Vous êtes sur la page 1sur 260

Paul Ariès

isère d
sor ozys e
Cette droite
qui n'aime pas la France

Parangon/Vs
Paul Ariès

Misère
du sarkozysme
Cette droite
qui n'aime pas la France

Parangon/Vs
Du même auteur

La Fin des mangeurs, Desclée de Brouwer, 1997


Les Fils de McDo, I.:Harmattan, 1997
Déni d'enfance, Manifeste contre la banalisation de la pédophilie,
Golias, 1997
La Scientologie, laboratoire du futur?, Les secrets d'une machine
infernale, Golias, 1998
Petit Manuel Anti-McDo à l'usage des petits et des grands, Golias,
1999
La Scientologie: une secte contre la république, Golias, 1999
José Bové, la révolte d'un paysan, Entretiens, Golias, 2000
Le Goût (avec Gong Gang), Desc1ée de Brouwer, 2000
Libération animale ou nouveaux terroristes? Les saboteurs de
l'humanisme, Golias, 2000
Les Sectes à l'assaut de la santé, Le pluralisme thérapeutique en
danger, Golias, 2000
Enquête sur un pouvoir occulte: l'anthroposophie? Golias, 2001
Disneyland, le royaume désenchanté, Golias, 2002
Pour sauver la terre ... Faut-il exterminer l'espèce humaine?
VHarmattan, 2002
Harcèlement au travail ou nouveau management? Golias, 2002
Putain de ta marque 1, Golias, 2003
Petit Manuel anti-Pub, Golias, 2004
Satanisme et vampyrisme, Golias, 2004
Décroissance ou barbarie, Golias, 2005

Plusieurs ouvrages sont traduits en italien, chinois, japonais et hon-


grois.
Pour tout contact : paularies@voila.fr

© ParangonIVs, 2005
Pour Catherine
À mes filles
Elles méritent une autre France que celle du sarkozysme
Introduction
Sarkozy, nous voilà!

« Notre peuple mérite qu'on se fie à lui et. qu'on le mette dans la
confidence. » (Marc Bloch)

«Dénoncer les dérapages de Nicolas Sarkozy n'est pas une façon de


l'arrêter, mais cela me fait du bien. »(Jean-Louis Debré, président de
l'Assemblée nationale)

« La présidentielle, j 'y pense, et pas seulement en me rasant. »


(Nicolas Sarkozy)

Nous avons choisi d'appeler« sarkozysme » les courants idéolo-


giques qui risquent de porter l'éternel «premier flic de France» à
la présidence de la République. Le sarkozysme n'est pas que Sar-
kozy ni tout Sarkozy. Le sarkozysme est beaucoup plus, car il est le
mouvement qui rend sa victoire possible. Il est une vague idéolo-
gique qui menace de balayer la France de droite à gauche, empor-
tant tout sur son passage : notre modèle social, construit au cours
du xxe siècle, la R-épublique née de 1789 et, avec elle, l'héritage
millénaire de la nation ainsi que le poids de son État constitutif.
Interroger le sarkozysme, c'est donc se projeter dans ce
« site France » dont rêvent ceux pour qui l'histoire de notre pays
n'est qu'une longue suite de cauchemars. Ces zélés pessimistes,
pour qui la France n'en finira jamais de tomber, abandonnent par-
fois leur plume venimeuse pour chanter les louanges des États-
Unis.

5
Pourquoi un tel dés amour de la France?
« Je ne suis pas réductible à la seule doctrine libérale, ni même à la
seule droite. » (Nicolas Sarkozy, Le Monde, 8 septembre 2005) 1

Le sarkozysme n'aime pas la France telle qu'elle résulte de son


histoire: il ne s'agit pas d'un simple exercice d'autoflagellation,
mais de la volonté de remettre en cause le consensus national. Il
n'aurait de cesse, au pouvoir, de virtualiser encore plus nos
valeurs : la Liberté, l'Égalité et la Fraternité. Il fantasme, en
revanche, sur une autre France totalement imaginaire : celle qui se
lève tôt, celle qui paie des impôts, celle aussi qui va à l'église. Cette
France nouvelle serait vouée à la défense du Travail, du Respect et
de la Patrie, selon les grands dogmes définis par Nicolas Sarkozy
lors de son intronisation à l'UMP.
Peu importent donc les sentiments feints ou réels envers la nation
dès lors que toute l'idéologie fait le lit à une France totalement
autre que celle qui existe.
Le sarkozysme semble être la version française de la révolution
conservatrice mondiale qui peut vaincre aussi dans notre pays. Ni
la « vieille» droite ni la gauche « moderniste» ne s'avèrent
capables de s'opposer à elle, faute de croire encore en nos prin-
cipes, mais aussi parce qu'elles ont tellement virtualisé nos valeurs
fondatrices que ces dernières leur apparaissent exsangues.
Le sarkozysme est une façon de refonder la droite non seulement
beaucoup plus à droite, mais en dehors de toute son identité natio-
nale. Il est une greffe comparable à ce que fut l'importation en
France de l'idéologie bolchevique mais, là où le mariage des dra-
peaux rouge et tricolore a pu se réaliser, tout prouve que la révolu-
tion conservatrice mondiale ne saurait épouser Marianne sans la
violenter et la défigurer. Le sarkozysme est voué à rester, pour pla-
gier Jacques Chirac, un « parti de l'étranger ». A moins que la
France ne finisse par se défranciser.

Ce livre interroge l'essentiel des soubassements idéologiques du


sarkozysme. Beaucoup de thèmes à l'allure novatrice semblent pro-
venir des États-Unis, mais surgissent en fait des profondeurs du
passé. Ils avaient été relégués, au xxe siècle, pour tenir compte d'un

1 Les discours et déclarations de Nicolas Sarkozy qui parsèment cet ouvrage

sont pour l'essentiel disponibles dans leur intégralité soit sur le site de l'UMP
ou celui des jeunes de l'UMP, soit sur le sarkozyblog.free.fr

6
rapport de force moins favorable aux puissants. La gauche institu-
tionnelle sous-estime gravement la menace de la contre-révolution
conservatrice, ne voulant pas croire que le vent a provisoirement
tourné. Nous avons donc choisi d'illustrer abondamment notre
démonstration par des propos de Nicolas Sarkozy, mais aussi des
courants proches ou voisins. Nous avons concédé une large place
aux thèses les plus éculées de certains fondateurs du libéralisme
pour montrer que ce « grand bond en arrière 1 » n'est pas seulement
économique, mais aussi idéologique.
Cet ouvrage permet de comprendre, au-delà de la fameuse guerre
des chefs de l'UMP avec laquelle on nous amuse, comment ce « fils
d'immigré clandestin» est devenu un parfait apparatchik prêt à
toutes les alliances, à tous les mauvais coups et à toutes les trahi-
sons. Il interroge aussi les mensonges, les non-dits, les erreurs et les
fautes d'un hIler dont la biolégende, savamment construite, trahit
une part de son fonctionnement névrotique.

Le sarkozysme est cependant infiniment plus que Nicolas Sar-


kozy. Si celui-ci n'est pas un faiseur d'idées mais d'opinions, il sait
en revanche s'entourer de conseillers occultes à mi-chemin entre le
vieil orléanisme français (cette droite ralliée à la république faute
de mieux) et la révolution conservatrice mondiale (qui voudrait tant
refermer la parenthèse ouverte par la Révolution française). Nico-
las Sarkozy est par ailleurs beaucoup plus le symptôme d'une
époque qu'il ne fait lui-même l'Histoire. Son bilan comme député
ou ministre est extrêmement contrasté. Ce champion est incapable
de saisir les enjeux écologiques et sociaux. Il se contente de recy-
cler en France des solutions qui ont échoué ailleurs.
Cette victoire du sarkozysme est rendue possible par le « pacte»
scellé, depuis 1983, entre la « vieille» droite française et l'appareil
socialiste autour du néo-libéralisme. Il se peut que la .France se res-
saisisse ou que Sarkozy finisse par en faire trop. Le sarkozysme
pourrait, cependant, nous prendre à la gorge si nous ne parvenons
pas à renouer avec nos valeurs pour construire un projet capable de
répondre aux urgences de l'époque.

1 Serge Halimi. Le Grand Bond en arrière, Fayard, 2004.


Première partie:
Le sarkozysme est-il français?

« J'ai appris tout au long de ces années d'engagements politiques


qu'il y a beaucoup d'épreuves sur la route de celui qui a un grand des-
sein. » (Nicolas Sarkozy)

Nicolas Sarkozy n'est pas un idéologue, mais il est au service


d'une idéologie: celle de la révolution conservatrice mondiale. Le
sarkozysme est donc beaucoup plus que ce qu'il prétend être, il
n'est pas seulement une droite décomplexée, une droite vraiment de
droite.
Vhistoire française est certes riche de ces périodes de durcisse-
ment idéologique: tout n'est pas gris dans les rangs de nos adver-
saires, même si nous avons parfois raison de dire que c'est« bonnet
blanc et blanc bonnet ». La victoire du sarkozysme oblige cepen-
dant à faire davantage la fine bouche. C'est que l'animal est indi-
geste pour un ventre nourri depuis plusieurs siècles avec des
produits politiques làbellisés made in France. Les mots manquent
d'ailleurs pour nommer cette greffe sans rapport aucun avec notre
terroir: on se trouve démuni, comme face à une saveur nouvelle,
inconnue et incongrue.
C'est pourquoi l'on est d'abord tenté de ne voir en Sarkozy que
le retour en force de l' orléanisme ou une version hexagonale de la
révolution conservatrice. Les Français se livreraient au sarkozysme
comme d'autres peuples se sont vautrés dans le bushisme, le ber-
lusconisme, le blairisme, l' aznarisme, etc. On sait cependant que
comparaison n'est pas raison, car si le sarkozysme est bien un bou-

9
turage de la révolution néo-conservatrice, il n'en est pas sa version
tricolore.
En effet, la révolution néo-conservatrice n'est, contrairement à ce
que pense Barbara Koehn l, ni une réaction face à l'échec du capi-
talisme, ni un projet pour le sauver. Il s'agit de la résurgence de tout
un courant de philosophie politique des XVIIIe et XIXe siècles, mar-
qué par le refus des Lumières et de la Révolution française.
La révolution néo-conservatrice manifeste le désir de considérer
que les trois grandes périodes ouvertes du siècle des Lumières, de
la Révolution française et de la Révolution d'octobre ne seraient
que des parenthèses que l'on pourrait refermer.
C'est aussi et surtout l'idée que ces trois parenthèses auraient une
même origine territoriale et intellectuelle : cette France historique
que vomissent les libéraux; cette France qui n'a de cesse de faire
exception pour mieux éclairer le monde; cette France de la Mar-
seillaise que chantaient les étudiants hongrois ou chinois face aux
chars.

1 La Révolution conservatrice, Soli s, 2003.


Chapitre 1
La révolution conservatrice

« Au sein même de mon parti, je dis clairement "Réveillons-


nous !". » (Nicolas Sarkozy)

Vidée d'une « révolution néo-conservatrice à la française» est un


contresens, sauf à faire de la France un simple morceau de territoire
vide de toute mémoire. Ce terme serait un nouvel oxymore servant
à refouler l'évidence d'une contradiction majeure entre le contenu
et le contenant, entre cette idéologie internationale et ce qu'est
l'âme particulière de la France depuis si longtemps. Une « révolu-
tion néo-conservatrice à la française » ne peut exister à moins que
la France se meure et en vienne à oublier, non pas son baptême,
mais d'où elle vient et ce qu'elle fut.
De nombreux auteurs ont bien vu que, si la France n'a pas cédé
aussi facilement à la contagion néo-conservatrice que l'Angleterre,
les États-Unis, l'Italie ou l'Espagne, c'est en raison de son identité.
Elle tient de son histoire des anticorps qui rendent la greffe difficile '.
La France se pensait donc immunisée, mais c'était oublier que les
peuples sont bien plus fragiles que les nations: ils se donnent sou-
vent à ceux qui les trahissent et les violent.
Le paradoxe veut que, là où les autres nations guériront de cette
révolution néo-conservatrice, la France risque, elle, de ne pas s'en
remettre et d'y laisser sa peau. Ce paradoxe tragique n'est qu'ap-
parent car, si dans les autres nations les séquelles de cette maladie
libérale sont d'abord économiques et sociales, cette dernière attein-
dra la substance politique même de la France.
VItalie se remettra sans trop de difficultés du berlusconisme, car

1 Samir Amin, Le Virus libéral, Le temps des cerises, 2003.

11
elle a sa culture. IJAllemagne a fait la preuve de sa capacité à se
relever, car elle est un seul peuple. En France, la victoire du sarko-
zysme équivaudrait à ce que fut celle de Vichy: non pas une façon
de couper les fils pour retisser un autre vêtement (comme la Révo-
lution sut le faire avec l'Ancien Régime), mais une véritable rupture
avec l'Histoire.
La raison en est simple: la révolution néo-conservatrice qui balaie
aujourd'hui la planète est la suite de celle née au XVIIIe siècle contre
le modèle français. Le sarkozysme est le bâtard de plusieurs siècles
de combats acharnés, toujours recommencés, contre la philosophie,
la culture et la politique françaises.

La première révolution conservatrice


Le sarkozysme plonge ses racines dans la toute première révolu-
tion conservatrice qui fut, au XVIIIe siècle, la réaction des élites à la
philosophie des Lumières et à ses implications prévisibles dans le
champ social et politique 1.
En France comme en Espagne, cette contre-révolution - qui balaie
l'Europe pendant un siècle et demi, du XVIIIe siècle aux années 1860
- précéda la révolution elle-même 2 et laissa des traces fortes et indé-
lébiles. Il faut souligner le rôle que prendront dans ce mouvement
les « émigrés» dont la hargne antirévolutionnaire devait moins aux
« colonnes infernales» qui déferlèrent sur la Vendée qu'à la philo-
sophie. Les crimes de sang sont plus vite oubliés ou pardonnés que
ceux de l'esprit.
On peut comprendre que les émigrés aient eu la rage tenace, mais
comment expliquer, sinon par une peur épouvantable, la réaction des
élites mondiales? La philosophie des Lumières et ses droits de
l'homme et du citoyen n'ont toujours pas été digérés par les nom-
breux partisans des droits de Dieu. Est-ce pour cette raison que la
pensée libérale française fut si longtemps l'apanage des descendants
directs, ou par procuration, de ces émigrés?
1 On en connaît bien l 'histoire grâce au colloque tenu à Cholet, en octobre 1990,
sous la direction du professeur Jean-Clément Martin. Cf. La Contre-révolution
en Europe, XVIII'-XIX' siècles. Réalités politiques et sociales, résonances cultu-
relles et idéologiques, Presses Universitaires de Rennes, 2001.
2 Les travaux d'historiens comme Anne Rolland-Boulestreau, Philippe Bour-
din ou Valérie Sottocasa-Cabanel prouvent que la haine féroce des contre-révo-
lutionnaires n'est pas due aux excès de la révolution. Cette haine tenace
s'explique par le rejet des principes qui l'ont animée. Ce qu'ils condamnent au
bûcher ce sont les idéaux de liberté, d'égalité et de fraternité. Cf. Jean-Clément
Martin, op. cit.
12
N'oublions pas que cette contre-révolution fourbit ses premières
armes à travers ce que Florence Gauthier 1 a nommé la jonction entre
la contre-révolution des princes (souvent émigrés) et celle des
grands colons et esclavagistes. Cette contre-révolution intellectuelle
est donc aussi la fille de ces trafiquants d 'hommes qui, contraire-
ment à Robespierre, préféraient que meure le principe de l'égalité
plutôt que leurs possessions.
La contre-révolution en réaction à la philosophie des Lumières
connaîtra ses heures de gloire en Angleterre, au Portugal avec le
miguelisme et en Espagne avec l'isabellisme.
Pourtant, elle échouera politiquement partout en Europe. Elle lais-
sera cependant des traces profondes et indélébiles. Songeons seule-
ment à ce qu'écrit l'historienne Nathalie Petiteau au sujet de la
période napoléonienne :

« TI faut savoir terrlliner une contre-révolution. Tel est le sens véri-


table du projet social napoléonien qui est, selon Nathalie Petiteau, une
tentative d'endiguement de la contre-révolution au moyen d'une syn-
thèse de l'héritage révolutionnaire et du principe de la société harmo-
nieuse chère aux contre-révolutionnaires 2• »

La deuxième révolution conservatrice


Le sarkozysme plonge égaIement ses racines dans la deuxième
vague de révolution conservatrice qui frappe l'Allemagne après la
Première Guerre mondiale. Elle y gagne une vision optimiste de
l'avenir, très loin du pessimisme des penseurs de la décadence
caractéristique de la vieille contre-révolution. Désormais, cette
conviction d'avoir non seulement Dieu avec soi, mais l'Histoire
pour soi ne quittera plus les irréductibles ennemis de 1789.
Cette révolution allemande, qui se développe après 1918 dans le
contexte de la défaite militaire contre la France et ses alliés, pro-
longe la première contre-révolution qui balaya l'Europe en réaction
aux Lumières 3. Elle se veut une réaction directe à la fois aux
Lumières et à la Révolution de 1789. Ses représentants haïssent tout
autant les valeurs humanistes que la république.
Cette période montre comment une pensée conservatrice peut
prospérer en se démarquant des courants traditionalistes et en
1 In Jean-Clément Martin, op. cit.
2 Annie Crépin, in Jean-Clément Martin , op. cit. , et Revue d 'histoire du
XIX" siècle, nO2001-22.
3 On doit beaucoup à Louis Dupeux, professeur à l'université de Strasbourg,
dont les travaux éclairent avantageusement ce « préfascisme allemand ».

l3
renonçant à toute référence à la décadence pour afficher un opti-
misme face à la modernité.
Cette révolution affiche aussi, tout autant que la contre-révolution
actuelle, la volonté et la capacité d'être présente au monde. Cet opti-
misme et ce volontarisme nouveaux dans les milieux contre-révolu-
tionnaires ne marquent en rien un ralliement aux thèses humanistes
ou à la république. Bien au contraire, car derrière des notions nou-
velles comme la régénération, la résurrection, le réalisme, l'éner-
gie, etc. se joue la possibilité de l'emporter. Il serait possible d'en
finir, cette fois définitivement, avec les conséquences des Lumières
et de 1789 car, l'histoire étant cyclique, un nouvel âge approcherait.
Ce courant contre-révolutionnaire présente un autre point commun
avec l'actuel puisqu'il constituera une nébuleuse forte de plus de 400
organisations et clubs de réflexion et sera doté de près de 500 revues.
Cette primauté accordée au travail idéologique en fera des gram-
sciens avant l'heure : ils savent que la guerre entre les classes et les
peuples se gagne avant tout dans les têtes. De grands intellectuels
comme Arthur Moeller van den Bruck, Oswald Spengler, les frères
Jünger, Carl Schmitt, Thedor Fritsch, Ernst Niekisch, etc. portent ce
mouvement 1.
Cette deuxième révolution conservatrice échouera avec la défaite
du nazisme, mais beaucoup de ses émules continueront de travailler
dans l'ombre. Carl Schmitt, principal juriste du Troisième Reich,
deviendra l'une des références obligées du courant néo-conservateur
américain de la fin du xxe siècle.
Certains ouvrages comme Chevaucher le Tigre 2 de Julius Evola,
qui se qualifiait lui-même de « surfasciste », nourriront des généra-
tions d'activistes d'extrême droite européens. Il serait bien surpre-
nant que le conservateur Patrick Devedjian et le libéral Alain
Madelin n'en fissent pas leur livre de chevet lorsqu'ils péroraient res-
pectivement à la direction d'Occident et du GUD3.

La contre-révolution conservatrice actuelle

«Pendant des années, j'ai biberonné du Madelin. A droite, c'était le


seul qui moulinait vraiment. il faisait de très bons papiers sur Tocque-
ville ou Hayek [ ... ] Mais j'ai compris qu'il n'aurait jamais le pouvoir et
Sarkozy m'a guéri de mon libéralisme théocratique. » (David MartinoD,
conseiller politique de Nicolas Sarkozy, ex-proche d'Alain Madelin)

1 Cf.Les travaux de Louis Dupeux.


2 Guy Trédaniel Editeur, 2002.
3 Bêtes et méchants : petite histoire des jeunes fascistes français, Éditions
Reflex, 2001.

14
La contre-révolution actuel1e est donc la continuation de cette
guerre des mêmes contre les mêmes, tout comme les combats actuels
pour l'émancipation prolongent ceux des générations passées 1. Nous
sommes les descendants des nègres marrons et de l'esclave romain
Spartacus.
:8historien Heinrich August Winkler a publié dans Die Zeit, en
juin 2003, une critique sanglante des thèses des « straussiens » et
autres champions de cette révolution néo-conservatrice qui ravage
actuellement la planète. Son article porte en sous-titre : « Une révo-
lution conservatrice menace l'héritage historique mondial de l' Amé-
rique, l'Europe doit maintenant se mettre en avant pour défendre les
valeurs occidentales. »
Winkler note que « le néo-conservatisme américain n'est pas une
simple copie de la révolution conservatrice allemande, mais dans leur
schéma de pensée ami-ennemi, ce sont de dignes disciples de Carl
Schmitt ».
On pourrait débattre de certains détails, mais l'essentiel est dit: la
révolution conservatrice en cours est la continuation de la révolution
conservatrice allemande qui, elle-même, prolongea la contre-révolu-
tion européenne, née en réaction à la lecture française de la philoso-
phie des Lumières. Les « néo-cons » ont donc toujours la France dans
leur ligne de mire.

Cette phase de la contre-révolution commença dès la victoire


acquise sur le nazisme. Pour certains, elle n'avait jamais cessé et l'al-
liance avec l'ours russe n'était qu'une opération tactique.

La fin de l'hégémonie française


Les spécialistes se disputent pour dater la renaissance de cette
contre-révolution. La difficulté tient à ce que ce sursaut résulte de la
conjonction de plusieurs mouvements.
Beaucoup retiennent comme date fondatrice la publication, en
1953, du livre de Russell Kirk (1918-1994) intitulé The Conserva-
tive Mind, dans lequel le politologue américain entendait donner
des assises nouvelles au néo-conservatisme afin de rompre avec la
nostalgie de l'Ancien Régime, jugée trop franco-européenne. Ce
thème sera repris par le pape du libéralisme, Friedrich August von
Hayek, dans son article « Pourquoi je ne suis pas conservateur? 2 ».

1 Le lecteur peut se reporter à l'excellent dossier de Jean-Luc Pujo « Triomphe


de la révolution néo-conservatrice américaine» in Mouvement-Républicain-
et-Citoyen, in site:
MRC92.free.frIDOC_PoinCVue! 1O-triomphe_neo-conservatisme.htm.
2 In La Constitution de la liberté, 1959, Litec, Paris, 1994.

15
:Cidée est originelle et sera suivie d'effets: la meilleure façon
désormais de combattre l'héritage français serait de le court-circui-
ter, en faisant comme si la Révolution française et la philosophie
des Lumières n'avaient jamais existé, ou n'avaient été qu'un épi-
phénomène intéressant uniquement le « vieux » continent.
Russell Kirk propose six nouvelles thèses pour forger un nouveau
conservatisme : la croyance en un ordre moral et transcendant, le
goût du pluralisme social, le sens de la hiérarchie, l'amour des cou-
tumes et des traditions, le culte de la propriété privée, la méfiance
à l'encontre des idéologies réformistes et l'attachement au principe
de continuité historique.
:Coriginalité de ces thèses n'est pas évidente. On reconnaît ce qui
deviendra l'ossature du sarkozysme : les valeurs de travail, de res-
pect et de patrie.
Cette nouvelle vague hérite de la précédente le refus d'une vision
en terme de décadence et, de ce fait, elle ne propose pas un retour
aux valeurs de la féodalité, mais une marche « forcée » vers une
« nouvelle société ». Ce refus d'un conservatisme réactionnaire est
argumenté de façon brillante ... mais singulière. Les Américains ne
pourraient idéaliser les sociétés traditionnelles, puisque le féoda-
lisme et l'aristocratie seraient étrangers à l'Amérique.
Le « conservatisme réactionnaire » serait donc une importation
exotique contraire à l'esprit de liberté inhérent au projet américain.
Kirk implore ses amis conservateurs de suivre les conseils de
John Adams (1735-1826), premier président des États-Unis qui, dès
1787, dans sa Defense of the Constitution, fustigeait ce maudit
rousseauisme et appelait à dénoncer l'importation des « idées fran-
çaises ». La messe est dite: la révolution conservatrice américaine
assume toujours la même haine de la France, mais elle l'exprime
désormais sous la forme d'un déni. Les Lumières et la Révolution
de 1789 seraient des non-événements.
Les néo-conservateurs ne cesseront pourtant jamais de lire leur
propre histoire à travers ce scénario: les méchants sudistes auraient
incarné la Révolution française, contrairement aux bons nordistes,
beaucoup plus proches des Britanniques.

Révolutions conservatrice et libérale


La revue Modern Age servira longtemps de tribune au new
conservatism. Elle sera financée, entre 1957 et 1976, par la Foun-
dation for Foreign Affairs de Chicago, puis par l'Intercollegiate
Studies Institute.
16
Cette revue s'est fait une spécialité de l'anti-égalitarisme sous la
houlette de Kirk. Son réseau se rapprochera, peu à peu, de mouve-
ments libéraux comme la Société du Mont-Pèlerin, fondée en 1947
en Suisse par des intellectuels comme Friedrich von Hayek, Karl
Popper, Bertrand de Jouvenel, Ludwig von Mises, etc.
Certains, comme Hayek, craignent alors un affaiblissement des
positions libérales. Ils ne veulent pas être confondus avec des mou-
vements qui prônent le dirigisme.
D'autres, issus majoritairement de la gauche radicale et du trots-
kisme, comme Daniel Bell, voient, au contraire, dans le new
conservatism une façon de renouer avec la primauté du politique.
Ils font des États-Unis la nouvelle avant-garde chargée de conduire
la révolution mondiale.
Ce rapprochement donnera naissance à un courant toujours plus
conservateur sur le plan moral et toujours plus ultra-libéral sur le
plan économique.

La contre-révolution en marche
Deux épisodes vont précipiter l'Histoire.
Tout d'abord, la débâcle américaine au Vietnam, qui convainc de
nombreux intellectuels que les États-Unis seraient menacés non
plus seulement par un ennemi extérieur (le communisme et les
mouvements tiers-mondistes), mais aussi par un ennemi intérieur,
représenté par la contre-culture (libération des mœurs, féminisme,
mouvement gay, mouvements sociaux, etc.). Les coupables sont
bien vite identifiés: il s'agit bien sûr des philosophes des Lumières,
en raison de leur relativisme en matière de valeurs. La France est
ouvertement accusée, avec l'Italie, d'être le talon d'Achille de
l'Occident. À cette même époque, certains se préparent dans
l'ombre, avec notamment les réseaux gladio, à déstabiliser les
démocraties pour y établir des dictatures.
De nombreux intellectuels organisent la reconquista idéologique
des États-Unis en luttant contre les forces subversives désormais
connues.
La première charge est conduite par la chambre de commerce des
États-Unis. Elle publie, en août 1972, un mémorandum confidentiel
intitulé Attaque contre le système amériCain de la libre entreprise.
Ce document, connu sous le nom de Manifeste Powell, se borne à
établir un constat, laissant à d'autres la responsabilité d'envisager
des solutions.
La Commission trilatérale se met aussitôt au travail et publie, en
1975, sous la direction de Zbiegniew Brezinzki, son fameux

17
rapport intitulé La Crise de la démocratie. Elle y préconise un
meilleur contrôle des médias. Le futurologue américain Samuel
Huntington constate que le développement de la démocratie
conduit à une extension de la sphère gouvernementale en raison des
demandes croissantes des acteurs sociaux, ce qui provoquerait un
déclin de l'autorité gouvernementale. Il conseille donc « un plus
grand degré de modération dans la démocratie » et préconise de
mettre l'accent sur d'autres sources d'autorité non démocratiques.
On croit souvent que tout aurait commencé politiquement avec
l'élection de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan. Le sarko-
zysme a, cependant, une filiation beaucoup plus sanglante, car la
révolution néo-conservatrice remportera sa première victoire poli-
tique avec le coup d'État militaire du général Augusto Pinochet, le
Il septembre 1973, contre le président Allende. Le Chili, avec ses
30000 morts, sera le laboratoire économique et social, mais aussi
culturel et politique, des « Chicago Boys », ces jeunes diplômés de
l'université de Chicago qui avaient pour leader emblématique Mil-
ton Friedman 1.
Si les pays du Sud sont les premières victimes, cette révolution
conservatrice a, depuis, essaimé dans de nombreux pays du Nord
sous des visages très variés : blairisme, schrôderisme, berlusco-
nisme, aznarisme, etc. Elle s'est aussi implantée dans les pays de
l'Est (avec l'effondrement du bloc soviétique, puis à travers la
vague des diverses révolutions « orange »).
Le sarkozysme est l'importation de cette contre-révolution
conservatrice. Il n'est donc pas seulement une machine de guerre
contre la « vieille» droite gaulliste, mais contre la France et toute
sa conception historique de l'État-nation. La façon dont le sarko-
zysme s'est imposé dans la tête des Français n'est pas sans rappe-
ler la manière dont les conservateurs ont triomphé aux États-Unis.

La conquête des esprits


« Être jeune gaulliste, c'est être révolutionnaire. »(Nicolas Sarkozy,
1975)

La revue intellectuelle de la nouvelle droite, Éléments, consacrée


à la « révolution conservatrice »2, indiquait sous la signature
d'Alain de Benoist que nous assisterions, grâce à elle, à la nais-
sance d'un « gramscisme de droite ». Ce courant est parvenu à
1 Prix Nobel d'économie en 1976 et ancien patron de la Société du Mont-Pèlerin.
2 Février 1977.

18
assurer l'hégémonie du dogme libéral sur le plan économique et du
dogme conservateur sur le plan moral. Quelques centaines de per-
sonnes tout au plus ont suffi à faire basculer les représentations des
élites et les réflexes conditionnés des foules. I:histoire de ce coup
d'État intellectuel a été déjà largement retracée, aussi examinerons-
nous seulement comment le sarkozysme a pu s'imposer en France.

Friedrich August von Hayek: vers la révolution intellectuelle


Il n'est pas indifférent que le grand gourou du libéralisme, l'éco-
nomiste américain Hayek, fut aussi le grand penseur de cette
« guerre des idées », laquelle précéda le programme militaire de
« guerre des étoiles ». Il consacre, à la fin de la Seconde Guerre
mondiale, plusieurs travaux à tirer des leçons de la victoire intel-
lectuelle du socialisme et définir les conditions d'une contre-révo-
lution victorieuse 1•
Il publie, dès 1944, La Route de la servitude, livre dans lequel il
renvoie dos à dos le communisme et la social-démocratie. Il parti-
cipe, en 1947, à la fondation du premier noyau de la (future)
Société du Mont-Pèlerin, qu'il présidera entre 1947 et 1961 avant
de passer le relais à des théoriciens comme Milton Friedman (1970-
1972), James Buchanan (1984-1986), Gary Becker (1990-1992) ou
Pascal Salin (1994-1996).
Un article publié en 1949 sous le titre « Les intellectuels et le
socialisme 2 », puis réédité en 1998 par The Institute of Economic
Affairs, contient, en germe, tout ce qui fondera la bataille idéolo-
gique des libéraux durant cinquante ans 3. Hayek y soutient que le
socialisme est une pure invention des intellectuels et non de la
classe ouvrière. Son développement aurait été, selon lui, précédé
par une longue phase de germination
Hayek explique cette victoire intellectuelle par plusieurs facteurs.
La domination de la gauche serait due à la qualité de ses pen-
seurs:

« Les plus intelligents et les plus originaux au sein des intellectuels


qui penchent le plus fréquemment vers le socialisme, alors que ses
adversaires sont d'un calibre inférieur [... ] les professeurs les plus

1 Denis Boneau, Friedrich von Hayek, pape de ['ultralibéralisme, mars 2004,


in site www.voltairenet.org/article 12761.html
2 University of Chicago Law Review, 1988.
3 Ibidem, document traduit en français par Hervé de Quengo et publié sur son
site: hervédequengo.free.frlHayeklHayekl.htrn

19
brillants et ayant le plus de succès ont aujourd'hui plus de chances
d'être socialistes, alors que ceux qui ont des idées plus conservatrices
sont fréquemment des médiocrités 1. »

À l'homme exceptionnellement doué, qui accepte l'ordre actuel


de la société, s'offre une multitude d'autres possibilités pour exer-
cer son pouvoir. La carrière intellectuelle serait en revanche, pour
le mécontent, le chemin le plus prometteur pour contribuer à la
réussite de ses idéaux.
La solution que propose Hayek est de permettre à des intellec-
tuels de droite d'émerger en leur donnant les moyens matériels et
moraux de leur réussite.
II dénonce aussi l'anti-intellectualisme qui marque, selon lui, la
droite. Les grands patrons doivent en finir avec leur méfiance à
l'égard des spéculations intellectuelles, car cette tendance anti-
intellectuelle, naturelle chez des hommes qui défendent le système,
s'avère cependant fatale à sa survie.
Les grands think tanks (laboratoires de propagande idéologique)
qui feront la force de la révolution conservatrice et du sarkozysme
pointent ici le bout de leur nez.
Hayek ne se contente pas cependant de sermonner les patrons
anti-intellos. Il propose sa méthodologie pour gagner les esprits.
Son programme s'articule autour de deux principes qui inspireront,
cinquante ans plus tard, les sarkozyens.
Tout d'abord, aucune victoire ne peut être acquise si les conser-
vateurs ne gagnent pas d'abord à leur cause les « leaders d'opi-
nion » que sont les journalistes et autres « marchands
professionnels d'idées de seconde main ». Hayek explique l'échec
de la droite par sa volonté de convaincre directement l'électeur
individuel, alors que la gauche disposerait de solides relais dans la
presse et l'enseignement. La meilleure façon de conquérir ces
« intellectuels de seconde zone serait de les bombarder idéologi-
quement grâce à la constitution de nombreux « laboratoires
d'idées ».
La seconde condition de la victoire concerne la nature des idées:
la guerre des cerveaux ne se gagne pas avec des thèses géniales et
justes, mais beaucoup trop précises et d'une puissance limitée dans
le temps. Il faut développer des généralités efficaces sur le long
terme car elles sont seules capables de façonner l'opinion publique,
au moyen des spécialistes de la transmission des idées que sont, par
1 Ibidem.

20
exemple, les publicitaires, les conférenciers, les écrivains etjourna-
listes. Hayek le concède volontiers: il n'est même pas nécessaire
«de posséder une connaissance spéciale quelconque, ni d'être spé-
cialement intelligent », mais « il y a peu de choses que l'homme
ordinaire apprenne sur les événements ou les idées en dehors de la
médiation de cette classe 1 ».
Les« marchands d'idées de seconde main» doivent faire la répu-
tation des intellectuels libéraux en les invitant massivement dans
leurs émissions ou leurs journaux. Hayek avance enfin son argu-
ment massue : la bataille des idées ne peut être gagnée que si l'on
gagne préalablement celle de l'imaginaire, ce qui suppose d'impo-
ser des images structurantes, c'est-à-dire des représentations du
monde qui fournissent les conditions favorables à la réception des
opinions libérales.
Hayek est convaincu que l'imaginaire occidental est formaté par
les idées socialistes, il est donc inutile de prendre le pouvoir dans
les faits avant de le prendre dans les têtes, et il ne sert à rien de
développer une argumentation fine tant que les idées maîtresses ne
sont pas les bonnes.
La conclusion s'impose: « Les courants d'opinion de toute
époque sont donc essentiellement un ensemble d'idées générales
préconçues d'après lesquelles l'intellectuel juge l'importance des
nouveaux faits et opinions 2 • » Il faut réfuter les « idées mères»
socialistes et leur substituer les « idées mères » libérales.
Hayek ne fut pas le seul à faire une priorité de la conquête des
esprits. La philosophe-romancière et gourelle de l'objectivisme,
Ayn Rand, qui inspira tant Anton LaVay pour écrire sa fameuse
Bible satanique 3 n'aura de cesse d'insister sur le fait que le combat
politique se gagne d'abord dans le champ philosophique, voire poé-
tique. Comment expliquer, au-delà de la simple provocation, que
celle qui fut involontairement la source principale d'inspiration du
chef de l'Église de Satan soit aussi l'idole de la très grande majo-
rité des conservateurs et libéraux? Il existe dans le monde entier
des organisations élitistes qui poursuivent son œuvre. La France
compte aussi une Ayn Rand Society qui travaille avec l'Association
des libertariens (bien connue pour son activisme antisyndical) et
avec le Parti Constitutionnel dont le programme politique se réduit

1 Ibidem.
2 Ibidem.
3 Paul Ariès, Satanisme et vampyrisme, Golias, 2004.

21
à prôner l'adoption de la constitution américaine en France.
Le gourou de« Tradition-famille-Propriété », Plinio Corrêa de Oli-
veira fera également de la domination des esprits la condition de la
victoire totale. Nous avons traité de son idéologie extrémiste et mon-
tré son implication politique dans le coup d'État contre Allende 1.
Les partisans de la révolution conservatrice ne cesseront jamais de
« chevaucher ce tigre », comme les y invitait le philosophe Julius
Evola pour réaliser avant la politique une métapolitique et avant la cul-
ture une métaculture.

Les idées peuvent changer le monde


La Bible des partisans de la révolution conservatrice est aujourd'hui
l'ouvrage Tuming Intellect into Influence, édité par le Manhattan Ins-
titute (2003). Ce petit livre d'une centaine de pages explique comment
les idées peuvent changer le monde. Les laboratoires d'idées améri-
cains fmancés par les grandes entreprises n'ont pas cessé de passer
aux travaux pratiques 2 •

Le développement des think tanks


Les think tanks ne sont pas des clubs de pensée ou des laboratoires
d'idées. lis sont davantage des officines de propagande utilisant tous
les artifices de la « guerre psychologique » et du « marketing» pour
imposer leurs vues. lis se posent en concurrents directs des États et
publient leurs propres enquêtes et chiffres. lis font du lobbying pour
influencer les politiques (inter)nationales. Leur création par centaines
résulte d'une décision prise par les idéologues de la Société du Mont-
Pèlerin, avec le soutien financier d'entreprises.
Leur but n'est pas d'animer des débats, mais de mener des combats.
eintelligence de leurs idéologues est mise au service de l'efficacité de
leur propagande beaucoup plus que de la finesse de leurs analyses.
eun de leurs grands promoteurs sera le milliardaire britannique Sir

1 Paul Ariès,Le Retour du diable, Golias, 1997.


2 On peut donner quelques exemples: George Gilder, dans Wealth and Poverty
(1980), établit la base de l'argumentaire antifiscaliste : il y explique en quoi la
baisse des impôts ne peut qu'encourager l'économie; Walter Williams, dans
The StateAgainst Blacks (1982), entend apporter la preuve de l'échec des poli-
tiques d'État en faveur des minorités; le livre de George Kelling, Fixing Bro-
ken Windows (1996), permit de développer la théorie de la« vitre brisée» et
de la « tolérance zéro »; Linda Chavez, dans Out of the Barrio (1991),
explique comment les politiques en faveur des immigrés mexicains les enfer-
ment dans des programmes d'assistance qui bloquent leur intégration; dans

22
Anthony Fischer, qui créera une centaine d'instituts dans le monde à
partir de sa base américaine, le Manhattan Institute de New York'.
Sir Anthony Fischer rencontre, dès 1945, Friedrich von Hayek qui
le persuade de financer la mise en place des think tanks pour soutenir
la révolution conservatrice. La Société du Mont-Pèlerin leur servira
de base arrière. Sir Fischer crée dès 1955 l'International Center for
Economie Policy Studies (rCEPS) avec le soutien du futur directeur
de la CIA, William Casey. Il aidera les libéraux du monde entier à
mettre en place leurs propres think tanks.
Ce réseau de propagande est implanté aujourd'hui dans plus d'une
quarantaine de pays2, Les objectifs sont communs, même si chacun
s'adapte aux conditions idéologiques locales: légitimer la destruction
totale de l'État-providence, favoriser le démantèlement de tous les ser-
vices publics, permettre l'éloignement des pauvres des centres villes,
combattre le féminisme, accusé d'être responsable de la décadence
des mœurs, récuser les accusations de racisme, démontrer que les
noirs sont responsables de leur situation et qu'ils sont leurs propres
adversaires, réaffirmer la primauté de la famille, refaire de la religion
le fondement du lien social, etc.
Les plus gros think tanks américains sont : l'American Enterprise
Institute, le Hoover Institute, la Cato Foundation, la Heritage Founda-
tion. Ils ont des budgets de plusieurs dizaines de millions de dollars et
salarient des centaines de chercheurs 3.

The Dream and the Nightmare (1993), Myron Magnet promeut comme alter-
native globale à l'État-providence le conservatisme compassionnel; le livre de
Seymour Fliegel, Miracle in East Harlem (1993), dénonce l'éducation natio-
nale et fait de la « liberté scolaire» la condition de la réussite éducative des
enfants défavorisés. Ces ouvrages sont le plus souvent des commandes passées
à des idéologues conservateurs par les plus grands think tanks.
, Paul Labarique, « Le Manhattan Institute, laboratoire du néo-
conservatisme », www.voltairenet.orgiarticle 14881.html, 15 septembre 2004.
2 Ibidem.
3 II en existe de très nombreux autres plus petits, qui font office de grenadiers
voltigeurs de la pensée conservatrice, comme le Capital Research Center à
Washington, auteur d'une étude contre l'association Attac, le Manhattan Insti-
tute, qui s'est spécialisé dans le « marketing d'idées conservatrices» et est à
l'origine de la thèse des méfaits des aides sociales. On doit citer aussi la Free
Market Foundation, l'Economic Freedom of the World, la Future of Freedom
Foundation, le Ludwig von Mises Institute, l'Institut Molinari, la Margaret
Thatcher Foundation, etc.
23
L'importation du modèle en France
La France a un lourd retard dans le développement de cette
guerre idéologique. On peut en voir des symptômes non seulement
dans la résistance d'une partie de la droite au sarkozysme triom-
phant, mais aussi dans l'échec du référendum sur le Traité consti-
tutionnel européen et dans le traitement plus critique que la presse
semble réserver, désormais, aux provocations langagières de Nico-
las Sarkozy.
Les libéraux expliquent ce retard par l'absence d'une « vraie »
droite en France. La première tentative d'envergure de riposter à la
victoire idéologique du « socialisme» est venue du milieu des chefs
d'entreprises, avec la transformation du« vieux» syndicat patronal
en une machine de guerre idéologique. La fondation du Medef
n'est, en effet, rien d'autre que la volonté d'en finir avec une cer-
taine impuissance idéologique de la (fausse) droite française. Le
baron Seillière a ainsi transformé, en quelques années, le syndica-
lisme patronal en un mouvement idéologique et politique capable
de remplacer la droite défaillante, puisque incapable - selon lui -
de se démarquer d'une gestion sociale-libérale. Ses initiatives, dans
le cadre de son projet de refondation sociale, dépassent de beau-
coup le champ de l'entreprise pour toucher toute la société.
Le Medef s'est très vite doté d'une équipe d'idéologues et
conduit, désormais, ses combats d'idées comme de véritables cam-
pagnes de marketing. On se souvient par exemple de ses affiches
« Bac, mention emploi ».
Il est vrai qu'Ernest-Antoine SeiIIière, arrivé (selon le mot de son
prédécesseur) en kiUer à la tête du CNPF, y développa une concep-
tion de la société en rupture avec celle de ses anciens dirigeants
comme Ceyrac, Chotard ou Gandois.
~ancien patron du Medef doit sans doute beaucoup moins cette
approche à son passage par Sciences Po et l'ENA qu'à la formation
qu'il reçut au Center for International Affairs (CFIA), fondé par
Henry Kissinger pour accueillir des diplomates étrangers et leur
rendre sympathique la cause des États-Unis 1. Laurence Parisot,
élue présidente du Medef en juillet 2005, appelle pour sa part les
chefs d'entreprises à devenir les nouveaux hussards de la répu-
blique.
On constate, également, depuis dix ans, l'apparition de quelques
grands laboratoires d'idées qui fonctionnent sur le modèle améri-

1 www.medef.fr/stagingimedialupload!I080_FICHIER.pdf

24
cain. Il ne s'agit plus de clubs de réflexions et de débats comme feu
la Fondation Saint-Simon, mais de véritables machines de propa-
gande dont le premier souci n'est plus lajustesse de l'analyse, mais
son efficacité propagandiste, sa capacité à séduire plus qu'à
convaincre. Le dispositif s'éloigne des schémas universitaires clas-
siques pour se rapprocher de celui du marketing, voire (mais est-ce
différent?) de la guerre psychologique.
On dit souvent que le sarkozysme n'aurait pu prendre racine en
France sans l'aide des journalistes des grands médias, mais c'est
oublier le rôle plus discret, mais tout aussi fondamental, de ces
think tanks français, indispensables pour gagner à la cause de la
«révolution conservatrice)} les grands leaders d'opinion. À charge
pour eux, ensuite, de vendre avec ces idées du Nicolas Sarkozy.
Le principal propagandiste opérant aujourd'hui en France est
l'Institut Montaigne dont les travaux alimentent les débats des cou-
rants libéraux. Ce vecteur de propagande a été fondé par Claude
Bébéar, président du Conseil de surveillance d'AXA, conseiller
officieux de Balladur et donné pour proche de l'Opus Dei 1. I.:Ins-
titut Montaigne est soutenu par de grandes entreprises privées fran-
çaises. Le seul antécédent français de même facture serait le
fameux club Massiac, chargé de défendre les intérêts des colons
lors de la Constituante ... afin de la rendre insensible aux arguments
de la« société des amis des Noirs )}2.
I.:Institut Montaigne est à l'origine de la plupart des thèses qui
impulsent désormais la vie idéologique (plus qu'intellectuelle) de
la « droite de droite» : concept de minorités visibles, débats sur le
communautarisme, réforme de l'État, etc.

D'autres centres de propagande jouent cependant un grand rôle,


comme l'Institut Turgot dirigé par Jacques Raiman (ancien patron
de GSI, ex-conseiller de Balladur, membre de la Société du Mont-
Pèlerin), l'association La République des idées, dirigée par Pierre
Rosanvallon: l'IFRAP (Institut français pour la recherche sur les
Administrations publiques), fondé par Bernard Zimmern, l'ALEPS
(Association pour la liberté économique et le progrès social), l'as-
sociation Libres, de Jacques Garello, l'association Liberté chérie
(organisatrice de manifestations antigrèves), les cercles libéraux

1 François Normand, « La troublante ascension de l'Opus Dei », Le Monde

Diplomatique, septembre 1995.


2 Jean-Clément Martin, La Contre-révolution en Europe, XVII!-XJX' siècles., op. cit.

25
fondés par Alain Madelin, VInstitut Euro92, fondé également par
Madelin pour redécouvrir et étudier les racines de la tradition euro-
péenne (avec le soutien de grands dirigeants d'entreprises comme
ceux de Hewlett Packard, Sodexho, Elf Sanofi, Groupe André, Club
Med, et la participation de personnalités comme Jean-Pierre Raffa-
rin), l'Institut de Fonnation Politique (fonnation de haut niveau en
partenariat avec des think tanks américains), SOS éducation (contre
le monopole éducatif public), le Cercle Frédéric Bastiat, fondé en
1990 par Jacques de Guenin, l'association Contribuables associés,
forte de 100000 membres, présidée par Alain Mathieu, l' associa-
tion Action libérale, Sauvegarde des retraites (contre le gaspillage
étatique), l'Institut de l'entreprise (base de ressources pour influen-
cer les enseignants), Catallaxia (réseau des libéraux fédéralistes
européens), l'Institut la Boétie, etc.
La Fondation pour l'Innovation Politique, créée par Jérôme Mon-
nod, conseiller de Chirac, dirigée par Franck Debié (géographe à
l'ENS), ne fait naturellement pas partie des réseaux qui alimentent
le sarkozysme. Nicolas Sarkozy lui coupera les vivres dès sa prise
de pouvoir à l'UMP.
Ces groupes fonctionnent largement en réseau national et même
international. VInstitut Turgot bénéficie par exemple du soutien de
Gary Becker (prix Nobel d'économie, mais aussi ancien président
de la Société du Mont-Pélerin). Il est lié à l'Institute of Economic
Affairs qui fut le laboratoire du thatchérisme. Euro 92 s'enorgueillit
d'être en relation avec plus de 250 autres think tanks, etc.
La droite française reste pourtant sous-équipée en laboratoires
idéologiques. VInstitut Montaigne a donc convoqué, en avril 2005,
un grand colloque pour en comprendre les raisons et y porter
remède!.

1 Séminaire de l'Institut Montaigne: «Réflexion privée et décision publique:


à quoi servent les think tanks? », 28 avril 2005, Conseil Économique et Social.
r; ouverture du colloque fut faite par Philippe Manière et la conclusion par le
Premier ministre Jean-Pierre Raffarin.
Chapitre 2
Le dés amour de la France

« La France, c'est une nation qui donne le sentiment parfois de se


reposer sur des lauriers, glanés il y a bien des années. La France ne
peut pas compter que sur le seul prestige de sa glorieuse histoire pour
demeurer panni les grandes nations du monde [ ... ] Pourquoi interdire
aux Français d'essayer ce qui marche ailleurs? Le nouveau modèle
français que j'appelle de mes vœux ne peut faire abstraction de ce qui
se passe dans le vaste monde, sauf à se couper des réalités et de toute
chance d'être efficace. »(Nicolas Sarkozy, Université d'été de l'illvfP
2005)

Le sarkozysme n'a de cesse de montrer que la France tombe et est


irréformable 1. Ce pessimisme sarkozyen a une fonctionnalité mani-
feste : il permet de soutenir que la France devrait rompre, pour
renaître, avec ses trois grandes mémoires qui composent son
modèle social, son modèle politique et son modèle national.

Le mythe du déclin de la France

« I.:Europe ne peut être tranquille tant que la France n'est pas


contente. » (Victor Hugo)

Les sarkozyens vont finir par se saper le moral à force de guetter


les signes du déclin français. Entre ceux qui dénoncent la France
moisie, comme Philippe Sollers 2, et ceux qui soutiennent mordicus

1 La dernière livraison de la revue Commentaire est, une fois de plus, consa-


crée à « L'immobilismefrançais» (automne 2005).
2 Titre d'un article de Philippe Sollers paru dans Le Monde du 28 janvier 2000.

27
que « les Français ont raison de désespérer », le bon Raffarin aura
eu quelques difficultés à faire partager sa « positive attitude ».

Le mythe de la France qui tombe


La droite libérale a gagné ses premiers galons sur le front de la
révolution conservatrice en important en France une pensée « décli-
niste » au fort accent américain. Cette thèse n'a cependant pas le
même sens des deux côtés de l'Atlantique 1. Le mal serait, en
France, selon nos thuriféraires, congénital. La France, malade
d'elle-même, devrait, avant toute chose, se désintoxiquer de sa
propre identité 2. Aux États-Unis, où la thèse fait également florès,
la meilleure cure de jouvence serait de permettre aux Américains de
se ressourcer: le mal viendrait nécessairement de l'étranger, fut-ce
par l'intermédiaire d'Américains dévoyés.
Ce débat sur le déclin de la France est récurrent depuis la Révo-
lution. Il fait partie du fonds de commerce traditionnel de l'extrême
droite. Les libéraux ont rouvert, en toute connaissance, cette polé-
mique réactionnaire qui porte, en fait, sur le sens même de notre
histoire. En vieux routier de la chose publique, Michel Rocard
pourra donc dire avec raison : « Cette obsession décliniste me
paraît relever d'un complexe franco-français 3. » Mais ce complexe
d'infériorité cache surtout une façon de régler ses comptes avec
l'histoire de France.

La bataille des indices: un joli coup


Un sondage de l'Institut CSA montre que 48 % des Français esti-
ment que leur nation décline, contre 42 % qui la voient stationnaire.
Mais il est vrai qu'on leur rabâche, depuis plus de dix ans, que la
France ne cesse de reculer, citant pour preuve irréfutable les indices
produits par les plus grands « experts ». La France serait ainsi en
44e position dans le classement des nations (2004)4.
Ces indices sont loin d'être neutres. Le plus connu, qui mesure
«la liberté économique », est calculé chaque année par deux grands
think tanks nord-américains, la Heritage Foundation à Washington
et le Frazer Institute à Vancouver.

1 Pierre Hassner et Justin Vaïsse, «Ascension ou déclin de la puissance améri-


caine? »in Questions internationales, nO 3, septembre 2003.
2 Cette thèse est largement développée dans l'ouvrage collectif Quelle ambi-
tion pour la France?, Plon-Le Figaro, 2002.
3 Michel Rocard, in Le Nouvel Observateur du 6 novembre 2003.
4 Le lecteur peut se reporter aux dossiers de l'association libérale libres.org.

28
Cet indice prend en compte des critères comme la liberté du com-
merce, la charge fiscale, les interventions gouvernementales, la sta-
bilité de la politique monétaire, la liberté de l'investissement
étranger, la flexibilité des salaires, le respect des droits de pro-
priété, etc.
Une bonne réglementation contre la publicité, des services
publics efficaces, un réel encadrement des banques, une loi en
faveur de la réduction du temps de travail, une augmentation du
SMIC ou un impôt sur la fortune, et la place de votre pays chute!
Vidée de cet indice a été lancée par l'économiste libéral Milton
Friedman. Si vous avez un modèle social à la française, si vous avez
un État-providence développé, si votre État-nation est puissant. ..
bref, si vous ressemblez un peu trop à la France, sachez que vous
avez déjà perdu. Si en revanche vous adoptez le modèle fiscal amé-
ricain, le modèle social chilien, vous deviendrez bien vite le chou-
chou de nos experts.
La Banque mondiale publie également ses propres classements
des pays. Elle mesure, pour cela, la qualité de l'accueil qu'ils réser-
vent aux entreprises. Un rapport de 2005 donnait la Nouvelle-
Zélande en tête parmi les vingt pays les plus favorables aux
entreprises, suivie de près par les États-Unis, Singapour, Hong
Kong, l'Australie, etc. La France ne figurait même pas dans ce pal-
marès. Elle se retrouvait « au rang des économies du tiers-
monde 1 ». Elle était dépassée en 2004, pour certains critères, par le
Kenya, le Nicaragua, le Zimbabwe, etc.
Il faut admettre que, si vous croyez encore au sérieux de nos éco-
nomistes, c'est un coup à vous donner sacrément le bourdon. Mais
si chaque bulletin de santé négatif vous réjouit, vous êtes prêt pour
devenir un battant du sarkozysme.
Ne vous réjouissez pas trop tout de même, il est parfois des résur-
rections étonnantes.

V objectif du débat sur le déclin de la France est bien sûr de jus-


tifier par avance une thérapie de choc de nature ultra-libérale.
Ce débat fut lancé par l'idéologue en chef Nicolas Baverez, sous
forme d'un article dans la revue pro-américaine Commentaire, puis
dans son livre La France qui tombe 2 • Il y décrit une histoire de la
France, aux XIXe et XX· siècles, composée d'une succession de

Ilibre.org.
2 Éditions Perrin, 2003.

29
phases de décadence et de redressement. La cause de cette incurie
serait, selon lui, nos institutions politiques, jugées débilitantes.
Baverez entend cependant ne pas céder au pessimisme, car le déclin
annoncé ne serait pas un processus irréversible et inéluctable, mais
un processus volontaire, donc réversible.
Les critiques contre sa thèse viendront d'abord et surtout de son
propre camp. Ce qui prouve, une fois encore, l'anéantissement de
la pensée de gauche.
La France aura même droit à son faux débat entre libéraux
concurrents.
Olivier Duhamel, après s'être fait griIIer sur la ligne d'édition en
publiant avec quelques semaines de retard Le Désarroi français J.
lance la polémique : la France ne serait pas en déclin mais en crise
d'adaptation. Elle aurait de nombreux atouts, même si elle reste
« encroûtée dans le socialisme », puisque 1'« on est passé de 4 à
5,1 millions de fonctionnaires! »
Chistorien Jacques Marseille, qui publie La Guerre des deux
France, celle qui avance et celle qui freine 2, rétorque doctement à
ses deux confrères que « la France ne tombe pas, eIle se scinde en
deux ». Il y a une France du front qui doit supporter le conserva-
tisme d'une France de l'arrière. La France qui tombe serait la
France de l'ère industrielle (celles des prolos). Cautre France va
bien: depuis 30 ans, l'espérance de vie s'est accrue, le niveau de
vie a quasiment doublé, la productivité est parmi les plus fortes au
monde, etc.
Chistorien du colonialisme, qui se définit comme un anarcho-
libéral, invite lui aussi à barrer à droite :

« Je constate que les grandes réformes ont été portées par des
conservateurs. Qui s'est préoccupé de l'extinction du paupérisme?
Napoléon III. Qui a posé les bases des retraites? Bismarck. Qui a vrai-
ment fondé l'État-providence? Les libéraux britanniques John May-
nard Keynes et lord Beveridge 3. »

Baverez avait récusé par avance les critiques que l'on pourrait lui
porter. A ceux qui seraient tentés, comme Duhamel, de rétorquer
que la France est en crise comme le reste de l'Europe, comme
1 Plon, 2003.
2 Plon, 2004.
3 Jacques Marseille, propos recueillis par Pierre-Antoine Delhommais et Alain
Faujas, in Le Monde de l'économie du 31 mars 2004, reproduit sur le site hero-
dote. net

30
l'Asie ou les États-Unis, il explique que ce n'est pas comparable.
Pourquoi? Mais parce que c'est la France! A ceux qui, comme
Jacques Marseille, démontrent que ses chiffres sont faux, Baverez
rétorque que le déclin français n'est pas seulement économique, et
qu'il faut aussi considérer le reste. À ceux qui lui opposent les tra-
vaux officiels ou les positions de ses « amis » politiques, Baverez
rétorque que l'État français et la droite française sont incapables de
reconnaître les faits en raison de leurs vieux mythes jacobins.

Le mythe de la France bloquée

« Qu'ont voulu dire les Français en portant Le Pen au second tour de


la présidentielle de 2002? Qu'ont-ils voulu exprimer le 29 mai en
répondant massivement non au référendum sur l'Europe? [ ... ] Les
questions ne sont pas anecdotiques. J'ai le sentiment qu'on n'y a pas
répondu, ou alors imparfaitement, en tout cas insuffisamment. Les
problèmes restent posés et il faudra bien s'y atteler. Cela sera l'enjeu
de la présidentielle de 2007. » (Nicolas Sarkozy, septembre 2005)

Non seulement la France ne cesserait pas de tomber, mais elle


serait bloquée. Jean de Belot (directeur du Figaro) parle ainsi de
« cette incapacité française à réfonner, transfonner, rebondir [ ... ]
La France est, on le sait, lestée de structures publiques, sociales et
administratives désuètes 1. » La France serait irréfonnable à cause
d'un mauvais État, de trop d'État et d'une collusion certaine entre
l'État, les fonctionnaires et les syndicats.
Ce thème a visiblement beaucoup motivé les idéologues de la
contre-révolution conservatrice, car leurs publications envahissent
les rayons des librairies.
Michel de Poncins - auteur de Thatcher à l'Élysée, le jour où elle
est devenue présidente de la République 2 , ancien directeur de
société, conférencier au Cercle Bastiat, mais surtout fondateur de
l'association très à droite Catholiques pour les libertés écono-
miques - explique, dans son style tout en nuance, que la France de
Raffarin connaît un « socialisme à marche forcée» : toujours plus
d'État, toujours plus d'impôt, toujours plus de dirigisme (contrôle
des prix, égalité des salaires hommes/femmes, etc.).
Ce mal français serait indécrottable car littéralement congénital :

1 Jean de Belot, in Quelle ambition pour la France?, op. cit., p. 12.


2 Éditions Odilon Media, 2000.

31
« Cette égalisation n'est qu'une des grandes chimères au nom des-
quelles la France se ruine. C'est la chimère de l'égalité, chimère révo-
lutionnaire par excellence; les hommes et les femmes étant créés par
Dieu différents et complémentaires, il est vain de vouloir les rendre
semblables les uns aux autres 1. »

Cette idée que la France serait allergique aux réformes est une
vieille lubie que l'on entendait avant la Révolution française. La
monarchie ne serait pas parvenue à se réformer. .. car sa structure
politique s'y opposait. Ce blocage serait dû aux conditions de la fin
de la grande guerre civile du xW siècle. La monarchie absolutiste,
sous prétexte d'empêcher le retour de la guerre des religions et
d'imposer la paix, aurait donné à l'État un poids et une place qui
auraient ensuite bloqué toute évolution. La réforme se serait donc
faite, en France, dans le champ politique et pas simplement reli-
gieux. Cette réforme aurait transposé les Lumières au plan institu-
tionnel : la France en serait malade depuis.

Comment réformer cette France irréformable?


La grande question du sarkozysme est de savoir comment réfor-
mer cette France irréformable?
Toute la politique sarkozyenne dans ce domaine devient limpide
lorsqu'on consulte la Bible des partisans de la révolution conserva-
trice : Turning Intellect into Influence 2, équivalant pour eux du
Prince de Machiavel. Ses auteurs, membres ou proches du Man-
hattan Institute, font de l'État, de tout État, l'obstacle principal aux
véritables réformes de structure qui s'imposent. Il faudrait donc le
déborder et le contourner en développant la « société civile », seule
capable à leurs yeux d'imposer des réformes vraiment libérales.
La France souffrirait, outre de son trop d'État, de l'absence de
contre-pouvoirs. Il conviendrait donc de développer la « société
civile », c'est-à-dire la bonne société bourgeoise dont on osait
encore parler au XIXe siècle, et qui prend aujourd'hui le visage du
Medef, de fondations privées et d'associations. Ces contre-pou-
voirs pourraient ensuite concurrencer l'INSEE, l'ANPE, la sécurité
sociale, bref tous les organismes publics et parapublics.

