Vous êtes sur la page 1sur 12

Pasteur,

la construction d’un mythe

On fête en 2022 le bicentenaire de la naissance à Dole (Jura) de Louis Pasteur, découvreur du vaccin contre la
rage, scientifique emblématique de la confiance dans la science à l’œuvre au XIXe siècle. Alors que ses travaux
n’ont cessé d’être controversés de son vivant, le chimiste était aussi un entrepreneur de lui-même, n’oubliant
jamais de défendre ses intérêts, dût-il en oublier la rigueur scientifique. Portrait critique en cinq volets.

1/5 Louis Pasteur, savant pasteurisé


Le Tour de France s’élance de Dole, samedi, pour célébrer le bicentenaire de la naissance du plus
célèbre scientifique français, enfant de cette sous-préfecture du Jura. Une occasion de se pencher sur les
ressorts de sa carrière, non sans résonances avec le présent. Premier volet de notre série.

Tout le tracé de l’édition 2022 du Tour de France semble inspiré par le bicentenaire de la naissance de
Pasteur. Le départ danois ? Pasteur fit sensation à Copenhague, lors du Congrès médical international de
1884. Il avait à cette date rendu plus d’un service au brasseur danois fondateur de la firme Carlsberg, en
travaillant en particulier sur la fermentation qui fait de l’orge et du houblon l’excellent breuvage.

Une étape le 6 juillet à Lille (Nord) ? Pasteur y professa à l’université, dont il fut l’un des fondateurs, de
1854 à 1857. Quelques grimpettes alpines ? Notre héros n’en fit pas moins, trimbalant de surcroît de
fragiles équipements de laboratoire, comme nous le raconterons au troisième volet de cette série. Le
16 juillet, le peloton traversera les Cévennes, de Saint-Étienne (Loire) à Mende (Lozère), dans ces terres
de la feue sériciculture où Pasteur exerça ses talents entre 1865 et 1869 contre une maladie du ver à soie.

Un petit tour par Cahors (Lot), modeste terre viticole qui profita du chauffage, rebaptisé pasteurisation,
qui permit d’exporter à nouveau des barriques de vin tournant vraiment trop au vinaigre vers
l’Angleterre, et nous voici à Paris pour le traditionnel final sur les Champs-Élysées. Paris où notre
Jurassien passa la majorité de sa vie, entre l’École normale supérieure de la rue d’Ulm et l’institut du
XVe arrondissement qui porte aujourd’hui son nom.

Louis Pasteur dans son cabinet de travail autour de 1890. © Photo Dornac et compagnie
Outre le Tour de France, événement populaire s’il en est, des commémorations plus discrètes auront
lieu. Les philatélistes auront leur timbre, les académiciens leurs colloques sous la Coupole, et le tout-
venant verra les rayons science des librairies noyés par les publications sur Pasteur. Toutes
hagiographiques, est-on forcé de constater à l’heure où nous écrivons ces lignes.

Décernons à ce sujet un satisfecit à l’académicien Érik Orsenna, dont l’ouvrage La Vie, la Mort, la Vie
(Fayard, 2015) revient sur les présentoirs. Nous ne résistons pas au plaisir de citer le grandiloquent
passage où « la mort », rien qu’elle, intervient dans le livre, satisfaite d’avoir causé l’attaque cérébrale
qui diminua Pasteur dans sa quarantaine. « Oui, bonne journée, se dit la mort. J’ai bien eu raison de
l’abattre tôt. À 45 ans, il pouvait me nuire encore longtemps. Raison de plus de l’assassiner de cette
manière. Le tuer d’un coup n’aurait fait qu’ajouter à sa gloire. Alors que le diminuer, le changer
progressivement en légume ne suscitera, au mieux, que de la pitié, avant l’indifférence et l’oubli. On
peut donc imaginer la mort satisfaite de son agression, refermant le dossier Pasteur et s’en allant
combattre d’autres amis de la vie. »

Qui donc organise ces commémorations solennelles d’un Pasteur dont on pensait tout savoir après tant
d’anniversaires ? Un trio formé par l’État, l’Institut de France et l’Institut Pasteur. Le premier a fait
figurer Pasteur au programme annuel des commémorations nationales. Le second, sous la houlette de
Pascale Cossart, microbiologiste, ancienne professeure à l’Institut Pasteur et ancienne secrétaire
perpétuelle de l’Académie des sciences, a offert ses locaux pour des colloques en décembre,
commémorant sur les bords de Seine un Louis Pasteur qui fut membre de l’Académie des sciences à
partir de 1862 et de l’Académie française à partir de 1881. Mais c’est sans doute le troisième
organisateur, l’Institut Pasteur, qui joue le plus gros dans cette affaire.

La tradition hagiographique

Fondation privée reconnue d’utilité publique, l’Institut Pasteur reçoit la moitié de son financement de
dons et de legs. Mais, d’expérience, ceux-ci ne profitent guère de ces années de commémorations. Ce
qui se joue à l’Institut Pasteur dans ce bicentenaire n’est pas une affaire de gros sous mais d’identité.

