Vous êtes sur la page 1sur 5

Reportage : aux Canaries, face à l’afflux de

migrants, "la situation devient ingérable" (1/3)



Par  Leslie Carretero Publié le : 18/11/2020

L’île de Grande Canarie, petit bout de terre espagnol de 1 500 km2, fait
face à un important afflux de migrants, avec plus de 16 000 arrivées
depuis le début de l’année, six fois plus qu'en 2019. Des milliers de
personnes sont contraintes de dormir dehors au port d’Arguineguin
"dans des conditions inhumaines". Des milliers d’autres sont quant à
elles hébergées dans des hôtels de l’île. Reportage.
La maire de Mogan, commune dont dépend le port d’Arguineguin à Grande Canarie,
enchaîne les interviews en cette matinée de novembre. Autour d’Onalia Bueno, les
journalistes attendent leur tour. Il faut dire que le petit port est devenu le nouveau
symbole d’une crise migratoire, que les Canaries peinent à gérer seuls. En témoignent
les mots de l'édile.
"On est débordés, la situation devient ingérable", répète inlassablement la maire, les
yeux rivés vers ce qu'elle désigne elle-même comme le "camp de la honte". Derrière
l’édile, près de 2 000 migrants s’entassent depuis des semaines le long de la jetée. Les
images de l’intérieur du camp sont rares, les journalistes n’ont pas le droit d’y accéder,
des policiers empêchent nerveusement toute entrée.

"Conditions de vie inhumaines"


Selon Onalia Bueno, qui a visité plusieurs fois les lieux, "les gens vivent dans des
conditions inhumaines, au milieu des rats". Les migrants, dont certains sont maintenus
au port depuis quatre ou cinq semaines, ont interdiction de quitter le site. Ils dorment à
même le sol, sans affaires de rechange. Les douches, peu nombreuses, ne leur
permettent pas de se laver quotidiennement. Sur une vidéo que s’est procurée
InfoMigrants, on peut voir des jeunes hommes allongés par terre, collés les uns aux
autres, sous un soleil de plomb en plein mois de novembre.
>> À (re)lire : Augmentation des arrivées aux Canaries : "Sécuriser les côtes ne résout
pas le problème, les passeurs s'adaptent"
"On les traite comme des marchandises, et non comme des êtres humains", déplore
Onalia Bueno. "Ces gens n’ont pas commis de crime mais on les considère comme des
criminels", renchérit le juge du seul centre de rétention de l’île, Arcadio Diaz Tejera,
rencontré la veille au tribunal de Las Palmas, la capitale de Grande Canarie.
Ce camp a été monté à la hâte cet été pour faire face aux arrivées massives que
connait l’île cette année. Initialement prévu pour prendre en charge 400 personnes afin
de prodiguer les premiers soins et l’identification des nouveaux arrivants, il n’a cessé
de grossir. Ces deux derniers mois, pas moins de 8 000 personnes ont débarqué dans
l’archipel espagnol, la majorité à Grande Canarie. Au total depuis le début de l’année,
16 000 migrants sont arrivés aux Canaries, contre 2 698 en 2019.

La
maire de Mogan dénonce les conditions de vie des migrants retenus au port
d'Arguineguin. Crédit : InfoMigrants

Les expulsions suspendues en raison du Covid


En théorie, quand un migrant débarque dans le petit archipel, il est supposé passer 72
heures dans les bureaux de la police. Il y décline alors son identité, donne ses
empreintes et passe devant un juge qui ordonne ou non son expulsion. Ensuite, il est
libéré et accueilli dans un centre ou transféré dans un centre de rétention. Les migrants
ne devraient donc pas passer plus de trois jours au port d’Arguineguin. "Ce qui se
passe sur la jetée est totalement illégal", assure Arcadio Diaz Tejera.
Mais Grande Canarie n’arrive plus à faire face. En plus des migrants confinés dans le
port, il y a ceux qui sont pris en charge dans la ville, ceux qui arrivent quotidiennement
et ceux qui auraient dû être renvoyés. Mais la fermeture actuelle des frontières, due à
la crise sanitaire, complique tout. Elle empêche notamment les renvois vers les pays de
départ, principalement le Maroc, le Sénégal. Des accords avec ces Etats permettent
normalement de renvoyer ces migrants rapidement. Or, depuis le début de l’année,
seules 182 personnes ont été expulsées vers leur pays d’origine, dont une majorité de
Sénégalais. Face à l’impossibilité de mettre en place des renvois, le centre de rétention
n'accepte plus de nouveaux arrivants.