1 Michel de Poncins, « Le socialisme à marche forcée », 24 janvier 2005, Toc-


queville magazine, in site:
www.action-libérale.org/articleslPolitiquelDe+Poncins+II_LE+Socialisme+
A+MARCHE+FORCEE.html
2 Manhattan Institute, 2004.
Chapitre 3
Le sarkozysme contre le modèle français

« Le premier problème de la vie politique, c'est l'ennui fondamen-


tal qu'elle génère [... ] par ses discours sirupeux. Réveillez-vous, arrê-
tez le conformisme. » (Nicolas Sarkozy au lendemain de la visite de
Dominique de ViIIepin à Perpignan)

Le déclinisme sarkozyen est une façon d'exorciser trois


mémoires nationales dans le but de désarmer la France, la répu-
blique et la gauche. Cette thèse désarme la France, car elle signifie
que la nation ne disposerait plus d'aucune ressource propre pour
poursuivre son histoire. La guérison ne pourrait venir que de l'ex-
térieur. La mondialisation serait alors une « divine surprise », car
en prenant la France à la gorge, elle l'obligerait à rendre âme et
boyaux. Le déclinisme désarme également la république, car il
signifie que la France est malade de son État et de ses institutions:
il faudrait donc changer au plus vite son rapport même à la poli-
tique. Cette thèse désarme enfin la gauche, car elle signifie que
nous serions tous victimes, du PDG au Rmiste, de cette même
France historique. Nous pourrions donc nous donner joyeusement
la main pour réformer cette « France irréformable », tout en mas-
quant ainsi la nature des vrais conflits et des clivages sociaux qui la
divisent.

La haine du modèle social français

« Le meilleur modèle social, c'est celui qui donne du travail à cha-


cun. Ce n'est donc plus le nôtre! Un emploi pour tous, voilà une
grande ambition sociale. » (Nicolas Sarkozy, le 12 mai 2005)

« Il est bien dommage que l'on ait attendu les toutes dernières
heures de la campagne et le résultat des élections pour expliquer aux
Français que le vrai choix qu'ils avaient à faire pour l'Europe était

33
entre deux modèles : le modèle français et le modèle anglo-saxon.
Notre président a fortement suggéré que l'un était paré de vertus, et
l'autre de vices. » (Jacques Garello, in libres.org)

Le sarkozysme exprime une véritable haine pour le modèle social


français. Ce discours s'est développé d'abord dans les marges avant
de pouvoir être récupéré et porté, aux lendemains du référendum
européen, par Nicolas Sarkozy. Que la France soit malade économi-
quement et socialement, cela ne fait aucun doute. Ce qui fait pro-
blème, ce n'est pas ce constat désabusé d'une souffrance, mais la
volonté de Nicolas Sarkozy d'en tirer profit pour balayer un siècle
d'histoire. Lorsque Sarkozy et ses sbires dénoncent le modèle social
français, ce qu'ils vomissent n'est pas ce chômage qui touche 10 %
de la population active, ni les super-profits de ces mêmes sociétés
qui restructurent et délocalisent. Ce modèle social que Sarkozy ne
supporte plus, c'est celui d'un droit du travail conséquent, celui d'un
État redistributeur des richesses, celui d'un interventionnisme pour
défendre des valeurs comme l'égalité et la fraternité, celui d'une
main d'œuvre qualifiée et bien payée pour être perfonnante, etc.
Ce modèle social ne doit rien au hasard : il résulte des luttes
sociales du xxe siècle: des grèves de 1936, en passant par la Libé-
ration et mai 1968, jusqu'aux conquêtes de 1981.
La France devrait donc abandonner son modèle social pour
importer« ce qui marche », c'est-à-dire le modèle anglo-américain
de régression sociale.
La droite classique s'est faite (faussement) l'avocate de ce
modèle social, car elle sent bien que si elle cède sur ce front, elle
ne pourra plus éviter le combat sur la question de la république,
puis de la nature de l'État-nation français. Chirac a donc promis de
« faire vivre et progresser le modèle français ».
Sarkozy joue désonnais cartes sur table : notre modèle social
serait mauvais. La France n'aurait rien à espérer d'un ravalement de
façade et doit changer en profondeur. Elle serait malade de vouloir
couper la tête de ses élites. Elle ne cesserait de s'en prendre à ce
qu'il y a de meilleur en elle: la noblesse, les deux cents familles,
les patrons « collabos », le Medef, etc. Le bon peuple serait, lui,
« planté» par un code du travail désuet et dangereux.
Le réquisitoire est connu: insuffisance du taux d'emploi de la
population active française (58 % contre 75 % aux États-Unis),
fuite de l'épargne nationale, faiblesse du tissu entrepreneurial,
baisse du produit par habitant (moins de 9 % de celui de la Grande-

34
Bretagne en 2002, alors <).u'il était supérieur de 25 % en 1975),
autant de faillites qu'aux Etats-Unis, fuite des cerveaux, etc.
VInstitut France Stratégie explique plus prosaïquement que la
France aurait perdu le goût du travail. Mais est-ce vraiment la faute
du sentiment d'insécurité sociale qui bloquerait les énergies, ou
n'est-ce pas plutôt celle du culte que nous vouons à la « société
assurantielle », dans laquelle le souci de sécurité augmente à
mesure que les facteurs de vulnérabilité s'éloignent?
Claude Reichman, président du Mouvement pour la Liberté de la
Protection Sociale (MLPS), collaborateur du Cercle Bastiat, égrène
quelques autres griefs :

«La France va mal parce qu'el1e entretient trop de fonctionnaires et


d'inactifs, qu'elle distribue trop d'avantages sociaux, qu'eUe accueille
trop d'immigrés et que l'État [... ] est devenu impotent et incapable de
régler le moindre problème [ ... ] La classe politique accepte cette situa-
tion parce qu'eUe vit très à l'aise et qu'elle se dit que cela peut encore
durer un certain temps 1. »

Vidéologue en chef Nicolas Baverez considère que ce déclin fran-


çais tient avant tout à la survivance de son modèle social-étatique :

« Le blocage de l'État et de la sphère politique est en relation directe


avec le noyau dur de la classe dirigeante de la ye République, qui
repose sur une osmose entre les dirigeants politiques, les hauts fonc-
tionnaires et les leaders syndicaux. D'où un consensus, qui dépasse les
clivages politiques, en faveur du maintien du modèle social-
étatique 2• »

La France: dernière république soviétique?


Notre modèle social serait celui de la « dernière république sovié-
tique ». La formule fait sourire, car comment croire, de prime
abord, qu'il puisse s'agir d'autre chose que d'un banal propos de
fin de banquet un peu trop arrosé? Il faut croire qu'on picole trop
de vins californiens dans les rangs de cette droite, car la thèse (par-
donnez du peu) court d'une table à l'autre.
Cette thèse a aussi une version <<marseillaise», du nom de l'in-
digne successeur du grand Marc Bloch à la chaire d'histoire éco-
nomique ~t sociale à la Sorbonne:
1 « Les Français ont raison de désespérer », 22 janvier 2005, in site
www.claudereichman.comlarticles/lesfrançaisontraisondesperer.htm
2 Nicolas Baverez, La France qui tombe, op. cit.

35
«Il Y a urgence à mener à bien des réformes [ ... ] Nous étions habi-
tués, en France, à la drogue douce de l'inflation, au contrôle des prix,
à une bourse minimaliste, à des exportations plafonnant à 18 % du pro-
duit intérieur brut. Nous étions une sorte d'Union soviétique qui aurait
réussi 1. »

Suffirait-il désormais à l'État républicain de secourir la veuve et


l'orphelin pour être taxé aussitôt de « communisme primaire» ? La
moindre dose de keynésianisme vous condamne-t-elle à brûler dans
les enfers du libéralisme? N'y aurait-il donc plus de salut que dans
les eaux glacées du calcul égoïste?

La haine du modèle républicain français

« La déception des jeux olympiques doit nous amener à nous poser


des questions sur la façon dont nous défendons les dossiers, dont nous
présentons nos idées. » (Nicolas Sarkozy, après le plaidoyer raté de
Jacques Chirac à Singapour)

Cette France perdue n'est pas seulement la bâtarde de Jaurès et


de Gaulle. La faute est beaucoup plus ancienne et donc terriblement
plus grave et profonde. Il faut aussi citer à comparaître tous ceux
qui, depuis 1789, ont fait la république.
Le dés amour de la république ne serait pas si grave s'il n'était
partagé par une foule de sarkozyzens en herbe qui ont fait de Nico-
las Baverez leur gourou. Sa cause est datée et circonstanciée. Elle
remonte au moment où la France a rejeté les bras de Marie pour
ceux de Marianne.
Il suffit de feuilleter le bréviaire de notre champion de l'Institut
Montaigne pour accéder directement au saint des saints. Le grand
crime de 1789 nous empêcherait encore de vivre normalement. La
France y aurait pris de mauvaises habitudes. Il lui faudrait expier
ses fautes.
La chose est dite avec davantage de brio, mais l'idée est latente:
bien avant notre débat actuel sur les qualités de nos modèles
sociaux, la faute de la France aurait été d'avoir refusé de suivre le
modèle américain et d'avoir opté pour la radicalité révolutionnaire.

1 Propos recueillis par Piere-Antoine Delhommais et Alain Faujas, in Le


Monde de ['économie du 31 mars 2004, reproduit sur le site www.1ibres.org.

36
La faute au régicide
Ce désamour de la France n'est jamais aussi visible qu'à propos
de 1789-1793. Les visions se font alors très noires, comme celles
d'Alain Besançon ou de Philippe Raynaud.
Alain Besançon n'est pas n'importe qui: académicien, membre
de l'Institut, directeur d'études à l'EHESS, membre du comité de
rédaction de la revue Commentaire, membre de l'Institut d'Histoire
Sociale!, membre de la New Atlantic Initiative (Nouvelle Initiative
Atlantique), fondée sous les auspices de l' American Enterprise Ins-
titute dans le but d'intégrer les États de l'Europe centrale et orien-
tale à l'OTAN. Cet homme sérieux peut être considéré comme un
précurseur du sarkozysme. Il met en avant le rôle de la peur dans
l'incapacité de la France de se réformer.
Mais de quoi la France aurait-elle peur?
Les Français resteraient marqués par le souvenir de plusieurs tra-
gédies. Besançon recense quatre périodes durant lesquelles l'État
français aurait retranché une partie de ses sujets (citoyens) de la
communauté politique : lors de la spoliation et l'exil des protestants
de 1685, lors de la spoliation et l'exil des nobles au moment de la
révolution, lors de la spoliation et l'exil des congrégations reli-
gieuses suite aux lois anticléricales, lors de la spoliation et de l'ex-
clusion des juifs après les décrets de 1940. La France connaîtrait
aujourd'hui une cinquième grande vague de spoliation. Elle s'en
prendrait en effet à son élite économique, obligée de fuir à son tour.
Notre historien note les signes d'infamie et de disgrâce dont on
affublerait nos « riches ». S'il ne fallait en citer qu'un, ce serait,
bien sûr, l'instauration de cet abominable Impôt sur les Grandes
Fortunes, en 1982, puis sa pérennisation sous l'appellation d'Impôt
de Solidarité sur la Fortune.
Besançon voit l'origine de la dangerosité politique de la France
dans « le mouvement sans-culotte, sectionnaire, jacobin extrême
qui s'est emparé de Paris en 1792 ... Ce noyau se dilate et se
contracte, sans rallier la sympathie accrue d'au moins un dixième
du corps politique français ... Il donne son éthos barricadier au
maigre syndicalisme français 2. »
Le professeur de sciences politiques de l'université Paris 2, Phi-
lippe Raynaud, est aussi un collaborateur de la revue Commentaire.
1 Officine créée en 1949 par George Albertini et soutenue par la CIA, pour
combattre le communisme en France.
2 Alain Besançon, « Pourquoi les Français ont-ils peur? », texte reproduit et
conunenté in Cahier n° 22, Institut France Stratégie.

37
Il explique que l'échec de la France ne tient pas seulement à la faute
des gouvernants, sinon il suffirait de changer les princes et de
prendre (peut-être) Nicolas Baverez comme conseiller:

« On peut se demander pourquoi un peuple si soucieux du bien public


donne systématiquement ses suffrages à de mauvais bergers 1. »

IJappel à la réforme ne pourrait être entendu car la France aurait


la grosse tête. La gauche serait devenue la matrice de ce sentiment
funeste de supériorité car, même politiquement minoritaire, elle res-
terait idéologiquement hégémonique. Cette « permanence de la
vanité nationale» expliquerait que la France soit toujours marquée
par son sentiment de suffisance et son goût de l'abstraction.
Le sarkozysme ne pourra vaincre que si la France accepte de
s'agenouiller. Elle devrait y consentir avant que le bon sort (la glo-
balisation) ne l'y oblige. Elle devra alors faire le deuil de ses idées
de grandeur et d'indépendance et prendre, enfin, sa petite place au
sein des Euricains.
On perçoit mieux la dangerosité du sarkozysme lorsqu'on
constate quels efforts doit consentir la véritable droite républicaine
pour défendre son modèle. Jean-Louis Debré ne porte pas Sarkozy
dans son cœur. Sans doute a-t-il parfaitement conscience de tout ce
qui les oppose. Le président de l'Assemblée nationale tente donc de
résister à cette charge antirépublicaine en publiant une tribune dans
Le Monde 2.
Ce vibrant plaidoyer pour la résurrection du modèle républicain
malmené par les tenants du « libéralisme sauvage» est, certes, intel-
ligent et généreux, mais il restera totalement inefficace car comment
« Être républicain aujourd'hui », alors que l'État français ne cesse
de virtualiser ses valeurs?

La haine du modèle français de l'État-nation


Nicolas Sarkozy sait bien qu'en dénonçant notre modèle social et
républicain, il joue avec une histoire jamais refroidie. Mais pourquoi
une telle rage à faire remonter ce fiel historique? Tout simplement
parce que le sarkozysme est un pari sur le dépassement de la spéci-
ficité française. Parce qu'il sait que c'est à ce prix que la France
pourra rejoindre le courant de la « révolution conservatrice ». Le
sarkozysme est devenu le repaire de ceux qui n'ont jamais pu accep-
1 Cité in Cahier n° 22, Institut France Stratégie.
2 5 juillet 2004.
38
ter que la France soit la nation politique par excellence. Or, comme
le note Pascal Salin, un libéral n'a pas de patrie:

« :Vidée de Nation relève de la perception individuelle, d'un senti-


ment d'appartenance, et c'est à tort que les États ont "étatisé" la nation
en créant cette caractéristique du monde moderne: l'Etat-Nation 1. »

On retrouve donc dans le sarkozysme ces courants qui p.' ont


jamais pu avaler la couleuvre française. Cette haine du modèle poli-
tique français explique en revanche l'attirance de nos néo-libéraux
pour la France des « communautés» et des « minorités visibles »,
mais aussi pour celle de la « société civile » et de ses grandioses
chefs d'entreprise, pour la France qui se lève tôt, travaille dur, paie
des impôts et est propriétaire, pour la France du « Dieu Premier »,
contre celle du «Politique d'abord ».
Cette France qui, contrairement aux autres nations, s'est donné un
fondement politique, et non point ethnique ou culturel, apparaît
comme une monstruosité incapable de s'adapter à la mondialisation.
Cette France qui, bien avant 89, avait fait, contrairement aux nations
vraiment civilisées, de la politique l'affaire du peuple et non pas seu-
lement le bien des puissants ou l'art de quelques princes. Cette
France qui ne s'est voulue « fille aînée de l'Église» que pour mieux
gagner son indépendance à l'égard de Rome. Cette France où le roi
n'a pu se contenter, à l'égal des autres têtes couronnées, d'être le
premier des fidèles, mais revendiquera sa part de sainteté, à l'égal
de l'évêque de Rome. Cette France où le roi prendra sur sa personne
ce qui relève habituellement du religieux, comme la charité. Cette
France qui refusera de prendre parti durant les guerres de religion,
et où l'on apprendra à se dire Français avant d'être catholique, pro-
testant, juif ou musulman.

Cette exception française a bien sûr ses raisons : la France était


beaucoup trop éclatée pour avoir initialement en commun autre
chose que l'allégeance de ses nombreux seigneurs locaux au roi.
C'est pourquoi l'élément fondamental de sa cohésion fut de nature
politique bien avant sa révolution. La France ne pouvait reposer que
sur un vouloir vivre ensemble fondé autour d'une hiérarchie de
valeurs.
Elle ne cesse depuis de se raconter de belles histoires pour com-
penser son manque total de racines. Elle considérera toujours son
1 Pascal Salin, Libéralisme, Odile Jacob, 2000, p. 403.

39
État comme le garant de sa liberté et non comme un obstacle. Cette
France où l'absolutisme royal ne fit que préparer le jacobinisme et
où même la droite se veut étatique. Cette France où l'on entre en
politique comme en religion et où la division entre la gauche et la
droite prime, depuis si longtemps, sur celle entre religions.
La droite antirépublicaine a toujours fait semblant de ne pas com-
prendre pourquoi l'État français a pris, historiquement, une forme
centralisatrice. Les révolutionnaires en feront même le premier
article de la Constitution de 1793 en écrivant solennellement que
« la république est une et indivisible ».
La souveraineté appartient à la nation pour qu'aucune section du
peuple ni aucun individu ne puissent légitimement s'en attribuer
l'exercice. La France a toujours redouté sa division, car elle sait que
son unité est particulièrement fragile faute d'être culturellement
homogène. Elle ne fut donc jamais une réalité « transcendante »,
mais un produit de l'Histoire. Là où les Allemands ne forment pas
une nation, mais un peuple qui s'est toujours accommodé de l'exis-
tence d'une multitude d'États, où les Italiens partagent une même
culture, rendant longtemps inutile l'existence d'un État, la France
se reconnaît historiquement dans et par son État. Elle constitue
donc l'idéal-type de l'État-nation. Jusqu'au XIe siècle, on parle de
roi des Francs puis, à partir de Louis VI, on commence à parler de
Royaume de France. La royauté se donne donc déjà comme la
nation tout entière.
Un État centralisé se développe, avec une succession de grands
ministres comme Sully, Richelieu, Mazarin et Colbert en qui les
libéraux voient leur principal bouc émissaire puisqu'il serait res-
ponsable du retard industriel de la France. Cet État s'appuiera,
après 1789, sur la centralisation garante de son indivisibilité. On
utilisera désormais indifféremment les termes de république et de
nation.

Les « économistes» contre la France


Le sarkozysme aimerait tellement exciser cette mémoire natio-
nale que certains de ses champions font remonter cette chute à
l'instant même de sa fondation. La France aurait été condamnée par
les dieux. Ceux du marché naturellement.
Ils s'expriment habituellement par la voix des économistes libéraux.

Philippe Nataf, universitaire, économiste, conférencier aux États-


Unis, décrit divers blocages consubstantiels à la fondation de la

40
France: le blocage de l'industrie par Colbert - il faudra attendre le
xxe siècle pour s'en remettre; le blocage des finances publiques par
un impôt trop important, depuis Sully, que dénonçait déjà en 1697
Boisguilbert; le blocage de la société, en raison des droits de
douane que vilipendait dès 1750 Vincent de Gournay, l'inventeur de
la fameuse formule du « laissez faire, laissez passer »; le blocage
de l'économie, du fait, selon Turgot, d'un dirigisme et d'une régle-
mentation excessifs; le blocage de la finance par la réglementation
du crédit, que dénonçait déjà durant la Révolution française Dupont
de Nemours.
On comprend, dès lors, que les « économistes» aient été opposés
à la monarchie, puis à la Révolution française, avant de s'opposer à
Napoléon et à de Gaulle.

Une France nativement dirigiste


Colbert aurait, avec sa volonté de maîtriser les marchés, tué dans
l'œuf toute liberté. Il faudra attendre le XIX· siècle pour que le libé-
ralisme soit enfin accepté: l'enseignement de l'économie, exclu en
1848 de l'université, ne sera réintroduit que dans les facuItés de
droit. Véconomie sera ainsi en France le monopole des juristes,
avec leurs fantasmes de réglementation, de fiscalité, de diri-
gisme, etc.
La France aurait donc congénitalement tort puisqu'elle préten-
drait faire régenter l'économie par le politique (et non l'inverse).
Frédéric Bastiat (1801-1850) pestait déjà, en son temps, contre« le
mercantilisme, ce socialisme des riches ». La France serait restée
une nation de privilèges: privilèges accordés à des monopoles d'É-
tat, à des professions réglementées, privilèges bien sûr des fonc-.
tionnaires, sans oublier ceux des syndicats.

Le roman national
La France entretient, de par son histoire, d'étranges rapports avec
son passé. Notre roman national remplit une fonction
identitaire, puisqu'il permet d'affirmer une continuité quasi biolo-
gique au fil des siècles. Le sarkozysme ne peut épouser ce roman
faute d'admettre le modèle français.
Ainsi, à défaut d'avoir une continuité territoriale ou une unité
culturelle, la France a toujours dû se donner une figure hùmaine.
Cette « France, la doulce », que contait au XVIe siècle Du Bellay,
empruntera ensuite de multiples visages: ceux de Jeanne d'Arc et
de Marianne, de Victor Hugo, de Pasteur, de Jean Moulin. Ceux

41
également de Manoukian et de l'Affiche rouge. Michelet en tirera
son fameux enseignement: « VAngleterre est un Empire, l'Alle-
magne, une race, la France est une personne. »

Le roman de la gauche

« De ce lieu et de ce jour date une nouvelle époque dans l'histoire


du monde. »(Goethe)

Pour contrer le sarkozysme, nous aurions besoin de lui opposer


une mémoire encore féconde. Il est donc vital de s'intéresser au
roman de la gauche, au moment où ses valeurs, comme celles de la
république, sont à terre.
Les gauches se divisent depuis 1830 sur le choix de la vraie révo-
lution (1789, 1793 ou les deux ?), mais elles font toujours bloc face
aux droites. Ces gauches se distinguent par leur façon d'égrener de
préférence certains symboles: la prise de la Bastille le 14 juillet
1789, l'abolition des privilèges dans la nuit du 4 août, la fête de la
Fédération le 14 juillet 1790, la victoire de Valmy et la figure du
soldat-laboureur de 1793, l'occupation de l'Hôtel de ville en 1848,
la Commune de Paris en 1871, 1936 et le Front Populaire, les
Francs Tireurs Partisans et la Résistance dans le Vercors, mai 1968,
mai 1981 (peut-être), etc.

Le roman de la droite

«Je n'imagine pas Jeanne d'Arc mariée, mère de famille et, qui sait,
trompée par son mari. » (Charles de Gaulle)

La république s'est construite contre le roi et l'Église. En prin-


cipe, elle n'a plus d'ennemis. Le roi a abdiqué; l'Église s'est ral-
liée. La droite n'est devenue cependant que très tardivement
républicaine. Ainsi, en 1889, lors du centenaire de la Révolution,
elle n'est pas encore réconciliée avec la république. Le dernier
carré de cette droite ne se ralliera qu'en 1945. De l'orléanisme aux
décombres de Vichy, on s'est souvent rallié ... faute de mieux. Avec
le retour de l'extrême droite et la greffe de la révolution néo-
conservatrice, on peut craindre donc quelques coups de poignard
dans le contrat de mariage.

42
Georges Mandel contre Jeanne d'Arc, Napoléon, de Gaulle
Régis Debray le demandait dans son ouvrage 1 : que resterait-t-il
de la droite sans ces trois héros?
Dis-moi, Sarkozy, quel grand homme tu commémores, et je te
dirai quel avenir tu nous prépares. Dis-moi quelle est ta mémoire,
on saura quel est notre futur!
Le 'sarkozysme serait-il la revanche des émigrés de l'Ancien
Régime? De Sarkozy le Hongrois à Balladur le Turc en passant par
le prince polonais Poniatowski, cette « droite de droite » semble
vouloir violenter l'histoire.
Une partie de la droite n'a d'ailleurs jamais longtemps hésité à se
ranger aux côtés de nos pires ennemis contre « l'exception fran-
çaise ». Du Manifeste de Brunswick, rédigé par le marquis de
Limon en juillet 1792 (par lequel ce général Commandant en chef
des forces coalisées menaçait Paris d'« une exécution militaire »),
en passant par les « Versaillais» préférant s'incliner devant Bis-
marck et lui livrer, avec l'Alsace et une partie de la Lorraine, plus
d'un million et demi de Français pour mieux mener la guerre au
peuple de Pari.s, jusqu'à la trahison du Maréchal Pétain.
Ces mauvais coups avaient traditionnellement pour conséquence
immédiate de réveiller le peuple, même si la gauche restait parfois
longuement sonnée. Ainsi, le Manifeste de Brunswick déclencha
l'émeute du 10 août 1792, qui entraîna la fin de la royauté; l'écra-
sement de la Commune de Paris devait nourrir pour plus d'un siècle
non seulement la théorie, mais l'imaginaire du « temps des
cerises »; la capitulation devant Hitler devait pousser de Gaulle à
désobéir et à lancer l'Appel du 18 juin et les premiers résistants à
manifester le 14 juillet.
Le sarkozysme ne semble pas provoquer le même réveil au sein
de la gauche. Les mauvaises langues pourraient en conclure qu'un
moribond ne bondit plus.
Il n'est pas nécessaire d'être Jacques Chirac pour soutenir qu'une
certaine droite a toujours été en France le parti de l'étranger (lui
parlait des « giscardiens »). Le général de Gaulle, lui-même, sera
bien obligé de l'admettre:
« Nous avons battu les Allemands, nous avons écrasé Vichy, nous
avons empêché les Communistes de prendre le pouvoir et l'OAS de
détruire la république. Nous n'avons pas pu apprendre à la bourgeoisie
le sens nationaP. » .

1 Que vive la république, Odile Jacob, 1989.


2 Citations de Charles de Gaulle, in site vdaucourt.free.fr

43
Pascal Salin, économiste distingué, ancien président de la Société
du Mont-Pèlerin (1994-1996), cofondateur de l'Institut Turgot, pré-
sident fort contesté du jury d'agrégation en économie, propose, ni
plus ni moins, de « désétatiser la nation ». Derrière les enjeux de la
privatisation rampante se trouvent aussi des positions
idéologiques : la nation, selon notre libéral en chef, relève simple-
ment d'un sentiment individuel et c'est donc à tort que les États
l'auraient « étatisée» en créant l'État-nation 1.

Faut-il alors, comme les plus que sarkozyens, rêver de faire de la


France une simple section de l'Internationale euricaine?

Pourquoi cet amour de Nicolas Sarkozy pour Georges Mandel?


On pourrait s'interroger sur l'amour de Sarkozy pour Georges
Mandel puisqu'Hlui consacra un livre 2. Sarkozy l'avoue:

« J'aime Mandel »; « Il est mieux qu'exemplaire, il est extrême.


Dans un monde où l'on voudrait nous imposer à toute force la couleur
pastel, où la passion doit s'habiller de tant de subterfuges, à défaut de
pouvoir la vivre au grand jour»; « Si on ne voit pas le Mandel qui est
en moi, alors on ne comprend pas ce que je fais. » (Nicolas Sarkozy)

Ghislaine Ottenheimer tente de percer l'énigme Sarkozy-Mandel.


Louis Rothschild, alias Georges Mandel (de son nom de plume),
fut d'abord directeur de cabinet de Clemenceau en 1917, chargé
notamment de la censure. Il commence ensuite une longue carrière
de ministre, notamment de l'Intérieur. Il s'est mis d'abord au ser-
vice d'un grand homme qu'il trahit. Il a surtout une attirance peu
commune pour le pouvoir. Il ne vit que pour lui. On pourrait ajou-
ter qu'il ne fut pas un homme à principes. Il est même volontiers
menteur, ce qui lui vaudra le surnom de « Mandell'anormalien »,
après qu'il s'eut inventé un passage par l'École Normale supérieure
et la faculté de lettres. Mandel, très hostile au Front Populaire et à
la gauche en général, sera l'un des artisans du ralliement de l'Ac-
tion Française à la vieille droite traditionnelle.
Un petit florilège des propos de Nicolas Sarkozy éclairera le lec-
teur sur les ressemblances assumées, refoulées, feintes et parfois
insoupçonnées :

1 Pascal Salin, op. cit., p. 403.


2 Georges Mandel, moine de la république, Grasset, 1994.

44
« Georges Mandel est d'abord une personnalité d'exception. Une
intelligence hors du commun que jamais on ne contesta. Une ténacité
qui, loin d'être un avantage, en effraya plus d'un. Les faibles de tous
bords n'ont jamais aimé et encore moins pardonné d'avoir à leur côté
de tels contre-exemples. On n'apprécie guère les irréductibles quand
on se voit soi-même par trop malléable»; « Sa vie durant, il lui faudra
agir. Agir pour vivre. Agir sans mesure. Agir enfin pour transcender un
physique souvent décrit comme ingrat et surtout pour porter le poids
de ses origines juives»; « On sait l'aversion ou l'incapacité qu'avait
Mandel à accepter d'être enrégimenté dans un appareil partisan»; « Si
Mandel compte des adversaires dans les rangs de ses amis supposés, il
trouve à l'inverse des alliés objectifs dans les troupes de ses ennemis
potentiels»; « I.:heure approche où Mandel va devoir quitter définiti-
vement Clemenceau. La rupture ne sera pas morale, encore moins cul-
turelle ou politique. Elle sera tout simplement physique. Elle n'en sera
pas moins brutale, douloureuse, pénible pour Georges Mandel qui
devra apprendre à vivre seul, tel un orphelin, et à se battre pour lui, tel
un homme d'État. À compter de ce jour, il sera à son compte»; « De
ce jour, Mandel ne sera plus jamais le collaborateur de personne. Seize
années durant, il aura servi, joué les utilités, assumé toutes les
besognes, même les plus ingrates. Cette période est désormais révo-
lue»; « Mandel est libre. il ira jusqu'à s'en enivrer»; « Il y a la pen-
sée de Georges Mandel et les arrière-pensées; il y a l'action au grand
jour et la manœuvre souterraine, il y a le dit et le non dit»; « Il aimait
à rechercher dans la vie des autres des enseignements pour son quoti-
dien. Il rêvait aux destins qu'il lisait, imaginant qu'un jour son tour
viendrait aussi. »

Pas besoin même de parler, les gestes et mimiques de Sarkozy


parlent à sa place. Certains servent l'héritage du général de Gaulle,
d'autres s'en servent, Sarkozy l'ignore.
Chapitre 4
Une France nativement de gauche

« Je ne suis candidat à rien. }) (Nicolas Sarkozy, prix de l'humour


politique 2005, jury du Press Club de France)

Le sarkozysme est l'héritier d'une droite haineuse et revancharde.


Cette droite amère n'est pas seulement française, mais plutôt cos-
mopolite. Serait-ce s'abuser que de croire que c'est cette droite
internationale qui juge parfois par la bouche de Nicolas Sarkozy?
Chypothèse est osée, mais les faits sont têtus. Les débats n'ont
pas manqué ces dernières années à droite de l'échiquier politique
pour comprendre pourquoi cette France résiste si bien à la « révo-
lution conservatrice mondiale ». CUniversité française s'est même
mobilisée. Le diagnostic est cinglant et sans espoir: la droite fran-
çaise n'est tout simplement pas de droite, en raison de notre his-
toire.

La thèse de la « fausse» droite française


« Vélectro-encéphalogramme chiraquien est plat. Ce n'est plus
l'Hôtel de ville, c'est l'antichambre de la morgue. Chirac est mort, il
manque juste les dernières pelletées de terre. » (Nicolas Sarkozy,
1995)

Les partisans de la révolution conservatrice se disent, partout


ailleurs, conservateurs, républicains, libéraux, libéralistes, anarcho-
libéraux, populistes, sociaux-libéraux, voire même, pourquoi pas,
sociaux-démocrates.
Le qualificatif même de « droite» sonne décidément très franco-
français. La « droite décomplexée» dont se prévaut Sarkozy n'est
qu'en apparence une façon de revivifier la vieille droite car, en fait,
elle la revisite totalement. Le sarkozysme n'est pas seulement une

47
droite beaucoup plus à droite, il est aussi une révocation des trois
mémoires constitutives de notre nation. À ce titre, il se trouve hors
de nos frontières et s'inscrit difficilement dans nos filiations.

Pourquoi la droite?
Cet affrontement ancestral est l'une des énigmes de notre his-
toire. À quelle date faut-il faire remonter ce partage? Quelle est la
nature réelle de cette opposition : possédants contre prolétaires,
croyants contre infidèles?
Il faut prendre au sérieux la volonté de Nicolas Sarkozy de se
vouloir « libre }}. Il en fera même le titre de l'un de ses ouvrages 1.
Cette « liberté » dont il se prévaut n'est pas seulement une affir-
mation de son orientation économique libérale .. Elle est d'abord
d'ordre politique. Sarkozy se veut libre à l'égard de l'héritage de la
droite française, voire de la France. Cette liberté est davantage celle
du renégat et de l'apostat que du chenapan. Il y a quelque chose qui
tient du parricide dans son parcours politique. Sarkozy trahira
Charles Pasqua avant de trahir Jacques Chirac.
Cette liberté est donc bien celle de sa désaffiliation à l'égard de
ces traditions. La « droite décomplexée» n'est donc pas simple-
ment une droite plus dure. C'est une métamorphose de la droite
française à laquelle la gauche semble incapable de répondre en rai-
son de sa propre mutation. Cette « droite décomplexée )} a pour
contrepartie nécessaire une France invertébrée, une France affadie.

Le sarkozysme contre le gaullisme


Le gaulliste André Malraux ne pourrait plus dire comme en
1949 : « Il y a nous, les communistes et rien. » Il y a maintenant le
sarkozysme. Le miracle sarkozyen est d'être parvenu à métamor-
phoser la liquéfaction du gaullisme en une hydre politique généti-
quement modifiée. Nicolas Sarkozy semble même en passe de
transformer l'ex-parti gaulliste en « parti croupion }} du sarko-
zysme.
La « droite décomplexée» est bien une façon d'en finir avec une
vie politique qui restait, depuis deux siècles, tributaire des luttes
ouvertes en 1789. Il s'agit bien d'une façon de mettre un terme à la
permanence de cette division entre droite et gauche qui, depuis le
vote du 8 mai 1789, oppose les adversaires du veto royal à ses par-
tisans.

1 Nicolas Sarkozy, Libre, Robert Lafront, 2003.

48
La « droite décomplexée » échappe à notre classement. Où se
serait-elle située, en 1815, lorsqu'il fallut choisir de nouveau entre
l'Ancien Régime et la Révolution, en 1905, lorsqu'on dut trancher
entre la foi et les Lumières, ou en 1935, lorsqu'il fallut prendre
position pour fascisme ou socialisme?
La droite décomplexée est un abus de langage. Elle n'appartient
pas à notre mémoire. Le sarkozysme traduit la volonté de faire
prendre à la France le chemin qu'elle refusa à plusieurs reprises au
cours de sa très longue histoire.
Cette « droite décomplexée» n'est-elle pas également un abus de
mémoire pour désigner une droite livrée à la révolution néo-conser-
vatrice?

Une vraie droite


Sarkozy sait très bien qu'il ne gagnera pas contre la gauche mais
contre la droite : contre la conception française de ce que devrait
être la droite. Il n'a donc qu'une stratégie possible: transformer les
ténors de l'UMP en potiches, faire des derniers barons du gaullisme
de simples oripeaux silencieux à la tribune.
Sarkozy a su tirer les leçons de l'échec politique des BaIladu-
riens. Édouard Balladur appelait déjà, dans Renaissance de la
droite. Pour une alternative décomplexée l, à ne pas se laisser abu-
ser par les mythes de gauche. La droite ne devait pas avoir peur et
être vraiment de droite. Il était temps, pour lui, de sortir du modèle
jacobin qui enferme la société dans un étau.
Sa stratégie a été un échec car, comme de nombreux journalistes 2
l'ont montré, il a cru qu'il suffisait d'endormir les chefs des diffé-
rents courants de la vieille droite en les nommant au gouvernement
et en les couvrant d'honneurs. Le coup s'est retourné contre lui,
mais aussi contre Sarkozy-Madelin puisque leur liste n'a fait que
12,8 % aux élections européennes, moins que la liste rivale Pasqua-
de Villiers.
Il ne suffit pas d'endormir la droite. Pour la mettre au pas, il faut
l'hypnotiser, puis la lobotomiser.
Sarkozy sait donc qu'il lui faut rejouer une sorte de procès de
Riom, où Pétain fit juger le personnel politique de la III" Répu-
blique. C'est pourquoi il s'octroie le droit de juger la vieille droite,
à ses yeux toujours trop à gauche, pour ne pas dire franchement

1 Plon. 2000.
2 Ghislaine Ottenheimer, Jean-Pierre Piotet, par exemple.

49
trop française. Il n'a de cesse également de faire juger cette« droite
française » par les droites mondiales et de faire condamner la
France par les autres pays. Il court la planète des milliardaires et
multiplie les rencontres avec les chefs de partis de la « droite dure»
pour bien marquer son ancrage : celui d'une droite résolument à
droite, une droite ouvertement libérale, une droite à l'aise dans son
occidentalité et sa judéo-chrétienté.
Cette « droite décomplexée» idéale serait finalement une simple
section locale d'une internationale néo-conservatrice dont le cœur
battrait aux États-Unis. Cette thèse rejoint la notion d'Euricains tel-
lement à la mode. La droite française deviendrait un banal parti
conservateur comme la nation française deviendrait enfin une
nation équivalente aux autres. Elle serait un« site» parmi d'autres,
sans aucun grand dessein politique.
Les méchantes langues seraient tentées de dire que Nicolas Sar-
kozy se verrait finalement très bien en petit caporal d'une nouvelle
classe dirigeante mondiale. On pourrait alors lui opposer la célèbre
formule du général de Gaulle : « Vous êtes un homme politique.
C'est bien. Il en faut. Mais, en certaines circonstances, les hommes
politiques doivent savoir se hausser au niveau des hommes d'État. »
Le débat sur la crise de l'Université est symptomatique de cette
approche: la France devrait participer à la formation de la nouvelle
élite mondialisée. Claude Bébéar offre une nouvelle fois cette belle
perspective aux jeunes générations: donner à la France la mission
de façonner l'Europe à l'image des États-Unis, mais dans une ver-
sion catholique plutôt que protestante.
Sarkozy est également tenté de donner quelques gages. Peu après
sa conquête de l'UMp, il promettait une droite française illuminant
le monde:

« I:UMP doit devenir en deux ans la fonnation politique de réfé-


rence pour la droite, le centre et les libéraux en Europe»; «C'est toute
la droite en Europe qui doit penser et se doter d'une cohérence doctri-
nale renouvelée [ ... ] Ne nous laissons pas enfenner dans la catégorie
des conservateurs, je veux que nous soyons des innovateurs. » (Nico-
las Sarkozy, appel du 4 septembre 2004)

Pourquoi la «fausse droite» ?


Ce thème de la « fausse droite» est un des poncifs les mieux éta-
blis de« cette droite qui n'aime pas la France ». La vieille droite ne
serait même pas une droite honteuse, mais une vraie gauche.
Michel de Poncins sera obligé d'imaginer la victoire de Thatcher
50
à l'Élysée 1 pour montrer ce que pourrait être une véritable politique
de droite en France. Claude Reichman ne cesse également de
dévoiler Le Secret de la droite 2 :

« Le peuple de droite n'a pas le moral. Pour tout dire, il a perdu l' es-
poir. La victoire de Chirac et de l'UMP en 2002 n'a apporté qu'un ren-
forcement du socialisme en France 3. »

Un savoureux texte décrit« ce merveilleux outil qu'est la "droite"


française » :

«Lorsque les bénéficiaires du système d'extorsion généralisée par-


viennent à rassembler une majorité électorale, la "gauche" est alors au
pouvoir, 'et ils peuvent alors se servir ouvertement dans la poche du
contribuable. Les "moyens accrus", le "progrès social", la "solidarité",
le "soutien au théâtre vivant" et la"réhabilitation des quartiers" pleu-
vent alors de partout. Le problème des bénéficiaires du système d'ex-
torsion généralisée se corse lorsqu'une majorité électorale leur fait
défaut. Pour le résoudre, ils ont inventé ce merveilleux outil qu'est la
"droite" française. La mise en scène est parfaitement rodée. La droite
fait semblant de mettre en œuvre des réformettes pour faire croire aux
esclaves qui ont voté pour elle qu'elle se préoccupe de leur sort 4 • »

I:idéologue Baverez, lui aussi, brûle en effigie Jean-Pierre Raf-


farin et Jacques Chirac:

{(' Un an après les élections du printemps 2002, force est de consta-


ter qu'en dépit de l'écrasante majorité donnée à Jacques Chirac et à
l'UMP, le mandat réformateur impératif donné par les Français est
resté au stade du service minimums. »

Jacques Marseille estime, quant à lui, que la droite française ne


manque que d'une seule chose:

« D'être de droite. Les Français ne font plus la distinction entre la


droite et la gauche. Qui a découplé l'évolution des prix et celle des
salaires, une réforme majeure? La gauche. Qui a donné un essor sans
précédent à la Bourse? Encore la gauche. Mais ces clivages entre
1 Op. cit.
2 François-Xavier de Guibert, 2003·
3 In site www.claudereichrnan.comJarticlesibouleverserlasituationpolitique.htrn
4 in Zekblog du 8 mars 2004. www.action-liberale.org/articleslPolitique/
ZEKBLOG_%22ce+merveilleux+outil+qu'est+la+'droite'+fran%E7aise%22.htnù
S Nicolas Baverez, La France qui tombe, op. cit., p. 19.

51
droite et gauche m'horripilent. la vraie distinction se trouve entre deux
France, entre la France exposée, qui est dans le mouvement, et une France
abritée, qui freine. » La droite doit donc « aller à fond dans les réformes
essentielles: les retraites [ ... ] le système de santé [ ... ] l'éducation natio-
nale [... ]Ia création d'emplois [ ... ] Quand comprendra-t-on enfin que la
dépense keynésienne est facteur d'inégalités? Que les ouvriers sont les
premiers perdants dans les systèmes de retraites et de santé actuels parce
qu'ils cotisent pour les riches? Que les aides aux entreprises vont à celles
qui n'en ont pas besoin? Que la recherche française fonctionne mal parce
que l'université n'est pas assez sélective? [ ... ] Parce que nos concitoyens
rêvent toujours d'un commissaire au plan, d'un contrôle des prix et de
créations massives d'emplois par l'État. Parce que 86 % des jeunes son-
dés souhaitent être fonctionnaires. Parce qu'il y a dans ce pays une haine
pour l'entreprise et que l'ascenseur social est en panne. Parce que nos
syndicats sont faibles et archaïques. Parce que ceux qui prétendent incar-
ner le parti de l'intelligence continuent à rêver d'un grand soir. Parce que
les privilèges de la fonction ont remplacé ceux de la naissance [... ] Mon
conseil? À droite toute 1 ! »

Les accusations répétées de Sarkozy contre la droite française


sont suffisamment fortes pour contraindre Jean-Louis Debré à le
mettre en garde dans ce qui serait sa responsabilité face au risque
d'une « crise institutionnelle ».
Qui se souvient de cet assassinat aux relents déjà si sarkozyens,
durant l'été 1995, de la vieille droite française à travers « 24 lettres
de mon château » publiées sous le pseudonyme de Mazarin dans
Les Échos? Elles épinglaient déjà Jacques Chirac, Alain Juppé,
Dominique de Villepin, Philippe Douste-Blazy, etc. Le réquisitoire
était le même : la droite française serait de gauche en raison de son
étatisme et de son refus de rejeter notre modèle social.
Il faut dire, à la décharge de Nicolas Sarkozy, que cette vieille
droite française n'est pas prise très au sérieux par les partis conser-
vateurs anglo-américains. Le vicomte Philippe de Villiers fut ainsi
le seul chef de parti français invité au dernier congrès du Parti
Conservateur britannique.
Le sarkozysme est le symptôme de ce réalignement politique
avec le glissement d'une droite française (c'est-à-dire inscrite dans
la longue histoire nationale) vers une droite vraiment de droite,
c'est-à-dire néo-conservatrice cosmopolite. Les idéologies poli-
tiques et les appareils partisans ont aussi vocation à se mondialiser.
1 Jacques Marseille, propos recueillis par Pierre-Antoine Delhommais et
Alain Faujas, in Le Monde de l'économie du 31 mars 2004, reproduit sur le
site herodote.net

52
Sarkozy navigue à vue dans le cadre de cette stratégie de reposi-
tionnement. La malheureuse affaire de la Turquie en est un bon
exemple avec la tentative d'importation en France de la thèse du
« choc des civilisations ».

Que faire de l'extrême droite?


La thèse de la « fausse droite» permet un positionnement parti-
culier par rapport aux thèses et aux électeurs de l'extrême droite et
des droites extrêmes. Alors qu'une partie de la droite, y compris
classique, acceptait de pactiser avec le FN, Sarkozy a systémati-
quement refusé tout compromis avec Le Pen et ses sbires, envers
lesquels il a même toujours fait preuve de propos particulièrement
acerbes.
Son antifrontisme s'explique cependant par des motivations assez
singulières. Sarkozy est convaincu que Le Pen n'existe politique-
ment que parce que la droite française n'est pas assez à droite et ne
fait pas son travail.
Sarkozy est déjà parvenu à récupérer l'électorat d'une partie de
l'extrême droite enjouant la carte du« tout-sécuritaire» tout en se
donnant pour plus moderne. Il souhaitait par ailleurs que le MPF
(de Villiers) fasse partie, avec l'UMP et l'UDF, des «trois pôles de
la majorité ».
Le retour de Sarkozy au ministère de l'Intérieur après l'échec du
référendum lui a permis de (re)faire de la question de l'insécurité le
principal sujet politique. Selon une étude de l'IFOP 1, Sarkozy est
désormais le deuxième personnage le plus populaire au sein du FN,
juste derrière Jean-Marie Le Pen. Il peut donc jouer habilement de
l'épouvantail Le Pen, sans risquer pour autant de perdre son élec-
torat. Il sait qu'une « vraie» droite ne pourrait conserver le pouvoir
qu'avec le soutien de ces électeurs.
Son jeu est donc très simple: pactiser avec de Villiers et vampi-
riser Le Pen.

Le thème du « faux» libéralisme français


« Je ne sais pas ce que c'est qu'un discours libéral. » (Nicolas Sar-
kozy)

Les sarkozyens croient en la toute-puissance des idées. D'où leur


rage contre la duperie des « libéraux» français, qui n'auraient
1 In Le Monde du 24 septembre 2004.

53
jamais cessé de trahir le libéralisme. Comme toute vraie trahison,
celle-ci serait d'ailleurs native. La France aurait pu être libérale, car
elle eut quelques grands penseurs comme Mme de Staël, Constant,
Tocqueville, Bastiat, mais quelque chose en elle résistait, qui serait
finalement elle-même. Si la droite française n'est pas de droite, ce
serait faute d'authenticité libérale.
Une campagne idéologique de grande envergure est conduite
depuis plusieurs années à l'intérieur des rangs de la (fausse) droite
pour la convaincre de changer son imaginaire. Il serait épuisant de
recenser tous les articles et ouvrages qui se sont donnés pour but de
refonder idéologiquement la droite française et son libéralisme.
I:articulation entre les livres de Lucien Jaume et de Pascal Salin
sera suffisante.
Alors que Lucien Jaume consacre son traité à déboulonner le
libéralisme français l, Pascal Salin consacre un ouvrage majeur à
fonder ce que doit être le vrai libéralisme 2. Salin donne trois piliers
au libéralisme : la liberté, la propriété et la responsabilité. La thèse
est simple: pas de liberté sans propriété et la propriété comme fon-
dement de la responsabilité.
Le maréchal Salin propose quelques pistes pour passer du
XX" siècle, siècle de l'irresponsabilité, au XXIe siècle, siècle de la
responsabilité individuelle: la privatisation totale de l'espace et des
rues sur le modèle des rues privées qui existaient autrefois, la créa-
tion d'un véritable marché des droits à construire, la privatisation
totale de l'enseignement, la désétatisation absolue de la nation, la
suppression du droit du travail, etc.

Pourquoi la France n'est-elle pas libérale?


Le libéralisme serait impossible dans ce pays qui vit dans l'amour
de l'abstraction et de l'universel, et qui attend tout d'un État censé
instituer le social conformément à ses grands principes politiques
et administratifs.
Les Anglais, beaucoup plus sages (pragmatiques, dirait Nicolas
Sarkozy), sauraient qu'on ne peut parler que de droits et d'intérêts
particuliers et ne concéderaient donc à l'État que la tâche d'en faire
la synthèse.
Cette opposition entre le mauvais modèle français et le bon
modèle britannique est sans cesse rabâchée.
1 L'Individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, Fayard, 1998, prix

Guizot.
2 Libéralisme, op. cit.

54
Cette thèse fait fureur depuis la parution du livre de Lucien
Jawne : L'Individu effacé ou le paradoxe du libéralismefrançaïs 1.
I.:opposition à cette thèse ultra-libérale viendra une fois de plus
des rangs de la droite. Jean-François Revel s'insurge et se porte à la
défense des libéraux français, certes tous plus ou moins étatistes et
dirigistes, mais cependant tellement partisans de la liberté indivi-
duelle. Pour Lucien Jaume, la seule bonne question est de savoir
pourquoi la France est incapable de faire reculer véritablement
« l'usurpation étatique» ?
Ce serait parce que ce point de vue libéral lui est totalement
étranger. Il faudrait donc rompre avec toute la tradition française
pour devenir un vrai libéral. Le libéralisme français se seiait can-
tonné au domaine philosophique en raison d'une haine tenace du
marché, alors que chez les Anglais et les Écossais, il aurait été non
seulement immédiatement politique, mais aussi économique et
social.
I.:opposition entre deux libéralismes range la France du mauvais
côté. La thèse de Lucien Jawne est claire: les libéraux français ne
sont pas de vrais libéraux, mais de véritables étatistes ni honteux ni
repentants. Guizot serait le modèle du « faux» libéral français puis-
qu'il ira jusqu'à faire l'éloge de Napoléon sans être pour autant
excommunié par ses frères en libéralisme. Le libéralisme français
est donc un faux libéralisme sous de multiples aspects qui le ren-
dent totalement impropre à la consommation intellectuelle.
Le libéralisme français n'aurait rien compris à ce que doivent être
des rapports « sains » entre la « société civile » et le vil État. Cette
thèse se trouve aujourd'hui à la base du sarkozysme le plus ordi-
naire et le plus concret. C'est par elle que l'on justifie l'éloge de la
« société civile », c'est-à-dire non seulement la bonne société des
élites, mais aussi la France des communautés et des « minorités
visibles ». C'est par elle aussi que l'on justifie les grands travaux
qui visent à rabaisser l'État au rang de simple « veilleur de nuit ».
La France a, aux yeux des sarkozyens, une tare congénitale: celle
d'être par excellence la nation d'une fusion mortelle entre la
« société civile» et l'État. Les Français auraient depuis des lustres
un imaginaire centralisateur qui leur ferait sacrifier les « libertés»
à la dévotion d'une unité nationale imaginaire. Il leur aurait pour-
tant suffi de lorgner de l'autre côté de la Manche pour se débarras-
ser de cette funeste vision du monde. Les Britanniques : voilà un
grand peuple qui a su reconnaître les particularités locales!
1 Op. cit.
55
Ce dérapage français ne devrait rien aux circonstances, puisqu'il
serait le fruit d'une option philosophique dont les racines plonge-
raient profondément dans ces deux tares nationales que sont l'ab-
solutisme royal et le catholicisme.
Les Français tisseraient depuis plus de mille ans leur histoire avec
le même fil: on pourrait remonter, sans risque d'être dépaysé, du
gaullisme au bonapartisme, puis de la Révolution française aux
pratiques monarchistes absolutistes et, enfin, de la doctrine poli-
tico-théologique de Bodin à la théologie médiévale.
Les libéraux français ne comprendraient pas ce que doit être le
droit. Les vrais libéraux savent, eux, que la loi exprime l'ordre
spontané: ils descendent de Hume et d'Adam Smith, pour qui la
défense des hiérarchies naturelles et de l'économie de marché sert
de Constitution. Faute d'être des Anglais, ou mieux des Écossais,
les « faux libéraux» à la française aiment s'imaginer que la loi est
une norme artificielle surgie de leurs cerveaux féconds. :e école
libérale française voue donc un culte bien hexagonal à la Raison.
Elle a foi dans l'homme, la belle affaire! :ehomme serait, selon leur
maître Kant, capable de loi, c'est-à-dire non seulement de légiférer,
mais de s'y soumettre.
D'où cette prétention malsaine de la loi française à vouloir incar-
ner la volonté générale, alors que tous les vrais libéraux savent se
contenter de faire interpréter par les juges des droits effectifs selon
le bon vieux modèle britannique.
La conséquence ne se serait pas fait attendre : nos « faux libé-
raux » français se sont mis à croire en la loi pour libérer l'homme
et à considérer, avec Locke, que la loi serait une condition de la
liberté humaine et civique.
Laissons les Français s'amuser avec Lacordaire, puisqu'ils
croient qu'entre le fort et le faible, le riche et le pauvre, c'est la
liberté qui aliène et la loi qui libère. Laissons-les parler de liberté
du renard dans le poulailler et vénérer des lois générales et abs-
traites.
Les vrais libéraux sauraient, eux, grâce à Jeremy Bentham (1748-
1832), que « toute loi est un mal car toute loi est une atteinte à la
liberté)} 1, puisqu'elle est et ne peut être qu'une limite au droit natu-
rel (au premier chef duquel le droit de propriété).
Les Français seraient de « faux libéraux », car ils auraient déve-
loppé une foi dans la politique et dans l'État pour transformer leur
propre vie. Ce faux libéralisme aurait accouché d'une « révolution

1 In Le Traité de législation civile et pénale, 1802.

56
continue », tout au long du XIX" siècle, entre la bourgeoisie et le
peuple et les restes de l'Ancien Régime. La révolution aurait été
faite en France contre la noblesse, y compris par une partie de la
monarchie (cf. : le rôle de Philippe-Égalité). I:État absolutiste
aurait misé sur la bourgeoisie pour contrer la noblesse, ce qui aurait
engendré la naissance d'une noblesse d'État spécialisée dans la
gestion des services administratifs et judiciaires.
Le vrai libéralisme serait celui de l'Angleterre, où la révolution
aurait été menée contre l'État pour la défense des grandes libertés
locales. Cette conquête des libertés résulterait de l'alliance entre les
barons et le peuple contre la royauté. La révolution anglaise se
serait faite contre le roi, donc contre le dirigisme étatique.
Les Français seraient de « faux libéraux », car ils seraient fonda-
mentalement souverainistes. Ayant considéré l'État (royal puis
jacobin) comme la source de droits valables pour tous, ils en
seraient venus à combattre le pluralisme, leur faux libéralisme les
conduisant à supprimer tout ce qui menace l'unité.
Cette sacralisation du pouvoir serait à mettre en relation avec
l'existence d'un État gallican. Le libéralisme serait, selon Jaume,
une critique de la notion même de souveraineté nationale. De
Locke à Montesquieu et Tocqueville, et de Constant à Guizot ou
Hayek, l'objet du gouvernement devrait être de mettre les citoyens
en état de se passer de son secours. Jaume ajoute que le vrai libé-
ralisme en politique a pour idéal le « gouvernement de la liberté »,
c'est-à-dire la recherche d'institutions politiques permettant à la
liberté humaine de se gouverner elle-même:

«I.:utopie libérale peut être exprimée ainsi: beaucoupd'autodéter-


mination, très peu de gouvernement politique. C'est pourquoi, en phi-
losophie, le libéralisme est généralement une critique de la notion
même de souveraineté 1 .»

Les Français seraient de «faux libéraux », car ils considéreraient


que l'État pourrait être l'incarnation de l'intérêt général. La seule
alternative aurait été de suivre la position du catholicisme
libéral considérant que la seule souveraineté est celle de l'Église.
Jaume le dit très bien : la responsabilité du faux libéralisme à la
française remonte à « la façon même dont l'État absolutiste a assis
sa puissance au sortir des guerres de Religion et a distribué les
rôles 2 ».
1 Lucien Jaume, La Liberté et la loi, Fayard, 2000, p. 541.
2 Ibidem.

57
La thèse est limpide: le jacobinisme ne serait pas un accident lié
à la révolution française, car il serait ontologiquement ou intrinsè-
quement français.
La France ne pouvait renoncer à l'absolutisme sans sacrifier le
prestige de l'État. Ce refus d'en finir avec un État centralisé aurait
détourné la vindicte populaire contre les vrais amis du peuple,
c'est-à-dire les possédants: « Leur courroux s'est dirigé contre les
possesseurs et non contre le pouvoir même. Au lieu de le détruire,
ils n'ont songé qu'à le déplacer 1. » Depuis, les idées socialistes
seraient en France comme un poisson dans l'eau.
Les Français seraient de « faux libéraux» car ils auraient trans-
féré sur l'État-nation les « valeurs» assurées partout ailleurs par les
Églises (charité, etc.). Le grand problème des « faux libéraux »
français serait donc de croire que la société puisse être autre chose
que la somme d'individus particuliers. Il en aurait résulté le culte
de l'État, mais .aussi la séparation de l'Église et de l'État, contrai-
rement à la Grande-Bretagne où le chef de l'État est aussi le chef
d'une Église. La France aurait finalement fait le mauvais choix
entre ces deux souverainetés rivales que sont l'État et l'Église l'É-
tat s'étant accaparé l'intérêt général associé à l'État-providence.
Les Français seraient de « faux libéraux» car ils auraient foi dans
les bienfaits de l'État-providence, qui aboutirait pourtant à un
abaissement de l'individu et à un rehaussement de l'État. Alexis de
Tocqueville s'interrogeait déjà: « Une telle puissance bienveillante
pourra-t-elle laisser aux individus une part de jugement et d'initia-
tive? » (cité par Lucien Jaume).
Les vrais libéraux sauraient, eux, que la vraie solidarité ne peut
être que volontaire et individuelle. C'est pourquoi ils prônent
aujourd'hui le « conservatisme compassionnel ».
Ce courant théorique tient donc pour acquis que la droite française
serait une « fausse » droite, puisque le libéralisme français aurait
toujours été un « faux» libéralisme, dès lors que son but aurait été
de concevoir un libéralisme par l'État et non contre l'État.

Le thème du « faux individualisme» français

« VÉtat ne tolérera plus aucune violence. Ce sera directement la


case prison »; ({ Je suis là pour faire un travail, et mon travail, c'est de
débarrasser la France des voyous, je ne vais pas me gêner. » (Nicolas
Sarkozy)

1 Benjamin Constant, cité in Lucien Jaume, op. cit., p. 175.

58
La droite française ne pouvait être qu'une fausse droite et le libé-
ralisme français qu'un faux libéralisme, dès lors que la conception
même de l'individualisme développée en France était fondamenta-
lement erronée et dangereuse.
Cette thèse, proposée par Hayek, fait remonter encore plus loin la
cause du « mal français »2. La France aurait originellement une
vision totalement erronée, et surtout dangereuse, de l'individua-
lisme en raison de la mauvaise influence du rationalisme cartésien,
des encyclopédistes, de Rousseau et des physiocrates.
Cette tare française serait à l'origine à la fois du nationalisme
français, de son dirigisme et de son attraction irrésistible pour la
révolution. Le faux individualisme à la française serait, selon
Hayek, le cousin germain du socialisme.
Si le faux individualisme est intrinsèquement français, le bon
individualisme est britannique.
Le mauvais individualisme expliquerait une idée aussi funeste
que celle du contrat social. :Chomme pourrait choisir rationnelle-
ment ses lois comme fondement même de toute société. Cette pente
est dangereuse pour tout vrai libéral, car si l'on commence par
accepter l'idée que la société doit se soumettre à la raison, on finit
par condamner le capitalisme, par 'favoriser le féminisme, etc.
:Chomme n'est pas doté de raison suffisante pour espérer pouvoir
diriger ainsi ses affaires. Refuser le culte de la Raison serait une
façon de couper le gazon sous les pieds de tout dirigiste, interven-
tionniste et keynésien en herbe.
Le bon individualisme postule au départ l'incapacité crasse des
hommes à s'entendre et à passer un « contrat en bonne intelli-
gence ». On perçoit immédiatement les avantages de cette thèse: si
le fondement de la société ne peut être le contrat social cher à Rous-
seau, c'est-à-dire la raison politique des républicains français, il ne
reste pour fonder la société que le bon vieux système de propriété
privée.
Le véritable individualisme est donc antirationaliste pour ne
jamais sombrer dans le travers politique qui consiste à vouloir
changer les lois naturelles au nom de pseudo-principes universels
comme l'égalité ou la fraternité.
Le mauvais individualisme est un mélange d'anthropocentrisme
et de rationalisme, puisqu'il croit possible de changer la face du
monde en se mettant d'accord sur des lois.
2 Vrai etfaux individualisme, conférence prononcée à l'University College,
Dublin, le 17 décembre 1945, traduction François Guillaumat. Reproduit sur
herve.dequengo.free.frlHayekIHayek2 .htm

59
Le vrai individualisme, parce que conscient des limites de l'esprit
individuel, ne peut adopter qu'une attitude d'hwnilité face aux pro-
cessus impersonnels et aux lois naturelles. La nature a voulu qu'il y
ait des riches et des pauvres, pourquoi vouloir violer ses règles?
S'il ne fallait citer qu'un seul fautif, ce serait, bien sûr, Descartes,
dont l'impact sur Rousseau et la Révolution française aurait été
considérable. Descartes aurait distillé l'idée diabolique selon laquelle
l'Histoire serait le produit d'actions délibérées.
Le bon individualisme est affaire de méthodologie, et non de foi
dans l'homme. Il est celui de l'amour de soi et de la défense des inté-
rêts personnels (ceux des eaux glacées du calcul égoïste), mais ce qui
existe est le résultat inattendu des actions individuelles. Hayek admet
cependant que cet égoïsme ne soit pas étroit et qu'il puisse englober
la famille et les amis. Au dieu-marché de réaliser ensuite la synthèse.
Hayek se défend de tout voisinage avec l'anarchisme car, contrai-
rement aux penseurs libertaires, le libéral ne croit pas en la raison. Ils
ont seulement en commun la haine de l'État, mais pour des motiva-
tions toutes différentes. Ce que le libéral refuse dans l'État, ce n'est
pas le gendarme (<< le veilleur de nuit») mais la prétention de faire
reposer la société sur la raison, donc sur la loi. Ce serait là un crime
de lèse-libéralisme, car jamais la vraie liberté ne pourrait passer par
le droit:

«Il ne peut y avoir de liberté si l'État n'est pas limité à des types d'ac-
tion particulière, mais peut user de son pouvoir à discrétion pour servir
des objectifs particuliers 1. »

Le « faUx individualisme» serait de vouloir tout planifier et contrô-


ler au nom de l'État. Il refuse donc les libertés locales des divers
corps intermédiaires et n'accepte rien entre les citoyens et l'État, sur
le funeste modèle de 1789.
Le vrai individualisme est le modèle d'un État faible faisant la part
belle à la « société civile » et défendant la famille, l'entreprise, la reli-
gion, la propriété. Il se soumet aux forces anonymes de la société. Il
doit même accepter ce que sa raison condamne (comme l'extrême
pauvreté).
Le « fa~ individualisme» prône l'instinct de révolte face à tout ce
qui n'est pas rationnel et ne cadre pas avec des desseins intelligents
(le paradis sur terre). Il conduit donc à refuser l'ordre naturel du
monde (à commencer par la propriété).
1 Ibidem.