Un éminent pasteurien, prix Nobel et compagnon de la Libération, décrivait en ces termes la cérémonie
qui se déroulait dans les années 1950 pour l’anniversaire du décès de Louis Pasteur, chaque
28 septembre, dans la crypte néobyzantine de l’institut où il repose. D’abord l’ébrouement du petit
peuple, « jeunes et vieux chefs de service et femmes de ménage », qui « murmurait, se saluait, papotait à
voix basse ». Puis « le silence, soudain » qui « annonça[it] l’arrivée des autorités : direction et conseil
d’administration sous la conduite de son président, célèbre médecin qui hébergeait des chromosomes
issus du Fondateur lui-même ».

François Jacob, dans La Statue intérieure (Odile Jacob, 1987), faisait ici allusion à Louis Pasteur
Valléry-Radot, petit-fils du fondateur de l’institut, et qui fut, entre ses nombreuses vies (dont celles de
professeur de médecine et de résistant), éditeur des œuvres de son grand-père. L’histoire de Louis
Pasteur fut en effet très longtemps une affaire de famille.

Du vivant de son fondateur, c’est son gendre, l’homme de lettres René Vallery-Radot, qui se chargea
d’écrire la vie admirable, à la manière des saints médiévaux, de son beau-père admiré. Émile Duclaux,
un ancien collaborateur de Pasteur devenu son successeur à la tête de l’institut, en fit de même, y
ajoutant la note du vécu, quelques années plus tard. La polygraphie partagée du biologiste Maxime
Schwartz, ancien directeur de l’Institut Pasteur, et d’Annick Perrot, ancienne directrice du musée
Pasteur, perpétue aujourd’hui cette tradition des biographies hagiographiques.
« L’esprit Pasteur »

La cérémonie du 28 septembre (date devenue aussi Journée mondiale contre la rage) dans la crypte où
repose Louis Pasteur a toujours lieu chaque année, même si elle ne rassemble que quelques dizaines de
personnes. L’influence de cette longue histoire relevant du sacré reste pourtant perceptible aujourd’hui.

Au culte du père fondateur, la direction entreprend aujourd’hui de substituer celui de « l’esprit


Pasteur ». Ce dernier consisterait en une trilogie ainsi formée : « comprendre le vivant », « améliorer la
santé humaine » et « transmettre aux générations futures ». Il est vrai que l’Institut Pasteur est sans
doute la seule institution scientifique au monde à avoir maintenu cette feuille de route originale depuis
sa création il y a plus de 130 ans.

En revanche, on peine à comprendre en quoi consiste « l’esprit Pasteur » dès que l’on entre dans le
détail des recherches. « L’enthousiasme et la curiosité qui, combinés à une exigence de rigueur, ont
souvent permis de repousser les limites de notre connaissance » (Lulla Opatowski) ; « Considérer que
le savoir dans sa forme la plus simple est un don magnifique à l’impact inattendu » (Shahragim
Tajbakhsh) ; « La curiosité, l’entraide entre collègues, mais surtout la grande liberté de pensée et
d’action dans la recherche » (Lluis Quintana-Murci) : les trois citations proviennent d’éminents
scientifiques de l’Institut Pasteur. Tout chercheur ne pourrait-il pas, pasteurien ou non, tenir de tels
propos ?

Un hommage iconoclaste cosigné d’un chercheur pasteurien et de la responsable de ses archives vient de
décrire Louis Pasteur comme « injuste, arrogant, hautain, méprisant, dogmatique, taciturne, autoritaire,
carriériste, flatteur, avide et impitoyable à l’égard de ses opposants ». En route pour une
commémoration critique !

2/5 Louis Pasteur,


portrait du chercheur en entrepreneur
Archimède avait sa baignoire, Newton sa pomme, et Pasteur son tube. L’image est connue, et symbolise
une certaine conception du génie méditant. Mais on peut aussi voir Pasteur comme un entrepreneur de
lui-même, startupeur avant l’heure.

L’artiste finlandais Albert Edelfelt, dont on a pu voir ces derniers mois une belle rétrospective
parisienne au Petit Palais, est l’auteur du tableau le plus connu de Pasteur, le présentant en passe de
recevoir l’illumination créatrice en contemplant un tube rempli d’une moelle de lapin infecté par la rage
(on reviendra sur cette histoire dans le quatrième volet de cette série). Mais on peut aussi voir la carrière
de Pasteur très différemment – ce qui n’enlève rien à son immense talent –, non pas comme celle d’un
créateur génial, mais comme celle d’un entrepreneur patient et méthodique.

Pasteur, insiste l’historien et philosophe des sciences Michel Morange dans sa biographie à paraître le
25 octobre chez Gallimard, peut être compris comme un produit de son milieu d’origine : celui des
artisans tanneurs de Dole (Jura). Et rappelons à nos contemporains que les tanneurs n’avaient pas bonne
réputation : ces gens-là empuantissaient et salopaient les rivières ! Pasteur vient de bas. Il a connu dès
son plus jeune âge l’atelier, qui, en pleine révolution industrielle, était en train de se transformer en
entreprise. Le milieu des tanneurs était alors riche de savoir-faire empiriques dans le domaine de la
chimie, souvent sophistiqués, mais dont l’explication restait inconnue.
C’est précisément en chimie que Pasteur se spécialise à l’École normale, où il entre en 1843. Les
premières recherches qu’il y mène, consacrées à la dissymétrie moléculaire, sont on ne peut plus
théoriques. Mais « au début du XIXe siècle, la chimie est une science industrielle, c’est-à-dire un
ensemble de savoirs largement construits par et pour la production industrielle », rappelle l’historien
Gabriel Galvez-Behar.

