorisés) du
Capitaine Barclay, tous deux participant d’un
véritable culte du sport en Angleterre qui, sous
couvert d’une éthique du mens sana in corpore sano,
développait un esprit de compétition mâtiné
de fair-play dont s’inspirera Pierre de Couber-
tin pour l’olympisme. L’idée du Christianisme
musculaire avait en effet germé dans l’esprit de
Thomas Arnold, le directeur de l’université
de Rugby, pédagogue aux méthodes originales
qui entendait former des générations de jeunes

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gens instruits, sains et bien élevés, une bible et
un ballon pas encore ovale sous chaque bras. À
la même époque, le capitaine Robert Barclay,
un marcheur écossais, connaissait son heure de
gloire pour avoir parcouru, entre le 1er juin et
le 12 juillet 1809, mille miles en mille heures
pour mille guinées, devenant l’un des précur-
seurs du pédestrianisme, que Littré définissait
comme la « mode, répandue en Angleterre, de
se targuer de faire des longues marches à pied ».
Il faudrait opposer alors à ces démarches détour-
nées, ces évangiles de la marche composés à un
demi-siècle d’intervalle, que sont, des deux côtés
de l’Atlantique, le Walking (1851) de Henry
David Thoreau et In Praise of Walking (1901) que
Leslie Stephen écrivit à la fin de sa vie. Tous deux
semblent nous dire : Ambulator nascitur, non fit
(« On ne devient pas, on naît marcheur »). Pour
eux, la marche relève d’une pratique sensuelle,
sensorielle et sensitive ; elle est affaire de sensa-
tions, de respiration et de souffle, ouvrant à un
véritable « onirisme cosmique ». C’est un exer-
cice qui procède autant du conscient que de
l’inconscient, une flânerie dynamique qui s’aven-
ture autant dans la nature sauvage qui entoure le
marcheur que dans celle qui se déploie en lui.
Leslie Stephen (1832-1904) fut une figure
éminente de l’Angleterre victorienne, contemporain

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de Carlyle, Tennyson ou Ruskin. Nourri de
la philanthropie culturelle et de l’imaginaire
athlétique de son temps, il se présente volon-
tiers comme un outsider – c’est le titre qu’il
donne à une première série d’essais : Thoughts of
an Outsider. Ce terme d’outsider peut s’entendre,
évidemment, comme le tenant d’une position
en marge, qui se poste à l’extérieur des idées
reçues, des ornières intellectuelles. Sa fille,
Virginia Woolf, saura tirer profit de cet ensei-
gnement marginal aux effets subversifs pour
composer des essais qui prendront toujours le
contre-pied de la pensée dominante et des insti-
tutions en vigueur, et appellera de ses vœux la
fondation d’une « Society of Outsiders ». Mais
cet extérieur, cet outside, est également celui que
Leslie Stephen n’a eu de cesse d’arpenter, dans
ses exploits alpinistes, comme dans ses longues
promenades dans les landes anglaises ou bien
ses balades londoniennes. Cette pratique de la
marche accompagne un mouvement de la pensée
affranchi d’une érudition de cabinet. Stephen
rompt avec l’image du scholar victorien, qui tire
exclusivement son savoir des livres et des heures
d’étude entre les quatre murs de son bureau ou
de sa bibliothèque. Il semble avoir fait siennes les
paroles de Nietzsche, lui-même grand marcheur
devant l’Éternel : « Seules les pensées qu’on a en

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marchant valent quelque chose. » Ne décrivait-il
pas l’homme de lettres comme « un bricoleur1,
un dilettante, un touche-à-tout » ? Lui-même se
représentait sous la figure du scholar-gypsy comme
le Lavengro de George Borrow, auquel il paraît
s’identifier pour éviter d’avoir à incarner le sage
victorien au savoir compassé. Il invente un genre
littéraire à part entière, celui de l’essai buissonnier
né de « cette parfaite harmonie que permettent
la solitude et la longue suite de charmants petits
décors qui se tiennent timidement à l’écart du
regard de tous ».
Pour lui, la marche répond à une discipline
impérieuse permettant de dissiper les affres de
l’activité intellectuelle, dans la grande tradi-
tion de ces walking-writers dont il convoque la
présence, de William Shakespeare à William
Wordsworth, en passant par Jonathan Swift,
Thomas Carlyle ou Thomas De Quincey. Dans
cet essai tardif, écrit trois ans avant sa mort, la
marche, au sens où l’entend Leslie Stephen, est
à rapprocher de la pêche à la ligne pour Izaac
Walton, toutes deux incarnant, chez ces deux
auteurs que deux siècles et demi séparent, une
communion spirituelle avec la nature : « Dans
des moments pareils, je me suis même figuré que
j’étais un heureux mélange de poète et de saint. »
En effet, dans son Parfait pêcheur à la ligne (1653),

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Walton fait de la pêche une forme de loisir
contemplatif, dépourvu de toute fin utilitaire
ou économique. La description qu’il en donne
pourrait tout aussi bien s’appliquer à la marche
telle que la pratique et la célèbre Leslie Stephen :
« Un repos pour son intelligence, un réconfort
pour ses esprits animaux, un divertissement pour
sa tristesse, un calmant pour le trouble de ses
pensées, une façon de modérer ses passions et de
se procurer du contentement. »
L’activité physique est une récréation, avant
la recréation de l’écriture ; un exutoire l’empê-
chant de devenir un « simple pédant desséché »,
et qui va de pair, chez Stephen, avec l’image viri-
lisée du marcheur wordsworthien, comme une
revanche sur l’adolescent chétif épris de poésie
qu’il fut, rossé par les jeunes bullies de l’aristocra-
tie qu’il côtoya à Eton. Fils d’un sous-secrétaire
d’État aux Colonies, Leslie Stephen était un
garçon pâle et chétif « aux membres maigres et
aux doigts arachnéens », devenu la tête de Turc
de ses condisciples. Les brutalités et les vexa-
tions de ses camarades, héritiers de la gentry
anglaise, l’amenèrent à quitter Eton à quatorze
ans. Dénonçant par la suite la médiocrité de l’en-
seignement dans les public schools, auxquelles il
reproche de fermer les yeux sur les brimades que
les plus forts infligent aux plus faibles et de ne pas

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assurer la formation intellectuelle des jeunes gens
qui lui sont confiés, il renoncera à une carrière
universitaire et ne considérera jamais qu’il appar-
tient à l’establishment.
Cependant, grâce à une bourse accordée par
Cambridge, il était allé étudier la philosophie en
Allemagne, dont il entreprit la traversée à pied,
en 1857, effectuant l’ascension du mont Rose.
Cette « marche initiatique » lui révéla les Alpes
bavaroises et le Tyrol. On est alors à l’âge d’or
de l’alpinisme, mais on ignore généralement le
rôle majeur qu’y joua le père de Virginia Woolf,
président de l’Alpine Club et éditeur de l’Alpine
Journal. Sept étés durant, il se rendit en Suisse
de juillet à septembre, pour entreprendre une
tournée des « pics, cols et glaciers » et assouvir
« une espèce de faim pour les montagnes ». Il fut
même le premier à effectuer l’ascension du col
des Hirondelles, auquel il donna ce nom parce
qu’il y avait trouvé des hirondelles mortes à son
sommet. Des Alpes bernoises aux Carpates, Leslie
Stephen ne cherche pas tant à conquérir des
sommets inviolés qu’à se confronter à la « sombre
magnificence » de paysages qui ne s’offrent qu’à
celui qui vient jusqu’à eux et le confrontent à
une sorte d’immensité immanente : « Les Alpes,
pendant l’hiver, sont mélancoliques comme tout
objet sublime. La mélancolie est ce don que

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possède la nature humaine de reconnaître spon-
tanément sa propre insignifiance lorsqu’elle est
mise en contact avec ce que nous jugeons éternel
et infini. » Son premier texte publié s’intitulait
« The Allelein-Horn », dans un volume collec-
tif, Vacation Tourists and Notes of Travel, paru en
1860.
Ses exploits d’alpiniste vont jouer un rôle
déterminant pour l’aider à devenir un écrivain.
Leslie Stephen est aujourd’hui considéré comme
l’une des figures majeures de l’alpinisme litté-
raire, par opposition à l’alpinisme scientifique ou
l’alpinisme intégral. Son livre The Playground of
Europe (1871) est devenu un véritable classique
du genre. « Les Alpes en hiver » et « Un coucher
de soleil au mont Blanc », qui en sont extraits,
expriment, de manière complémentaire et très
poétique, ce que représente la montagne pour
lui : un terrain de jeu et une cathédrale natu-
relle. Les Alpes sont, pour Stephen, un élixir de
vie et une révélation d’ordre religieux. « D’où
vient l’émotion qui nous saisit à la première
vue lointaine d’une chaîne montagneuse ? »
s’interroge Franz Schrader, le beau-frère d’Élisée
Reclus, dans une conférence donnée devant le
Club Alpin en 1897. Leslie Stephen a pourtant
déjà répondu à cette interrogation en montrant, à
travers ses magnifiques descriptions, surclassant

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dans ce domaine celles d’un Ruskin, les effets
qu’a la montagne sur l’âme humaine. Long-
temps considérée comme un monstre impla-
cable et inaccessible, surtout après les nombreux
accidents mortels frappant des alpinistes confir-
més ou amateurs, la montagne, sous la plume
de Leslie Stephen, devient un Éden des cimes
au contact duquel, comme à travers la marche,
l’homme peut tirer des leçons de beauté, de séré-
nité et de force spirituelle.
Dans une sorte de boucle bouclée, la poésie avait
conduit Leslie Stephen à la marche, qui lui avait
révélé la montagne, celle-ci l’ayant amené à l’écri-
ture. Comme l’écrivait Virginia Woolf dans le
portrait aimant et moqueur qu’elle laissa de son
père : « Le fait de marcher ou de monter semblait
l’inciter à réciter tout ce qui lui venait à l’esprit ou
bien s’accordait à son humeur du moment. »

Thierry GILLYBŒUF
Mon père : Leslie Stephen *

par Virginia Woolf

À l’époque où ses enfants étaient encore


jeunes, la période faste de la vie de mon père
était terminée. Ses exploits fluviaux et monta-
gnards avaient été accomplis avant leur nais-
sance. On en trouvait les vestiges autour de la
maison : la coupe en argent sur le manteau de
la cheminée du bureau, les alpenstocks rouillés
appuyés contre la bibliothèque dans un coin,
et à la fin de sa vie, il parlait des grands alpi-
nistes et des grands explorateurs avec un singu-
lier mélange d’admiration et d’envie. Mais ses
années d’activité dans ces domaines étaient révo-
lues, et mon père devait se contenter de simples
balades dans les vallées suisses ou dans les landes
cornouaillaises.
* Ce texte, traduit par Thierry Gillybœuf, est paru
dans The Essays of Virginia Woolf, vol. V : 1929-1932,
Stuart N. Clarke (éd.), Londres, The Hogarth Press,
2009.

15
Il s’avère que ces simples balades signifiaient
davantage dans sa bouche que chez les autres
personnes, depuis que certains de ses amis ont
donné leur propre version de ces expéditions. Il
se mettait en route après le petit déjeuner, seul
ou avec un compagnon. Il revenait peu avant le
dîner. Si la promenade était réussie, il sortait sa
grande carte et y indiquait un nouveau raccourci
à l’encre rouge. Et il était tout à fait capable,
semble-t-il, de parcourir les landes toute la
journée sans dire plus d’un mot ou deux à son
compagnon. À cette époque également, il avait
écrit l’Histoire de la pensée anglaise au XVIIIe siècle,
dont certains disent que c’est son chef-d’œuvre,
la Science de l’éthique1 – le livre qui l’intéressait le
plus – et Le Terrain de jeu de l’Europe, dans lequel
figure « Coucher de soleil sur le mont Blanc »
– la meilleure chose qu’il ait écrite, selon lui.
Il écrivait quotidiennement, méthodiquement,
mais jamais très longtemps. À Londres, il écrivait
dans la grande pièce aux trois longues fenêtres,
tout en haut de la maison. Il écrivait presque
allongé dans une chaise basse à bascule, qu’il
faisait balancer d’avant en arrière tout en écri-
vant, comme un berceau ; dans ces moments-là,
il fumait une petite pipe en argile et disposait
des livres en cercle autour de lui. Dans la pièce
au-dessous, on pouvait entendre le bruit sourd

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d’un livre qu’il avait laissé retomber par terre.
Et bien souvent, quand il montait les escaliers
jusqu’à son bureau, de son pas ferme et régu-
lier, il se mettait non pas à chanter, parce qu’il
n’avait absolument pas l’oreille musicale, mais
à fredonner sur un rythme étrange des vers de
toutes sortes, à la fois des « rebuts », comme il
disait, et les paroles les plus sublimes de Milton
et Wordsworth, conservées dans sa mémoire. Le
fait de marcher ou de monter semblait l’inciter
à réciter tout ce qui lui venait à l’esprit ou bien
s’accordait à son humeur du moment.
Mais c’était la dextérité de ses doigts qui
ravissait ses enfants avant qu’ils ne puissent
s’aventurer sur les chemins à sa suite ou lire ses
livres. Il entortillait une feuille de papier sous
une paire de ciseaux et en tirait un éléphant, un
cerf ou un singe avec une trompe, des bois ou
une queue découpés avec délicatesse et précision.
Ou bien, s’emparant d’un crayon, il se mettait
à dessiner des animaux, les uns après les autres
– art qu’il pratiquait presque inconsciemment
tout en lisant, si bien que les feuilles volantes
de ses livres grouillaient de chouettes et d’ânes,
comme pour illustrer les « Oh ! quel âne » ou
« Espèce de fat bourricot » qu’il avait tendance
à griffonner impatiemment dans la marge. Ces
brefs commentaires, dans lesquels on pourrait

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trouver le germe des propos plus modérés de ses
essais, évoquent certaines caractéristiques de sa
conversation. Il pouvait rester silencieux, comme
en ont témoigné ses amis. Mais ses remarques,
faites soudainement à voix basse, entre deux
bouffées de pipe, étaient extrêmement efficaces.
Parfois, d’un simple mot – mais qu’il accompa-
gnait d’un geste de la main – il se débarrassait du
tissu d’outrances que sa propre sobriété semblait
provoquer : « Il y a 40 000 000 de femmes céli-
bataires rien qu’à Londres ! », lui dit une fois
lady Ritchie2. « Oh, Annie, Annie ! », s’exclama
mon père, sur un ton de reproche tout à la fois
horrifié et affectueux. Mais lady Ritchie, comme
si elle aimait à se faire gourmander, surenchéris-
sait la fois suivante.
Les histoires de ses aventures dans les Alpes
qu’il racontait pour amuser ses enfants – mais les
accidents n’arrivaient, expliquait-il, que si l’on
était assez stupide pour désobéir à ses guides – ou
de ces longues promenades – après l’une d’entre
elles, de Cambridge à Londres, par une chaude
journée : « J’ai bu, je regrette de le dire, bien
plus que ce qui était bon pour moi » – étaient
narrées très brièvement, mais avec une curieuse
capacité à planter le décor. Les choses qu’il ne
disait pas étaient toujours en arrière-fond. De
la même manière, bien qu’il racontât rarement

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des anecdotes et que sa mémoire pour les faits
fût mauvaise, quand il décrivait une personne
– et il avait connu beaucoup de monde, des gens
célèbres comme d’obscurs inconnus – il savait
faire ressortir exactement ce qu’il pensait d’elle,
en deux ou trois mots. Et ce qu’il en pensait
pouvait être à l’opposé de ce qu’en pensaient
les autres. Il avait une façon de renverser les
réputations établies et de mépriser les valeurs
conventionnelles qui pouvait être déconcertante,
parfois même blessante, bien que personne ne fût
plus respectueux que lui de tout sentiment qui
lui paraissait authentique. Mais quand, ouvrant
soudain ses yeux bleu vif et émergeant de ses
pensées dans lesquelles il semblait s’être complè-
tement perdu, il donnait son avis, il était difficile
de ne pas en tenir compte. C’était une habitude,
en particulier quand sa surdité lui avait fait
perdre conscience que l’on pouvait l’entendre,
qui avait ses inconvénients.
« Je suis l’homme qui s’ennuie le plus facile-
ment », écrivait-il, sincèrement comme d’habi-
tude, et quand, ce qui était inévitable dans une
grande famille, un visiteur menaçait de rester
non seulement pour le thé mais aussi pour le
dîner, mon père commençait par exprimer son
inquiétude en tortillant une boucle de cheveux.
Puis il explosait, à moitié pour lui-même, à

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moitié pour les puissances célestes, mais de façon
très audible : « Pourquoi est-ce qu’il ne s’en va
pas ? Pourquoi est-ce qu’il ne s’en va pas ? » Mais
tel est le charme de la simplicité – et ne disait-il
pas, sincèrement là encore, que « les raseurs sont
le sel de la terre » ? – que les raseurs venaient
rarement ou bien, s’ils venaient, ils lui pardon-
naient et revenaient.
On a dit trop de choses, sans doute, sur son
silence, on a trop mis l’accent sur sa réserve. Il
aimait la pensée limpide, il détestait le senti-
mentalisme et les épanchements, mais cela ne
signifiait pas pour autant qu’il était froid et
impassible, ni qu’il se montrait perpétuellement
critique et réprobateur dans la vie quotidienne.
Au contraire, c’était sa capacité à ressentir les
choses avec intensité et à les exprimer avec
vigueur qui faisait parfois de lui un compagnon
si inquiétant. Une femme, par exemple, se plai-
gnait de l’été humide qui lui avait gâché son
périple en Cornouailles. Mais pour mon père,
bien qu’il ne se considérât jamais comme un
démocrate, la pluie signifiait que le blé avait été
couché, qu’un pauvre hère avait été ruiné, et l’éner-
gie avec laquelle il exprima sa compassion – pas
pour la femme en question – la laissa déconte-
nancée. Il avait plus ou moins le même respect
pour les fermiers et les pêcheurs que pour les

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alpinistes et les explorateurs. Il parlait peu, non
plus, de patriotisme, mais durant la guerre des
Boers3 – et il avait toutes les guerres en horreur –,
il restait éveillé, croyant entendre les canons sur
le champ de bataille. De même, ni sa raison ni
son bon sens ne parvenaient à le convaincre qu’un
enfant pouvait arriver en retard pour le dîner
sans avoir été mutilé ou tué dans un accident.
Et toutes ses mathématiques, malgré un compte
en banque pourtant bien rempli, ne pouvaient le
persuader, quand il venait à signer un chèque,
que toute la famille n’allait pas « être ruinée
à la vitesse du Niagara », comme il disait. Les
tableaux qu’il dressait de la vieillesse et du tribu-
nal de commerce, d’hommes de lettres ruinés qui
devaient entretenir de grandes familles dans de
petites maisons de Wimbledon (il possédait une
toute petite maison à Wimbledon) étaient en
mesure de convaincre ceux qui se plaignaient de
ses litotes, que l’hyperbole était tout à fait à sa
portée, s’il l’avait voulu.
Mais ses sautes d’humeur étaient superfi-
cielles, comme le prouvait la vitesse avec laquelle
elles disparaissaient. Le carnet de chèques était
refermé, Wimbledon et la maison de correction
oubliées. Une pensée pleine d’humour pouvait
le faire glousser de rire. Il prenait son chapeau
et son bâton, appelait son chien et sa fille, et

21
se rendait dans les jardins de Kensington, où il
avait marché quand il était enfant, et où son frère
Fitzjames4 et lui avaient fait de belles courbettes
à la jeune reine Victoria, qui leur avait fait une
révérence en retour, puis, en contournant le lac
Serpentine5, il se rendait à Hyde Park, où il avait
salué autrefois le Grand-Duc en personne, avant
de rentrer. Il n’était alors pas du tout « inquié-
tant » : il était très simple, très confiant et son
silence, bien qu’il pût ne pas le rompre de Round
Pond jusqu’à Marble Arch6, était curieusement
lourd de sens, comme s’il méditait plus ou moins
à voix haute, sur la poésie, la philosophie et les
gens qu’il avait connus.
Il était le plus frugal des hommes. Il fumait
perpétuellement une pipe, mais jamais un cigare.
Il portait ses vêtements jusqu’à ce qu’ils soient
trop miteux pour être présentables, et il conser-
vait une vision désuète et assez puritaine du vice
de la luxure et du péché de l’oisiveté. Les rela-
tions entre parents et enfants ont, aujourd’hui,
une liberté qui aurait été impossible avec mon
père. Il attendait une certaine tenue, voire même
quelque chose de cérémonieux, dans la vie de
famille. Mais si la liberté signifie le droit d’avoir
ses propres opinions et de suivre ses propres
centres d’intérêt, alors personne ne respectait et

22
n’insistait sur la liberté davantage que lui. Ses
fils, à l’exception de l’armée et de la marine,
pouvaient embrasser n’importe quel métier de
leur choix ; ses filles, bien qu’il se souciât assez
peu de l’éducation supérieure des femmes, jouis-
saient de la même liberté. S’il lui était arrivé
de réprimander vivement l’une de ses filles qui
fumait une cigarette – fumer n’était pas, de son
point de vue, une belle habitude pour le sexe
faible –, elle n’avait qu’à lui demander si elle
pourrait devenir peintre, et il l’assurait que tant
qu’elle prenait son travail au sérieux, il lui appor-
terait toute l’aide qu’il pouvait. Il ne nourrissait
pas de passion particulière pour la peinture, mais
il tint parole. Ce genre de liberté valait bien des
milliers de cigarettes.
Il en était de même avec les questions sans
doute plus délicates de la littérature. Aujourd’hui
encore, il peut y avoir des parents qui doute-
raient de la sagesse de laisser à une fille de quinze
ans le libre usage d’une immense bibliothèque
non expurgée. Mais mon père le permettait. Il y
avait certains faits auxquels il faisait allusion très
brièvement, très timidement. Mais « lis ce que
tu veux », disait-il, et tous ses livres « miteux
et nuls », comme il disait, mais il y en avait
beaucoup, et de nature très diverse, qu’il fallait
prendre sans demander. Lire ce qu’on voulait

23
parce qu’on aimait cela, ne jamais prétendre
admirer ce qu’on n’admire pas : telle était sa seule
leçon dans l’art de la lecture. Écrire avec le moins
de mots possibles, aussi clairement que possible,
exactement ce qu’on avait envie de dire : telle
était sa seule leçon dans l’art de l’écriture. Tout le
reste devait s’apprendre tout seul. Mais ce serait
excessivement puéril de la part d’un enfant de ne
pas sentir qu’il s’agissait de l’enseignement d’un
homme doté d’une grande érudition et d’une
vaste expérience, bien qu’il n’imposât jamais ses
propres opinions ni ne fît étalage de son savoir.
Car, comme le fit remarquer son tailleur quand il
vit passer mon père devant sa boutique de Bond
Street : « Voici un monsieur qui porte de beaux
habits sans le savoir. »
Au cours des dernières années, devenu solitaire
et très sourd, il disait parfois qu’il avait échoué
comme écrivain, qu’il avait été un « touche-
à-tout, qui ne s’était illustré dans rien ». Mais
qu’il ait échoué ou réussi comme écrivain, il n’en
est pas moins permis de croire qu’il a laissé un
souvenir précis de lui dans la mémoire de ses
amis. Meredith7 voyait en lui, dans sa jeunesse,
un « Phébus Apollon devenu moine faisant
maigre » ; Thomas Hardy8, des années plus
tard, regardait la « silhouette sèche et désolée du
Schreckhorn » et songeait à

24
lui,
Qui gravit son col au péril de sa vie,
Guidé par de vagues images, peut-être,
Dont les pittoresques ténèbres, les lumières écla-
tantes et les ornements accidentés
Ne sont pas sans évoquer sa personnalité.