60
Le vrai individualisme ne prône pas l'obéissance à un supérieur
(comme la loi) mais la sownission à un ordre social antérieur à la
volonté du législateur. Là où le « faux individualisme» prône le dis-
sensus, le vrai libéralisme conduit à la conformité volontaire.
Hayek le dit à sa manière toujours forte et limpide:

« On doit toujours se demander si une société libre (ou individualiste)


peut marcher avec succès si les gens sont trop "individualistes" dans le
sens faux, s'ils sont trop réticents à se conformer volontairement aux tra-
ditions et aux conventions, et s'ils refusent de reconnaître tout ce qui
n'est pas consciemment construit et ce qu'on ne peut démontrer comme
rationnel à chaque individu 1. »

Le bon individualisme serait donc une école de sownlsSlon,


contrairement à la culture française qui n'aurait de cesse de prôner la
révolte. La société libre est une société de moutons. Le bon indivi-
dualisme britannique s'opposerait aux trois plaies françaises que sont
la centralisation, le nationalisme et le socialisme.
Le vrai individualisme n'a foi ni dans les phénomènes de majorité
ni donc dans la loi. II refuse toute idée de pouvoir constitutionnel et
prône une démocratie fortement limitée. La majorité ne doit
d'ailleurs pas toujours l'emporter. Hayek en est convaincu:

« Je suis avant tout persuadé que lorsque ce sont les intérêts d'une
catégorie économique particulière qui sont enjeu, l'opinion majoritaire
sera toujours l'opinion réactionnaire 2. »

Le vrai individualisme est donc avant tout le refus de l'égalitarisme


et des droits acquis. Lord Acton le disait déjà avec gourmandise : le
crime le plus grave de la Révolution française a été de croire dans la
théorie de l'égalité.
Le vrai individualiste défend, bec et ongles, la propriété privée car
elle fonde, selon Hayek, les seules institutions capables d'inciter les
hommes ... à subvenir le plus possible aux besoins des autres (sic).

Vheure du bilan a sonné pour nos sarkozyens. La droite française


est une fausse droite. Le libéralisme français est un faux libéralisme.
Vindividualisme français est un faux individualisme.

1 Ibidem.
2 Ibidem.
Chapitre 5
La France du sarkozysme

« La laïcité, ce n'est pas une vache sacrée qu'on regarde en disant


"il y a un siècle maintenant on ne touche plus à rien". C'est l'immobi-
lisme et la statue de sel qui fera tomber la laïcité à la française. »
(Nicolas Sarkozy)

Nicolas Sarkozy a, comme la nature, monstrueusement horreur


du vide. Son désamour de la France réelle le conduit à fantasmer
une autre nation. Le grand danger serait que ce fantasme sarkozyen
finisse par passer dans le réel. La France se réveillerait alors avec
un État plus policier que véritablement fort. Elle changerait non
seulement d'histoire, mais aussi de géographie, puisqu'elle devien-
drait une France des communautés et autres « minorités visibles ».

Le sarkozysme contre la démocratie

« Je serai mieux protégé au ministère que par les permanents de


l'UMP. » (Nicolas Sarkozy)

Vhomme Sarkozy aime probablement passionnément la démo-


cratie, mais il est porté par des courants bien peu démocratiques et
qui, eux, le disent. Les convictions d'un homme pèsent peu face à
la force des idéologies. Le sarkozysme campe donc, aujourd'hui,
dans une position inconfortable: l'homme Sarkozy est devenu le
symbole d'un État fort, mais le courant idéologique et politique qui
le porte est le principal vecteur de l'affaiblissement de l'État. Cet
affaiblissement passe à la fois par des affirmations idéologiques,
comme la mise en cause de l'idée de démocratie ou l'option en
faveur d'un État minimaliste, et par des mesures policières ouver-
tement liberticides.

63
Les sarkozyens conséquents reconnaissent volontiers que la
démocratie française est de plus en plus mise à mal par la crise de
l'État républicain. Les thèses que leur soufflent les partisans de la
révolution conservatrice, et même les libéraux, ont cependant de
quoi inquiéter tout bon démocrate. Ils considèrent que le dévelop-
pement de l'État-providence serait néfaste, car il conduirait auto-
matiquement à une surenchère démagogique. Ils voient dans la
démocratie un simple moyen inefficace, voire illégitime. Enfin,
l'échec de la démocratie politique rappelle à leur bon souvenir la
vieille thèse libérale anti-étatiste qui les oblige à opter pour un État
minimaliste ou, mieux encore, à entreprendre de « désétatiser »
totalement la société. Nous sommes donc loin de Dominique de
Villepin rappelant lors de son discours d'investiture que « notre
nation s'est construite autour de l'État» (Discours à l'Assemblée
Nationale du 9 juin 2005).

La crise actuelle de la démocratie


Tout bon sarkozyen devrait se réjouir de la crise actuelle de la
démocratie, qui n'irait certes pas sans risque mais permettrait d'en
finir avec la « gueuse ». Le choc du 21 avril 2002 a été analysé
comme la fin des « illusions démocratiques ». I.:échec du référen-
dum sur le Traité constitutionnel européen ne fait que conforter
ceux qu'inquiète l'évolution de la démocratie.
Beaucoup se sont donc remis à lire les doctrinaires libéraux hos-
tiles à la démocratie, car ce désaveu de la « bonne société» par le
peuple semble appeler une nécessaire refonte de nos doctrines et de
nos pratiques démocratiques. Notons que lorsque la population agit
conformément aux attentes des élites, elle est qualifiée de « société
civile », mais lorsque le peuple ose, encore, se révolter, il redevient
cette « populace» dont il faut se méfier.
Cette crise de la représentation annoncerait la fin d'une certaine
démocratie.
Certes, le second tour des élections présidentielles de 2002 aurait
pris la forme d'un référendum, pour ou contre la démocratie, qui
aurait permis d'écarter temporairement le danger extrémiste. D'un
autre côté, il est évident que le retour à la normale des institutions
et de la politique n'a strictement rien réglé. Cette thèse a été déve-
loppée par deux historiens de l'École des Hautes Études, Vincent
Duclert et Perinne Simon-Nahum, dans n s'est passé quelque
chose... le 21 avri[I.
1 Denoël, 2003.
64
Certains partisans d'une « vraie droite» ont ainsi considéré que
l'élimination de la gauche permettait enfin ce recentrage droitier.
Claude Reichman explique, par exemple, en quoi cette crise de la
représentation politique sonnerait comme une dénonciation de « la
république des fonctionnaires » après son divorce manifeste entre
le peuple et le pouvoir, mais aussi entre les petits et les grands fonc-
tionnaires et entre l'État (secteur public) et le secteur privé. On
peut, certes, tenter de se rassurer avec Pierre Rosanvallon qui
estime que la hausse globale des taux d'abstention n'est pas néces-
sairement le signe d'un déclin de la vie politique, mais plus vrai-
semblablement celui de sa mutation : nous passerions d'une
démocratie politique « polarisée » à des formes de « démocratie
civile» plus disséminées 1.
Cette thèse, qui circule au sein du grand public et qui invite à
voter autant avec son porte-monnaie qu'avec son bulletin de vote,
est relativement ancienne.
I:un des gourous du libéralisme mondial, James M. Buchanan,
expliquait, dès 1954, les avantages des choix commerciaux sur les
choix politiques, puisqu'ils offriraient un degré de certitude, de res-
ponsabilité, de participation, de nature des alternatives proposées,
de qualité des relations entre individus beaucoup plus grand, tout en
minimisant le risque de coercition 2• La démocratie moderne serait
donc celle du consommateur, libre de choisir entre deux marques
concurrentes 3. Ces consommateurs pourraient s'engager autrement
que pour la défense de leurs caddies, par exemple en participant à
des grandes causes humanitaires.
Cette légèreté, avec laquelle cette droite accueille les signes
annonciateurs d'une profonde crise de la démocratie, a sa logique.
Les partisans de la révolution néo-conservatrice, tout comme les
libéraux, n'ont jamais porté la démocratie dans leurs cœurs.

Démocratie = corruption
La démocratie conduirait à la corruption.
Comment la France, championne du monde de l'État-providence,
pourrait-elle, dès lors, ne pas devenir une république bananière?
Brigitte Henri, en publiant Au cœur de la corruption 4, a fait les
1 in Le Monde du 21 juin 2004.
2 Texte publié dans le Journal ofPolitical Economy, LXII, 1954, et sans cesse
reproduit depuis sous le titre « Vote et marché» in site herve.dequengo.free.fr.
3 Paul Ariès, Petit Manuel anti-pub, GoIias, 2004.
4 Éditions nO 1,2000.

65
délices des libéraux. Son tableau particulièrement sombre des
mœurs politico-affairistes françaises montre que, loin d'être un
accident inévitable, la corruption serait l'indice d'un pourrissement
généralisé du système politique français.
Les sites Internet libéraux se complaisent à reprendre en boucle
les études de Transparency International qui classent la France
parmi les pays les plus corrompus. Ce classement se concentrant
exclusivement sur la corruption dans le secteur public, et celui-ci
étant particulièrement développé en France, le biais méthodolo-
gique est évident puisqu'il pénalise notre pays, même avec un taux
de fraude équivalent aux autres. Ce classement s'effectue égale-
ment en tenant compte des seules affaires connues et du degré de
corruption ressenti, bref, une nation dont les mécanismes de
contrôle permettent de coincer les fraudeurs et dont la culture ne
tolère pas la fraude se trouve pénalisée.
L espoir des libéraux réside dans le développement de la « société
civile », seule capable - c'est bien connu - de combattre efficace-
ment toute forme de corruption.

La redistribution sociale, cause de la corruption


Puisque, selon l'axiome de Lord Acton, « le pouvoir corrompt, le
pouvoir absolu corrompt absolument », il est alors logique de
considérer que moins il y a d'État et moins il agit ... moins les pos-
sibilités de corruption existent.
Les libéraux l'assènent sans le moindre doute :

« La corruption vient du secteur public [ . . . ] La corruption n'est pas


le fait du secteur privé quand il fonctionne librement, mais du secteur
public, livré à toutes les tentations des hommes de l'État [ ... ] Faire
reculer l'État pour faire reculer la corruption 1. »

Ne mégotons pas sur des détails, car l'essentiel de leur charge


antidémocratique est ailleurs. La corruption serait consubstantielle
à l'idée même de démocratie.
IJéconomiste Alan Meltzer estime que la corruption s'explique
par le fait que dans les démocraties existe un conflit indépassable
entre le droit de vote et le droit de propriété. Sa démonstration s'ef-
fectue en deux temps. Il reprend tout d'abord l'accusation selon
laquelle l'État pillerait les contribuables :

1 « Corruption: la France vingt-deuxième », octobre 2004,

www.libres.orglfrancais/dossiers/corruptionlcorruption34504.htm

66
« Dans la plupart des démocraties contemporaines, le droit de pro-
priété est malmené: l'État confisque l'argent gagné, il s'attaque aux
patrimoines, détruit les fortunes et les héritages, il réduit gravement la
liberté d'entreprendre, d'échanger et de contracter l . »

IJéconomiste s'interroge ensuite sur la raison de ce viol systéma-


tique de la propriété. La cause en serait l'avidité de l'État, néces-
saire pour faire face aux demandes sans fin des électeurs
(notamment des milieux populaires) :

« Pourquoi l'État se conduit-il ainsi? Parce qu'il doit satisfaire ses


clientèles, ceux qui font pression sur les élus pour obtenir privilèges et
subventions au détriment des autres, ceux qui utilisent avec une parti-
culière efficacité leur droit de vote et la législation qui en découle.
Mais à ce jeu, il n'y a plus aucun respect pour le travail, le mérite et les
projets de ceux qui veulent créer, en acceptant les disciplines du mar-
ché, et l'esprit du service communautaire. Progressivement, une nou-
velle "morale" se développe dans la société: le succès et la promotion
passent par la politique qui devient l'art de s'approprier le bien des
autres. Cette morale que l'on comprend facilement pour les assistés
finit par s'imposer aussi à ceux qui les assistent 2.»

Rien ne serait donc plus facile que de supprimer toute corru~­


tian: il suffirait d'interdire toutes les interventions sociales de l'E-
tat. IJargument est imparable: sans argent public, il n'y a plus de
fraudes publiques.
Pascal Salin dénonce également le danger de la « tyrannie démo-
cratique » :

« Une majorité peut toujours brimer une minorité, en particulier les


hommes qui, étant plus innovateurs que les autres, sont davantage créa-
teurs de richesses, mais sont aussi plus susceptibles d'être exploités par
les politiques de transfert [ ... ] Il est particulièrement important de
rechercher les moyens de limiter le pouvoir démocratique afin qu'il
empiète le moins possible surIes droits légitimes des citoyens [ ... ] Il
serait temps de reconnaître que le modèle de la démocratie représenta-
tive ne constiue pas le type le plus perfectionné de l'organisation
humaine, contrairement au principe de liberté contractuelle, et qu'il
représente souvent le moyen de défendre certains intérêts particuliers
et de court terme, au détriment des intérêts généraux et de long
terme 3 • »

1 Alan Meltzer, in Jacques Garello, « Nouvelle lettre du 7 février 2004 »,


www.libres.org/francaisldossiers/corruptionicorruption_e0704.htm
2 Ibidem.
3 Pascal Salin, Libéralisme, op. cit., pp. 113-161.

67
Démocratie = socialisme
Les sarkozyens n'ont pas toujours la chance d'être des Hans Her-
mann Hoppe pouvant s'écrier librement « À bas la démocratie! 1 ».
eéconomiste Hans-Hermann Hoppe, l'un des patrons de l'Insti-
tut Ludwig von Mises (l'un des think tanks américains), enseigne à
l'université du Nevada à Las Vegas. Ce philosophe libertarien n'a
pas seulement le sens des formules qui font le bonheur des ban-
quets, il a également des idées très définitives: la démocratie serait
une mauvaise chose, car elle conduirait ipso facto à l'égalitarisme.
Ce constat établi pour la France serait plus vrai encore à l'échelle
mondiale. La globalisation sonne donc le glas de la démocratie,
sauf à accepter de disparaître :

« Imaginez un gouvernement mondial, démocratiquement élu à


l'échelle mondiale en suivant le principe un homme-une voix. Que
serait le résultat probable d'une telle élection? Le plus vraisemblable
est que nous aurions un gouvernement de coalition sino-indien. Et
qu'est-ce que ce gouvernement serait le plus enclin à faire pour com-
plaire à ses électeurs et se faire réélire? Il découvrirait probablement
que l'Occident a beaucoup trop de richesses et que le reste du monde,
particulièrement l'Inde et la Chine, bien trop peu, et par conséquent
mettrait en œuvre une redistribution systématique du revenu du riche
Occident vers le pauvre Orient 2 • »

La démocratie aurait, naturellement, beaucoup d'autres défauts.


Elle serait « anti-économique » en faisant d'un idiot l'équivalent
d'un PDG de société transnationale. Hans-Hermann Hoppe note
que, dans les villages où tout le monde se connaît, « pratiquement
personne ne peut manquer d' admettre que la position des "possé-
dants" a forcément quelque chose à voir avec des capacités supé-
rieures, de même que la situation des "déshérités" est liée à une
infériorité, à des déficiences personnelles 3 )).
La démocratie serait immorale, car la loi de la majorité ne garan-
tit en rien la justice, puisqu'elle permet à la canaille d'imposer ses
intérêts particuliers :

« Les libertariens doivent développer une conscience de classe mar-


quée, non pas dans le sens marxiste du terme, mais dans le sens de

1 À bas la démocratie, Enterprise and Education, 1995, texte traduit par Fran-

çois Guillaumat, reproduit sur le site:


lemennicier.bwm-mediasoft.comlarticle.php?ID=107&limba=fr
2 Ibidem.
3 Ibidem.

68
reconnaître qu'il existe une nette distinction entre ceux qui paient des
impôts (les exploités) et ceux qui les consomment (les exploiteurs)!. »

La démocratie serait de surcroît inefficace, car les pauvres seraient


bien trop stupides pour pouvoir voler efficacement les riches et
seraient donc dupes :

« Les riches sont en règle générale intelligents et industrieux, alors


que les pauvres sont typiquement stupides ou paresseux, ou les deux à la
fois, Il n'y a pas beaucoup de chances que les imbéciles, même s'ils for-
ment la majorité, soient systématiquement plus malins que la minorité
des individus brillants et énergiques et parviennent à s'enrichir à leurs
dépens. Bien plutôt, la plus grande partie de la redistribution se fera à
l'intérieur du groupe des "non-pauvres", et il arrivera souvent que ce
soient les plus riches qui arrivent à se faire subventionner par les plus
pauvres 2• »

Pour les libéraux, les choses sont sûres : si les tendances actuelles
se poursuivent, on ne risque rien en disant que l'État-providence
occidental, c'est-à-dire la démocratie sociale, s'effondrera tout
comme le « socialisme oriental» s'est effondré à la fin des années
quatre-vingts.
Voilà qui ne pourrait que réjouir le grang Michael Novac, profes-
seur à Harvard, ancien ambassadeur des Etats-Unis, titulaire de la
chaire d'économie à l'American Enterprise Institute puisque, lui
aussi, ne voit plus qu'un seul obstacle à la victoire totale du capita-
lisme : l'existence d'un État-providence.
Hans Hermann Hoppe n'est, cependant, pas encore à court d'argu-
ments pour dénoncer cette vérole qui saperait les fondements de la
civilisation occidentale :

« La débâcle actuelle est, elle aussi, le produit des idées. Elle est le
résultat d'une acceptation massive, par l'opinion publique, de l'idée de
démocratie. Aussi longtemps que cette adhésion est dominante, la catas-
trophe est inévitable; et il n'y aura pas d'espoir d'amélioration même
après qu'elle sera arrivée. En revanche, si on reconnaît que l'idée démo-
cratique est fausse et perverse - et les idées, en principe, on peut en
changer instantanément -la catastrophe peut-être évitée »; « la tâche
essentielle qui attend ceux qui veulent renverser la vapeur et empêcher
la destruction complète de la civilisation est de dé-légitimer l'idée de la
démocratie, c'est-à-dire de démontrer que la démocratie est la cause
fondamentale de la situation actuelle de dé-civilisation rampante 3• »

1 Ibidem.
2 Ibidem.
3 Ibidem.

69
La solution pour rompre avec la démocratie serait, selon Hans
Hermann Hoppe, de renouer avec l'esprit des fondateurs des États-
Unis qui entretenaient plutôt l'idée d'une « aristocratie naturelle»
dont ils pensaient faire partie. Cette « république aristocratique »
serait à l'opposé de la république de la canaille dont la France
serait, bien sûr, le prototype le plus accompli.
La démocratie aurait beaucoup d'autres défauts. Christian
Michel, économiste, conférencier au Cercle Bastiat, lui reproche
d'être un rejeton des Lumières et de Descartes, puisqu'elle repose
sur l'idée que le peuple est souverain, ce qui serait dénué de sens:

« I:innovation de la démocratie dans l'ordre politique est de per-


mettre aux victimes une participation symbolique au pouvoir des
dominants. La démocratie est un exutoire collectif de la "libido domi-
nandi" [ ... ] Les sources psychologiques de la démocratie sont celles
d'êtres humains encore incapables d'imaginer une société sans pou-
voir. Le citoyen démocratique n'a pas dépassé la mentalité d'esclave,
et il n'a chassé son maître royal que pour faire du peuple un maître col-
lectif. La société démocratique est celle d'esclaves qui cachent leur
besoin de maître, la société libertarienne est celle de maîtres qui ne
veulent pas d'esclaves 1. »

La démocratie: un moyen pas une fin


Le grand Hayek se devait également d'égratigner la démocratie.
Ille fera avec plus de prudence, mais le lecteur avisé retrouvera la
part du non-dit.
Hayek constate tout d'abord que « la démocratie est un moyen et
non une fin 2 ». Mais si la démocratie n'est qu'un moyen, pourquoi
chercher à la généraliser à tous les individus ou à l'étendre à tous
les domaines :

« Ni dans un cas ni dans l'autre il n'est sérieux de prétendre que


toute extension possible soit un gain, ou qu'il faille par principe élar-
gir indéfiniment le champ d'application [ ... ] Aucune théorie démocra-
tique ne fournit de raison convaincante de considérer comme une
amélioration tout élargissement du corps électoral [... ] Si seules les
personnes de plus de quarante ans, ou les titulaires de revenus, ou les

1 Christian Michel, discours au congrès mondial d'ISIL et de Libertarian Inter-


national, tenu à Dax en 2001, en célébration de la naissance de Frédéric Bas-
tiat.
2 In La Constitution de la liberté, op. cit., reproduit sur le site
www.libres.org/francais/dossiers/democratie/fondamentauxlhayek_democra-
tie_moyenjin.htm

70
chefs de famille, ou les personnes sachant lire et compter avaient le
droit de vote, il n'y aurait guère plus d'atteinte au principe que dans le
cadre des limitations actuellement admises 35. »

Hayek oppose deux types de démocratie. La « bonne» démocra-


tie à la britannique, où (sauf exception) la loi doit respecter d'autres
règles. La « mauvaise» démocratie à la française, où le Parlement
n'a aucune limite. La majorité peut imposer sa loi à la minorité en
violation des droits individuels :

« Le concept crucial pour la démocratie doctrinaire est celui de sou-


veraineté populaire. Ce concept signifie pour lui que la règle majori-
taire n'est pas limitée ni limitable. L'idéal de la démocratie [ ... ] devient
ainsi la justification d'un nouveau pouvoir arbitraire 36. »

La démocratie contre le droit de propriété


La première façon de limiter la démocratie est de la soumettre à
des règles intangibles. Lorsque Hayek évoque le respect des liber-
tés individuelles, il faut comprendre, bien sûr, celui des lois « natu-
relles », donc de la propriété. Les lois humaines ne peuvent défaire
ce que la loi de Dieu et la loi naturelle ont établi :

« Si la démocratie est un moyen plutôt qu'une fin, ses limites doi-


vent être cherchées à la lumière de l'objectif que nous souhaitons
qu'elle serve. 37 »

Hayek s'en prend finalement au principe démocratique lui-même


en constatant que « la désillusion s'étend à propos de la démocra-
tie » puisqu'elle donnerait des résultats mitigés dans les pays où
elle est encadrée et plus encore dans les autres:

« Nous ne prenons pas la peine de réfléchir au fait que ce système


n'a pas seulement provoqué dans de nombreux cas des résultats que
personne n'approuve, même dans les pays où, grosso modo, il a bien
fonctionné, mais qu'il s'est montré totalement inapplicable dans la
plupart des pays où ces institutions démocratiques n'étaient pas endi-
guées par des traditions solides concernant les tâches qui conviennent
à des assemblées représentatives 38. »

35 Ibidem.
36 Ibidem.
37 Ibidem.
38 Ibidem.

71
Les conclusions qu'en tire Hayek peuvent apparaître comme très
actuelles:

« TI n'est plus possible de méconnaître que ces derniers temps, mal-


gré la persistance d'une adhésion verbale et même de demandes de
démocratisation plus étendue, il se soit élevé parmi les gens réfléchis
une inquiétude croissante et de sérieuses alarmes quant aux résultats
que le système engendre fréquemment [ ... ] On voit se répandre un sen-
timent de profonde déception et de doute sur l'avenir de la démocratie
[ .. .] Ce désenchantement a trouvé son expression il y a bien des années
dans la célèbre assertion de Joseph Schumpeter l, disant que le système
fondé sur le marché libre a beau être le plus favorable à tous, il n'en est
pas moins condamné irrémédiablement tandis que le socialisme, qui ne
peut pourtant tenir ses promesses, s'instaurera inéluctablement2. »

La démocratie: un mauvais moyen


Pascal Salin soutient également que la démocratie ne constitue pas
un moyen efficace pour défendre la liberté (comprenez la propriété),
car elle accroîtrait le contrôle étatique sur la société :

« La liberté et la démocratie ne sont pas la même chose. Nous devons


nous débarrasser du préjugé habituel et dominant selon lequel le degré
de démocratie est le critère unique pour évaluer le fonctionnement
d'une société 3. »

Notre libéral en chef assène alors quelques bonnes vérités :


puisque la démocratie concerne l'organisation des pouvoirs, si l'É-
tat n'a aucun pouvoir, « il importe peu qu'il soit ou non démocra-
tique 4 ». Puisqu'il n'existe pas de recette simple pour limiter la
tyrannie démocratique, il faut éviter son importation dans les pays
pauvres et développer au contraire leurs institutions tradition-
nelles 5, etc.
Pascal Salin compare ensuite la France et le Chili. La France serait
un pays démocratique dans lequel il n'existe qu'un degré limité de
liberté individuelle. Le Chili était, en revanche, un régime non
démocratique mais avec un degré relativement élevé de liberté indi-
viduelle.

1 In Capitalism, Socialism and Democracy, Harper & Roe, 1942.


2 Hayek, op. cit.
3 Pascal Salin, op. cit., p. 102.
4 Ibidem.
5 Ibidem, p. 113.

72
Mais comme le caractère démocratique d'un pouvoir ne peut être
considéré comme un critère absolu puisqu'une majorité peut spolier
une minorité (les créateurs de richesses), Salin propose de changer
nos outils d'analyse ...
La question fondamentale ne serait pas le caractère démocratique
ou non d'un régime, mais la légitimité de son action politique au
regard des droits naturels. Bien d'autres systèmes seraient alors pré-
férables à notre vieille démocratie. Salin s'interdit de donner des
« solutions magiques» pour« limiter la démocratie» (sic), mais il
propose cependant quelques pistes : développer les systèmes de
contrôle non démocratiques comme la mise en concurrence, l'ex-
pertise ou encore le pouvoir judiciaire, imposer des majorités quali-
fiées pour les lois, développer la décentralisation, encourager la
société civile, développer les associations, etc.

Comment limiter la démocratie?


Ces positions antidémocratiques n'ont pas vocation à demeurer de
simples déclarations d'intention. Les partisans de la « révolution
conservatrice », tout comme les libéraux, sont convaincus de la
nécessité d'utiliser tous les prétextes pour réduire la démocratie à la
portion congrue.
Donald Zoll préconise, dès la fin des années soixante, « d'aban-
donner certaines règles traditionnelles du jeu démocratique pour
faire face aux menaces qui guettent une société trop permissive 1 ».
Il argumente que le compromis démocratique réalisé par l'État entre
le capital et le travai!, après la Seconde Guerre mondiale, serait non
seulement boiteux, mais beaucoup trop coûteux, car il conduirait à
la surchauffe démocratique. La solution serait de déréglementer ce
qui l'a été à tort, comme le droit du travai!, etc. Cette thèse sera
reprise et amplifiée, notamment par la Trilatérale.
Alan Wolfe et Brian Murphy mettent en garde, dès 1977, contre
le fait que la démocratie crée un espace pour l'expression, donc le
développement des luttes populaires 2 •
Giovanni Sartori synthétise toute cette pensée antidémocratique
et parle, dès 1975, de véritable défi démocratique en énonçant le

1 Donald Zoll in National Review, 16 décembre 1969, cité par Pierre Dom-
mergues, Le Monde Diplomatique, « Un autoritarisme à visage démocra-
tique », mai 1981.
2 Brian Murphy et Alan Wolfe, « Democracy in Disarry », Kapitalistate, nO 8,
p. 16; et Alan Wolfe, The limils ofLegitimacy, Free Press, 1977.

73
dilemme «Will democracy kill democracy? » (<< lorsque la démo-
cratie tue la démocratie ») qui reprend la vieille thèse des conser-
vateurs français du XIXe siècle: « La légalité nous tue '. »
Samuel Huntington et Michel Crozier développent la notion de
« crise de la gouvernabilité 2 ». ];époque est à considérer que la
crise de la démocratie impose d'adopter de « nouveaux méca-
nismes de contrôle social » permettant d'aller vers un gouverne-
ment plus autoritaire, donc plus efficace 3. Les auteurs
recommandent diverses mesures comme la restauration de l' auto-
rité, la restriction sévère des dépenses publiques, la réduction de
l'activité syndicale, la défense de l'ordre, la remise en vigueur de la
discipline familiale, le retour à une plus grande moralité, notam-
ment sexuelle, le changement de politique d'immigration, la réha-
bilitation du patriotisme, etc.
Les attentats terroristes du Il septembre 2001 vont permettre aux
États forts de sortir des cartons tout un programme de restrictions
des libertés publiques et individuelles afin de mieux contrôler la
démocratie. La France de Sarkozy ne fera pas exception.

Le sarkozysme et la question de l'État


« Le juge qui a remis en liberté le meurtrier de Mme Cremel devra
payer pour sa faute. » (Nicolas Sarkozy)

Nicolas Sarkozy se veut assurément un grand homme d'État. La


question est de savoir si les idéologies qui le portent peuvent le lui
permettre. ];une des grandes leçons de l'échec des utopies du
xxe siècle est d'avoir rappelé que les hommes ne font jamais l'his-
toire qu'ils croient faire. Les penseurs de la contre-révolution et du
libéralisme nous seront donc, une fois encore, d'un grand secours:

1 Giovanni Sartori, Will Democracy Kill Democracy ?, Government and Oppo-


sition, 1975 et Alain Rouqié, « Le mystère démocratique: des conditions de la
démocratie aux démocraties sans condition}) in La Démocratie ou l'appren-
tissage de la vertu, Paris, Métaillé, 1985, p. 23, cités in Néo-conservatisme et
restructuration de l'État, Lizette Jalbert et Laurent Lepage, Presses Universi-
taires du Québec, 1986, p. 21.
2 In La Crise de la démocratie (Crisis of democracy), rapport de la Commis-

sion trilatérale, 1975, rapporteur européen Michel Crozier, rapporteur améri-


cain Samuel Huntington.
3 On peut lire sur ce point: Laurent Lepage et Lizette Jalbert, « Introduction })
in Néo-conservatisme et restructuration au Canada-Etats-Unis-Angleterre,
op. cit.

74
non seulement ils sont convaincus que la démocratie conduirait
automatiquement au socialisme, mais ils restent persuadés, avec
Hayek, que l'État ne vaudrait guère mieux, sauf à être réduit au
simple rôle de « veilleur de nuit».

La critique sarkolJ'enne de l'État


Le sarkozysme fait preuve d'une ignorance crasse de toute l'his-
toire de la formation du pouvoir de l'État dans notre pays. Lorsqu'il
croit s'en prendre à la gauche ou à la Révolution française, c'est en
vérité toute l'histoire politique millénaire de la France qui est dyna-
mitée. Le désamour de la France apparaît nettement dans son rejet
de la genèse véritable de l'État et de la nation en France.
Le nouveau Premier ministre, Dominique de Villepin, a beau lui
rappeler, de la tribune de l'Assemblée, que, selon la formule des
historiens, «en France, l'État a précédé et créé la nation» (Bernard
Guenée) et que cette antériorité est la grande spécificité de la
France (et de son État) par rapport aux autres pays occidentaux,
Sarkozy ne l'entend pas.
On lui rappellera donc que l'État français émerge entre le xIre et
le XIIIe siècle. Il s'affirme sous Philippe Auguste (1180-1223) et
Philippe Le Bel (l328) et résiste à la guerre de Cent Ans et au siècle
noir. Il connaît son apogée avec l'absolutisme monarchique du
XVIe au XVIIIe siècles. Le roi a donc créé l'État moderne et par cet
État enfanté la nation. Cet État-nation sera certes reformulé par la
Révolution française et l'Empire, mais il en sortira renforcé jusqu'à
son apogée au xrxe siècle. De Gaulle croyait pouvoir lui rendre
toute sa puissance.
Seul Vichy constitue donc une véritable rupture dans cette his-
toire. Certains ont même pu parler de kyste dans la mémoire natio-
nale. Vichy n'est pas seulement une « dictature pluraliste », selon
la formule de Stanley Hoffmann, mais un régime de soumission à
l'étranger. Non seulement sur le plan militaire, mais aussi sur le
plan identitaire. La France de Vichy est une nation où le religieux
reprend le pas sur le politique, où les corporations refont pénible-
ment surface, bref, Vichy, c'est incontestablement l'anti-France
absolue.
Charles Maurras sentira le besoin de justifier cette exception. Il
fait, en 1941, un parallèle osé entre Jeanne d'Arc et Pétain. En
1492, Jeanne aurait préféré aller à Reims couronner le roi plutôt
que de poursuivre sa marche militaire qui aurait abrégé de vingt ans
la guerre. Vessentiel à ses yeux aurait été l'absence d'un chef(d'un

75
roi fort), la lutte contre l'occupant anglais était donc, pour elle,
secondaire.
Le danger serait de rejouer aujourd'hui le même jeu avec d'autres
cartes en s'imaginant que ce dont la France manque cruellement
serait d'un homme fort (Sarkozy) et non point d'un État fort.

Sarkozy et l'affaiblissement de l'État


Nicolas Sarkozy est devenu à tort le symbole d'un État fort, alors
que toute son idéologie tend à l'affaiblissement de l'État et du
domaine de la loi. Sauf à ne pas être conséquent avec lui-même,
Sarkozy se doit d'être anti-étatiste, car comme le rappelle le pape
du libéralisme Pascal Salin:

«Pour un libéral authentique, c'est-à-dire non utilitariste, il n'y a pas


de place pour l'État, puisqu'il représente l'émergence de la contrainte,
c'est-à-dire la négation de la liberté [ ... ] J]État est l'ennemi qu'il faut
savoir nommer. Car il faut d'abord reconnaître ses ennemis avant de
pouvoir les combattre 49 • »

La seule différence entre Sarkozy et Madelin, c'est qu'il est trop


politique pour sombrer dans un anti-étatisme primaire et que nous
devons lire (par-dessus son épaule) les auteurs qui l'inspirent. Les
révolutionnaires néo-conservateurs oscillent toujours entre ces
deux grandes positions : défendre un « État minimaliste » ou refu-
ser totalement tout État.

~rs un État minimaliste


Le grand maître du libéralisme français, Frédéric Bastiat, écono-
miste, philosophe, juge de paix et député, le clamait déjà avec
fougue dans une de ses grandes formules demeurées célèbres

« J]État, c'est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s'ef-


force de vivre aux dépens de tout le monde 50. »

Le reste du texte, malheureusement moins connu, livre le fond de


sa pensée:

« Aujourd'hui, comme autrefois, chacun, un peu plus, un peu moins,


voudrait bien profiter du travail d'autrui. Ce sentiment, on n'ose l'af-
ficher, on se le dissimule à soi-même, et alors que fait-on? On imagine

49Pascal Salin, Libéralisme, op. cit., p. 70.


50Frédéric Bastiat, « J]État », Journal des débats, 25 septembre 1848, texte
reproduit sur: bastiat.org/fr/LEtat.html

76
un intennédiaire, on s'adresse à l'État, et chaque classe, tour à tour,
vient lui dire : "Vous qui pouvez prendre loyalement, honnêtement,
prenez au public, et nous partagerons" »; «le pillage réciproque n'en
est pas moins pillage parce qu'il est réciproque: il n'en est pas moins
criminel parce qu'il s'exécute légalement et avec ordre 1. »

Le bon et le mauvais État


Frédéric Bastiat oppose deux types d'État.
IJÉtat français tient le plus mauvais rôle, car il est fondé sur des
abstractions comme la poursuite de valeurs universelles et géné-
rales. Les libéraux ne pardonnent pas à l'État français de vouloir
« construire » une société plus conforme aux valeurs de la répu-
blique, car ils savent que cela passe par la remise en cause de leur
sacro-saint droit de propriété. IJÉtat français cumulerait ainsi les
méfaits:

« Cette grande chimère, nous l'avons placée pour l'édification du


peuple, au frontispice de la Constitution. N'est-ce pas abonder dans le
sens de cette bizarre illusion qui nous porte à tout attendre d'une autre
énergie que la nôtre? [ ... ] La patrie est une mère tendre [ ... ] Tout le
monde comprend qu'on dise: la mère allaitera l'enfant mais il serait
ridicule de dire : l'enfant allaitera la mère 2. »

Cet État à la française est qualifié par Bastiat d'« enfantillage


dangereux» car il entretiendrait au sein des masses populaires des
rêves dérisoires de prospérité:

« Comment le peuple ne ferait-il pas révolution sur révolution? »;


« Et le peuple croit, et le peuple espère; et le peuple fait une révolu-
tion 3. »

IJÉtat américain tient, lui, le beau rôle puisqu'il refuserait les chi-
mères des Lumières et veillerait au respect des traditions, c'est-à-
dire des lois naturelles. Les pauvres sauraient qu'ils ne peuvent
espérer collectivement une amélioration de leur sort, sauf à parve-
nir individuellement à être de gentils petits méritants :

« Les Américains se faisaient une autre idée des relations des


citoyens avec l'État, quand ils placèrent en tête de leur Constitution ces
simples paroles : "Nous, le peuple des États-Unis, pour fonner une
union plus parfaite, établir la justice, assurer la tranquillité intérieure,

'Ibidem.
2Ibidem.
3 Ibidem.

77
pourvoir à la défense commune, accroître le bien-être général et assu-
rer les bienfaits de la liberté à nous-mêmes et à notre postérité, décré-
tons, etc." Ici, point de création chimérique, point d'abstraction à
laquelle les citoyens demandent tout. Ils n'attendent rien que d'eux-
mêmes et de leur propre énergie 1. »

Il faut bien se mettre dans la tête que ce que nos libéraux contes-
tent ce n'est pas que l'État ait le monopole de la violence légitime
(Max Weber), mais qu'il ait le monopole du vol légal.

À mort l'État!
Les libéraux les plus audacieux proposent d'avancer vers la dis-
parition de tout État. Hayek, lui-même, voyait dans l'étatisme « la
route de la servitude » et du collectivisme.
Salin prend des accents guerriers :

«Pour un libéral authentique, c'est-à-dire non utilitariste, il n'y a pas


de place pour l'État, puisqu'il représente l'émergence de la contrainte
c'est-à-dire la négation de la liberté 2. »

Il n'y a pas de capitalisme sauvage, il n'y a qu'un État sauvage et


esclavagiste.
Salin sait bien que plus personne, parmi les libéraux, ne défend
la veuve et l'orphelin (en préconisant le maintien d'un bon vieil
État-providence), aussi porte-t-il directement le fer au point le plus
sensible en s'attaquant de front à la dernière légitimité encore
reconnue à l'État: celle d'être un arbitre. L'État ne pourrait pas plus
être un État-arbitre qu'un État-redistributeur ou producteur, car il
représenterait les intérêts de la majorité face aux minorités, la prin-
cipale minorité étant celle des puissants et des capitalistes :

« Faire de l'État un arbitre, c'est lui donner un rôle "totalitaire",


c'est-à-dire en faire un instrument de limitation légitime des libertés
individuelles 3 • »

I1idéal n'est cependant pas pour demain, il faudrait, avant de par-


venir au démantèlement complet de l'État, le soumettre à une cure
d'amaigrissement. Les solutions sont connues: il s'agit de couper
dans ses missions et ses budgets, de réduire de façon drastique son

1 Ibidem.
2 Pascal Salin, op. cit., p. 70.
3 Le Figaro, Il juin 2003.

78
personnel, de le priver de son propre droit, fondé sur d'autres
valeurs que celles de la propriété.
Ce démantèlement de l'Etat doit concerner tous les domaines :
industriel, financier, économique, policier, militaire, sanitaire, cul-
turel, éducatif, etc. J;appareil répressiflui-même a en effet vocation
à être privatisé. François-René Rideau, chercheur-informaticien,
porte-parole des libertariens français, reprend, par exemple, dans
un article intitulé «Des polices privées», l'argumentaire habituel 1•
Il explique que la façon dont la France traite le problème de l'insé-
curité est une fuite en avant dans le « toujours plus d'État ». Cette
politique serait inefficace, car l'insécurité ne serait pas un problème
de moyens policiers, mais le symptôme que le système français est
pourri. La seule solution serait de généraliser des polices privées
car dans ce domaine, comme dans tous les autres, la concurrence
(entre milices) serait plus efficace. François-René Rideau reven-
dique enfin « le droit de porter les armes » et « la liberté indivi-
duelle d'organiser sa propre défense» :

« Les prohibitionnistes, adversaires du droit de porter les annes,


pointent constamment vers le danger que représente le fait que des
hommes soient annés. Mais la question n'est pas de savoir s'il y a des
hommes annés, elle est de savoir si les seuls hommes en annes seront
les policiers et les criminels, ou si les citoyens honnêtes aussi seront
annés. Les criminels seront toujours armés, et aucune loi ne les désar-
mera [... ] Les lois de prohibition du port d'armes ne sont donc pas
autre chose que des lois de désarmement des victimes potentielles [ ... ]
Les annes sont le plus gros égalisateur entre les hommes 1. »

Comment réformer l'État?

« I:État républicain, pardon, la machine à ruiner la population fran-


çaise en la réduisant à la misère, est un système bien rodé. TI grignote
progressivement le patrimoine immobilier et financier de tous les
Français. On a un système fiscal inquisiteur très efficace contre les
petits commerçants, artisans, PME/PMI, mais très inefficace contre
nos hommes politiques et ministres et ex-ministres qui sont les pre-
miers délinquants de France mais jamais poursuivis par nos institu-
tions.» (Communiqué de presse de l'IFRAP)

Les grandes institutions internationales partagent depuis peu le


point de vue des courants les plus libéraux en matière d'État. C'est

1 François-René Rideau « Du droit de porter les armes à la liberté individuelle


d'organiser sa propre défense» in fare.tunes.orglliberalisme/libre_defense-toc.html

79
pourquoi le FMI publie désormais dans son rapport World Econo-
mie Outlookune analyse des institutions politiques et juridiques qui
constitueraient des facteurs de prospérité. La nouveauté est réelle,
puisqu'il ne s'agit plus d'expliquer la croissance économique à
l'aide de facteurs de production comme le travail ou le capital, mais
par le choix des institutions. Les bonnes institutions sont bien sûr
celles qui organisent la libre-concurrence et la flexibilité; les mau-
vaises institutions sont, par exemple, les réglementations les plus
diverses, l'existence d'un droit du travail contraignant, une faible
protection de la propriété privée, etc.
Cette thèse rejoint celle de Sylvain Gallais, économiste à l'uni-
versité de Tours. S'interrogeant sur la crise de civilisation qui
conduit à des comportements imprévoyants et infantiles, il en
impute la responsabilité à la remise en cause du sacro-saint droit de
propriété lié au système de démocratie représentative. Le principal
piège serait l'extension du droit public au détriment des droits pri-
vés : cette « constitutionnalisation du droit» typiquement française
serait la cause véritable du processus de décivilisation en Europe.
Cette critique rejoint celle de Christian Atias, juriste, professeur
de droit, conférencier au cercle Bastiat, qui dénonce également ver-
tement cette tendance bien française à constitutionnaliser tous les
débats juridiques. Il lui oppose la tradition des pays anglo-saxons
régis par un droit privé concret, car né de la tradition : mieux vau-
drait donc privatiser le droit constitutionnel que constitutionnaliser
le droit privé, parce que cette dernière pratique aboutit à ruiner les
bases de la famille, des contrats et de la propriété.
On ne s'étonnera plus que l'Institut Montaigne affiche un mépris
pour le droit public et propose son démantèlement ainsi que celui
des tribunaux administratifs. Cette guerre des systèmes juridiques
est aussi l'un des fronts sur lequel les néo-conservateurs s'opposent
à toute notre histoire nationale.

La France sarkozyenne

« Les hommes politiques sont trop prisonniers du discours unique et


de la pensée unique. Il y a hélas un décalage croissant entre ce qu'ils
disent et ce que vivent nos concitoyens. On ne résoudra pas les pro-
blèmes des Français avec les idées d'il y a 25 ans. » (Nicolas Sarkozy)

Que le sarkozysme ne partage pas nos grands mythes nationaux,


on peut le comprendre dès lors qu'il n'admet pas l'identité de la
France. Que le combat se porte sur la vision légitime de la nation
80
serait même plutôt salutaire si les sarkozyens de toute obédience ne
cédaient pas à cette véritable monomanie qui les pousse à dénigrer
tout ce qui est « trop français ». Ainsi de Claude Reichman, qui
dénonce « La République des fonctionnaires 1 », à Philippe Némo,
qui voit la source de tous nos maux dans « La Double Oligarchie de
la ve République 2 ».

Une histoire sarko;;yenne


On sait que le sarkozysme a sa propre histoire de France : celle
d'un pays éternellement en retard, d'une nation bloquée depuis bien
avant 1789, etc. Nicolas Sarkozy sait, comme tous les hommes
politiques, que pour parler de demain, il faut d'abord invoquer le
passé. C'est toujours vers l'histoire qu'on se tourne pour entrevoir
quelques raisons d'espérer.
Il y a plusieurs façons d'aimer un pays et personne ne peut repro-
cher à Sarkozy de ne plus partager les fictions gaullistes, et encore
moins celles de gauche. Ce conflit de mémoires est d'ailleurs indis-
pensable au bon fonctionnement d'une vie démocratique, puisqu'il
n'y a pas de démocratie sans dissensus.
La mémoire de la vieille droite n'était pas celle de la gauche,
mais toutes ·deux se retrouvaient sur quelques grands mythes qui
ont forgé la nation. La question est de savoir si le sarkozysme par-
tage ces récits fondateurs.
En effet, parler comme ses affidés de « site France », c'est faire
abstraction de son histoire et de sa géographie; fantasmer sur la
« France des communautés» et des « minorités visibles », c'est
armer ceux qui rêvent d'en finir avec Marianne; croire que le
peuple équivaut à la société civile, c'est confondre la société bour-
geoise du XXIe siècle avec la réalité des « gens de peu» 3.

Une géographie sarkozyenne

«Il nous faut inventer un nouveau modèle français, dont l'ambition


première sera de rendre la réussite accessible pour chaque français,
d'où qu'il vienne, pour peu qu'î! s'en donne les moyens et qu'il le
mérite [ .. .) La réussite et la promotion sociale ne sont pas un dû que

1 « La république des fonctionnaires commence à craquer », in


www.claudereichman.comlarticles/larepubliquedesfonctionnaires.htm.
2 In Cahier nO 26 du séminaire «Histoire du libéralisme en Europe», CREPHE
de l'ESCP-EAP et CREA de l'École Polytechnique, 2004.
3 Pierre Sansot, Les Gens de peu, PUF, 1992.

81
chacun peut réclamer en faisant la queue à un guichet. C'est mieux: c'est
un droit, un droit que l'on mérite à la sueur de son front. » (Nicolas Sar-
kozy, septembre 2005)

Le sarkozysme a aussi sa géographie de la France, qui ne doit


presque plus rien à l'extrême diversité de ses paysages et de ses cul-
tures. Le « site France» dont il rêve est celui, homogène, de « ceux
qui gagnent». Le Medef n'est jamais bien loin dans cette approche
désincarnée de la nation :

« Le site économique France perd lui de son attractivité, de sa capacité


à attirer investissement, emplois, créateurs [ ... ] La réalité du pays est
ainsi, tout autre que celle du fameux CAC 40. Elle est celle d'un profond
déséquilibre entre le poids et la situation de la sphère politique, archaïque,
dèpassée, coûteuse, sous-performante, celle qui amène le taux de prélè-
vement obligatoire français à un niveau record [... ] La véritable fracture
est là, béante, que chacun connaît. Entre cette France qui "gagne",
comme aiment à l'exalter les politiques, et cette autre qui aboutit à pro-
duire chaque année un nombre croissant d'exclus, à voir se creuser les
inégalités sociales comme rarement depuis la Révolution, qui via l'Édu-
cation nationale "produit" chaque année un nombre croissant d'élèves
proches de l'analphabétisme lors de J'entrée en sixième 1. »

Cette géographie sarkozyenne est non seulement anti-sociale, mais


antilaïque, donc antifrançaise. La cause du mal est connue: c'est la
France visionnaire, la France d'État accrochée à son histoire. Lespace
dont rêvent ces élites est celui des « communautés » et autres « mino-
rités visibles ». Cette France de Sarkozy est aussi celle des religions,
censées constituer son ossature. Ce point de vue n'a rien de secondaire
ni d'accidentel. Il est conforme au dispositif global. Un pays a toujours
besoin d'une vision de son territoire. Chaque courant a sa propre géo-
graphie, humaine autant que physique. Ces hauts lieux sont ceux qui
permettent de parler au nom de la France. On manifeste de la Bastille
à la République, on se rend au mur des fédérés, on ne veut pas déses-
pérer Billancourt, d'autres ont Sainte-Hélène ou le Sacré-Cœur. Nico-
las Sarkozy ne peut pas faire exception pour pouvoir parler de la
France. Il prend donc des accents maurrassiens pour opposer son
« pays réel» au« pays légal », mais il en donne bien sÛT sa propre défi-
nition.
Lenjeu n'est pas d'en appeler à la « France d'en bas » contre la
« France d'en haut» (version Raffarin), mais de dénoncer l'emprise
de la« France qui bloque» sur la« France qui gagne ».

1 In Quelle ambition pour la France? , op. cit., pp. 16-17.

82
Ce sarkozysme a une apparence : le projet de restaurer la souvèrai-
neté du peuple qui aurait été confisquée par une petite élite composée
de fonctionnaires, d'enseignants, de professions libérales, etc. Il a une
réalité : asseoir le pouvoir de la seule France qui compte, celle, bien
sûr, des élites économiques (que l'on sait menacées), des proprié-
taires, des diverses communautés et enfin des Églises.

La vision géographique française


La perversité du sarkozysme apparaît mieux lorsqu'on le confronte
aux visions géographiques et historiques traditionnelles de la « doulce
France ». I:espace français est le produit de deux millénaires d'his-
toire de conflits territoriaux. Michelet rappelle en 1833, dans son
Tableau de la France, que la France n'a pu devenir elle-même qu'avec
l'effacement de l'empire allemand. Vidal de la Blache ajoute, en
1903, que la France, ce pays de pays, ne doit son identité qu'à son
volontarisme partagé. On connaît la fameuse boutade de Renan sur
ces Alsaciens qui disent vouloir être Français en allemand. Le choix
d'une figure géométrique pour symboliser l'espace français n'est éga-
lement pas indifférent: la France se veut un hexagone, c'est-à-dire
une figure géométrique idéale.
La vérité, c'est que la France est le fruit artificiel d'une croissance
territoriale à partir d'un centre, sous l'impulsion initiale des monar-
chies capétiennes. Le succès de la langue française, elle-même, est dû
à cette volonté politique puisque c'est l'ordonnance de Villers-Cotte-
rêts (1539) qui imposera l'usage de la langue du roi contre celle du
pape (le latin) pour tous les documents administratifs et judiciaires.

La mauvaise représentation politique


Le sarkozysme peint une vision bien différente à travers le thème du
déclin. La crise résulterait de ce que le « pays légal » ne correspon-
drait pas au « pays réel ». On ne s'arrêtera pas sur l'origine de cette
image mais on interrogera son contenu.
Le « pays légal » que dénonce le sarkozysme n'est pas celui que
chacun a spontanément en tête, c'est-à-dire celui de ses élites poli-
tiques, économiques, judiciaires, médiatiques, etc. Pas plus que le
« pays réel» ne serait celui qui vivrait mal dans des campagnes déso-
lées, dans des villes gigantesques ou des cités inhumaines. Le « pays
légal» serait une coalition d'intérêts bornés, composée de fonc-
tionnaires, de syndicalistes, de politiciens issus de l'enseignement
ou des professions libérales (avocats, médecins), etc.
Le « pays réel )) du sarkozysme est celui de «.la France qui
gagne )), « qui se lève tôt )), « qui paie des impôts ), bref, en premier

83
lieu des chefs d'entreprise, des petits patrons, de l'ensemble des
acteurs de l'économie, peut-être aussi des cadres de la société civile
lorsqu'ils ne pactisent pas avec le« pays légal ».
La pièce maîtresse pour comprendre cette idéologie est un épais
rapport de l'Institut Montaigne consacré à la crise actuelle de l'État
républicain. Le blocage de la France y est décrit comme celui d'une
représentation politique en total déphasage. Son Parlement serait sté-
rilisé par son homogénéité: trop de fonctionnaires, notamment d'en-
seignants, trop de professions libérales, notamment de médecins. Pas
assez, en revanche, de certaines catégories comme les femmes, les
jeunes, les personnes issues de l'immigration, etc. Mais le citoyen
attentif sent bien que le véritable problème est ailleurs: la France pra-
tiquerait une véritable discrimination contre ses élites économiques.
La thèse de Besançon sur cette exclusion bien française reprend,
ici, du service. Avouons que si l' obj ectif est de tordre le cou à un État
français jugé trop et mal présent, alors, effectivement, la grande
réforme de l'État devrait consister à changer la représentation natio-
nale que se donnent les Français.
Cette France de Sarkozy n'est pas la nôtre. Ce n'est plus la France
riche de ses 36 000 villages et de ses paysages, mais un simple site
économique, cher aux grandes sociétés apatrides.

La France des communautés

« Combien de généraux noirs dans l'armée française? Combien d'am-


bassadeurs noirs? Je ne suis pas en faveur de quotas permanents, mais
les efforts de l'Amérique pour intégrer les minorités doivent être pris en
considération. » (Nicolas Sarkozy, devant le Comité Juif américain,
26 avril 2004)

TI existe bien un sarko-communautarisme, qui fut évident dans son


traitement de la question corse, puis dans ses entrechats avec cer-
taines organisations musulmanes ou juives. Il serait un peu court d'y
voir simplement la volonté de capter le vote musulman ou juif, ou
même une façon de marquer son admiration pour le modèle soi-
disant américain. TI s'agit d'abord d'affirmer que, parmi les intérêts
légitimes, le plus fondamental est celui qui soude la « société de pro-
priétaires ».
La tentation communautariste de Sarkozy est profonde car
ancienne. Elle a au bas mot plusieurs siècles d'histoire. Sarkozy ne
peut faire semblant d'ignorer que, lorsqu'il joue avec le multicultu-
ralisme ou avec le communautarisme (même en s'en défendant), il
84
tourne contre la France de véritables annes de destruction massive.
On comprend, dès lors, la fureur de l'Observatoire indépendant
d'information et de réflexion sur le communautarisme : «Qui osera
s'opposer à cette conception pour le moins délirante de la poli-
tique? » Le communautarisme n'est pas, en effet, une façon de pho-
tographier le plus fidèlement la société, mais le moyen donné à des
organisations qui prétendent abusivement parler au nom de « com-
munautés » (souvent fantasmatiques) d'imposer leurs vues à leurs
propres sujets.
Il faut bien admettre que le coup est habile, puisque ce commu-
nautarisme est une machine de guerre efficace pour qui veut tordre
le cou à la tradition républicaine. Le sarkozysme est conséquent avec
lui-même. Jouer la carte du communautarisme est en effet le plus
court chemin pour espérer abattre cette vision « unitaire » de la
société chère aux jacobins, mais indigeste aux libéraux. Le combat
est ancien et ce front ne sera que rarement déserté en deux siècles.
Souvenons-nous de quelle façon Louis Blanc s'opposa à Benjamin
Constant qui voulait, déjà, faire de la « décentralisation» une arme
contre l'État-nation. Le traitement sarkozyste de la question corse
devient subitement beaucoup plus compréhensible. En effet, toute
notre culture politique nationale interdit, sauf à détricoter la France,
que nous opposions l'individu et l'État, l'intérêt particulier et
général.
Sarkozy invite la France à tourner le dos à son modèle républicain
et national, c'est sans doute pourquoi il est tellement à la mode. Alain
Touraine le notait dans Le Monde du 16 décembre 1997 :

« Nous nous définissons de moins en moins par ce que nous faisons,


et de plus en plus par ce que nous sommes, par le sexe, par l'âge, l'eth-
nie, la religion, etc. »

Le communautarisme est loin d'être une libération pour les per-


sonnes qu'il vitrifie. n s'agit donc bien d'une forme de servitude
volontaire, puisqu'il consiste à adopter le point de vue de l'entomo-
logiste pour définir une personne non pas à partir de ce qu'elle fait et
de son vouloir, mais de ce qu'elle est supposée être. Le communau-
tarisme est, selon la formule consacrée, une maladie de l'identité,
puisqu'il revient à sélectionner certaines identités parmi d'autres. Le
meilleur argument contre lui fut donné par la militante communiste
noire américaine, Angela Davis qui, à la question de savoir pourquoi
elle ne se disait pas féministe, répondit que, dans le contexte améri-

85
cain des années soixante-dix, lorsqu'elle se regardait dans une glace,
elle voyait une noire, pas une femme.
Le sarkozysme joue donc un jeu particulièrement dangereux, parce
que le communautarisme des uns produit celui des autres et qu'ap-
pliqué à la France, jl constitue une arme de destruction de la répu-
blique.

Le concept de (( minorités visibles }}


Le concept de « minorités visibles » est une nouvelle arme de des-
truction massive pour les sarkozyens tendance Institut Montaigne.
On ne cesse depuis deux ans de nous leurrer avec ce gadget idéolo-
gique aux intentions malsaines. La France s'est ainsi réveillée, grâce
à nos libéraux, avec un nouveau problème. Cette notion est non seu-
lement une façon de durcir le débat sur les communautés, mais aussi
d'introduire, en catimini, la thèse du « choc des civilisations ».
Le problème, n'en déplaise à la « minorité visible» des sarkozyens,
n'est pas la couleur de la peau, mais la virtualisation de nos
valeurs républicaines: nous avons de moins en moins de liberté, bien
peu d'égalité, presque jamais de fraternité.

Le culte de la société civile


Un démocrate trouverait touchant le fétichisme pour la bonne
« société civile ». Il faut être lecteur de Lucien Jaume pour recon-
naître dans cette conversion subite des sarkozystes la volonté d'en
finir avec une certaine idée de la France. Il ne suffit pas de déclarer
son amour pour la maréchaussée ou d'aimer faire la tournée des
popotes dans les gendarmeries pour être garant de l'État. La France
de Sarkozy est une société anonyme de petits et grands propriétaires.
Il a besoin, pour compenser le démantèlement programmé de l'É-
tat, de museler la véritable société par ce qu'il est convenu de nom-
mer la bonne « société civile ».
Le sarkozysme est une façon de changer subrepticement de vision
de la France. On peut dire, à sa décharge, que la duplicité de la répu-
blique l'a beaucoup aidé. Souvenons-nous, par exemple, que nos
valeurs ne furent jamais appliquées véritablement et surtout pas dans
nos ex-colonies. En un siècle d'occupation, seuls sept mille Algé-
riens furent naturalisés. La duplicité de la France vis-à-vis des
enfants d'immigrés persiste, même s'ils ont désormais leur carte
d'identité. Le sarkozysme ne pouvait espérer réussir sa greffe de la
révolution conservatrice dans le cadre aussi étriqué de ce pays défIni,
avant tout, par sa citoyenneté.
Chapitre 6
Nicolas Sarkozy et le sarkozysme

« Je suis prêt parce qu'au plus profond de moi-même, je sais que la


France ne redoute plus le changement mais qu'elle l'attend »; « Je sais
qu'il faut faire renaître l'espoir parce que les peurs sont nombreuses »;
« Nous allons expliquer sans relâche qu'il n'y a de fatalité que pour celui
qui a choisi de renoncer. Je vous propose que le mot "renoncement" soit
à jamais banni de notre vocabulaire. » (Nicolas Sarkozy, discours du
Bourget)

Karl Marx disait ne pas être marxiste. Freud ne se reconnaissait pas


comme freudien. Nicolas Sarkozy serait-il sarkozyste? Ce n'est pas
l'homme Sarkozy qui sera porté au pouvoir, mais un faisceau d'idéo-
logies réactionnaires. Sarkozy est un personnage extrêmement contro-
versé au sein de la classe politique. Son ascension spectaculaire sidère
et dérange.
En raison de son idéologie, la grande faiblesse du sarkozysme est
son impossibilité de faire appel aux mémoires nationales. Plusieurs
des lieux communs du populisme lui sont donc fermés: pas d'appel à
une identité perdue, pas de résurrection des grands mythes, pas d'in-
vocation aux grands hommes, pas de renaissance des images
oubliées, etc. Sarkozy ne peut, pour mobiliser de l'émotion, que faire
éternellement du neuf. Entendons-nous bien: cela ne signifie pas que
son programme soit innovant, mais, ne pouvant faire appel à la
mémoire du passé, il ne peut que tenter de nous projeter dans un
ailleurs.