Gravure représentant Louis Pasteur d’après la toile d'Albert Edelfelt. © Flameny, etcher / Librairie du Congrès
(États-Unis)

Pasteur ne va pas tarder à être rattrapé par cette dimension industrielle de sa science. Nommé à la toute
jeune faculté des sciences de Lille, il fréquente les milieux industriels de la capitale du Nord, au cœur de
la révolution industrielle. Parmi les usines qui sortent alors de terre à grande vitesse, les distilleries
transformant la betterave à sucre en alcool occupent une place de choix : une soixantaine dans le
département pour la seule année 1854. La vigne française, autre source possible pour la fabrication
d’alcool, est ravagée par l’oïdium et les prix de l’alcool de betterave s’envolent. Pasteur consacre un
cours entier à la faculté à ses procédés de fabrication, qu’il entreprend d’améliorer en lien avec des
industriels locaux.

Le 3 février 1857, il dépose son premier brevet, consacré à la description d’un nouveau procédé de
production d’alcool. Ses recherches sur la fermentation des mélasses sucrées l’ont mis sur la piste du
rôle des micro-organismes, les « ferments », comme il les appelle. Mais la législation sur la propriété
intellectuelle, encore balbutiante et en pleine discussion, interdit de breveter une découverte théorique.

C’est donc à l’invention industrielle que Pasteur consacre son brevet, réservant à son Mémoire sur la
fermentation appelée lactique, publié en août 1857, la description de ses percées théoriques. Pas un mot
n’y est dit des enjeux industriels. « En se contentant de justifier ses recherches sur les fermentations par
ses propres travaux antérieurs sur la dissymétrie moléculaire, il construit le récit de sa propre
démarche en passant sous silence les sollicitations des industriels », souligne Gabriel Galvez-Behar.
Une « bière de la revanche »

Ces silences volontaires vont susciter une polémique quelques années plus tard, alors que Pasteur est de
retour à l’École normale à Paris, dont il devient administrateur et directeur des études scientifiques.
Poursuivant ses recherches sur les fermentations, il dépose en 1861 un brevet sur la fermentation
acétique, à l’œuvre dans la fabrication du vinaigre. Il s’agit, explique-t-il, de marquer l’antériorité de sa
découverte, de prendre date face à ses concurrents avant la publication la décrivant. L’explication ne
convainc qu’à moitié. Il existe pour cela d’autres procédures, comme le dépôt de plis cachetés à
l’Académie… mais elles ne rapportent rien.

Jouant les grands princes, Pasteur annonce un an plus tard être disposé à laisser tomber ce brevet dans le
domaine public, ce qui suscite l’ironie du Moniteur scientifique. « M. Pasteur fait abandon à l’industrie
du brevet qu’il avait eu la malheureuse idée de prendre. C’est cent francs, prix d’une annuité, que lui
aura coûté la fantaisie de vouloir ajouter à son titre de directeur de l’École normale celui de fabricant
de vinaigre. » Le chercheur startupeur, si en vogue de nos jours, ne va alors pas de soi, et le savant se
doit de se montrer désintéressé.

Mais comment être désintéressé, ou du moins affecter de l’être, lorsque le financement public des
recherches est infime ? Proche de Napoléon III et plus encore de son impératrice d’épouse, Pasteur
pouvait compter sur les largesses de la cour. Après l’effondrement du Seconde Empire en 1870, Pasteur
perd ses puissants appuis. C’est alors qu’il se lance franchement dans les affaires.

Toujours à ses recherches sur les mécanismes de la fermentation, il dépose en 1871 et en 1873 deux
brevets sur la fabrication de bière. Cette fois, il les étend aux pays riverains et les verse à la « Société
des bières inaltérables (procédé Pasteur) » fondée en 1873, en échange de 150 000 francs et d’actions lui
garantissant 20 % des bénéfices. Mais, une fois encore, Pasteur affecte le désintéressement. Très marqué
par la défaite française de 1871, farouchement nationaliste, il déclare publiquement œuvrer à « une bière
de la revanche » contre l’Allemagne, patrie s’il en est de la bière.

Succès commerciaux

On manque d’informations sur cette société, qui a fonctionné au moins trois ans. Mais d’autres
entreprises suivent, appelées à une activité plus durable, lorsque Pasteur, abandonnant les fermentations,
développe les premiers vaccins vétérinaires. Après le succès spectaculaire en 1881 de l’expérience de
Pouilly-le-Fort, dans laquelle il démontre devant la presse l’efficacité de son procédé de vaccination du
bétail contre le charbon, il crée une nouvelle société pour commercialiser dans le monde entier le vaccin
qu’il a inventé. Son ingénieux collaborateur Charles Chamberland ayant inventé un dispositif de
filtration de l’eau, il crée également la « Société anonyme du filtre Chamberland (système Pasteur) ».