Mais l’éloge qu’il aurait le plus apprécié, car,


bien qu’il fût un agnostique, personne ne croyait
plus profondément que lui dans la valeur des
relations humaines, fut l’hommage que lui rendit
Meredith après sa mort : « C’était le seul homme
que je connaisse qui méritât d’être marié à votre
mère. » Et Lowell9, quand il l’appelait : « L. S.,
le plus adorable des hommes », a le mieux décrit
la qualité qui le rend, après toutes ces années,
inoubliable.

Virginia WOOLF
Éloge de la marche
et autres textes
Toutes les notes, sauf mention contraire, sont de Thierry
Gillybœuf.
Éloge de la marche *

En vieillissant, les moralistes nous ont appris


qu’on peut trouver une consolation à nos infir-
mités croissantes en repensant à une vie bien
occupée. Nul doute que ce regard rétrospectif
doit être fort agréable, mais pour nombre d’entre
nous se pose la question de savoir si notre vie
offre la matière nécessaire à l’autosatisfaction.
Quelle partie de cette vie – pour peu que ce soit
le cas – a été bien occupée ? Pour ma part, je
trouve bien commode de répondre en disant qu’à
chaque période de mon existence j’ai pris énor-
mément de plaisir. Si l’on proposait d’y ajouter
« en toute innocence », je n’irais pas me battre
contre cet amendement. De fait, sans doute ai-je
pu nourrir des regrets passagers pour certains
plaisirs qui ne méritent pas totalement cette
qualification, mais le plaisir dont je m’apprête
à parler est, avant tout, éminemment innocent.
* In Praise of Walking a initialement paru dans Studies of
a Biographer, vol. III, Londres, Duckworth, 1902. Il est ici
traduit par Thierry Gillybœuf.

29
Marcher est aux loisirs ce que labourer et pêcher
sont aux travaux industrieux : quelque chose de
simple et de primitif ; cette activité nous met
en contact avec la terre maternelle et la nature
élémentaire, elle ne requiert aucun disposi-
tif complexe ni excitation superflue. Elle est
faite pour les poètes et les philosophes, et pour
pouvoir pleinement l’apprécier, il faut au moins
être capable de vénérer l’« ange qu’on nomme
la Contemplation1 ». Il doit pouvoir apprécier
sa propre compagnie sans les stimulants factices
des récréations physiques plus violentes. J’ai
toujours été un humble admirateur de l’excel-
lence athlétique. N’en déplaise aux pédagogues
pétris de sagesse, je ne me suis jamais départi de
mon admiration pour les héros du fleuve et du
terrain de cricket. Ils possèdent encore à mes
yeux le halo qui les nimbait à l’époque où l’on
a prêché pour la première fois le « Christianisme
musculaire2 » et où l’on disait que l’homme avait
pour seul devoir de craindre Dieu et de parcourir
à pied un millier de miles en un millier d’heures.
Ces derniers jours, je me réjouis, de façon désin-
téressée, de voir le flot de cyclistes redonner un
peu d’animation aux routes désertes ou bien de
voir même de respectables contemporains retrou-
ver leur jeunesse dans les plaisirs captivants du
golf. Tout en faisant honneur aux authentiques

30
délices des exercices virils, j’en viens à regret-
ter que de vils mobiles puissent conduire à
leur dégénérescence. Or l’un des mérites de
la marche est que ses véritables dévots ne se
trouvent guère exposés à ce genre de tentations.
Certes, il existe des marcheurs professionnels
qui établissent des « records » et recherchent
les applaudissements de la foule. Quand je lis
les merveilleux exploits de l’immortel Capitaine
Barclay3, je l’admire et je le respecte, mais je
crains que ses mobiles n’aient davantage relevé
de la vanité que d’émotions convenant à l’intel-
ligence supérieure. Le vrai marcheur est celui
pour qui la quête constitue un plaisir en soi, qui
n’est en réalité pas assez suffisant pour se placer
au-dessus d’une certaine satisfaction vis-à-vis de
la prouesse physique nécessaire à ladite quête et
pour qui l’effort musculaire fourni par les jambes
est subsidiaire à la « cogitation » stimulée par
l’effort, aux paisibles rêveries et divagations qui
surgissent spontanément au fil de sa marche et
font naître l’harmonie intellectuelle qui consti-
tue l’accompagnement naturel de son pas mono-
tone. Je me suis laissé dire que le cycliste ou le
joueur de golf peut connaître ce type de relation
à soi-même au moment où il frappe sa balle ou
bien quand il actionne sa bicyclette. Mais le véri-
table marcheur aime la marche parce que, loin

31
de distraire son esprit, elle est propice au cours
régulier et abondant de la méditation sereine et
à moitié consciente. Partant, je serais marri si
les plaisirs du cyclisme ou de tout autre loisir
venaient à rendre obsolète cette habitude d’une
bonne vieille balade à pied.
Pour ma part, quand je tente de rassembler
mes souvenirs de moments « bien occupés »,
je me surprends à avoir une vision inversée du
passé, dans la mesure où le fortuit devient l’es-
sentiel. Si je feuillette l’album intellectuel que
ma mémoire continue de compiler, je m’aper-
çois que les images les plus nettes qu’il contient
sont celles de bonnes vieilles balades. D’autres
souvenirs, dont la valeur intrinsèque est incom-
parablement plus importante, s’agrègent en un
tout. Ils sont certes plus imposants, mais moins
distincts. Le souvenir d’une amitié qui a illuminé
toute une vie ne survit pas comme une succession
d’événements mais comme une impression géné-
rale des traits de caractère de l’ami en question,
résultant de la superposition d’innombrables
images oubliées. Je me souviens de lui, mais pas
des conversations particulières grâce auxquelles il
s’est révélé. Par ailleurs, les souvenirs de balades
sont tous datés et localisés ; ils sont rattachés à
des moments et des endroits particuliers ; ils
forment spontanément une sorte de calendrier

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ou de fil conducteur sur lequel d’autres souve-
nirs peuvent se greffer. Quand je me retourne
en arrière, une longue série de petites vignettes
apparaît aussitôt, chacune représentant une étape
précise de mon pèlerinage sur terre, résumé et
incarné par une promenade à pied. Les paysages
qui constituent l’arrière-plan de ces vignettes
rappellent des endroits autrefois familiers, et les
pensées qui y sont associées font resonger aux
occupations du moment. La laborieuse rédaction
d’un livre ne laisse, fort heureusement, aucune
impression distincte, et je serais tenté d’oublier
qu’une telle tâche ait été un jour entreprise,
mais l’image d’une agréable balade inclut, inci-
demment, une référence au cauchemar du travail
littéraire dont elle m’a soulagé. L’auteur n’est
que l’appendice fortuit du chemineau. Mes jour-
nées ne sont pas liées les unes aux autres par la
« piété naturelle4 » (ou plutôt elles ne sont pas
uniquement liées par la piété naturelle), mais
par l’enthousiasme pédestre. Le souvenir des
jours d’école, pour peu que l’on puisse se fier
aux réminiscences ordinaires, s’agrège autour
d’une correction à la férule ou bien d’un discours
solennel prononcé par le maître spirituel pour
instiller le germe d’un principe directeur de
ma vie. Je conserve le souvenir piteux d’un ou
deux sermons et j’avoue avoir en mémoire une

33
correction si injuste que j’en ressens encore la
douleur aujourd’hui rien que d’y penser. Mais
ce qui me vient le plus spontanément à l’esprit,
c’est le souvenir de certaines balades, « hors des
limites5 », où je pouvais enfin oublier la gram-
maire latine et profiter pleinement de la beauté
de la nature qui, pour un enfant, est incarnée par
un étang peuplé de campagnols ou par un champ
que la menace de « chausse-trapes et de pièges
à fusil » rend romantique. Et puis, tant bien
que mal, on devient plus ou moins un individu
qui réfléchit et non un simple automate mis en
branle par la mécanique pédagogique.
Le jour où j’ai été pleinement initié aux
mystères est marqué d’une pierre blanche.
Ce fut quand j’ai mis un havresac sur le dos et
que je suis parti de Heidelberg pour traverser
l’Odenwald6 à pied. Pour la première fois, j’ai
connu ce délicieux sentiment d’indépendance
et de détachement dont on jouit au cours d’une
excursion à pied. Libre de tous les tracas liés
aux horaires de chemin de fer et de tout méca-
nisme extérieur, on se fie à ses propres jambes,
on s’arrête quand bon nous chante, on change de
trajet à notre guise et on tombe sur un éventail
pittoresque de la vie humaine dans chacune des
auberges où l’on descend pour la nuit. L’espace
d’un instant, on partage l’état d’esprit avec lequel

34
Borrow7 s’est installé dans le vallon après s’être
défait de ses chaînes dans les taudis des éditeurs
londoniens. On n’a pas à se draper dans la dignité
et le frac de la vie conventionnelle a sombré dans
l’oubli, comme le fardeau pesant sur les épaules
du chrétien. On se retrouve dans le monde de
Lavengro et on s’apprête à prendre le thé avec
Miss Isopel Berners ou bien avec le prédica-
teur gallois qui pensait avoir commis un péché
impardonnable8. Bien entendu, Borrow prenait
la vie plus au sérieux que le lettré qui ne s’évade
de la prison de la respectabilité que sous liberté
conditionnelle et n’est pas de taille pour un
conflit personnel avec « Bosville le flamboyant9 »
– l’étameur tout feu tout flammes. Il ne fait que
mettre un pied dans l’élément où son modèle est
comme un poisson dans l’eau. Je me souviens, en
effet, d’un personnage, au cours de cette première
balade à pied, que j’associe à Benedict Moll10,
l’étrange chasseur de trésors que Borrow a rencon-
tré au cours de ses excursions espagnoles. La
personne en question était un aubergiste allemand
d’humeur affable qui s’est assis sur un banc à côté
de moi, pendant que je tentais d’assimiler une
sorte de pancake, le seul repas qu’il pouvait me
proposer, dont le souvenir reste encore effroyable,
mais auquel on pouvait s’attaquer quand on
avait parcouru une trentaine de miles à pied.

35
Il m’a confié que, tout pauvre qu’il fût, il avait
découvert le secret du mouvement perpétuel. Il
avait laissé sa machine à l’étage, où elle s’acquit-
tait de l’humble tâche de cireur de chaussures,
mais il s’apprêtait à se rendre à Londres pour
la proposer à un magnat anglais. Il m’a jeté un
regard mélancolique, voyant en moi un possible
magnat (fort bien) déguisé, et j’ai estimé plus
sage d’éviter d’avoir à m’expliquer par le menu.
Je n’ai pas eu la chance de connaître beaucoup
d’incidents et de personnages atypiques, contrai-
rement à ce qui semble avoir été le lot de Borrow,
mais cette première excursion, assez banale, reste
nettement gravée dans ma mémoire. Je ne tiens
pas de journal, mais je pourrais en faire le récit
jour après jour : des paysages que j’ai conscien-
cieusement admirés jusqu’à l’état de mes lacets.
Des excursions à pied sauvent ainsi de l’oubli une
portion de votre vie. Elles jouent, dans vos souve-
nirs personnels, le rôle de ces passages histo-
riques pour lesquels Carlyle11 n’a pas son pareil ;
les petits îlots de lumière au cœur de l’obscurité
croissante du passé, où l’on distingue les acteurs
d’un vieux drame qui vivent et bougent réelle-
ment. L’adepte d’autres activités athlétiques
se souvient d’incidents particuliers : la fois où
il a frappé une balle de cricket au-dessus du
Lord’s Pavilion12 ou bien l’aviron qu’il a engagé

36
au moment où son bateau franchissait Barnes
Bridge13. Mais ce sont des souvenirs de moments
exceptionnels de gloire ou son contraire, suscep-
tibles d’être corrompus par la vanité ou l’esprit
de compétition. Les balades constituent le modeste
fil conducteur d’autres souvenirs et pourtant,
chaque balade est un petit drame en soi, avec une
intrigue bien définie, des épisodes et des cata-
strophes, conformément aux exigences d’Aristote,
et elle est naturellement entretissée de toutes les
pensées, toutes les amitiés et tous les intérêts qui
forment la matière première d’une vie ordinaire.
Marcher constitue la distraction naturelle d’un
homme qui ne désire absolument pas faire taire
son intelligence mais la faire jouer en plein air
pour un temps. Partant, tous les grands hommes
de lettres ont été d’enthousiastes marcheurs
(sauf exceptions, bien entendu). En sus d’être
un chasseur, un juriste, un devin et d’autres
choses encore, Shakespeare a consciencieuse-
ment suivi sa propre maxime : « Trotte, trotte
par le sentier14 », même s’il faudrait tout un
volume in-octavo pour en apporter la preuve
complète. Toujours est-il qu’il a deviné le lien
entre la marche et un « cœur joyeux15 », autre-
ment dit – ce qui va de soi – l’acceptation de
bon cœur de notre position dans l’univers fondée
sur les principes moraux et philosophiques les

37
plus profonds. Son ami Ben Jonson16 a marché
de Londres jusqu’en Écosse. Un autre homme de
cette période (j’ai oublié son nom) a dansé
de Londres à Norwich. Tom Coryate17 a accro-
ché dans l’église de sa paroisse les chaussures
avec lesquelles il avait marché depuis Venise,
avant de repartir à pied (en se faisant transpor-
ter de temps à autre) jusqu’en Inde. On pourrait
citer des marcheurs contemporains plus sérieux, à
l’instar de l’admirable Barclay18, le fameux apolo-
giste quaker, dont le grand Capitaine Barclay a
hérité la vaillance. Tout le monde doit également
garder à l’esprit l’incident dans la Vie de Hooker
de Walton19. Parti à pied d’Oxford pour se rendre
à Exeter, Hooker alla voir son parrain, l’évêque
Jewel20, à Salisbury. L’évêque lui dit qu’il allait
lui prêter « un cheval qui m’a porté sur plusieurs
miles et, Dieu merci, sans peine » et « lui remit
aussitôt un bâton de marche entre les mains avec
lequel il affirmait avoir voyagé aux quatre coins
de l’Allemagne ». Il ajouta dix groats21 et en
promit généreusement dix autres quand Hooker
lui rendrait le « cheval ». Quand, à la fin de sa
vie, Hooker se rendit pour une fois à Londres
à cheval, il s’adressa avec plus de passion que
n’en avait jamais montré, en toute autre occa-
sion, ce théologien modéré, à un ami qui l’avait
dissuadé de mettre « pied à terre ». Il semble

38
que la haridelle « trottait quand lui ne trottait
pas » et dérangeait les pensées que le bâton de
marche avait apaisées. Je crains qu’il ne faille
ranger son biographe parmi ceux qui n’aiment
pas marcher sans l’aiguillon fortuit de la perfor-
mance sportive. Pour autant, le « Parfait pêcheur
à la ligne22 » et ses amis commencent par une
promenade d’une bonne vingtaine de miles avant
de prendre leur « collation matinale ». Swift a
sans doute été la première personne à pleinement
apprécier les avantages physiques et moraux de
la marche. Il ne cessait de sermonner Stella23
à ce sujet et mettait lui-même en pratique ses
propres conseils. Il est vrai que l’idée qu’il se
faisait d’un périple était quelque peu limitée. Il
parcourait régulièrement ses dix miles par jour
quand il se rendait de Londres à Holyhead24,
mais il passait le reste de son temps à flâner dans
les auberges en bord de route pour profiter de la
conversation des trimardeurs et des valets d’écu-
rie. Ce qui montre, bien que ses biographes s’en
scandalisent, qu’il appréciait vraiment l’un des
authentiques charmes des excursions pédestres.
On crédite généralement Wesley25 de certaines
réformes morales, mais on ne note pas toujours
l’un des secrets de son pouvoir. Au cours de ses
toutes premières expéditions, il allait à pied pour
économiser la location d’un cheval et fit cette

39
importante découverte : vingt ou trente miles
par jour constituaient un exercice sain pour un
homme sain. L’air frais et l’exercice mettaient
de l’« esprit dans ses sermons », avec lesquels
le simple pasteur de l’époque ne pouvait riva-
liser, qui, bien souvent, passait son temps libre
à paresser au coin de l’âtre. Fielding26 souligne
le contraste. Trulliber, qui incarne la somno-
lence cléricale de l’époque, ne dépasse jamais
les porcheries, mais Adams27, le pasteur modèle,
marche d’un pas si vigoureux qu’il distance la
diligence et disparaît au loin, grisé par les plaisirs
de la marche et de la composition d’un sermon.
Nul doute que Fielding partageait les goûts de
son héros, ce qui explique le contraste qui existe
entre son naturalisme vigoureux et le senti-
mentalisme de Richardson28, que l’on pouvait
voir, nous dit-il, « marchant de Hammersmith
à Kensington les yeux au sol, appuyant ses
membres chancelants sur un bâton ». Il n’est pas
jusqu’au pesant Johnson29 qui dissipait l’hypo-
condrie qui le frappa très tôt en marchant de
Lichfield à Birmingham, aller-retour (trente-
deux miles), et la mélancolie qui le gagna sur le
tard se fût changée en une vision enjouée de la vie
pour peu qu’il ait pu continuer cet exercice dans
les rues de sa chère Londres. De toute évidence,
le mouvement littéraire de la fin du XVIIIe siècle