Le juge Arcadio
Diaz Tejera estime que la situation au port d'Arguineguin est "illégale". Crédit :
InfoMigrants
Dans un tel contexte, le manque de réaction des autorités espagnoles crispent les
humanitaires et les acteurs politiques de l’archipel, qui demandent des transferts vers
la péninsule espagnole et l’ouverture de centres d’accueil. Le gouvernement a annoncé
la construction prochaine d’un camp militaire à proximité de Las Palmas pouvant
accueillir 200 personnes, mais pour l’heure aucun migrant n’y a encore été transféré.
"On peut vider le port en quelques heures, pourquoi cela n’a toujours pas été fait ?",
s’interroge Arcadio Diaz Tejera. "En 2006 [lors de la "crise des cayucos ", plus de 31
000 personnes avaient débarqué aux Canaries, NDLR], on a réussi à gérer, pourquoi
pas aujourd’hui ?", se demande à son tour la maire Onalia Bueno. "C’est la première
fois qu’on voit ça ici. C’est indigne de l’Espagne, et de l’Europe", continue-t-elle.

"La vie ou la mort"


Pour pallier au plus urgent, les Canaries ont donc improvisé. Des hôtels, vidés de leurs
touristes en raison des restrictions de voyage à cause de la crise sanitaire, hébergent
environ 5 000 personnes, épaulés par la Croix-Rouge. A Puerto Rico, dans le sud de
Grande Canarie, il n’est pas rare de voir des groupes de migrants se baigner à côté
des quelques touristes présents dans la station balnéaire.
Ibrahim et Habib, eux discutent sur un ponton, au-dessus de la plage. Originaire de
Gambie, Ibrahim a quitté son pays pour "aider sa famille". Monté à bord d’une pirogue
depuis le Sénégal, il a passé neuf jours dans l’Océan atlantique. "Je n’ai pas mangé ni
bu pendant quatre jours", dit avec légèreté le jeune homme de 17 ans, coiffé d’un
chignon sur la tête et d’une petite tresse le long du visage. Ibrahim raconte qu’il a été
hospitalisé 20 jours à son arrivée aux Canaries car il souffrait de déshydratation et de
malnutrition. "J’ai été bien accueilli ici", assure celui qui souhaite rejoindre des
membres de sa famille en Angleterre.

Plus de
8 000 migrants ont débarqué aux Canaries ces deux derniers mois. Crédit : Javier
Bauluz
Un peu plus loin, Sadio regarde les photos de ses proches dans son téléphone, seul
face à la mer. Le jeune Malien de 19 ans rêve de devenir footballeur. Il explique
timidement que le voyage vers les Canaries a été long et fatiguant. "C’était la vie ou la
mort", raconte Sadio qui espère être rapidement transféré vers le continent et s’installer
à Barcelone, où vit une de ses sœurs.
Ce Malien est hébergé depuis deux mois au Hollywood club puerto calma, avec des
centaines d’autres personnes. Le gérant de l’hôtel originaire d’Angleterre, Calvin
Lucock, tente de prendre soin de ces gens "qui ont tout quitté dans l’espoir d’une vie
meilleure".
"Cette expérience a un impact sur moi, c’est évident", dit le responsable du complexe
touristique. "Leur histoire me brise le cœur", continue-t-il. La plupart des migrants
accueillis aux Canaries sont originaires du Maroc ou d’Afrique subsaharienne. Les
raisons des départs sont souvent les mêmes : d’un côté les Maliens qui fuient les
combats entre les forces armées et les jihadistes, de l’autre les Sénégalais et les
Marocains qui subissent de plein fouet la crise économique due au Covid et à
l’absence de tourisme, principal revenu de nombreuses familles.
Des histoires que Calvin n’était pas préparé à entendre et qui le bouleversent. Sa
femme, qui s’est prise d’affection pour ces migrants, l’assure : "Ces jeunes ont changé
ma vie".
Leslie Carretero, envoyée spéciale sur l'île Grande Canarie.
 
ET AUSSI

 Grande Canarie : de plus en plus de migrants dorment dans la rue pour éviter
l'expulsion
 Bosnie : le camp de Lipa ravagé par un incendie, 1 300 migrants à la rue
 Aux Canaries, la population divisée sur l'arrivée des migrants sur fond de crise
économique
 L'Union européenne exhorte la Bosnie à loger plus de 3 300 migrants qui
subissent le froid et la neige

Vous aimerez peut-être aussi