Ces sociétés vont connaître un beau succès commercial, dont il se réservera l’essentiel. Pas plus qu’il n’aime à
cosigner ses articles avec ses nombreux jeunes collaborateurs, souvent issus de l’École normale, qui sous sa
direction a dépassé Polytechnique dans la hiérarchie des grandes écoles françaises, il rechigne à partager les
dividendes, sauf de manière fort paternaliste avec certains disciples méritants.

« Le cercle autour de Pasteur a bien des traits et des valeurs de ces “affaires de famille”, ces entreprises œuvrant
sous la protection de l’État si familières aux connaisseurs de la France et de l’Italie », notait l’historien des
sciences Gerald L. Geison, professeur à l’université de Princeton, dans son dernier article, publié après son décès
en 2001.
Ce n’est qu’avec la fondation en 1888 de l’Institut Pasteur, doté d’un capital considérable rassemblé par
souscription publique, que Louis Pasteur trouve enfin des moyens pérennes de financer ses recherches,
ou plutôt celles de ses collaborateurs car la maladie l’éloigne de plus en plus du laboratoire. Il transfère
alors à l’Institut Pasteur les produits des ventes en France de ses sociétés exploitant des vaccins
vétérinaires, ce qui va permettre la gratuité du vaccin contre la rage… mais se conserve le produit des
exportations. À sa mort, selon Gerald L. Geison, sa fortune s’élève à un million de francs et son
patrimoine a été multiplié par 50 depuis son mariage. Une belle revanche pour le fils d’artisan tanneur.
Et une invitation à méditer sur le désintéressement supposé des savants.

3/5 Louis Pasteur, piège à convictions


Les travaux de Pasteur n’ont cessé d’être critiqués de son vivant. Victorieux de la controverse sur la
génération spontanée, pourquoi l’a-t-il emporté ? Parce qu’il avait raison ? Ou parce qu’il était le plus
fort ? La sociologie des sciences en débat toujours. Troisième volet de notre série.

L’histoire des sciences est faite de controverses. Les faits expérimentaux ne rendent aucun verdict
évident, les théories qui les appuient sont emplies d’idéologie, et les jeux de pouvoir comptent souvent
plus que la « force intrinsèque de l’idée vraie » dont Spinoza constatait déjà qu’elle n’existe pas.

Tels sont trois énoncés d’une certaine sociologie des sciences, née au Royaume-Uni et relayée ensuite
en France, notamment par Bruno Latour, qui entreprit dans les années 1970, en phase avec l’ambiance
contestataire de l’époque, de s’interroger sur ce qui fait qu’un énoncé scientifique est considéré comme
vrai ; et insista sur l’importance des facteurs sociaux plutôt que rationnels.

Pasteur se trouva pris comme cas d’école de ce nouveau courant de pensée pour sa participation au
débat des années 1860 sur l’existence d’une génération spontanée. À savoir l’idée – que l’on sait
aujourd’hui fausse, sauf dans des circonstances extrêmement particulières telles que celles qui ont donné
naissance à la vie elle-même il y a plus de trois milliards d’années – que la vie peut apparaître à partir de
matière inerte. Les analyses de cette sociologie des sciences qualifiée de relativiste par ses détracteurs
permettent-elles d’expliquer le triomphe de Pasteur sur ses adversaires ?

Portrait de Louis Pasteur dans son laboratoire. © Wellcome images


La controverse qui s’installe en France à partir de 1859 sur la génération spontanée a une longue
histoire, chargée de politique. Elle implique rien de moins que le rapport à la doctrine catholique, et au
récit biblique de l’histoire de la vie sur Terre. Si la génération spontanée existe, on peut concevoir que
des espèces apparaissent, évoluent, meurent, puis que d’autres apparaissent. Si elle n’existe pas, il faut
supposer que les espèces ont toujours existé telles qu’elles sont depuis la Création.

Les matérialistes s’enthousiasment pour la génération spontanée, que combattent les esprits plus
religieux. C’est dans ce contexte que surgit le choc de la publication de L’Origine des espèces, de
Charles Darwin, en 1859 (première traduction française en 1862), qui apporte les arguments que l’on
sait en faveur de l’évolution des espèces… et se voit promptement condamné par le Vatican.

En 1859, précisément, Félix Archimède Pouchet, 60 ans, directeur du Museum d’histoire naturelle de
Rouen, écrit à Louis Pasteur, de 23 ans son cadet mais qui commence à avoir une notoriété, pour lui
demander ce qu’il pense de la génération spontanée. Pouchet vient d’en défendre l’existence dans un
gros ouvrage intitulé L’Hétérogénie. Prudemment, Pasteur lui répond que d’opinion, il n’a point,
n’ayant pas étudié la question. Mais il ne tarde pas à s’efforcer de s’en faire une, et ce d’autant plus que
l’Académie des sciences propose un prix de 2 500 francs à quiconque apportera des lumières
expérimentales nouvelles sur la question.