40
était en grande partie, si ce n’est totalement,
le fruit de la pratique renouvelée de la marche.
L’autobiographie poétique de Wordsworth
montre à quel point chaque étape de son dévelop-
pement intellectuel était liée à une balade dans
la région des Lacs30. Le soleil levant qui l’éblouit
au cours d’une balade après une nuit passée à
danser l’a d’abord singularisé comme un « esprit
consacré31 ». Son tour des Alpes à pied – ce qui
constituait alors un exploit inédit – lui suggéra
son premier poème majeur. Son principal exploit
est le récit d’une excursion à pied. Il a continué
cet exercice et De Quincey32 a calculé quelque
part l’équivalent du nombre de circonférences
de la Terre qu’il avait arpenté avec ses jambes,
en partant apparemment de l’hypothèse qu’il
avait parcouru une moyenne de dix miles par
jour. On raconte que De Quincey lui-même, tout
maigre et fragile qu’il fût, était un bon marcheur
et pouvait gravir une colline quatre à quatre
« comme un écureuil ». Manger de l’opium33
n’est pas compatible avec la marche, et pourtant,
même Coleridge, après en avoir contracté l’habi-
tude, affirme avoir marché quarante miles par
jour en Écosse et, comme nous le savons tous, le
grand manifeste de la nouvelle école de poésie,
les Ballades lyriques34, lui a été suggéré par sa
célèbre marche avec Wordsworth, au moment

41
où ont été composées les premières strophes du
« Vieux Marin35 ». Les cas de Scott et de Byron36
pourraient fournir une remarquable illustration
de cette saine influence. Bien qu’il fût boiteux,
Scott aimait marcher vingt à trente miles par
jour et gravir des rochers escarpés, en se fiant à
la force de ses bras pour remédier à ses faux pas.
Les premières balades lui permirent de s’impré-
gner à satiété des traditions locales et la passion
de la marche dans des conditions difficiles faisait
ressortir cette nature virile qui l’a fait aimer par
trois générations de lecteurs. Byron boitait trop
pour pouvoir marcher et, par conséquent, toutes
les humeurs malsaines, qu’une bonne balade à
travers champs aurait dissipées, s’accumulaient
dans son cerveau et furent à l’origine des défauts,
de l’affectation morbide et de la misanthropie
perverse qui ont plus ou moins empêché l’intelli-
gence la plus mâle de son temps d’accomplir tout
ce qu’elle avait à accomplir.
Il est inutile d’accumuler les exemples d’une
doctrine qui sera sans nul doute acceptée sitôt
qu’elle aura été énoncée. La marche constitue
la meilleure des panacées pour les tendances
morbides des écrivains. Je me contenterai de faire
observer qu’elle est aussi bonne pour les raison-
neurs que pour les poètes. Le nom « péripaté-
tique » suggère ce lien. Hobbes37 gravissait et

42
redescendait les collines d’un pas ferme dans le
parc de son maître quand il était dans son grand
âge. La philosophie utilitaire peut à bon droit être
rattachée à la même pratique. Le vieux Jeremy
Bentham38 a continué son ouvrage pendant
quatre-vingts années grâce à ses « circumambu-
lations postprandiales ». Son principal disciple,
James Mill39, marchait sans cesse et prêchait tout
en marchant. Auprès de son père, John Stuart
Mill40 assimila d’emblée la psychologie, l’écono-
mie politique et l’amour de la marche. Marcher
constituait son loisir ; cela l’empêchait de devenir
un simple pédant desséché et bien qu’il avançât
le prétexte de recherches botaniques, cela l’a aidé
à prendre conscience que l’homme est un peu
plus qu’une simple machine logique. Carlyle, le
grand rival de Mill comme guide spirituel, était
un vaillant marcheur, et même à la fin de sa vie,
le voir effectuer ses promenades habituelles à
Londres constituait un spectacle frappant. L’un
des passages les plus saisissants de ses Réminis-
cences41 décrit sa balade avec Irving42 de Glas-
gow à Drumclog. À cet endroit, ils s’assirent
sur une « tourbière défoncée, tandis qu’au loin,
à l’ouest, au-dessus de notre horizon brunâtre,
se dressait, blanche et visible à plusieurs miles à
la ronde, une haute pyramide irrégulière. Nous
avons aussitôt deviné qu’il s’agissait d’Ailsa

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Craig43, et nous avons songé aux mers et aux
océans lointains ». Naturellement, ce spectacle
a débouché sur une conversation solennelle, qui a
constitué un événement marquant dans ces deux
existences. Ni Irving ni Carlyle ne redoutaient de
marcher aussi longtemps que nécessaire à cette
époque, est-il ajouté, et le lendemain, Carlyle
se mit en route pour sa balade la plus longue :
quarante-quatre miles. Carlyle n’a pas son pareil
pour les descriptions de paysages : des portraits
des montagnes dans Sartor Rersartus44 jusqu’aux
pièces d’artillerie dans Frederick45. Ruskin46, lui-
même bon marcheur, est plus rhétorique mais
pas aussi graphique ; il va de soi que rien ne
forme aussi bien l’œil aux détails d’un paysage
que cette pratique consistant à l’arpenter avec ses
jambes.
Il est vrai que les grands hommes n’ont pas
toujours reconnu leur dette à l’égard du génie,
quel qu’il puisse être, qui préside à l’exercice
pédestre. En effet, ils ont tendance à ignorer ce
qui les y a incités. Mais quand ils parlent des
beautés de la nature, ils nous font comprendre
qu’ils auraient pu être des esprits désincarnés
volant au cœur de la solitude des montagnes,
affranchis de toute cette mécanique physique
faite de jambes et de tripes. L’éloquence des
Peintres modernes47 était pour beaucoup dans le

44
charme que les Alpes exercèrent sur moi autre-
fois. J’espérais partager l’extase ressentie par
Ruskin dans le culte et la vénération du mont
Blanc et du Materrhorn48. Cependant, l’in-
fluence de tout culte dépend du caractère de
celui qui le voue, et je crains fort que dans le
cas présent, le charme ait eu des effets pervers. Il
a fait naître en moi une passion pour l’escalade
qui a pris toute mon énergie et m’a détourné de
l’enseignement supérieur du prophète. J’aurais
pu le suivre des montagnes jusqu’aux galeries
de peinture et passer au milieu des pierres de
Venise les heures que j’ai consacrées à m’atta-
quer à des sommets qui n’avaient pas encore été
conquis, et ayant perdu ainsi ma dernière chance
de devenir un critique d’art, je suis devenu un
bon juge en matière de guides alpins, mais je
ne sais même pas comment faire une allusion
judicieuse à Botticelli ou au Tintoret49. Je ne
puis dire que j’éprouve le moindre remords.
J’ai passé de bons moments et j’ai au moins
échappé à la tentation de dire des absurdités. Il
s’ensuit, néanmoins, qu’il entre quelque chose
de terrestre dans ma passion pour la montagne.
Elle est associée à des souvenirs de repas et de
boissons. Cela signifiait une bonne camaraderie
avec quelques-uns des meilleurs amis qui soient,
mais force m’est d’admettre que notre but

45
n’était pas toujours de l’ordre de l’exaltation ou
de l’esthétique. Il en résulte une certaine diffi-
culté. Je ressens une pénible défiance. Je main-
tiens que les excursions alpines sont la poésie de
la quête ; je pourrais tenter de justifier ce point
de vue en rapportant certaines des émotions
qu’ont fait naître les grands effets scéniques :
le lever du soleil sur les champs enneigés, les
nuages orageux se regroupant au pied des
grands sommets, les hauts pâturages noyés dans
les fleurs à mi-hauteur, les torrents dévalant à
travers les « ravins crevassés50 » et ainsi de suite.
Mais cela a déjà été fait, mieux que je ne pour-
rais espérer le faire, et quand je retourne à ces
bons vieux paysages tirés des Peintres modernes et
que je songe à l’enthousiasme qui a fait naître
des phrases exubérantes de trois à quatre cents
mots, non seulement je suis confus devant leur
éloquence inaccessible, mais j’ai le sentiment
qu’elles exprimaient un reproche tacite. Somme
toute, semblent-elles dire, tu n’es qu’une pauvre
créature prosaïque, feignant un amour des
paysages sublimes pour masquer des mobiles
plus vils. Je pourrais protester contre ce juge-
ment, mais il est préférable, pour l’heure, d’écar-
ter ce sujet, quand bien même il fournirait une
base solide à mon propos.

46
Par conséquent, peut-être vaut-il mieux réser-
ver les arguments en faveur de la marche à des
endroits où les splendeurs et les sublimités du
paysage n’exercent pas un attrait aussi irrésis-
tible. Un historien philosophe divise le monde
en régions où l’homme est plus fort que la
nature et en régions où la nature est plus forte
que l’homme. Le véritable charme de la marche
ressort sans aucune équivoque quand il dépend
ostensiblement du marcheur en personne. L’en-
thousiasme s’est emparé de moi dans les Alpes,
mais j’ai trouvé presque autant de plaisir dans
des balades comme celle que Cowper a décrite,
au cours de laquelle la vue du haut était bornée,
non pas par les Alpes ou les Apennins51, mais
par une « haute haie vive52 ». Marcher confère
du charme au paysage anglais le plus banal. Non
seulement l’amour de la marche rend suppor-
table le moindre comté anglais, mais son charme
semble inépuisable. Je ne connais que deux ou
trois districts dans les moindres détails, mais
plus je me familiarise avec eux, plus je souhaite
y retourner, pour inventer de nouvelles combi-
naisons avec d’anciennes balades ou bien pour
inspecter un recoin jusqu’à présent inexploré.
J’aime les Lacs anglais et ce n’est assurément pas
par association. Je ne puis « associer ». Malgré
tout le respect que je dois à Wordsworth, je

47
me fiche comme d’une guigne de voir le cottage
dans lequel il a vécu : la seule chose que cela
m’évoque, c’est que n’importe qui aurait pu y
vivre. Le pays des Lacs possède un charme qui
lui est propre et les noms mêmes de Helvel-
lyn, Skiddaw et Scawfell53 ont, au moins pour
moi, leur propre musique. Mais c’est peut-être
dû au fait qu’on a dit qu’il s’agit d’une minia-
ture des Alpes. Par conséquent, j’en appelle au
pays des Marais, ce pays dont le fermier d’Al-
ton Locke54 se vantait de ce qu’on n’y trouvât
aucune de vos « satanées côtes et pentes » et
qu’il fût « aussi plat qu’une porte de grange sur
quarante miles sans discontinuer ». J’ai gravi la
chaîne des Gogmagog pour voir la tour d’Ely55,
à seize miles de là, de l’autre côté de cette
contrée entièrement plane et je me targuais de
trouver, chaque trimestre, un nouveau chemin
à pied pour aller de Cambridge à la cathédrale.
Nombre de ces chemins menaient à une petite
auberge appelée « À cinq miles de n’importe
où » qui, à mon époque, constituait La Mecque
vers laquelle un club peu ordinaire baptisé la
République d’Upware – du nom du village – se
rendait régulièrement en pèlerinage. J’ignore ce
que ses membres y faisaient de particulier, en
sus de consommer de la bière, mais le charme
de l’endroit tenait à cette distance le séparant de

48
« n’importe où » – un sentiment de solitude
sous la grande canopée céleste où, comme autant
d’emblèmes de l’infini :

Les eaux, dans les rigoles, coulent de ciel en


ciel56.

J’ai toujours aimé les balades dans les marais.


Au cours d’une marche d’un bon pas en longeant
l’une des grandes digues près du canal monotone,
avec la végétation exubérante somnolant dans ses
eaux stagnantes, nous nous imprégnions de l’âme
du paysage. Nous aurions pu deviser comme des
senior wranglers57 ou bien des membres du person-
nel de l’Université, mais nous ressentions le
charme singulier des grandes plaines. Sans doute
l’absence de barrières bien nettes nous permet-
elle de prendre conscience que l’on se trouve à
la surface d’une planète tournoyant dans l’espace
libre et infini. Un curieux personnage me revient
à l’esprit : une sorte d’érudit-bohême des marais.
Certaines particularités faisaient qu’on n’avait
pas envie de lui confier de l’argent et sa famille
subvenait à ses besoins en payant ses ardoises
dans les auberges au bord du fleuve. En outre,
on le laissait imprimer certains poèmes qu’il
transmettait quand on le croisait sur le chemin
de halage. Je me souviens qu’enfant j’imaginais

49
que l’existence la plus agréable de toutes devait
être celle d’un batelier – qui jouissait d’une éter-
nelle partie de plaisir. Ce monsieur avait visi-
blement mis cette idée à exécution et, dans les
intervalles que me laissaient mes lectures, j’avais
tout le loisir d’imaginer qu’il avait choisi le meil-
leur rôle. Hélas ! ses poèmes ont depuis bien
longtemps disparu de ma mémoire et je ne puis
citer, par conséquent, ce qui n’eût pas manqué
de restituer l’essence du génie du lieu et de faire
naître des associations d’idées pour Wicken Fen
ou bien Swaffham Lode comparables à celles qui
sont liées à la corniche de Hincksey et à l’orme
de Fyfield d’Arnold58.
Un autre type de marche peut, sans doute,
susciter davantage de sympathie. Nous savons
que la voix de la mer est aussi puissante que
celle des montagnes et, à mon sens, il est diffi-
cile de dire si le Land’s End59 n’est pas un endroit
plus impressionnant que le sommet du mont
Blanc. La solitude des roches glacées évoque des
pierres tombales et la mort. La mer est toujours
vivante et en activité. Les mouettes qui planent,
les fous de Bassan qui plongent et les marsouins
qui folâtrent sont autant de symboles animés
d’une lutte vaillante contre le vent et les vagues.
Même celui qui, d’ordinaire, ne fait aucune asso-
ciation d’idées, imagine vaguement l’Armada et

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les héros de Hakluyt60 en arrière-plan. Amérique
et Australie sont juste au bout du chemin. « Cet
endroit n’est-il pas dépourvu d’intérêt ? » a
demandé quelqu’un à une vieille dame dont le
cottage était situé près du phare du cap Lizard61.
« Non, répondit-elle, c’est si “cosmopolite”. »
C’était une façon toute simple d’exprimer le
charme qu’évoque ce merveilleux vers de Milton :

Là, où la grande vision du mont fortifié, fixe ses


yeux sur Namancos et les remparts de Bayonne62.

Elle pouvait suivre en esprit les allées et


venues des grands navires et serrer la main de
gens à l’autre bout de la terre. La simple vue
d’un bateau de pêche, comme l’ont apparemment
découvert les peintres, constitue un poème en
soi. Mais ne se trouve-t-il pas entièrement écrit
dans Cap à l’ouest ! et dans les Idylles en prose, dans
lesquels Kingsley63 a mis tout son génie ? De
toutes les balades que j’ai faites, je ne puis m’en
rappeler de plus délicieuses que celles du côté
du promontoire au sud-ouest. J’ai suivi la côte
à différents endroits, depuis l’embouchure de
l’Avon de Bristol64, près du Land’s End, jusqu’à
l’île de Wight65, et je suis bien empêché de dire
quelle baie ou quel cap est le plus charmant. Je
sais juste que le plus charmant était d’autant

51
plus appréciable quand il se trouvait serti dans sa
monture par une longue marche. Quand on s’est
mis en route de bonne heure, que l’on a suivi le
sentier des gardes-côtes sur les versants domi-
nant les falaises, que l’on a traversé non sans mal
le tapis pourpre et doré d’ajoncs et de bruyères
recouvrant les landes, que l’on s’est enfoncé dans
de pittoresques petites criques, avec un village de
pêcheurs rudimentaire, que l’on a suivi la blan-
cheur aveuglante des sables le long d’une baie
désolée et que l’on a fini par déboucher sur
un promontoire où l’on peut s’installer dans un
recoin au milieu des rochers pour regarder le
bleu majestueux des flots de l’Atlantique qui
viennent se briser en gerbes d’écume sur le granit
et voir la mer au loin chatoyer jusqu’à se fondre
imperceptiblement dans les nuées, alors on peut
consommer ses modestes sandwiches, allumer
sa pipe et se sentir plus vertueux et en paix avec
l’univers qu’il est facile d’imaginer pouvoir l’être
ailleurs. Dans des moments pareils, je me suis
même figuré que j’étais un heureux mélange de
poète et de saint – ce qui est une sensation fort
agréable. Cependant, ce que je souhaite mettre
en exergue, c’est que cette sensation se limite
au marcheur. Je respecte le cycliste, comme je
l’ai déjà dit, mais il est l’esclave de sa machine :
il doit suivre la grand-route et ne peut tomber

52
que sur les panoramas qui s’offrent au touriste
lambda. Il ne voit rien du paysage en retrait,
qui peut lui rester fermé, et son esprit ne peut
connaître cette parfaite harmonie que permettent
la solitude et la longue suite de charmants petits
décors qui se tiennent timidement à l’écart du
regard de tous.
Le cycliste cockney66 qui cherche sagement à
s’éloigner par moments de la région « dont les
maisons serrées et les égouts corrompent l’air67 »
connaît les mêmes inconvénients. Pendant des
années, c’était pour moi une nécessité vitale
d’intercaler des bouffées d’air frais entre les
périodes où je respirais le brouillard londo-
nien. Une fois hors de la « ville », je cherchais
à vérifier que les contrevenants seraient pour-
suivis. Ce qui laissait présumer que la trans-
gression devait avoir quelque attrait. Le cycliste
ne pouvait uniquement se dire que contrevenir
lui était non seulement interdit mais impos-
sible. Pour moi, cela évoquait les charmantes
balades qui, y compris dans les alentours de
Londres, attendent celui qui ne témoigne pas
un respect superstitieux à l’égard de la loi. Il
est vraiment surprenant de voir quelles char-
mantes promenades on peut inventer grâce à
un mélange judicieux entre les endroits où l’on
pénètre sans autorisation et les droits de passage

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fort heureusement préservés sur maints sentiers
et terrains communaux. Il est vrai que Londres
continue sans cesse d’étendre ses immenses
bras de pieuvre dans la campagne. Contraire-
ment au dragon carnassier de Wantley, pour qui
« maisons et églises » étaient comme « oies et
dindes68 », elle déploie ses maisons et ses églises
sur les champs de notre enfance. Et pourtant,
entre les grandes lignes de chemin de fer, il y a
encore des champs qui ne sont pas profanés par
des publicités de pilules pour le foie. Le fait est
que, à une vingtaine de miles de Londres, deux
voyageurs ont demandé récemment leur chemin
à une ferme isolée et que la maîtresse des lieux,
voyant qu’ils étaient loin de toute auberge, leur
a non seulement offert un siège et un repas,
mais a carrément refusé le moindre paiement.
Cela évoquait un état idyllique de la société
que, c’est vrai, il ne faut pas compter découvrir.
Pourtant, il semblerait que l’hospitalité, cette
vertu des régions primitives, n’a pas totalement
disparu, y compris dans cette région surcivili-
sée. Les manières des voyageurs ont sans doute
quelque chose de particulièrement attrayant.
Au cours de cette balade ou d’une autre dans les
parages, ils sont revenus un ou deux siècles en
arrière. Ils ont visité la tombe paisible où Penn69
repose à l’ombre du vieux temple des Amis et

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sont tombés sur le cottage où le siège sur lequel
Milton a parlé à Ellwood70 du Paradis recon-
quis71 semble toujours attendre son retour ; ils
ont gravi la colline jusqu’au monument pitto-
resque rappelant comment le capitaine Cook72
a montré la bienveillance de la Providence en
infirmant l’existence d’un continent dans la
mer du Sud – l’argument est trop évident pour
qu’il soit nécessaire de le développer ; ensuite,
ils ont contemplé avec respect l’obélisque voisin,
qui indique l’endroit où George73 a conclu une
célèbre chasse au cerf. Une petite vallée dans la
paisible contrée marneuse du Buckinghamshire74
mène au-delà de ces mémoriaux et d’autres
encore, et celui qui goûte les associations histo-
riques peut, avec l’aide des Environs de Londres
de Thorne75, augmenter cette liste à l’envi. Je
ne fais aucune objection à une association quand
elle se présente spontanément et naturellement.
Elle ne doit pas être le but avoué de la marche,
mais ce qui vient en rehausser incidemment
l’intérêt ; il est alors agréable de penser que ses
ancêtres ont connu les mêmes plaisirs. La région
comprise dans un rayon de trente miles à partir
de Charing Cross76 possède suffisamment de
charmes, même pour un esprit guère porté sur
l’histoire. On ne peut tenir un tison dans la
main, d’après une haute autorité, en pensant

55
aux glaces du Caucase77, mais je me console de
temps à autre, quand les passants qui marchent
sur mes talons à Londres m’ont fait sortir de mes
gonds, en pensant à Leith Hill78. Elle n’atteint
une hauteur d’un millier de pieds que grâce à la
« Folly79 », mais on peut voir, déclare mon auto-
rité, douze comtés depuis la tour, et si certains
cartographes légendaires de l’État ont dit vrai,
on peut apercevoir le Canal anglais au sud et
Dunstable Hill80, loin de Londres, au nord. Le
Palais de cristal81 aussi, nous assure-t-on, « scin-
tille comme un diamant ». C’est flatteur, mais
pour moi, le panorama évoque tout un réseau
de chemins, qui ont été le cadre d’expéditions
menées à titre personnel, au cours desquelles j’ai
fait montre du savoir-faire dont je m’enorgueillis
le plus – j’entends par là une capacité à imaginer
de judicieuses combinaisons géographiques et à
inventer, en particulier, d’admirables raccour-
cis. L’opiniâtreté avec laquelle certains compa-
gnons affirment que mes raccourcis pourraient
fort bien être le chemin le plus long montre que
les meilleurs hommes ne sont pas exempts de
jalousie. Toujours est-il que les miens nous ont
menés, mes amis et moi, dans d’innombrables
endroits charmants. Mon passage préféré du
Voyage du pèlerin82 – une allégorie qui, soit dit en
passant, n’aurait pu venir à l’esprit de quelqu’un