Sarkozy ou le faux « anti-establishment »

« Ne comptez pas sur moi pour singer François Hollande et devenir


l'aboyeur en chef de la droite. Nous avons mieux à faire que de nous
écharper avec l'opposition. J'ai vu que j'étais devenu pour eux le princi-
pal adversaire. Tant mieux: cela prouve que j'ai fait du bon travail. Mais
moi, je ne suis pas candidat à un combat de rue. » (Nicolas Sarkozy)

87
La grande ruse de Nicolas Sarkozy est de faire croire qu'il critique
l'establishment, alors qu'il est au pouvoir depuis des lustres. Il joue
à l'anti-système, alors qu'il campe au cœur même de ce système:

«Si on écoute le petit milieu, ce n'est jamais le moment [ ... ] dans les
années quatre-vingts, il ne fallait pas parler d'immigration. Moyennant
quoi, on a supporté - je dis "supporté" au sens ... M. Le Pen [sic].
Ensuite M. Jospin, il ne fallait pas parler de sécurité, ça ne faisait pas
bien, ça faisait pas bien pour qui? Ensuite quand je suis venu à France 2
faire le débat avec ce M. Tariq Ramadan, il y a eu tout un tas de pro-
testation en disant "il ne fallait pas débattre". Il ne faut jamais parler de
rien. Après, ne vous étonnez pas que personne ne regarde vos émissions
politiques et que personne ne vienne voter si on ne parle de rien. Ce
n'est jamais le moment. Moi, je pense que c'est le moment de regarder
les forces de notre pays, qui sont immenses, et les problèmes, et d'es-
sayer d'y apporter des solutions»; « Est-ce que dans une république on
a le droit d'avoir ses propres convictions et est-ce que c'est à ce point
insupportable d'essayer de dire : "la Constitution européenne, la
réponse est oui et l'élargissement sans fin de l'Europe, la réponse est
non". » (France 2, le 14 janvier 2005); « Je resterai un homme libre»;
« On ne me fera pas rentrer dans ce conformisme de la pensée unique» ;
« Ensemble, on va rajeunir la vie politique. Elle en a besoin. On va
montrer que l'on peut apporter du sang neuf, des idées nouvelles et un
peu de joie. » (Nicolas Sarkozy aux jeunes militants de l'UMP réunis
dans une discothèque branchée la veille de son sacre.)

Le seul personnage qui ait récemment enfilé le même costume est


Silvio Berlusconi. Les deux sont aussi semblablement des bêtes de
scène.
Nicolas Sarkozy voudrait aussi parvenir à faire de l'UMP un parti
hégémonique tout en se prétendant aux marges du système poli-
tique:

« r:UMP n'est pas derrière le gouvernement (mais) se doit d'être


devant »;« Si l'UMP n'est pas libre, elle ne sera pas à la hauteur des
attentes des Français. » (Nicolas Sarkozy, le 12 juin 2005)

Il ne cesse de développer le thème de la trahison des élites et de la


confiscation du pouvoir du peuple par des forces coalisées, sauf que,
pour lui, le peuple dépossédé, ce sont justement les possédants.
On se trouve là au cœur du grand paradoxe sarkozyen. D'un côté,
Sarkozy est un homme de réseaux. C'est un véritable apparatchik
qui n'a jamais conçu de faire de la politique autrement que pour
gagner des places. Il sera longtemps un acteur de l'ombre. D'un

88
autre côté, il se donne la figure d'un franc-tireur. Lui seul oserait
dire ce que les autres taisent. Bref, Sarkozy, c'est lui tout seul contre
tous les autres.

Un homme « libre ~>

« I.:homme que vous allez élire va vous surprendre. Nicolas Sarkozy


est un briseur de limites; il rêve plus loin que les autres, il fera lever un
nouvel horizon sur cette assemblée. » (Charles Ceccaldi-Raynaud,
maire de Puteaux, doyen d'âge du Conseil Général des Hauts de Seine)

Sarkozy se présente non seulement comme anti-establishment,


mais aussi comme un homme « libre », au-dessus du jeu politique
traditionne1. Il use pour cela d'une rhétorique antipolitique de par sa
dénonciation des intrigues politiques et par son style de communi-
cation et d'action. Il met en scène sa double désaffiliation person-
nelle et politique.

Une désafflliation familiale et politique

« Je suis le fils d'un immigré hongrois chassé par le communisme.


Mon père a fui la Hongrie, caché sous un train en 1949. » (Nicolas Sar-
kozy, Libération, 1991)

Les biographes de Nicolas Sarkozy ont montré comment notre


lider maximo entretient savamment une biolégende autour de sa
famille. Il aime se présenter comme un fils d'immigré issu de la
banlieue et n'hésite pas à « noircir )} son enfance et à évoquer ses
jobs d'étudiants. Nous utiliserons des éléments biographiques bien
connus depuis la publication de plusieurs livres, mais la lecture faite
n'engage que nous 1.

Nicolas, Paul, Stéphane, Sarkozy de Nagy-Bosca, dit Nicolas Sar-


kozy, est le fils de Pal Nagy Basca y Sarkozy issu d'une famille
hongroise d'aristocrates terriens et industriels fortunés. Sa famille

1 Le lecteur peut se reporter aux diverses biographies consacrées à Sarkozy :


Ghislaine Ottenheimer, Les Deux Nicolas (Plon, 1994), Anita Hausser, L'As-
cension d'un jeune homme pressé (Belfond, 1995), Béatrice Gurrey, Aymeric
Mantoux, Nicolas Sarkozy, l'instinct du pouvoir (First Éditions, 2003), Le
Rebelle et le roi (Albin Michel, 2004), Michaël Darmon, Sarko Star (Le Seuil,
2004), Nicolas Domenech, Sarkozy aufond des yeux (Éditions Jacob Duver-
net, 2004).

89
s'exile en Autriche, puis en Allemagne, à l'arrivée des Russes en
1944. Pal, qui a fait ses études en Suisse, passe clandestinement la
frontière. Il s'engage dans la légion étrangère pour cinq ans, mais il
est réformé en 1948, avant son départ pour l'Indochine, par un
médecin militaire d'origine hongroise.
Pal, devenu Paul Sarkozy, épouse en 1949 Andrée Mallah, étu-
diante en droit et fille d'un chirurgien juif de Salonique. Il devient
directeur artistique chez Boussac, puis publicitaire. Le couple aura
trois enfants, Guillaume (1952), Nicolas (1955) et François (1958).
Paul Sarkozy quitte en 1959 le domicile conjugal. La mère reprend
ses études et devient avocate. Paul aura deux autres mariages et
d'autres enfants. Le jeune Nicolas suit sa scolarité au cours privé
Saint-Louis de Monceau. Cette institution du 17e arrondissement
passe pour être « la plus chic de Paris », puis ce sera le lycée Chap-
tal et de nouveau Saint-Louis.
Nicolas Sarkozy fait ses études à Nanterre pour devenir avocat.
Entre temps, il adhère, en 1974, à l'UDR dont il devient le respon-
sable du secteur «jeunesse» à Neuilly-sur-Seine. Il est repéré par
Charles Pasqua. Après la démission de Chirac de son poste de Pre-
mier ministre de Giscard, le 26 août 1976, l'UDR se transforme en
RPR : le jeune Sarkozy est chargé des grands « spectacles » chira-
quiens. Il devient, dès lors, un apparatchik du RPR, spécialisé dans
les shows, et fait fonction de «jeune de service» parmi les caciques
du gaullisme. Il est élu à 22 ans, alors qu'il est à Science Po,
conseiller municipal. Il accomplit son service national à l'État-
major de l'armée de l'air.
Sarkozy se rallie à Chirac « contre le parti de l'étranger» (UDF).
Il se marie en 1982 avec la fille d'un pharmacien corse dont il a
deux enfants. Pasqua est son témoin de mariage. Il profitera pour-
tant de son hospitalisation pour lui voler la succession d'Achille
Peretti comme Maire de Neuilly-sur-Seine. Premier magistrat jus-
qu'en 2002 de cette ville des« plus que riches », il privilégie, selon
sa biographe Anita Hausser, l'aspect visible: rues propres, par-
terres floraux, etc.
Il est élu Conseiller général, en 1985, face à Marie-Caroline Le
Pen. Pasqua, peu rancunier, le nomme Conseiller pour les risques
majeurs (1986). Le cabinet de consultant Krief, chargé de travailler
l'image des jeunes loups de la droite, lui fait bientôt rencontrer
Jean-Pierre Raffarin. Désigné en 1980 comme patron du Comité de
soutien des jeunes pour Chirac, il reçoit l'investiture du RPR pour
être député en 1988. Ses biographes retiennent qu'il n'assure à
l'Assemblée que le strict minimum, consacrant son temps à sa ville

90
et à l'appareil du RPR.
Sarkozy est de tous les combats, mais toujours du côté du plus
fort : il prend ainsi position contre l'opération des « jeunes » du
RPR qui tentent de s'emparer de sa direction pour« moderniser»
le gaullisme. Il est alors paradoxalement un frein à l'évolution de la
droite.
Sarkozy n'est pas à cette époque un réel dirigeant au sens où il ne
fait pas l'Histoire, mais il sait être là lorsqu'on a besoin de quel-
qu'un. On peut lui reconnaître, en revanche, très tôt, ce don de
savoir éliminer ses concurrents sans état d'âme. Sarkozy est un
killer au sang froid.
Entre-temps, il a divorcé et s'est remarié en 1989 avec Cécilia. Il
négocie courageusement en 1993 avec le preneur d'otage (Human
Bomb) lors de la prise d'otages dans l'école maternelle de sa ville.
Il est nommé ministre du Budget et porte-parole du gouvernement
en 1993. La même année, Philippe Seguin qualifiera la politique du
gouvernement Balladur de « véritable Munich social ».
Sarkozy fait désormais partie des proches de Jacques Chirac. Il
se lie même d'amitié avec sa fille Claude.
Sarkozy va connaître alors deux échecs importants: il s'engage
en 1995 aux côtés d'Édouard Balladur contre Chirac, puis perd les
élections européennes de 1999, puisque la liste qu'il conduit avec
Alain Madelin arrive derrière celle de Pasqua-de Villiers.
La dissolution de l'Assemblée, en permettant le retour de la
gauche au pouvoir, lui donne paradoxalement la possibilité de se
refaire. Alain Juppé, successeur désigné de Chirac, est en proie à la
justice. Sarkozy est donc enfin premier-ministrable, mais, comme
le note Anita Hausser, il commet une grossière erreur d'analyse
puisqu'il croit pouvoir être nommé à Matignon après la réélection
de Chirac en 2002, alors que ce dernier, voulant rassembler toute la
droite au sein de l'UMP, ne peut choisir un Premier ministre issu du
RPR. Le gouvernement Raffarin le voit passer du poste de ministre
de l'Intérieur à celui, beaucoup moins facile, de ministre de l'Éco-
nomie. Il doit démissionner pour prendre la direction de l'UMp,
Chirac annonçant qu'on ne peut être à la fois ministre et chef de
parti. Véchec au référendum européen conduit Chirac à le rappeler
au Ministère de l'Intérieur, tout en conservant la tête de l'UMP.

Le pessimisme sarkozyen

« Nous vivons dans un monde où tout le monde n'a pas les mêmes
scrupules, où tous les coups peuvent être donnés et où, pour abattre

91
quelqu'un, on utilise tous les procédés. Rien ne me détournera de la
route que j'ai choisie. » (Nicolas Sarkozy)

Pour ne jamais cesser de donner le sentiment d'être le seul


recours, Nicolas Sarkozy a besoin d'inventer l'image d'une société
bloquée. Les idées d'une « France qui tombe» et d'une « France
irréformable» sont aussi difficiles à abandonner, pour cette droite,
que le furent la « dictature du prolétariat» et le « centralisme démo-
cratique » pour les partis communistes. Le pessimisme sarkozyen
remplit une fonction idéologique structurante.
Si la France ne tombe pas, si la France ne souille pas de trop d'É-
tat, tout son discours apparaît pour ce qu'il est: un point de vue
purement idéologique.
Son pessimisme outrancier est d'abord de nature rhétorique,
même s'il répond à un « désamour» de la France savamment pensé,
médité et exploité. Peu importe que cette sinistrose soit fondée sur
un constat approximatif. Peu importe que la France n'ait jamais été
aussi riche, que notre productivité soit la plus haute du monde, que
nous soyons la quatrième puissance industrielle, etc.
Cependant, ce pessimisme est aussi d'ordre fantasmatique: il est
affaire de sentiment et de ressentiment. La part du refoulé y est
décisive. La France ne peut que tomber, sinon ce serait la preuve
que son modèle national en vaut un autre.
Pourquoi Sarkozy confie-t-il ce désamour lors d'un voyage aux
États-Unis? Qu'est-ce que notre présidentiable n'aime pas dans la
France historique? Et pourquoi faut-il aimer cette France pour les
mêmes raisons qu'il la vomit?
Sarkozy ne serait pas crédible dans un numéro de « relation char-
nelle avec la France ». La philosophe Simone Weil (1909-1943) a
pourtant montré, à Londres, en 1943, tout ce que ce sentiment
exprime de nécessaire chez un citoyen et un homme d'État:

« Un amour parfaitement pur de la patrie à une affinité avec les sen-


timents qu'inspirent à un homme ses jeunes en fants, ses vieux parents,
une femme aimée [ ... ] Un tel amour peut avoir les yeux ouverts sur les
injustices, les cruautés, les erreurs, les mensonges, les crimes, les
hontes contenues dans le passé, le présent et les appétits du pays, sans
dissimulation ni réticence, et sans en être diminué, il en est seulement
rendu plus douloureux»; « Comme il y a des milieux de culture pour
certains animaux microscopiques, des terrains indispensables pour
certaines plantes, de même il y a une certaine partie de l'âme en cha-
cun et certaines manières de penser et d'agir, circulant des uns aux

92
autres, qui ne peuvent exister que dans le milieu national et disparais-
sent quand le pays est détruit 1. »

Ce besoin de catastrophisme, si cher aux libéraux, sert à assom-


mer. La charge n'est jamais assez lourde. C'est pourquoi, avant de
quitter Bercy, Sarkozy commandera toute une série de rapports des-
tinés à étayer l'image d'une France qui tombe, d'une situation
sombre, pitoyable, fatale, etc. 2
eex-patron du FMI, Michel Camdessus, a pondu pour lui un rap-
port explosif sur notre économie. D'après lui, la France n'aurait
plus qu'une dizaine d'années devant elle pour éviter un « décro-
chage » économique irréversible. La seule solution serait, bien sûr,
que la France renonce à son modèle social et réforme son code du
travail : contrat de travail unique pour remplacer les contrats à
durée indéterminée et déterminée, généralisation du cumul
emploi/retraite, démantèlement des dispositifs de retraite anticipée
afin de faciliter l'emploi des seniors, etc. Sarkozy trouvera ce
«document absolument remarquable» avant d'annoncer qu'il s'ap-
puierait dessus pour« défendre un certain nombre d'idées ».
Ce discours alarmiste introduit une fracture à l'intérieur de la
droite. On se souvient des efforts pitoyables de Raffarin pour ne pas
désespérer l'UMP. Le marchand d'armes et député Serge Dassault
lui répondra en étalant complaisamment son amour du sarkozysme
et son désamour de la France :

« Il est courageux, et il dit ce qu'il pense . Il dit: quand on pense


quelque chose, il faut le faire [... ] Il dit : il faut travailler plus. On ne
travaille plus assez en France, c'est vrai! Si on continue comme ça, on
va tous aller au chômage »; « Si on continue comme ça. '.' c'est
Jacques Chirac! »; « Les socialistes ont créé la décadence de la France
[ ... ] par leur système où il ne faut pas travailler, où il n'y a pas de dis-
cipline, où il faut laisser faire n'importe quoi. Il ne faut pas de puni-
tion, il faut se marier avec n'importe qui ... enfin c'est n'importe quoi!
[ .. .] On continue malheureusement à faire la même chose [ ... ] parce
qu'il faut quand même savoir que notre France aujourd'hui est totale-
ment bloquée. Bloquée intellectuellement, bloquée idéologiquement. II
suffit de voir les petites mesures de Raffarin [ ... ] La France est en
faillite. On n'ose pas dire qu'on n'a plus d'argent. On n'ose pas dire
que les acquis sociaux, on ne peut plus les payer. On ne veut pas dire

1In Simone Weil, L'Enracinement, Gallimard, 1949.


2Serge Halimi, « Casse sociale sur fond de rapports officiels », in Le Monde
Diplomatique, janvier 2005.

93
que la dette de la France est de 1 100 milliards d'euros. [ ... ] Mitterrand
"nous a donné le cancer" 1. »

Nicolas Sarkozy juge la France de l'extérieur et de haut, comme


si son identité profonde lui était étrangère. La France serait prison-
nière d'un mauvais rêve qui l'égarerait dans des chemins de tra-
verse et dans des voies sans issue. La seule solution serait de lui
imposer une cure de désintoxication d'elle-même en l'ouvrant sur
le monde américain. La France rêve de grandeur. Sarkozy lui ren-
voie l'image d'une incurable petitesse. La France est fière de son
régime politique. On ne cesse de lui dire que la Ve République est
foutue; que la révolution de 89-93 fut une mauvaise chose; que
tout ce mal qui la ronge viendrait de notre lointaine monarchie
absolutiste. La France est fière de son modèle social? il fabrique-
rait des chômeurs par millions. La France se cramponne à sa cul-
ture? on rétorque qu'elle ne fait pas le poids, que le français est
provincial, que les meilleurs films sont américains, etc. La France
se croit à l'abri derrière son bouclier nucléaire et forte de son indé-
pendance stratégique? on rétorque que ça ne vaut plus rien à
l'heure du terrorisme international et du « choc des civilisations ».
La France est fière de sa médecine et de ses écoles maternelles? on
en dresse un tableau sinistre.
Certains « psys » n'hésiteraient pas à parler de véritable com-
plexe d'infériorité: on se trouve toujours moins grand qu'on ne
l'est vraiment. Ce complexe d'infériorité est devenu congénital
chez certains libéraux, à force de se hisser sur la pointe des pieds
pour regarder de l'autre côté de l'AtlantiCl,ue.
La France ne fascine pas Sarkozy. Les Etats-Unis, oui. La Chine
également. Paris ne brille pas comme son étoile polaire. n préfère
Disneyland.
Sarkozy livre la France à la dialectique du maître et de l'esclave.
Le sarkozysme serait l'épuisement de la France. Mais qu'est-ce
qu'être grand? N'est grand que celui qui se domine, vainc ses pen-
chants, échappe à la répétition. Non pas celui qui annule l'histoire,
mais celui qui la dompte. Être petit, c'est la marque de l'abdication
de soi.
n faut écouter Sarkozy. TI faut l'entendre. Ce qui rend la France
si petite à ses yeux, ce ne sont pas les millions de chômeurs et de
nouveaux pauvres, ce n'est pas une situation environnementale qui
2 RTL, interrogé par Jean-Michel Aphatie, sénateur UMP de l'Essonne,
29 novembre 2004.

94
se dégrade, ce n'est pas un modèle économique impossible, ce n'est
pas l'illusion qu'il faut fonder tous nos espoirs sur la croissance
économique, ce n'est pas l'incapacité des politiques à représenter
les aspirations du peuple. La France est en crise, mais elle serait en
crise d'elle-même, pas du capitalisme, pas du productivisme, pas de
la globalisation.
Le sarkozysme installe la France dans une crise de nerfs perpé-
tuelle. Sarkozy fait mine de regarder loin devant, mais il regarde,
comme les autres, dans son rétroviseur. Ce serait la faute à notre
modèle social, la faute à 93.
Au pouvoir, Nicolas Sarkozy ne pourrait que brutaliser la nation.
Il transformerait la France en radeau de la Méduse, car que serait-
elle si elle perdait sa spécificité et son identité? ;
Nicolas Sarkozy rêve de transformer la France en hypocon-
driaque. Ce défaitisme de bon aloi au sein de nos élites constitue un
Munich politique. À la démoralisation de la nation ne peut que suc-
céder son agenouillement. Les solutions sont nécessairement à
importer.
Le vrai tour de force de Sarkozy et des siens est redoutable:
puisque si la France se trouve dans un état aussi piteux, ce serait
parce que l'État-Moloch serait resté sourd, depuis des siècles, aux
élites économiques. De là son arrogance, sa suffisance presque
physique. Il veut donner le sentiment que, là où Chirac ou Jospin
« blablatent », lui parle « vrai ».
Mais Sarkozy confond le parler vrai et le parler fort.
Son discours politique témoigne d'un mouvement progressif de
désaffiliation idéologique avec la droite classique. Il va capter le
registre de vocabulaire de la réforme et du changement pour mieux
faire table rase de l'histoire nationale.
Il n'hésite pas à tenir un discours politique dépolitisé. Parler et
agir ne sont, chez lui, que des outils de communication. Il organise
la banalisation d'une rhétorique populiste traditionnelle. Il joue la
carte de l'épuisement des grandes idéologies et refuse systémati-
quement les grands récits collectifs de son propre camp. Son
discours est tout autre, puisqu'il n'a de cesse de transformer en res-
sources la critique du politique et le ressentiment des citoyens. Son
discours est dégoulinant d'idées simples, de fausses provocations,
de suggestions communautaires, de propos dépolitisateurs, etc.
Mais Sarkozy n'est qu'un faux briseur de tabous ou, au mieux, un
briseur de faux tabous. Il est le champion des fausses
évidences, comme son fameux « travailler plus pour gagner plus ».

95
Le mage noir de la politique
« Elle est là, la clef du nouveau modèle français que j'appelle de mes
vœux. Un modèle où le nivellement, l'égalitarisme, le saupoudrage
n'auront plus leur place, un modèle où le travail sera la base de tout,
en étant récompensé, encouragé, favorisé. Un modèle où l'on n'éprou-
vera plus aucun complexe à rémunérer davantage celui qui travaille le
plus et en même temps à aider davantage celui qui cumule le plus de
handicaps. »(Nicolas Sarkozy)

Sarkozy est un homme de communication, c'est-à-dire qu'il ne


demande surtout pas à être jugé sur ses actes, mais sur ses paroles.
Il use de paroles performatrices 1. C'est l'une des raisons pour les-
quelles il fuit les ministères où les résultats sont trop visibles et
transparents pour se réfugier dans ceux, comme l'Intérieur, où la
gesticulation est toujours possible.
Sarkozy, en bon mage noir, est expert en gestion des symboles. Il
est dans la séduction et joue d'une énergie qu'il voudrait conta-
gieuse. La gesticulation l'emporte sur l'action et l'action sur la pen-
sée. Sarkozy tient tout entier dans cette image d'homme énergique.
Il veut contraindre la France par corps. Il est devenu le champion
des chiffres placebos, le spécialiste des opérations commandos par-
tout où « ça va mal ». Il fait davantage songer à un chef de com-
mandos qu'à un homme d'État. Notre l!der maxima épouse en effet
sa rhétorique.
Sarkozy est un homme de son temps sachant parfaitement mani-
puler les ressorts d'une culture du divertissement et de l'émotion.
Ce faire-peuple dépasse, chez lui, les enjeux habituels du genre.
C'est pourquoi il refuse l'image habituelle du « Prince froid et cal-
culateur » : Sarkozy est intrinsèquement un anti-Villepin. Il affiche
une volonté de rupture avec l'image du président lettré: de Gaulle,
Pompidou, Mitterrand, Chirac, etc.
Sarkozy n'aime pas les « intellos », ou il le cache bien. Ses
seconds en rajoutent dans cette identification du chef au mythe du
Français moyen:

« Les Français ne passent pas leur temps à lire de la philosophie 2 »;


«Nicolas n'est pas quelqu'un qui se complait dans l'intellect. »

1Jean-Louis Austin, Quand dire c'estfaire, Seuil, 1962.


2Claude Guéant, cité in Jean Birnbaum, « Comment les idées viennent à Sar-
kozy? », Le Monde du 2 septembre 2004.

96
Comme le disait Charles Péguy : « Être peuple, il n'y a
encore que ça qui permette de n'être pas démocrate 1. »

Le sarkozysme est-HIe retour de l'orléanisme ?


Le 29 mars 1993 la droite gagne les législatives. François Mitter-
rand désigne Édouard Balladur comme Premier ministre (il est
alors le seul candidat déclaré au sein du RPR). Jacques Chirac, visi-
blement, ne souhaite pas s'user avant les présidentielles.

L'épisode Balladur
Balladur impose ses hommes : Nicolas Bazire et Nicolas Sar-
kozy. Son programme est très simple : ne rien faire qui puisse le
rendre impopulaire afin de préparer sa victoire aux présidentielles,
Balladur propulse Sarkozy au sommet de l'État alors qu'il n'a
aucun fait d'armes à son actif. Sa seule expérience est celle de
maire de Neuilly, une ville de 60000 habitants. Mais ils ont conclu
un pacte: Sarkozy doit l'aider à conquérir l'Élysée contre Jacques
Chirac. La droite va vivre durant des mois avec cette conjuration de
traîtres.
IJatmosphère au sommet de l'État est véritablement celle du
complot. Les hommes de Balladur forment une petite équipe. Avec
Jean-Marie Messier, qui fut son collaborateur aux finances et qui
supervisera les privatisations avant de se reconvertir dans les
affaires, avec les scandales et les échecs cuisants que l'on connaît.
Avec Nicolas Bazire, qui lui fut recommandé par Messier pour
organiser les colloques de son association « pour le libéralisme
populaire ». Nicolas Sarkozy n'est, quant à lui, accepté dans l'en-
tourage de Balladur que pour sa connaissance fine des coulisses du
RPR. Cependant, Balladur a fait de Sarkozy un « prince » en le
nommant, à 35 ans, ministre du Budget et porte-parole du gouver-
nement.
Si ce gouvernement ne conduit certes pas une grande politique -
on lui doit cependant la suppression de l'Impôt sur les Grandes For-
tunes et la restauration de l'anonymat sur les transactions - Balla-
dur restera en revanche comme l'homme des grands dîners
mondains en smoking.
Pourquoi ce qui fut impossible avec Balladur deviendrait-il pos-
sible avec Sarkozy? Est-ce simplement une affaire d'hommes? En
quoi le style « chaussures à clous» plairait-il davantage aux Fran-
çais que le style « chaise à porteurs» ?
1 In Victor Marie, comte Hugo, 1910.
97
Le sarkozysme orléaniste
Les Trois glorieuses ont accouché de la bourgeoisie louis-philiparde
et de son fameux slogan : « Enrichissez-vous. » Les Trente piteuses
accoucheront du sarkozysme et de sa devise : « Travail, Respect,
Patrie ».
La comparaison avec l'orléanisme est-elle vraiment justifiée?
Souvenons-nous: la France subit en septembre 1870 une débâcle
militaire. La république est proclamée, mais elle reste dominée pen-
dant près d'une dizaine d'années par des monarchistes. I;orléanisme
est le symbole du ralliement d'une bourgeoise libérale à la république
faute de mieux. On accepte la république pour stabiliser la politique et
l'économie. La France valait bien une messe. Les affaires valent bien
l'adoption du drapeau tricolore.
I; orléanisme connaît cependant un glissement rapide à droite. TI
devient l'expression typique de la bourgeoisie d'affaires: un gouver-
nement à bon marché loin des fastes de la monarchie, un État chargé
de faire prospérer la « maison France ».
La bourgeoisie développe parallèlement le goût du luxe privé pour
effacer le mépris dont elle fut longtemps humiliée. C'est le fameux
« enrichissez-vous par le travail et l'épargne », selon la célèbre for-
mule prêtée à Guizot. Les deux principes de l'orléanisme sont l'ordre
et la liberté. Cette société de petits propriétaires et de notables laisse
entrouverte la porte de l'ascension sociale aux« capacités ».
I;orléanisme est en fait une tentative de conserver les droits indivi-
duels acquis en 1789 tout en les incorporant et en les soumettant aux
lois naturelles qui assurent l'ordre social. Le pouvoir de l'État y est
cependant plus légitimé par les corps intermédiaires (on dirait aujour-
d'hui la société civile) qu'il contrôle que par l'individu qui serait
censé l'instituer. Guizot le dit fort bien: « Le pouvoir est un fait qui
passe sans contradiction de la société dans le gouvernement. » Bref,
la société n'est pas faite d'individus, mais de groupes d'intérêts parmi
lesquels une nécessaire nouvelle aristocratie.
Le sarkozysme est donc bien un retour de l' orléanisme mais, là où
ses ancêtres regardaient vers l'Angleterre, lui regarde les États-Unis.

Le sarkozysme est-il un populisme?


«Les voyous vont disparaître. Je mettrai les effectifs qu'il faut mais on
nettoiera la cité des 4 000. On va envoyer des équipes spécialisées et éven-
tuellement, s'il le faut, des CRS. » (Nicolas Sarkozy)

Nicolas Sarkozy est régulièrement qualifié de populiste, ce qu'il


partage avec J6rg Haider, Umberto Bossi, Silvio Berlusconi et Jean-

98
Marie Le Pen. Ses défenseurs utilisent un texte de Murray Rothbard 1
pour expliquer que la « démagogie» a du bon, puisqu'elle permettrait
non seulement de faire bouger les choses, mais aussi de mobiliser le
peuple par les émotions.
!;idéologue libéral Constant Rémond défend son champion:
« Dans le mot "populisme", il y a le mot ''peuple''. Si c'est cela, être
populiste que de s'adresser prioritairement au peuple, Nicolas Sarkozy a
raison d'être populiste [... ] Avec Nicolas Sarkozy, le peuple saura
reprendre le flambeau d'une marche victorieuse contre les blocages cor-
poratistes de notre pays, il saura balayer les certitudes d'une pensée
unique relevant d'un "Ancien Régime" condamné par les faits, il saura
abattre les dernières idoles élitistes pour obtenir le droit d'être, enfin,
écouté. Vive le populisme 2 ! »

Le populisme repose, en réalité, sur quelques invariants beaucoup


moins sympathiques, dégagés par des politologues tels qu'Yves Surel,
Alexandre Doma et Yves Mény3. Nous tenterons de vérifier si la défi-
nition qu'ils donnent du leader populiste correspond effectivement au
fonctionnement politique de Sarkozy.
. Les politologues expliquent que tout bon leader populiste ne cesse
d'en appeler au peuple contre les élites qui l'auraient trahi. Nicolas
Sarkozy colle parfaitement à ce portrait. Il fait l'impasse sur le pro-
cessus de la représentation au nom d'une symbiose directe et immé-
diate entre le peuple et lui-même. Il joue effectivement au « mec
sympa» mais totalement sûr de lui. Sarkozy est finalement davantage
une sorte de grand frère sur lequel on peut compter qu'un père de la
nation au moment même où les grandes figures (maternelles et pater-
nelles) de la France se fissurent.
Ce positionnement est, selon les politistes, celui d'un populiste.
Nicolas Sarkozy se veut l'incarnation directe de son peuple. Il n'y a
« plus d'écart, mais au contraire une imtnédîateté : tous communient
en lui, tous se retrouvent dans le chefpopuliste 4 • »Le politologue rap-
pelle que, pour Jean-Jacques Rousseau, il ne devait jamais y avoir
d'assimilation entre le peuple et le pouvoir, sous peine d'empêcher la
démocratie de fonctionner.
1 Murray Rothbard, « En défense des démagogues », 1996, traduit par François
Guillaumat, disponible sur le site
lemennicier.bwm-mediasoft.comlarticle.php?ID=238&limba=fr.
2 « Vive le populisme )), in Conscience politique, juillet 2005 .
3 On se reportera notamment aux ouvrages d'Alexandre Doma et Yves Surel,
Le Populisme, PUF, 1999; Yves Mény et Yves Surel, Le Populisme et les démo-
craties, Fayard, 2000.
4 Alexandre Doma, op. cit.

99
Cette tentation populiste se produirait, selon Dorna, lorsqu'à la des-
truction des liens affectifs entre la nation et ses membres succéde-
rait la froideur technocratique des gouvernants, d'où ce besoin d'un
chef charismatique, seul capable d'entretenir des relations horizon-
tales. Tous les sondages montrent malheureusement qu'une majo-
rité de Français souhaite l'émergence d'un« chef fort » 1 :

«Le populisme n'émerge pas ex-nihilo, mais au sein d'une société


en voie de fragmentation quand l'état de malaise social exprime une
demande, diffuse et contradictoire à la fois, d'ordre et de change-
ment 2 • »

Nicolas Sarkozy campe parfaitement dans cette posture où il


semble incarner le seul recours possible pour que quelque chose
advienne. Il ne cesse d'enjouer en répétant que les Français atten-
dent le changement.

Le sarkozysme : une religion politique enfantine

« Je le confirme: mon devoir est de nettoyer la cité des 4000. »


(Nicolas Sarkozy)

Le sarkozysme n'est donc pas un simple avatar des droites dures,


mais un populisme. Il existe cependant plusieurs types de popu-
lismes.
Le populisme sarkozyen appartient au genre analysé par Ghislain
Waterlot (maître de conférences en philosophie à Grenoble) et qu'il
qualifie, avec bonheur, de « religion politique enfantine ». Cette
religion sarkozyenne n'a rien de commun avec la religion civile de
1793 ni même avec celle du genre « Dieu bénisse l'Amérique »...
Ghislain Waterlot énonce plusieurs éléments caractéristiques.
Vexistence d'un « mouvement politique relativement frustre en
rapport étroit avec la superstition et s'adressant à un public qui rêve
le monde et pour lequel tout est toujours possible, ici et maintenant,
d'une façon presque magique, et qui pense - ou aime à se persua-
der - que le meilleur serait immédiatement là, si seulement les
méchants, les corrompus, les rapaces pouvaient être écartés 3 ».

1 Sofres, 1997.
2 Alexandre Doma, op. cit.
3 On lira notamment Ghislain Waterlot, La Tentation populiste en Europe, La
Découverte, 2003, p. 81.

100
Sarkozy tient son succès de sa capacité à refonnuler les questions
politiques de façon à faire appel à la rancœur sociale. Sarkozy est
un faux réaliste, c'est-à-dire qu'il ne part pas d'une analyse objec-
tive des situations, mais des frustrations, des angoisses, des pho-
bies, des névroses de l'électeur moyen. Il est, sur ce point encore,
confonne au tableau que les politologues dressent du populisme :

« Le ressort central (du populisme) est l'exploitation systématique


du rêve. C'est lui qui fait que le populisme constitue un procédé anti-
politique, en ce sens qu'il récuse par ignorance ou malhonnêteté la
nature même de l'art de la politique 1. »

Ce fonctionnement névrotique du sarkozysme constitue sa prin-


cipale faiblesse. Le mythe Sarkozy est sans cesse menacé par sa
confrontation à l'exigence de résultats. Il est donc obligé de cacher
sa part d'irrationnel derrière une pseudo-culture du résultat. Il doit
même toujours en rajouter dans le pragmatisme pour masquer sa
fuite en avant. Il sait qu'il doit passer pour être efficace dans le seul
but d'entretenir son propre charisme. Il sait aussi qu'il ne peut
compter que sur des jugements passionnels, et non rationnels.

Le surdoué du marketing politique

« Ah bon, Bernadette Chirac dit que je suis "un petit salaud qui a du
talent"? Pourquoi petit? C'est injurieux. » (Nicolas Sarkozy, in Le
Figaro du 21 novembre 2003)

« S'ils me font chier, je m'en vais. C'est aussi simple que ça. »
(Nicolas Sarkozy in Le Figaro du 28 novembre 2003)

Nicolas Sarkozy est indéniablement un bateleur extrêmement


doué. Il utilise en fait toutes les ficelles du marketing politique,
joue sur les peurs et les angoisses, exploite les névroses et sait que
les gens sont mal dans leur peau, qu'ils ne se sentent pas écoutés,
pas compris, pas respectés, pas aimés, etc. Vavocat Sarko~ use
d'un bagout fonnellement brillant, mais totalement creux.
Sa grande force est justement sa capacité à parler au raz du cani-
veau. Les méchants doivent êtres punis, les gentils seront protégés,
les terroristes islamistes sont de vilains criminels qu'il faut

1 On lira aussi Guy Hermet, Les Populismes dans le monde, Fayard, 2001,
pp. 50-51.

101
combattre, lui préfère les victimes aux auteurs d'infractions, il pré-
fère aussi ceux qui bossent aux fainéants, les demandeurs d' em-
plois aux faux chômeurs, etc. Sarkozy venge les travailleurs floués
par les chômeurs. Il venge aussi les boursicoteurs spoliés par les
Rmistes.
Sarkozy se donne pour un homme de conviction. Il ne donne
pourtant pas l'exemple. Il fait la leçon. Il est un spécialiste des récu-
pérations opportunistes. Il déblatère de la « doxa » à tout va et surfe
sur les vagues porteuses.

Le discours sarkozyen est souvent très proche du modèle du


catastrophisme publicitaire du type avant/après, avec ou sans. Der-
rière son scénario apocalyptique, il y a toujours une (seule) issue
possible. Sarkozy joue sans fin de l'opposition « moi ou le chaos ».
Sa sinistrose frôle le besoin de rédemption. La France a beaucoup
péché, mais le temps du pardon est venu. C'est l'heure du juge-
ment. Sarkozy a quelque chose du Sauveur, pas seulement parce
qu'il parle avec son peuple, pas seulement parce qu'HIe touche. Il
joue sans cesse sur la puissance de certains dispositifs. Vappel au
peuple est, par exemple, un moyen connu de contourner le fonc-
tionnement de la démocratie. La mise en scène de sa vie privée est
aussi une façon de souligner son appartenance au peuple.
Il crée autour de lui une sorte de mouvement entraînant. Il abuse
d'un style volontairement autoritaire pour avancer des arguments
pleins de bon sens, qui font naturellement mouche.
Il se montre à la fois proche et lointain, avec et en dehors. Il est
le premier télé-populiste politique français avec un discours à la
fois émotionnel et extrêmement musclé.
Le système sarkozyen est celui, habituel, du populisme : on y
trouve le peuple, le chef, les suiveurs. Son écurie répond aussi à la
définition que les politologues donnent du populisme:

« Il Y a autour du leader plusieurs cercles concentriques. Le cercle


des proches est le premier; il est composé des hommes de confiance
ou des disciples. C'est le noyau émotionnel par excellence: garde spi-
rituelle et parfois militaire. Un deuxième cercle est tout aussi dévoué à
la figure du leader, mais chargé des tâches opérationnelles et de
contrôle des suiveurs. Enfin, le troisième cercle, où se trouvent pêle-
mêle, au gré des circonstances, les divers suiveurs et supporters 1. »

1 Alexandre Doma, op. cil., p. 97.

102
Le leader populiste se veut, comme Nicolas Sarkozy, « libre» :

«Le trait essentiel de la relation charismatique est d'ordre affectif:


c'est une reconnaissance "libre" qui naît du dévouement à une per-
sonne incarnant une cause commune, d'une confiance éperdue dans
ses qualités exceptionnelles et de la certitude de l'accomplissement de
sa tâche 2. »

~rs le culte d'un chef


« Je n'en fais pas trop, ce sont les autres qui n'en font pas assez. »
(Nicolas Sarkozy, in Le Figaro du 1er août 2003)

Nicolas Sarkozy ne fait rien pour grandir l'État français. La seule


grandeur qu'il défende, c'est la sienne: son amour propre, le res-
pect qui lui est dû par les citoyens. Chirac peut bien dire de lui pis
que pendre, le traiter de paillasson, etc. Peu lui chaut. Qu'un
homme du peuple s'amuse à lui manquer de respect, Sarkozy le fait
embastiller.
Le sarkozysme repose sur un véritable culte du chef. Sarkozy est
adulé, attendu, déifié. Sarkozy peut tout. Le parti (UMP) est sa
chose. On lui doit obéissance. On lui doit d'ailleurs tout.
Non seulement il incarne le peuple, mais il réalise quotidienne-
ment des miracles. Il bénéficie d'un don d'ubiquité. On le voit par-
tout, il parle de tout, il connaît tout, il juge de tout, il sait tout faire
et mieux que les autres. Il suffit qu'il aborde une question pour la
résoudre. Comment pourrait-il ne pas y avoir de fascination pour ce
chef charismatique et surhumain qui repense tous les problèmes?
Sarkozy correspond donc parfaitement au portrait du leader popu-
liste décrit par Hermet. Il correspond également à ce que le fonda-
teur de la science politique, Max Weber, considérait comme la
forme la plus primitive du rapport de pouvoir à travers la mise en
scène savante de sa dimension extraordinaire: puissance d'agir,
don d'ubiquité, doué de forces surnaturelles, etc.

Le style Sarkozy

« La seule chose qui a compté à mes yeux, c'est que je sois un fer-
ment d'unité et non un élément de division. » (Nicolas Sarkozy)

2 Ibidem, p. 97.

103
On dit souvent que le style fait l'homme. Il existe incontestable-
ment un style Sarkozy. Le monarque se démarque habituellement
par la lenteur. Sarkozy est, à ce titre, éminemment moderne. Il s'est
composé un personnage de BD : sautillant, colérique, gueulard, qui
cesserait d'exister s'il ne courait (trépignait) pas.
Le choix de ses mots n'est pas innocent: « y'a qu'à », « faut-
que », etc. Son phrasé vient aussi épauler sa terminologie et sa ges-
tuelle. Ce bougisme est-il sa façon de compenser un vide
idéologique?
Sarkozy sait être, avant tout, une image : il lui faut donc faire du
bruit, de grands mouvements, des déclarations tonitruantes. Il a
besoin du reflet de son image dans le miroir des médias pour exis-
ter. Cette posture enfantine a quelque chose de très régressif. On
pourrait presque parler d'une réduction de soi à l'image. Sarkozy
veut occuper l'écran comme pour s'imposer aux autres. Il ne sup-
porte pas les atteintes à sa personne (deux jeunes en ont fait l'ex-
périence pour avoir été condamnés à un mois de prison ferme pour
l'avoir insulté). Il devient très vite agressif et méchant. Il y a beau-
coup de violence contenue chez lui.

Sarkozy fait don de lui-même à l'UMP


Sarkozy participe directement à l'invention de son mythe. Il gère
de façon efficace sa (fausse) sacralité. Il n'est pas passé loin du
« don de sa personne à la France» lors de son message au congrès
de l'UMP (Le Bourget, 2004).
Comment a-t-on pu parler, au sujet de cette cérémonie, de
« sacre », « d'intronisation» voire même de « couronnement»?
Le coût de ce « show à l'américaine» - auquel assistaient 500
journalistes du monde entier, 412 parlementaires et 400 membres
du corps diplomatique dont 80 ambassadeurs - a, certes, été estimé
à plus de cinq millions d'euros. Mais tout cela suffit-il à faire du
sacré?
Des célébrités du cinéma, de la télévision, du sport, de la chan-
son ont témoigné dans un film de leur soutien au nouveau patron
de la droite, de Jean Reno à Michel Sardou, en passant par Chris-
tian Clavier. Ce meeting a, certes, intronisé le couple Sarkozy,
enfant compris. Cette prise de pouvoir n'avait pourtant rien de royal
ni de solennel.
Libre à Sarkozy de choisir un cirque plutôt qu'un préau d'école
et de ne pas aimer la pompe républicaine. Mais que l'on ne parle
pas d'un « sacre ».

104
Entendons-nous bien: ce qui fait problème n'est pas le caractère
trop spectaculaire mais le contenu même de cette mise en scène.
Quelle représentation du pouvoir Nicolas Sarkozy veut-il don-
ner? Suffit-il de répéter, comme lui, dans son discours, à l'instar
d'un enfant «je veux» pour devenir un nouveau Clemenceau ou de
Gaulle? Quelle conception se fait-il de sa fonction à travers ce
spectacle? Assurément rien de monarchique et encore moins de
républicain.
Ce grand show ne sert qu'à vendre du Sarkozy. Est-ce là la nou-
velle image que veut donner l'UMP? Que penser de ce traitement
marketing pour un (futur) chef d'État? Ce degré zéro de la ritualité
politique est peut-être très en vogue outre-manche, mais il consti-
tue un viol de la culture politique française.
Si l'objectif de Sarkozy était de faire comprendre qu'il voulait
tourner la page Juppé et celle du gaullisme, c'est totalement réussi.
Son objectif est, ne l'oublions jamais, de transformer l'UMP pour
faire de ce « faux » parti de droite un parti vraiment à droite et de
le verrouiller.
Un petit florilège de ses déclarations « amicales » suffirait à
prouver que cette « révolution culturelle » semble pour le moins
offensive:

« Nous devons devenir le parti de la France, pas celui des notables


gérant leur situation avec parcimonie. » (Université d'été de Juan les
Pins, 2 septembre 2004) « Le premier [principe] sera que la stratégie
de l'UMP soit définie exclusivement par ses instances légitimes et
élues. Je ne veux pas de conseillers occultes, pas de cénacle secret. Le
débat doit être transparent, les règles dujeu connues à l'avance, les dés
jamais pipés. » (Discours du Bourget) « La désignation, les petits
clans, les petites combines, je n'en veux plus. » (15 janvier 2005, FR2)

Sarkozy se fait cependant peu d'illusions sur les hommes, aussi


espère-t-il noyer les anciens gaullistes dans la masse des nouveaux
adhérents. Il veut tout simplement doubler les effectifs de l'UMP "

« Le geste d'adhérer à l'UMP doit être simple, lumineux et facile»;


« Bienvenue à tous ceux qui n'ont jamais milité et qui sont avec nous
pour la première fois parce qu'ils ont l'espoir que les choses vont
changer. Nous ne vous décevrons pas. Elles vont changer»; «. La seule
méthode, c'est de se tourner vers les adhérents et vers les élus et de
leur demander leur opinion»; « Vous voulez que ce soit une commis-
sion présidée par Jean-Claude Gaudin qui désigne notre candidat en
2007? »; « L'UMP soutiendra un candidat. La question qui se pose

105
est: comment choisira-t-elle ce candidat? Je souhaite que ce soit par
la démocratie et un vote le plus large possible. »

Sarkozy met Chirac au défi de se mesurer à lui:

« La question de la présidentielle, ce n'est pas un caprice, ce n'est


pas un dû, ce n'est pas un droit, ni pour moi ni pour les autres »;
«Nous sommes en république et la première des valeurs républicaines
c'est le mérite »; « Si c'est Jacques Chirac qui était en situation d'être
le meilleur, le rôle du président de l'UMp, ce serait de le soutenir. »(in
Sarkozy-blogueur, le 5 décembre 2005)

Sarkozy souligne perfidement qu'on peut, sous la ve République,


«être candidat en dehors des partis ». Il est vrai qu'il a détrôné Chi-
rac non seulement à l'UMP, mais aussi dans l'opinion publique:
54 % des Français souhaitent que Sarkozy soit candidat même si
Chirac se représentait 1.

Les sarkozyens de « gôche »

«Il est très important de dialoguer avec les syndicats, mais il est plus
important encore de ne pas se couper de l'opinion publique. » (Nico-
las Sarkozy, Le Figaro du 30 juin 2005)

Un sondage IPSOS du 15 décembre 2004 établit qu'un tiers des


sympathisants de gauche jugerait favorablement l'action de Nicolas
Sarkozy. Comment expliquer cette sympathie parmi le peuple et
certains élus de gauche? Est-ce le désir, chez les uns, d'un césa-
risme démocratique et, chez les autres, d'une thérapie de choc
capable de résoudre comme par magie les difficultés?
Il Y a aussi, bien sûr, des points de rencontre idéologiques entre
les deux fronts, comme l'atlantisme, l'européanisme, la place d'Is-
raël, l'abandon des classes populaires au profit des Français
moyens, le culte de la « société civile », etc.
Il existe une gauche sarkozyenne qui s'assume et une autre qui
s'ignore. Ne pourrait-on parler d'un sarkozysme d'illusion, un peu
comparable à ce que fut le giraudisme sous Vichy, espérant à travers
une politique de la présence orienter le sarkozysme vers des valeurs
plus républicaines?
La gauche ne gagnera rien à téter le sein sarkozyen. Que peuvent
espérer de ce coma glamour avec Sarkozy des hommes comme
1 Sondage BVA-VExpress.

106
Jean-Michel Gaillard, Julien Dray, Malek Boutih ou Jean-Pierre
Jouyet?
Ce sarkozysme de « gôche » est, de toute façon, un atout décisif
pour Sarkozy car en désarmant sa gauche il ne laisse, face à lui, que
la vieille droite. Il faut que la gauche soit bien malade pour ne pas
davantage être capable que la droite de l'envoyer dans les cordes.

Nicolas Sarkozy correspond donc bien aux principales caracté-


ristiques du leader populiste.
Ce recours à un « chef fort» est la sanction de la crise entretenue
de l'État-nation, de la république et du modèle social français. Il
n'existe, en revanche, pas de pensée « Sarkozy » systématique, si
ce n'est son ralliement à la révolution conservatrice mondiale car,
pour lui, tout n'est que signes parfois, voire même souvent, contra-
dictoires. Sarkozy conduit une politique de petites phrases et de
poudre aux yeux. Il n'hésite pas à carburer, si besoin est, au pur
effet de mode. Il savoure les intrigues. C'est un champion de la
politique politicienne. Le sarkozysme représente par sa rhétorique
et ses objectifs un grave défi pour le pacte social qui résulte de deux
siècles d'histoire. La droite traditionnelle renoncerait, avec lui, à
une part de son identité.
Deuxième partie :
Le sarkozysme est-il républicain?

« Les religions sont un plus pour la république. » (Nicolas Sarkozy)

Le sarkozysme n'aime pas la France telle qu'elle résulte de son


histoire. Il s'invente aussi une géographie conforme à son credo. La
République française n'est pourtant pas simplement une démocra-
tie politique et les républicains américains à la George W. Bush
n'ont rien en commun avec elle. La République française est
malade d'avoir trop longtemps virtualisé ses valeurs. Nous avons
bien peu de liberté et encore moins d'égalité, car nous n'avons
jamais pris très au sérieux la fraternité qui conclut pourtant notre
devise. Henri Bergson le disait à sa manière: la liberté et l'égalité
risquent d'être antinomiques si la fraternité ne les rend pas davan-
tage compatibles.
La victoire idéologique du sarkozysme représente une véritable
machine de guerre contre la liberté, l'égalité et la fraternité, car ni
les ultra-libéraux ni les partisans de la révolution néo-conservatrice
ne communient avec ces valeurs.

109
Chapitre 1
Le sarkozysme contre la liberté

« Cette question que j'ai posée, il y a 62 millions de Français qui se


la posent»; « Moi, voyez-vous, je me sens du côté des victimes. »
(Nicolas Sarkozy)

Le thème de la liberté a toujours permis en France de jouer une


mémoire (celle de 1789) contre une autre (1793). Les libéraux
n'ont de cesse de clamer que la France aurait choisi l'égalité contre
la liberté sans pour autant résoudre mieux que les autres États la
question sociale. Le sarkozysme recycle ces vieilles thèses dans le
cadre de ses combats pour forcer la main à l'histoire.
On pourrait, bien sûr, lui opposer que la vraie question, c'est qu'il
n'y eut pas de liberté car la fraternité n'a jamais été prise au
sérieux. La liberté aux États-Unis est de source religieuse, au sens
où il s'agit de protéger l'individu contre les empiétements de tout
pouvoir. La liberté en France est de nature politique, car elle s'op-
pose au roi et à l'Église pour leur substituer la volonté générale,
donc le pouvoir du peuple.

Le sarkozysme et la loi

« Nous allons nettoyer la cité des 4000 au Kiircher. » (Nicolas Sar-


kozy)

La république voulait faire de la loi un instrument de libération.


Le sarkozysme en fait un instrument au service de la propriété. Il
n'est pas un ami de « la loi qui libère» mais de « la loi qui
opprime ». C'est à tort que Sarkozy passe pour être un farouche
défenseur de la légalité. Sa politique conduirait à un abaissement du
rôle de la loi. De la même façon, sa politique sécuritaire constitue

111
un échec cuisant puisque son usage de la police la rend si souvent
antipathique. Le but de la police n'est pas d'être détestée ou crainte,
même dans les banlieues, mais tout banalement de faire respecter
les règles de vie. Le bilan des Brigades Anti-Criminalité est
effroyablement négatif puisque, dans un État démocratique, la loi
doit être appliquée sans que les citoyens (y compris la jeunesse)
aient à craindre quoi que ce soit de la part de leur police.
Le sarkozysme est donc bien une façon de rapetisser l'État non
seulement dans sa mission d'État-providence, mais également dans
ses fonctions de législateur et d'État-gendarme.
Il doit, comme tous les courants politiques, choisir entre deux
conceptions de la loi. eidée n'est pas nouvelle et fut reprise par
Frédéric Bastiat dans son célèbre texte intitulé La Loi :

« La loi pervertie! La loi - et à sa suite toutes les forces collectives


de la nation - la loi, dis-je non seulement détournée de son but, mais
appliquée à poursuivre un but directement contraire! La loi devenue
l'instrument de toutes les cupidités, au lieu d'être son frein! La loi
accomplissant elle-même l'iniquité qu'elle avait pour mission de
punir! [ ... ] Personnalité, Liberté, Propriété - voilà l'homme. C'est de
ces trois choses qu'on peut dire, en dehors de toute subtilité démago-
gique, qu'elles sont antérieures et supérieures à la législation humaine.
Ce n'est pas parce que les hommes ont édicté des lois que la Person-
nalité, la Liberté et la Propriété existent. Au contraire, c'est parce que
la Personnalité, la Liberté et la Propriété préexistent que les hommes
font des lois 1. »

La loi juste serait celle qui défend collectivement ce que les per-
sonnes défendraient autrement, individuellement, pas davantage ni
mieux. La loi ne devrait jamais chercher à changer le cours des
choses, c'est-à-dire l'ordre du monde, car non seulement elle
deviendrait alors un instrument du vol, mais elle conduirait la
société à la décadence.
La loi doit être un instrument d'ordre et non de réforme.

«Qu'est-ce donc que la Loi? C'est l'organisation collective du Droit


individuel de légitime défense. Chacun de nous tient certainement de
la nature, de Dieu, le droit de défendre sa Personne, sa Liberté, sa Pro-
priété, puisque ce sont les trois éléments constitutifs ou conservateurs
de la Vie, éléments qui se complètent l'un par l'autre et ne se peuvent
comprendre l'un sans l'autre [ ... ] Si chaque homme a le droit de

1 Extraits des Œuvres complètes, 1863, Tome IV; pp. 342-393, disponible sur
le site bastiat.org/fr/la_loi.html

112
défendre, même par la force, sa Personne, sa Liberté, sa Propriété, plu-
sieurs hommes ont le droit de se concerter, de s'entendre, d'organiser
une Force commune pour pourvoir régulièrement à cette défense. Le
droit collectif a donc son principe, sa raison d'être, sa légitimité dans
le Droit individuel!. »

C~tte vision rabougrie de la légalité, qui prétend transfonner le


législateur en simple garde-chiourme de la bonne « société civile »,
aboutit à une dévalorisation complète du système légal. Nicolas
Sarkozy est en cela le digne héritier de Bastiat puisque toute sa
politique de sécurité civique a pour corollaire l'insécurité sociale.
Le sarkozysme, c'est l'ordre dans la rue et le désordre dans là vie;
c'est l'échange de la sécurité dans le hall d'immeuble contre la
perte de la sécurité de l'emploi et de la certitude d'un futur. Le
Français devrait devenir un adepte de la « société du risque », mais
ne plus supporter les prostituées ni les clochards. Cette amplifica-
tion obsessionnelle du thème de l'insécurité (trop facilement iden-
tifiée à l'immigration) est une façon de faire passer une politique
anti-sociale. Il s'agit ni plus ni moins d'une reprise de la politique
inventée par la droite conservatrice américaine.
Dans ce domaine aussi, le sarkozysme est une pâle imitation du
Reaganisme.

La mauvaise loi socialiste


Une loi qui voudrait changer la vie serait une loi « socialiste» car
elle rendrait la spoliation légale. Bastiat définit ainsi la mauvaise loi:

« C'est bien simple. Il faut examiner si la Loi prend aux uns ce qui
leur appartient pour donner aux autres ce qui ne leur appartient pas. Il
faut examiner si la loi accomplit au profit d'un citoyen et au détriment
des autres, un acte que ce citoyen ne pourrait accomplir lui-même sans
crime. [ ... ] La spoliation légale peut s'exercer d'une multitude infinie
de manières, de là une multitude infinie de plans d'organisation:
tarifs, protection, primes, subventions, encouragements, impôt pro-
gressif, instruction gratuite; droit au travail, droit au profit, droit au
salaire, droit à l'assistance, droit aux instruments de travail, gratuité du
crédit, etc. 2 »

On comprend mieux les atteintes programmées au droit du tra-


vail. La conjoncture économique et le niveau intolérable des

! Ibidem.
2 Ibidem.

113
charges ne sont en rien des facteurs décisifs, quoi qu'en dise Nico-
las Sarkozy. La haine du droit du travail est compréhensible pour
qui ne cherche pas à protéger le faible, mais à défendre les droits du
propriétaire.

Faut-il obéir aux lois?


Doit-on obéir aux lois? la question est posée très sérieusement
par nos libéraux. I:économiste et conférencier au cercle Bastiat,
Christian Michel, assure que l'obéissance ne lui apporte aucune
satisfaction. Les lois ne seraient d'ailleurs pas seulement inutiles,
mais nuisibles :

« Elles sont la nouvelle ruse du Mal dans le monde. En feignant de


satisfaire des aspirations légitimes, la défense des droits humains, des
pauvres, de la culture, les lois institutionnalisent la violence pure et
l'hypocrisie [ ... ] Certains actes de dissidence ne réclament pas d'hé-
roïsme, et ils maintiennent l'exigence de vigilance : refuser les fonc-
tions citoyennes, ne pas voter, ne pas être complice du pouvoir, tromper
le fisc à la première occasion... Le devoir moral pour nous qui avons
compris le mécanisme de la violence légale est de le dénoncer 1. »

Le sarkozysme contre le relativisme des valeurs


Les grands coups de gueule moralisateurs de Nicolas Sarkozy ne
sont ni de simples accès de fièvre, ni des dérapages, ni tout à fait
sincères. Le bonhomme change d'ailleurs, sitôt son effet obtenu, de
positions :

« Voilà que ceux qui veulent défendre la famille seraient des rin-
gards et que ceux, comme moi, qui sont contre le PACS seraient contre
les homosexuels! Je n'accepte pas ce procès en sorcellerie! »;« De
grâce, ne touchons pas à la famille, ne touchons pas à notre code civil,
ne touchons pas au droit de la famille»; « la famille, c'est un homme,
une femme, des enfants ou bien un homme et une femme 2 .»

On aurait tort, cependant, de ne voir dans ces éclats de cam-


pagnes que de pures considérations électoralistes démagogiques.
Sarkozy appartient à un courant d'idée venu des États-Unis, qui
entend imposer un réarmement moral à l'Occident décadent.
Le sarkozysme savant utilise les travaux de Sébastien Roché. La
société ne souffrirait pas du chômage, mais de perte de repères :
1 Christian Michel, « Doit-on obéir aux lois? », 1or octobre 2000 in site

www.liberalia.comlhtm/cm_obeiclois.htm.
2 Nicolas Sarkozy, Grand Jury RTLlLe Monde, LCI, 22 septembre 1998.

114
« I.:explosion délinquante a eu lieu en période de croissance écono-
mique, c'est-à-dire lorsque les revenus des ménages croissent, que le
chômage est rare, et donc à un moment où les occasions de promotion
sociale et professionnelle sont plus fréquentes qu'aujourd'hui 1. »

La montée de la délinquance ne serait pas due à la crise écono-


mique mais à « la fin de 1'humanisation des mœurs 2 » qui se serait
produite « sous l'effet corrosif des valeurs postmatérialistes
d"'hédonisme agressif", mettant l'accent sur la réalisation de soi,
non seulement au plan matériel, mais surtout au plan sexuel et
social, favorisant un ressentiment en direction de toutes les sources
d'autorité exteme 3 ».
Les théoriciens de la révolution conservatrice estiment que la
perte de tout système de valeurs serait due à celle de la notion de
« Bien Commun », entendue comme ce qui soude la société autour
de valeurs.
Le principal théoricien de ce courant fut Allan Bloom, ancien
élève de Leo Strauss, professeur de sciences politiques (États-Unis)
et auteur de L'Âme désarmée, essai sur le déclin de la culture géné-
rale 4• Son réquisitoire contre la contre-culture est avant tout un brû-
lot contre toutes les formes de relativisme culturel.
I:enjeu est de mettre fin au consensus mou du « politiquement
correct» pour faire reconnaître la primauté du modèle américain.
Ce « Bien Commun» ne pourrait être fondé sur un droit conven-
tionnel mais uniquement sur le droit naturel, donc le droit de pro-
priété. La perte de la primauté de ce droit serait une erreur
fondamentale, puisqu'elle aurait débouché sur un relativisme juri-
dique et sociologique: la science criminelle aurait déresponsabilisé
les délinquants, et les juristes auraient admis à égalité le droit du
travail et celui de la propriété.
Ce socle de valeurs communes constitutives d'un nouveau
contrat social définirait le « bien commun» valable pour toute l'hu-
manité. Nous sommes donc très loin de la 'définition qu'en donnent
les altermondialistes, pour qui les « biens communs » désignent
l'eau, les semences paysannes, le génome humain, etc., bref, tout
un ensemble d'éléments non susceptibles d'appropriation et de
marchandisation.
1 Sébastien Roché, Sociologie de ['insécurité, PUF, 1997, p. 49.
2 Claude Rochet, « Le Bien Commun », octobre 2001, in site
visionarymarketing.comlbiencommun.html.
3 Sébastien Roché, ibidem.
4 Julliard, 1987.