L’Académie des sciences est convaincue

Pasteur se met au travail, et se livre à une série d’expériences montrant l’impossibilité de la génération
spontanée. Il recourt pour cela à ses célèbres ballons en col de cygne, contenant une suspension liquide
de levures chauffée à cent degrés (donc stérile), et qui restent imputrescibles après ouverture et
refroidissement : preuve pour lui que les germes contenus dans l’air n’ont pu se développer, car retenus
par le « S » couché de la verrerie.

Il se rend ensuite sur la Mer de Glace en 1861, dans cette Savoie qui vient tout juste d’être rattachée à la
France ; et y observe que des 20 ballons (sans col de cygne, cette fois) stériles qu’il a apportés, un seul
se trouble après ouverture, contre la totalité dans Paris et cinq en bas de ses montagnes d’Arbois : c’est
donc que les germes présents dans l’air sont de plus en plus rares à mesure que l’on progresse en
altitude. L’Académie des sciences, convaincue, lui décerne le prix.

Pouchet renonce à y concourir, mais ne dit pas son dernier mot. C’est dans les Pyrénées, et à des
altitudes autrement téméraires, qu’il se rend pour reproduire le protocole de Pasteur, cette fois avec des
infusions de foin bouilli contenues dans des ballons stérilisés qu’il ouvre à des altitudes croissantes. Et il
observe au microscope l’apparition d’animalcules dans ses ballons. Mais cette expérience échoue une
fois encore à convaincre l’Académie des sciences, qui a constitué une seconde commission en 1864,
devant laquelle Pouchet a une nouvelle fois renoncé à se présenter.

Si Pasteur avait reproduit les expériences de Pouchet, il serait certainement parvenu aux mêmes
conclusions que lui.

Tels sont les faits, reconnus de tous, et c’est leur interprétation qui fait débat. Pourquoi Pasteur l’a-t-il
emporté ? Parce qu’il était bien introduit à Paris (il est élu à l’Académie des sciences en 1862, et compte
nombre de proches dans les commissions successives nommées par l’Académie pour trancher la
controverse), soutenait l’historien des sciences Gerald L. Geison, évoqué au précédent épisode, et son
collègue canadien John Farley.
Le duo soulignait les contradictions du discours faisant de Pasteur un champion de la méthode
expérimentale terrassant un Pouchet idéologue. Qui donc pensait contre lui-même, dans cette affaire, et
s’efforçait de recourir à l’expérience ? Certainement Pouchet, esprit sans doute plus empreint de foi
religieuse que ne l’était Pasteur. Et qui donc s’efforçait, en bonne méthode, de reproduire les
expériences de ses contradicteurs ? Pouchet, là encore, se lançant dans les Pyrénées dans des
expérimentations plus périlleuses que celles de Pasteur sur la Mer de Glace… et tout aussi bien pensées.

On sait aujourd’hui que l’infusion de foin bouilli qu’utilisait Pouchet (là où Pasteur recourait à des
cultures de levure) contient des formes de la bactérie Bacillus subtilis susceptibles de résister à
l’ébullition. Si Pasteur avait reproduit les expériences de Pouchet, il serait certainement parvenu aux
mêmes conclusions que lui.

« Paracelse II »

« Durant toute la controverse sur la génération spontanée, Pasteur qualifia de “ratées” presque toutes
les expériences – y compris les siennes – au cours desquelles la vie apparaissait mystérieusement et de
“réussies” toutes celles qui aboutissaient au résultat inverse », observaient Geison et Farley. Leurs
conclusions radicales ont depuis été nuancées.

Pouchet n’était sans doute pas le provincial qu’ils aimaient à opposer au puissant Pasteur : membre
correspondant de l’Académie des sciences, il n’était pas dépourvu de relations parisiennes, en partie
dans la presse qui se passionna pour le débat. Il participa à cette controverse empli d’une farouche
volonté de vaincre Pasteur, qu’il qualifiait dans sa correspondance de « Paracelse II » (du nom de
l’alchimiste de la Renaissance Paracelse, on ne peut plus déconsidéré en ce XIXe siècle de confiance
aveugle en la science), loin de la supposée neutralité objective du chercheur confronté à des hypothèses
concurrentes. « La défaite de Pouchet s’explique avant tout par ses retraits répétés devant les
commissions, sa croyance dogmatique dans l’hétérogénie, le lobbying de la presse et une recherche
démesurée des honneurs », estime le sociologue des sciences Dominique Raynaud.

L’analyse du débat entre Pasteur et Pouchet est aujourd’hui devenue un classique de l’histoire des
sciences. Savoir qui avait raison importe moins que de bien voir qu’hier comme aujourd’hui, des
considérations éloignées de la rationalité prennent une place considérable dans la résolution des
controverses scientifiques.

4/5 Le premier vaccin, une expérience à haut risque


La notoriété internationale de Pasteur repose sur sa découverte du traitement vaccinal contre la rage.
Mais le savant, qui n’était pas médecin, se lançait alors pour la première fois dans une expérimentation
chez l’homme. Sans bien maîtriser ce qu’il faisait.