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qui n’aurait pas été à la fois un homme bon et
un bon marcheur – a toujours été celui dans
lequel Chrétien et Espoir quittent la grand-
route pour franchir un échelon dans le « Pré du
Détour83 ». J’aurais certainement approuvé ce
plan. Certes, le chemin les mena dans le château
du géant Désespoir, mais la loi sur la violation
de propriété est devenue plus clémente et l’inci-
dent a vraiment ajouté ce piment de l’aventure
si délicieux pour l’authentique pèlerin. Nous
avons défié le géant Désespoir et si nos balades
n’étaient pas aussi édifiantes que celles de
Chrétien et de ses amis, elles confèrent un brin
agréable au fil de la mémoire qui unit les années
passées. On nous dit souvent que la conversa-
tion, à l’instar de l’écriture épistolaire, est un art
perdu. Nous vivons beaucoup trop en groupes.
Mais s’il est bien un moment où les hommes
peuvent deviser agréablement, c’est quand ils
sont revigorés par une bonne marche : quand la
réserve est atténuée par cette longue familiarité
née d’un parcours commun ou bien quand, si
cela nous ennuie, on peut tranquillement lais-
ser derrière soi l’ergoteur invétéré ou éventuel-
lement accélérer suffisamment l’allure pour en
mettre le souffle à l’épreuve.
Du moins me suis-je aperçu que la conver-
sation n’était jamais aussi libre et agréable que

57
pendant une promenade à travers une contrée
pittoresque. Et pourtant, il y a également un
charme particulier dans la balade solitaire quand
son interlocuteur n’est autre que soi-même. Ce
que l’on peut apprécier – et d’autant mieux –
dans les rues de Londres. J’ai lu quelque part
qu’une éminente personne composait ses écrits
au cours de ses déambulations et cet argument
était censé prouver sa formidable puissance de
concentration intellectuelle. Ma propre expé-
rience aurait tendance à infirmer ce miracle.
J’envie désespérément les hommes qui peuvent
réfléchir sans perdre le fil de leurs pensées dans
des conditions qui distraient les autres – au cours
d’une réunion où il y a foule ou bien au milieu
de leurs enfants –, car je suis aussi sensible que
la plupart des gens à la distraction, mais pour
peu que je parvienne à penser, je ne suis pas sûr
que le mugissement du Strand84 ne soit pas un
cadre plus propice que le calme de mon bureau.
L’esprit – on ne doit juger qu’à l’aune du sien –
me semble être un appareil singulièrement mal
construit. Les pensées sont des choses glissantes.
Il est extrêmement difficile de les maintenir dans
la piste offerte par la logique. Elles se bousculent
entre elles et font soudain une embardée pour
laisser la place à d’autres pensées incongrues
et fortuites, tant et si bien que le cours de la

58
pensée, dont on parle, ressemble davantage à un
voyage en train que l’on fait en rêve, où tous les
quelques yards85, on est aiguillé sur la mauvaise
voie. Or, bien qu’une rue de Londres regorge de
distractions, elles deviennent si innombrables
qu’elles se neutralisent mutuellement. Le mael-
ström d’élans contraires devient un courant
continu parce qu’il est tellement chaotique qu’il
crée une humeur, voire une veine réflexive. Dans
un curieux passage de son Prélude, Wordsworth
décrit l’influence que cela a exercée sur lui. Il
erra dans Londres, comme un garçon de ferme
un peu rustre, ne manquant rien de ce qu’il
y avait à voir de Bartholomew Fair86 jusqu’à
St Stephen, avant de devenir partie intégrante
de la « monstrueuse fourmilière d’un monde
trop affairé87 ». Bien entendu, comme à son
accoutumée, il tira une morale de la complexité
déroutante de son nouvel environnement, et
une morale des plus excellentes. Il semble qu’il
ait appris à reconnaître l’unité de l’homme et à
sentir que l’esprit de la nature était sur lui dans
le « vaste royaume de Londres88 » comme sur
les montagnes. C’est dû au fait que c’était un
poète philosophique ayant un penchant pour
l’optimisme. Je n’essayerai pas de me livrer
à une interprétation ou de faire un commen-
taire, car je crains fort de ne pas avoir partagé

59
les émotions qu’il exprime. Un cockney « pur
jus » considère que l’endroit où il vit fait partie
du décor. Le brouhaha a cessé de le distraire ;
il est comme ces gens dont on dit qu’ils sont
devenus sourds parce qu’ils ont toujours vécu
au milieu du mugissement d’une chute d’eau :
il incarne le dicton populaire qui veut qu’on ne
soit jamais aussi seul qu’au milieu d’une foule ;
la vague sympathie qu’il éprouve pour la vie
qui l’entoure le stimule, mais chaque stimulus
particulier demeure, comme le dit la formule,
« sous le seuil de la conscience ». Jusqu’à ce que
les psychologues me fournissent une meilleure
théorie, j’attribuerai à cet effet le fait que ce que
j’aime appeler mon « esprit » semble travailler
de façon plus continue et plus cohérente au cours
d’une balade dans la rue qu’ailleurs. On pourrait
y voir un aveu de cynisme. L’homme qui ouvri-
rait son esprit aux impressions que lui suggère
naturellement la « monstrueuse fourmilière »
courrait le danger de devenir un philanthrope ou
un pessimiste, d’être terrassé par la perspective
de problèmes gigantesques ou par l’incapacité
de l’individu à les résoudre. Si je me souviens
bien, Carlyle emmena Emerson89 faire un tour
dans Londres afin de convaincre son ami opti-
miste que le diable était encore en pleine acti-
vité. On pouvait trouver les portes de l’enfer à

60
chaque rue. Je me souviens, alors que je rentrais
après une balade à la campagne par une nuit
d’été suffocante, en voyant la population misé-
rable sortir chercher un peu d’air dans le seul
terrain de jeu qu’ils connaissent – l’immense
dédale d’allées hideuses – avoir eu l’impression
de me trouver dans la « Cité de la nuit redou-
table » de Thomson90. Il n’est pas jusqu’à la
disparition de vieux recoins pittoresques qui soit
douloureuse quand votre attention est en éveil.
Il y a un mur de cimetière, devant lequel je
passe parfois, portant une inscription commémo-
rant le bienfaiteur qui l’a érigé « pour repous-
ser les cochons ». Je regrette les cochons et le
village verdoyant qu’elle semble évoquer. Le
cœur, convient-il de signaler, doit s’endurcir
pour ne pas être ému par des textes appelant à
la réflexion mélancolique. Je ne discuterai pas
ce point. Aucun d’entre nous ne peut penser en
permanence à l’énigme de l’univers et j’avoue
que mon esprit s’occupe généralement de sujets
plus modestes. Je ne défends pas mon insensibi-
lité ni ne prétends que les balades dans Londres
sont les meilleures. Je maintiens juste que même
dans Londres, la marche exerce une fascination
toute particulière. Le haut d’un omnibus consti-
tue un excellent endroit pour la méditation
mais il n’exerce pas, du moins pour moi, cette

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influence hypnotique particulière qui semble
propice à la pensée et à la douce rêverie éveillée
quand la locomotion est assurée par vos propres
muscles. Cependant, le charme est tel que même
une balade dans Londres évoque bien souvent
des endroits plus beaux et des formes plus nobles
d’exercice. La Susan de Wordsworth entend une
grive au coin de Wood Street et voit aussitôt :

Une montagne qui se dresse, une vision d’arbres,


De brillantes masses de vapeur glisser dans Loth-
bury,
Et un fleuve couler à travers le val de Cheapside91.

Les mouettes qui semblent avoir découvert


récemment les mérites de Londres fournissent
à d’occasionnelles Susan, je l’espère, une bouf-
fée de fraîches brises marines. Mais même sans
mouettes ni pigeons ramiers, je trouve souvent,
en plein cœur de Londres, des occasions de me
rappeler de vieux souvenirs, sans la moindre
raison identifiable ; de petits tableaux paysa-
gistes, qui ne se rattachent parfois à aucun
endroit précis, surgissent, investis du léger
arôme d’anciennes balades en compagnie d’un
ami, de méditations solitaires et d’exercice à
marche forcée, et je suis convaincu que si je ne
suis pas un fieffé gredin, je dois cette relative

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excellence à la monomanie inoffensive qui m’a
pris bien souvent de m’approprier le propos de
Bunyan, depuis les distractions de la « Foire aux
vanités » jusqu’aux « Montagnes délectables92 »
de l’activité pédestre.
Un coucher de soleil au mont Blanc *

Je prétends être un loyal serviteur du vieux


Monarque des Montagnes et, comme tel, je tiens
pour un article de foi fondamental que, dans
son ensemble, aucun sommet des Alpes ne lui
est comparable en splendeur et en beauté. Avec
toutes ses fautes et ses faiblesses, en dépit d’une
foule de rivaux qui sont des parvenus, il mérite
toujours de régner dans sa suprématie solitaire.
Une telle opinion semble à certains alpinistes
un anachronisme aussi grand que celui que
représente la doctrine politique des légitimistes
français. Les flatteries vulgaires des guides ont
beaucoup fait pour l’entourer d’associations
d’idées banales ; les hommages des poètes et
des peintres eux-mêmes l’ont privé de sa fraî-
cheur première, et les alpinistes ont cessé de voir
quelque chose de glorieux dans sa conquête : elle
n’est plus pour eux qu’une course très ordinaire.
Et cependant, le mont Blanc a des mérites que
* Texte extrait de Le Terrain de jeu de l’Europe (1871),
traduit par Claire-Éliane Engel, Paris, Neuchâtel, 1935.

65
nulle adoration inintelligente ne peut étouffer,
et qui enchaînent, par leur fascination gran-
dissante, tout homme sans préjugés qui aime
la nature. D’un point de vue terre à terre, mais
qui n’est pas tout à fait privé de sens, le vieux
roi peut toujours imposer le respect. Il a à son
actif une plus longue liste de morts et de bles-
sés que n’importe quelle montagne des Alpes, ou
même que toutes celles-ci réunies. Lorsqu’il est
de bonne humeur, il se laisse approcher dans une
sécurité relative, même par des novices ; mais,
dans ses moments de colère, lorsqu’il revêt sa
robe de nuages et gronde de sa voix de tonnerre,
aucun sommet n’est plus terrible. Les légères
traînées de neige qui flottent gracieusement
sur son front, les jours de beau temps, révèlent
parfois une tempête glacée qui perce la chair et
gèle la moelle des os. Mais on ne juge pas de la
supériorité des hommes et des montagnes par
la longueur de leur note de boucher. Le mont
Blanc a des droits moins douteux à notre respect.
C’est le plus solitaire de tous les sommets ; il se
dresse, comme Saül, bien au-dessus des autres, et
cependant, dans cette masse unique, les paysages
sublimes ont été plus généreusement prodigués
que dans tout un district montagneux moins
élevé. Les falaises les plus austères et les plus
massives, les clochetons les plus fantastiques

66
sculptés dans les rochers tourmentés, les torrents
de glace déchiquetés, les champs de neige polis
et lisses comme des coquillages. Tout cela s’unit
avec une variété infinie, et cependant avec une
unité qui est un grand effet d’art. On pourrait
errer pendant des jours, si des conditions secon-
daires ne rendaient pas ces promenades impos-
sibles, en trouvant à tout instant de nouvelles
combinaisons d’une splendeur encore ignorée.
Mais, demanderont quelques critiques, pour-
quoi faut-il aimer un monarque aux attributs
si discutables ? D’un point de vue scientifique,
le monarque en question n’est qu’un certain
nombre de tonnes de granit noir, qui déter-
minent certaines précipitations atmosphériques.
Et si, pour des raisons littéraires, on peut person-
nifier un rocher monstrueux, le culte d’un tel
Moloch1 a quelque chose en soi de contraire à la
nature. Dans la bouche du poète qui, le premier,
lui attribua les honneurs royaux, un tel style
était de situation. La misanthropie de Byron,
vraie ou feinte, pouvait identifier l’amour de la
nature avec la haine de l’humanité ; et une idole
sauvage, sans forme et sans vie, était le centre
qui convenait à son enthousiasme. Mais nous
avons cessé de croire aux Childe Harold et aux
Manfred2. Devenez ermite, abandonnez votre
espèce, fuyez son contact, et vous pourrez alors

67
aimer comme il convient les pics qui tolèrent
à peine la vie humaine, et dont le message aux
vallées s’exprime sous la forme de torrents dévas-
tateurs et d’avalanches écrasantes. Les hommes à
l’esprit sain qui répudient ces croyances antiso-
ciales devraient préférer les vallées fertiles et les
éminences couvertes d’herbe à ces symboles de
la plus sombre désolation. Tout enthousiasme
pour des paysages plus sauvages, lorsqu’il n’est
pas affectation pure, n’est que le produit d’un
état d’esprit particulier qui n’a plus désormais de
justification. À quoi tout initié répondra, de la
façon la plus judicieuse : comme vous voudrez !
Préférez, si cela vous fait plaisir, une prairie du
Leicestershire, ou même un marais du Lincoln-
shire, aux falaises et aux glaciers ; vantez la
vue qu’on a du Palais de cristal aux dépens des
panoramas des Alpes. Les paysages, tout comme
les grandes œuvres d’art, se refusent à se laisser
codifier par les lois d’une morale desséchée. Ils
suggèrent à chaque spectateur des pensées et des
émotions différentes. Si le mont Blanc ne vous
inspire qu’une idée d’irrémédiable sauvagerie,
tant pis ; avouez-le, à vous-même et au monde,
et ne vous joignez pas au chœur des enthousiastes
de commande. Mais ne cherchez pas querelle
à ceux chez qui le même paysage provoque des
réactions extrêmement différentes. L’homme le

68
plus heureux et le plus sage est celui qui se
réjouit devant le plus grand nombre d’objets
différents, devant le calme décor de carton
peint de l’Angleterre cultivée comme un parc,
et devant les prairies sans bornes du Far West ;
devant la Tamise et l’Amazone, Malvern3 et le
mont Blanc, Virginia Water4 et l’Atlantique.
Si la réaction, qui jetait les gens dans un délire
d’exaltation et leur faisait fuir des jardins bien
peignés jusqu’aux flancs des montagnes sauvages,
avait en elle quelque chose d’excessif, elle avait
pourtant aussi une base logique. La science ne
nous enseigne-t-elle pas, avec une insistance
toujours croissante, que rien de ce qui est natu-
rel ne doit nous être étranger, à nous qui faisons
partie de la nature ? Où finit le mont Blanc, et où
est-ce que je commence ? C’est la question que
nul métaphysicien n’est encore arrivé à résoudre.
Mais il existe au moins entre ces deux termes
une relation intime et profonde. La montagne
fait partie de la grande machine à laquelle appar-
tient inextricablement ma forme physique et
n’en est pas l’élément le moins intéressant parce
que je suis incapable de la faire servir à mes
desseins. L’univers entier, depuis les étoiles et
les planètes, jusqu’aux montagnes et aux insectes
qui rampent à leurs pieds, n’est qu’un réseau de
forces qui agissent et réagissent éternellement

69
les unes sur les autres. L’esprit de l’homme est
un instrument de musique sur lequel tous les
objets extérieurs jouent un morceau infiniment
complexe, fait d’harmonies et de dissonances.
Évidemment, il ne devient que trop souvent un
simple orgue de Barbarie, qui répète machinale-
ment les airs qu’on lui a une fois appris. Mais,
plus il reste vigoureux ou délicat, plus il est
sensible à toutes les influences qui peuvent lui
venir des sources les plus lointaines. Et un esprit
sain ne doit pas être sourd à ces voix solennelles
et mélancoliques qui s’expriment au moyen des
aspects les plus sauvages de la nature. « Nos
chants les plus doux, dit Shelley dans l’une de ses
meilleures inspirations, sont ceux qui disent nos
pensées les plus tristes5. » Il n’y a pas de poésie
ou d’art parfaits auxquels ne se mêlent quelques
notes de mélancolie ou même de gravité. Shake-
speare ne serait pas Shakespeare si ce sens
profond de tout ce qui est transitoire dans la vie
humaine n’apparaissait pas dans ses plus beaux
sonnets, et dans les passages les plus admirables
de ses pièces. Lorsqu’il nous parle de la texture
fragile du globe lui-même, des matins grandioses
« qui flattent le sommet des montagnes de leur
œil souverain » pour être bientôt voilés par les
« nuages indignes6 », ou, anticipant sur la géolo-
gie moderne, de l’« avide océan qui remporte

70
des victoires sur le royaume des côtes », il ne fait
que formuler les pensées qui viennent vague-
ment à l’esprit de tous ceux qui observent les
montagnes éternelles, survivant à tant de géné-
rations et cependant, comme tout au monde,
allant vers leur déclin. Elles représentent les
forces indomptables de la nature, auxquelles nous
sommes obligés de nous adapter ; elles disent à
l’homme sa petitesse et son existence éphémère ;
elles l’arrachent à la satisfaction placide dans
laquelle il s’enfonce en contemplant les champs
fertiles qu’il a conquis, et les fleuves qu’il a
contraints de couler suivant l’idée qu’il se fait
de sa commodité. Ainsi, elles ne devraient pas
suggérer, comme à Byron, la pure misanthro-
pie, ou, comme à Rousseau, un éclat de passion
révolutionnaire, mais une humilité terrifiée, qui
convient aux infimes créatures que nous sommes.
Il est cependant vrai que le mont Blanc est
souvent trop sauvage pour la poésie. Il peut
parler avec une gravité réellement tragique ;
et celui qui a été pris par la tempête dans les
champs de neige voisins du sommet, qui a trem-
blé en sentant l’ouragan implacable s’abattre
sur lui, ou en entendant les sons menaçants qui
annoncent une avalanche, ou qui a été aveuglé
par l’incessante averse de neige, admettra que, par
moments, la montagne dépasse les bornes de la

71
terreur compatible avec l’art. Mais il est d’autres
heures où l’on peut espérer trouver en elle
l’union parfaite de la douceur et de la sévérité.
Et, en particulier, il y a des instants exquis où le
coucher de soleil exhale sur les neiges paisibles
son « ardeur de paix et d’amour ». Vu d’en bas,
comme chacun le sait, l’Alpenglühn7 est d’une
beauté adorable ; mais, malheureusement, il est
devenu un peu trop populaire ; il commence à
faire penser à une page du Baedecker8. La chair est
faible, et le plus évangélique des êtres humains
est capable de sentir une exaspération légère
lorsque les Français de la table d’hôte s’exclament
en chœur : « Magnifique ! superbe ! », que les
Allemands font écho avec : « Wunderschön ! »,
que les Anglais tapotent aimablement la vieille
montagne sur le dos, et que les Américains affir-
ment qu’ils ont bien mieux chez eux, en fait de
couchers de soleil. N’étant pas spécialement
évangélique, je me suis souvent demandé à quoi
ressemblerait cet admirable spectacle, vu du
sommet solitaire du monarque lui-même. Cet
été, j’ai eu la grande chance, grâce aux arguments
judicieux de l’un de ses plus célèbres courti-
sans, mon vieil ami et camarade Gabriel Loppé9,
de pouvoir donner à cette question une réponse
basée sur mon expérience personnelle. Le résul-
tat m’a tellement plu que je vais tenter, bien

72
que ce soit fort ambitieux, de décrire ce phéno-
mène d’une beauté extraordinaire qui, jusqu’ici,
n’avait guère été contemplé par plus d’une demi-
douzaine d’êtres humains.
C’est la raison pour laquelle je quittai Chamo-
nix tôt dans la matinée du 6 août 1873. Le soleil
se levait sur une de ces aubes fraîches, pleines de
rosée, de celles que l’on ignore partout, sauf dans
les montagnes, où l’air vivifiant semble péné-
trer tous les pores de la peau. Je pouvais presque
dire avec sir Galahad : « L’armure mortelle que
je porte, mon poids, ma taille, mon cœur et mes
yeux, touchés par l’air le plus pur, sont devenus
eux-mêmes aériens10. » Mon corps, masse de
chair et de sang pesante et amollie, que je traî-
nais péniblement dans les rues de Londres, a
subi une étrange transformation, et c’est presque
sans effort conscient que je pars à l’assaut de la
monstrueuse montagne qui se dresse au-dessus
de moi. Les forêts exhalent leur parfum aroma-
tique et les petites clairières sont envahies de
fougères, de fleurs des bois et de fraises. Même
ici, la terreur latente des montagnes est rappelée
à l’esprit par les énormes roches qui, il y a bien
longtemps, se sont abattues comme des obus à
travers la forêt. Mais le mont Blanc ne se livre
pas en ce moment à sa pesante partie de boules,
et le tapis épais d’une végétation souple suggère