115
Ce relativisme culturel serait dû à la philosophie allemande : le
marxisme comme le freudisme en seraient les deux formes extrêmes.
La gauche intellectuelle serait bien sûr responsable de sa victoire.
Comme elle est la fille des Lumières, il faudrait donc les rejeter.
Le débat sur le bien commun a des enjeux pratiques immédiats.
Claude Rochet, professeur à l'université d'Aix-Marseille, publie par
exemple, Gouverner par le bien commun I • Le sous-titre Précis d'in-
correction politique à l'usage des jeunes générations, en pastichant le
célèbre ouvrage de Raoul Vaneigem, indique directement le sens de
son attaque: il s'agit de s'en prendre aux vieux débris de la pensée
post-soixante-huitarde. Claude Rochet, après avoir rappelé que « les
idées gouvernent le monde et les bonnes idées donnent de bons
fruits », propose un nouveau capitalisme organisé, encadré et régulé
par un État fort.
Ce postulat va nourrir le débat sur le traitement de la délinquance:

«Le débat sur la prévention de la délinquance a été bloqué depuis 1968


au nom de l'opposition radicale dressée entre prévention et répression.
Or, une politique de répression peut contribuer à une politique de pré-
vention, comme le demandent aujourd'hui de nombreux éducateurs de
terrain confrontés à l'impasse des politiques qui, à force de ne rien répri-
mer ne préviennent pas plus 2 • »

Cette théorie du « bien commun» va donc fonder aussi bien la poli-


tique de « la vitre cassée» et de la « tolérance zéro» que le nouvel
impérialisme américain, car un Occident conforté dans ses valeurs se
devrait de les exporter.
CAmérique se dotera parallèlement d'une nouvelle vision du
monde (avec les États voyous) et d'une stratégie militaire qui légitime
désormais le recours à l'arme nucléaire tactique et préventive.
Le discours de Sarkozy sur la préférence à accorder aux victimes
plutôt qu'aux agresseurs n'est qu'une litote qui permet de passer en
contrebande cette autre vision de la justice et du droit.

Le sarkozysme et l'éducation
« Oui, j'accuse le baccalauréat de préparer, comme à plaisir, toute la
jeunesse française aux utopies socialistes, aux expérimentations
sociales. » (Frédéric Bastiat)

1François-Xavier de Guibert, octobre 2001.


2« Le Bien commun face au relativisme », in site
perso. wanadoo.fr/claude.rochet/bc/ActuBCcourt.htrnl

116
Aucun domaine n'est plus sensible en France que la question de
l'école car la république voulut en faire un instrument d'égalité. Nico-
las Sarkozy ne l'ignore pas lorsqu'il prend position sur ce dossier ou
lorsque ses adjoints partent violemment à l'assaut de la forteresse. On
aurait tort, cependant, de garder le nez collé contre le tableau noir car
un minimum de recul historique permet de mieux saisir les enjeux
immédiats, mais aussi le fond, de la pensée libérale.
Nicolas Sarkozy est beaucoup moins moderne qu'on ne le pense
lorsqu'il s'en prend à cette école où 1'« on fait n'importe quoi» :

. «:VÉducation nationale n'est gratuite que parce qu'elle est financée par
le produit des impôts de ceux qui travaillent. ils sont en droit d'exiger en
retour qu'on ne fasse pas n'importe quoi dans nos lycées ou que la fac ne
soit pas un lieu pour seulement attendre que la vie se passe. » (Nicolas Sar-
kozy, discours au congrès de l'UMP, 28 novembre 2004, le Bourget)

Baccalauréat et socialisme
Les mêmes, qui accusent aujourd'hui l'école de manquer à son
devoir en inculquant le relativisme et en oubliant les trésors de l'hu-
manité, condamnaient l'école du XIXe siècle parce qu'elle enseignait
les Humanités et inculquait aux enfants l'amour des lettres antiques.
On peut se demander finalement si ce que les libéraux abhorrent
n'est pas seulement l'école pour le peuple. Peut-être préfèrent-ils, en
inversant la belle formule de Victor Hugo, ouvrir des prisons (privées
bien sûr) pour fermer des écoles?
Frédéric Bastiat est célèbre pour avoir proposé à l'Assemblée un
amendement pour la suppression des grades universitaires, qui avaient
à ses yeux le triple inconvénient d'uniformiser l'enseignement, de
l'immobiliser et de lui imprimer la direction la plus funeste qui soit,
c'est-à-dire celle du socialisme.
Notre champion du libéralisme ne fait jamais dans la demi-mesure :

« Les doctrines subversives auxquelles on a donné le nom de socia-


lisme ou communisme sont le fruit de l'enseignement classique, qu'il soit
distribué par le Clergé ou par l'Université [ ... ] Un peuple qui vit de
chasse ne peut ressembler à un peuple qui vit de pêche [ ... ] mais ces
différences ne sont encore rien en comparaison de celle qui doit carac-
tériser deux peuples dont l'un vit de travail et l'autre de vol [ ... ] Pour
ce qui est de la propriété, je défie qu'on en trouve dans toute l'antiquité
une définition passable [ ... ] Sur quoi donc l'antiquité faisait-elle repo-
ser la propriété? Sur la loi - idée funeste, la plus funeste qui se soit
jamais introduite dans le monde, puisqu'elle justifie l'usage et l'abus
de tout ce qui plaît à la loi de déclarer propriété, même des fruits du

117
vol, même de l'homme [ ... ] Pour nous faire une idée de la morale
romaine, imaginons, au milieu de Paris, une association d'hommes
haïssant le travail, décidés à se procurer des jouissances par la ruse et
la force, par conséquent en guerre contre la société [ ... ] Le monde
ancien a légué au nouveau deux fausses notions [ ... ] Vune : que la
société est un état hors de nature, né d'un contrat [ ... ] Vautre, corol-
laire de la précédente: que la loi crée des droits [ ... ] Or, remarquez-le
bien, ces deux idées forment le caractère spécial, le cachet distinctif du
socialisme 1. »

:Vécole serait en soi une école de socialisme. Elle enseignerait en


effet les lettres grecques et latines. Or, que donne l'Antiquité, sinon
le communisme?
Les libéraux ont décidément la tête sacrément dure.
Milton Friedman explique dans Free to Choose que le gain mar-
ginal obtenu (quelques enfants de plus scolarisés) ne vaut pas le
prix payé ... Murray Rothbard lancera une grande campagne des
libéraux contre l'obligation scolaire. Gustave de Molinary et Fré-
déric Passy s'étaient également opposés à l'enseignement obliga-
toire (1859).
Un siècle plus tard, l'association Libres s'en prend, comme Bas-
tiat, au rite du baccalauréat, cette « impressionnante usine à gaz »
que défendent tous ceux qui vantent les mérites égalitaristes de
cette belle invention napoléonienne : .

« Le baccalauréat apparaît comme un vestige d'une philosophie éga-


litariste, unificatrice, qui n'est plus adaptée aux exigences modernes
respectueuses de la diversité des hommes, de leur talent, de leur capi-
tal humain 2. »

Contre l'Éducation nationale


Le sarkozysme le pense si fort qu'il n'a plus besoin d'en parler :
l'éducation devrait être de la seule responsabilité des familles.
Autrement dit : l'heure serait venue d'en finir avec l'école
publique! Nicolas Sarkozy laisse sa conseillère, Emmanuelle
Mignon, maître des requêtes au Conseil d'État, directrice des
Études dans son nouvel organigramme de l'UMP, membre de sa

1 Frédéric Bastiat, extrait des Œuvres complètes, Tome IV, pp. 442-503, in site
bastiat.org/fr/baccalaureacecsocialisme.htrnl
2« Le Baccalauréat entre mythe et réalité »,juin 2001, in site
www.libres.org/francais/archives/societe/archiisociete_062001/baccalaureaCs
253.htm.

118
garde rapprochée, dire que son rêve serait de privatiser totalement
l'Éducation nationale:

« J'ai toujours été conservatrice. J'aime l'ordre. Je crois à l'initiative


individuelle, à l'effort personnel et, en matière économique, à la main
invisible du marché. Par exemple, je suis pour une privatisation totale
de l'Éducation nationale '. »

Uassociation Libres.org reprend la balle au bond :

« La gratuité du service public est une mauvaise réponse. Elle sub-


ventionne les familles aisées aussi bien que les autres. Mais surtout
elle plonge l'enseignement dans une logique de monopole bureaucra-
tique et protégé dont les conséquences sont fatales. Et faites pour qui?
Par priorité pour ceux qui ne peuvent espérer de promotion sociale
qu'avec leur travail, leur mérite, l'exploration de leur talent. Vécole a
été la revanche des pauvres sur le sort de leur naissance. Aujourd'hui,
elle enfonce les jeunes dans des ghettos, elle abaisse en nivelant [ ... ]
La véritable égalité d'accès ne pourrait donc résulter que d'un système
de chèques éducation réservés aux familles déshéritées et utilisables
dans un établissement librement choisi 2. »

Trop d'éducation tue l'éducation!


Uassociation Libres.org livre le fond de la pensée libérale. Il
existe, selon nos sarkozyens en herbe, deux sortes d'écoles: les
écoles étatistes, où « les idéaux sociaux-démocrates, égalitaristo-
communistes sont distillés sous couvert d'esprit critique»; les
écoles « entrepreneuriales », qui véhiculent « une culture de société
ouverte, orientée vers l'entreprise, vers le marché ».
Une bonne école est donc une école au service du capital. Soit.
Mais que se passe-t-il lorsque les entreprises boudent les jeunes
diplômés? Nos libéraux avancent, dans ce cas, deux arguments
massues:

«Un niveau d'éducation élevé dans un monde qu'on empêche de se


développer économiquement par des barrières régulatrices et protec-
tionnistes, où les gens ne peuvent pas libérer leur créativité entrepre-
neuriale, cela ne sert à rien. On pourrait même aller plus loin: "trop
d'éducation" mal orientée conduit le plus souvent à une suroffre des
métiers "intellectuels" dont le débouché est bien évidemment la

, Le Monde du 3 septembre 2004.


2Jacques Garello, éditorial, La Nouvelle lettre, 20 septembre 2003, in site
www.libres.org/francais/dossiers/educationleducation_n1763_3903.htm

119
bureaucratie publique, qui travaille pour elle-même et qui étouffe le
développement 1. »

On ne peut mieux dire: à chacun son dû et son savoir !

Quel avenir pour ['université française?


I.:université française inquiète beaucoup les sarkozyens. Sera-t-
elle à même de remplir sa mission dans cet univers en perpétuel
changement sous le coup du progrès technique? Cette question en
cache une seconde, beaucoup plus idéologique : notre université
est-elle au service de l'aristocratie mondiale?
Le politologue américain Ezra Suleiman, sollicité par Claude
Bébéar, dresse un état des lieux très critique puisque les facultés
françaises devraient être réformées de toute urgence et en profon-
deur pour pouvoir « former une fraction significative de l'élite
mondiale 2• }>
I.:Institut Montaigne propose pour cela de développer l'autono-
mie des établissements scolaires. Le groupe de travail présidé par le
PDG Alain Mérieux égrène ses revendications: que l'on recon-
naisse au chef d'établissement la possibilité d'orienter la politique
de son école et d'avoir une réelle capacité de choix pour organiser
les enseignements, que l'enseignant puisse faire le choix de l'éta-
blissement avec lequel il souhaite collaborer, qu'il y ait entre le chef
d'établissement et l'enseignant un acte de cooptation et d'em-
bauche rompant avec la routine aveugle des carrières au barème,
que la liberté de recrutement soit reconnue pour les chefs d'éta-
blissements après appel' de candidatures ou candidatures sponta-
nées, qu'il soit donné à des personnes compétentes engagées dans
d'autres professions la possibilité d'être habilitées à enseigner,
qu'il soit reconnu une totale autonomie financière, en particulier
pour les salaires, etc.

Le sarkozysme et la religion
« Il faut lutter contre tous les intégrismes, y compris l'intégrisme
laïque»; « Une laïcité moderne, enfin débarrassée des relents de sec-
tarisme hérités de l'histoire tumultueuse des relations entre l'État et les
religions dans notre pays. » (Nicolas Sarkozy)

1 «Les antirnondialistes contre "la marchandisation de l'éducation" »,

novembre 2001, in site


www.libres.orglfrancais/archives/societe/archi/societe_112001leducation_s451.htm
2 in Claude Bébéar (dir.), Le Courage de réformer, Odile Jacob, 2002.

120
Le but du sarkozysme est d'instaurer une société d'ordre et pas
nécessairement, de prime abord, une société religieuse. Nicolas Sar-
kozy semble cependant convaincu, depuis la réélection de George
W. Bush, que cette carte est la seule capable de redonner durablement
la main à la droite. il entend donc réveiller des forces endormies
depuis les lois de séparation de l'Église et de l'État, voire bien avant.
Il ne faut jamais oublier que la France est le pays européen où l'on
déclare le moins croire en Dieu 1. La pratique religieuse y est, plus
encore que la foi, particulièrement faible. Cette situation est iden-
tique chez les catholiques, les protestants, les juifs et les musulmans.
Le sarkozysme rame donc à contre-courant. Il lui faut violenter l'es-
prit français pour espérer pouvoir faire de la religion une idée neuve.
La mouvance libérale a toujours été fascinée par la question reli-
gieuse, même si elle hésite entre l'indépendance revendiquée (à la
française) et l'idée de la nécessité du religieux (à l'américaine).
Alexis de Tocqueville le disait de façon très claire:

« Je doute que l'homme puisse supporter une complète indépendance


religieuse et même une entière liberté politique; et je suis porté à penser
que, s'il n'a pas la foi, il faut qu'il serve, et s'il est libre, qu'il croie. })

Les néo-conservateurs ont redécouvert la religion avec la notion


de « bien commun » censée faire concurrence aux idéaux « pro-
gressistes ».
Leo Strauss le dit : il faut des valeurs et le religieux peut les don-
ner. Des idéologues conservateurs américains comme AIasdair Mac
Intyre et Charles Taylor n'ont de cesse, depuis quelques décennies,
de répéter que le besoin cultuel n'est pas inférieur au besoin culturel.

Marie et Fatima contre Marianne


Sarkozy prouve être un homme courageux, mais dangereux: il faut
avoir du cran pour oser commettre en France un ouvrage de « théo-
logie politique » très éloigné des canons de la laïcité 2. Mais il faut
aussi avoir une âme d'incendiaire, car on ne joue pas impunément en
France avec les thèmes de la laïcité et de la religion. Libre, certes, à
Monsieur Sarkozy de préférer Marie à Marianne mais, de grâce, qu'il
ne saccage pas nos bustes républicains pour parvenir au pouvoir!
Il ne peut ignorer qu'en touchant à la laïcité et à la loi de 1905, il
menace dangereusement un élément essentiel du pacte républicain.

1in Futurible, juillet 1995.


2 Nicolas Sarkozy, Thibaud Collin, Philippe Verdin, La République, les reli-
gions, l'espérance, Le Cerf, 2004.
121
Cette loi, comme celle de 1901, fut une façon de sortir des boule-
versements violents qui affectaient alors la société française.
Que Monsieur Sarkozy soit de « culture catholique, de tradition
catholique, de confession catholique », les citoyens s'en moquent.
Lui qui sollicite nos suffrages devrait mieux respecter nos usages!
Il veut en finir avec cette idée de la France qu'il trouve sectaire;
libre à lui, mais qu'il ne mêle pas le bon Dieu à nos affaires
publiques.

Le lien social religieux


Le traité sarkozyen de théologie politique, annoncé pour 2003,
avait été reporté suite à l'intervention Élyséenne sur la laïcité: il
aurait fait désordre! Mais il a bénéficié en retour de la propagande
du Figaro. Il faut croire que la victoire de Bush lui a donné des ailes
(d'ange); il se dit sans doute que puisque la droite américaine a
triomphé grâce à Dieu, lui aussi pourrait faire des bondieuseries un
excellent business :

« Les hommes politiques notamment ne doivent pas parler seule-


ment d'économie, de social, d'environnement. Nous devons aussi
aborder les questions spirituelles. »

Ce traité a le grand mérite de nous éclairer sur ses intentions


réelles. On se doutait bien que sa manière d'instrumentaliser l'is-
lam et sa façon de courtiser certains courants du judaïsme devaient
répondre à quelques arrière-pensées ... électorales. J'avoue lui avoir
prêté d'abord cet objectif bien profane alors que la lecture de son
livre prouve qu'il voit bien plus loin que 2007.
Le lien social ne serait que foutaise face à la prééminence du reli-
gieux. Mieux encore: les religions seraient le creuset de notre répu-
blique! Sarkozy se met le goupillon dans l'œil, car pour soutenir
une telle provocation, il faut effacer toute l'originalité de l'histoire
de France. Nous savons bien que Paris vaut une messe, mais tout de
même ... est-ce une raison pour brûler ainsi les reliques républi-
caines?
I:analyse de Sarkozy reprend en fait des thèses en vogue aux
États-Unis: la société se déferait faute de lien religieux (sic). Cette
situation serait particulièrement grave dans les banlieues où les fils
d'immigrés ne seraient pas de bons fidèles par manque de guides
spirituels. Il faudrait donc faciliter le retour du religieux en France.

122
L'éloge du fondamentalisme religieux
Frère Sarkozy a en fait une conception bien pauvre du fait reli-
gieux. Non content d'en faire un banal facteur « d'apaisement col-
lectif et de stabilité sociale» (une sorte d'opium du peuple à la
façon de Marx), il se livre à un douteux éloge du fondamentalisme
religieux :

« L'absolu n'est pas un danger pour la société»; « peut-on croire de


façon modérée? »

J'avoue que, personnellement, je préfère que mes concitoyens


croient de façon modérée et aient une lecture non fondamentaliste
des textes. On comprend mieux cependant son amour avoué pour
les nouvelles formes de religiosité et son appel à développer plus
encore les « mouvements charismatiques » et les « communautés
nouvelles ».
Mais pourquoi un tel appel sarkozyen à révolutionner l'Église?
Serait-ce pour lui permettre de prendre sa place au sein de la répu-
blique? Sans doute Sarkozy se dit-il qu'en renvoyant les musul-
mans français (pourquoi pas les Français musulmans?) dans les
mosquées, les juifs dans les synagogues, les protestants dans les
temples et les scientologues dans leur « Église », il a une chance
d'attirer les catholiques à la messe?
Les propos de Sarkozy témoignent cependant d'une lecture de la
nation que l'on pourrait qualifier d 'hérétique, et qui pourraient lui
valoir le bûcher en des temps moins « religieusement corrects » :

« Le creuset républicain fonctionne ainsi: j'amène ma part d'iden-


tité, je l'enrichis de la part d'identité de ceux qui m'ont précédé. Dans
le creuset républicain, il faut une place pour l'autre, pour l'accueillir,
pour le recevoir. Et dans le creuset républicain, que cela plaise ou non,
il y a maintenant l'islam. »

Mais non, apostat de la république, dans ce creuset se trouvent


seulement des citoyens et non pas des cathos, des patrons ou des
sportifs. Voilà une leçon que Sarko aurait pu apprendre sur les
bancs rugueux de l'école publique, s'il n'avait pas fréquenté les
écoles dorées pour enfants de riches des beaux quartiers parisiens.
Le développement des nouvelles religiosités et le brassage des reli-
gions ne constituent donc pas une raison de brader notre laïcité.
Bien au contraire: ce ne doit pas être la confrontation des religions
dans l'espace public qui doit caractériser la France du troisième
123
millénaire, mais la préservation d'un espace laïque soustrait à ces
enjeux. Lorsque Sarkozy parle d'« organiser la laïcité », il trahit
Marianne puisqu'il demande à installer le religieux au cœur même
de la république. Pour cela, il met en cause le principe de sépara-
tion (privé/public). Le rôle de la république est d'abord de veiller à
ce que les religions n'envahissent pas le domaine public et l'espace
de la citoyenneté, elle ne peut être un tiers chrétienne, un tiers juive
et un tiers musulmane.
Dès lors, peut-on croire Sarkozy lorsqu'il se défend de faire le lit
du communautarisme alors que toute sa politique et sa doctrine reli-
gieuses lui ouvrent un boulevard parsemé d'embûches?
Était-il, pour autant, obligé d'en rajouter en précisant que si le
fondamentalisme n'est pas l'intégrisme, il convient, en revanche,
de condamner avec «une égale intensité » l'intégrisme religieux et
laïque? Qui sont donc ces nouveaux Torquemadas en quête d'in-
quisition? Qui sont ces héritiers du Père Combes, éternels bouf-
feurs de curés? Seraient-ce, par exemple, ceux qui combattent la
scientologie?

J.1?rs une laïcité positive


On l'aura compris : la laïcité à la française n'est pas sa tasse de
thé! Sarko rêve d'une laïcité « positive » (quel est le contraire de
positif? négatif?) et avance benoîtement qu'il faudrait combattre
les inégalités religieuses en développant des « discriminations posi-
tives ».
Mais comment peut-il penser que la « laïcité sectaire» et« l'im-
mobilisme » seraient responsables du développement de l'inté-
grisme et du fondamentalisme musulman? Nos amis anglais
seraient-ils mieux protégés du terrorisme grâce à leur libéralité? La
droite française n'est-elle pas, par ailleurs, coresponsable de la
misère (économique, sociale, politique, culturelle) qui sévit dans
les cités?

« La situation actuelle est l'héritage du désintérêt de la non-repré-


sentation du culte musulman, de l'indifférence à l'endroit des condi-
tions dégradées dans lesquelles certains de nos concitoyens vivaient
leur foi. »

L'islam des banlieues


La question des banlieues serait donc un problème religieux. La
république devrait intégrer une certaine dose de fondamentalisme,

124
car il pourrait ramener un peu de paix sociale dans certains quar-
tiers. Est-ce une offre de sous-traitance, déjà bien préparée par cer-
taines municipalités qui achètent la tranquillité auprès de
fondamentalistes? Est-ce la raison pour laquelle Sarkozy n'a pas
craint de faire la courte échelle aux« barbus» de l'UOIF en les ins-
titutionnalisant à la hasarde? Les « frères » se sont certes (provi-
soirement) cassé la figure en raison de leur incapacité à gérer
«démocratiquement» leur victoire. Les tentatives d'auto-justifica-
tion de Sarkozy sont franchement paradoxales:

« Je suis convaincu que lorsqu'un "radical" est intégré dans une


structure officielle, il perd sa radicalité. »

Aurait-il mieux intégré à la république les indépendantistes


corses, si peu représentatifs si, par malheur, il avait gagné son réfé-
rendum? Mais alors, pourquoi dans ce cas exclure des lycées les
jeunes filles voilées si l'école républicaine peut les aider à perdre
leur radicalité?
Sarkozy a joué «l'UOIF la légitime» contre« Ramadan l'infré-
quentable » : « IJUOIF représente une partie de la jeunesse musul-
mane française », sermonne notre vaillant présidentiable. Même si
cette représentativité était établie, que vaut-elle dès lors que l'UOIF
prétend que le Coran est sa seule Constitution (sic)?
Pourquoi Sarkozy s'en prend-il avec autant de hargne à Tariq
Ramadan 1 ? Ne serait-ce pas parce que ce « Monsieur Ramadan »
présente le gros défaut de dire aux jeunes des cités de s'engager aux
côtés des autres jeunes Français, de sortir de leur communauté et de
participer aux luttes?
IJUOIF est un atout pour réduire les Maghrébins à leur religion.
Ramadan représente au contraire l'échec du communautarisme.
«Monsieur Sarkozy» savait très bien qu'en forçant Tariq Ramadan
à choisir entre le Coran et le respect de la dignité et de la vie des
femmes adultères, il obtiendrait une interprétation des textes. Pour-
quoi avoir choisi de lui couper l'herbe sous les pieds, alors qu'il
tentait de convaincre la communauté de prononcer un
moratoire définitif? Pourquoi Sarkozy n'a-t-il pas posé la même
question à l'imam d'Al-Azhar, lorsqu'il est allé quémander son

1 Tariq Ramadan a, depuis, intégré une prestigieuse université britannique et a


été convié par Tony Blair à intégrer la Task Force. créée juste après les atten-
tats de Londres pour contrer l'extrémisme et proposer des solutions afin de
rapprocher les communautés religieuses.

125
soutien au sujet du vote de la loi contre les signes religieux à
l'école?
Le principe même de cette démarche était d'ailleurs inacceptable:
depuis quand un ministre d'État demande-toit à un chef religieux, de
surcroît étranger, de légitimer un vote des députés français? La
réponse du cheik, Mohamed Sayyed Tantaoui, fut d'ailleurs très loin
d'être une victoire pour la république ou la cause des femmes. Non
seulement il a soutenu que le voile serait une obligation divine pour
la femme musulmane, mais il a déplacé le débat sur un terrain qui
n'est pas celui des valeurs humanistes universelles mais de la diplo-
matie:

« Je ne pennettrais pas à un non-musulman d'intervenir dans les


affaires musulmanes, mais de la même façon, je ne me pennettrais pas
d'intervenir dans les affaires non musulmanes. »

Le bilan de cette consultation religieuse est un sacré mauvais coup


pour un défenseur des Lumières: comment parler sur cette base d'uni-
versalité des valeurs et de laïcité? D'autant plus que Nicolas Sarkozy
n'hésite pas à décocher quelques flèches bien acérées contre les ado-
rateurs de l'Universel puisque ce dernier ne serait pas une garantie
pour le respect de la liberté humaine. Ce discours est celui de la
contre-révolution depuis ... les Lumières. Mais il est vrai que lorsque
Sarkozy s'abaisse à parler de « sectes », c'est pour citer les
«marxistes» et les partisans des «universaux» (valeurs abstraites et
universelles).

La gestion des banlieues: une affaire de religion


Sarkozy ne voit donc que la religion pour sauver les fils d'immi-
grés. La République française n'aurait-t-elle rien à leur offrir culturel-
lement, socialement, économiquement, politiquement? Un gosse
endoctriné serait-il par essence moins délinquant qu'un autre?
Ne nous leurrons pas: ce discours sert à faire l'impasse sur l'insé-
curité sociale et l'insécurité civile qui règnent dans trop de cités. Mais
comme Sarkozy est tout de même en charge du dossier depuis pas mal
d'années, sa réponse est toute prête pour justifier son incUrie: «On a
surestimé l'importance des questions sociologiques. » (sic). Sous-
entendu: on a gravement sous-estimé le phénomène religieux. Est-ce
pour cela que Sarkozy grossit volontairement le nombre de musul-
mans? Cinq millions est un chiffre politique donnant l'illusion d'une
masse (avec tout ce que cette image véhicule) « indigérable », sauf à
signer un nouvel Édit de Nantes avec un Islam de France.
126
La lecture que Sarkozy propose de la société est sociologiquement
absurde: « La question sociale n'est pas aussi consubstantielle à
l'existence humaine que la question spirituelle. » Ce point de vue est
de nature théologique et non pas scientifique ni même républicain.
Mais pourquoi cette volonté d'instrIDnentaliser le religieux? Sar-
kozy ne nous fera pas croire qu'il est habité par l'amour de l'Orient.
Son objectifne serait-il pas d'importer en France, sous couvert de plu-
ralisme religieux, la thèse du « choc des civilisations» ?
Voilà pourquoi Sarkozy ne cesse depuis des années de jeter de
l'huile (pas même sainte) sur le feu (congrès de l'UOm affaire du
voile, affaire du préfet, institution du CFCM, voyage en Israël, etc.).
Il a cru pouvoir déstabiliser Chirac avec la question religieuse.
C'était, avouons-le, plutôt bien joué puisque la commission Stasi,
contre-feu chiraquien, s'est pris les pieds dans le tapis (de prière) en
raison de son refus de faire véritablement une lecture politique des
enjeux. Ce coup du voile permettait d'isoler davantage encore les
musulmans. Sarkozy espérait-il que les autres Français (catholiques,
juifs, gays, etc.) se mettraient aussi à fonctionner sur le modèle com-
munautariste?

Le « bien commun» sauce Smko7J'


Mais le pire, avec Nicolas Sarkozy, est toujours à venir: après le
coup du lien social religieux, on pensait cependant avoir touché le
fond. C'était sans compter avec sa volonté de faire remonter le fiel.
Saint Nicolas a donc expliqué que les mécréants ont la vue courte.
J'avoue: je suis un sans-dieu, un sans-morale, un sans-culture. Je n'ai
fréquenté que l'école publique et mis les pieds dans des enceintes reli-
gieuses (catholiques, protestantes, musulmanes, etc.) et maçonnes
uniquement pour dénoncer son grand ami, le scientologue Tom
Cruise. Je serais donc, selon Sarkozy, un pauvre hère fermé à la ques-
tion du sens, sauf, bien sûr, car il est malin, à ce que mon sens moral
soit dû, malgré moi, à un reste d'imprégnation religieuse incons-
ciente:

«Est-ce que l'idéal républicain peut répondre à toutes les questions que
se pose l'horrune? Qui osemit le dire? [... ] les valeurs républicaines
n'ont pas la prétention, car ce n'est pas leur domaine, de répondre à cette
question essentielle: tout cela a-t-il Wl sens? »

Halte là! Que veut nous dire Sarkozy? On sait déjà grâce à lui qu'il
n'y a de véritable lien social que religieux, on découvre maintenant
qu'il n'y aurait de morale que religieuse:

127
« La morale républicaine ne peut répondre à toutes les questions ni
satisfaire toutes les aspirations. La vie spirituelle constitue générale-
ment le support d'engagements humains et philosophiques que la
république ne peut offrir, elle qui ignore le bien et le mal. »

La république, nous dit frère Sarko, n'est pas la finalité de


l'homme. Venseignement de la philo, ça ne vaudrait pas un prêche
à l'ég1ise? Personnellement je garde Spinoza et je lui laisse Paulo
Coelho.
Cette provocation était pourtant encore préférable à ce qui suit :
« Si l'Église de France n'a pas le souci des pauvres, qui l'aura? »
Je ne voudrais pas fâcher Sarko, mais on appelle cela la sécurité
sociale! Comment s'étonner ensuite qu'il la brade au profit des
bonnes œuvres :

« I:éducation religieuse oblige à sortir de soi et elle ouvre son cœur


à des dimensions qui le dépassent: l'altérité, la vie COmme projet spé-
cifique voulu par Dieu, le monde comme destin spécifique auquel cha-
cun prend sa part. »

Les « restos du cœur» seraient-ils plus sarkozyens que le revenu


universel?
VÉtat sarkozyen veillera donc à la fortune des religions. Finan-
cièrement d'abord, Sarko n'y va pas avec le dos de la cuillère:

« On trouve naturel que l'État finance un terrain de football, une


bibliothèque, un théâtre, une crèche, mais à partir du moment où les
besoins sont cultuels, l'État ne devrait plus engager un centime»; « Il
est temps de poser la question du financement national des grandes
religions et celle de la formation "nationale-républicaine" des
Ministres du culte ».

Culturellement ensuite. Vécole publique devrait veiller à la


bonne fortune idéologique des religions. Surtout pas en suivant
l'idée d'un enseignement des religions à la sauce laïque comme le
proposait le philosophe républicain Régis Debray. Un enseignant
n'a pas à commenter des textes religieux, sous peine de froisser la
susceptibilité des croyants. Qu'ils se contentent de rappeler les
vérités de foi des diverses Églises: il n'y a qu'un Dieu, il existe une
vie après la mort, il y a une possibilité de rédemption, etc.
Les laïcards peuvent cependant encore brûler un cierge dans les
écoles. Le sarkozysme campe dans une version faible des thèses qui
circulent, aujourd'hui, sur la laïcité dans le monde anglo-saxon. On
128
se souvient par exemple du livre The God Gene (Dieu est dans les
gènes) dans lequel Dean H. Hammer faisait de l'athéisme une
maladie.

Lesarkozysme et la tentation apparente d'un État fort


Nicolas Sarkozy ne pourrait pas jouer son numéro de père fouet-
tard si l'air du temps idéologique ne s'y prêtait pas. Son hymne en
faveur d'un« État fort» est une pauvre traduction des débats amé-
ricains. Comment concilier cet objectif avec le recul de la loi et l'af-
faiblissement de l'État que toute sa politique promeut?
Son «État fort» risque de n'être qu'un État policier, c'est-à-dire
l'exact opposé de ce qu'il prétend être. Le sarkozysme cache en
réalité, derrière son hymne à un État fort, le culte du chef fort.

La notion d'État fort: une invention de Leo Strauss


Nicolas Sarkozy n'a pas trouvé tout seul l'idée d'un «État fort))
au sens que lui donnent les partisans de la révolution néo-conser-
vatrice. La paternité en revient à Leo Strauss, philosophe d'origine
allemande, réfugié aux États-Unis, dont il devient citoyen en 1944.
Il enseignera à l'université de Chicago entre 1953 et 1973 et
publiera de nombreux livres. Sa philosophie sous-tend toute la doc-
trine américaine actuelle. Un journaliste a pu dire que, si quelques
dizaines de straussiens avaient été éloignés sur une ile, il n'y aurait
pas eu de guerre en Irak.
Leo Strauss aura de nombreux disciples comme Allan Bloom, ce
chancre de la lutte contre le relativisme et toute pensée de gauche.
Il fut lui-même l'élève et le collaborateur de Carl Schmitt, princi-
pal juriste du troisième Reich et admirateur de Mussolini.
Leo Strauss refuse tout relativisme des valeurs, qui serait à la
base des deux totalitarismes du xxe siècle. Il existe, selon lui, un
droit naturel, « étalon du juste et de l'injuste », valable n'importe
où et n'importe quand. Il ajoute, cependant, ce qui fonde son origi-
nalité, que cette suprématie des valeurs occidentales rend légitime
l'usage de la force dans de nombreuses situations. Strauss est
connu pour être le théoricien de la loi du plus fort, c'est-à-dire des
droits de l'impérialisme américain.
Strauss ne cesse de le dire: la question fondamentale est celle du
choix du régime c'est-à-dire de ses institutions politico-juridiques.
Il considère que, la démocratie étant naturellement faible, il fau-
drait donc la rendre plus forte en la limitant et en prenant appui sur
la religion. Le but du politique est, selon lui, de façonner l'esprit
129
des hommes. Il faut pour cela rejeter l'héritage de la philosophie
des Lumières, responsable, à ses yeux, du rejet des valeurs, et
admettre, à la place de ce relativisme décadent, l'existence d'un
« Bien supérieur ». La religion serait alors très utile pour entretenir
les illusions des masses. Le philosophe devrait, lui, conserver son
esprit critique et s'adresser au petit nombre, dans un langage codé
intelligible par cette seule méritocratie vertueuse.
La politique straus sienne est cene du renforcement de l'État policier
et du pouvoir religieux, bref, une sorte de nouveau mariage du sabre
et du goupillon, ou, mieux encore, de Big Mother et Big Brother.
Les libertés individuelles pesant bien peu au regard des intérêts
stratégiques de la puissance américaine et de la nature des dangers,
comment s'étonner que les États-Unis deviennent un laboratoire du
tout-sécuritaire? On y impose comme normales des pratiques de
contrôle réservées jusqu'alors aux délinquants - fichage électro-
nique des empreintes digitales, de la rétine, tatouages sous-cuta-
nés, etc.
Cette politique fait entrer l'humanité dans une ère biopolitique.
Elle constitue un nouveau pas vers ce que Michel Foucault appelait
l'animalisation progressive de l'homme par des techniques de plus
en plus sophistiquées. Le philosophe italien Giorgio Agamben,
pouvait avec raison écrire que « le paradigme politique de l'Occi-
dent n'est plus la cité, mais le camp de concentration 1 ». Nous pas-
serions peu à peu d'Athènes à Auschwitz.

La lutte contre la délinquance


Le discours sarkozyen en matière de lutte contre la délinquance
colle totalement aux propos des théoriciens libéraux qui proposent
d'adopter dans ce domaine une approche purement économique. Il
ne serait pas nécessaire de changer la société pour éradiquer le
crime, il suffirait de le rendre particulièrement coûteux.
Le prix Nobel d'économie Gary S. Becker est l'un des pères de
cette nouvelle approche. Il s'en prend ouvertement aux nombreux
intellectuels qui ont prétendu que « le crime serait insensible aux
condamnations et aux châtiments car il résulterait de l'aliénation et
des injustices, qui comprennent les conditions inacceptables de la
vie en prison 2 ». La gauche serait donc responsable de la délin-
quance.
1In Le Monde du 10 janvier 2004.
2Article de Business Week, 1985, traduit par Hervé de Quengo, in site
herve.dequengo.free.fr/BeckerlBecker l.htm

130
Le crime répondrait au contraire à un banal calcul économique.
Les mêmes auteurs considèrent, d'ailleurs, que l'amour et l'amitié
s'expliqueraient également par un calcul coût-avantage.
Il suffirait d'augmenter le coût du crime pour le faire disparaître:
« Le crime est devenu un métier plus attrayant au fur et à mesure
que la punition est devenue moins probable et moins sévère [ ... ] les
crimes contre la propriété diminuent quand les châtiments sont plus
probables et plus sévères. » Gary S. Becker propose tout un pro-
gramme pour faire baisser les crimes, notamment chez les jeunes
de 15 à 24 ans plus enclins, selon lui, à violer la loi: renforcement
des forces de police, développement de peines plus lourdes, exemp-
tion des jeunes des lois sur le salaire minimum car « ces lois élimi-
nent les jeunes non qualifiés du marché °du travail et augmentent
leur taux de chômage. A son tour, ce chômage incite les jeunes à
s'engager sur la voie du crime, et particulièrement des crimes
contre la propriété 1 ».

Le sarkozysme : une droite sécuritaire insécurisante

« La police, ce n'est pas du social. Vous êtes là pour arrêter les


voyous, pas pour organiser des matchs de foot. » (Sarkozy en déplace-
ment à Toulouse)

Fallait-il vraiment prendre les lois Sarkozy au sérieux? :Uopposi-


tion aux nouveaux textes n'a-t-elle pas satisfait finalement à la
nature essentielle de ces lois en participant à leur caractère de poli-
tique-spectacle?
Il est vrai que les lois Sarkozy n'innovent pas beaucoup. Elles
caricaturent des textes déjà existants, comme la loi sur la sécurité
intérieure du gouvernement Jospin. Leur portée idéologique est
cependant différente, puisque ce que Sarkozy cherche, ce n'est pas
le rétablissement de la puissance de l'État, c'est à donner des
« classes populaires» l'image de « classes dangereuses ».
Sarkozy ne restera pourtant pas comme le ministre des rafles
dans les cages d'escalier puisque son texte (deux mois de prison et
3750 euros d'amende) s'est avéré impossible à mettre en œuvre.
Ces lois imbécjles condamnent la police de terrain à exécuter des
missions toujours plus irréalistes, favorisant ainsi des îlots de ten-
sion et d'escalade.
Sarkozy s'est fait une spécialité du respect de l'ordre:
1 Ibidem.

131
« Pas un centimètre carré de notre république ne doit rester une zone
de non-droit. » (France 2, 9 décembre 2002).

Son bilan est pourtant pour le moins mitigé, voire franchement


négatif. Les collèges sont toujours des lieux de grande violence. Il dit
pourchasser le petit délinquant mais est incapable de récupérer les
« territoires perdus de la république) ». Il se défausse sans cesse sur
les erreurs de ses prédécesseurs, de gauche comme de droite.
Il n'évitera pas, en revanche, le piège de la brutalité. On a assisté,
sous son ministère, à une augmentation de presque 100 % des vio-
lences policières, ce qui s'explique incontestablement par son dis-
cours musclé. Il croit s'en sortir en annonçant la mise en place de
caméras dans les véhicules d'intervention pour « fliquer les flics ».
Sarkozy aime répéter que « la sécurité est la première des libertés »,
mais il oublie que la Déclaration de 1789 parle non de sécurité, mais
de sûreté contre l'arbitraire de l'État.
Sarkozy bouge beaucoup, parle davantage encore. Il sillonne le pays
et court les commissariats. Mais pour quels résultats, si l'on ne se
contente pas de statistiques flatteuses mais nécessairement bidons?
Sarkozy a-t-il gagné sa « guerre» contre les banlieues? La délin-
quance et la désespérance y ont-elles baissé? Les petits trafics qui
pourrissent la vie des cités ont-ils disparu?
Sarkozy fut-il plus efficace dans sa lutte contre le grand banditisme
et la délinquance imancière et économique? A-t-il réglé le dossier des
ROIDS et Roumains en situation irrégulière malgré son battage média-
tique?
On se souvient de l'exécution publique par Sarkozy d'un commis-
saire à Toulouse (censé faire trop de prévention) et d'un préfet en
Corse. Mais qui a en mémoire son échec cuisant dans l'affaire des
opposants iraniens, avec l'arrestation sans raison et la détention arbi-
traire des plus hauts dirigeants de l'Organisation des Moudjahedines
du Peuple, dans le but de donner des gages au gouvernement iranien?
Qui se souvient également de son échec dans l'affaire du mystérieux
groupeAZF?
Il est extraordinaire de voir comment Sarkozy, alors ministre de
l'Intérieur, est parvenu à s'exonérer de toute responsabilité dans les
quinze milles morts de la canicule. Selon lui, aucune information de
nature sanitaire n'a été transmise à son cabinet avant le 12 août,
lorsque le nombre croissant de décès a posé des problèmes aux
entreprises de pompes funèbres de Paris et de la région parisienne.

1 Titre d'un ouvrage collectif paru aux Éditions mille et une nuits, 2002.

132
« Nous sommes passés à côté de ce drame », a-t-il déclaré devant la
Commission parlementaire, excluant avoir voulu minimiser la réa-
lité sanitaire.

Sarkozy aime se présenter comme le premier flic de France. Il en


rajoute dans ce domaine, sachant y gagner facilement une popularité
à coup de déclarations fracassantes et de mesures symboliques :

«Les forces de police ont besoin d'être considérées, respectées, j'allais


dire aimées»; « Le gouvernement est décidé à vous donner les moyens
et à vous soutenir pour éradiquer l'explosion de violence à laquelle le
pays est confronté» (Nicolas Sarkozy, 17 mai 2002)

« Puisque désormais on attaque la police de proximité, il faudra don-


ner à celle-ci les moyens de se défendre. Une autorisation d'usage des
flash-balls pour les policiers de proximité qui se trouvent près des cités
difficiles et dangereuses va être donnée. » (Nicolas Sarkozy, 30 juin
2005).

Cette autorisation donnée à la police de proximité de se servir de


flash-balls (balles en caoutchouc) comme les Brigades Anti-Crimina-
lité lui valut aussitôt cette réplique de Michel Tubiana, président de la
Ligue des Droits de l'Homme:

« Une généralisation des flash balls marque une escalade des mesures
sécuritaires »; « Le gouvernement privilégie les effets d'annonce et les
opérations coups de poing. »

Sa politique comme ministre de l'Intérieur n'est que le pendant


sécuritaire de sa politique antisécuritaire comme ministre de l'Écono-
mie et des finances.
Il est vrai que Sarkozy sait mélanger les cartes. TI oublie parfois que
le rôle de la justice n'est pas de se mettre à la place des victimes, mais
tout simplement de dire le droit :

« Le devoir de l'État est d'être efficace. Demain, aucun criminel ne


pourra se sentir à l'abri. Et il faudra suivre les victimes avec plus d'at-
tention, moderniser notre conception de la victime dont la prise en charge
psychologique avec la création dans chaque département d'une Commis-
sion d'urgence médico-psychologique et nous devons aussi porter plus de
considération aux victimes. Avant de penser aux droits des délinquants,
penser aux droits des victimes et replacer celles-ci au centre des missions
de l'État [... ) Les victimes méritent davantage de considération que les
coupables. » (Nicolas Sarkozy, lors de la journée d'information des
associations de victimes d'infraction)
133
Classes populaires, classes dangereuses

« Je ne veux pas que le domicile conjugal soit interdit à la police


entre 9 heures du soir et 6 heures du matin. » (Nicolas Sarkozy)

On sait que les libéraux ont souvent criminalisé les milieux popu-
laires au cours de l'histoire, mais on croyait cette époque révolue.
Nicolas Sarkozy a établi de nouvelles « classes dangereuses » en
désignant à la vindicte les prostituées, les mendiants, les sans-
papiers, les squatters et les «jeunes », au besoin en créant de toutes
pièces de nouveaux délits.
Sarkozy conduit une véritable politique de père gribouille der-
rière une apparence de père fouettard :

« La loi doit de nouveau faire peur à ceux qui empoisonnent la vie


d'autrui et la multirécidive doit être beaucoup plus sanctionnée. »
(Assemblée Nationale, 2 décembre 2003)

Sarkozy est le champion de l'annonce de mesures inapplicables :


emprisonnement pour insultes à enseignant, amende aux parents
d'élèves qui sèchent les cours (jusqu'à 2000 euros, soit plus que le
salaire minimum mensuel). Ces mesures sont, il est vrai, plus
faciles à prendre que celles permettant de lutter véritablement
contre la démotivation des élèves, contre l'absentéisme et pour
réinsérer les élèves dans la communauté éducative.

Les drogués sont par définition coupables

« TI n'y a pas de drogue douce et de drogue dure. Il n'y a pas de


petite consommation personnelle. TI n'y a pas d'expérience indivi-
duelle. Il n'y a pas de jeunes libres et branchés. Il n'y a que des
drogues interdites et des usagers qui transgressent la loi. » (Nicolas
Sarkozy, Le Monde du 25 avril 2003)

On assistera à plusieurs mois de campagne alarmiste sur le thème


d'une « épidémie de consommation chez les jeunes» et des ravages
du cannabis : cannabis au volant, cannabis et mineurs, cannabis et
délinquance, cannabis et cancer, etc.
Pourquoi ce discours alarmiste alors que nos lois sont déjà les
plus répressives du monde? On supprimera finalement la peine de
prison ferme qui punit le simple usager. Sanction toute théorique
d'ailleurs, puisqu'elle n'était plus appliquée depuis 1991.

134
Les prostituées sont par définition coupables
VOffice central pour la répression de la traite des êtres humains
estime entre 15000 et 18 000 le nombre de prostituées en France,
dont 63 % environ d'étrangères. 10 000 environ travaillent sur
Paris. Vobjectif avancé par Sarkozy serait de juguler le proxéné-
tisme. Mais pourquoi s'en prendre, dans ce cas, directement aux
prostituées en faisant du racolage passif un nouveau délit passible
de prison?
La loi Sarkozy, loin de réduire l'influence des proxénètes, est sur-
tout accusée par les associations spécialisées d'avoir augmenté la
clandestinité et rendu les conditions d'exercice plus insupportables.
Cette répression est surtout ciblée contre les prostituées étrangères.
Il y aussi le développement de nouvelles formes de prostitution
plus clandestines: explosion des salons de massage, usage d'Inter-
net, etc.

Les mendiants sont par définition coupables


Sarkozy menace d'une peine de prison de six mois et 3750 euros
d'amende ceux qui mendient« sous la menace d'un animal dange-
reux ». Le fait de ne plus pouvoir justifier de ressources corres-
pondant à son train de vie, tout en étant en relation habituelle avec
un ou des mendiants est assimilé à une exploitation et coûtera trois
ans de prison et une amende de 45000 euros.

Les gens du voyage et les sans-logis sont coupables


Sarkozy prévoit une peine de prison de six mois et une amende
de 3750 euros pour les gens du voyage, les vagabonds et les
familles sans domicile qui s'installent sur un terrain sans autorisa-
tion préalable du « propriétaire ou du titulaire du droit d'usage ».

Les sans-papiers sont par définition co.upables


Tout étranger dont le comportement a « constitué une menace
pour l'ordre public» sera renvoyé dans son pays.

Le sarkozysme a besoin de fabriquer sans cesse de nouvelles


délinquances, d'où ces discours hystériques sur la drogue ou les
rumeurs mensongères entretenues sur les tournantes, etc.
Il en a besoin pour instaurer un sentiment d'insécurité et faire
oublier ses échecs répétés sur le front des vrais problèmes de cri-
minalité. Cette stratégie est électoralement payante, car elle lui per-
met de se complaire dans une gesticulation vaine et de multiplier

135
les propos moralisateurs ou démagogiques. Elle est également poli-
tiquement efficace, car elle légitime, par avance, toutes ses lois
liberticides et sa reprise des thèmes de l'extrême droite.

Le sarkozysme apparaît comme une formidable régression lors-


qu'on constate comment sa moralisation du discours juridique
s'inscrit contre la tendance séculaire de la science criminelle.
Sarkozy fait ainsi du cas de quelques récidivistes un prétexte, non
seulement pour occuper à moindre frais les médias, quitte à nuire
au travail de fond réalisé par les équipes judiciaires et sociales, mais
aussi pour justifier une réforme complète de la conception de la
sanction pénale en prenant, une fois de plus, modèle sur la justice
américaine :

« Combien de temps va-t-on tolérer qu'un individu, condamné à la


perpétuité, parce qu'il a tué, ressort 13 ans après, pour retuer? »

La solution serait donc non seulement d'envisager un systéma-


tisme des peines (contraire au principe républicain d'individualisa-
tion des peines), mais aussi de traiter à part le cas des
multirécidivistes. Un autre moyen serait d' « associer un représen-
tant des associations de victimes aux décisions de remise en liberté
conditionnelle» afin que ce ne soient plus seulement « les magis-
trats qui décident » :

« Les victimes ont leur mot à dire quand on relâche des assassins,
des criminels ou des délinquants. »

Sarkozy confond une fois de plus « État fort» et « État policier ».


Il oublie qu'un « État fort » repose sur un véritable consensus
social. Il ne peut y avoir d'État fort dans le cadre de l'affaiblisse-
ment de l'État tant au niveau idéologique que matériel (les moyens
mis en œuvre). Nicolas Sarkozy devrait donc réfléchir à deux fois
avant de s'en prendre systématiquement aux fonctionnaires, et
notamment aux juges. Il devrait également s'interroger avant d'an-
noncer, avec un plaisir non feint, sa volonté de couper dans les
effectifs des fonctionnaires. IJÉtat sarkozyen est en réalité un État
rabougri, mais violent.
Chapitre 2
Le sarkozysme contre l'égalité

« Végalité républicaine cela ne signifie pas que nous devons tous


avoir le même salaire, le même appartement, le même métier, finale-
ment la même vie. Cela signifie que celui qui travaille plus doit gagner
plus. Et que celui qui cumule le plus de handicaps sera davantage aidé
par l'État. Cela s'appelle l'équité républicaine, je la préférerai toujours
à l'égalitarisme. » (Nicolas Sarkozy, discours du Bourget)

Le sarkozysme s'invente un ennemi imaginaire, l'égalitarisme,


pour miewde combattre et commettre des dommages collatéraux sur
l'idée même d'égalité. Peu de notions sont autant chargées de sens et
d'émotions en raison des combats menés en son nom. S'en prendre
à l'égalité, c'est viser la mémoire.
Le sarkozysme bénéficie, pour cela, des victoires déjà remportées
par la révolution néo-conservatrice internationale contre ce terme
fétiche. Il faut bien admettre qu'à l'exception de quelques cercles
ultras, la droite française avait perdu, depuis Vichy, le mode d'emploi
de la critique anti-égalitaire, tant ce point de vue semblait honteux et
coupable. Une partie de la droite ne cessait de culpabiliser et refou-
lait ce qu'elle considérait comme un point aveugle de sa théorie.
La gauche avait beau jeu de dénoncer son caractère anti-social. La
pression a aujourd'hui changé de camp.
Les partisans de l'égalité sont de nouveau acculés à sa défense face
à des adversaires revigorés, alors qu'eux-mêmes sont devenus désar-
més et comme sonnés face aux nouvelles arguties anti-égalitaires.

Le sarkozysme s'est fait une spécialité d'introduire en France les


débats qui ont secoué les États-Unis. Il est donc utile de nous y repor-
ter pour savoir à quelle sauce le sarkozysme veut nous manger.
Nicolas Sarkozy aime se présenter comme un pragmatique,

137
contrairement aux autres leaders politiques, tous adeptes de ces
« abstractions» si françaises. Il faut pourtant croire que, sur ce ter-
rain comme sur d'autres, Sarkozy est inspiré par le mauvais génie
de la révolution néo-conservatrice américaine, car chacun de ses
combats épouse fortement ses positions.
Nicolas Sarkozy ferait-il du néo-conservatisme sans le savoir ou
pire encore sans le dire?
La critique de l'égalité n'a pas été immédiatement frontale. Les
néo-conservateurs s'en sont pris d'abord à la notion de pauvreté. La
logique de ce discours est connue. Sans théorie de la pauvreté, il
n'est pas possible d'en parler. Et s'il n'existe pas de pauvreté com-
ment peut-il y avoir un État-providence censé la combattre?
La critique de l'égalité est venue juste après cette première vic-
toire. Les néo-conservateurs ont expliqué que l'égalitarisme
menace dès lors que l'on veut une égalité de résultats, puis ils ont
déboulonné l'idée d'égalité de moyens. Ils s'en sont ensuite pris au
concept même d'égalité, jugé économiquement stupide, politique-
ment dangereux et moralement abscons. Ils se sont finalement posé
la question de savoir s'il est légitime de condamner ceux qui remet-
tent en cause l'idée d'égalité humaine. Le racisme est, selon cer-
tains, une idée comme une autre, antipathique certes mais
inséparable du droit de propriété. Les premiers travaux pratiques
ont suivi : nouvelle politique en matière d'immigration choisie,
débat sur les discriminations positives, projet de désétatiser totale-
ment l'école et la sécurité sociale, etc.

La critique de l'idée de pauvreté


Cette première attaque contre l'idée même de pauvreté n'est pas
la moins importante, compte tenu de ses implications économiques
et sociales.
Les sarkozyens de toute obédience mettent tout d'abord au défi
les défenseurs des « pauvres» de se mettre d'accord sur une défi-
nition commune. Comment pourrait-on combattre ce que personne
ne serait en mesure de définir et de mesurer sérieusement?
Non seulement il existe plusieurs définitions mais aucune ne
serait tenable :

« Il ne viendrait à l'idée de personne d'envoyer des fusées sur la lune


sachant que les calculs qui sont faits ont faux. Or qu'est-ce que l'on
observe à propos de la politique de lutte contre la pauvreté puisque
l'on dépense des milliards de francs pour la faire reculer à partir de

138
mesures dont on sait qu'elles sont fausses J. »

1:approche en tennes de pauvreté relative serait absurde, car est


considérée comme pauvre toute personne dont le revenu nominal se
situe à la moitié du revenu médian. Ce coefficient de 50 % est tota-
lement arbitraire. Ensuite ce critère mesurerait non pas la pauvreté
mais l'écart de richesses. On aboutirait ainsi à des chiffres absurdes
comme les 5,5 millions de pauvres en France dont 1,1 million d'en-
fants ou les 36 millions de pauvres américains. Le développement
des inégalités ne serait pas un critère pertinent car il serait indé-
pendant de la pauvreté :

«Avec 50 % du revenu moyen aux États-Unis, on n'est pas pauvre


en valeur absolue et on vit mieux que si l'on a le revenu moyen ou
même dix fois le revenu moyen dans un pays pauvre du tiers-monde.
Ce n'est pas la pauvreté qui est visée, mais les "inégalités" de revenu:
vaut-il mieux que tout le monde soit au même niveau de misère 2 ? »

Ce calcul ne mesurerait finalement que la jalousie.


1: approche en tennes de revenu réel serait aussi stupide, puisque
serait pauvre toute personne qui ne pourrait consommer un certain
nombre de biens. Sont retenus les biens correspondant à la consom-
mation de plus de la moitié de la population et jugés indispensables
par plus de la moitié des gens. La pauvreté augmenterait donc avec
la richesse et l'avidité, bref, être pauvre serait seulement être
envieux.
1:approche en tennes de satisfaction serait également aléatoire,
car serait pauvre toute personne qui estime que son revenu donne
un niveau de satisfaction inférieur au minimum qu'elle juge néces-
saire pour vivre. La pauvreté serait donc non seulement subjective,
mais névrotique.
1: approche en tennes administratifs serait perverse, car serait
pauvre toute personne bénéficiant d'une aide dont l'objectif est de
lutter contre la pauvreté. Il suffirait donc de supprimer les aides et
il n'y aurait plus de pauvres.
Même les plus libéraux sont obligés de reconnaître que la misère
1 Bertrand Lemennicier et Olivier Maillard, « La pauvreté et ses mesures »,
1999, lemennicier.bwm-mediasoft.comlcol_docs/doc_41_fr.pdf.; Lemmenni-
cier est un personnage central de la mouvance libérale: membre de la Société
du Mont-Pèlerin, économiste à Paris II, admirateur de Ayn Rand, membre du
Conseil scientifique de l'Institut Turgot, etc.
2 Dossier « Pauvreté », libres.org.

139
existe dans les pays riches. Ils vont une fois de plus s'en tirer avec une
pirouette acrobatique. La pauvreté serait la conséquence directe de
l'existence de l'État-providence:

« Cette misère existe en dépit de 50 % de prélèvements obligatoires et


de redistribution, en dépit de l'État-providence, et probablement à cause
d'eux. Ce qui fait que l'État n'est pas la solution [... ] mais que l'État est
le problème. Pour réduire la pauvreté, ce qui est effectivement une néces-
sité, il faut moins d'État-providence et plus de libertés créatrices de
richesses 1. »

Trois autres idées sont considérées comme fausses.


Les pauvres ne vivraient pas en réalité dans des conditions diffi-
ciles. Ils seraient même souvent beaucoup plus riches que les anciens
riches: les pauvres d'aujourd'hui ont le téléphone, le lave-vaisselle, la
voiture, le magnétoscope, etc. Ils sont même souvent propriétaires de
leurs logements.
La pauvreté étant généralement un simple phénomène transitoire, le
problème ne serait pas d'être pauvre, mais de le rester durablement.
Aux États-Unis, on pourrait être pauvre aujourd'hui et très riche
demain. La bonne question serait donc d'examiner s'il existe une
mobilité sociale. Mesurer la pauvreté sur une courte période serait
donc une erreur, puisqu'il faudrait considérer tout le cycle de vie de la
personne, voire même du foyer:

«Une réflexion théorique sur la notion même de pauvreté permet d'éli-


miner de la mesure de la pauvreté : chômeurs ou femmes divorcées avec
enfants en situation de pauvreté transitoire, les ménages qui ne sont pas
pauvres par définition comme les ménages étudiants, riches de leur ave-
nir futur, les familles nombreuses, riches de la présence de leurs enfants,
les couples séparés, riches de leur indépendance, les couples dont l'un des
conjoints est au foyer. Simplement avec cette correction, on diminue de
plus de la moitié le nombre de pauvres. Si on mesure la pauvreté en
termes réels, comme on devrait le faire, on s'aperçoit que la pauvreté
n'est peut-être pas un phénomène aussi dramatique qu'on le dit 2• »

Selon Bertrand Lemennicier et Olivier Maillard, les jeunes ménages


ne seraient pas pauvres, car ils sont riches de leur fortune future, les
vieux ne seraient pas pauvres, car ils sont riches de leur fortune pas-
sée, etc. La pauvreté devrait être mesurée avec des critères comme les
taux d'entrée et de sortie de la pauvreté, la durée moyenne de pau-
1 Idem.

2 Bertrand Lemennicier et Olivier Maillard, op. cit.

140
vreté, la pauvreté à plus ou moins deux ans ou dix ans, etc.
Le critère de la pauvreté économique serait de toute façon insuffi-
sant car il ne tient pas compte d'autres richesses comme l'indépen-
dance, le nombre d'enfants, la joie de vivre, les projets
individuels, etc.
La seule solution serait donc de suivre Hoppe lorsqu'il prone son
option « antifondamentaliste » en matière de pauvreté : toute idée de
pauvreté étant aléatoire, l'idée même de la combattre relèverait donc
d'un pur dogme.
Cette option permet de s'en prendre aux analyses de la pauvreté aux
États-Unis, jugées symptomatique des erreurs intellectuelles de la
gauche. Lisons le philosophe Guy Millière, conférencier au cercle
Bastiat:

« La définition officielle de la pauvreté aux États-Unis est une défini-


tion dite "absolue" : est pauvre celui dont le revenu est inférieur à trois
fois le coût de la ration alimentaire pour vivre. Un seuil particulier est cal-
culé pour chaque famille en fonction de sa composition [... ] En réalité,
grâce à toutes les aides, la plupart des "pauvres statistiques" aux États-
Unis vivent dans des conditions de confort inconnues chez les pauvres
français: en 1997,40 % possédaient leur logement, 70 % avaient une voi-
ture, 97 % la télévision couleur et les deux tiers avaient chez eux l'air
conditionné 1. »

Ce débat sur la non-pauvreté offre d'autres avantages. D permet en


effet d'inverser la charge de la culpabilité. La révolution néo-conser-
vatrice renoue avec cette vieille recette idéologique qui consiste à
« déculpabiliser» les riches et à « culpabiliser» les pauvres. Les sar-
kozyens admirent les États-Unis parce que les pauvres y sauraient être
responsables de leur situation. Ds chercheraient donc à s'en sortir par
le travail.
Nicolas Sarkozy opte visiblement pour un point de vue assez sem-
blable:

« Je veux voir si ceux qui me réclamaient du boulot tout à l'heure sont


prêts à se lever le matin [... ) Ce sera l'occasion de voir si on a eu raison
de vous faire confiance. » (Nicolas Sarkozy, 30 juin 2005, Cité des 4000,
la Courneuve)

Les États-Unis seraient, contrairement à la France des avantages

1 Compte-rendu de la conférence de Guy Millière, « La pauvreté aux États-


Unis », 29 septembre 2001, Lumières Landaises n° 41, cercle Bastiat.