Louis Pasteur avait demandé par écrit à sa famille de ne jamais rendre publics ses cahiers de laboratoire,
sur lesquels il notait quotidiennement le résultat de son travail. Ce souhait a été respecté durant presque
un siècle, jusqu’au décès de son petit-fils et éditeur de ses œuvres, Louis Pasteur Vallery-Radot, qui les
verse à la Bibliothèque nationale en 1964. Ils ne seront rendus accessibles aux lecteurs qu’à partir de
1979. Mais les érudits français ont longtemps montré une indéniable pudeur à aborder ces écrits. Il a
fallu le travail d’un Italien et d’un Américain, tous deux historiens des sciences, pour découvrir l’arrière-
cour des exploits pasteuriens. Et en particulier celui qui fit le plus pour sa légende : la découverte du
vaccin contre la rage.
Rappelons le récit canonique de cette découverte, tel que le rapporte le site consacré au bicentenaire de
la naissance de Pasteur : « Le matin du 6 juillet 1885, un garçon de neuf ans, Joseph Meister, et mordu
quatorze fois par un chien enragé, donne l’occasion à Louis Pasteur de vaincre ses ultimes hésitations
et de tester son traitement chez l’homme. […] En 10 jours, Joseph Meister reçoit au total treize
injections de moelles rabiques de moins en moins atténuées. Cette première vaccination est un succès :
Joseph Meister ne développera jamais la rage et deviendra le premier humain vacciné. »

La vaccination de Jean-Baptiste Jupille, illustration de 1885. © Bert Hansen collection

Mais les choses ne se sont pas exactement passées ainsi. Dans The Private Science of Louis Pasteur
(Princeton University Press, 1995, non traduit), l’historien des sciences américain Gerald L. Geison,
évoqué lors de nos deux précédents épisodes, a révélé que Pasteur avait déjà testé à deux reprises sa
vaccination chez l’homme avant l’épisode célèbre du petit Joseph Meister.

Les secrets du cahier 94

Le 2 mai 1885, il avait fait injecter (n’étant pas médecin, il ne pouvait procéder lui-même à ces actes)
une unique dose de moelle de lapin infecté par la rage puis disséquée (ce traitement étant utilisé pour
atténuer le virus) à un patient agité présentant certains symptômes de la rage à l’hôpital Necker. Le
malade fut pris de tremblements, ce qui conduisit les médecins à refuser les injections suivantes prévues
par Pasteur. Il se rétablit, et quitta l’hôpital vingt jours plus tard sans donner de nouvelles.

Personne n’a jamais pu savoir si ce dénommé Girard souffrait bien de la rage (une maladie rare, que
beaucoup de médecins ne rencontraient alors qu’une fois ou deux dans leur carrière) et non d’une autre
affection neurologique. Encouragé par ce qu’il prend pour un succès, Pasteur fait procéder le 21 juin
1885 à deux injections chez une fillette de 11 ans mordue au visage par un chien. Elle décède deux jours
plus tard. Parce que le traitement a été appliqué trop tard, pense son inventeur.

Autant dire que Pasteur joue gros, très gros, en tentant la vaccination de Joseph Meister, et ce d’autant
plus que ses expériences sur l’animal n’étaient pas achevées. C’est cette fois l’historien des sciences
italien Antonio Cadeddu qui a eu la patience de décrypter les pages, très difficiles à lire, du cahier 94 de
Pasteur, qui portent sur les mois cruciaux du début de 1885 durant lesquels Pasteur cherche le meilleur
moyen d’atténuer le virus de la rage pour le rendre vaccinant (rappelons qu’on ne sait pas alors observer
le virus, faute de microscopes assez puissants).
« Tentatives désespérées »

On y lit Pasteur tâtonner, essayer les moelles de lapin, de chien, de singe et de cobaye. Le 24 juillet, il
note encore : « Comment donc se fait-il que les inoculations virulentes des 6, 7, 8, 9 jours n’aient pas
rendu réfractaires les 10 chiens. Est-ce trop de dilution... » (cité dans Antonio Cadeddu, « Aux origines
de la vaccination pasteurienne : la rage » in A.-M. Moulin (dir.), L’Aventure de la vaccination, Fayard,
1996). On est là huit jours après l’injection faite au jeune Joseph Meister.

De plus, il n’est en rien certain que ce dernier ait été atteint de la rage. Pasteur lui-même estime que
seulement 16 % des patients mordus par un chien enragé vont contracter la maladie. Le chien qui a
mordu le petit Meister était-il même enragé ? Son autopsie a révélé la présence de paille dans son
estomac, déclare Pasteur lors de sa communication à l’Académie des sciences annonçant son succès, ce
qu’il présente comme un signe de rage. Mais une démonstration concluante aurait été l’injection
d’extraits du cerveau de l’animal à un autre chien pour voir s’il contractait la maladie, selon un
protocole que maîtrisait parfaitement le laboratoire de Pasteur. Expérience qui ne fut pas menée.