73
des idées de luxueuse indolence, en évoquant des
pique-niques nonchalants, plutôt que des souve-
nirs d’efforts plus violents. Cependant, nous
sortîmes bientôt de la forêt, et les clochettes d’un
petit troupeau de chèvres très gaies nous souhai-
tèrent bon voyage à la limite du monde civilisé,
au moment où nous descendions sur le glacier
encore gelé, enfin arrivés en présence du souve-
rain. Nous étions seuls avec le dôme majestueux
qui, gardé par les avalanches encore assoupies,
éblouissait nos yeux dans le soleil. Heureuse-
ment, nous n’étions pas tentés de battre un record
de vitesse, ou de faire la course avec des caravanes
rivales. Nous avions toute la journée devant nous,
car il ne fallait pas atteindre trop tôt un sommet
glacé : nous pouvions nous offrir le luxe de flâner
sur le mont Blanc, et je puis dire que nous profi-
tâmes largement de l’occasion. Nous avions le
temps de sonder du regard les profondeurs bleues
des crevasses, d’une telle beauté qu’on souhaite-
rait une pareille tombe, si l’on n’envisageait la
possibilité gênante d’avoir ses os mis en vitrine
par une autre génération de voyageurs scienti-
fiques. Nous pouvions confier à loisir à notre
mémoire les formes étranges des séracs fracas-
sés, ces bizarres masses de glace qui semblent
suggérer que le monarque lui-même possède
un sens de l’humour assez épais. Nous nous

74
arrêtâmes longuement sur le sommet du Dôme
du Goûter11, qui serait déjà très majestueux, s’il
n’était écrasé par son gigantesque voisin. Là, sur
les rares saillies de rochers que la chaleur de l’été
dénude, le tonnerre avait laissé ses cicatrices. La
foudre avait couvert un grand nombre de pierres
de petites saillies semblables à du verre, qui
prouvaient que c’était là une de ses cibles favo-
rites. Mais, en cette superbe journée d’été, les
éclairs se reposaient, et nous pouvions dénom-
brer en paix les pics du vaste désert qui s’étendait
déjà sous nos pieds. Les chaînes de montagnes
plus basses semblaient dessinées en rangs paral-
lèles comme les vagues de la mer que soulève,
pendant un jour calme, la houle monotone venue
de la terre. L’atmosphère fondait chacune d’entre
elles en une teinte uniforme, en esquissant nette-
ment son contour sur le fond du ciel ; elle ne se
distinguait alors des chaînes qui la précédaient
ou la suivaient que par cette délicate gradation
de nuances. Une telle vue produisait l’impression
profonde mais imprécise que l’on attend d’un
rêve d’opium. La vaste perspective se traîne vers
un horizon si lointain qu’il s’unit imperceptible-
ment avec les basses zones du ciel. Elle suggère
vaguement un mouvement rythmique, étran-
gement uni à un calme éternel. Laissez tomber
un caillou dans une nappe d’eau parfaitement

75
immobile : imaginez, à la place de chaque onde,
une imposante chaîne de montagnes, dont tous
les détails se perdent dans une brume mauve, les
dernières ondulations s’éteignant dans l’infini.
On contemple cela avec une sorte de mélancolie
apaisante, tout comme on écoute les plaintives
modulations d’un air aux accords mélodieux
qui s’enchaînent et se prolongent. Très loin,
au milieu des collines, nous pouvions voir de
grandes étendues du lac de Genève, très calme et
scintillant faiblement dans des nuances de mauve
dégradé ; mais, dans notre dos, la haute crête de
glace de la montagne se dressait toujours fière-
ment au-dessus de nous, pour nous rappeler que
notre tâche n’était pas terminée. Heureusement,
il n’y avait presque pas de nuages sous l’immense
coupole du ciel bleu foncé ; quelques légères traî-
nées de cirrus flottaient doucement au-dessus
de nos têtes, dans la zone lointaine d’où ils ne
consentent jamais à descendre, même pour se
poser sur les plus hauts sommets des Alpes. Leur
légèreté transitoire pouvait peut-être contenir
une menace pour l’avenir, mais le présent nous
appartenait ; les petites bouffées de vent qui
murmuraient autour des hautes arêtes étaient
assez perçantes pour nous empêcher d’oublier la
possibilité des gerçures, mais elles avaient à peine
la force d’éteindre une allumette.

76
Calculant notre horaire avec soin, nous remon-
tâmes les Bosses du Dromadaire et arrivâmes au
sommet une heure environ avant le coucher du
soleil. Nous avions le temps de rassembler nos
esprits, d’éveiller notre puissance d’observation
et de nous préparer pour le grand spectacle qui
s’organisait déjà. Il y en avait eu tant de répéti-
tions que l’on pouvait être assuré d’une représen-
tation parfaite. Pendant des millions d’années,
les lumières et la transparence de la mise en
scène s’étaient fait valoir sans qu’il y eût un œil
humain pour regarder, une paire de mains pour
applaudir. Je crois que, deux fois seulement, des
spectateurs avaient pris place sur cette impo-
sante galerie mais, dans l’un des cas, au moins,
ils avaient été trop malades pour jouir du spec-
tacle. L’autre groupe, dont le chef était un savant
français, le Dr Martins, avait dû battre en retraite
en hâte avant la fin ; mais son récit fragmen-
taire avait excité notre curiosité, et nous eûmes
le plaisir de vérifier le plus frappant des phéno-
mènes dont il avait parlé. Et maintenant, nous
attendions avec impatience le début de la repré-
sentation ; le froid était suffisant pour geler le
vin dans nos bouteilles, mais il est peu sensible
dans un air calme : en marchant rapidement de
long en large, et en nous livrant à la gymnastique
que pratiquent les cochers de fiacre de Londres,

77
en hiver, nous arrivions à entretenir en nous une
circulation suffisamment rapide. Je dis « nous »,
mais je calomnie le membre le plus enthousiaste
de notre groupe. Loppé restait résolument assis
dans la neige, au risque de suivre l’exemple de
la femme de Loth12. Supérieur, semblait-il, aux
faiblesses du corps humain plongé brusque-
ment dans une atmosphère à je ne sais combien
de degrés au-dessous de zéro, il travaillait avec
une passion toujours croissante pour tenter de
fixer sur la toile la magique beauté du paysage.
Promenant les yeux de la terre au ciel et du nord
au sud, dessinant avec une précipitation hale-
tante l’aspect des chaînes orientales, puis vire-
voltant comme une girouette pour prendre des
notes rapides sur les nuages de l’occident, écla-
tant par moments en soudaines exclamations
d’admiration, ou rabrouant ses compagnons
lorsque leurs corps opaques cachaient un quart
des cieux, il passait, je crois, une heure d’extase
si profonde que les amants enthousiastes de la
sublime beauté de la nature n’en rencontrent pas
souvent de pareille. Nous riions de lui, l’enviions
et l’admirions, et il échappait aux engelures.
Bien que sa toile contienne, je le crains, quelques
erreurs d’orientation, j’aimerais pouvoir la subs-
tituer à mes mots ; mais, comme c’est impos-
sible, il faut que j’essaye d’indiquer brièvement

78
les aspects les plus impressionnants du paysage.
Mes lecteurs devront faire appel à leur imagi-
nation pour suppléer à la faiblesse du style, car
les paroles les plus éloquentes remplacent mal
le pinceau d’un peintre, et ce pinceau lui-même
reste loin derrière l’un des aspects les plus gran-
dioses de la nature. Le moyen le plus simple,
pour ressentir l’impression dans toute sa force,
est de suivre mon exemple, car, en contemplant
un coucher de soleil depuis le mont Blanc, on
sent que l’on vit l’un des rares moments au cours
desquels tout le cadre naturel est instantanément
photographié de façon indélébile sur une rétine
mentale, par un procédé qui en rend impossible
la communication aux autres. Pour expliquer en
quoi il consiste, quelques mots de préface sont
nécessaires.
La vue que l’on a d’ordinaire du mont Blanc
n’est pas spécialement pittoresque, et ceci pour
une raison définitive : l’architecte a concentré son
énergie sur la production d’une seule impression.
Tout est combiné pour intensifier l’effet de haute
altitude et d’horizon illimité. Dans un bon vieux
guide j’ai lu que, d’après Pline13, si j’ai bonne
mémoire, la plus haute montagne du monde a
90 000 mètres. Lorsqu’on gravit le mont Blanc,
on est amené à croire que ce n’est pas si ridicule
que cela. L’effet est absolument unique dans les

79
Alpes, mais il est produit aux dépens de certains
éléments. Tous les rivaux dangereux ont été écar-
tés jusqu’en des points où ils deviennent insi-
gnifiants. Aucune grande masse n’est tolérée
au premier plan, car le sens de l’immensité des
proportions s’impose peu à peu à l’esprit grâce à
la multiplicité infinie des détails. Le mont Blanc,
comme un despote asiatique, doit être solitaire et
suprême ; et tous les autres pics se prosternent à
ses pieds. Si un homme, qui ignorerait la géogra-
phie comme l’enfant qui sort du lycée, pouvait
être transporté en un instant sur cette cime, il
penserait que les Alpes ressemblent à un village
où une centaine de masures se groupent autour
d’une prodigieuse cathédrale. Pour bien appré-
cier cet effet, il faut avoir acquis une certaine
familiarité avec le paysage alpestre ; sinon, on
trouve que les montagnes inférieures deviennent
insignifiantes, mais on ne sent pas que le mont
Blanc acquiert une majesté presque menaçante.
D’innombrables taches blanches, massées à des
distances inégales, ont l’air de tentes de corps
d’armée disséminés. Si vous élevez un gant à
bout de bras, il cachera tout un groupe. Sur la
plaine sans limites qui s’étend à vos pieds (je dis
« plaine », car les plus hauts sommets de l’Eu-
rope semblent s’être tassés en une étendue rela-
tivement horizontale), ce massif n’est qu’une

80
trace, une insignifiante dentelure sur le bord de
l’immense bouclier sur la saillie centrale duquel
vous vous tenez. Mais vous savez, sans toute-
fois vous en douter à première vue, que cette
insignifiante nuance plus pâle représente tout
un district montagneux. Une seule tache, par
exemple, forme la masse des pics de l’Oberland
bernois ; quelque chose de gros comme un cail-
lou est la Jungfrau élancée, la terrible mère des
avalanches ; une ride à peine visible est l’autre
face de ces déserts de neige de la Blümlisalp
qui, bien que distante là de soixante kilomètres,
semble dominer la terrasse de Berne ; et cette
petite traînée blanchâtre représente le plus
grand fleuve de glace des Alpes, l’énorme glacier
d’Aletsch14, dont les proportions monstrueuses
se sont imposées à vous durant des heures de
marche laborieuse. En une seule petite éclabous-
sure se concentrent les sources principales d’où le
Rhin descend vers la mer du Nord ; deux ou trois
autres dominent les plaines d’Italie et entourent
le bassin du Pô ; d’un groupe plus lointain
sort le Danube et, à vos pieds, la neige fond pour
alimenter le Rhône. Vous sentez que, en un
sens, vous commandez l’Europe, de Rotterdam à
Venise et de Varna15 à Marseille. La force de l’im-
pression dépend uniquement de l’intensité avec
laquelle vous saisissez les immenses proportions

81
réelles de ces inappréciables détails. Or, dans la
matinée, à l’heure à laquelle on arrive générale-
ment au sommet, ils sont nécessairement vagues,
parce que la plus belle partie du paysage se trouve
entre le soleil et vous. Mais, dans la lumière du
soir, chaque chaîne, chaque pic, chaque glacier
se détache avec une netteté frappante, et chacun
d’eux est chargé du poids de toutes ses anciennes
associations. Par exemple, voilà le farouche
Cervin16 ; ses dimensions angulaires sont minus-
cules ; la place infime qu’il occupe sur la rétine
étonnerait même un mathématicien ; mais, dans
cet espace microscopique, sa forme se définit
avec une précision aiguë, et vous pourriez recon-
naître la configuration exacte du sauvage laby-
rinthe d’arêtes rocheuses parmi lesquelles les
premiers explorateurs se frayèrent une voie sur
le versant italien. Nous faisions plus que savoir,
nous sentions réellement qu’un grand fragment
de la carte d’Europe s’étendait à nos pieds. Cela
avait pour effet d’exagérer encore l’altitude appa-
rente, au point de donner au paysage quelque
chose de terrible et de contraire à la nature ; il
semblait que de pareils espaces ne pouvaient être
révélés à des alpinistes humains, mais plutôt à
des génies des Mille et Une Nuits, qui volent au-
dessus d’un monde coloré des teintes magiques
des vieilles légendes.

82
Ainsi, chaque rocher, chaque pente, dessi-
nés distinctement mais à une échelle minuscule,
gardaient leur vraie valeur, et l’impression de
hauteur stupéfiante devenait presque écrasante ;
elle imposait à l’imagination l’idée que tout un
monde de montagnes, dont chacune était une
puissante masse, se prosternait à nos pieds, très
loin, en travers du diamètre du vaste panorama.
Et maintenant, tandis que nous étions absor-
bés par ces sensations bizarres, et que nous lais-
sions notre esprit retrouver son équilibre après
le premier choc qui l’avait bouleversé, l’étrange
spectacle dont nous étions les seuls spectateurs
commença. Un long nuage délicat, qui flot-
tait dans l’air juste sous le soleil, se revêtit gra-
duellement des couleurs du prisme. Autour de
l’horizon sans bornes courut une légère bande
de brouillard, qui n’était malheureusement pas
assez épaisse pour donner aux teintes cette pro-
fondeur qui fait parfois l’inexprimable splendeur
d’un coucher de soleil alpin. Le temps – c’était
là notre seul sujet de plainte – était presque
trop beau. Mais les nuances étaient assez vives
pour empêcher tout désappointement sérieux.
La longue suite des chaînes occidentales se fon-
dait en une teinte uniforme, tandis que le soleil
déclinait derrière elles. Au milieu de leurs plis, le
lac de Genève s’éclaira soudain d’une lueur jaune

83
pâle. À l’est, une gaze bleue semblait couvrir
les vallées à mesure qu’elles s’enfonçaient dans la
nuit ; et les chaînes intermédiaires se dressaient,
de plus en plus nettes ; il semblait même que
quelque fluide, d’une délicatesse infinie de subs-
tance et de couleur, inondait tout le pays plat
au pied de la grande montagne. Les uns après
les autres, les grands champs de neige des pics
étaient atteints par la chaude lumière rose, et ils
étincelaient comme des feux, dans les étendues
voilées d’un crépuscule léger. Comme Xerxès17,
nous regardions cette armée sans nombre s’en-
foncer dans la paix du repos, mais nous pensions
que, dans cent ans, elle ferait toujours de même,
tandis que nous, nous aurions depuis longtemps
cessé de nous y intéresser. Et, brusquement, com-
mença un phénomène encore plus étrange. Un
vaste cône, dont le sommet se dirigeait à l’op-
posé de la montagne, se découpa soudain dans
le monde couché à nos pieds ; à l’intérieur, il y
avait la nuit, autour régnait encore le crépuscule.
Là où il tombait s’éteignaient les brumes bleues
et, pendant un instant, nous pûmes à peine devi-
ner l’origine de cette forme bizarre. Une modi-
fication inattendue semblait s’être produite dans
le programme ; on aurait dit qu’un grand pli du
rideau s’était détaché pour tomber sur une partie
du décor. Bien entendu, un instant de réflexion

84
nous permit de comprendre l’origine de cette
mystérieuse intruse : c’était l’ombre géante du
mont Blanc qui marquait sa suprématie sur tous
les sommets de moindre altitude. Il est difficile
de dire la netteté de son contour, et le contraste
frappant entre cette pyramide de nuit et les
espaces encore faiblement éclairés qui échap-
paient à son influence ; une énorme tache d’encre
semblait être tombée sur le paysage. Tandis que
nous la regardions nous pouvions la voir bouger.
Elle absorbait les crêtes les unes après les autres,
et son sommet aigu se déplaçait irrésistiblement
d’un point de repère à un autre, tout le long de
la vallée d’Aoste. De fait, nous nous trouvions à
la pointe du gnomon18 d’un gigantesque cadran
solaire, dont la table était faite de milliers de
kilomètres carrés de montagnes et de vallées.
Les contours étaient si précis que, si des chiffres
avaient été marqués sur les glaciers et les arêtes,
nous aurions pu lire l’heure à une seconde
près ; nous étions presque tentés de chercher nos
propres silhouettes à une distance si énorme que
des villages entiers ne se présentaient que sous la
forme d’imperceptibles points colorés. La grande
ombre, paraissant toujours plus étrange et plus
magique, frappa au loin la Becca di Nona19,
puis monta dans les régions sombres où l’ombre
encore plus immense du monde s’élevait dans

85
le ciel, à l’orient. Par un curieux effet de per-
spective, des rayons de nuit, partis d’au-dessus
de nos têtes, semblaient converger en un point
situé juste au-dessus du sommet du cône d’obs-
curité. Pendant un temps, il sembla que se levait
à l’est une sorte d’antisoleil qui versait non de
la lumière, mais de la nuit. Le sommet du cône
atteignit bientôt l’horizon et, à notre stupéfac-
tion, se mit à monter dans le ciel lointain. Ne
s’arrêterait-il jamais ? Le mont Blanc était-il
capable de faire ombre, non seulement à la
terre, mais encore au ciel ? Durant une minute,
je m’imaginais que cet objet surnaturel allait
quitter le sol et s’élever jusqu’au zénith. Mais,
rapidement, la lumière s’éteignit sur la grande
armée des montagnes ; tout autour, la neige revê-
tit cette teinte livide qui, dans les Alpes, succède
immédiatement au coucher du soleil et, presque
tout d’un coup, l’ombre du mont Blanc se fon-
dit dans la nuit générale. Le spectacle s’était ter-
miné brusquement à son apogée, et une retraite
précipitée s’imposait aux spectateurs. Il ne nous
fallait plus perdre de temps pour quitter le som-
met avant que le gel eût durci les neiges en une
couche de glace ; une minute plus tard, nous
courions et nous glissions à toute allure vers le
passage familier du Corridor. Mais, pendant
que nous descendions, la sombre splendeur du

86
paysage semblait encore augmenter. Nous étions
entre le jour et la nuit. À l’ouest, le ciel était
d’un bleu étincelant, avec des taches d’un vert
transparent, tandis que quelques petits nuages
épars luisaient comme sous l’action d’un feu inté-
rieur. À l’est, la nuit arrivait en vagues furieuses,
et il était difficile de croire que ce ciel, d’un
violet sombre, était limpide, que ce n’était pas
l’approche d’une violente tempête qui le noircis-
sait. Pourtant, l’absence de nuages était rendue
évidente par le disque parfait de la pleine lune
qui, s’il est permis de le dire, se montrait avec
une expression plutôt niaise : on aurait dit une
mauvaise copie du soleil qui, sans aucun succès,
essayait d’imposer un peu d’ordre aux ténèbres.
« Que tes pas sont tristes, ô lune, quand tu
gravis les cieux ! qu’ils sont silencieux, et que ta
face est blême ! » s’exclame Sidney20. Et, vrai-
ment, enchâssée dans cette ombre étrange, la
lune avait l’air bien pâle et bien malheureux ;
les restes de la lumière du jour montraient, par
leur contraste, qu’elle n’est qu’une bien misé-
rable source de clarté ; si elle n’avait pas eu
cette expression d’impuissance à demi comique,
nous aurions été de l’avis de ces astronomes qui
soutiennent qu’elle n’est qu’une grande pierre
tombale ambulante, et qu’elle proclame à l’hu-
manité tout entière, dans le style d’une épitaphe