141
sociaux, une immense machine à fabriquer des riches, y compris chez
les pauvres. C'est bien connu, les Français seraient, eux, envieux et
jaloux des plus riches qu'eux. Lorsqu'ils passent devant une belle
demeure, ils ne se disent pas comme les Américains « si je travaille
beaucoup, je pourrai, un jour, me l'offrir », tout juste s'ils ne ressor-
tent pas de leur chaumière leurs fourches et leurs faux. Il faut croire
que c'est un atavisme français depuis les jacqueries du Moyen-Âge.

Salauds de pauvres!
« Je suis favorable à la creation d'un contrat de travail unique et à
l'instauration de contreparties au versement de minimas sociaux. Il ne
faut pas non plus s'interdire de réfléchir à un système de sanctions pour
les chômeurs qui refusent plusieurs offres d'emploi. » (Nicolas Sarkozy)

Les sarkozyens ne manqueront jamais de vous expliquer que les


« pauvres» américains (si vraiment ils existent) ne peuvent être ni
des « travailleurs pauvres» ni des chômeurs, puisque il n'y a plus de
chômage aux États-Unis:

«Les sans-travail sont des personnes qui n'ont plus assez de ressort
pour chercher un travail, soit parce qu'elles font de la dépression, soit
parce qu'elles ont un problème de drogue ou d'alcoolisme, ou des défi-
ciences mentales légères 1. »

La pauvreté ne serait qu'un nouveau terme « politiquement cor-


rect » pour désigner des malades mentaux et des asociaux incurables.
Préféreriez-vous les voir enfermer dans des asiles? Soyons honnêtes,
les pauvres sont d'abord des fous:

« Autrefois ces personnes auraient vécu dans des asiles d'aliénés.


Depuis une quarantaine d'années, la tendance a plutôt été de faire quit-
ter les hôpitaux psychiatriques à tous ceux qui ne présentaient pas de
danger pour la société. Ces personnes sont au nombre d'environ
700000 2 • })

Les pauvres sont aussi responsables de leur mauvaise santé et de


leur mortalité beaucoup plus forte (mais leur vie vaut-elle le coup
d'être vécue?) :

1 Ibidem.
2 Ibidem.

142
« On pourrait dire que les ouvriers ont une espérance de vie plus
faible parce qu'en général, ils surveillent moins leur régime alimen-
taire, ils sont dans des régions où l'on boit sec, et on ne va pas volon-
tiers "au docteur" '. »

Les Français devraient commencer par balayer devant leur chau-


mière, plutôt que de critiquer le modèle américain qui nous offre
pourtant une recette simple. Elle consiste à renoncer à toute lutte
contre la pauvreté, car distribuer des aides sans aucune discrimina-
tion aboutit à produire des pauvres et des filles-mères :

« La lutte contre la pauvreté qui se pratique aux États-Unis ne


consiste pas à aider les pauvres de façon à les laisser pauvres, mais à
leur donner les moyens matériels et moraux de sortir de la pauvreté. Et
ceci ne peut être fait qu'individu par individu, en agissant au plus près
de l'individu. Ceci ne peut être accompli par une administration. C'est
le sens du "conservatisme compassionnel" de George Bush, raillé en
France, mais parfaitement compris aux Etats-Unis 2. »

Nicolas Sarkozy s'avance sur ce terrain à pas feutrés, mais aussi


avec beaucoup de détermination :

« Je ne demanderai jamais la remise en cause des acquis sociaux,


mais je souhaite que l'on fasse le tri entre ce qui est acquis social et ce
qui n'est que le produit d'une habitude, d'une lâcheté, d'un oubli »;
« Ce n'est pas un acquis social que de pouvoir bénéficier d'un mini-
mum social sans être contraint en contrepartie d'avoir une activité. »
(12 juin 2005)

La critique de l'idée d'égalité


La pauvreté ne serait pas la seule chimère que partagerait la
vieille gauche réactionnaire. Vidée même d'égalité devrait tomber
sous le feu nourri de la critique libérale puisque personne n'en a la
même approche.
Cette attaque frontale contre la notion d'égalité est l'étape qui
suit nécessairement la chausse-trape sur le chancre « égalitariste ».
Ce thème, avant d'être importé en France, a été longuement déve-
loppé dans les pays anglo-américains, notamment par John Baker,
de l'University College de Dublin:

1 « La pauvreté, une sale maladie », 16 septembre 2000, in site


www.libres.org/francais/nvlettre/archives/nouvelle_lettre_637.htrn.
2 Compte-rendu de la conférence de Guy Millière, ibidem.

143
« IJégalitarisme souffre d'une confusion philosophique typique. Si
nous savons que nous croyons en l'égalité, en revanche, nous ne parais-
sons pas être capables de dire ce qu'est l'égalité 1. })

Le sarkozysme militant s'en prend seulement à l'égalitarisme qui


vient jusqu'à Neuilly égorger nos femmes et nos enfants; «Aux
armes les possédants! »
Le sarkozysme savant attaque non seulement l'égalité de résul-
tats, mais aussi l'égalité de moyens. Le sarkozysme malin recycle
les thèmes de « l'immigration choisie », des « discriminations posi-
tives » et des « minorités visibles ». Le sarkozysme culotté s'en
prend à l'école publique, le creuset de l'égalité.

La critique de l'égalitarisme
Cette charge contre l'égalité est la plus fréquente, même si elle
s'avère superficielle. Sarkozy ne cesse de s'en plaindre comme
d'une calamité. Nous serions menacés d'égalitarisme:

«N'a-t-on pas détourné de son sens le mot égalité à force de nivel-


lement et d'assistance?}) (Nicolas Sarkozy)

Cette thèse pourrait faire sourire au moment même où les asso-


ciations comme le Secours Populaire Français ou le Secours Catho-
lique ne cessent de nous alarmer sur le développement important de
la misère en France. Il faut donc croire que Sarkozy ne lit pas les
études de l'Observatoire des inégalités.
Il est vrai que le propos de Nicolas Sarkozy est d'une tout autre
nature. IJégalitarisme qu'il fustige n'est pas celui que mesure un
écart des revenus ou de patrimoines, mais simplement la volonté de
combattre les inégalités. IJégalitarisme est un mot-obus inventé
pour délégitimer l'ensemble des politiques de redistribution
sociale. On ne peut se dire anti-égalitaire, mais l'anti-égalitarisme,
lui, se porte bien. Il a presque un petit côté « révolté}) qui fait pas-
ser un gosse de riche de Neuilly-la-Bourge pour un héritier des
blousons dorés.
Le sarkozysme peut puiser sans relâche dans les textes des pères
fondateurs du libéralisme. Hayek ne fut jamais un chaud partisan de
l'égalité:

1 Revue permanente de philosophie politique, 1990, texte traduit de l'anglais


par Guillaume Dupont.

144
« La sagesse populaire tient pour juste que celui qui travaille dur
gagne mieux sa vie que celui qui en fait le moins possible [... ] Si la
justice sociale tend à "corriger" ces inégalités-là, alors, disons-le tout
net, elle tourne le dos à la justice tout court, du moins à la justice
"méritocratique" 1. »

Sarkozy prend donc de plus en plus ouvertement des accents


hayekiens. La méritocratie est devenue la meilleure façon de com-
battre l'idée d'égalité:

« Uégalité républicaine, ça n'est pas que chacun soit rémunéré au


même niveau. C'est, d'un côté, la reconnaissance du mérite car il est
normal que ceux qui travaillent plus gagnent plus, et c'est, de l'autre
côté, mobiliser les moyens pour aider ceux qui ont des handicaps ou
qui ne peuvent s'en sortir sans l'aide de la collectivité. » (N. Sarkozy,
discours d'installation comme président du Conseil Général des
Hauts-de-Seine, avril 2004)

La critique de l'égalitarisme de résultats


r.:idée d'égalité serait fondée sur la notion de justice, or la société
ne peut être juste ou injuste, car elle n'a pas de volonté:

« Le fait que je sois riche ou pauvre ne peut être tenu pour juste ou
injuste [ ... ] Considéré en soi mon état est bon ou mauvais, mais ni
juste ni injuste [ ... ] Peut-on adresser à la société le reproche qu'elle est
injuste? Ceci est très douteux 2.»

r.:égalité serait la forme la plus dangereuse de cette erreur philoso-


phique qui consiste, depuis les Lumières, à prendre des grands prin-
cipes pour la réalité. :Végalité ne peut pourtant exister sauf, bien sûr,
à préciser l'égalité de quoi. Encore faut-il être, alors, pleinement
conscient que ce critère unique, qui fonde une égalité précise, ne peut
être que la négation d'autres particularités. Les individus ne pouvant
jamais être totalement égaux, sauf à devenir des clones, mieux vau-
drait abandonner définitivement un principe aussi flou et nocif.
:Vidée même de prôner une égalité de résultats serait socialement
irresponsable. Elle aurait vite fait de ruiner l'économie et d'anéan-
tir l'amour du travail: les mêmes qui accusent les 35 heures de rui-
ner les entreprises voyaient dans l'interdiction du travail des enfants
une charge totalement insupportable pour l'économie, qui devait
conduire à la faillite nos industries et au chômage.
1 Hayek in Droit, législation et liberté, PUF, 1980, pp. 104-105.
2 Ibidem, pp. 102-103.

145
Ce discours anti-égalitaire n'est que la reprise d'une tradition de
négation de la question sociale. Sarkozy se rue sur les thèses anglo-
américaines avec la même fougue que la droite orléaniste lors-
qu'elle se rua, en son temps, sur le fameux discours au cours duquel
Gambetta déclara: « Il n'y a pas une question sociale. Il y a une
série de problèmes à résoudre 1. » On sait que cette formule devint
très vite « il n'y a pas de question sociale ».
Ce refoulement de la question sociale est un vieux réflexe libéral
qui permet d'opposer à sa propre responsabilité celle des victimes
de sa politique. La thèse est connue : personne ne peut se déchar-
ger sur autrui de la charge de sa propre existence, sauf dommage
causé par un tiers.
Cette négation de la question sociale recycle infine la vieille ren-
gaine réactionnaire selon laquelle les relations d'inégalités seraient
non seulement naturelles, mais providentielles parce qu'elles tisse-
raient le lien social. Autrement dit : les pauvres ont besoin des
riches pour pouvoir vivre.
Cette vision erronée de l'égalité serait une maladie typiquement
française. Depuis 1789, il existerait deux façons de traiter la ques-
tion sociale. Soit en instaurant des obligations sanctionnables juri-
diquement (comme le droit du travail), soit en postulant des
obligations morales non susceptibles, bien sûr, de sanctions juri-
diques (un patron fait ce qu'il peut) mais en veillant à ce que la
« société civile » puisse développer librement ses bonnes œuvres
(cf. : conservatisme compassionnel).
IJidéologue atlantiste Armand Lafferère le dit autrement : le
choix français de « l'égalité plutôt que de la liberté» serait une
erreur. Il y aurait moins de liberté en France qu'ailleurs, mais pas
moins d'inégalités qu'aux États-Unis. Les inégalités françaises
seraient différentes: avantages alloués par l'État ou les collectivi-
tés locales, privilèges reconnus à la classe politico-administrativo-
associativo-syndicale, etc. 2

La machine à faire des inégaux


Le sarkozysme est comme l'inconscient, il ignore totalement la
contradiction. Les mêmes qui s'émeuvent de cet égalitarisme qui
grignoterait la bonne société expliquent que l'État-providence ne
serait pas profitable aux miséreux. La « machine à faire des égaux »

1 Discours à la Chambre du 18 avril 1872.


2 In Commentaire, nO81-82, printemps 1998.

146
ferait des inégaux en fonctionnant à rebours. Cette thèse est soute-
nue par David Friedman dans son article « Robin des bois est un
vendu! ». Les pauvres seraient tellement bêtes, qu'ils finiraient
toujours par financer les riches. On cite généralement, pour preuve,
les études supérieures et l'Opéra:

« Une autre conséquence possible - et peut-être probable - du fait


que, comme le disait Reiser: "les pauvres sont des cons", serait que les
pauvres en question se feront constamment gruger, de sorte que le seul
égalitarisme des résultats soit suffisant pour qu'on se retrouve avec
une structure redistributive qui vole les pauvres au profit de beaucoup
plus riches qu'eux 2. »

La critique de l'égalité des chances


Les partisans de la révolution néo-conservatrice ne s'en prennent
pas seulement à l'égalitarisme, mais à l'option en faveur de l'éga-
lité des chances pour tous. Il n'est pas seulement reproché à l'État
de faire des égaux, mais de vouloir en faire. John Baker soutient
que cette revendication serait très pauvre puisque, considérée un
temps comme la figure de proue de l'égalitarisme militant, elle
serait aujourd'hui le moindre mal que préconiseraient certains réac-
tionnaires. Il serait donc impossible de se fier à une valeur aussi
molle mais perverse.
Hans Hermann Hoppe dénonce en effet dans ce sacro-saint prin-
cipe égalitaire un véritable cheval de Troie du socialisme, puisqu'il
pousserait les milieux populaires à se politiser et à revendiquer.
Les conséquences de cette révolte alimentée par les intellectuels
sont malheureusement connues : un peuple politisé devient la base
électorale de démagogues vivant du développement de l'État-pro-
vidence au prix d'une décadence de la société:

« Vidée d' "égaliser les chances" ne fait pas que stimuler la politisa-
tion (au-delà du niveau généralement impliqué par les autres formes de
socialisme) [ ... ] Toute politique de distribution doit avoir une clientèle
pour la promouvoir et la défendre [ . .. ] Ainsi, dans un système d'éga-
lisation des revenus et des patrimoines, comme dans celui d'une poli-
tique de revenu minimum, ce sont principalement les pauvres qui
soutiennent la politisation de la vie sociale. Comme ils se trouvent en

1in ~rs une société sans État, Belles Lettres, 1991.


2 Patrick Madrolle, commentaire sur le texte « Végalité des chances» de
H. H. Hoppe, extrait de Theory of Capitalism and Socialism, traduction
Guillaumat, in site www.liberalia.comlhtmJhhh_egalite_chances.htm

147
moyenne faire partie de ceux dont les capacités intellectuelles et
notamment verbales sont relativement faibles, cela conduit à une vie
politique qui manque singulièrement de raffinement intellectuel, pour
rester modéré. En gros, la vie politique tend à être parfaitement
ennuyeuse, stupide et atterrante, au jugement même d'un nombre
considérable des pauvres eux-mêmes 1. »

Hoppe explique alors que seul le refus de l'égalité des chances


serait bénéfique, puisqu'il augmenterait le pouvoir des gens riches
et intelligents :

« À l'inverse, si on refuse l'idée d"'égaliser les chances", les diffé-


rences de revenu monétaire et de patrimoine deviennent licites et
même assez accentuées [ ... ] Dans cette arène politique-là, les riches
eux aussi peuvent prendre leur part. En fait, comme ils sont en général
ceux qui parlent le mieux, et comme imposer sa définition de ce qu'est
une chance bonne ou mauvaise est largement une question d'aptitude
à la rhétorique, c'est précisément le genre de jeu dans lequel ils sont le
mieux placés 2 • »

La critique de l'égalité économique


Les plus grosses pointures du libéralisme n'ont jamais cessé,
depuis des siècles, de défendre non seulement la réalité mais le
principe de l'inégalité économique. Seul un maudit Français pour
continuer à communier dans Rousseau et croire encore dans une
quelconque égalité « naturelle» des individus!
Pascal Salin explique, dans Libéralisme, que toute critique du
capitalisme serait infondée, car elle reposerait sur une perception
fausse de la richesse. Les « partageux» s'imagineraient que les
« possédants» se sont approprié injustement des richesses préexis-
tantes dans la nature alors qu'ils les ont créées: « On considère
implicitement le plus souvent qu'il existe des richesses et que le
problème essentiel est de répartir ces richesses de la manière la plus
"juste" possible 3. » Cette erreur ne serait pas si grave si elle ne jus-
tifiait pas un véritable crime contre l'individu lui-même à travers le
vol de sa propriété.
I.;égalité n'étant pas naturelle, elle ne pourrait qu'être obtenue en
volant les riches. Il serait donc judicieux de modifier l'affirmation

1 Hans Hermann Hoppe, extrait de Theory of Capitalism and Socialism, Lud-


wig von Mises Institute, traduit par François Guillaumat, 1989.
2 Ibidem.
3 Op. ci!., pp. 67-68.

148
« stupide}) de Proudhon (la propriété, c'est le vol) pour inscrire au
fronton de nos centres commerciaux la nouvelle devise de la société
sarkozyenne : l'égalité, c'est le vol!
Cette chimère de l'égalité économique commencerait à polluer les
esprits dès que l'on parle de redistribution sociale et même simple-
ment de revenu national :

« Parler de ''répartition du revenu national" consiste à légitimer


l'usage de la contrainte, [or] est illégitime toute appropriation par la
contrainte, la contrainte publique ou légale ne fait pas exception 1. »

Végalité économique constitue un crime contre les lois naturelles,


qui équivaut à réduire des êtres en esclavage. Il n'y a pas d'égalité
possible devant la propriété.

La critique de l'égalité politique


Les libéraux les plus conséquents ne sont jamais de farouches par-
tisans de la démocratie politique. La démocratie donnerait le pouvoir
à la masse inculte et par conséquent aux démagogues étatistes et syn-
dicalistes. La seule façon de gérer au mieux les affaires publiques
(s'il en existe) serait de les gérer le moins possible et d'en confier la
gestion à une aristocratie. Le principe un homme-une voix serait une
maladie dégénérative de l'humanité en proie au dogme égalitaire.
Certains chauds partisans du libéralisme et de la révolution conser-
vatrice n'hésitent plus à faire du racisme et d'autres délits idéolo-
giques des opinions. Frànçois Guillaumat, économiste, universitaire,
directeur, aux éditions des Belles Lettres, de la collection « laissez
faire », spécialisée dans la diffusion de la pensée libérale, explique
que s'opposer au racisme viole la propriété:

« Prendre de mauvaises décisions, porter de faux jugements par fai-


blesse morale et intellectuelle est en soit vicieux, mais est-ce criminel?
Les vices ne sont pas des crimes [... ] Tant qu'il n'inspire aucune viola-
tion physique de la possession légitime de quiconque, le racisme n'est
pas, et ne peut pas être un crime ni un délit et de ce fait ne constitue pas
un sujet de préoccupation légitime de la politique [ ... ] C'est donc un
leurre que de faire du racisme en soi un crime ou un délit, objet légitime
de l'action publique et du débat politique 2. »

1Ibidem.
2 In « Le racisme comme leurre de la démocratie sociale », in site
aleric.c1ub.fr/fiLracisme.htm

149
Pascal Salin soutient, quant à lui, que si l'on veut interdire le
racisme, il faut interdire aussi l'amitié. Bigre!

La critique de l'école républicaine


La critique de l'école française est un morceau de choix. La
France a toujours voulu faire de son école républicaine un instru-
ment au service de l'égalité. Il faut donc en finir au plus vite avec
ce modèle.
Patrick Fauconnier (fondateur de la revue Challenges) appelle
dans La Fabrique des « meilleurs »1 à mettre fin à notre usage
dévoyé de la méritocratie. Le retour à la vraie méritocratie passe,
bien sûr, par la fin du monopole de l'école, ce que promeut l'asso-
ciation « créer-son-école )). Pascal Salin décrit avec délice ce à quoi
devrait ressembler le paysage de notre futur enseignement enfin
libéré:

« Que se passerait-il dans un système d'écoles privées et payantes,


les parents - ou certains d'entre eux - pouvant éventuellement payer
les études de leurs enfants avec des "bons d'éducation"? Dans des
écoles véritablement privées [ .. .] les propriétaires de l'école pour-
raient, en tant que tels, exercer un droit d'exclusion et celui-ci devrait
leur être laissé [ ... ] On rencontrerait donc probablement des écoles
appliquant des quotas d'élèves étrangers, des écoles ouvertes à tous,
des écoles réservées aux enfants d'une certaine origine nationale, reli-
gieuse, ethnique ou raciale et même peut être des écoles racistes. Une
fois de plus, on peut être choqué de l'existence de ces dernières, mais
n'est-ce pas aux parents - responsables de la naissance de leurs
enfants - de décider de leur environnement2? »

Le sarkozysme face à l'immigration


« Il est normal que la France souhaite accueillir des hommes et des
femmes à qui on peut donner un logement et un travail, plutôt que des
hommes et des femmes à qui on n'a à donner ni logement ni travail. »
(Nicolas Sarkozy)

La question de l'immigration est l'un des terrains privilégiés pour


qui veut saper les fondements républicains. Dans ce domaine, le
sarkozysme ne fait pas exception puisqu'il recycle les thèses amé-
ricaines déjà amplement débattues. Nicolas Sarkozy lui-même se

1 Éditions du Seuil, 2005.


2 Pascal Salin, op. cit., p. 251.

150
veut le champion de« l'immigration choisie ». Ce terme, qui sert à
introduire l'idée de quotas inspirée des États-Unis, permet tout sim-
plement de saper les fondements de nos plus grandes valeurs juri-
diques. Dominique de Villepin a bien vu le piège tendu par Nicolas
Sarkozy, c'est pourquoi, avant de céder, il a dans ce domaine
réaffirmé son hostilité à ce système contraire « à notre tradition
républicaine ». Preuve que les vents sarkozyens soufflent particu-
lièrement fort du côté de la droite.

L'immigration choisie

« Celui qui veut recevoir sa famille doit pouvoir effectivement justi-


fier d'un emploi, d'un logement et de moyens pour assurer une vie
décente à ses proches. Même chose pour l'aide médicale. Elle
témoigne de notre générosité, mais elle ne doit pas être détournée.
Aujourd'hui, un étranger en situation irrégulière a plus de droits aux
soins gratuits qu'un smicard qui paie ses cotisations, ce n'est pas
acceptable! » (Nicolas Sarkozy)

Le mot d'ordre de l'immigration choisie fut introduit en France


par Pascal Salin. Un tel parrainage suffit à rendre méfiant et à se
douter que l'enjeu est de taille. I:économiste libéral avait d'ailleurs
pris moultes précautions pour le présenter:

« On connaît des exemples d'États qui ont défini des quotas d'im-
migration diversifiés par nationalité d'origine ou par profession, mais
ces mesures sont généralement considérées comme discriminatoires et
l'on préfère donc - comme cela est le cas en France - des mesures
d'ordre général l . »

Le choix serait entre une immigration de mauvaise qualité, sub-


ventionnée par l'État, et une immigration choisie, économiquement
utile et socialement soutenable :

« Vimmigration de "mauvaise qualité" est encouragée parce que les


immigrants peu formés ont d'autant plus d'intérêt à immigrer qu'ils
bénéficient dans les pays développés de ce que l'on appelle les "avan-
tages sociaux" [ ... ] Il en résulte qu'un immigrant peu formé reçoit, par
exemple en France, un ensemble de ressources, sous la forme de son
salaire direct et de son salaire indirect, très supérieur à la productivité,
c'est-à-dire à ce qu'il produit 2. »

1 Ibidem, p. 239.
2 Ibidem.

151
Ce thème reprend, en apparence, tous les vieux poncifs contre les
immigrés, accusés de coûter trop cher, d'être responsables de l'in-
sécurité, d'un islam terroriste, etc. Il constitue l'une des principales
victoires du libéralisme dur.
I.:argumentaire en faveur de cette nouvelle conception de l'immi-
gration a été développé par Hans Hermann Hoppe.
Il fustige donc d'abord les libéraux qui se croient obligés de bais-
ser la garde face à l'immigration pour rester de chauds partisans du
libre-échangisme. Ils n'auraient tout simplement pas compris que le
libéralisme concerne les biens, pas les hommes. Hans Hermann
Hoppe refuse toute analogie entre libre-échange et libre-immigra-
tion, puis entre limitation des échanges et limitation de l'immigra-
tion car les phénomènes ne seraient pas de même nature, les
personnes humaines pouvant bouger d'elles-mêmes et non les
objets. Hoppe explique que puisque chacun admet que le commerce
des biens et services suppose nécessairement l'invitation du (futur)
propriétaire, la vraie question n'est pas d'être pour ou contre l'im-
migration mais de se demander si ce déplacement répond à une invi-
tation d'un propriétaire. Une autre question sera ensuite de
déterminer qui peut inviter un étranger et quel rôle doit être concédé
à l'État-gendarme.

Les partisans de l'immigration choisie distinguent deux positions.


Une position minimaliste conserve à l'État ses prérogatives
actuelles et donc, également, sa fonction protectrice de la propriété
privée. Dans ce cas, l'État doit seulement vérifier la réalité de l'in-
vitation. Sans invitation, l'immigration est un acte d'invasion et doit
être traitée comme telle, c'est-à-dire par l'expulsion immédiate et
manu militari. La décision d'accepter ou non une personne resterait
du ressort exclusif de l'État, mais en tant que producteur de la sécu-
rité intérieure. Le gouvernement agirait comme un simple proprié-
taire en établissant annuellement des quotas, profession par
profession. Il y aurait cependant deux grandes limites à cette inter-
vention étatique. Si l'État refoule un immigré alors qu'un proprié-
taire privé l'invite, il s'agit, dans ce cas, d'une expulsion forcée
injustifiable. Si l'État accueille, en revanche, un immigrant qu'au-
cun propriétaire n'invite, il s'agit, dans cet autre cas, d'une intégra-
tion forcée injustifiée.
La seule bonne attitude serait l'attitude maximaliste qui ne recon-
naîtrait à l'État que le droit d'agir à la demande de propriétaires. Le
droit d'admettre ou d'exclure des immigrés n'appartiendrait plus à

152
l'État, mais à chacun des propriétaires privés considéré isolément.
:Vadmission d'un immigré sur la propriété de quelqu'un n'impli-
querait pas celle de résider ou de se déplacer sur celle d'autrui :

« La liberté de migration ne signifie pas qu'un "étranger" a le droit


d'aller là où il veut, mais qu'il peut aller librement là où on veut bien le
recevoir. Ce qui n'a pas de sens au foncl, c'est le critère de nationalité:
il constitue une discrimination d'origine politique, de même que le pro-
tectionnisme traite différemment les produits nationaux et les produits
étrangers 1. »

Ce thème de « l'immigration choisie» représente non seulement


un moyen pour exclure les immigrés du bénéfice des rares biens
sociaux encore existants, mais il permettrait aussi d'envisager de les
parquer dans certaines propriétés (des seules personnes qui les invi-
tent). Roppe ajoute que l'immigration choisie faciliterait aussi la
privatisation totale du domaine public, y compris les rues et les
places. Elle justifierait la création de régimes juridiques spéciaux :

« II Y a aura autant d'immigration ou de non-immigration, d'exclusi-


vité ou de non-exclusivité, de ségrégation ou de non-ségrégation, de
discrimination ou de non-discrimination, que le désirent les proprié-
taires individuels ou les associations de propriétaires. 2 »

Cette diversité juridique permettrait de remettre en cause le cadre


législatif national et à chaque propriétaire de rester libre. Les
exemples de ces « libertés» donnés par Salin font froid dans le dos:

« Si le propriétaire d'une maison refuse de la louer à quelqu'un qu'il


considère comme "étranger" (parce qu'il vient d'un autre pays, qu'il a
une couleur de peau différente, une autre culture ou une autre religion),
si le propriétaire d'une entreprise refuse d'embaucher pour les mêmes
motifs, cela peut nous choquer, mais nous devons reconnaître qu'ils en
ont le droit [... ] Il faut donc accepter le droit d'un individu à refuser
certains individus dans sa maison, dans son entreprise, dans sa copro-
priété, quelles qu'en soient les raisons, même si le refus tient à ce que
ces individus sont perçus comme "étrangers" 3. »

1 Ibidem, p. 230.
2 Hoppe, « Pour le libre échange et une immigration limitée », article tiré du
Symposium sur l'immigration publié par The Journal of Libertarian Studies,
Volume 13 (2), été 1998, traduction par Hervé de Quengo, in site
herve.dequengo.free.frlHoppelHoppe l.htrn
3 Pascal Salin, Libéralisme, op. cit., p. 233.

153
Les perspectives radieuses que nous dépeint François-René
Rideau ne sont guère plus réjouissantes pour des citoyens encore
attachés aux valeurs de l'humanisme.'

« La seule question est celle du respect de la liberté-propriété de


chacun [ ... ] si certains propriétaires veulent interdire, bien sûr à leurs
propres frais, l'accès de leur propriété à telle ou telle personne qu'ils
considèrent étrangères, c'est leur droit [ ... ] un propriétaire pourra
considérer comme un "étranger" à exclure toute personne qui refuse de
payer les droits d'entrée exigés à sa propriété (terrain, rue, route,
musée, hôtel, appartement, etc.) ou qui par son apparence, son com-
portement, ou d'autres signes, lui inspirera la défiance quant à sa pro-
pension à respecter la propriété si le propriétaire lui accordait un droit
de passage. Quels critères il emploie, c'est son affaire, sa responsabi-
lité, s'il choisit bien, il sera heureux et prospérera; s'il choisit mal, il
en subira les tristes conséquences 1. »

Hoppe use d'une fonnule plus qu'équivoque lorsqu'il écrit que la


partie invitante (l'entreprise) serait pleinement responsable de la
partie invitée (le salarié immigré), de la même façon que l'adulte
est responsable d'un enfant.
Nos champions de la liberté sont conséquents avec eux-mêmes,
puisque notre immigré pourrait sortir de sa réserve s'il accède lui
aussi à la propriété immobilière. Il obtiendrait même en supplément
d'âme la citoyenneté.
Hoppe est convaincu que toute politique d'immigration choisie
est une façon habile de soutenir à terme la privatisation du domaine
public (et de ses règles). Gary Becker propose, dans le même état
d'esprit, d'instaurer un marché des droits à immigrer ou même un
marché des droits à acquérir la nationalité. Chaque État annonce-
rait, annuellement, la vente d'une certaine quantité de droits (à
devenir citoyen) et un prix d'équilibre s'établirait sur le marché.

Quelle immigration pour la France?

« ~immigration du travail ne représente en France que 5 % du flux


d'immigrés. Cela n'a pas de sens. Je propose qu'il y ait chaque année
au Parlement un débat pour savoir de quoi et de qui nous avons besoin.
Même chose pour les étudiants étrangers. La France ne peut être le seul
pays au monde à ne pouvoir décider qui doit et qui ne doit pas entrer
sur son sol. » (Nicolas Sarkozy)

1 François-René Rideau in Page Libérale, janvier 2003, in site


fare. tunes.orglliberalisme/immigration.html
154
Monsieur Sarkozy fait mine d'ignorer qu'il existe une vieille
opposition entre l'immigration américaine et française.
Les États-Unis sont, depuis leur fondation, une terre d'immigra-
tion définitive. I:écrivain paysan Crèvecœur le dit dès cette
époque: tout immigrant est un futur américain. Après l'afilux mas-
sif des années 1900-1910, l'Amérique ferme ses frontières et
adopte une politique de quotas ethniques dans le but de sélection-
ner une immigration de peuplement.
Vimmigration fut, en revanche, toujours pensée en France
comme provisoire même si, depuis le début du xxe siècle, la France
est devenue le premier pays d'immigration au monde.
La France ne s'est cependant jamais considérée comme un pays
d'immigration, d'une part parce que cette dernière n'est pas
consubstantielle à sa construction nationale, d'autre part parce que
l'immigration ne fut jamais pensée comme facteur de peuplement,
mais comme facteur économique. Les immigrés sont une main
d'œuvre temporaire, d'où la coexistence durable de deux marchés
de l'emploi.
Les historiens expliquent cette immigration économique comme
une conséquence de la Révolution de 1789. Le peuple, très vite
acquis à l'idée égalitaire et au goût de la petite propriété, aurait
longtemps refusé l'exode rural et la prolétarisation dans les villes.
La suppression des privilèges aurait également fait de la nationalité
le seul critère légitime pour différencier les Français des étrangers.
La France ne reconnaît depuis aucune discrimination fondée sur
l'origine ethnique, la religion, etc.
Vidée même de « minorité visible» est un manquement grave à
nos valeurs. Le merveilleux poème de Louis Aragon, L'Affiche
rouge, montre que c'est seulement pour Vichy et l'occupant nazi
que les résistants issus de l'immigration ont des sales gueules de
métèques, on dirait aujourd'hui de « minorités visibles », alors que
«la nuit des doigts errants ont écrit sous vos portraits ... morts pour
la France ».
On est, en ces heures sombres, français de préférence. Le patrio-
tisme n'est pas en France affaire de peau ou de langue, mais de sen-
timent et de volonté.
La contrepartie peut offusquer certains qui ne sont pas tombés
petits dans la marmite républicaine: toutes les pratiques culturelles
ou religieuses sont confinées dans la sphère privée. La scène poli-
tique est celle du citoyen dépouillé de toutes ses marques d'origine,
fussent-elles bien françaises.

155
e objectif de Sarkozy n'est pas seulement de faire marcher à fond
la machine à expulser, mais d'en finir avec la conception française
de l'immigration.
Une page d'histoire permettra de comprendre les enjeux.
La différence entre les Français d'origine (<< naturels ») et les
étrangers (<< aubains ») vivant en France sera durant très longtemps
incertaine. N'oublions jamais que les étrangers sont très présents
durant l'Ancien Régime: pensons à la garde écossaise du roi et aux
ministres étrangers, comme le Suisse Necker.
Le droit d'aubaine attribua longtemps aux seigneurs les biens des
étrangers après leur mort. Ce droit sera confisqué par Charles VI en
1386. La monarchie multiplie alors les naturalisations pour déve-
lopper une politique d'immigration.
La France ne connaîtra la première vague de xénophobie qu'avec
les graves revers militaires et les troubles intérieurs de 1793.
eétranger est vu alors comme antirépublicain et aux ordres de
l'aristocratie. Cette thèse du complot est suscitée par le ralliement
d'une partie de la noblesse aux armées étrangères. Souvenons-nous
que l'année d'avant, en août 1792, la France adoptait un décret qui
déclarait Français les philosophes et les combattants de la liberté du
monde entier (paine, Bentham, etc.).
Ne sont-ce pas, aujourd'hui, les mêmes puissants qui, en organi-
sant la concurrence des peuples entre eux, suscitent la peur du
plombier polonais?
Depuis l'Affaire Dreyfus, les positions étaient relativement
stables : les populistes de droite jouaient la carte sécuritaire pour
séduire les groupes sociaux les plus touchés par la crise; la gauche
invoquait les droits de l'homme et revendiquait un traitement égal
entre les Français et les immigrés.
Nicolas Sarkozy fait beaucoup plus fort que le général Boulanger
qui, le premier, utilisa l'hostilité populaire envers les étrangers pour
gagner des élections, puisqu'il espère obtenir non seulement le vote
des « blancs », mais aussi celui de la population immigrée. Cette
victoire de Sarkozy serait cependant acquise au prix de la cassure
de la France en de multiples communautés ethniques et religieuses.
Le débat actuel sur l'intégration des immigrés masque les véri-
tables enjeux. La bataille de slogans n'arrange rien. Entre un vieux
slogan nationaliste comme « la France aux Français» et un slogan
antiraciste insipide comme « nous sommes tous des immigrés, pre-
mière, deuxième, troisième génération », Sarkozy peut en effet
aisément jouer les trouble-fête:

156
« On s'aperçoit que notre système d'intégration est en panne - j'ose
le dire - que des Français qui sont nés en France, qui avaient des
grands-parents étrangers, se sentent, c'est un comble, moins bien inté-
grés et plus victimes de discrimination que leurs grands-parents qui
sont arrivés. » (Nicolas Sarkozy)

On oublie souvent que les actes anti-immigrés des années trente,


comme la délinquance de ces immigrés, étaient beaucoup plus
importants qu'aujourd'hui. Ils étaient moins visibles, faute de
grands médias, et moins instrurnentalisés. Vabsence de mobilité
sociale ascendante empêche les immigrés de devenir citoyens.
Leurs enfants vivent, pour cette raison, beaucoup plus mal que
leurs parents, alors que les enfants d'immigrés italiens ou polonais
ont eu une trajectoire favorable.
La notion d'enfant d'immigré traduit bien cette incapacité à
devenir adulte. Faut-il pour autant, comme le souhaite Sarkozy, les
renvoyer à la mosquée? Ces jeunes Français issus de l'immigration
ne sont plus vus comme des travailleurs, mais comme des immigrés
(beurs et blacks) et bientôt comme de bons musulmans.
Cette vision constitue une rupture totale avec l'idéologie républi-
caine. Monsieur Sarkozy assassine, avec ses positions « commu-
nautaristes », Clermont-Tonnerre qui, en faisant de nos concitoyens
juifs ou musulmans des Français à part entière, déclarait en 1789 :

« Il faut refuser tout aux juifs comme nation et accorder tout aux
juifs comme individus. Il faut qu'ils ne fassent dans l'État ni un corps
politique ni un ordre; il faut qu'ils soient individuellement citoyens. »

Monsieur Sarkozy croit faire branché en proposant d'introduire


en France les fameux. quotas d'immigration américains. Ne sait-il
pas que la France, tentée par ce système durant l'entre-deux.-
guerres pour écarter les populations jugées les plus éloignées des
normes culturelles françaises, avait su préserver sa tradition répu-
blicaine qui interdit toute politique de quotas ethniques?
Sarkozy sait très bien qu'il risque de mettre le feu à la France en
transformant des« communautés latentes» qui ne demandent qu'à
être considérées comme des citoyens à part entière en des « noyaux.
allogènes » poursuivant des buts politiques.

157
Le concept de discriminations positives

« Je suis prêt à appeler la discrimination positive le volontarisme


républicain. }} (Nicolas Sarkozy)

Sarkozy se dit favorable à la discrimination positive. Sa nomina-


tion de M. Aïssa Dermouche comme préfet « musulman» témoigne
de sa volonté d'avancer en choquant.
Ce positionnement idéologique est extraordinaire, car il est équi-
valent à celui d'un pyromane qui accuserait les pompiers de ne pas
être assez rapides. Il en rajoute d'ailleurs sans cesse dans la provo-
cation antirépublicaine :

«J'ai provoqué un débat lorsque j'ai nommé un préfet "musulman",


je vais continuer dans cette voie: la France est multiple, sa diversité est
une chance, pas un handicap. Nos élites ne peuvent continuer à toutes
se ressembler. }} (Nicolas Sarkozy)

Le modèle français d'intégration est en panne en raison de l'ex-


clusion économique, sociale et politique dont souffrent les jeunes
issus des dernières immigrations. Ces mêmes exclus sont, en
revanche, totalement colonisés par l'idéologie dominante, puis-
qu'ils aspirent au mode de vie occidental et sont, souvent, totale-
ment « accro » aux marques commerciales identitaires.
En cela on voit en quoi le problème n'est pas celui d'une diffé-
rence de culture, mais de statut social. Au père immigré, dévalorisé
en tant que père de par sa place au sein du processus de production
(le sans-voix), succède le fils d'immigré, incapable d'accéder à un
discours adulte en raison de sa marginalité.
Notre modèle d'intégration reste efficace, en dehors du domaine
économique, comme en témoignent la faiblesse du « communauta-
risme » notamment politique (sous la forme de la création d'un
parti politique musulman) mais aussi l'importance des relations
interpersonnelles. La France est la championne du monde des
mariages mixtes.
La responsabilité des difficultés actuelles est imputable aux élites
économiques qui ont choisi de sous-prolétariser les milieux popu-
laires à travers le développement de la flexibilité et du chômage de
masse, conçu comme un moyen de créer une armée de réserve per-
mettant de mettre en concurrence les salariés.
I:échec de l'intégration n'est donc pas imputable au modèle
social français, mais à son abandon, sans lequel il faudrait, aujour-
158
d'hui comme hier, trois générations pour faire d'un étranger (polo-
nais, Espagnol, etc.) un Français équivalent à un autre.
Les élites politiques responsables de cette faillite sociale vou-
draient aujourd'hui en tirer parti pour faire adopter par la France le
modèle d'intégration à l'américaine, c'est-à-dire à base de commu-
nautarisme. Cette importation du modèle américain serait une véri-
table cassure dans l'histoire du peuplement français.

L'abolition des privilèges


Cabolition des privilèges, lors de la nuit du 4 août 1789, postule
l'égalité en droit de tous les citoyens. Cintroduction en France de la
notion de discrimination positive est donc un enjeu idéologique
lourd, quoi qu'en dise l'UMP, puisqu'elle créerait des systèmes de
droits différents. On comprend que Jeannette Bougrab (membre du
Haut Conseil à l'intégration et auteur pour l'UMP d'un rapport sur
Les Discriminations dans l'accès au marché de l'emploi) tente de
rassurer les Français: « Les discriminations positives ne méritent ni
excès d'honneur ni diabolisation outrancière. »
Mais pourquoi les sarkozyens veulent-ils utiliser en France des
formules qui ont échoué partout ailleurs? Sans doute parce que le
but réel n'est pas celui proclamé.
Cenjeu n'est pas de faire des immigrés de vrais citoyens, mais de
pacifier les banlieues en rompant, chemin faisant, avec le modèle
français d'intégration. Cobjectif est d'importer l'esprit, mais aussi
les méthodes de l'Affirmative action à l'américaine.
Cette politique de discrimination positive est maquillée parfois en
« mobilisation », voire en « égalité positive ».
Le sarkozysme ne peut, dans ce domaine, se fonder sur les tra-
vaux des think tanks, puisque ce thème n'est pas aux États-Unis un
enjeu aussi important: le communautarisme y fait déjà des ravages.
CInstitut Montaigne s'est donc attaqué, dès sa fondation, à le
populariser. Une étude, commandée en janvier 2004 à Yazid Sabeg
(président de CS Communication et Systèmes) et à Laurence
Méhaignerie, avait permis de marteler l'idée que la France aurait un
problème ethnique qu'elle refuserait de voir (sic). Ce rapport, inti-
tulé Les Oubliés de l'égalité des chances; prônait l'adoption du
modèle d'intégration à l'américaine, c'est-à-dire sur la base de la
pluri-appartenance des citoyens.
Une deuxième note, commandée à Laurent Blivet, consultant en
stratégie, détaché par la STN « Boston Consulting Group », avait
permis de développer tout un argumentaire en faveur de l'introduc-

159
tion de la discrimination positive ethnique dans les entreprises
(L'Entreprise et l'égalité positive).
Deux propositions ont été largement discutées : permettre aux
jeunes issus des quartiers sensibles d'accéder aux postes de catégo-
rie C de la fonction publique en étant dispensés de passer les
concours; menacer les entreprises de leur imposer la diversité du
recrutement si celle-ci ne progresse pas d'ici deux ans.

:Cidée des « CV anonymes» fut l'une des pistes ouvertes par


Laurent Blivet dans sa note « Ni quotas ni indifférence: l'entreprise
et l'égalité positive ». Elle fut reprise dans le rapport Des entre-
prises aux couleurs de la France remis par Claude Bébéar au Pre-
mier ministre.
:Cobjectif serait de favoriser l'égalité des chances, mais égale-
ment d'acheter la paix sociale dans les banlieues: « On ne fait pas
d'affaires dans une ville qui brûle. » Il serait dans l'intérêt du patro-
nat de prendre conscience que la discrimination raciale constitue
une menace pour la paix civile, donc aussi pour leurs affaires 1.

Le concept de minorité visible


«Il faut imposer aux demandeurs la domiciliation fixée par l'admi-
nistration. » (Nicolas Sarkozy, convention de l'UMp, 9 juin 2005)

:CInstitut Montaigne a su profiter de cette première victoire idéo-


logique sur le terrain du communautarisme pour réhabiliter en dou-
ceur la notion de « race ». Le concept de « minorité visible »
(couleur de la peau) a été propulsé, pour cela, par Claude Bébéar en
personne:

« Pour désigner nos "concitoyens d'origine étrangère", nous avons


employé l'expression "minorité visible". Nous entendons par là nos
concitoyens, issus ou non de l'immigration, qui résident en France et
dont la couleur de la peau les distingue aux yeux de la majorité de nos
concitoyens 2. »

1 Cf. Philippe Manière, directeur général de l'Institut Montaigne, ex-rédacteur


en chef de L'Expansion, journaliste à BFM, ancien lauréat du programme
young leaders (1994 à 1996) de la Fondation franco-arnéricaine, proche de la
Fondation Rockefeller.
2 Des entreprises aux couleurs de la France, rapport au Premier ministre,
novembre 2004, in site docsite.cgt.fr/l112620600.pdf

160
Cette notion est une façon habile, car faussement généreuse, de
contourner la loi du 6 janvier 1978 relative aux données sensibles
comme la « race» ou« l'origine ». Elle obligerait chaque salarié à
déclarer s'il appartient ou non à une minorité visible. Des systèmes
de quotas favoriseraient notamment l'emploi des enfants d'immi-
grés à Bac + 2 et Bac + 5.
Ce concept est directement inspiré du modèle canadien où il
désigne les «personnes qui ne sont pas de race blanche ».
Les jeunes de banlieue seraient d'abord membres de « minorités
visibles » (basanés, blacks, etc.) On reconnaît là la volonté de
manipuler les identités : le « beur » plutôt que le « Rmiste », le
« nègre» plutôt que l'OS, etc.

Pourquoi Sarkozy est-il communautariste?


Le communautarisme est intellectuellement inacceptable puis-
qu'il aboutit à définir une personne par ce qu'elle est, et non plus
par ce qu'elle fait. Il s'agit d'une définition de l'humanité en rup-
ture totale avec l'enseignement de la philosophie des Lumières. Le
communautarisme consiste à sélectionner (comment? par qui?)
parmi toutes les « qualités» humaines, celles qui seront admises à
la reconnaissance et donc légitimées. Il organise le respect des
communautés avant celui des personnes.
I.:objectif du communautarisme sarkozyen est IIlUltiple. Il appa-
raît tout d'abord comme une contrepartie obligatoire de l'abandon
de notre modèle social. Puisqu'il n'y a plus de progrès social à par-
tager ni de perspectives collectives d'ascenseur social, il reste la
mosquée.
Le choix du communautarisme permet de priver le peuple de sa
capacité à être représenté en lui substituant une diversité de repré-
sentations ethniques : la notion de « minorités visibles» renvoie à
la question de savoir qui on veut rendre invisible.
Lorsque le peuple fait un retour sur la scène politique, comme
lors du référendum sur la Constitution européenne, on fait alors
mine de le redécouvrir.
Cet enfermement dans des catégories raciales ou religieuses per-
met non seulement de priver le peuple du droit à la représentation,
mais aussi d'opposer certaines fractions à d'autres pour mieux divi-
ser et régner.
S'agit-il vraiment de ramener au travailles jeunes issus de l'im-
migration, y compris en luttant efficacement contre l'économie
souterraine, ou s'agit-il plutôt d'utiliser cette population sous-pro-
161
létarisée comme année de réserve pour faire baisser les salaires?
Sarkozy est beaucoup trop fin « politique » pour ne pas être
conscient que cette stratégie de fractionnement de la nation peut
être très dangereuse. On peut penser qu'il en escompte quelques
avantages politiques à court et long terme. Le but immédiat est de
capter les votes communautaires.
Nicolas Sarkozy ne miserait-t-il pas sur un autre cercle vertueux?
Le développement de l'islam de France, conjugué avec le renou-
veau du judaïsme pourrait provoquer, en réaction, celui du catholi-
cisme, ce qui serait une façon habile de recycler la thèse du « choc
des civilisations ».
Le sarkozysme veut faire passer la France d'une immigration
économique à une immigration de peuplement selon le modèle tra-
ditionnel américain. Claude Bébéar ne le cache pas: il faut créer les
conditions d'un afflux massif d'immigrés en France. Le modèle
d'intégration à la française était possible avec une immigration
contrôlée, mais seul le modèle américain peut gérer une immigra-
tion massive :

« Toutes les études démographiques sérieuses montrent que dans les


quarante années qui viennent, des dizaines et des dizaines de millions
d'individus en provenance d'Afrique et d'Asie vont venir s'installer en
Europe. On ne pourra pas endiguer ce flux, on ne pourra pas construire
un mur de Berlin tout autour de l'Europe. Cette immigration massive
est inéluctable: il faut la penser aujourd'hui pour pouvoir l'organiser
demain. Que ferons-nous? Que voulons-nous? I:assimilation selon le
modèle français traditionnel? Cela me paraît difficile : les nouveaux
venus seront trop nombreux, de surcroît de cultures et de civilisations
différentes. I:intégration à l'américaine? Pour que ce système marche,
il faut un rêve fédérateur. Le rêve américain existe mais pas le rêve
européen. En tout cas, pas encore. Voilà à quoi pourrait ressembler
l'ambition française: être le porte-parole du rêve européen 1. »

On sait que pour lui, le rêve européen « c'est le rêve américain


moins la brutalité de la société américaine ». eimmigration choisie
donnerait la possibilité à chacun de s'enrichir tout en bénéficiant de
la protection à laquelle il a droit 2 •
Mais quel serait le ciment nécessaire pour accomplir ce fameux
rêve européen dont la France devrait, selon Bébéar, être la locomo-
tive?

1 Claude Bébéar, Quelle ambition pour la France?, op. cit., pp. 40-41.
2 Ibidem, p. 41.

162
Notre idéologue est très clair sur ce point: il n'est même pas
nécessaire que les immigrés parlent le français :

« Regardez la Chine : dans ce pays immense, certains ne se com-


prennent même pas tant il y a de langues et de dialectes. Mais il y a un
ciment chinois. Aux États-Unis, il y a des Asiatiques et des Hispa-
niques qui ne parlent pas l'anglais, mais qui se sentent américains.
Pourquoi n'en serait-il pas de même en Europe I? })

Carlos Ghosn approuve ce jugement du patron de l'Institut Mon-


taigne: le déclin de la langue française est Un obstacle, mais il n'est
pas insurmontable. Il y a d'autres façons de communiquer, notam-
ment en entreprenant (sic).
On touche peut-être sans doute ici à l'un des grands secrets du
sarkozysme. La notion de « respect » qui figure dans sa devise ne
concerne ni notre identité nationale ni la personne, puisque toute la
politique d'insécurité sociale et la volonté manifeste d'en finir avec
notre modèle français en sont la preuve. Le grand objectif est bien
davantage de « respecter» l'autre dans sa propriété.
Ne nous leurrons pas: les « discriminations positives» comme le
concept de «minorité visible» sont deux façons d'en finir avec une
certaine idée de la France.

1 Ibidem, p. 42.
Chapitre 3
Le sarkozysme contre la fraternité

« La question des Rmistesest particulièrement révélatrice des diffi-


cultés de raisonnement. Je comprends que l'on s'interroge sur le droit
au logement pour un bénéficiaire du RMI. Je comprends davantage
encore que l'on se préoccupe de son droit à la santé. Je peux trouver
généreux que l'on songe à donner une prime de Noël aux chômeurs.
Mais toutes ces bonnes intentions font fausse route si l'on veut consi-
dérer que le problème n'est pas seulement d'installer le moins incon-
fortablement possible les exclus dans l'exclusion, mais de les en sortir
le plus rapidement possible. » (Nicolas Sarkozy)

N'est-il pas, tout de même, exagéré de voir dans le sarkozysme


politique, ou même économique, un adversaire résolu de notre
douce fraternité? I:accusation n'est-elle pas pure provocation et
par conséquent insignifiante comme tout ce qui est excessif?
Comme on ne fera pas l'injure aux sarkozystes d'être inconsé-
quents avec les thèses libérales traditionnelles, on empruntera
quelques pistes bien balisées. On y rencontrera notamment Frédé-
ric Bastiat, qui fut à la droite parlementaire du xrxe siècle ce que
Sarkozy voudrait tellement être. On verra que ces thèses n'en res-
tent pas moins giboyeuses pour qui les prêche avec la fougue d'un
nouveau converti.
On y découvrira qu'un bon sarkozyen, sauf à être un crypto-
socialiste, doit préférer la justice à la fraternité. Que les pauvres ne
se réjouissent cependant pas trop vite à la lecture de ce tendre mot,
car il y a justice et justice. Le sarkozysme préfère la justice
immuable du droit de propriété à la « justice sociale ». Un bon sar-
kozyen sort toujours son revolver lorsqu'il entend parler d'État-
providence, de redistribution sociale, de fiscalité, bref de toutes ces
horreurs qui permettent de voler en toute « légalité » les riches,

165
alors que nous avons tant besoin d'eux pour secourir les pauvres.
Le véritable objectif de cette funeste idée de fraternité ne serait-il
pas d'empêcher les pauvres de former de nouveaux« bataillons de
propriétaires»? Avant de chercher qui peut avoir intérêt à voler les
pauvres, sabrons joyeusement l'idée de fraternité!
La notion de fraternité renvoie à l'idée de lien de parenté entre
frères et sœurs, mais elle prend son sens véritable dans la création
de liens de solidarité entre des individus n'appartenant pas à la
même cellule familiale.
La fraternité est donc plus exigeante que la solidarité, car elle
signifie qu'on ne choisit pas d'être solidaires, c'est-à-dire de se
reconnaître des devoirs de frères et sœurs.

La critique de la notion de fraternité


Le sarkozysme reprend le combat perdu par Frédéric Bastiat. Le
député économiste le disait sans complaisance : la fraternité est le
règne du « chacun pour tous et tous pour chacun », là où
« l'égoïsme est le règne du chacun pour soi ». Lui choisissait sans
hésiter l'égoïsme des justes:

«I:économie politique conclut à ne demander à la loi que la justice


universelle. Le Socialisme, dans ses branches diverses et par des appli-
cations dont le nombre est naturellement indéfini, demande de plus à
la loi la réalisation du dogme de la fraternité 1. »

La grande erreur de ceux qui prônent la fraternité et veulent faire


le bonheur de l'humanité sur terre serait de croire que la société est
l'œuvre de l'homme: ils voudraient donc tout organiser d'avance
par des lois. Un sarkozyen reconnaît là l'erreur habituelle de la
«racaille française» nourrie de l'amour des abstractions. Jamais un
Anglo-Américain ne tomberait amoureux d'une déclaration de
droits abstraits et universels.
Le libéralisme saurait, lui, reconnaître une limite à la loi, puis-
qu'elle servirait seulement à faire respecter les droits préexistants
et non pas à faire le bonheur.
La justice aurait, pour cette raison, un point fixe, alors que la fra-
ternité ne connaîtrait aucune limite propre. Nos antésarkozyens ne
condamnent pas l'amour du prochain en tant que tel mais il y a des
maisons (Églises) pour cela :
1 ({ Justice et fraternité» in Le Journal des Économistes, 15 juin 1848 in site
phare. univ-paris l.fr/textes/Bastiat/justicejraternite.html

166
« La Fraternité, en définitive, consiste à faire un sacrifice pour
autrui, à travailler pour autrui. Quand elle est libre, spontanée, volon-
taire,je la conçois, et j'y applaudis. J'admire d'autant plus le sacrifice
qu'il est plus entier. Mais quand on pose au sein d'une société ce prin-
cipe, que la fraternité sera imposée par la loi, c'est-à-dire en bon fran-
çais, que la répartition des fruits du travail sera faite législativement,
sans égard pour les droits du travail lui-même, qui peut dire dans quelle
mesUre ce principe agira, de quelle forme un caprice du législateur
peut le revêtir, dans quelles institutions un décret peut du soir au len-
demain l'incarner)?»

Les arguments actuels des sarkozyens ne sont donc pas si éloi-


gnés de ceux de leurs lointains ancêtres. On fait souvent du neuf
avec du vieux.
La cause de la fraternité conduit d'abord les gouvernants à mul-
tiplier les règles et les codes. Le refrain est connu : il y aurait trop
de lois en France.

« Qu'arrivera-t-il? (si la fraternité triomphe) D'abord, une incerti-


tude effroyable, une insécurité mortelle planera sur tout le domaine de
l'activité privée, car la fraternité peut revêtir des milliards de formes
inconnues, et, par conséquent, des milliards de décrets imprévus. D'in-
nombrables projets viendront chaque jour menacer toutes les relations
établies. Au nom de la fraternité, l'on demandera l'uniformité des
salaires, et voilà les classes laborieuses réduites à l'état de castes
indiennes, ni l'habileté, ni le courage, ni l'assiduité, ni l'intelligence ne
pourront les relever: une loi de plomb pèsera sur elles [ ... ] Au nom de
la fraternité, un autre demandera que le travail soit réduit à dix, à six,
à quatre heures, et voilà la production arrêtée [ ... ] un quatrième exi-
gera qu'on décrète l'abolition de la concurrence, un cinquième, l'abo-
lition de l'intérêt personnel, celui-ci voudra que l'État fournisse du
travail, celui-là, de l'instruction, et cet autre, des pensions à tous les
citoyens. En voici un autre qui veut abattre tous les rois sur la surface
du globe, et décréter, au nom de la fraternité, la guerre universelle 2 • »

La cause de la fraternité serait mauvaise car elle conduirait cha-


cun à exiger toujours plus de l'État. Cette critique possède de mul-
tiples visages: refus de l'État-providence, refus de la démocratie
politique, refus des lois sociales, etc. Cette machine à piller les uns
au profit des autres ne prendrait fin provisoirement qu'avec des
révolutions :

) Ibidem.
2 Ibidem.

167
« Comme il sera admis en principe que l'État est chargé de faire de
la fraternité en faveur des citoyens, on verra le peuple tout entier trans-
formé en solliciteur [ . .. ] Tout s'agitera pour réclamer les faveurs de
l'État. Le Trésor public sera littéralement au pillage. Chacun aura de
bonnes raisons pour prouver que la fraternité légale doit être entendue
dans ce sens : « Les avantages pour moi et les charges pour les autres. »
Veffort de tous tendra à arracher à la législature un lambeau de privi-
lège fraternel. Les classes souffrantes, quoique ayant le plus de titres,
n'auront pas toujours le plus de succès; or, leur multitude s'accroîtra
sans cesse, d'où il suit qu'on ne pourra marcher que de révolution en
révolution '. »

La critique de la notion de justice sociale


« Vous ne pouvez pas faire de la justice légale sans faire de l'injus-
tice légale 2.

Vamour des sarkozyens et des libéraux pour la justice ne doit pas


nous abuser: leur conception de la justice n'a rien de commun avec
celle que nous prônons: .leur justice n'est pas la justice sociale mais
le respect musclé de l'injustice sociale.
La seule façon qu'ils imaginent, depuis des siècles, pour s'oppo-
ser efficacement à la menace des « partageux », c'est de ne jamais
céder en rien à la fraternité. La paix sociale serait au prix de cette
insensibilité aux malheurs des uns et à la détresse des autres.
Le pape du libéralisme français le disait d'ailleurs avec beaucoup
plus de franchise que nos sarkozyens actuels, mais le dogme est
resté semblable :

« La justice exacte reste neutre entre le riche et le pauvre, le fort et


le faible, le savant et l'ignorant, le propriétaire et le prolétaire, le com-
patriote et l'étranger 3. »

La cause de la justice sociale serait injuste. VÉtat n'a pas pour


rôle de corriger les « inégalités providentielles ». Il y a incontesta-
blement du Sarkozy chez le grand Bastiat (ou inversement) :

«Nous nous opposons à vous, dès l'instant que vous faites interve-
nir la loi et la taxe, c'est-à-dire la contrainte et la spoliation; car, outre
que ce recours à la force témoigne que vous avez plus de foi en vous

, Ibidem.
2 Ibidem.
3 Ibidem.

168
que dans le génie de l'humanité, il suffit, selon nous, pour altérer la
nature même et l'essence de ce dogme dont vous poursuivez la réali-
sation 1. »

Les arguments contre la justice sociale sont triviaux. Ses parti-


sans seraient des mécréants, car ils ignoreraient totalement ce
qu'est le Bien et où est le Mal.

La justice sociale, voleuse des riches

«Une vraie politique sociale, c'est donner à chacun l'occasion de se


relever par le fruit de son travail, pas seulement par l'assistance. ))
(Nicolas Sarkozy)

Toute «justice sociale » serait fondamentalement un vol car elle


ne respecterait pas la propriété d'autrui (sic). Ayn Rand condamnait
l'État social directement au nom du respect du droit de propriété :

« Le droit de propriété signifie qu'un homme a le droit d'engager les


actions économiques nécessaires pour acquérir des biens, pour les uti-
liser et en disposer à sa guise; cela ne signifie pas que les autres doi-
vent les lui procurer 2 • »

Pascal Salin utilise des arguments similaires pour refuser tout


interventionnisme :

« Si on admet qu'un individu est propriétaire de lui-même, c'est-à-


dire qu'il n'est pas esclave d'autrui, on doit bien admettre qu'il est pro-
priétaire des fruits de son activité, c'est-à-dire de ce qu'il a créé par
l'exercice de sa raison [ ... ] Il revient au même d'accaparer par la
contrainte les biens produits pour son propre usage et de les transférer
à d'autres (qui ne les ont pas créés) ou d'établir, également par la
contrainte, une relation directe d'esclavage, comme l'Histoire en a
donné tant d'exemples 3• »

Pascal Salin le dit merveilleusement d'une formule à enseigner


aux enfants: il n'y a pas de capitalisme sauvage, il y a seulement
un État sauvage!
Philippe Manière 4 estime que toute redistribution serait injuste
1 Ibidem.
2La Vertu d'égoïsme, chapitre 4, Belles Lettres, 1993.
3Pascal Salin, Libéralisme, op. cit.
4Directeur général de l'Institut Montaigne et auteur d'ouvrages antifiscalistes.