Ces faits révélés par Gerald L. Geison et Antonio Cadeddu et tus pendant plus d’un siècle (alors qu’il est
probable que le médecin Émile Roux, très proche collaborateur de Pasteur et futur directeur de l’institut,
en avait connaissance, puisqu’il avait refusé de s’associer aux essais de vaccins chez l’homme) sont
aujourd’hui bien établis. Les plus récentes biographies de Pasteur, dont celles de Patrice Debré et de
Michel Morange, les évoquent. Et nul n’y voit scandale. Même Geison, un des plus critiques à l’égard
de Pasteur, écrit à propos des deux essais menés chez l’homme avant celui sur Joseph Meister que « les
tentatives désespérées de Pasteur de les sauver […] ne violaient aucune règle éthique alors acceptée ».

Le faux certificat du médecin légiste

Plus critiquable sur le plan éthique est un autre secret des débuts de la vaccination contre la rage. Cette
fois, ce ne sont pas les cahiers de Pasteur qui l’ont révélé, mais son neveu, et préparateur particulier,
Adrien Loir, dans ses bien-nommés souvenirs À l’ombre de Pasteur, publiés en 1937. L’immense
publicité internationale donnée aux premières vaccinations contre la rage entraîne un afflux de patients
vers le laboratoire de Pasteur à l’École normale de la rue d’Ulm.

Parmi eux, un garçonnet de 12 ans mordu par un chien, qui est vacciné le 20 octobre 1886 et décède un
peu plus d’un mois plus tard. Une autopsie est organisée, qui confirme que l’enfant est mort de la rage.
La vaccination a donc échoué. Pasteur est alors en vacances, et on ignore comment il accueille la
nouvelle. Ce sont donc Adrien Loir et Émile Roux qui gèrent la catastrophe… qui se conclut par un faux
du médecin légiste, attribuant le décès de l’enfant à un choc aux vertèbres reçu quelques jours avant
d’avoir été mordu. Un mensonge pour la bonne cause, donc… mais dont les antivax font aujourd’hui
encore leurs gorges chaudes.

Résumons. Louis Pasteur a mené une carrière scientifique exceptionnelle qui l’a conduit de la chimie à
la microbiologie pour découvrir le premier traitement contre la rage, mais ses méthodes furent parfois
expéditives. Outre qu’il oubliait fréquemment de citer ses prédécesseurs, il avait tendance à masquer ses
échecs et à magnifier ses réussites et composait ses publications comme de belles histoires embellissant
ses résultats expérimentaux.

Autant de comportements flirtant avec ce que l’on appellerait aujourd’hui de petites méconduites
scientifiques, relevant de cette zone grise qui n’est certes pas de la fraude mais pas non plus un exemple
de rigueur. Un récent colloque de l’Office français de l’intégrité scientifique s’interrogeait sur les enjeux
d’intégrité scientifique des prises de parole publiques des chercheurs. Pasteur aurait fait un excellent cas
d’étude.
La renommée de Louis Pasteur, une revanche
française
Le scientifique fut célébré de son vivant dans le monde entier comme bienfaiteur de l’humanité. Son
apport à la découverte du monde microbien est immense. Mais sa notoriété doit énormément à la défaite
de 1871 face à l’Allemagne.

Des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT), à Boston (États-Unis), ont développé
l’amusant site Panthéon permettant d’évaluer la popularité internationale d’une personnalité à partir de
l’analyse de plusieurs métriques liées aux notices Wikipedia qui lui sont consacrées, comme le nombre
de langues dans lesquelles elles existent, le nombre de fois où elles sont consultées ou encore la
régularité de ces consultations.

Louis Pasteur y apparaît comme le chimiste le plus connu au monde. Et s’il est à la huitième place des
personnalités françaises, loin derrière Napoléon ou Jeanne d’Arc, il n’en est pas moins le scientifique
français le plus célèbre.

Pasteur est donc une vedette internationale. Et l’était déjà de son vivant. Amateur de décorations et
d’honneurs, il pouvait arborer à la fin de sa vie la Grand-Croix de Sainte-Anne, remise par le frère du
tsar en personne, ainsi qu’une dizaine d’autres breloques attribuées par les trônes européens.

Le Nouveau Monde n’était pas en reste : après la venue très médiatisée à Paris de quatre enfants
d’ouvriers de Newark pour y être soignés, avec succès, de la rage en décembre 1885, un hospice Pasteur
est ouvert à New York pour y diffuser le traitement. Ce n’est que le début de la création un peu partout
dans le monde d’instituts portant son nom, dont beaucoup ont aujourd’hui disparu, comme celui en
Australie.

Comment expliquer cette notoriété ? Par ses mérites scientifiques, évidemment. Pasteur est l’un des
principaux découvreurs du rôle, positif ou négatif, des micro-organismes. Il a ainsi ainsi révélé
l’existence d’un monde jusque alors inconnu. Dans l’histoire de la biologie du XIXe siècle, seul Charles
Darwin peut rivaliser avec lui pour l’importance de ses contributions (les deux hommes ne se sont
jamais rencontrés et ne semblent guère avoir étudié leurs travaux réciproques). Mais là où Darwin clive,
Pasteur rassemble.