87
célèbre : « Ce que je suis aujourd’hui, vous le
serez demain ! » Pour employer le langage des
anciennes mythologies, on pouvait imaginer
qu’une seiche surnaturelle crachait son encre
dans le ciel pour l’affoler, et la pauvre lune avait
bien peu de chances d’échapper à ses tentacules.
Descendant à toute allure, en regardant de
temps en temps le ciel, nous atteignîmes rapide-
ment le Grand Plateau ; la fin de notre retraite
était désormais assurée et, de cette redoute, la
plus sauvage de la montagne, nous contem-
plâmes le dernier épisode impressionnant de
la soirée. En un sens, c’était peut-être là le plus
frappant. Comme le savent tous les alpinistes,
le Grand Plateau est un large espace plat, de
mauvais augure, entouré par un vaste hémicycle
de pentes de glace. Les avalanches qui le balayent
parfois, et qui ont causé plus d’une catastrophe,
lui donnent une sinistre réputation ; la nuit,
les mâchoires de glace de la grande montagne
semblent se refermer sur vous en une étreinte
fatale. En ce moment, il y avait quelque chose de
presque grotesque dans leur férocité. La lumière
et l’obscurité formaient un contraste si hardi
qu’il en était bizarre. La moitié du cirque était
d’un blanc livide, qui se détachait sur la nuit ;
celle-ci avançait en trombe, toujours plus noire
et plus épaisse, éclairée seulement par quelques

88
étoiles audacieuses qui brillaient comme des
étincelles fulgurantes sur la voûte couleur de
suie. L’autre moitié, qui reflétait la nuit, se
détachait par contre sur les derniers rayons du
jour ; au nord, un rai de lumière d’un rouge de
sang flambait à l’horizon et, au-dessous, il n’y
avait rien qu’un abîme de ténèbres mystérieuses.
C’était le dernier combat entre le jour et la nuit,
et celle-ci semblait encore plus tragique et plus
féroce, à mesure que son adversaire cédait, pâle
et froid, devant elle. Le Grand Plateau est bien
le cadre qui convient à une telle opposition : à
midi, vous y sentez la réverbération des neiges,
semblable à l’haleine d’une fournaise, alors que
quelques heures plus tôt, vous y avez souffert des
pires morsures de la gelée. Maintenant, le froid et
la nuit étaient victorieux, et la lumière du soleil
couchant, furieuse, semblait encore leur disputer
le triomphe. Les lueurs s’éteignaient rapidement,
et l’obscurité, à mesure que l’étrange contraste
s’effaçait, s’estompait dans ses nuances ordinaires.
L’enchantement était terminé et ce fut par une
nuit d’été banale, bien que fort belle, que nous
atteignîmes les Grands Mulets21.
Nous sentions que nous avions appris de
nouveaux secrets de la beauté des Alpes, mais
ils étaient de ceux que les initiés eux-mêmes
ne peuvent révéler. Un grand poète pourrait

89
interpréter dans ses chants le sentiment de la
montagne, mais il serait incapable de mettre dans
une proposition, ou une série de propositions, les
pensées étranges qu’un tel spectacle fait naître
dans l’esprit de différents spectateurs. Tout ce
que je puis dire, c’est qu’un curieux mélange de
joie radieuse et de mélancolie domine l’esprit ;
on se sent une sorte de Tithon22 joyeux qui, à
la « paisible limite du monde », du haut d’un
sommet magique, contemple les « champs indis-
tincts qui entourent les demeures des hommes
heureux qui ont le pouvoir de mourir ».
On appartient toujours à la terre ; car les
doigts de pied glacés, le bout du nez pincé par
la neige, tout cela vous rappelle qu’on n’est pas
devenu immortel. Même au sommet du mont
Blanc, on est très loin du ciel. Et cependant, le
seul fait d’être à quatre kilomètres au-dessus du
niveau de la mer vous élève par moments dans
une sphère où l’on est très loin aussi des intérêts
mesquins de la vie de tous les jours. Je laisse aux
philosophes le soin d’expliquer pourquoi il en est
ainsi, par quels étranges courants d’associations
les bleus et les rouges d’un splendide coucher de
soleil, les formes fantastiques des nuages à cette
altitude et les modifications dramatiques que
l’ombre impose aux immenses régions étendues à
vos pieds, pourquoi tout cela vous émeut comme

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Licence eden-75-d121d6529c7c4568-6907411852334757 accordée le 16
mai 2022 à E16-00971794-Pazun-BArbarz
une musique mystérieuse, et pourquoi même la
musique peut vous bouleverser. Tout ce que je
sais, c’est que le simple souvenir de cette soirée
d’été au sommet du mont Blanc suffit à me plon-
ger dans d’étranges rêveries qu’il m’est abso-
lument impossible d’analyser, et encore moins
d’exprimer à l’aide de remarques en noir sur
blanc.
Encore un mot. L’expédition que j’ai décrite
est parfaitement simple et sans danger si – mais
cela est indispensable – trois conditions sont
scrupuleusement observées. Il faut, de toute
évidence, que le temps soit admirable et la neige
en excellentes conditions ; sinon, la retraite serait
difficile. Et, en prévision des ennuis inattendus,
qui sont si fréquents en haute montagne, il faut
avoir un certain nombre de guides plus sûrs que
la moyenne de ceux qui traînent dans les caba-
rets de Chamonix. Si l’on néglige ces précau-
tions, de sérieux accidents pourraient facilement
se produire, et, en tout cas, il y aurait de très
grandes chances pour que l’amant de la nature
rentrât avec des doigts de pied gelés.
Les Alpes en hiver *

Les savants ont récemment attiré notre atten-


tion sur le phénomène de la double conscience.
Un esprit qui n’est pas scientifique croit bien
souvent que la conscience, dans son état normal,
est plutôt multiple que double. Nous menons
d’habitude plusieurs vies à la fois, et elles se
mêlent et se recoupent d’étranges façons. Certains
états d’esprit s’unissent facilement, non pas
avec ceux qui leur sont contigus dans le temps,
mais avec ceux qui doivent une sorte d’affinité
spontanée à leur identité de composition. Par
exemple, lorsque je suis assis dans mon bureau,
il me semble souvent que seule la portion du
passé qui s’est écoulée à l’intérieur de cette pièce
est une réalité. Tout le reste, la vie bruyante du
dehors, et même la vie non moins bruyante de
la pièce à côté, devient un rêve. Je puis imaginer
que mon moi le plus profond n’a jamais existé
ailleurs, et que toutes les autres expériences que
* Ce texte est tiré du Terrain de jeu de l’Europe (1871),
traduit par Claire-Éliane Engel, Paris, Neuchâtel, 1935.

93
rapporte ma mémoire ont été faites par d’autres
moi dans des courants de vie parallèles, mais
non continus. Ainsi, après des vacances, le jour
où nous reprenons le collier se rejoint à celui où
nous l’avons déposé, et l’intervalle devient une
simple hallucination.
Par moments, cette puissance ou cette faiblesse
prend un charme singulier. Nous pouvons
rassembler les fils de la vie que nous avons lais-
sés tomber, et ignorer la lassante monotonie du
train-train journalier ; bien que nous ne puissions
pas revenir à un passé adoré, nous pouvons nous
mettre en relations étroites avec lui, et rompre les
barrières qui se ferment impitoyablement pour le
cacher aux yeux qui le regrettaient. Pour certains
d’entre nous, le charme opère instantanément
à la vue d’un pic des Alpes. Le dôme du mont
Blanc ou les clochetons du Wetterhorn1 sont des
talismans qui dispersent l’amas des brouillards
du temps ; tandis que nous les contemplons, le
passé enchanté renaît. Et les montagnes éter-
nelles ont un charme particulier. Elles n’éveillent
jamais les associations d’idées insignifiantes ou
vulgaires des jours écoulés. À certains moments,
la vue d’une lettre, d’une bague, d’une vieille
maison peut vous submerger sous un flot de
vieux souvenirs. Je n’ai malheureusement pas
une constitution de ce genre. Chez moi, les

94
reliques conventionnelles ont le don exaspérant
de rappeler les petits incidents qu’il vaut mieux
oublier. Elles évoquent les vieilles sottises qui
font encore rougir, ou le mot malheureux qu’on
voudrait racheter d’un an de sa vie. Nos champs
et nos rivières d’Angleterre ont aussi de ces
caprices désagréables. Dans notre petite île, la
nature est trop asservie par les besoins courants
de l’humanité pour s’associer à des émotions plus
simples et plus profondes. Il en est autrement
des Alpes. De même que, après un jour d’été,
les roches renvoient la chaleur, de même chaque
pic et chaque forêt semble être encore embaumé
des parfums les plus délicieux du souvenir.
Les petits incidents vexants et sans intérêt ne
peuvent s’attacher à ces immenses monuments
des âges révolus. Ceux-ci conservent toutes
les émotions nobles, tendres ou pures qui ont
pu se fixer sur eux. S’il me fallait inventer une
nouvelle idolâtrie – tâche assez inutile –, je me
prosternerais, non pas devant une bête, l’océan
ou le soleil, mais devant l’une de ces grandes
masses à laquelle, en dépit de tout raisonnement,
il est impossible de ne pas attribuer quelque
personnalité mystérieuse. Leur voix mystique a
trouvé des interprètes infidèles ; mais, à moi du
moins, elles parlent sur un ton plus tendre et en
même temps plus effrayant que n’importe quel

95
prophète humain. Les accents les plus solennels
ou les plus doux de Milton ou de Wordsworth
sont peut-être plus précis, mais ils n’agissent pas
aussi fortement sur mon imagination.
Durant l’été, il y a des distractions. La néces-
sité de manger, de boire, de se promener met en
marche un mécanisme massif et grinçant. Mais
j’avais toujours supposé qu’en hiver, lorsque
toute la région devient un pays de rêve, la voix
se ferait mieux entendre, et plus longtemps. Il
serait possible d’atteindre à ces rêveries solen-
nelles dans lesquelles le vrai mystique espère
oublier le temps, et peut s’élever jusqu’à ces
visions idéales, hors du domaine de l’accidentel
ou du transitoire. L’émotion en soi, sans forme
logique ni matérielle, que la perception exté-
rieure ne peut troubler, semble appartenir au
domaine du transcendantal. Peu de gens ont le
don de gagner souvent ces régions ou d’y rester
longtemps. Une pareille fréquentation, si elle
se répète trop, devient dangereusement éner-
vante. Mais, heureusement, la plupart des êtres
en sont préservés, parce qu’ils sont incapables
d’en sentir le charme. La tentation est réservée
aux natures exceptionnelles. Nous, membres du
monde positif et terre à terre, nous ne devons
pas plus craindre de trop rêver qu’un voyou de
Londres ne doit redouter de porter trop d’intérêt

96
aux arts. Nous courons un danger exactement
inverse. Pendant les rapides moments favorables,
soulevons le rideau qui cache le monde exté-
rieur et laissons-nous aller à la volupté d’une
courte méditation abstraite ; ou plutôt, comme
le mot méditation suggère trop de ressemblance
avec la pensée courante, abandonnons-nous passi-
vement au courant de l’émotion.
Les Alpes en hiver permettent de lever ce
genre de voile. Le jour lui-même y prend un
éclat irréel. La vie bruyante de l’été est suspen-
due. Un « chut ! » à peine perceptible semble
être murmuré dans toute la région. Le premier
torrent de glacier que l’on rencontre donne
le ton de la mélodie dominante. En été, ce
torrent descend comme une charge de cavale-
rie : des bonds, des rugissements, de l’écume et
de la fureur ; trouble de toute la boue arrachée
aux flancs des montagnes par le soc du glacier,
il crache et se tord dans son lit comme un être
qui agonise, étranglé. L’hiver le transforme en
réplique de l’un de ces aimables ruisseaux qui
serpentent lentement au pied du Scawfell, ou
même de l’une de ces étincelantes rivières où l’on
pêche la truite, tandis qu’elles errent à travers les
prairies humides des abords de Stonehenge2. Il
devient absolument transparent. Il clapote autour
des rochers, au lieu de les franchir d’un saut.

97
Tout au plus use-t-il les bords des gros coussins
de neige qui les recouvrent. Plus haut, il arrive
tout juste à se montrer par endroits, entre les
monceaux de neige qui l’étouffent en formant des
ponts continus. Même la cascade tonnante de la
Handeck3 devient un charmant filet d’eau claire,
qui ruisselle lentement derrière une large couche
de glace, plus délicatement ciselée et moulée
qu’un voile de femme, et son volume est telle-
ment réduit qu’on se demande comment il a pu
accrocher sur la large paroi de rochers une telle
masse de girandoles de glaçons. Le pouls de la
montagne est lent ; les énormes artères à travers
lesquelles le fluide vital se précipite avec tant de
violence pendant l’été sont devenues bien trop
larges pour ces gouttelettes d’eau transparente.
On est encore forcé de donner une personnalité
aux sommets, mais ils semblent être en état de
vie ralentie. Sous l’effet d’un enchantement, ils
rêvent aux abîmes obscurs du passé, ou à l’été,
qui les rappellera à la vie. Ils sont en transe,
comme le Vieux Marin4 lorsqu’il entendait les
étranges voix des esprits qui parlaient au-dessus
de lui en mystérieux murmures.
Cette impression de rêve est partout sensible
et toute-puissante. Elle est en proportion directe
de l’impression contraire d’énergie immense,
bien que latente, que les Alpes produisent en

98
été. À ce moment lorsqu’une avalanche tombe
dans les couloirs de la Jungfrau, on la prend
pour le premier coup d’une décharge d’artille-
rie. Elle semble révéler la présence d’un gigan-
tesque animal aux aguets, perpétuellement en
éveil et prêt à tout moment à bondir, en proie à
une activité redoutable. En hiver, le même son
fait penser aux mouvements confus du monstre,
enseveli maintenant dans les plis d’un multiple
rêve. C’est désormais l’interruption du silence
que l’on perçoit ; seule indication de la perpé-
tuité des forces qui, pour le moment, sont endor-
mies, bercées en un repos absolu. La mer calme,
une forêt de plaine sous le clair de lune peuvent
donner une impression de sommeil encore plus
profond, en un sens. Mais elle est moins frap-
pante, parce qu’elle est moins durable, et qu’elle
subit moins de contrastes. La forêt retrouvera
bientôt toute la vie qui l’anime, c’est-à-dire guère
plus que le simple bourdonnement des insectes.
L’océan est le seul rival des montagnes. Mais la
paralysie de six mois qui enchaîne les énergies
alpines a une plus grande dignité que le calme
incertain des flots. On peut parler d’une mer de
sommets, et d’une vague immense comme une
montagne, mais la comparaison m’a toujours
semblé rabaisser un paysage dont l’essence même
est l’unité. La mer est très belle, c’est entendu,

99
mais c’est là un élément remuant et extrême-
ment inconfortable ; on n’en peut voir que très
peu à la fois, et il peut devenir horriblement
monotone. Bien que toute la poésie affirme le
contraire, je soutiens que l’Atlantique lui-même
est souvent terriblement ennuyeux. Son sommeil
s’associe principalement à l’idée de trêve de la
maladie la moins noble qui soit, et il n’approche
jamais de la majesté des mystérieuses transes des
montagnes.
Il y a rêve et rêve. L’un des mérites particuliers
de la structure des montagnes est de permettre
l’union harmonieuse de certaines nuances d’émo-
tion dont ailleurs on ne peut pas jouir à la fois.
Les Alpes, pendant l’hiver, sont mélancoliques
comme tout objet sublime. La mélancolie est ce
don que possède la nature humaine de recon-
naître spontanément sa propre insignifiance
lorsqu’elle est mise en contact avec ce que nous
jugeons éternel et infini. C’est la perception
nette d’un sentiment que les poètes et les prédi-
cateurs ont tenté, avec des résultats différents,
de cristalliser en formules et en images précises ;
plus un homme est habitué à envisager de
grandes pensées, plus ce sentiment lui est fami-
lier ; et, moins les montagnes sont dominées par
les préoccupations mesquines et passagères de
la vie de tous les jours, plus elles le stimulent.

100
On dit souvent que, dans la mort, des ressem-
blances se révèlent, que des particularités indivi-
duelles avaient cachées pendant la vie. De même,
au cours de leur mort dans la vie, ou de leur
sommeil cataleptique, les montagnes entraînent
plus facilement l’imagination vers leurs relations
permanentes avec les très lointaines époques du
passé.
Toutefois, la mélancolie, qu’elles partagent
avec tout ce qui est sublime ou charmant, revêt
chez elles une nuance particulière ; elle est à la
fois délicieusement tendre et sainement stimu-
lante. L’Atlantique, dans une tempête de décem-
bre, cause une impression de tristesse adoucie
par l’influence réconfortante de la vie humaine
en lutte avec sa furie, mais il n’y a pas trace de
tendresse : c’est un monstre qui prendrait plaisir
à déchirer et à défigurer sa victime. Une plaine
sans limites est parfois mélancolique et tendre
tout à la fois, surtout lorsqu’elle est enseve-
lie sous la neige, mais elle est aussi déprimante
que les vapeurs qui flottent comme un crêpe sur
un marais désolé. Seules les Alpes possèdent le
mérite de pouvoir à la fois calmer et encourager.
La douceur des demi-teintes produites par l’air
vaporeux, la merveilleuse délicatesse des lumières
et des ombres sur les chaînes où la neige s’amon-
celle, le raffinement des lignes, qui ferait croire

101
qu’un être conscient a moulé les couches de neige
sur les saillies les plus menues de la surface,
tout cela agit comme l’éther qui laisse passer
les rayons de lumière, en arrêtant les rayons de
chaleur : cela transmet l’influence apaisante de la
nature, mais non pas ce qu’elle a de déprimant.
La neige sur un chalet à demi enfoui fait penser
à la main que l’on pose doucement sur le front
d’un malade. Et, cependant, les nerfs ne s’amol-
lissent pas. L’air est clair, stimulant comme
la brise la plus pure au bord de la mer, sans la
moindre trace de langueur. Il a les qualités exci-
tantes du fameux vent du nord-est, sans rien de
son absurde tapage. Même en été, on peut respi-
rer une atmosphère identique et délicieuse sur
les hauts glaciers, par beau temps. L’hiver, elle
descend dans les vallées, et elle donne aux nerfs la
fermeté de ceux d’un cheval de course à l’entraî-
nement, mais sans les surexciter. L’effet est rendu
plus puissant par une intensité caractéristique
qui enlève toute banalité aux détails. La première
vue d’un sapin portant avec tant de courage,
avec une élégance presque militaire, sa charge
de cristaux de glace, détruisit à jamais pour moi
le charme de l’un des plus célèbres poèmes de
Heine5. Il me devint impossible d’imaginer cet
arbre – le moins morbide qui soit – s’abandon-
nant aux aspirations romantiques d’un palmier.