169
car elle créerait des créances des pauvres sur les riches et réduirait les
seconds à l'esclavage :

« Si certains hommes sont habilités, en vertu d'un droit, aux produits du


travail d'autres hommes, cela signifie que ces derniers sont dépourvus de
droits et condanmés aux travaux forcés 1. )}

Cet homme (qui nie notamment l'évidence de la fm prochaine du


pétrole) accuse l'État fiscal d'être responsable de la haine du peuple
contre les riches :

« De leur côté, que pensent les pauvres? Que les riches peuvent payer.
Qu'ils en ont les moyens, puisqu'il en subsiste quoique la pression fiscale
ne cesse de s'alourdir. Et qu'il faut bien qu'il y ait quelque chose d'im-
moral à l'aisance financière, puisque l'État lui-même, puissance tutélaire,
incarnation officielle de ce qui est juste, prélève sans vergogne sur ceux
qui en jouissent. En un mot que le riche, c'est l'ennemi, et la pauvreté, une
calamité naturelle. I;impôt progressif aigrit les pauvres. Et eux aussi, il les
déresponsabilise 2• »

Dieu, la nature et l'économie ont voulu qu'il y ait des riches et des
pauvres pour que les riches puissent faire travailler les pauvres et leur
donner ainsi une possibilité de rédemption par le travail et l'effort, par
le mérite et l'épargne. La cause de la justice sociale serait donc diabo-
lique, elle enfermerait les pauvres dans leur triste situation et les
condamnerait à l'éternelle pauvreté.

La justice sociale, voleuse des pauvres


La justice sociale volerait aux pauvres leur possibilité de devenir
riches. La pauvreté aurait comme principale cause ce vol au nom de la
justice :

« On est pauvre pour deux raisons seulement, soit on n'est pas assez
productif, soit on est volé [... ] un individu peut n'être pas productif parce
qu'il ne se soucie pas de l'être, il a d'autres priorités dans la vie que de
gagner de l'argent. Ou alors il est trop jeune, inexpérimenté et mal préparé
au travail. Ou encore il souffre d'un handicap physique ou mentaP. »

1 Philippe Manière, De la pression fiscale en général et de notre porte-mon-

naie en particulier, Plon, 1999, p. 109.


2 Ibidem, p.127.
3 Christian Michel, « Que faire des gens riches? I;État-providence et la ques-
tion des pauvres », Congrès Libertarian International et Liberalni Institut,
Prague, novembre 2001, in site www.liberalia.comJhtm/cm~ens_riches.htm

170
Christian Michel prend des accents encore plus sarkozyens pour
expliquer que la cause suprême de la pauvreté, ce sont ces lois qui
empêchent les pauvres (et notamment les plus jeWles) de « tra-
vailler plus pour gagner plus» :

« Des milliards d'êtres humains sont volés aujourd'hui de la possi-


bilité même d'être productifs, et si, malgl'é tout, ils y parviennent, ils
sont volés des fruits de leur activité [... ] Des lois sociales interdisent
de travailler à ceux qui le pourraient (les jeunes, par exemple) ou les
en découragent 1. »

La justice sociale, ou l'idolâtrie de l'État


Ce vol aurait deux motivations. Tout d'abord l'ignorance des lois
de l'économie. Ensuite l'idolâtrie de l'État et de ses fausses« lois»
trop humaines: «La "justice sociale", c'est le n'importe quoi ido-
lâtre de l'État 2 • »
Bertrand de Jouvenel fut l'un des premiers à dénoncer dans la
justice sociale Wl mauvais coup des fonctionnaires à leur propre
service et à celui de l'État. Il expliquait que la redistribution est en
fait beaucoup moins une redistribution de revenu des plus riches
vers les plus pauvres, qu'une redistribution des individus vers l'É-
tat. Le grand gagnant serait donc l'État contre les citoyens.
Ces champions de la lutte contre la fraternité vouent le bon Rous-
seau aux gémonies. Notre philosophe, en imaginant que notre
société reposait sur un contrat social, aurait ouvert le chemin aux
« socialistes ». Si l'ordre social est tout entier dans la loi, alors il
devient possible de faire tout et n'importe quoi.
Il suffit de s'imaginer que les intérêts des riches et des pauvres
seraient antagonistes pour se mettre à phantasmer sur une organi-
sation artificielle de la société :

« Les socialistes croient à l'antagonisme essentiel des intérêts. Les


économistes croient à l'harmonie naturelle, ou plutôt à l'harmonisa-
tion nécessaire et progressive des intérêts [ ... ] partant de cette donnée
que les intérêts sont naturellement antagoniques, les socialistes sont
conduits par la force de la logique à chercher pour les intérêts une
organisation artificielle, ou même à étouffer, s'ils le peuvent, dans le
cœur de l'homme, le sentiment de l'intérêt 3• »

13 Ibidem.
14 François Guillaumat, « Voleurs de pauvres », in site
www.liberalia.comlhtmlf~voleucde_pauvres.htm
15 Frédéric Bastiat, Le Journal des économistes, op. cit.

171
Christian Michel, dans un autre style, soutient également que l'É-
tat-providence servirait d'abord à traquer les riches et à les mainte-
nir sous la botte de l'État:

« Un argument souvent mis en avant pour brider la liberté est qu'elle


ne profite pas à tout le monde. Les pauvres seraient exclus des oppor-
tunités qu'elle permet. Une autre valeur, la "justice sociale", légitime-
rait le maintien d'une bureaucratie oppressive et d'une police d'État,
car sans eUes pour traquer les riches et distribuer leurs biens, la faim,
les maladies, la déchéance intellectuelle resteraient la malédiction de
toute une frange de la population pour les siècles à venir 1. »

Philippe Manière nous alerte sur le fait que la France serait, de


par son histoire, la nation la plus menacée de redistributisme aigu
et d'interventionnisme étatique; tout ceci, naturellement, au nom
de cette funeste idée d'égalité:

« Plus que toute autre nation, la nôtre est ainsi susceptible de se lais-
ser entraîner sur la pente fatale de 1'hyper-redistribution par une fisca-
lité débridée dans la perspective de la réduction des inégalités. Parce
que la France est ce qu'elle est, le risque est grand que s'engloutisse
dans le mirage de la justice sociale, via l'impôt, l'ensemble de notre
corpus de références 2. »

Comment s'opposer à la justice sociale?


Les sarkozyens savent, depuis plusieurs siècles, comment s'op-
poser très efficacement à tout projet de justice sociale. Ces vieilles
recettes avaient été perdues, mais les partisans de la révolution néo-
conservatrice les ont redécouvertes, rajeunies, et ils en ont fait de
grandes innovations.
Cette droite dispose désormais de tout un programme non seule-
ment pour casser les programmes sociaux mais pour les remplacer
par autre chose.

Comment aider les pauvres?


Les sarkozyens envisagent trois façons d'aider magistralement
les pauvres. Aucune bien sûr n'a à voir avec une autre fiscalité,
d'autres choix économiques, sociaux ni même avec la nationalisa-
tion des grandes entreprises.
1 Christian Michel, « Que faire des gens riches? I.:État-providence et la ques-

tion des pauvres », op. cit.


2 Philippe Manière, De la pression fiscale en général et de notre porte-mon-
naie en particulier. op. cit., p. 111.
172
La première solution prônée est de libérer le travail, c'est-à-dire
d'en finir avec ces maudites lois et ces monstrueux règlements qui
interdisent à un salarié de trimer pour un salaire de misère et de
gâcher, ou de perdre, sa vie en la gagnant.
La deuxième solution pour aider les plus pauvres est de recon-
naître qu'ils seraient les plus grands bénéficiaires du respect absolu
du droit de propriété. Un riche peut toujours planquer ses biens à
l'étranger, mais le pauvre, lui, se fait obligatoirement et imman-
quablement spolier par le « fisc» et la « sécu ». Le seul droit pro-
tecteur des faibles est le droit de propriété, et non pas les stupides
avantages sociaux :

« Nous avons tous un puissant protecteur: le Droit, c'est-à-dire le


droit de propriété. Et son respect absolu est plus important pour le
pauvre que le riche 1. »

La troisième grande solution pour sauver les pauvres est de cas-


ser l'État-providence en lui substituant des œuvres charitables et
des actions humanitaires. :VÉtat aurait cassé à la fin du XIXe siècle
et au début du XX· siècle les associations caritatives pour mettre la
main sur la « redistribution des richesses » et pour empêcher le
peuple d'être reconnaissant envers les riches. :VÉtat ne voulait plus
d'une société fonctionnant sur le don généreux des riches, car il ne
tolérait pas que les pauvres aient des obligations envers d'autres
que les fonctionnaires et les syndicalistes, bref envers ces affidés de
l'État-Moloch. :VÉtat aurait tué, pour cela, la logique même du don
et du contre-don qui fait que les pauvres se trouvaient en dette et
devenaient les obligés des riches. :VÉtat ne pratiquant pas le don,
mais répondant à des droits (sociaux), il n'existerait plus de respect
du riche:

« I:État-providence est la négation de toute générosité. En inventant


des droits à l'assistance, il rend le don impossible. Car si j'ai un droit
à recevoir de l'argent ou des soins, ceux qui me les prodiguent ne me
donnent rien. Ils ne méritent même pas un merci. Ils ne font qu'ac-
quitter leur obligation envers moi 2. »

La haine des riches serait la cause du développement des droits


sociaux. Il fallait interdire aux riches d'aimer leurs pauvres pour
que les pauvres haïssent les riches car, ne nous leurrons pas, seuls
1 Christian Michel, ibidem.
2 Ibidem.

173
les riches peuvent être généreux puisque eux seuls savent vraiment la
valeur de l'argent qu'ils donnent:

« Seuls les capitalistes, grands et petits, sont généreux, parce que seuls
ils connaissent la valeur du temps et de l'argent, et ils la respectent!. »

La privatisation de l'État-providence permettrait non seulement de


rendre de nouveau les pauvres reconnaissant envers les riches, mais
elle les libérerait aussi de ce fardeau monstrueux de droits et d'acquis
sociaux imposé par l'État. Le pauvre pourrait jouer de la concurrence
entre les riches donateurs, puisqu'on sait que les puissants sont, par
définition, généreux et toujours prêts à l'aumône. Un pauvre mécon-
tent de son riche mécène pourrait menacer de changer de bienfaiteur
et même, si cela ne suffit pas, s'y résoudre.
Le pauvre, secouru par les riches, préserverait cependant sa totale
liberté. Car n'oublie jamais, cher lecteur :

«Donner est l'acte capitaliste ultime. I:homme généreux affirme son


droit de propriété absolu sur ses biens [ ... ] la société capitaliste est tout
simplement celle qui interdit le vol, qui ne le légalise pas, pour laisse(
toute leur place à l'échange et aux dons 2 ».

Les partisans de la justice sociale vivraient dans le péché perma-


nent. Ils ne cesseraient jamais de transgresser cette sacro-sainte loi
« naturelle» qui veut que le seul véritable droit humain soit, de toute
éternité, le droit de propriété. Les sarkozyens seraient, eux, des Justes
puisqu'ils respecteraient l'ordre du monde.
Les partisans de la justice sociale sont des idolâtres à condamner
toutes affaires cessantes au bûcher, car ils patjurent le vrai dieu des
économistes pour se livrer à l'adoration impie de l'État et de ses lois
sociales:

«(Lajustice sociale) ouvre donc la boîte de Pandore de l'arbitraire et


du subjectivisme inhérents au socialisme. Et c'est une idolâtrie de l'État
parce que seul Dieu est propriétaire et maître de toute chose, et peut son-
der les reins et les cœurs au point d'apprécier les besoins en dépit de
ceux qui les éprouvent, les mérites en dépit de ceux qui reçoivent les ser-
vices 3 • »

! Ibidem.
2 Ibidem.
3 Ibidem.

174
Ces hérétiques utilisent la revendication de la justice sociale pour
légitimer le crime des « puissants » contre les « faibles » :

« La redistribution politique socialiste est faite par les puissants aux


dépens des faibles 1. »

Les puissants sont, en l'espèce, la masse informe des individus


infortunés. Ceux qui, hélas, font les majorités. Les faibles sont ceux
qui sont spoliés par l'État. Toute redistribution serait faite par les
puissants (la populace) aux dépens des faibles (les méritants).
Nicolas Sarkozy le dit à sa façon: les gens qui se lèvent tôt et tra-
vaillent durement ont le droit de demander des comptes à ceux qui
en profitent.
Cette idolâtrie serait malheureusement très développée en
France. C;est une des raisons pour lesquelles la droite française
n'est pas de droite. François Guillaumat en tire un nouvel ensei-
gnement magistral : le parti des riches (sic), devant constamment
voler ses propres électeurs, en s'efforçant de présenter comme pire
l'autre terme de l'alternative, ne peut que voler aussi les riches dans
l'espoir d'être réélu.

Vices privés; vertus publiques


Les partisans de la fraternité sont nécessairement « cocus »
devant l'histoire. D'abord parce que croyant faire le bonheur des
pauvres, ils feraient leur malheur en violant les lois de l'économie
et en les empêchant de s'émanciper par le labeur. Ensuite parce
qu'en croyant faire le bonheur des pauvres, en réglementant la
liberté des riches, ils empêcheraient les riches d'être riches, donc
généreux.
Cette thèse est ancienne puisque Bernard Mandeville la dévelop-
pait déjà dans sa célèbre Fable des abeilles (1723). Cet Anglais
d'origine hollandaise était, comme Sarkozy, un sacré iconoclaste
puisqu'il clamait haut et fort que « les vices privés font les vertus
publiques ». Hayek sera un grand lecteur de ce véritable précurseur
d'Adam Smith.
La thèse de Mandeville fit scandale puisqu'il l'accompagna
d'une critique féroce des institutions de charité créées et dévelop-
pées par l'Eglise: il serait, selon lui, totalement « absurde d'édu-
quer les pauvres ».
1 François Guillaumat, «Voleurs de pauvres », op. cit.

175
La fable est connue: un essaim d'abeilles vit dans la paix et
l'opulence matérielle d'une ruche magnifique. Mais les abeilles
religieuses déplorent l'absence de sens moral des abeilles buti-
neuses (travailleuses). Jupiter, informé, par les religieuses, décide
de rendre les abeilles honnêtes, ce qui va provoquer la fin de la
ruche: les serruriers font faillite, car il n'est plus besoin de fermer
les portes puisque le vol a totalement disparu, les gardiens se
retrouvent également au chômage, car faute de larcins et de crimes,
il n'y a plus de prisonniers. La misère se répand, jusqu'à l'effon-
drement de la ruche: les abeilles retourneront vivre dans les arbres.
La morale de l'histoire est limpide: loin d'être combattus par des
lois scélérates, les défauts de chacun doivent être utilisés pour le
bonheur de tous. Ces vices privés peuvent tenir la place de vertus
publiques. Ainsi l'égoïsme, moralement condamnable, est écono-
miquement indispensable pour la société.
Cette Fable des abeilles contient en germe toute l'anthropologie
des libéraux. De Smith à Sarkozy, chacun pense que la quête de la
vertu est antiéconomique. Ce n'est que dans la mesure où chacun
fait primer son intérêt personnel sur l'intérêt général que le bonheur
existe. La solution à ce paradoxe serait, bien sûr, la fameuse « main
invisible » imaginée par Adam Smith.
Cette thèse a été reprise et amplifiée par Ayn Rand dans La ~rtu
d'égoïsme. Pour Hayek, l'harmonie n'est ni naturelle ni artificielle:
elle résulte simplement de l'action des hommes qui ne savent pas
ce qu'ils font. La seule alternative serait de s'en remettre à la solu-
tion imaginée par Hobbes avec son État-Leviathan.

Le sarkozysme et l'amour des riches

« On n'a pas à s'excuser d'avoir un patrimoine quand celui-ci a été


construit à la sueur de son front. » (Nicolas Sarkozy)

Les sarkozyens aiment passionnément les riches. Ils le font


d'ailleurs savoir. Cet amour de la richesse est psychologiquement
bien connu depuis longtemps. Beaucoup de petits sarkozyens ont
sans doute été élevés dans l'adulation de l'Oncle Picsou (heureux
patronyme) et se sont projetés tout petits dans ce personnage
typique du dur-à-jouir, mais si bien assis sur son gros tas. Libre aux
sarkozyens de préférer la dimension anale aux plaisirs de la ren-
contre et du partage, mais soyons plus généreux que leurs juges en
comparution immédiate et reconnaissons aux obsédés du dollar

lï6
quelques circonstances atténuantes. Ce sera, du moins, l'occasion
d'entendre leurs justifications.

Vive les riches!

« J'assume des choix politiques comme celui, à mes yeux essentiel,


que la France qui travaille puisse se reconnaître au travers de mesures
à forte valeur symbolique comme la franchise sur les droits de succes-
sion»; « II y a des Français qui n'ont jamais été au chômage, jamais
perçu d'Assedic, jamais été au RMI et qui pourtant souffrent eux aussi
parce que le temps est dur, parce que la vie est chère et surtout parce
qu'ils ont la pénible sensation d'être toujours assez riches pour payer
des impôts et jamais assez pauvres pour bénéficier des mesures
sociales. )} (Nicolas Sarkozy)

Le sarkozysme déculpabilise les riches et culpabilise les pauvres.


Chacun est responsable de son sort et les riches n'ont pas à avoir
hontes d'être des « gagnants»; la richesse est, en outre, une chose
enviable et aimable en soi.
Christian Michel pose donc une grande question dans un petit
article intitulé « Que faire des gens riches? ». On attend une inter-
rogation universelle comme « faut-il raccourcir les puissants avant
ou après les avoir dévalisés? ». Sa réponse est beaucoup plus
déroutante encore : il faut apprendre à les aimer. Nous devons
aimer les riches parce qu'ils aident les pauvres mais ajJssi parce
qu'ils sont beaucoup plus adorables que les pauvres:

« Notre prochain que nous devons aimer n'est pas le pauvre mais le
riche secourable»; « Pourquoi aiderais-je quelqu'un parce qu'il est
dans la misère? la misère est à combattre. Rien de ce qu'elle touche ne
doit devenir aimable à nos yeux 1. »

Cet amour des riches est souvent la face avouable d'une haine de
classe. Philippe Manière prend des accents de procureur général
pour accuser la France de mal aimer ses riches :

« La France n'aime pas les riches. Ce n'est pas son moindre défaut.
Car les riches ont mille qualités que n'importe qui aperçoit en un clin
d'œil s'il veut bien passer outre le préjugé envieux où nous conduit une
pente naturelle mais néfaste 2. »

1 ChristianMichel, « Que faire des gens riches? », op. cit.


2Philippe Manière, De la pression fiscale en général et de notre porte-mon-
naie en particulier, op. cit.

177
Les Français sont jaloux parce qu'en France on n'apprend pas à
devenir riches, mais à partager leurs biens. Les Anglais sont un
peuple industrieux et entreprenant. Les Français restent des parta-
geux pilleurs de châteaux. On peut appeler cela de l'atavisme ou de
l'endoctrinement.
Philippe Manière, en hussard du capital, enseigne donc toutes les
raisons que nous avons d'aimer nos maîtres.
Nous devons, tout d'abord, aimer les riches car ils nous font vivre.
Sans riches, personne ne gaspillerait en une nuit au casino beaucoup
plus que la totalité des revenus d'une vie; sans riches, les sans-
domicile ne trouveraient jamais de caviar dans les poubelles des
beaux quartiers; sans riches, Neuilly-Ia-ville-des-plus-que-bourge
ne serait qu'une triste banlieue et Sarkozy qu'un fils d'immigré :

« Les riches, d'abord, nous font vivre. Gagnant plus que les autres, ils
consomment plus que les autres. Or la consommation des uns, c'est le
revenu des autres [ ... ] Plus on est riche, plus on dépense et, donc, plus
on fait vivre le reste de la population 1. »; « Chérissons donc les riches
et défendons leurs intérêts contre l'État, non pas pour leur faire plaisir,
mais pour maximiser notre propre intérêt 2 ••• »

Les pauvres ont cependant beaucoup d'autres motifs d'aimer les


riches: ce qu'ils peuvent aduler en eux, c'est le luxe, la beauté, l'in-
telligence sans doute mais surtout la liberté. Manière a raison : les
pauvres ne sont pas libres dans notre société et les seuls individus
vraiment libres sont les très riches. Les pauvres, avides d'abstrac-
tions si françaises, peuvent adorer dans la liberté des riches la liberté
tout court:

« Aimons-les, aussi, par amour de la liberté [ ... ] La fortune donne en


effet à celui qui la possède une indépendance à laquelle aucun salarié
qui travaille pour vivre ne pourra jamais prétendre. Qui dit salariat dit
lien de sujétion et contraintes d'occupation de son temps. Or, nul n'est
libre d'exprimer des idées, des opinions, s'il vit dans la crainte révé-
rencielle de son employeur et s'il n'a pas plus de temps pour penser que
celui que lui laisse son office 3• »

Les pauvres doivent enfin aimer les riches parce qu'ils sont, par
rapport à eux, des modèles de perfection : « Les riches contribuent
bien plus aux avancées de la pensée. Voltaire était riche. Tocqueville
1 Ibidem, p. 129.
2 Ibidem, p. 132.
3 Ibidem.

178
était riche. Victor Hugo aussi. » Manière cherche ensuite à qui pro-
fite cette haine. La réponse fuse immédiatement, tant elle est évi-
dente; seuls les fonctionnaires ont intérêt à ce qu'il y ait moins de
riches, car cela augmente leur propre pouvoir :

« Les autres, tous ceux, Dieu merci encore majoritaires, qui vivent
dans et de l'économie marchande, ont au contraire intérêt à ce que les
riches s'enrichissent, pas à ce que l'État prospère 1. »

Cette haine, si typiquement française, aurait quelques autres fon-


dements que notre bon maître d'école va s'appliquer à expliquer aux
pauvres d'esprits. La faute en reviendrait à une fiscalité trop lourde
rendant impossible l'enrichissement. Supprimons les impôts, et les
pauvres se mettront à aimer les riches, pouvant le devenir eux-
mêmes:

« C'est parce que l'enrichissement leur est interdit que la richesse est
insupportable à ceux qui n'en jouissent pas, et qui ne sauraient en jouir
par procuration faute de pouvoir fantasmer, pour l'avenir, sur la leur
propre 2 • »

La responsabilité serait aussi celle de notre inconscient collectif


national « où la question des rapports de l'individu avec l'argent
demeure empoisonnée par d'innombrables tabous. » Le catholi-
cisme romain aurait une lourde responsabilité dans cette haine car,
contrairement à l'éthique de la Réforme, il n'aurait cessé d'entourer
l'argent d'une aura de péché et de secret. Le socialisme serait éga-
lement fautif car, en déifiant l'égalité, il aurait interdit l'accumula-
tion individuelle de richesse.
Philippe Manière conclut sa diatribe par ces paroles fortes et défi-
nitives:

« Les Français, peuple de refoulés, sont en fait les derniers au monde


à révérer le Veau d'or, puisque les seuls à ne pas oser lever les yeux sur
lui. Il faudra bien, un jour, qu'ils se décident à le regarder en face 3.»

La populace peut pourtant se rassurer et espérer. Nicolas Sarkozy


ne promet-il pas de faire d'elle des «petits propriétaires»?

1 Ibidem, p. 13l.
2 Ibidem, p.135.
3 Ibidem, p.136.

179
Le sarkozysme et la société de petits propriétaires
«Nous ferons de la France un pays de propriétaires. Le rêve de pro-
priété doit être accessible pour tous, y compris pour les petits salaires.
Cessons de culpabiliser le patrimoine, la propriété, la promotion
sociale. » (Nicolas Sarkozy, le 12 mai 2005)

La pensée du sarkozysme n'a pas vraiment évolué depuis Saint-


Marc Girardin. Il s'agit toujours de transformer les prolétaires en
petits propriétaires. Cette politique est fondée non seulement sur la
peur de la populace, mais aussi sur la foi dans la vertu de la pro-
priété pour faire des révoltés des hommes prudents.
Marc Girardin (1801-1873) fut un sarkozyste bien avant l'heure.
Professeur à la Sorbonne, partisan d'une monarchie tempérée, il fut
longtemps député. Notre homme avait une modestie toute sarko-
zyenne puisqu'il se canonisa lui-même en signant ses ouvrages
Saint-Marc Girardin. Ce champion de la droite libérale est passé à
la postérité pour avoir qualifié les canuts lyonnais de barbares.
Cette idée que les classes populaires sont des classes dangereuses
est aussi vieille que les possédants, mais cette façon abrupte de le
dire fait encore tache.
Notre chef du parti libéral à la chambre des députés passait aussi
pour être un « moderne », puisqu'il soutenait, contre l'avis des
Républicains, qu'il n'y avait pas de classes sociales en France.
Notre société est ouverte, disait-il: «Tout le monde est peuple, tout
le monde est bourgeois 1. »
Cette brillante analyse ne résista pas à la trouille que lui inspira
la Révolte des canuts. Saint-Girardin analyse donc, dès
décembre 1831, les événements lyonnais comme les prémices
d'une terrible révolution: « Une émeute de pauvres contre les
riches, des ouvriers contre les fabricants 2. »
Saint-Girardin va changer radicalement sa perception du peuple:
il ne s'agit plus d'intégrer les prolétaires avec leurs propres valeurs
et leurs cultures. Les ouvriers sont considérés désormais comme
une véritable plaie. Ils sont des envahisseurs tout autant que les bar-
bares qui causèrent la chute de Rome.
Saint-Girardin pousse plus avant encore cette belle comparaison:
les ouvriers, comme les barbares, n'ont rien à apporter à la société
et à la civilisation. Ils doivent donc être contenus dans les marges

1 Le Journal des débats, 8 décembre 1831.


2 Ibidem.

180
pour être civilisés : « Les Barbares qui menacent la société ne sont
point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie : ils sont dans les
faubourgs de nos villes manufacturières. » La bourgeoisie doit pour
cela se mobiliser : « Il serait bien temps, vraiment, de vouloir
repousser l'ennemi après l'avoir reçu dans la place 1. » Vessentiel
est dit : la classe ouvrière est bien l'ennemi du système.
Le bon Saint-Girardin entrevoit alors deux solutions. La première
est la guerre de classe, mais la « populace » peut être victorieuse.
Vautre solution consiste à la priver totalement de ses droits poli-
tiques tout en adoptant des lois pour que les prolétaires deviennent
massivement des propriétaires. On reconnaît là le fondement du
suffrage censitaire.
Alexis de Tocqueville le disait avec force dès 1835 : « Vesprit
français est de ne pas vouloir de supérieur. Vesprit anglais est de
vouloir des inférieurs 2. » Saint-Sarkozy ne propose pas aujourd'hui
autre chose: il faut civiliser la barbarie ... en créant un monde de
petits propriétaires.

Le sarkozysme et le « conservatisme de la compassion »


Le « conservatisme de la compassion » n'est pas seulement le
passage de la solidarité publique à la solidarité privée ou un coup
de bluff. Ce concept est la réponse des néo-conservateurs à la crise
sociale et morale que traverse la société et une bonne façon de pré-
venir la révolte des gueUx. Vidée de conservatisme compassionnel
n'est pas née un beau matin dans le cerveau de G. W Bush alors
qu'il se recueillait dans la chapelle de sa « Highland Park United
Methodist Church ».
Vidée a germé progressivement dans les principaux think tanks.
On retient, comme pères fondateurs, George Gilder et Charles Mur-
ray, spécialisés dans la dénonciation des méfaits de l'État-provi-
dence. Ce dernier serait non seulement totalement inefficace, mais
dangereux: il ne serait pas la réponse au problème, mais une partie
du problème.
Myron Magnet propose dans The Dream and the Nightmare
(1993) comme alternative à l'État-providence le transfert au secteur
privé. Le Texas du gouverneur Bush fait alors figure d'exemple
puisqu'il a confié au privé toute l'action sociale (associations,
ONG, églises, fondations privées, sectes, etc.).

1 Le journal des débats, 18 avril 1832.


2 Alexis de Tocqueville, L'Ancien Régime et la révolution.

181
Martin Olasky publie, en 2000, la bible du conservatisme com-
passionnel : Compassionate Conservatism. I1homme est présenté,
parfois, comme un « gourou encombrant », car ce conseiller de G.
W. Bush est non seulement un ancien marxiste et un ex-athée, mais
il n'hésite pas à livrer parfois sa pensée. Ce professeur de journa-
lisme à l'université du Texas et chercheur à l'Institut Action voit les
choses en grand, mais sans négliger certains « détails ». Oui, l'ob-
jectif du conservatisme compassionnel est bien d'abattre le mur
entre l'État et la religion afin que les Églises prennent en charge les
programmes sociaux. Non, il n'est pas opposé à ce que la sciento-
logie et la WICCAN (organisation de sorcellerie) bénéficient, pour
cela, d'un financement public. Bill Clinton n'avait-il pas lui-même
qualifié le programme de la scientologie de lutte contre la drogue
des plus efficaces?
Le président Bush a donc fait du conservatisme compassionnel
l'autre face de son plan de paupérisation de la population et de
démantèlement de l'État:

« Si l'on ne s'attaque pas aux problèmes (de la société), un mur


s'élève en son sein. D'un côté, il y a la richesse et la technologie, l'édu-
cation et l'ambition. De l'autre, il y a la pauvreté et la prison, la dépen-
dance et le désespoir. Il faut abattre ce mur. La réponse n'est pas plus
d'État, mais l'alternative à la bureaucratie n'est pas l'indifférence.
I:alternative consiste à mettre les valeurs conservatrices au service de
la lutte pour la justice et pour l'égalité des chances. C'est ce que j'en-
tends par conservatisme de la compassion 1. »

G. W. Bush ne croit pas à l'action publique contre la pauvreté. Il


a donc nommé John Dilulio (université catholique) à la tête d'un
Bureau des initiatives religieuses et communautaires pour dévelop-
per le conservatisme de la compassion. Les fondations des grandes
entreprises comptent, bien sûr, parmi les plus généreux donateurs
pour des enjeux marketing mais aussi idéologiques.
11 enjeu est de mettre les valeurs du conservatisme au cœur de
l'action sociale. En refusant au maximum la fiscalité, et surtout
l'intervention de l'État, puis en changeant de méthode: il n'est plus
possible d'aider les pauvres de façon indifférenciée, il faut obliga-
toirement agir« personne par personne ». Le but avoué est de pas-
ser de la logique des droits à celle des dons, puisque cela devrait

1 G. W Bush, cité in Le Messager Chrétien, Église Évangélique Méthodiste,


février 2001.

182
permettre de déculpabiliser les riches et de culpabiliser les pauvres.
Le conservatisme compassionnel se donne pour premier objectif
que les pauvres cessent d'être envieux et jaloux des riches, qu'ils
cessent de croire qu'ils ne sont pour rien dans leur situation, qu'ils
passent également de la situation d'irresponsabilité et d'assistanat
à celle de devoir et de respect. Le conservatisme compassionnel
doit mettre au cœur de son action des valeurs communes à l' en-
semble des religions, et non pas des options sociales ou politiques.
Bush le dit clairement :

« Je conduirai le pays vers une culture qui valorise la vie, la vie des
personnes âgées et des malades, la vie des jeunes, et la vie des enfants
non nés '. »

Le conservatisme de la compassion n'interdit pas, en revanche, la


peine de mort, la légalisation de la torture ou le commerce des
armes à feu.
Cette entreprise de transfert du social du secteur public au secteur
privé ne s'accomplit pas plus naturellement que la marche forcée
vers la globalisation. VÉtat américain organise le transfert des
financements nécessaires. Une première étape prévoit des avan-
tages fiscaux pour les donateurs, jusqu'à 15 % de déduction (en
comparaison la France ne tolère que 5 %), ainsi que le versement
contestable de subventions, puisqu'il remet en cause le principe de
séparation des Églises et de l'État. On prévoit que dans un second
temps, les contribuables pourront totalement choisir de donner le
montant de leur impôt à des organismes caritatifs et non plus à l'É-
tat ou au gouvernement local.

J-érs une nouvelle alliance de la bourse et du goupillon


Ce conservatisme de la compassion n'aurait sans doute pas vu le
jour sans ce que les spécialistes nomment le « retour du religieux »,
qui prend souvent le visage du fondamentalisme, de l'intégrisme et
des sectes. On ne saurait non plus taire l'influence considérable de
Jean-Paul II.
Le pape développa en effet trois encycliques Laborem exercens
(1981), Sollicitudo rei socia/is (1987) et Centesimus annus (1991),
qui furent considérées par beaucoup d'intellectuels conservateurs
comme un ralliement : non seulement il condamnait une nouvelle
fois le « socialisme réellement existant », mais il fermait la porte à
'Ibidem.

183
toute recherche d'une quelconque « troisième voie ». Il prônait le
respect de la propriété et de la liberté économique. Ce ralliement
fut très bien accueilli par le camp libéral.
Philippe Nemo, professeur de philosophie à l'ESC de Paris, spé-
cialiste de Hayek, conférencier du cercle Bastiat, explique dans
Libéralisme et christianisme 1 que le libéralisme serait directement
issu du christianisme.
Jean Duchesne expose, dans Vingt siècles. Et après? 2, les racines
chrétiennes des grands principes des démocraties modernes. La
démocratie serait issue du protestantisme, mais d'un protestantisme
dissident. Alors que dans les pays protestants européens on aurait,
au contraire, assisté à une véritable appropriation du pouvoir reli-
gieux par les souverains (donc l'État). Les « puritains» du « nou-
veau monde », en séparant le politique du religieux, n'auraient
d'ailleurs fait que reprendre les éléments de base du christianisme.
Jean Duchesne considère que le catholicisme serait aujourd'hui
plus à même de défendre la démocratie que le protestantisme, car
ce dernier aurait tendance à se diviser sans fin et à dissoudre la
question sociale et morale dans la permissivité.

Comment importer le conservatisme compassionnel en


France?
Le sarkozysme n'a de cesse de vouloir réduire les aides sociales
publiques. Son modèle est le « conservatisme compassionnel » de
Marvin Olasky. Mais comment transférer la solidarité au privé dans
un pays comme la France? La société civile n'y est pas aussi déve-
loppée qu'aux États-Unis et les principes de laïcité y sont particu-
lièrement ancrés. Peut-être pourrait-on y voir une des raisons du
combat contre la « laïcité sectaire» et des éloges des Églises, même
fondamentalistes, chez Nicolas Sarkozy?
Ce qui est certain, en revanche, c'est que la droite a commencé
les grandes manœuvres pour permettre à la France de rattraper son
« retard» en matière de développement de la « société civile »,
notamment de fondations privées.
Les Églises et les fondations sont appelées, en France comme
ailleurs, à jouer un rôle toujours plus grand dans l'action sociale,
d'abord en accompagnement des services publics, puis en concur-
rence de l'État et des collectivités locales.

1 Prix du livre libéral 2002, remis par Pascal Salin.


2 PUF/Communio, 2000.

184
Les arguments avancés en faveur de ce démantèlement de l'État
social français tiennent peu aux arguties financières servies habi-
tuellement aux grands médias: ce ne sont ni l'ampleur du déficit
de la sécurité sociale ni les questions démographiques qui viennent
en premier, mais des motifs idéologiques.
On ne cesse de nous expliquer que l'État-providence développe-
rait une solidarité sans amour car « les gestes de la solidarité ne
sont pas la solidarité ». Il serait donc une « pornographie de la soli-
darité» :

« Une société n'est jamais solidaire. Seuls des hommes libres le


sont. Une société peut être redistributive, coercitive ... Certains indivi-
dus ou groupes de pression peuvent imposer à d'autres individus de
partager leurs biens. Ils modifient les comptes en banque, ils ne font
qu'empoisonner les rapports humains. Ils changent le "niveau de vie",
ils ne rendent pas les hommes plus solidaires. La solidarité échappe au
politique. Elle n'est pas imposable. Elle procède d'un mouvement inté-
rieur, non calculé et imprévisible (spontanéité effrayante pour le socia-
lisme qui ne se reconnaît que dans la planification et le contrôle) [ ... ]
C'est dans le vide du règlement que naît la solidarité. C'est dans le res-
pect des droits, et donc l'absence d'impositions légales, que peuvent se
densifier les relations humaines 1. »

Pourquoi faut-il que notre idéologue gâche tout en se plantant


magistralement? Notre bon saintmaritain explique que l'exemple
fameux du manteau de saint Martin prouverait que la solidarité ne
peut exister que d'homme à homme, puisque le centurion donne
volontairement la moitié de son manteau au pauvre. Il ajoute, inter-
pellant pour cela son lecteur cloué par tant d'agilité mentale:

« Suppose qu'un général de la légion romaine ait ordonné au centu-


rion Martin de partager son manteau. Le résultat matériel eut été le
même, un pauvre à demi-réchauffé, un nanti à demi-grelottant. Mais
où est la solidarité? Chez le général, qui ne se découvre de rien? Chez
le centurion, qui ne peut qu'obéir 2 ?»

Primo : notre centurion ne donne que la moitié. de son manteau


car l'autre ne lui appartient pas puisque le soldat romain payait la

1 Christian Michel, « Le socialisme comme pornographie de la solidarité »,


texte extrait de La Liberté, deux ou trois choses que je sais d'elle, Éditions
de l'Institut Économique de Paris, 1986, in site
perso.wanadoo.fr/patrickmadrolle/econornieUibre8.htrn.
2 Ibidem.

185
moitié de son paquetage. Deuxio : cet archétype de la solidarité est
plutôt bancal car non seulement le pauvre grelotte, mais lui aussi.
Décidément: rien ne vaut la sécurité sociale!

IJÉtat-providence contre la bonne société


Les sarkozyens dénoncent dans l'État-providence la substitution
de rapports « froids » entre l'État et les administrés à la place de
relations « chaudes ». Vargument n'échappe pas à Philippe
Manière qui le mobilise dans son réquisitoire antifiscaliste. La
sécheresse des mécanismes réglementaires contribuerait à sa
manière à déshumaniser la société :

« Croit-on vraiment que l'on unit les Français en institutionnalisant


ainsi les droits et les devoirs, en séparant la France en deux castes,
l'une, allocataire, caressée dans le sens du poil mais désignée comme
assistée, l'autre, bailleuse de fonds, désignée à la vindicte populaire et
prise à rebrousse-poil l ? »

:CÉtat-providence, en remplaçant la responsabilité individuelle


par l'irresponsabilité du groupe, aurait obtenu ce résultat fabuleux
que l'individu aurait disparu et que la société serait en train de lui
emboîter le pas!
:CÉtat-providence, en rendant obligatoire le secours aux plus
faibles, aurait aussi sacrifié la véritable fraternité:

« La fraternité est spontanée, ou n'est pas. La décréter, c'est l'anéan-


tir. La loi peut bien forcer l'homme à rester juste, vainement elle
essaierait de le forcer à être dévoué 2. »

Les fondations privées contre les services publics


Les thèses de Marvin Olasky font des émules en France jusqu'au
sein de l'Institut Montaigne et du gouvernement. Comment com-
prendre autrement que 23 des 25 propositions de l'Institut aient été
reprises par le ministre Jean-Jacques Aillagon dans le cadre de sa
réforme du mécenat 3 ?
On aurait tort de ne dénoncer dans cette manipulation de la phi-
lanthropie qu'une opération de charity business. Cette opération est
aussi un enjeu idéologique. :Cobjectif inavoué est d'utiliser toutes
1 Philippe Manière, De la pression fiscale en général et de notre porte-mon-
naie en particulier, op. cit., p. 128.
2 Frédéric Bastiat, Le Journal des économistes, 15 juin 1848.
3 In « 25 propositions pour développer les fondations en France ».

186
les fonnes de solidarité privée contre la solidarité publique. On
pourrait ainsi créer une concurrence « saine » entre prestataires,
puis rendre à la bonne « société civile » le terrain de la charité
monopolisé par l'État jacobin :

« De plus en plus, l'État - jusqu'ici conçu comme l'unique déposi-


taire et l'ultime défenseur de l'intérêt général- montre les limites de
ses moyens et l'inadaptation de ces outils. De plus en plus, les indivi-
dus inventent de nouvelles solidarités sociales, professionnelles, cultu-
relles en prenant en main leur quotidien et leur avenir. C'est là une
formidable chance qui transforme en France les mentalités et les habi-
tudes [ ... ] I:intérêt général n'est plus un monopole de l'État. .. ! »;
« Les Français ne devraient plus s'adresser exclusivement à l'État et
aux collectivités territoriales, mais aussi à ces institutions privées
reconnues d'utilité publique qui, dans le cadre de l'intérêt général,
deviendront des partenaires reconnus. Mais pour cela, il faut vaincre
les résistances traditionnelles de nos appareils administratifs 2. »

Le sarkozysme utilise, pour ce travail de sape, deux outils qui ont


déjà fait leurs preuves aux États-Unis. Il s'agit tout d'abord de
développer l'assistance directe des citoyens aux causes de leur
choix : toutes les opérations humanitaires vont dans le bon sens
puisqu'elles préparent le désen~agement public. Le but est d'habi-
tuer les gens à admettre que l'Etat n'est plus le garant de l'intérêt
collectif.
Il convient de favoriser la collecte de ressources d'origine privée.
A tenne les fondations privées et autres ONG concurrenceront les
collectivités publiques. Les libéraux se donnent pour objectif de
créer un maillage de fondations présentes dans chacun des secteurs
d'intervention habituels de l'État. C'est pourquoi le gouvernement
français a adopté tout un arsenal de mesures visant à donner aux
fondations des avantages juridiques et fiscaux, comme pennettre de
leur transférer une partie de l'ISF et des droits de succession.
Le sarkozysme bénéficie, pour mener sa charge, d'autres argu-
ties. Une question occupe les soirées de nos coupeurs de budgets :
qui gagne et qui perd dans le jeu de la redistribution? Ils mobilisent
pour répondre les travaux de François Ewald. Ce dernier qualifie de
« société assurantielle » la conception de la solidarité sociale qui a

! Bernard de la Rochefoucauld, président du groupe de travail de l'Institut


Montaigne, préface au rapport Engagement individuel et bien public,
avril 2004.
2 Note de travail, Institut Montaigne, avril 2004.

187
accompagné le développement de l'État-providence. La logique de
l'assurance aurait remplacé celle de l'assistance, qui prévalait durant
le Moyen-Âge. Vélément fondateur de cette véritable révolution au
sein de notre anthropologie aurait été, selon Ewald, la loi de 1898 sur
les accidents du travail. Ils furent en effet définis comme un risque
contre lequel il fallait obligatoirement s'assurer et le législateur a
confié à l'État la tâche de répartir les charges de ce mécanisme. La
sécurité sociale, fondée sur ce même principe de solidarité, aurait
créé une dépendance entre chômeurs et actifs, retraités et actifs,
malades et bien portants, etc.
Le sociologue Numa Murard estime que ce système assurantiel
(<< un pour tous, tous pour un ») serait vécu comme une obligation
et non comme un acte volontaire de solidarité.
Ce mécanisme fonctionnerait, par ailleurs, selon un principe tota-
lement contraire à l'esprit du capitalisme qui resterait « le chacun
pour soi ». Valtemative consiste à redévelopper les solidarités
actives contre les solidarités contraintes. Pierre Rosanvallon mobi-
lise l'un des concepts des altermondialistes qui, avec Polanyi, accu-
sent le capitalisme d'avoir désenchâssé l'économique du social
puisqu'il parle, lui, de « réencastrer la solidarité ».
Ce « réencastrage de la solidarité» (la fin de la sécurité sociale)
passerait par une critique de l'État-providence dans ses résultats et
dans son principe. Il passerait également par de nouvelles formes de
socialisation transversale. Ce point de vue rejoint celui du grand
futurologue américain Alvin Tomer qui voit dans les sectes une
façon de compenser la perte des identités collectives et indivi-
duelles.
Cette « réévaluation du rôle de l'État» explique que les sarko-
zyens de tous pays concentrent leurs efforts pour démolir ce qu'ils
nomment les grands dogmes étatistes: l'idée que la gestion publique
serait meilleure gue la gestion privée, la pseudo-efficacité des aides
sociales, etc. VEtat-providence construirait une économie fermée
peu adaptée à une véritable « société ouverte », c'est pourquoi sa
capacité de régulation serait aléatoire voire illusoire, c'est pourquoi
les libéraux espèrent que les contribuables se révoltent enfin contre
la fiscalité et les prélèvements sociaux.
Ralf Dahrendorf distingue trois attaques contre l'État-providence.
Vopposition « bleue », c'est-à-dire la nouvelle droite conservatrice,
conduirait la révolte de l'individu contre la bureaucratie, l'opposi-
tion « rouge » prônerait encore davantage d'égalité réelle et l' oppo-
sition « verte» remettrait en cause notre mode de vie.

188
VÉtat-providence serait responsable de dysfonctionnements
redoutables, puisqu'il engendrerait de dangereuses trappes à pau-
vreté et à chômage : les programmes d'aides ne réduiraient pas le
nombre des assistés, mais fixeraient une clientèle stable. Gilles
Lipovetsky explique ainsi que l'État-providence aurait transformé
les Français en « assistés permanents ». IJÉtat-providence serait
également responsable du développement des inégalités sociales. Il
créerait en effet une « contre-redistribution sociale » au sens où,
selon Philippe Bénéton, la consommation de biens publics ne ferait
que répéter et renforcer les inégalités sociales. eÉtat paierait ainsi
pour les loisirs des riches cultivés qui seuls fréquentent biblio-
thèque, musées et opéras. Alain Mine a popularisé en France cette
idée que l'État-providence fonctionne à rebours, plus de quinze ans
après qu'une partie de l'extrême gauche en ait fait ses choux gras!.
Le nec plus ultra de la critique de l'État-providence nous vient
naturellement des États-Unis, où l'école du public choice explique
que l'essor des interventions publiques répondrait non pas à l'inté-
rêt général, mais à l'intérêt particulier de certains groupes
sociaux comme les élus, les fonctionnaires et les syndicalistes.

Gloire au marché 1
Cet effacement programmé de l'État-providence n'inquiète pas
nos joyeux sarkozyens, car ils ont désormais deux solutions alterna-
tives à proposer. Tout d'abord la « glorification» sans limites du
marché: l'histoire aurait établi la supériorité de la régulation par le
marché sur le plan économique et social. La cause de l'échec du
modèle français serait son refus de s'en remettre au dieu-marché. La
crise s'expliquerait par la déréglementation de l'économie sous l'ef-
fet des interventions de l'État. La solution consisterait donc à priva-
tiser totalement les services publics. Sarkozy y pense, Sarkozy y
travaille, Sarkozy est là !

Gloire à la société civile 1


Le sarkozysme malin a compris que la glorification du marché ne
suffit pas et qu'il faut lui adjoindre celle de la « société civile ».
eidée est aussi vieille que le libéralisme, mais elle avait été enterrée
avec la « fausse droite » française. Heureusement, Sarkozy est de
retour et, avec lui, une droite vraiment de droite! eÉtat-providence
n'a qu'à bien se tenir car, après avoir, durant des décennies, absorbé

1 Christian Baudelot, Roger Establet, Qui travaille pour qui?, Maspero, 1975.

189
la « société civile », il va devoir rendre gorge et libérer les bons pro-
priétaires. Puisque notre vie sociale a été placée sous tutelle éta-
tique, il faut maintenant rendre à la société civile son existence
propre face à l'État. Nous devons reconstituer de véritables institu-
tions civiles autonomes et responsables. Nous devons transférer des
missions à la « société civile» pour affaiblir l'État.

Le sarkozysme et la fIScalité
La façon dont la révolution néo-conservatrice est parvenue, en
quelques décennies, à refaire de la question de l'impôt un débat poli-
tique essentiel est significative du ketchup qui a coulé dans nos
têtes. Les libéraux font mine de ne se révolter que contre la lourdeur
de l'impôt et non contre son principe, mais il suffit pourtant de faire
un petit tour du côté de l'Histoire pour se rendre compte qu'ils pour-
suivent un très vieux combat.
Philippe Manière, en publiant sa diatribe contre l'impôt, renoue
avec un vieux courant réactionnaire 1. Sa haine de la fiscalité prouve
qu'il n'ignore rien de la place de l'impôt dans notre histoire natio-
nale et dans le processus de constitution de la France. Il sait qu'il est
possible de mobiliser à bon compte ce sentiment antirépublicain.
On ne parle pas innocemment « d'oppression fiscale » et on ne
juge pas l'impôt « confiscatoire », voire « punitif », sans vouloir
suivre volontairement les pas de ceux qui, durant les siècles passés,
refusaient l'impôt. Il suffit de le lire pour découvrir que les raisons
apparentes cachent des motifs moins avouables :

« Il faut chercher ailleurs les raisons véritables de ce "prurit fiscal"


qui ravage aujourd'hui la quasi-totalité des pays développés ... au point
que, dans tout l'Occident, et en France comme ailleurs, la question des
impôts devient le sujet central de la vie politiqueZ. ))

Philippe Manière joue d'abord les bons citoyens: il rappelle que


payer l'impôt est une façon de marquer son intégration, son attache-
ment et sa solidarité. Il veut bien payer sa part d'impôt, mais pas
davantage. Qui ne serait d'accord avec lui pour réclamer un peu plus
de justice fiscale, par exemple en exigeant la suppression du sys-
tème de quotient familial qui favorise tant les ménages « friqués »
avec des enfants ?

1 De la pression fiscale en général et de notre porte-monnaie en particulier,


op. cit., p. 15.
Z Ibidem, p. 14.

190
Philippe Manière n'hésite pas à tordre les faits pour les faire entrer
dans son système. Il fait semblant de croire que le refus de l'impôt
serait récent et s'expliquerait par son volume. Cette thèse sympa-
thique est totalement fausse.
Ce n'est pas parce que la fiscalité serait trop forte que des Philippe
Manière ont toujours râlé contre l'impôt. I:argument de la spoliation
vise le principe même de l'impôt et non pas seulement son rende-
ment marginal :

« BÉtat nous laisse une part certes sans cesse plus petite du gâteau,
mais le gâteau est toujours plus gros 1. »

Un antiflScalisme viscéral
La question de l'impôt partage, depuis deux siècles, la droite et la
gauche. Le principe d'un impôt sur le revenu fut longtemps le prin-
cipal point d.e friction depuis que les républicains en avaient fait une
priorité avec le fameux « discours de Belleville» de Gambetta. La
première tentative d'imposer un tel impôt date d'ailleurs du gouver-
nement radical de Léon Bourgeois (1895-1986).
La chute de son gouvernement en reportera.1'adoption, mais ce
projet restera le cheval de bataille des radicaux jusqu'à la Première
Guerre mondiale. Joseph Caillaux reprend l'idée en 1911 et écope
d'une campagne de presse haineuse, lancée par Le Ftgaro, qui abou-
tit au drame de l'assassinat de son directeur de cabinet, M. Calmette,
par Mme Caillaux. La gauche continue pourtant à en faire son thème
de campagne, en 1914, avec l'abrogation de la loi des trois ans.
Le principe d'un impôt sur le revenu est enfin acquis juste à la
veille de la Première Guerre mondiale, mais le déclenchement des
hostilités en diffère l'application. La gauche radicale est alors
encore hostile à toute idée d'impôt sur le capital pour ne pas porter
atteinte au patrimoine, donc à la sacro-sainte propriété privée.

Petit bréviaire de l'antiflScaliste

«Appauvrissez-vous par la fm du travail et par l'impôt. » (Nicolas


Baverez)

:v antifiscalisme de base repose sur trois idées :


I:État ne nous en donnerait pas pour notre argent. Nous payerions
des impôts élevés et nous aurions des services publics insuffisants.

1 Idem, p. 15.
191
Ce paradoxe ne serait bien sûr qu'apparent, car un État gounnand
serait presque fatalement un État impécunieux 1.
La charge de l'impôt serait injuste : ce seraient toujours les
mêmes qui payent. Ce fardeau serait imposé par la prise en charge
d'une masse de gens qui ne produirait pas ou très peu mais recevrait
d'importantes subsides publiques. La cause de la «justice sociale»
devrait donc être délégitimée pour faire tomber ce mythe abscons,
mais tellement français, de la redistribution sociale.
La fiscalité française rendrait nos propres valeurs évanescentes et
virtuelles: même l'amour si français de l'État ne pourrait plus jus-
tifier le « racket fiscal» contraire aux deux valeurs fondatrices que
sont la liberté et le droit de propriété.

Le modèle américain: faire payer les pauvres


Philippe Manière explique que le débat américain sur la fiscalité
serait le nôtre. Seuls les démocrates continueraient à croire que l'in-
égalité de la société justifie l'intervention massive de la puissance
publique.
Tout est dit: la question n'est pas la pression fiscale insoutenable
mais un combat de valeurs. Manière estime que nos principes de
départ n'étaient pas bons :

« On commence en France à s'interroger sur les valeurs fondamen-


tales autour desquelles la société s'est constituée 2. »

La question fondamentale est celle de notre conception du contrat


social. La France en aurait une vision erronée aussi bien à gauche
qu'à droite, ce qui expliquerait que la (fausse) droite française ait
toujours fait aussi mal que la gauche. Philippe Manière est sans
illusion: le plus assidu, et peut-être le plus talentueux, de tous ces
joueurs de mandoline fut sans conteste Jacques Chirac (sic). Il parle
d'allégement des impôts mais son gouvernement pratique l'aug-
mentation des prélèvements obligatoires. Le président Giscard
d'Estaing l'avait pourtant prédit: « A 40 % de prélèvements obli-
gatoires, nous entrons dans le socialisme 3. » La France « socia-
liste» connaît aujourd'hui un taux de presque 50 %.
Philippe Manière est pourtant d'un antifiscalisme particulière-
ment troublant. eimpôt payé par le riche le gène visiblement plus
1 Ibidem, p. 17.
2 Ibidem.
3 Cité par Jean-Paul Piriou, La Comptabilité nationale, La Découverte, 2004.

192
que celui payé par le pauvre. On le suivra donc dans ses petites pro-
positions pour une fiscalité de classe.
Il constate tout d'abord que l'impôt qui fait le plus mal est celui
sur le revenu. Ce dernier est pourtant l'un des plus faibles du
monde, rapporté au revenu national. La raison de ce paradoxe est
simple: les ménages pauvres en sont exonérés. Conséquence: ceux
qui restent assujettis voient la note grimper puisqu'il faut « faire
payer les riches ». Manière ajoute que « cette très grande masse
d'exonérés pose au pays des problèmes nombreux, et pas seulement
d'ordre financier l ».
Philippe Manière s'emporte aussi contre le « déplafonnement »
pour les cotisations sociales, car il offre un meilleur rendement
pour les pauvres, or, « rien ne dit que les riches sont plus malades
que les pauvrès, ni qu'ils ont plus de risques d'être au chômage 2 • »
Le système français de protection sociale serait donc scandaleu-
sement redistrlbutif puisque les pauvres en tirent un meilleur ren-
dement que les riches. Ils cotisent beaucoup moins pour des
prestations équivalentes. Chacun ne paie donc pas seulement pour
ses propres risques ...
On retrouve les mêmes thèses, mais avec un peu plus de prudence
sémantique, dans le Rapport Ducamin 3, commandé par Nicolas
Sarkozy. On y apprend que la France entière, celle qui se lève tôt et
travaille durement, souffre de notre fiscalité, et non pas seulement
les riches:

« TI n'y a pas que les très riches qui sont très ponctionnés . .. ce qui
signifie que le problème de la pression fiscale n'est pas seulement,
comme on le dit parfois, un problème de nantis 4 • »

Qui osera dire après cela que Nicolas Sarkozy serait le président
des Français de Neuilly-sur-Seine et des grands patrons du
CAC40?
Le grand problème de notre fiscalité serait d'ailleurs non pas
technique ou financier, mais économico-moral :

1 Philippe Manière, op. cit.


2 Ibidem.
3 Études des prélèvements fiscaux et sociaux pesant sur les ménages, rapport
au ministre du Budget, La Documentation française, 1996.
4 Ibidem.

193
« Le contribuable français a donc de bonnes raisons de penser que
ce sont toujours les mêmes qui paient, et que ce sont toujours les
mêmes qui reçoivent les subsides 1. »

Les experts parlent de « coin fiscal» pour désigner ce problème


de la désincitation au travail par la fiscalité et celui du massacre du
rendement de l'impôt. La fiscalité française serait responsable de la
rétention de l'effort, de la fuite des cerveaux, de l'évasion et de la
fraude fiscales.

Les bons sarkozyens le répètent à l'envi: « Plus son fameux coin


fiscal est élevé, moins un État est susceptible d'attirer les entre-
prises ... » La fiscalité française chasserait donc le travail, l'inves-
tissement et finalement l'impôt.
Elle créerait une trappe à pauvreté. Les chômeurs entretiendraient
une méfiance bien naturelle vis-à-vis du retour à l'emploi. Les
pauvres auraient raison de s'installer dans un statut d'allocataires et
d'assistés :

« r.:État croit bien faire en aidant les moins nantis, mais, en réalité,
il les enferme dans cette pauvreté en rendant extrêmement peu attirante
sur le plan pécuniaire toute évolution vers le haut»; « Pour des mil-
lions de français qui se situent en bas de l'échelle sociale ne surtout pas
augmenter son revenu devient une priorité, presque une obsession»;
«Le système français enferme sciemment des centaines de milliers de
personnes dans la pauvreté et l'assistance 2. »

Les défauts de notre système fiscal illustreraient les tares ontolo-


giques de cette conception de la « justice sociale» tellement fran-
çaise depuis si longtemps. Ces défauts seraient les enfants naturels
de l'oubli de nos valeurs les plus chères et de cette chimère malfai-
sante qu'est l'idée d'égalité absolue.
La Révolution aurait commencé non pas le 14 juillet 1789 mais
le 17 juin 1789, ce jour où les députés déclarèrent que l'impôt, illé-
gal jusqu'alors, serait perçu « jusqu'au jour de la séparation de la
présente Assemblée ».
Philippe Manière le dit sobrement:

1 Ibidem.
2 Ibidem.

194
« Si l'impôt, c'est l'État, les raisons de l'impôt sont donc celles de
l'État. Et l'impôt n'est légitime que si les actes de l'État le sont,
puisque leurs vocations respectives se confondent. »

La légitimité de l'État est donc posée à travers le débat sur le rac-


ket fiscal. Puisque lever l'impôt est une irruption de la contrainte
étatique dans la vie de l'individu, et puisque le seul fondement de
la société est le droit de propriété, alors l'impôt n'est légitime que
s'il sert à protéger ce droit immuable. La vocation de l'impôt serait
de donner à l'État les moyens de garantir la sûreté des biens. Il fau-
drait aliéner le minimum pour préserver le maximum. Cette poli-
tique a un nom -« l'État-gendarme» - ou, mieux encore, «l'État
veilleur de nuit 1 ».
Philippe Manière propose donc sa révolution fiscale : suppres-
sion ou atténuation de la progressivité de l'impôt, généralisation de
l'impôt, fût-il modeste, proposition d'un impôt proportionnel (une
flat-fax) prélevé à un taux unique quel que soit le revenu, etc.
Le désamour de la France, qui s'exprime dans ce refus de l'État-
providence, s'en prend à une mémoire encore plus ancienne. Les
services publics ne sont-ils pas la continuation' du « prince nourri-
cier»? Les historiens ont montré que l'héritage indo-européen est
celui des figures du guerrier, du prêtre et du paysan producteur. Le
roi, parce qu'il participe des trois fonctions, est un roi nourricier.
Ne dit-on pas du bon roi Dagobert que les moissons poussaient
sous ses pas? quant à Saint-Louis, il fut le roi de la prospérité du
peuple. Chacun se souvient aussi de la « poule-au-pot du
dimanche ». Ce roi bienfaiteur est celui qui donne aux mendiants,
aux malades et aux pauvres. Il développe des œuvres de miséri-
corde, dont l'aumônerie royale (1260). Il prend peu à peu la place
dévolue aux Églises.