Darwin repose certes aujourd’hui à l’abbaye de Westminster, aux côtés de figures marquantes de
l’histoire britannique, mais après avoir déchiré le pays avec sa théorie de l’évolution. Pasteur, lui, est
unanimement célébré de son vivant comme bienfaiteur de l’humanité. Ses découvertes viennent apporter
des fondements théoriques au grand mouvement hygiéniste qui bouleverse les villes au XIXe siècle.
Surtout, elles promettent la fin des maladies infectieuses.

Seules les ligues antivivisection, puis antivaccinales, y trouvent à redire. Même le pape Léon XII envoie
un message de félicitations pour le jubilé de Pasteur, célébré avec le plus grand faste à la Sorbonne le
27 décembre 1892. « Étrange événement qui fait déjà le lien entre la vie et le mythe et commence à
isoler Pasteur des autres savants prestigieux de son époque », comme l’observe l’historien et
philosophe des sciences Michel Morange, dans sa biographie de Pasteur à paraître le 25 octobre chez
Gallimard.

Les reliques du maître

Sanctifié de son vivant, Pasteur reste l’objet d’un culte après sa mort dans de nombreux pays. En 1922,
pour son centenaire, la New York Academy of Medicine organise une exposition d’objets ayant
appartenu à Pasteur.
Un millionnaire britannique, Henry Wellcome, s’en inspire pour son Wellcome Historical Medical
Museum (dont les collections sont aujourd’hui versées au Science Museum de Londres) et mandate un
aventurier pour lui ramener de France quelques reliques pasteuriennes – microscopes ou préparations –
réputées être passées entre les mains du maître…, lesquelles sont aujourd’hui presque aussi nombreuses
que les morceaux de la Vraie Croix.

Un seul pays rechigne à se joindre à ce culte : le Reich allemand de Guillaume Ier. Et pour cause : il a
déjà son propre héros à célébrer en la personne de Robert Koch, l’autre fondateur avec Pasteur de la
microbiologie moderne. La symétrie entre les deux rivaux va jusqu’à leur dernière demeure. Tous deux
reposent dans un mausolée au sein d’un institut qui porte leur nom situé dans la capitale de leur pays.
Concédons à l’orgueil national que celui de Pasteur est autrement spectaculaire !

Si la célébration de Pasteur est internationale, elle prend une place toute particulière en France, qui peut
se lire comme une conséquence de la terrible défaite de 1871. Le pays, vaincu et humilié, se doit de
retrouver des gloires nationales.

Comme si la France, avec l’appui enthousiaste du principal intéressé, fervent nationaliste, avait cherché
sur le terrain scientifique la revanche de l’écrasante défaite qu’elle venait de subir sur le plan militaire.

« Durant le dernier quart du XIXe siècle, la IIIe République encourage activement le culte des grands
hommes pour imprimer son idéologie sur les masses. Elle sanctifie les hommes de progrès, moral et
matériel, pour montrer combien ils furent grands par leur mérite plus que leur naissance. L’adoration
de ces héros devient un culte encouragé par un gouvernement anticlérical qui y voit une alternative à la
religion établie », note l’historienne des sciences Lorraine Ward.

Plus de 3 000 rues nommées Pasteur

La IIIe République, qui consolide son pouvoir à partir des élections législatives de 1876, marquées par le
succès des républicains sur les conservateurs, se tourne d’abord vers les écrivains. En 1878, on célèbre
avec faste le double centenaire du décès de Rousseau et de Voltaire. En 1885, les funérailles nationales
de Victor Hugo réunissent, dit-on, près de deux millions de personnes, qui accompagnent sa dépouille
vers le Panthéon. Ce dernier retrouve à cette occasion sa fonction de lieu de repos des grands hommes
de la République, adoptée à la Révolution et abrogée à la Restauration.

Après le très spectaculaire enterrement de Victor Hugo, la IIIe République semble se détourner des
écrivains et préférer, en matière de grands hommes, les scientifiques. Déjà, le physiologiste Claude
Bernard avait eu en 1878 des funérailles nationales, mais n’avait pu entrer au Panthéon, qui était encore
une église. En 1886, son élève Paul Bert, à la fois savant et homme politique, se voit lui aussi accorder
les funérailles nationales. En 1889, on transfère au Panthéon la dépouille de Lazare Carnot, le physicien
qui organisa la défense de la République en 1793.

Quand Pasteur décède en 1895, la République souhaite le faire entrer au Panthéon mais sa famille
refuse. C’est le chimiste Marcellin Berthelot qui sera le premier scientifique à y faire son entrée dans le
cadre de funérailles nationales en 1907, accompagné de son épouse Sophie, décédée presque en même
temps que lui, qui devint ainsi la première femme à reposer dans l’illustre demeure. Entre-temps, la
France s’est couverte de monuments à la gloire de Louis Pasteur, et de rues portant son nom : 3 363 à ce
jour, contre 2 591 pour Victor Hugo. Mais dans la cour de la Sorbonne, les statues des deux hommes se
font face à égale dignité.

Et à propos de Panthéon, les chercheurs du MIT indiquent que leur site sert aux industriels du cinéma à
évaluer le potentiel commercial de biopics. Avis aux producteurs : le dernier consacré à Louis Pasteur
date de 1936. Et il est américain.

Vous aimerez peut-être aussi