102
Il montre un aspect de la tristesse d’une âpre
lutte pour la vie ; mais jamais, même dans la plus
sauvage des tempêtes, il ne condescendra à deve-
nir sentimental.
Il est temps d’arriver aux détails. En hiver, les
Alpes, comme je l’ai dit, sont un pays de songe.
Depuis que le voyageur aperçoit, des terrasses du
Jura, la longue série de pics qui va du mont Blanc
au Wetterhorn, jusqu’à un moment où il pénètre
dans les recoins les plus reculés de la chaîne, il
traverse une suite de rêves dans un rêve. Chaque
vision ouvre une voie vers une autre plus proche
des abords du sanctuaire, plus solennelle et plus
éthérée. On passe par de lentes gradations vers les
régions de plus en plus fantômales, où le fleuve
de la vie coule moins vite, et où un enchante-
ment paralyse les sens au moyen d’un philtre
encore plus puissant. En partant, par exemple, du
plus délicieux de tous les lacs, là où la Blümlis-
alp6, la Jungfrau7 et le Schreckhorn8 forment un
admirable fond aux vieux donjons de Thoune9,
on tombe sous l’emprise du charme. Les eaux du
lac, que les torrents ne tachent plus, semblent
de la turquoise liquide. Elles sont de la couleur
à laquelle pensait Shelley lorsqu’il décrivait la
Méditerranée bleue éveillée de ses rêves d’été
« près d’une île de lave de la baie de Baïes10 ».
Entre le lac et les collines couvertes de neige, les

103
forêts dépouillées donnent, grâce à leurs feuilles
mortes, brunes et rouges, la note chaude qui
contraste avec le froid du paysage environnant.
Plus haut, les forêts de sapins montrent toujours
leurs larges zones violettes, mais pas comme
en été où l’intransigeance des ombres les trans-
forme en taches d’un noir de poix ; elles sont
adoucies par l’air brumeux, et leurs branches
sont poudrées d’une poussière de neige comme
les cheveux d’une belle dame du XVIIIe siècle. La
réverbération féroce du soleil d’août, qui donnait
un aspect de monotonie desséchée aux hauts pâtu-
rages, est éteinte. Les verts éternels, que condam-
naient les peintres, ont disparu et, à leur place, se
trouvent des gammes de nuances et de textures
qu’ils n’aimeront peut-être pas – je ne suis pas
dans leurs secrets – mais qu’ils devront désespé-
rer de rendre fidèlement. Les chaînes semblent
faites d’une substance délicate d’un blanc crème,
qui ne rappelle pas l’éblouissante splendeur des
neiges éternelles ; c’est si pur et si moelleux que
cela fait penser à du lait gelé plutôt qu’à de la
neige ordinaire. Si elle n’est pas aussi éthérée,
elle est plus douce et plus souple que sa rivale
des hauts sommets. Des ombres, si pures qu’elles
semblent découpées dans le ciel le plus bleu, la
sculptent en une combinaison magique de grâce
et de délicatesse. Le lac, les forêts, les montagnes

104
sont éclairés par un soleil bas qui jette d’étranges
ombres indistinctes vers les hauteurs mena-
çantes ; elles se fondent dans les vastes profon-
deurs du ciel ou se perdent imperceptiblement
dans les flancs des montagnes. Comme le bateau
entre dans l’ombre des collines, un groupe de
sapins à l’horizon arrive à se détacher sur le soleil
et se transforme soudain en argent en fusion ;
ou encore une arête de neige dont la pente est
d’une pâleur de mort est illuminée, le long de
son sommet, par une série de points étincelants,
comme si les pics étaient mis en feu au moyen
d’une lentille géante. Les grandes montagnes, au
fond du tableau, se dressent, menaçantes, dans
un calme spectral ; leurs falaises, blanches de gel,
diffèrent à peine, par le contour ou les détails, de
ce qu’elles étaient en été. Lorsque le soleil baisse,
et que la large flamme des coloris grandioses se
perd dans la nuit, ou est absorbée dans la vaste
étendue du clair de lune phosphorescent, on se
sent vraiment à la frontière des rêves.
Les paysages, même les plus sauvages de
ceux que l’on peut admirer, tirent la moitié
de leur charme du sentiment occulte de la vie
humaine ou des formes sociales qui se sont
moulées sur eux. Un fragment de roche nue est
laid tant qu’il n’a pas été émaillé de lichens, et
les Alpes seraient intolérablement sévères sans

105
les civilisations pittoresques que leurs replis ont
préservées. L’été, la vraie vie des habitants est
masquée par l’horrible végétation malsaine d’une
population parasite. L’hiver, le courant de l’exis-
tence se montre sous sa forme primitive, comme
les ruisseaux qui ont pris la place des torrents de
glaciers. En s’enfonçant dans les vallées, pendant
que le commis voyageur, dernier représentant
de la population flottante de l’été, s’en va, on
retrouve le vrai paysan, qui n’est ni le vampire
qui suce le sang des touristes, ni le figurant
mélodramatique pour opéras-comiques et livres
d’images. C’est le travailleur rude et puissant, qui
lutte avec la nature pour ses besoins quotidiens,
qui réduit la vie industrielle à ses formes les
plus simples et qui possède une capacité appré-
ciable pour l’absorption du schnaps. Sir Wilfrid
Lawson11 lui-même admettrait la force de cette
tentation, en voyant quelle sorte de travail il faut
fournir dans les forêts couvertes de neige. Dans
la journée, le village est privé de ses habitants
mâles ; vers le soir, on entend des cris lointains,
et les traîneaux émergent de la forêt, chargés de
tas de fourrage d’hiver et des troncs déchiquetés
de grands arbres qui tendent au maximum les
muscles de ceux qui s’y attellent. Au bord d’une
pente dégagée, une glissade tumultueuse les
conduit vers les régions plus plates. Une paire

106
de jambes s’agite, avec des contorsions bizarres
qui rappellent les antennes des insectes, au bord
de chaque traîneau ; elle parvient à diriger la
charge, d’une façon incompréhensible, par-dessus
des obstacles en apparence infranchissables.
On peut prendre place sur l’un de ces oura-
gans, de même qu’on peut traverser les rapides
du Saint-Laurent12, mais l’opération est légère-
ment inquiétante pour des nerfs qui n’y sont pas
habitués.
Quand le soleil se couche, dans chaque chau-
mière isolée, plus pittoresque que jamais sous
son revêtement d’hiver, les lumières commencent
à scintiller dans la neige. Je ne sais pas pourquoi
je trouve un certain pathétique à ces humbles
illuminations du désert blanc, qui révèlent une
série de foyers de vie domestique. On imagine la
famille rassemblée dans une chambre sans air, les
vieilles cloisons noircies à peine visibles à la faible
lueur d’une lampe primitive, et les énormes
poutres du plafond emprisonnant de mystérieux
îlots de nuit ; on se rappelle la chaumière soli-
taire de Macaulay13 où le « plus vieux tonneau est
ouvert, la plus grosse lampe allumée14 ».
Le père de famille taille probablement des
chamois boiteux au lieu de « réparer le panache
de son casque15 », mais on peut littéralement
dire : « La navette de la mère luit gaiement sur le

107
métier16. » Le rouet n’est pas encore périmé. Bien
que d’une disposition plus primitive, le village
est, à certains points de vue, plus civilisé qu’un
village anglais. Un membre d’une commis-
sion de l’Instruction publique se réjouirait en
voyant avec quelle énergie les enfants rattrapent
le temps perdu pour l’éducation pendant les
travaux de l’été. Les rameaux d’olivier sont abon-
dants dans ces régions, et ils semblent pousser
de façon étonnante pendant l’hiver. Les courses
sur des luges en miniature ont un attrait infini
pour les enfants, et peuvent probablement les
amener à faire l’école buissonnière. Mais elles
conduisent aussi à l’école ceux qui viennent des
maisons le plus haut perchées, et ils font des pèle-
rinages quotidiens assez longs pour mettre à
une rude épreuve leurs dons de bons marcheurs.
Pendant que j’écris, un petit tableau revient à
ma mémoire : une série de gamins au nez rouge,
trottant vigoureusement dans les traces profondes
qui mènent de la basse vallée à un hameau isolé
d’une vallée secondaire. Le temps était sombre, le
jour baissait et les montagnes grises se fondaient
de façon vague dans le ciel gris. Les formes de la
gorge étroite, sur le fond plat duquel quelques
chaumières se tassaient près du torrent ense-
veli, les courbes des forêts de sapins qui enjam-
baient les pentes raides de l’Alpe, celles des

108
chaînes de rochers verticaux au-dessus d’elles,
étaient à peine indiquées par quelques ombres
larges, suffisantes pour faire deviner, mais pas
assez pour définir nettement les traits princi-
paux de la vallée et de ses parois. La lumière et
l’obscurité se mêlaient dans une pâleur si subtile
qu’elles se ressemblaient : le sol était une sorte de
crépuscule, et tout cela ne montrait certainement
pas une perspective bien gaie aux gamins. Mais,
heureusement, la couleur mentale que les esprits
enfantins jettent sur les objets familiers ne vient
pas du dehors, et ne dépend pas des associations
d’idées qui s’imposent à un spectateur plus âgé.
De fait, on ne manque pas de symboles natu-
rels de la mélancolie, de matérialisations impres-
sionnantes de la tristesse qui font penser aux
petites vignettes de Bewick17, avec leurs pics
battus par la tempête et leurs cimetières désolés.
N’importe quel endroit, vu hors de saison, a pour
moi un certain charme qui vient de son évocation
de rêverie indolente. Mais la mélancolie des Alpes
atteint par moments au pathétique et au regret
désespéré. L’aspect désert de ces contrées fami-
lières est souvent délicieux à sa manière, surtout
pour les esprits surmenés. Mais il est inutile
d’expliquer pourquoi, à la longue, des endroits
si connus semblent hantés ; pourquoi, dans le
silence, résonnent parfois, avec un tressaillement

109
douloureux, les voix du passé, pourquoi la
neige semble s’étendre sur la tombe du bonheur
mort. Moins on en parlera, mieux cela vaudra,
bien que ce soit là un sentiment trop poignant
pour être ignoré. Les accents les plus tristes se
mêlent de plus en plus nettement à la musique
du paysage, à mesure que l’on remonte les gorges
sombres vers la chaîne centrale, et que les derniers
échos de l’animation s’éteignent. Dans les jours
calmes de l’été, la haute vallée de l’Aar18 est
déjà assez sombre et assez sauvage. De tous les
paysages qui conviendraient aux horreurs d’un
champ de bataille, aucun ne serait plus approprié
que le noir bassin du Grimsel19, dominé par les
rochers les plus mornes et le champ de neige le
plus désolé, tandis que le lac maussade, égale-
ment prêt à engloutir les cadavres français ou
autrichiens, s’étend à ses pieds. Pendant l’hiver,
l’aspect de la vallée semble osciller entre deux
pôles. Il peut être sinistre comme la mort, lorsque
l’air épais de neige ne dévoile, par moments, que
les saillies noires d’une falaise lisse qui, du haut
d’altitudes qui semblent inaccessibles, jette un
pâle reflet fantastique, tandis qu’à ses pieds la
grande coupure du lit du torrent paraît encore
plus féroce, à cause des tas de glace épaisse qui
revêtent les blocs qui sont au fond. Il a un aspect
relativement aimable, en comparaison, lorsque

110
le clair de lune d’hiver montre tout le relief d’un
champ de neige ininterrompu qui a bâillonné le
torrent et nivelé la rugosité des rochers. Mais,
aux meilleurs jours, la gorge n’est guère joyeuse,
et on ne peut pas dire que l’hospice auquel elle
mène soit un lieu d’hivernage bien gai. Enterré
dans la neige jusqu’aux gouttières, il a l’air d’un
rocher gris excentrique, avec des volets verts.
Une paire de domestiques passe son temps dans
la cuisine en compagnie d’un ou deux chiens, et
ils ont pour distraction de la haute littérature
– en l’espèce, un almanach qu’on a beaucoup
feuilleté. Sans doute la certitude que le temps ne
s’est pas réellement arrêté doit souvent les récon-
forter. Le petit courant commercial qui ne cesse
jamais complètement est représenté par quelques
paysans, qui sont parfois bloqués par la tempête
pendant un temps suffisant pour faire une
sérieuse brèche dans les provisions de pain sec et
de jambon gelé. Les porcs, pour une raison incon-
nue, semblent être le principal article d’échange,
et leurs grognements proclament très haut
combien ils désapprouvent ces voyages forcés.
Dans ces endroits, on est suspendu à l’extrême
bord de la civilisation. C’est le dernier poste
avancé de l’homme dans les sombres régions
du gel. On l’atteint généralement en sombrant
jusqu’aux genoux, et quelquefois plus haut, dans

111
la neige lorsqu’elle est épaisse, et ceci durant des
heures de lutte sérieuse. Ici, on est presque au
dernier stade. Le rêve est à la limite du cauche-
mar. L’âme s’enfonce dans un sommeil « où le
dormeur croit nager dans l’éternité20 ». Il n’y
a plus qu’un lien fragile entre l’homme et le
monde extérieur. Le plongeur qui se lance dans
une eau profonde a parfois le sentiment gênant
qu’une distance insurmontable le sépare de la
surface. Ici, on est englouti dans les abîmes du
silence glacé. On est écrasé, pénétré par le senti-
ment de la solitude alpestre. Et pourtant, il faut
aller plus loin, sentir que cette étincelle de vie, si
faible qu’elle soit, peut être un refuge et former
le dernier lien entre soi et la société. On ne fait
guère plus que jouer à être en danger, mais, pour
le moment, on comprend la mentalité de l’explo-
rateur arctique qui marche vers le pôle, sachant
que le bateau qu’il a laissé derrière lui est sa
seule base d’opération. Au-dessus du Grimsel21
se dresse le Galenstock22 qui, sans être l’un des
grands géants, est encore suffisamment élevé
et forme presque le noyau central des Alpes. Le
Rhin et le Rhône, à leur source, partent de sa
base, et par-delà un désert de glaciers, il lance
un défi à ses immenses collègues de l’Oberland23.
Il fait penser à l’admirable passage de Milton
sur la « grande vision du Mont gardé24 », mais

112
il domine une plus belle région que celle que
saint Michel contemplait. En été, une prome-
nade de cinq heures mène à son sommet, et il
nous sembla que son panorama d’hiver serait l’un
des plus caractéristiques de la région. L’accident
qui empêcha notre tentative d’aboutir donne
une idée de cette nature sauvage qui, dans ces
régions, semble toujours prête à bondir sur la
vie. Les éléments féroces du paysage déchaînèrent
toute leur violence durant quelques minutes, qui
auraient pu facilement devenir tragiques.
Nous avions remonté très haut l’énorme épine
dorsale de la montagne et, en quelques minutes,
nous aurions été au sommet. Nous étions dans
cette haute zone indistincte que percent seules
les plus hautes pointes et, dans l’une des direc-
tions, notre plus proche voisin était le massif
du mont Rose25, à 120 kilomètres de là, mais
cependant d’un dessin délicat et net comme
cela ne se voit que dans l’atmosphère des Alpes.
Soudain, sans un avertissement, sans cause appa-
rente, le temps changea. Les petits flocons blancs
qui avaient flotté dans l’air, bien au-dessus de
nos têtes, se transformèrent en un large voile de
vapeurs noires, qui obscurcissait de son ombre
des lieues entières de champs de neige. Quelques
traînées d’un rose saumon, qui s’étaient attardées
sur les chaînes les plus lointaines, s’effacèrent

113
dans l’espace de temps qui sépare deux regards et,
à leur place, s’étalèrent de longs nuages tendus
comme une toile d’araignée noire du sommet en
pointe de baïonnette du Weisshorn26 jusqu’au
grand bastion du mont Rose, et qui semblaient
envoyer dans toutes les directions des prolon-
gements mystérieux, semblables à ceux des fils
de l’insecte. Bien qu’il ne se formât pas d’amas de
nuage de ce côté, l’atmosphère qui baignait
l’Oberland perdit rapidement sa transparence
et devint une énorme tache d’ombre indéfinie.
Toute la journée, un vent déjà suffisamment
glacé était descendu, par l’effet d’un appel d’air
du glacier du Rhône, du haut des cimes qui le
limitaient, et la neige poudreuse du dernier para-
pet du Galenstock avait été chassée par bouf-
fées régulières qui faisaient penser à la fumée
des fusils d’un bataillon tirant un feu de salve.
Maintenant, le vent devenait plus violent et plus
aigre ; des tourbillons en miniature commen-
cèrent à dévaler les couloirs raides, et, lorsqu’on
se tournait vers eux, on avait l’impression de
recevoir une gifle administrée par une main
glacée. Seuls comme nous l’étions, hors de toute
communication avec une habitation humaine,
éloignés de plusieurs heures de notre base du
Grimsel, il y avait quelque chose de terrible
dans ce réveil soudain et menaçant de l’esprit

114
des tempêtes. Nous nous étions aventurés dans
le repaire du monstre, et il se mettait en mouve-
ment. Nous comptions sur la lune pour éclai-
rer notre retour. Mais elle n’aurait pas une bien
grande puissance dans l’épaisse tempête de neige
qui allait apparemment nous envelopper.
La retraite était le seul parti prudent et,
lorsque la vague lumière avait commencé à
décliner, nous étions encore en train de grimper
le large dos de cette arête composite, ou plutôt
de cet ensemble d’arêtes qui sépare le Grim-
sel du glacier du Rhône. En été, c’est un désert
de monticules rocheux et de grosses pierres qui
offrent des abris aux roses des Alpes les plus
éprises de situations élevées, et que visite parfois
un rare chamois – une sorte de terrain neutre
entre le royaume des neiges éternelles et les plus
hauts pâturages, l’une de ces régions chaotiques
et mal conformées qui donnent l’impression
que le monde n’est pas complètement terminé.
L’hiver, seuls quelques rochers noirs percent
la couche de neige ; les creux deviennent des
chausse-trapes bien dissimulées ; et il faut beau-
coup d’attention pour trouver sa route dans les
labyrinthes et pour traverser des couloirs assez
raides pour rendre possibles des avalanches. La
nuit et la tempête peuvent compliquer encore
cette besogne très sérieuse, bien qu’il n’y ait pas

115
Licence eden-75-d121d6529c7c4568-6907411852334757 accordée le 16
mai 2022 à E16-00971794-Pazun-BArbarz
de vrai danger pour des hommes d’une adresse
suffisante, encadrés de très bons guides. Mais,
brusquement, juste quand il ne le fallait pas,
le meilleur de notre groupe se sentit malade.
Ses jambes se mirent à vaciller et il montra de
grandes dispositions pour s’asseoir dans le vide.
Je dois avouer qu’une vision assez désagréable
flotta un instant dans mon esprit. Je ne pensais
pas à la description lyrique que Thomson a faite
du berger pris par la neige « quand, sombre et
féroce, tout l’hiver galope dans l’air obscurci27 ».
Mais je me souvins d’une douzaine de légendes
gênantes et péniblement vraies de voyageurs
perdus dans les tempêtes des Alpes alors qu’ils
étaient beaucoup plus près que nous d’un refuge
sûr : ce hideux musée de cadavres que les moines
n’ont pas honte de conserver pour édifier les gens
qui traversent le Saint-Bernard28 ; les touristes
anglais morts de froid presque aux abords du
salut, au col du Bonhomme29 ; le malheureux
inconnu retrouvé il y a un an ou deux dans l’un
des plus hauts chalets du val de Bagnes30, et qui
avait tout juste pu s’y traîner et inscrire quelques
mots sur un bout de papier, à l’intention de ceux
qui découvriraient son corps lorsque le printemps
ramènerait les habitants nomades de la région.
Je prévoyais vaguement un entrefilet dans les
journaux, où l’on raconterait avec quelle énergie

116
nous aurions lutté contre l’assoupissement de
notre ami, quel usage nous aurions fait des
dernières gouttes de brandy, puis comment les
pinçons, les coups de pied et de poing auraient
succédé aux remontrances verbales. Est-ce que de
pareils petits drames n’ont pas déjà trouvé place
dans d’innombrables récits de voyages ? Mais
la menace s’éloigna. La détresse de notre ami
céda devant le plus simple de tous les remèdes.
Quelques morceaux de pain et de fromage lui
rendirent toutes ses forces, et il ne fut même
pas question d’avoir à employer la violence.
Je crois même qu’il était le plus solide de nous
tous lorsque, la lune ayant tenté un dernier effort
contre la tempête qui s’amassait, nous arrivâmes
en vue de l’hospice endormi. Il était certaine-
ment aussi lugubre que d’habitude ; triste et
solitaire comme une hutte d’Esquimaux, il repré-
sentait l’effort presque outrecuidant de l’homme
pour lutter contre les intentions de la nature,
qui aurait voulu ensevelir toute la région dans
la rigidité d’une torpeur complète. Pour nous,
qui arrivions des régions encore plus sombres
où nos rêves avaient commencé à être hantés par
les fantômes féroces que notre intrusion exaspé-
rait, il représentait l’essence même du confort. Il
n’est que juste d’ajouter que l’ermite temporaire
des lieux nous accueillit aussi cordialement que

117
possible à sa table ascétique et ne nous considéra
même pas comme des victimes toutes désignées
pour ses spéculations financières.
Après cette vision de la sauvagerie de l’hiver,
je risquerais volontiers un autre tableau, mais j’ai
déjà été trop audacieux et, au-delà de certaines
limites, c’est une folie que de vouloir raconter
l’indescriptible. Devant quelques spectacles et
quelques paysages, l’auteur d’une description qui
se sent, tout au plus, une très lamentable créa-
ture, commence à se douter qu’il est non seule-
ment frivole, mais encore profane. Je pourrais
bien entendu donner un rapide catalogue des
beautés de la Wengernalp31 en hiver, le nombre
d’heures pendant lesquelles il faut patauger dans
la neige pour traverser ses pentes, des pages
lyriques sur la grâce des sommets aperçus entre
les branches de sapins chargés de neige, ou sur
la merveilleuse variété des attraits de l’Ober-
land, vu par un beau jour de soleil parfaite-
ment calme. Mais je m’en abstiens. Pour moi, la
Wengernalp est un lieu sacré, le saint des saints
des sanctuaires de montagne ; et les émotions
qu’elle engendre en moi, lorsque aucun élément
discordant n’est en vue et que les vieux souve-
nirs s’éveillent, adoucis par la tendresse triste du
paysage, appartiennent aux sentiments les plus
profonds que, même si j’en étais capable, je ne

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révélerai jamais. La façon dont Byron a exploité
ce paysage devient simplement choquante ;
l’interprétation qu’aurait pu en donner Walter
Scott n’aurait pas été assez noble ; Wordsworth
y aurait trop vu son propre visage ; Shelley, bien
qu’il eût pu en saisir quelques-uns des plus beaux
éléments, les aurait gâtés par des divagations
métaphysiques. Les meilleurs écrivains modernes
ne peuvent se débarrasser de leurs préoccupations
moralisatrices, scientifiques ou humoristiques
pour lui rendre justice. Lorsqu’on suit leur itiné-
raire, il vaut mieux passer là en avouant simple-
ment son émotion respectueuse.
La dernière vue grandiose se révéla à nous
lorsque nous descendions de Lauterbrunnen32,
le soir, déplorant la négligence de la nature qui
avait omis de placer des yeux dans le dos des
gens. Le clair de lune, reflété de tous côtés par
le linceul des neiges, dormait sur les montagnes
les plus basses et donnait une beauté mystérieuse
à la gorge profonde de la Lütschine blanche33 ;
mais, derrière nous, il transformait l’admirable
pyramide de la Jungfrau, de la base au sommet,
en une masse fulgurante de clarté magique. Ce
n’était pas quelque chose d’uniforme, une surface
plate et continue, comme elle paraît parfois
sous les lumières et les ombres plus violentes du
jour, mais tout un monde de pics, de parois et

119
de glaciers, s’élevant en rangées de terrasses et de
pyramides, divisées par des vallées étranges et
des recoins sombres dont les formes devenaient
plus délicates à mesure qu’elles s’élevaient, se
terminaient dans un grand contraste entre le
cône architectural du Silberhorn34 et l’envolée
plus souple de la plus haute cime. Ce chaos gran-
diose suggérait cependant un dessein profond,
bien que trop subtil pour être saisi par la vision
humaine, et qui défiait toute comparaison avec
l’architecture terrestre. Et le tout était formé,
non de glace vulgaire, mais de lumière concrète.
Les ombres les plus sombres paraissaient claires
en se détachant sur les falaises vaguement estom-
pées de la gorge ténébreuse, et la lueur la plus
vive encore assez pâle pour n’être faite que de
clair de lune réfléchi. C’était à la fois délicieu-
sement nuancé, audacieux et gracieux dans la
splendeur somptueuse de son dessin, et cela
appartenait à la région des rêves, dans laquelle
nous nous trouvons sous l’influence de pensées
surnaturelles.
Mais je sombre dans la poésie. À quelques
heures de là, nous nous battions pour obtenir du
café au buffet d’une gare, et nous oubliions tous
les devoirs, les plaisirs et les intérêts humains au
milieu des vagues furieuses du « fil d’argent ».
Les Alpes d’hiver n’existaient plus. Elles n’étaient

120
plus qu’une vision, un lointain souvenir qui se
manifeste par moments, lorsque le fracas de la
banalité fait silence un instant. Seulement, si les
rêves n’étaient parfois ce qu’il y a de meilleur
et de plus sûr dans le monde réel, la vie serait
intolérable.
Notes

Préface

1. En français dans le texte.

Mon père : Leslie Stephen

1. The History of English Thought in the Eighteenth


Century (2 vol., 1876) et The Science of Ethics (1882).
2. Lady Anna Isabella Thackeray (1837-1919),
fille de l’écrivain William Makepeace Thackeray,
l’auteur de Vanity Fair (La Foire aux vanités), qui avait
épousé son cousin sir Richmond Ritchie.
3. Il y a eu deux guerres des Boers, la première
entre 1880 et 1881, la seconde entre 1899 et 1902,
opposant les Britanniques et les habitants des Répu-
bliques boers, des États sud-africains autonomes
fondés par des descendants néerlandophones des
premiers colons blancs.

123
4. Sir James Fitzjames Stephen (1829-1894),
avocat, juge et écrivain anglais.
5. Un lac artificiel dans Hyde Park.
6. Round Pond est un lac artificiel dans Kensing-
ton Gardens. Le Marble Arch est un monument en
marbre blanc de Carrare, au nord-est de Hyde Park.
7. George Meredith (1828-1909), écrivain anglais.
8. Thomas Hardy (1840-1928), écrivain anglais.
9. James Russell Lowell (1819-1891), écrivain
américain.

Éloge de la marche

1. Il Penseroso (v. 54) du poète anglais John Milton


(1608-1674).
2. Sous l’ère victorienne, le Christianisme muscu-
laire mêlait un évangélisme énergique et une idée de
la virilité vigoureuse, en promouvant la force et la
santé physiques, tout en suivant les idéaux chrétiens
dans sa vie personnelle comme dans la vie publique.
3. Robert Barclay Allardice of Ury (1779-1854)
surnommé le Capitaine Barclay, célèbre marcheur
écossais dont le fait d’armes fut, en 1809, de
parcourir à pied 1 000 miles en 1 000 heures pour
1 000 guinées.
4. Allusion au dernier vers de « My Heart Leaps
Up » (aussi appelé « The Rainbow ») du poète roman-
tique anglais William Wordsworth (1770-1850) :
« Et je voudrais que mes jours fussent / L’un à l’autre
liés par la piété naturelle. »

124
5. Allusion à un terme de golf.
6. Massif de moyenne montagne allemand, le long
du Rhin.
7. George Henry Borrow (1803-1881), écrivain
anglais.
8. Allusion aux ouvrages suivants de George
Borrow : Lavengro : The Scholar, the Gypsy, the Priest
(1851) ; Isopel Berners : The History of certain doings in a
Straffordshire Dingle (1825) et Wild Wales : Its People,
Language and Scenery (1862).
9. Voir Isopel Berners.
10. Voir The Bible in Spain, Journey, Adventures,
and Imprisonment of an Englishman in an Attempt to
Circulate the Scriptures in the Peninsula (1843) de
George Borrow, le personnage de Benedict Moll
s’inspirant d’un Suisse itinérant, Benedict Mol.
11. Thomas Carlyle (1795-1881), philosophe et
écrivain écossais.
12. Pavillon situé dans le stade de cricket londo-
nien du Lord’s Cricket Ground.
13. Pont enjambant la Tamise à Londres.
14. William Shakespeare, Le Conte d’hiver, acte III,
scène 4.
15. Proverbes 17, 22 : « Un cœur joyeux est un
bon remède. »
16. Benjamin Jonson (1572-1637), dramaturge
anglais
17. Thomas Coryate (v. 1577-1617), voyageur,
dandy et écrivain anglais.

125
18. Robert Barclay (1648-1690), auteur d’une
Apology de la foi quaker, bisaïeul du « Capitaine »
Barclay.
19. Izaac Walton (v. 1594-1683), écrivain anglais,
auteur de Lives of John Donne, Henry Wolton, Rich’d
Hooker and George Herbert.
20. John Jewel (1522-1571), évêque de Salisbury.
21. Pièce de quatre pence – au pluriel, le mot
groats signifie également : gruau d’avoine.
22. The Compleat Angler (1653) d’Izaac Walton.
23. C’est le surnom qu’il avait donné à Esther
Johnson (1681-1728), dont Swift fut le tuteur et que,
selon certains, il aurait épousée.
24. Port gallois situé sur Holy Island.
25. John Wesley (1703-1791), pasteur et théolo-
gien anglais, fondateur du méthodisme.
26. Henry Fielding (1707-1754), écrivain anglais,
auteur de Tom Jones (1749).
27. Allusion à The History of the Adventures of Joseph
Andrews and His Friend Mr Abraham Adams (1742) de
Henry Fielding, racontant les aventures d’un brave
domestique de retour de Londres, accompagné de son
ami le pasteur Abraham Adams, quand le pasteur
Trulliber se préoccupe davantage du bien-être de ses
cochons que de charité chrétienne.
28. Samuel Richardson (1689-1761), écrivain et
peintre anglais.
29. Samuel Johnson (1709-1784), polygraphe
anglais.

126
30. Région des Lacs (Lake District), devenue le plus
grand parc naturel anglais, dans le comté de Cumbria.
31. William Wordsworth, The Prelude, IV, 345.
32. Thomas Penson De Quincey (1785-1859),
essayiste anglais.
33. Allusion aux Confessions of an English Opium-
Eater (1821) du grand opiomane qu’était De Quincey.
34. Samuel Taylor Coleridge (1772-1834), poète
anglais, auteur avec Wordsworth des Lyrical Ballads,
with a Few Other Poems (1798).
35. The Rime of the Ancient Mariner (1798) est un
long poème de Coleridge.
36. Sir Walter Scott (1771-1832), écrivain écos-
sais ; lord George Gordon Byron (1788-1824), poète
romantique anglais.
37. Thomas Hobbes of Malmesbury (1588-1679),
philosophe anglais, auteur du Leviathan (1651).
38. Jeremy Bentham (1748-1832), philosophe,
juriste et réformateur anglais.
39. James Mill (1773-1836), historien, écono-
miste et philosophe écossais.
40. John Stuart Mill (1806-1873), philosophe et
économiste anglais, auteur de Considerations on Repre-
sentative Government (1861).
41. Reminiscences of my Irish Journey in 1849 (1882)
de Thomas Carlyle.
42. Edward Irving (1792-1834), pasteur écossais.
43. Île britannique dans le Firth of Clyde, dont le
nom signifie « rocher d’Élisabeth ».

127
44. Sartor Resartus (1836), roman de Thomas
Carlyle.
45. Frederick the Great (1865), biographie histo-
rique de Thomas Carlyle.
46. John Ruskin (1819-1900), écrivain et artiste
anglais.
47. Modern Painters (1843-1860) est un essai en
cinq volumes de John Ruskin.
48. Nom allemand du Cervin, sommet alpin à
la frontière italo-suisse, culminant à 4 478 mètres
d’altitude.
49. Alessandro di Mariano di Vanni Filipepi, dit
Sandro Botticelli (v. 1445-1510), peintre florentin ;
Jacopo Robusti, dit Tintoretto, en français le Tintoret
(1518-1594), peintre vénitien.
50. Voir l’acte II, scène 3 du Prometheus Unbound
(1820) du poète anglais Percy Bysshe Shelley
(1792-1822).
51. Chaîne montagneuse qui traverse l’Italie sur
1 000 kilomètres.
52. Dans le deuxième chapitre de The Playground
of Europe (1871), Leslie Stephen cite cette formule
d’un commentateur de The Task : A Poem, in Six Books
(1785) du poète anglais William Cowper (1731-
1800).
53. Helvellyn, Skiddaw et Scawfell sont des
montagnes du Lake District culminant, respective-
ment, à 931 mètres, 964 mètres et 950 mètres.
54. Alton Locke (1850), roman de l’écrivain anglais
Charles Kingsley (1819-1875).

128
55. Tour de la cathédrale de la Holy and Undivi-
ded Trinity d’Ely, dans la région de l’Est-Anglie.
56. « Ode to Memory », V, v. 33, du poète anglais
lord Alfred Tennyson (1809-1892).
57. À Cambridge, un senior wrangler désigne
spécifiquement un candidat sorti premier au tripos de
mathématiques (examen de bachelier ès arts, spécia-
lisé en mathématiques, langues classiques, etc.).
58. South Hinksey est un village au sud d’Oxford,
célébré dans « The Scholar Gypsy », poème de l’An-
glais Matthew Arnold (1822-1888), dans lequel il
est également fait allusion à l’orme de Fyfield, autre
village de l’Oxfordshire.
59. En Cornouailles – littéralement : la fin des
terres.
60. Richard Hakluyt (v. 1552/1553-1616), ecclé-
siastique, diplomate et écrivain anglais, chantre de
l’expansion de l’Angleterre outre-mer.
61. Le cap Lizard est le point le plus au sud de
l’Angleterre, où un premier phare fut érigé dès 1619.
62. « Lycidas », v. 161-162, de John Milton.
63. Westward Ho ! (1855) et Prose Idylls (1873) de
l’écrivain anglais Charles Kingsley (1819-1875).
64. Rivière du sud-ouest de l’Angleterre, de 120 kilo-
mètres de long. Le mot avon vient du gallois afon qui
signifie : rivière.
65. Île du sud de l’Angleterre, dans la Manche,
face à Portsmouth.
66. « Mot anglais employé quelquefois en français.
Proprement, quelqu’un qui est né dans le voisinage

129
des cloches de Bow, c’est-à-dire de Bowchurch dans
la City de Londres. Le cockney, qu’on rencontre si
souvent dans les caricatures du Punch, parle mal, et ne
sait rien en dehors de la vie de Londres ; il a plusieurs
des traits du badaud de Paris » (Littré).
67. Lost Paradise, livre IX, v. 446, de John Milton.
68. Le dragon de Wantley est une légende anglaise
du XVIe siècle.
69. William Penn (1644-1718), fondateur anglais
de la Province américaine de Pennsylvanie et de la
ville de Philadelphie. Il meurt à Ruscombe, dans
le Berkshire, en Angleterre, où il est enterré dans
le cimetière du Jordans Quaker meeting house
– le terme Friends meeting house désigne un « temple »
quaker, mouvement religieux fondé en Angleterre
au XVIIe siècle par des dissidents de l’Église anglicane
sous le nom de Société religieuse des Amis.
70. Thomas Ellwood (1639-1714), écrivain reli-
gieux anglais, ami de Milton.
71. Paradise Regained (1671), long poème de
Milton, faisant suite au Lost Paradise.
72. Capitaine James Cook (1728-1779), explora-
teur anglais.
73. George II (1683-1760), roi de Grande-Bretagne
et d’Irlande de 1727 jusqu’à sa mort.
74. Comté du sud-est de l’Angleterre.
75. Handbook to the Environs of London (1876),
2 vol., de l’écrivain et antiquaire anglais James Thorne
(1815-1881).

130
76. Point d’intersection d’importantes artères
londoniennes, considéré comme le cœur de Londres.
77. Voir William Shakespeare, Richard II, acte I,
scène 3 : « Oh ! Qui peut tenir un tison dans sa main
– en songeant aux glaces du Caucase ? »
78. Colline boisée du Surrey.
79. En architecture, une folly désigne un édifice
à vocation ornementale au sein d’un parc ou d’un
jardin, appelé également fabrique de jardin.
80. Colline du Bedfordshire.
81. Palais d’exposition en fonte et en verre édifié à
Hyde Park pour la première Exposition universelle de
1851, démonté et reconstruit au sud de Londres, avant
d’être détruit par un incendie en 1936.
82. The Pilgrim’s Progress from This World to That
Which Is to Come (1678), célèbre roman allégorique de
l’écrivain anglais John Bunyan (1628-1688).
83. Voir la seconde partie du Pilgrim’s Progress.
84. Célèbre rue londonienne.
85. Un yard vaut 0,91 mètre.
86. Bartholomew Fair était une importante foire
londonienne, qui eut lieu tous les 24 août de 1133 à
1855.
87. Voir William Wordsworth, The Prelude, livre VII,
v. 149-150 : « Montre-toi, monstrueuse fourmilière
sur la plaine / D’un monde trop affairé ! »
88. Idem, v. 765.
89. Ralph Waldo Emerson (1803-1882), philo-
sophe américain, père du transcendantalisme.

131
90. « The City of Dreadful Night » (1874) est
un long poème de l’Écossais James Thomson (1834-
1882), alias Bysshe Vanolis.
91. « The Reverie of Poor Susan », v. 6-8, de
William Wordsworth.
92. Vanity Fair, endroit construit par Belzébuth,
et les Delectable Mountains, contrée luxuriante d’où
l’on peut voir la Cité céleste, se trouvent dans The
Pilgrim Progress de Bunyan.

Un coucher de soleil au mont Blanc


1. Divinité à laquelle, dans la tradition biblique,
étaient sacrifiés des enfants par immolation dans le
feu.
2. Childe Harold’s Pilgrimage (1812-1818) et
Manfred (1817) sont respectivement un long poème
narratif en quatre chants et un drame en vers de lord
George Gordon Byron.
3. Les Malvern Hills sont une chaîne de collines
au sud de l’Angleterre, culminant à 425 mètres d’al-
titude.
4. Lac artificiel entre le Surrey et le Berkshire.
5. « To a Skylark » (v. 90), de Percy Bysshe Shelley.
La traduction la plus fidèle serait presque le vers de
Musset : « Les plus désespérés sont les chants les plus
beaux. » (N.d.T.)
6. William Shakespeare, Sonnet, 33.
7. Phénomène optique au cours duquel on voit
une bande rouge chatoyante à l’horizon face au soleil.

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8. Nom générique de célèbres guides de voyage
dus à l’éditeur allemand Karl Baedeker (1801-1859).
9. Gabriel Loppé (1825-1913), peintre et alpi-
niste français, premier étranger à être membre du
Club alpin anglais.
10. « Sir Galahad » (v. 70-72), d’Alfred Tennyson.
11. Troisième sommet le plus haut de France,
dans le massif du Mont-Blanc, culminant à
4 304 mètres d’altitude.
12. « La femme de Loth regarda en arrière, et elle
devint une statue de sel » (Genèse 19, 26).
13. Gaius Plinius Secundus, dit Pline l’Ancien (23-
79), historien romain, auteur d’une monumentale Histoire
naturelle.
14. Plus grand glacier des Alpes, dans le canton
du Valais, qui s’étend sur plus de 20 kilomètres.
15. Commune italienne du Trentin-Haut-Adige,
au nord-est de l’Italie.
16. Sommet alpin à la frontière italo-suisse, culmi-
nant à 4 478 mètres d’altitude.
17. Xerxès Ier (v. 519-465 av. J.-C.), roi perse
de la dynastie achéménide, qui, au dire d’Hérodote,
affronta les cités grecques à la tête d’une armée d’un
million sept cent mille hommes.
18. « Aiguille ou style du cadran solaire » (Littré).
19. Nom italien du pic de Nona, montagne du
massif du Grand Paradis, dans la vallée d’Aoste,
culminant à 3 142 mètres d’altitude.
20. Astrophel and Stella, 30, 1, du poète anglais
Philip Sidney (1554-1586).

133
21. Refuge alpin situé en Haute-Savoie.
22. Allusion à « Tithonus », poème d’Alfred Tenny-
son.

Les Alpes en hiver

1. Sommet des Alpes bernoises culminant à


3 692 mètres d’altitude, dont le nom signifie « Corne
du temps ».
2. Le Scafell ou Scawfell, dans le Lake District, est
le deuxième plus haut sommet d’Angleterre, culminant
à 964 mètres d’altitude. Stonehenge est un monument
mégalithique du néolithique, au nord de Salisbury.
3. Handek (ou Handegg), rivière de Suisse se jetant
dans le lac Gelmersee.
4. Allusion au célèbre poème de Coleridge.
5. Heinrich Heine (1795-1856), poète allemand.
6. Massif des Alpes bernoises.
7. Sommet des Alpes bernoises, culminant
à 4 158 mètres d’altitude, dont le nom signifie
« jeune femme ».
8. Sommet des Alpes bernoises, culminant
à 4 078 mètres d’altitude, dont Leslie Stephen fut
le premier à faire l’ascension, le 18 août 1861, en
compagnie d’Ulrich Kaufmann, Christian et Peter
Michel.
9. Commune suisse (Thun en allemand) du canton
de Berne.
10. Percy Bysshe Shelley, Ode to the West Wind,
chant III, I, v. 32.

134
11. Il y a plusieurs sir Wilfrid Lawson, et il est
difficile de dire auquel Stephen fait allusion.
12. Fleuve de 1 197 kilomètres de long, qui
traverse le Québec et forme la frontière entre l’Onta-
rio et l’État de New York.
13. Thomas Babington Macaulay (1800-1859),
historien et homme politique anglais.
14. T. B. Macaulay, Horatius, v. 574-575.
15. Ibid., v. 583.
16. Ibid., v. 584-585.
17. Thomas Bewick (1753-1828), graveur et natu-
raliste anglais.
18. Rivière de Suisse (Aare en allemand), de
288 kilomètres de long, affluent du Rhin.
19. Col suisse culminant à 2 165 mètres d’alti-
tude.
20. Percy Bysshe Shelley, Lines Written among
the Euganean Hills, v. 17-18.
21. Col suisse, sur la ligne de partage des eaux
entre le Rhin et le Rhône, culminant à 2 165 mètres
d’altitude.
22. Sommet des Alpes uranaises en Suisse, culmi-
nant à 3 586 mètres d’altitude.
23. Région montagneuse des Alpes bernoises.
24. John Milton, Lycidas, v. 161.
25. Sommet situé à la frontière entre la Suisse et
l’Italie, culminant à 4 634 mètres d’altitude.
26. Sommet des Alpes suisses, dans le canton du
Valais, culminant à 4 505 mètres d’altitude.

135
27. James Thomson, A Man Perishing in the Snow :
From Whence Reflections Are Raised On The Miseries of
Life, v. 1-2.
28. Col des Alpes Pennines, culminant à 2 469 mètres
d’altitude.
29. Col des Alpes culminant à 2 329 mètres d’alti-
tude.
30. Vallée suisse dans le Valais.
31. Alpage des Alpes suisses, perché à 1 874
mètres d’altitude.
32. Commune suisse du canton de Berne.
33. Rivière de 23 kilomètres de long, dans l’Ober-
land bernois, affluent de l’Aar.
34. Sommet des Alpes bernoises, culminant à
3 695 mètres d’altitude.
Table

Préface, par Thierry Gillybœuf ..................... 7

1. Mon père : Leslie Stephen,


par Virginia Woolf ............................... 15
2. Éloge de la marche................................ 29
3. Un coucher de soleil au mont Blanc ...... 65
4. Les Alpes en hiver................................. 93

Notes ........................................................ 123


Ouvrage réalisé par PCA, Rezé

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