1 Selon la fameuse formule de Hayek reprise par la totalité des libéraux.


Troîsième partie:
Travail, Respect, Patrie

« Je voudrais vous faire partager ma conviction qu'on ne peut pré-


parer la France aux défis des dix, vingt, trente années qui viennent
avec les recettes du passé, les idées qui ont déjà échoué et l'éternelle
pensée unique qui cherche à étouffer les débats avant même qu'ils
n'aient eu le temps de prospérer. }) (Nicolas Sarkozy)

Le sarkozysme ne se contente pas de mettre à malles valeurs de


la république : non seulement i1les rend toujours plus virtuelles,
mais il sape leurs fondements philosophiques et dénature leur por-
tée. Nicolas Sarkozy a sans doute horreur du vide, c'est pourquoi il
a proposé, lors de son accession à la tête de l'UMP, d'introniser
trois nouveaux paradigmes comme emblématiques de son projet
politique. Le sarkozysme annonce dans l'ordre le Travail, le Res-
pect et la Patrie. Ce triptyque sera, à n'en pas douter, la devise de
la France sarkozyenne.
r; opération est politiquement osée et symboliquement gonflée.
Sarkozy nous refait le coup du Travail, alors que toute sa politique
libérale conduit les Français au chômage ou aux mauvais jobs.
Sarkozy nous refait aussi le coup de la Patrie, alors que toute sa
politique conduit à la négation de la grandeur de la France.
Sarkozy nous fait ensuite le coup plus inattendu du Respect, alors
que toute sa politique conduit des millions de personnes à la
détresse.
Le sarkozysme nous apprend cependant quelque chose à travers
sa devise : les Français vont devoir apprendre à trimer dur et long-

197
temps. Le Travail n'aura jamais été, depuis un sièc1e, aussi fidèle à
l'idée de labor. La Patrie détricotée va devoir nouer de nouvelles
alliances avec l'Oncle Sam et lui obéir le petit doigt sur la couture
du pantalon. Le Respect a de beaux jours devant lui, mais ses sujets
de prédilection seront d'abord la Famille, la Religion et surtout la
Propriété.
Chapitre 1
Le sarkozysme et le culte du Travail

« Je crois au travail, je crois au mérite. Je crois à l'effort, je crois à


l'énergie. » (Nicolas Sarkozy)

« Ces salauds d'Américains bossent beaucoup plus que nous et ils


n'ont pas honte de leur réussite et de leur puissance. » (Claude Reich-
man)

La valeur du «.travail » est centrale dans le discours de Nico-


las Sarkozy. Cependant, cet éloge du travail n'est pas motivé en pre-
mier lieu par des arguments économiques, mais par un
positionnement social et idéologique :

« J'aimerais que nous nous retrouvions autour d'une seule priorité


qui, au final, conditionne l'efficacité de tout le reste : celle de la réha-
bilitation absolue et urgente du travail » qui « passe par quelques
mesures simples et à la dimension symbolique forte »; « Au lieu de
consacrer les moyens de l'État pour que les gens travaillent moins, on
va les engager pour qu'ils puissent travailler davantage. » (Nicolas Sar-
kozy)

Le combat purement idéologique de Sarkozy contre les 35 heures


permet non seulement de légitimer une attaque en règle contre le
droit du travail, mais aussi de préparer une diminution des salaires
réels. Lorsque Nicolas Sarkozy vante les mérites du travail, il ne
parle pas, à la façon des anciens, de l'amour du travail bien fait. Il
a en tête la généralisation du travail précaire, aliéné, mal payé,
forcé, etc. Lorsque Nicolas Sarkozy joue à passer pour un défen-
seur des petits (salaires), lui qui fut l'avocat des plus grosses for-
tunes, il ne faudrait surtout pas croire qu'il envisage d'augmenter
les salaires, mais seulement de faire trimer davantage pour gagner
moins.
199
Le grand enjeu du sarkozysme en matière de travail consiste à bais-
ser au maximum le niveau de protection sociale et de salaire, y com-
pris en augmentant l'armée de réserve du capital, c'est-à-dire en
remettant au travail les vieux, les jeunes et de nouveaux immigrés
(choisis naturellement selon les besoins économiques).
La condition première de son succès est la casse du droit du travail.
On ne dénonce jamais assez l'État-providence et l'État-réglementaire
qui vole les pauvres en les empêchant de travailler davantage. Nicolas
Sarkozy prend l'accent yankee pour dénoncer ce maudit droit du tra-
vail qui serait responsable de la nouvelle précarité. C'est sûr, le jour
où tout le monde aura le même contrat de travail de cinq ans, on ne
pourra plus dire que certains sont « précarisés» :

« On a le droit du travaille plus protecteur et dans le même temps on


n'a jamais vu une telle précarité et une telle angoisse pour les salariés [ ... ]
Tout doit être fait pour que les gens vivent du produit de leur travail et non
pas de l'assistanat. }) (Nicolas Sarkozy)

La critique du droit du travail


« Jamais notre droit du travail n'a été si protecteur pour les salariés; or
jamais ceux-ci ne se sont sentis dans un tel état de précarité. C'est un sys-
tème où tout le monde est perdant. Nos entreprises, parce qu'elles se trou-
vent entravées par des règles qui ignorent leurs concurrents étrangers. Les
salariés, parce qu'une procédure plus longue de licenciement ne com-
pense pas la perte d'un emploi. La France enfin, parce que nous nous
retrouvons avec un taux de chômage qui est le double de celui de nos
grands partenaires.)} (Nicolas Sarkozy)

Les « sarkozyens » conséquents émettent deux types de critiques à


l'égard du droit du travail. Les premiers considèrent, avec Pascal
Salin, que le droit du travail exploite, en réalité, les patrons :

« ridée dominante selon laquelle les "capitalistes" vivraient aux


dépens de leurs salariés ou selon laquelle il existerait une asymétrie de
pouvoir entre les entrepreneurs et leurs salariés, ce qui justifierait toutes
sortes de protections spécifiques des seconds et toutes sortes de transferts
à leur profit, est donc fausse de toute évidence [ ... ] La situation la plus
enviable n'est pas [ ... ] celle du propriétaire de l'entreprise [... ] Le droit
du travail moderne met l'entrepreneur dans une relation d'esclavage à
l'égard du salarié [.. .] La coopération sociale n'est pas compatible avec
des relations d'esclavage. Or, c'est exactement ce que crée le droit du tra-
vail puisqu'il attribue au salarié par la contrainte des droits sur l'em-
ployeur l . )}
1 Pascal Salin, Libéralisme, op. cit., p. 418-422.

200
Cette situation désastreuse serait responsable non seulement du blo-
cage de la croissance, mais aussi des problèmes économiques et
sociaux dont souffrent « le site France » et ses élites économiques. Il
serait donc temps de remplacer ce droit du travail exploiteur par un
droit de l'entreprise libérateur. Salin explique notre incapacité à « sau-
ver » les patrons par l'existence même du système démocratique :

« Les salariés étant nécessairement beaucoup plus nombreux que les


entrepreneurs, ils obtiennent des protections spécifiques (mais illusoires
et qui leur nuisent fmalement sans qu'ils s'en rendent compte). Bien sûr,
il n'est pas question de demander que l'on protège le faible - c'est-à-dire
l'entrepreneur-mais tout au moins qu'on ne protège pas le fort, c'est-à-
dire le salarié 1. »

D'autres, qui ont le sens des formules iconoclastes, expliquent qu'il


faut cesser de voler les pauvres, en ne leur interdisant plus de tra-
vailler, en ne leur imposant plus des aides sociales « obligatoires »,
bref en les rendant enfin« libres» de croire d'abord en eux-mêmes:

« La première mesure que nous pouvons prendre en faveur des pauvres


est de ne pas les voler. Ensuite, faire confiance à leurs propres forces,
c'est-à-dire au sein de la société favoriser l'entraide plutôt que l'aide. Et
enfin, nous pouvons encourager ceux qui croient aux autres à investir
dans ceux qui croient en eux-mêmes 2• »

La faute aux 35 heures ?

« La réforme des 35 heures doit reposer sur un principe: le libre-choix


en permettant à ceux qui le veulent de travailler plus pour gagner plus. »
(Nicolas Sarkozy)

I:idée que la France ne travaillerait plus assez est l'un des grands
thèmes préférés des partisans de la thèse « décIiniste ». Ils ont fait
naturellement de la loi des 35 heures leur bouc émissaire. Non seule-
ment il est faux de dire que la réduction du temps de travail aurait eu
des effets négatifs mais, de plus, il est tout aussi erroné de laisser
dire que les Geunes) Français ne voudraient plus travailler. Les
chiffres parlent d'eux-mêmes contre ces positions idéologiques.
Philippe Askenazy3 montre que le volume annuel de travail oscil-
lait, entre 1990 et 1996, autour de 21,5 milliards d'heures. Après le
passage aux 35 heures, il fluctue entre 22 et 22,5 milliards d'heures.
1 Ibidem, p. 419.
2 Christian Michel, « Que faire des gens riches? », op. cit.
3 Économiste et chercheur au CNRS.

201
On constate donc un excédent de travail qui représente entre 350000
et 700000 emplois.
Le chercheur poursuit en démontrant que, même sur le plan indivi-
duel, il est faux de dire que le temps de travail est passé de 39 à
35 heures. En effet, la plupart des entreprises ont réduit le temps de
travail sous les lois Aubry 2, donc en incluant les pauses dans le cal-
cul. La baisse effective du temps de travail n'est donc plus de Il %
mais de 5 à 6 %, c'est-à-dire qu'on est passé véritablement de 39 à
37 heures. D'autre part, seule la moitié des Français est concernée, ce
qui donne finalement une baisse moyenne d'heures travaillées de 3 %.
Ce montant est absolument équivalent au Canada où, malgré l'ab-
sence d'une telle loi, la durée de travail a baissé de 3 %1.
Ainsi, non seulement les Français ne travaillent pas moins, mais ils
travaillent, globalement, beaucoup mieux car plus efficacement. La
France conserve la meilleure productivité du monde par heure de tra-
vail, soit une performance bien meilleure que celle des États-Unis, du
Japon, sans même parler de la Grande-Bretagne. Les entreprises ont
d'ailleurs massivement boudé les facilités apportées par la loi Fillon
pour contourner la loi sur les 35 heures.
Nicolas Sarkozy dénonce le malthusianisme des partisans des
35 heures qui croiraient que le travail est une chose rare, donc à par-
tager. TI est vrai qu'il préfère mille fois le malthusianisme des salaires :
il faut croire qu'il pense que la masse salariale est une chose rare qu'il
faudrait partager en petites miettes selon le mérite de chacun.
Cette absurdité économique n'excuse pas ses erreurs juridiques.
Nicolas Sarkozy fanfaronne en promettant à ceux qui le voudraient
qu'ils pourront « travailler plus pour gagner plus ».
Remarquons tout d'abord que des millions de personnes ne deman-
dent pas à travailler davantage, mais simplement à trouver un vrai
emploi. Notons aussi que Sarkozy ne semble pas connaître les aug-
mentations de salaires qui font gagner plus en ne travaillant pas davan-
tage. Notre ex-ministre de l'Économie fait ensuite semblant d'ignorer
ce principe fondamental du droit du travail, selon lequel le salarié est
subordonné à son employeur. C'est donc lui seul qui a le pouvoir de
décider de faire ou de ne pas faire accomplir des heures supplémen-
taires. Le refus du salarié peut même être une faute justifiant un licen-
ciement.
li y a déjà place pour 13 heures supplémentaires de travail par
semaine, puisque la durée maximale théorique est de 48 heures. Sar-

1 Philippe Askenazy, Les Désordres du travail, Le Seuil, 2004.

202
kozy ne peut ignorer que les salariés français effectuent déjà un
énorme travail supplémentaire, souvent non rémunéré, ou en dessous
du tarifmajoré légal, notamment dans les secteurs de l'hôtellerie, de
la restauration, des transports, du nettoyage, de l'agriculture, des ser-
vices, de l'industrie, de l'encadrement, etc. N'oublions pas, enfm, que
la France a un taux d'accidents du travail particulièrement élevé, ce
qui prouve que les salariés travaillent véritablement et connaissent une
réelle souffrance au travail.

Uidéologie du travail à la sauce Sarkozy


« En France, on ne travaille pas assez et on n'a pas assez d'emplois
parce qu'il n'y a pas assez de travail. )) (Nicolas Sarkozy)

Véloge du travail auquel se livrent les courants sarkozyens permet


de recycler de vieilles sornettes que l'on croyait défmitivement
oubliées. Ce culte du travail fonctionne comme un rappel à l'ordre : il
est sain que les puissants soient riches et les inactifs pauVres. Vinactif
est, d'ailleurs, une catégorie sociologique totalement élastique: elle
comprend naturellement les chômeurs, mais aussi les personnes
âgées, les étudiants et touS ceux qui, bien qu'ayant un emploi régulier,
ne travaillent pas assez (COD, temps partiel, 35 heures, etc.). Vinactif
est d'abord le mécontent de son sort qui ne trime pas davantage.
Cet individu sans travail serait en échec non seulement économi-
quement ou socialement, mais aussi humainement. Il serait en effet la
proie de l'oisiveté, mère de tous les vices.
Ce discours sur la nécessité de « remettre la France au travail » en
cache un second sur la nécessité d'en fmir avec l'idéologie des loisirs :
un pauvre, c'est fait pour bosser, pas pour flemmarder. Les loisirs de
la populace seraient d'ailleurs dangereux (alcool, violences conju-
gales) ou complètement stupides et abrutissants. Le travail ne peut
donc être pire que les hobbies populaires.
On se souvient du bon Nicolas Baverez jugeant que la réduction du
temps de travail, c'est bon pour le riche mais pas pour le « prolo » :
autant la réduction du temps de travail « c'est appréciable pour aller
dans le Lubéron, autant pour les couches les plus modestes, le temps
libéré par les 35 heures, c'est de la violence conjugale et de l'alcoo-
lisme en plus 1. »
Maurice Thévenet, professeur à l'ESSEC, se demande, après avoir

1 In 20 minutes, 7 octobre 2003.

203
dénoncé la « diabolisation » dont le travail serait victime, si même
le pire travail ne serait finalement pas mieux que le loisir habituel :

« Le travail n'est pas que souffrance et perversion! Même si cela


n'est pas toujours perceptible, on peut aussi y éprouver un vrai plai-
sir »; « Je ne suis pas certain qu'on s'enrichisse plus devant la télé que
dans son milieu professionnel. Ou alors, ayons la même exigence avec
les autres occupations de la vie, comme la consommation de loisirs
organisés, les associations et la famille 1. »

Les chancres du travail ont décidément beaucoup de difficultés à


comprendre qu'on peut tout à la fois « travailler moins pour vivre
mieux» et « consommer moins pour vivre mieux ».

Le retour d'une idéologie vitaliste

« rEurope, c'est la plus formidable occasion de réveiller la France, de


la faire bouger, de lui donner une nouvelle énergie. » (Nicolas Sarkozy)

I;idéologie vitaliste qui anime le sarkozysme est rarement aussi


visible que lorsque Nicolas Sarkozy se met à parler du travail. Ce
vieux courant réactionnaire du XIXe siècle est fondé sur une vision
biologisante de la société et de l'homme: il faut que ça bouge, il faut
que ça aille toujours plus vite, toujours plus loin, toujours plus fort.
Sarkozy aime à le répéter: il faut travailler et consommer plus.
Les ménages français ne seraient pas assez endettés à ses yeux, etc.
IJautolimitation? Sarkozy, visiblement, ne connaît pas.
Curieux d'ailleurs pour un super « premier flic » de France. Ce
fantasme de toute-puissance et cette idée d'un monde sans limites
sont pourtant sacrément pathogènes et criminogènes.

Le sarkozysme et la dévalorisation du travail

«Je propose qu'on fusionne le contrat de travail à durée déterminée


avec le contrat de travail à durée indéterminée dans un seul contrat de
travail. » (Nicolas Sarkozy)

Le sarkozysme cache, sous son culte du travail rédempteur, une


véritable stratégie de dévalorisation du travail salarié.
La politique de son parti et des gouvernements auxquels il a par-
ticipé a conduit la France à se spécialiser dans une offre de travail
1 Maurice Thévenet, Le Plaisir de travailler, Éditions d'organisation, 2004.

204
bas de gamme : déqualification des postes, augmentation des formes
précaires, concentration des salaires autour du SI\lIC, etc.
Cette politique n'a pas réglé le problème du chômage, mais a fait de
l'emploi une angoisse pour des millions de salariés ou d'étudiants. La
seule alternative serait de réintroduire dans le secteur salarial normal
toute une série d'activités socialement utiles pour lesquelles la société
doit payer, faute de quoi le travail perdra toute valeur. La baisse de son
coût est économiquement une mauvaise chose, car elle conduit au
gaspillage du travail.
Cette dévalorisation du travail salarié a été de pair avec la thèse de
« la fm du travail» très à la mode à la fm du XX" siècle. Selon les par-
tisans de cette thèse, le grand problème serait que la société repose sur
la valeur du travail alors qu'elle tue le travail 1•

Qu'est-ce que l'aliénation au travail?


« Cela a été une faute que de s'affinner européen et d'imposer aux
seuls salariés français l'obligation de ne plus pouvoir travailler plus pour
gagner davantage. Les 35 heures pour la France alors que le restant de
l'Europe mettait tout en œuvre pour travailler davantage ne pouvaient que
conduire à plus de chômage et moins de pouvoir d'achat chez nous parce
que les conditions de notre compétitivité se dégradaient. Cette réalité
nous a mis en queue de peloton en Europe s'agissant de l'emploi et de
l'exclusion.» (Nicolas Sarkozy)

La conception du travail industriel « libérateur» est née avec l'in-


vention des usines et du travail des femmes et des enfants. Les sarko-
zyens semblent ne pas comprendre la différence qui existe entre le
travail salarié et toutes les autres activités humaines. Le travail salarié
est aliénant, car il reste extérieur au salarié, lequel doit pour l'accom-
plir nier d'autres dimensions de sa personnalité. Le droit du travail
parle d'ailleurs d'état de subordination. Le salarié n'a donc la possi-
bilité d'être vraiment lui-même qu'en dehors du travail, puisqu'il ne
s'agit pas d'une activité libre, mais contrainte. Le travail salarié est
également contraint dans son but, puisqu'il ne vise jamais à satisfaire
directement un besoin précis, mais à donner les moyens de satisfaire
des besoins qui existent en dehors du travail. On sait d'ailleurs que si
le marché n'entretenait pas ces besoins, avec notamment la publicité,
le travail serait fui comme la peste.
1Cf. Jacques Robin, Quand le travail quitte la société industrielle, Éditions
GRIT, 1994; Dominique Méda, Le Travail: une valeur en voie de disparition,
Aubier 1995; Jeremy Rifkin, La Fin du travail, La Découverte, 1996; Viviane
Forrester, L'Horreur économique, Fayard, 1996.

205
Travailler plus pour gagner moins
«Gagner plus parce qu'on travaille plus. » (Nicolas Sarkozy)

La tendance à la diminution des revenus du travail est une réalité


non seulement dans toute l'Europe, mais aussi dans les pays du
Sud. Officiellement, cette baisse des salaires serait une nécessité
pour faire face à la concurrence notamment des nouveaux membres
de l'Union européenne et des pays émergents comme la Chine.
Ce discours est non seulement mensonger, mais dangereux. Il
flatte l'égoïsme de ceux qui ont un emploi aux dépens des autres. Il
entretient l'idée que le travail des Français serait toujours trop cher.
On rappellera qu'un salarié français coûte 40 % de moins qu'un
ouvrier allemand, ce qui n'empêche pas l'Allemagne d'exporter.
On notera aussi que tous les efforts pour abaisser le coût du travail
peu qualifié, depuis 20 ans, ont abouti à une concentration des
salaires à proximité du SMIC et à une spécialisation assez bas de
gamme. On se souviendra que ce même argument était déjà servi
par les mêmes aux XVIIIe, XIXe, puis au xxe siècle. Il fut utilisé pour
refuser d'interdire le travail des enfants mais aussi pour protester
solennellement contre l'adoption des premières lois de sécurité
dans les mines, puis contre l'idée même de congés payés, etc.
La main d'œuvre est toujours trop chère pour les amis du Medef.

Augmenter la population active

« Les allocations sociales sont payées par le fruit du travail de la


France qui se lève tôt le matin. C'est avec les impôts des gens que l'on
paye cela et il n'est pas anormal que les gens à qui on prélève cela sur
leur travail soient assurés que celui qui cherche un emploi - ce qui est
le cas de l'immense majorité des chômeurs - se donne bien du mal
pour en trouver. » (Nicolas Sarkozy)

Le sarkozysme est, en matière de travail, totalement monoma-


niaque. Il n'a qu'une idée: augmenter sans cesse la « population
active» pour permettre de développer la concurrence entre les sala-
riés.
Cette politique est simple: remettre les vieux au travail, faire bos-
ser les jeunes beaucoup plus tôt, y compris par des stages en entre-
prise, et développer une « immigration choisie », selon les vœux du
Medef.
Une note de recherche de l'Institut Montaigne insiste sur la
nécessité d'augmenter le taux d'activité des jeunes et des seniors.

206
Les seniors au boulot
Peu importe que le fait de travailler cinq ans de plus soit une absur-
dité, l'économie a ses raisons que le sarkozysme comprend. On se
prépare, dans les prochaines années, à un grand « battage» idéolo-
gique et à de fortes mesures pour remettre les vieux au boulot: fini
les préretraites et les mises en retraite d'office à 60 ans, il va falloir
réapprendre à trimer dur et beaucoup plus longtemps. Cidéal sarko-
zyen n'est pas simplement un retour en arrière, lorsque tant de sala-
riés attendaient tranquillement l'âge de pouvoir enfin vivre :

« Dans le cadre de la stratégie de Lisbonne et de la réfonne des sys-


tèmes de retraite, l'augmentation du taux d'emploi des seniors est
devenue une priorité européenne [... ] Vexclusion des seniors (55-64
ans) du marché du travail résulte avant tout d'un choix politique mal-
thusien, réalisé en France au début des années quatre-vingts, et auquel
l'opinion publique s'est rapidement accoutumée [ ... ] La France est au
tout début du processus conduisant à modifier le comportement des
employeurs et des seniors vis-à-vis de la poursuite d'activité au-delà de
55 ans!.»

Les nouvelles fonnes du servage des papis et mamies seront à


l'image de ces emplois « postretraite » qui se développent aux
États-Unis : équipier chez McDo, remplisseur de distributeur,
veilleur de nuit, etc. Les frontières entre le travail et la retraite vont
devenir moins nettes: chez l'Oncle Sam, une personne âgée de 65
ans doit aujourd'hui travailler 30 % de plus pour obtenir la même
retraite qu'en 1974.
Cidée d'augmenter la population active, notamment en inventant
un « nouveau troisième âge» d'une durée de dix à quinze ans, fait
d'activité professionnelle plus ou moins continue et intensive, a été
notamment développée aux États-Unis par « The Conference
Board », l'un des principaux animateurs du forum de Davos.

Les jeunes au boulot


Les jeunes font des études beaucoup trop longues et inutiles.
COCDE étudie, de son côté, quelques scénarios de déscolarisation
massive. Faute d'avoir pu imposer le SMIC-jeune tant revendiqué par
les patrons, on a multiplié les stages et la main-d'œuvre bon marché.
Cécole ne devrait plus avoir pour but de fonner la personnalité
des jeunes, mais de répondre avant tout aux besoins économiques.
Cobjectif ne serait plus de lutter contre les inégalités à tous les
! Fondation pour l'Innovation Politique, 2005.

207
moments de la vie, mais de développer des politiques de réinsertion
incitatives au retour à l'emploi (bref, de copier le modèle alle-
mand).

Les immigrés au boulot


La préférence de Sarkozy en matière d'immigration est compré-
hensible : il va falloir faire venir en France des quantités d'immi-
grés, alors autant obéir aux dictats de l'économie.
Les rapports comme ceux de l'Institut Montaigne envisagent
d'augmenter la population active de 50000 immigrés par an:

« Un développement du solde migratoire assorti d'une sélection des


candidats peut apporter des réponses immédiates à des problèmes de
pénurie de main-d'œuvre et compenser près de la moitié de la baisse
attendue de la population en âge de travailler. »

Emplois d'entraînement et emplois d'accompagnement


Les experts internationaux misent sur le développement de deux
grands types d'emplois dans le cadre de la nouvelle division du tra-
vail (inter)nationale liée au mouvement de globalisation capitaliste.
Ces différents emplois seraient tenus par deux types de personnels.
Les emplois d'accompagnement (de services) seront les plus
nombreux, car ils devraient connaître une progression spectacu-
laire. Ils n'exigent pas de formation poussée ni de rémunération
importante. Ils peuvent être occupés par une main-d'œuvre immi-
grée.
Les emplois d'entraînement, beaucoup moins nombreux, seraient
occupés principalement par les nouvelles élites internationales. Il
faudrait obligatoirement leur verser des revenus élevés pour qu'ils
puissent embaucher des employés d'accompagnement.
Ce programme vise à imposer des conditions dépréciées, voire
franchement régressives. L'affaire du lundi de Pentecôte
travaillé est symbolique : pourquoi avoir choisi la forme de la
vieille corvée, supprimée avec la Révolution, plutôt que le recours
à l'impôt républicain?
Le sarkozysme, en réhabilitant la corvée et le travail contraint,
veut remporter une victoire idéologique contre la société du temps
libre.
Chapitre 2
Le sarkozysme
et le respect de la propriété

«Ce n'est pas un acquis social que de considérer que l'on peut, cer-
tains jours, bloquer le fonctionnement d'un service public de transport
en commun sans être tenu à un service minimum»; « Ce que propose
la gauche, c'est que l'usager s'adapte au service public. Ce que nous
proposons, c'est que le service public s'adapte à l'usager [... ] cela sup-
pose enfin de mettre en place le service minimum garanti [ ... ] Les
salariés qui travaillent et les entreprises qui les attendent n'ont pas
besoin - en moyenne - d'un train sur trois les jours de grève, mais d'un
service complet aux heures de pointe sur toutes les lignes, qui permette
d'aller à son travail et d'en revenir dans des conditions normales et
dignes. C'est cela le service minimum garanti. » (Nicolas Sarkozy)

Nicolas Sarkozy tl fait, lors de son discours du Bourget, du thème


du « Respect» l'un des trois grands axes de sa politique pour la
France. C'est bien connu, d'une part, les jeunes ne respectent plus
rien mais, d'autre part, eux-mêmes demandent à être davantage res-
pectés. Le « Respect» est devenu en politique une valeur molle: l'un
de ces « mots-valises» que chacun peut investir comme il l'entend.

La famille chez Sarkozy


La famille reste le lieu principal de l'apprentissage du respect. Ce
n'est pas Pétain qui aurait dit le contraire en parlant directement de
la famille.
Mais de quoi est-il question lorsque Sarkozy parle de la famille?
S'agit-il simplement d'un discours conservateur lorsqu'il trans-
forme ce qui allait jusque là sans dire en orthodoxie familiale (se
marier, avoir des enfants, aider ses vieux parents) ou lorsqu'il
affiche une hostilité aux nouvelles mœurs (pACS, homosexua-
lité, etc.) ?
209
Sarkozy utilise la question familiale (ordre familial) pour traiter
indirectement de l'ordre social qui lui est généralement associé. Il
ne prône pas, par exemple des mesures d'aides aux familles popu-
laires. Il fait de la famille bourgeoise le prototype de la famille à
généraliser. Il ne pense la famille que pour mieux parler de contrôle
de ses membres, de contrôle (transmission) de son patrimoine, etc.
Il n'est pas un« familialiste }}, mais un défenseur de l'ordre social.
Il renoue en cela avec une vieille histoire, puisque si l'ordre
social est devenu le fondement de la famille, celle-ci fut, au
contraire, durant très longtemps le fondement de l'ordre social
(Émile Durkheim).
La famille est toujours, chez Sarkozy, avant tout un système d'en-
cadrement, une institution disciplinaire. Le discours sarkozyen en
matière familiale pratique donc une sorte d'amnésie face à ce qui
fut la famille depuis plus d'un siècle.
Son rapport à sa propre famille est d'ailleurs fort problématique.
D'une part, il ne cesse de mettre en scène l'image d'une famille
unie. Il expose sa femme, son fils. D'autre part, il n'hésite pas, dans
sa biolégende, à durcir visiblement ce que fut sa véritable enfance.

« Respect / Monsieur Sarko / »


Le Pater familias Sarkozy s'engage à ce que chacun et tout le
monde respecte les vieux, les jeunes, les instits, les profs, les
flics, etc.
Pourtant, depuis que les siens sont au pouvoir et que lui-même est
aux affaires, il ne semble pas que les jeunes, les vieux, les ni jeunes
ni vieux, aient fait l'objet d'un respect particulier de la part des
élites. Quel respect pour le citoyen auquel le vote négatif semblait
interdit lors du référendum sur la Constitution européenne? Quel
respect pour les salariés harcelés, victimes d'accidents de travail ou
de maladies professionnelles, obligés de passer d'un CDD à un
autre, d'un temps partiel à un autre job précaire, qui vivent dans
l'angoisse des délocalisations et du chômage, que l'on accuse
d'être des fainéants, de profiter du système, dont on ampute les
allocations? Quel respect pour les femmes qui ne trouvent pas de
place pour leurs enfants dans les crèches, qui sont toujours moins
payées, à travail égal, que les hommes? Quel respect pour les col-
légiens et lycéens, sans cesse ballottés entre deux réformes moti-
vées par des raisons d'économies? Quel respect pour les enfants,
agressés par la publicité à la télévision, sur le chemin de l'école, sur
les bancs mêmes du collège et du lycée? Quel respect pour les jus-

210
ticiables, obligés d'attendre des années des décisions de justice?
Quel respect pour les victimes, lorsque les condamnés ne peuvent
effectuer leur peine faute de place? Quel respect pour les taulards,
lorsqu'ils s'entassent à six par chambre, sans espoir de retrouver
une place dans la société après avoir purgé leur peine? Quel respect
pour les malades, obligés de patienter faute de place? Quel respect
pour le personnel hospitalier surchargé de travail, incapable de
pouvoir traiter les malades comme il le voudrait faute de moyens,
quel respect pour les profs avec des effectifs d'élèves trop nom-
breux, quel respect pour les générations futures alors que votre
course à la croissance détruit chaque jour un peu plus la planète,
saccage nos modes de vie, nos traditions, nos cultures, notre patri-
moine, etc. ?
Le seul respect absolu dont peut se prévaloir historiquement le
courant auquel Nicolas Sarkozy appartient est celui du droit de pro-
priété. Il suffit pour s'en convaincre de relire les Pères fondateurs
du libéralisme. On peut aussi regarder de l'autre côté de l'Atlan-
tique. Les défenseurs du sacro-saint droit de propriété avaient,
certes, dû mettre du vin dans leur ketchup, durant près d'un siècle,
mais on les entend de nouveau chanter les vertus de la « société de
propriété )}. Tout le reste ne serait, aux yeux de nos vrais libéraux,
que pure foutaise.

La propriété chez Sarkozy

«La propriété est d'institution divine. » (Frédéric Bastiat, Le Jour-


nal des économistes du 15 mai 1848)

IJexemple vient de loin et de haut puisque l'un des plus célèbres


pamphlets de Frédéric Bastiat concerne, précisément, sa défense
acharnée et musclée de la primauté du droit de propriété.
Bastiat commence par opposer à la conception de la propriété aux
États-Unis celle, odieuse, qui prévaudrait en France. Les Améri-
cains auraient compris que le droit de propriété est supérieur à tous
les autres, car il ne serait pas de même nature que les autres droits:
l'un étant d'origine divine, donc sacré, les autres bassement
humains, donc profanes. Ces droits humains devraient défendre ce
droit sacré. Les conséquences de cette alternative seraient bien sûr
considérables. D'un côté, la richesse économique pour tous, de
l'autre la misère noire, bref, la justice et la morale face au vol et à
la démagogie :

211
« Dans un pays comme les États-Unis, où l'on place le droit de pro-
priété au-dessus de la loi, où la force publique n'a pour mission que de
faire respecter ce droit naturel, chacun peut en toute confiance consacrer
à la production son capital et ses bras. Il n'a pas à craindre que ses plans
et ses combinaisons soient d'un instant à l'autre bouleversés par la puis-
sance législative. Mais quand, au contraire, posant en principe que ce
n'est pas le travail mais la loi, qui est le fondement de la Propriété, on
admet que tous les faiseurs d'utopies imposent leurs combinaisons d'une
manière générale et par l'autorité des décrets 1. »

Bastiat propose, d'ailleurs, une analyse quasi religieuse du viol du


droit de propriété, puisque les atteintes y apparaissent comme les
conséquences de tentations « sociales» sans doute diaboliques. Ces
transgressions dénaturent, bien sÛT, toutes choses et notamment pri-
vent les « entrepreneurs » de la sécurité nécessaire à leurs affaires :

« Hier on décrète qu'il ne sera permis de travailler que pendant un


nombre d'heure déterminé. Aujourd'hui, on décrète que le salaire de tel
genre de travail sera fixé, qui peut prévoir le décret de demain, celui
d'après-demain, ceux des jours suivants ? [... ] On va multiplier les
crèches, les salles d'asile, les écoles primaires, les écoles secondaires
gratuites, les ateliers de travail, les pensions de retraite de l'industrie 2 • »

Bastiat condamne tous ces utopistes qui veulent changer l'ordre du


monde (<< Il Y a trop de grands honunes » réformateurs), mais il en
veut d'abord aux Romains et, surtout, aux philosophes des Lumières.
Le droit de propriété aurait commencé à décliner avec Rome parce
qu'il aurait été considéré conune un choix et une institution légale.
Rousseau aurait parachevé cet édifice diabolique en soutenant que la
société tout entière serait le résultat d'une intention du législateur.
r.: économiste dénonce avec rage l'erreur, pire la faute, du philo-
sophe, puisque ce dernier serait parvenu à convaincre les juristes que
la propriété est une « création humaine », donc postérieure à la loi.
Le philosophe humaniste défend en effet dans son Discours sur l'ori-
gine de ['inégalité la thèse que « l'état de nature» (son paradis ter-
restre) aurait pris fin avec l'apparition de la propriété car, en
permettant l'accumulation des biens, elle aurait provoqué les inéga-
lités. Le législateur peut, dans ce cas, selon Rousseau, défaire ce qu'il
a fait:

1 « Propriété et Loi », in Le Journal des économistes, 15 mai 1848.


2 Ibidem.

212
« Le luxe peut être nécessaire pour donner du pain aux pauvres: mais,
s'il n'y avait point de luxe, il n'y aurait point de pauvres 1. »

Frédéric Bastiat oppose à la fable rousseauiste une autre fiction : la


propriété serait naturelle et donc antérieure à toute loi humaine. Il
ajoute que même les « sauvages» connaissaient déjà la propriété. La
loi ne serait apparue que pour « civiliser» les conflits de propriété.
I;atteinte au droit de propriété serait donc une atteinte à l'homme.
Mieux: s'en prendre à la propriété serait s'en prendre à l'humain
dans l'Homme et par conséquent l'animaliser et le livrer au démon:

« Les économistes pensent que la Propriété est un fait providentiel


comme la Personne [ ... ] Vhomme naît propriétaire, parce qu'il naît avec
des besoins dont la satisfaction est indispensable à la vie, avec des
organes et des facultés dont l'exercice est indispensable à la satisfaction
des besoins. Les facultés ne sont que le prolongement de la personne; la
Propriété n'est que le prolongement des facultés. Séparer l'homme de
ses facultés, c'est le faire mourir; séparer l'homme du produit de ses
facultés, c'est encore le faire mourir [ ... ] Voilà pourquoi nous pensons
que la Propriété est d'inspiration divine, et que c'est sa sûreté ou sa sécu-
rité qui est l'objet de la loi humaine 2. »

Bastiat précise que cette dimension sacrée de la propriété lui vien-


drait du fait qu'elle dériverait du travail d'appropriation de biens
libres. Le député ajoute que le principe des juristes renferme virtuel-
lement l'esclavage, alors que celui des économistes contient la
liberté.
Bastiat est convaincu qu'admettre, contre le point de vue des
« Anciens» et des « Lumières », le caractère sacré, donc inviolable,
de la propriété, serait la meilleure protection contre toute révolution.

Vers la « société de propriété»


«II faut absolument faire du rêve d'être propriétaire une réalité. Nous
sommes un des pays où il y a le moins de propriétaires» ; « Une France
de propriétaires, mais on en a tous rêvé quand on était jeune. »(Nicolas
Sarkozy, France 2)

La révolution néo-conservatrice est en passe de réaliser le rêve le


plus doux de Frédéric Bastiat et des libéraux intégristes depuis le

1 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité.


2 « Propriété et Loi », op. cit.

213
XIXe siècle. La grande politique est affaire de mots, c'est-à-dire
d'imaginaire. Aussi les « néo-cons» doivent-ils une fière chandelle
aux experts des grands think tanks américains, qui sont parvenus à
forger ce merveilleux terme de « société de propriété » capable de
faire bouger les choses.
La « société de propriété» est un concept qui contient tout le libé-
ralisme puisqu'il permet d'affirmer que la propriété (privée natu-
rellement) serait la solution à tous les problèmes de l'humanité.
Dan Bartlett, proche collaborateur de G.w. Bush, est le véritable
théoricien de ce concept. Directeur de communication de la Maison
Blanche, il explique que la « société de propriété » serait la réponse
évidente à la question toute simple : « Est-ce que je fais plus
confiance à moi-même ou au gouvernement?»
La réponse ne fait aucun doute pour Mathieu Lainé!. Cet idéo-
logue cherche à convaincre la « vieille » droite Gamais assez à
droite) de l'intérêt de cette révolution sémantique. La « société de
propriété » serait fondée, selon lui, sur l'idée « qu'une personne
voue une attention et un soin plus grands à ses propres affaires
qu'aux affaires d'autrui » (sic). Mathieu Lainé poursuit par une
exaltation sans nuance de la responsabilité : « Chacun prend le
contrôle de sa propre destinée : les patients contrôlent leur assu-
rance maladie, les parents choisissent l'éducation de leurs enfants
et les employés constituent librement leur retraite. » La « société de
propriété » est une merveilleuse « société de liberté ».
De ce « mieux vaut compter sur soi que sur les autres » au « cha-
cun pour soi », on devine que le chemin est particulièrement court :
les positions antifiscalistes et antiredistributistes sont donc
logiques.
:VEtat reste « cette grande fiction sociale à travers laquelle cha-
cun s'efforce de vivre aux dépens des autres 2 », sauf à devenir avec
la « société de propriété » cet « État minimum » qui considère que
« l'argent gagné par les citoyens est leur propriété et qu'il sera
mieux géré par eux-mêmes que par ses propres agents 3. » La
« société de propriété » serait tournée vers les individus. Elle s'op-
poserait à la « société de contrôle », soumise à toujours plus de
réglementation et confiante dans la bienveillance de l'État (sic).

1 Avocat, délégué général de l'Institut Turgot, collaborateur assidu du site ultra-


libéral Catallaxia.org qui « subvertit la France depuis 1996 ».
2 Selon la célèbre formule de Frédéric Bastiat.
3 Mathieu Lainé, Le Figaro, 2 novembre 2004.

214
Soyons juste : les adeptes de. la « société de propriété » ne sont
pas simplement des bigots des thèses vieillottes du grand Bastiat.
Leur « société de propriété» penriettrait d'aller beaucoup plus loin
et plus vite dans la privatisation généralisée de tout ce qui existe sur
terre mais aussi dans les eaux, dans le ciel et au cœur même de l'hu-
main.
Notre système juridique franco-européen. serait très en retard.
Tout devrait être privatisable ou, mieux encore, appropriable : l'eau,
le fond des océans, les lacs, l'espace aérien, les couloirs aériens, les
rues, les places, les quartiers, les villes, les cellules saines, les cel-
lules malades, les nations, l'immigration, les prisons, les armées,
les polices, la justice, la monnaie, l'écologie, les règles sociales, les
connaissances, les semences, la vie, etc.
Les avantages seraient incalculables, selon Linda et Morris Tan-
nehiIl. Leur prose est suffisamment forte pour se suffire à elle-
même. Écoutons-les:

« Les éléments aujourd'hui pauvres et expropriés de la population


auraient plein d'occasions de "coloniser" des terres rurales et des bâti-
ments urbains autrefois "possédés" par les nombreuses branches du
gouvernement»; « La propriété donnerait aux pauvres pour la pre-
mière fois un intérêt de propriétaire et leur apprendrait, comme nulle
autre chose, à respecter les produits de leur travail et du travail des
autres, ce qui veut dire se respecter eux-mêmes et respecter les
autres»; « La situation d'une possession totale des terres résoudrait
beaucoup d'autres problèmes [ ... ] Les éléments paresseux de la popu-
lation, qui n'ont acquis aucune propriété et qui ne désirent pas tra-
vailler afin de gagner assez d'argent pour louer un domicile seraient
littéralement repoussés aux bords géographiques de la société. Nul n'a
le droit de dormir sur les bancs d'un parc si le propriétaire privé du
parc n'accepte pas de clochards sur sa propriété; nul n'a le droit de
fouiller les poubelles des ruelles si celles qu'il traverse appartiennent
à une société commerciale; nul n'a même le droit de ramasser les
objets sur des plages si ces dernières appartiennent à quelqu'un. Sans
propriété publique et sans allocations publiques, c'est rapidement que
de tels indésirables rentreraient dans le rang ou ficheraient le camp 1. »

Sans doute, chers lecteurs, êtes-vous choqués par cet « enfer cli-
matisé » que nos idéologues du grand capital nous préparent. Ras-
surez-vous, votre cas désespéré est bien connu de leurs spécialistes.
Vous avez tout simplement peur d'être confrontés à votre bassesse

1 Linda et Morris Tannehill, The Market for Liberty, Fox and Wilkes, 1973.

215
et à votre condition de sous-hommes et de parasites asociaux. C'est
pourquoi vous vous opposez à la liberté des surhommes proprié-
taires :

« Certaines personnes sont choquées, voire horrifiées, à l'idée de


devoir effectuer une sorte de paiement pour chaque bien reçu [ ... J
Après examen, de telles gens montrent habituellement qu'elles souf-
frent d'un manque d'estime de soi [ .. .J, elles ressentent un doute dis-
simulé et non assumé quant à leur capacité à survivre dans un monde
où on ne fournirait jamais ce qui n'est pas mérité [ ... J celui qui cherche
ce qu'il n'a pas mérité est un parasite. r:homme possédant une estime
de soi le comprend et tire une fierté de sa capacité à payer pour les
biens qu'il reçoit 1. »

La France apparaît une nouvelle fois comme le mauvais


exemple:

« Il n'est pas que sur le terrain militaire, diplomatique ou culturel


que la France fait entendre sa différence avec les États-Unis. Sur le
plan des perspectives de société, notre pays se positionne également en
alternative au modèle américain. Ainsi lorsque le président Bush pro-
met l'avènement d'une "société de propriété", tournée vers les indivi-
dus, la France poursuit la construction d'une "société de contrôle"
toujours plus soumise à la réglementation et toujours plus confiante
dans la bienveillance de l'État 2 • »

Patrimoine contre droits sociaux?

« La droite doit cesser de croire qu'elle n'est pas légitime à parler du


service public; elle doit réinvestir ce débat; elle doit arrêter de laisser
le champ libre au discours archaïque de la gauche. Les socialistes ne
sont pas propriétaires des services publics, car le service public est un
bien commun à tous les Français [ ... J La vérité [ ... J, c'est qu'au cours
des vingt dernières années, le marché a fait davantage pour les services
publics que l'immobilisme. » (Nicolas Sarkozy)

Le sarkozysme est une bonne manière d'introduire en contre-


bande ce projet divin de « société de propriété ». Nicolas Sarkozy
semble avoir subitement découvert l'inégalité des patrimoines en
France. Il s'est donc mis dans la tête de faire de chacun de nous un
petit propriétaire.

1 Ibidem.
2 Mathieu Lainé, op cit.

216
Vidée lui est venue des États-Unis où Bush a fait de la « société
de propriété» l'un des piliers principaux de sa campagne électo-
rale. Il s'agit « d'encourager les gens à posséder quelque chose:
leur maison, leur entreprise, leur plan de couverture sociale ou une
partie de leur plan de retraite 1. »
Sarkozy reprend à son compte cette idéologie, mais en l'adaptant
à cette vieille culture française et à son attirance pour la « pierre ».
Il a donc imaginé de favoriser les transmissions sans devoir payer
de droits, ainsi que les possibilités d'acquérir son bien immobilier.
On ne s'appesantira pas sur le caractère inégalitaire de ces
mesures qui prouvent que le sarkozysme réel est toujours aussi
réactionnaire.
La grande arnaque de Nicolas Sarkozy est de laisser croire que sa
réforme serait profitable à tous (du PDG de société transnationale
jusqu'au Rmiste). Il se prévaut, pour cela, du patrimoine moyen
français de 100 000 euros. Cette moyenne statistique est une belle
entourloupe, car la moitié des successions porte sur un montant
inférieur (moins de 55000 euros) et 10 % seulement des succes-
sions excèdent 200 000 euros Les contribuables qui bénéficient des
mesures Sarkozy ne viennent donc pas des milieux ,populaires ni
même des couches moyennes. Dans ma jeunesse, on aurait parlé
avec raison d'une politique de classe.
Un deuxième mensonge est de laisser croire que l'héritage serait
le fruit du travail de toute une vie, alors qu'il s'agit d'une accumu-
lation de richesses sur plusieurs générations. Or la France souffre
d'une concentration du patrimoine beaucoup plus forte qu'à
l'étranger : 10 % des plus riches détiennent 40 % du patrimoine
national, 50 % en représentent 10 % et les 1% les plus riches entre
14 et 20 %.
Sarkozy explique que le patrimoine serait une meilleure protec-
tion, dans cette « société du risque », que nos vieux « droits
sociaux ». Cette thèse est absurde puisque les droits à pension que
les générations futures devront assurer aux ménages aujourd 'hui
salariés s'élèvent à 300000 euros (2004) alors que le patrimoine
moyen de ces mêmes ménages est de 140000 euros 2.

1 G. W. Bush, cité in Alternatives Économiques, octobre 2004.


2 Denis Clerc, in Alternatives Économiques, octobre 2004.

217
Société de propriété ou retour à l'analité?

« I:État français est trop endetté et les Français ne le sont pas assez.
Parce qu'il faut arrêter de complexer les gens avec l'endettement. Un
jeune couple qui s'endette pour acheter un appartement, il croit en
l'avenir, il crée de la richesse. Une famille qui achète une nouvelle voi-
ture ou de l'électroménager, elle donne du travail à son voisin. Nous ne
sommes pas une économie de rentiers ni de petits épargnants. » (Nico-
las Sarkozy, France 2)

La vraie raison de ce retour d'amour pour les petits propriétaires


est de transformer les « prolos» en « proprios» dans le but de les
faire tenir tranquilles. Ne nous leurrons pas sur le sens de la pro-
priété qui n'est pas le même pour un PDG et un smicard: ce qui,
pour l'un, est symbole de liberté et d'autonomie devient, pour
l'autre, symbole de privation et d'esclavage.
Le sarkozysme est une offre d'adhésion collective à une véritable
névrose libérale puisqu'il s'agit de contraindre chacun de faire
semblant d'être un « capitaliste ». On veut, comme dirait Jean-
Claude Liaudet, lui faire goûter aux joies de l'analité, être proprié-
taire de son petit « caca » contre l'insécurité. La « société de
propriété » est le stade supérieur de ce système libéral de jouis-
sance, d'idéaux et de refoulements dans le cadre duquel se structu-
rent les individus 1•
On ajoutera à la thèse de Liaudet que cette structuration est de
plus en plus aléatoire et que non seulement notre société est patho-
gène, mais qu'elle risque de conduire à l'effondrement du sujet
humain. Sarkozy semble conscient de l'urgence d'apporter une
réponse sur ce terrain, c'est pourquoi il mobilise frénétiquement le
schème religieux. Faut-il en conclure que nos sarkozyens seraient
pleinement conscients de ce que la société de propriété ne fournit
pas les idéaux suffisants et qu'il faudrait bricoler à côté du sens
pour faire de nous des humains?

Contre la (( société de propriété sociale ))


La société de propriété est censée apporter la sécurité à l'individu
en le libérant de la tyrannie de l'État et des organismes sociaux. Ses
adeptes parlent donc de combattre la « société de contrôle» (sic).
Ils auraient pu oser dire « société totalitaire » ou « société socia-

1 Cf. Jean-Claude Liaudet, Le Complexe d'Ubu ou la névrose libérale, Fayard,

2004.

218
liste »... Soyons sérieux: la société de propriété privée ne s'oppose
pas à une dictature socialo-étatique, mais à la « société de propriété
sociale ». Le sociologue Robert Castel a démontré comment la pro-
priété sociale a permis d'accorder une sécurité aux non-bourgeois et
aux non-propriétaires en faisant de l'État un réducteur de risques. Le
socialisme a longtemps cherché à attacher des droits sociaux à la
condition du travailleur afin de lui permettre d'accéder ainsi à la pro-
priété sociale (système de retraites par répartition, mutuelles, etc.).
Ce système est aujourd'hui en crise du fait de la marche forcée
vers la globalisation, mais aussi d'évolutions démographiques très
lourdes. Le sarkozysme voudrait assurer la sécurité civile (la paix
dans la ville) sans prendre en compte l'insécurité sociale. La seule
alternative crédible est de transférer ces droits du salarié à la per-
sonne.

Contre les atteintes au droit de propriété


Les partisans de la « société de propriété» deviennent très har-
gneux dès que l'État envisage de réglementer ou de taxer sa déten-
tion. IJimpôt sur la propriété serait un vol car il aboutit, selon Linda
et Morris Tannehill, à transformer le propriétaire en locataire : il
doit payer à l'État une taxe pour pouvoir rester dans les lieux (sic).
Il faudrait également reconnaître le caractère illégitime des
contraintes d'urbanisme qui font qu'on n'est plus maître chez soi :

«Toute forme d'impôt ou de régulation de la propriété est une néga-


tion du droit de l'individu de maîtriser pleinement ses propres biens,
et, par conséquent, sa propre vie. Pour cette raison, la taxation et la
régulation de la propriété sont toujours mauvaises: la taxation est un
vol et la régulation obtenue par la force est un esclavage 1. »

La fin de la « Séeu obligatoire» ?


G.W Bush a fait de la réforme du système de pension américain
le combat majeur de son deuxième mandat. Ce serait, selon lui, un
pas de plus vers la « société de propriété ». Le Chili de Pinochet fut,
comme souvent, le laboratoire de cette politique puisqu'en 1981,le
dictateur a imposé aux salariés de cotiser sur des comptes indivi-
duels spécifiques.
Ce beau projet a été repris aux États-Unis puisque le but est de
permettre aux jeunes générations de ne plus cotiser à la « Social
Security » (système public par répartition) afin de placer leur
1 Linda et Morris TannehilI, op. cit.

219
argent sur des comptes personnels fonctionnant sur le modèle des
entreprises privées de retraite.
Les libéraux français ne font pas exception, loin s'en faut. Eux
aussi visent, à moyen terme, la destruction du système actuel de
retraite. Ils parlent de mettre « fin au monopole de la sécurité
sociale ». La bataille des mots a déjà commencé, puisqu'ils parlent
de rendre « la liberté d'assurance» aux Français'.
Claude Reichman appelle à « construire une société de
propriété» pour que le secteur privé ne soit plus contraint de nour-
rir l'État et l'hydre sociale. Alors que la compétition internationale
obligerait à éliminer la mauvaise graisse, la France ferait l'in-
verse avec ses « Il % de temps de travail en moins» et ses « gâte-
ries sociales qui font d'elle le paradis des paresseux 2 • »
La première étape de ce parcours du parfait libéral serait de se
débarrasser de la sécurité sociale qui a fait le malheur de la France.
C'est la condition obligée du passage vers la « société de pro-
priété ».
Le droit de propriété est sacré, mais pas trop tout de même. Une
question turlupine depuis pas mal de temps les libéraux: puisqu'un
bien appartient au premier qui se l'approprie, comment faire en cas
de contestation? Je ne parle pas des contentieux ordinaires, puis-
qu'on nous promet, pour cela, des juges-arbitres privés. Qu'en est-
il en revanche des contestations plus difficiles, comme celle des
Indiens face aux colonisateurs-dépouilleurs blancs par exemple?
Les néo-conservateurs ont trouvé dans les travaux de David Fried-
man 3 une réponse satisfaisante : le chercheur estime que 5 % seu-
lement de la richesse nationale des États-Unis correspondent à une
appropriation originelle. Il ne serait donc pas possible de s'intéres-
ser aux conditions initiales de formation de la propriété puisque
rechercher, dans ce cas, le propriétaire « légitime » ferait plus de
mal que de bien.
Dieu fait vraiment bien les choses pour certains possédants!

1 Cf. site conscience-politique.org.


2Claude Reichman, ({ Les Fronçais ont roison de désespérer »,25 janvier 2005 in site
www.conscience-politique.org/2005/reichrnandesespoirfrancais.htm
3 rérs une société sans État, Les Belles Lettres, 1992.
Chapitre 3
Le sarkozysme
et la défense de la patrie

« France, France, sans toi, le monde serait seul. » (Victor Hugo)

« Je vais redevenir le patron de ceux qui ont fait des enquêtes sur
moi. Certains doivent mal dormir depuis qu'ils savent que je reviens. »
(Nicolas Sarkozy)

Le sarkozysme joue une carte maîtresse en se disant patriote : il


espère prendre quelques voix au Front National, mais il sait aussi,
avec ce thème, provoquer une certaine gauche. Cette carte est cepen-
dant totalement biaisée, car le sarkozysme est la négation de tout ce
qui a fait l'histoire de notre patrie et, en outre, l'application de ses
principes saperait la « grandeur » de la France, si l'on désigne par ce
qualificatif sa capacité à être autonome et à défmir des choix souve-
rains.
Disons-le franchement: il ne suffit pas de délictualiser les atteintes
au drapeau national pour être un « patriote » au sens des volontaires
qui, le 20 septembre 1792 à Valmy, face à l'armée de Brunswick,
s'écrièrent: «Vive la nation! »TIsn'étaientpas des nationalistes, mais
des patriotes affrrmantles droits de l'homme et du citoyen. lis inven-
taient une nouvelle façon de poursuivre l'histoire nationale. Le lende-
main, le 21 septembre 1792, la république était proclamée.
TI ne suffit surtout pas, pour respecter la « grandeur» de la France,
d'imposer aux professeurs d'histoire d'enseigner« le rôle positif de la
présence française durant la période de colonisation » (loi du
23 février 2005).

Uincompréhension de la patrie
« Écoute aujourd'hui, jeunesse de France, ce qui fut pour nous le
chant du malheur. C'est la marche funèbre des ombres que voici. À
côté de celles de Carnot avec les Soldats de l'An II, de celles de Victor

221
Hugo avec les Misérables, de celles de Jaurès veillées par la Justice,
qu'elles reposent avec leur long cortège d'ombres défigurées. Aujour-
d'hui,jeunesse, puisses-tu penser à cet homme, comme tu aurais appro-
ché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui
n'avaient pas parlé: ce jour-là, elle était le visage de la France. » (Dis-
cours d'André Malraux pour l'entrée de Jean Moulin au Panthéon)

Le sarkozysme repose sur l'incompréhension de la patrie. Le déni


de l'État-nation à la française fait partie de la volonté de révoquer les
trois plus grandes mémoires nationales. Le sarkozysme a la haine du
modèle social français, la haine de la république au sens de 1793 et
la haine de l'État-nation. C'est pourquoi les grandes dates mémoires
de notre histoire n'évoquent plus, pour lui, l'âme d'une nation, mais
des catastrophes. Il n'invoque plus nos grands hommes et nos grands
mythes. Les seules Bastilles qu'il veut encore prendre sont nos ser-
vices publics, l'État-providence, le droit du travail, etc.

Le sarkor;ysme et l'histoire légendaire de la France

« Toute ma vie je me suis fait une certaine idée de la France. Le sen-


timent me l'inspire aussi bien que la raison. Ce qu'il y a en moi d'affec-
tif imagine naturellement la France teUe la Princesse des Songes ou la
madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente
et exceptionnelle. J'ai d'instinct l'impression que la Providence l'a créée
pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. S'il advient que
la médiocrité marque pourtant ses faits et gestes, j'en éprouve la sensa-
tion d'une absurde anomalie, imposable aux fautes des Français, non au
génie de la patrie. Mais aussi le côté positif de mon esprit me convainc
que la France n'est actuellement elle-même qu'au premier rang, que
seules les vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments
de dispersion que son peuple porte en lui-même, que notre pays, tel qu'il
est, parmi les autres, tels qu'ils sont, doit, sous peine de danger mortel,
viser haut et tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut être la France
sans la grandeur. » (Charles de Gaulle, in Mémoires de guerre)

Nicolas Sarkozy voudrait enfermer la France au Musée Grévin.


Mais on n'efface pas la mémoire d'un peuple ou alors cela s'appelle
un génocide ... Pour le comprendre, il faut remonter en 843, au Traité
de Verdun entérinant le partage de l'Empire de Charlemagne entre
ses trois petits-fils. À l'Est, le royaume de Francie Orientalis accordé
à Louis de Bavière regroupe des régions de langues germaniques. Il
éclatera et ne retrouvera que tardivement son unité. Au milieu, le
royaume hétéroclite de Lothaire est très vite voué à disparaître sans
jamais renaître. À l'ouest, ce qui deviendra la France: le royaume de

222
Francie Occidentale qui regroupe des pays de langues romanes
issues du bas latin. Mais la France est alors davantage la propriété du
roi qu'une entité politique ou culturelle indépendante de la personne
royale. IJÉtat central fut donc plus qu'ailleurs créateur de la nation.

Le mythe des origines troyennes


Ce pays artificiel avait besoin pour tenir debout de grands mythes.
Cette société qui résultait de la fusion des Gallo-Romains et des
envahisseurs germains devait s'inventer une filiation. Ce mythe fera
longtemps des Troyens nos ancêtres communs. Des fugitifs de la ville
détruite par les Grecs auraient, après une longue errance, fondé, sous
la conduite de leur vaillant chef, Pâris, ce qui deviendra plus tard la
ville de Paris. Les Gallo-Romains s'attribuaient ainsi une descen-
dance aussi noble que les Romains descendants d'Erée, fille de
Priam.
Une autre vague de Troyens aurait donné les guerriers francs. Nous
serions deux « peuples », mais avec une même origine. Ce mythe
d'origine savante sera très long à être déconstruit : « Les rois de
France descendent des Troyens eux-mêmes.»

Le mythe de Clovis
Ce mythe rejoint celui de Clovis, qui substitue à une généalogie
païenne une généalogie chrétienne car, à la descendance du sang, il
oppose celle du baptême. Sa conversion au christianisme en 498 est
essentielle en raison du thème de la Sainte-Ampoule contenant le
Saint-Chrême, cette huile apportée du Ciel sous forme de colombe
pour son baptême. Le sacre du roi de France prend un autre sens que
celui des autres monarques. Le roi de France est chrétien par défini-
tion, il est le défenseur de la foi. Ce mariage du Trône et de l'Autel
fera de saint Rémi le saint patron des Gaulois.
I:Évêque Rémi, devenu saint Rémi, éclipse saint Michel. Cette
France naissante sera financée par l'Église (la régale). Cette France,
parce qu'elle se veut la « fille aînée de l'Église », ne pourra tolérer
la richesse et la puissance de l'Église. La crise débute avec saint
Louis, qui voit l'Église comme un ordre de frères mendiants alors
qu'elle menace son pouvoir. Le conflit éclate sur le terrain fiscal en
1247 : le roi veut obtenir des « décimes» sans devoir passer par le
pape. La crise va s'envenimer avec Philippe le Bel (son petit-fils), roi
très chrétien, mais foncièrement anticlérical. Il élabore avec ses
juristes la thèse de l'antériorité du pouvoir politique: avant même
l'existence d'un clergé, « il y avait un roi de France ayant la garde de

223
son royaume ». Bref, il est interdit à l'Église de faire sortir l'argent
(de l'Eglise) de France. Le pape Boniface VIII parle d'appeler le
peuple à la désobéissance, mais finit par capituler. Le roi de France
pourra désormais lever des décimes sans passer par le pape.
Une nouvelle crise va cependant bientôt éclater avec l'affaire
Bernard Sais set, du nom de cet Évêque arrêté par le roi parce qu'il
prêche la révolte dans le Midi, sous prétexte de refuser la canoni-
sation de Saint-Louis qui serait en enfer. Le pape dresse alors offi-
ciellement la liste des fautes du roi, lequel lui répond en diffusant
un résumé caricatural des thèses papales.
Le chancelier Pierre Flote lit, le 10 avril 1302, à Notre-Dame, une
déclaration rappelant la prérogative du roi sur l'Église. Cette
grande assemblée de prélats, docteurs, barons, représentants des
villes, etc. constituera les premiers états généraux. Ils entérineront,
bien sûr, les thèses royales: le roi de France est soumis à Dieu, mais
nullement au pape. Le conflit s'internationalise: le Il juillet 1302,
les milices flamandes infligent à la chevalerie française un vrai
désastre lors de la« bataille des éperons d'or ». Pierre Flote meurt.
Le roi réagit par un violent réquisitoire contre le pape qu'il
accuse d'hérésie, simonie, sodomie, idolâtrie, népotisme, etc. Un
Concile est convoqué à Paris pour juger le pape. Ce dernier veut
délier les sujets du roi de leur serment de fidélité.
La crise prend alors une dimension rocambolesque avec l'affaire
d'Anagni et la tentative du meurtre du pape par Colonna. Puis c'est
la légende de la gifle donnée par Nogaret au pape. La mort de Boni-
face permettra un lent règlement. Le pape aurait été ainsi un ins-
trument involontaire du triomphe de l'Etat monarchique et de la
« laïcité» à la française.
I.:Église de France est vaincue et enchaînée à l'État naissant. On
parle pour la première fois d'Église gallicane.

Le mythe de la langue française


Le mythe est ruiné par François Hotrnan (XVIe) : la France, pas
davantage que le roi ou les Français, ne sont d'origine troyenne. La
nation France s'est donc construite sur une erreur « historique »,
mais sa correction ne portera pas atteinte au sentiment national. De
nouveaux mythes vont très vite remplacer les anciens. La place de
la langue française dans la fondation d'une nation unie devient
décisive. Elle est le signe que la France se construit de par la
volonté royale. En 1539 à Villers-Cotterêts, François 1er édicte une
ordonnance pour imposer l'emploi du français au lieu du latin dans

224
les actes judiciaires. En 1653, la monarchie impose la fondation de
l'Académie française. Cenjeu est alors d'utiliser le français comme
langue d'État (de Cour) contre le latin. Le combat contre les patois
sera l'œuvre de la Ille République. Peu importe alors la langue du
peuple (contrairement à l'Allemagne), car le français est conçu
comme une langue politique.
Est-il dès lors surprenant que la langue française soit devenue un
objet de risée? Que son enseignement laisse autant à désirer? Que
les maréchaux du sarkozysme, comme Claude Bébéar, en relativi-.
sent l'importance au point de considérer que sa maîtrise par des
immigrés n'est vraiment pas une nécessité? Pourquoi continuer à
parler français, alors que le breton (merci TF1 !) ou l'anglo-améri-
cain existent?
Les mythes français sont à terre. Mais quelle autre légende dorée
le sarkozysme peut-il mobiliser pour convaincre les générations
présentes d'agir afin de sauver la planète et les générations futures?
On nous parle effrontément de « grandeur de la France », mais c'est
la défense de l'Occident, face à la« guerre des civilisations », qui
structure aujourd'hui tout ce courant de la contre-révolution.
Et si au lieu d'être des Français nous étions des «Euricains »)? Le
tour serait joué et l'on pourrait oublier à jamais ce fameux
dimanche du 27 juillet 1214 où, à Bouvines, les Capétiens défendi-
rent, les armes à la main, la France naissante. On pourrait oublier
aussi tous les états généraux, ceux de Notre-Dame contre l'Évêque
de Rome, ceux de Versailles, en 1789, contre les privilèges de
l'aristocratie. On pourrait pardonner enfin l'exécution du roi, le
21 janvier 1793, cet acte de violence symbolique considérable
auquel les historiens reconnaissent une force sacrilège insoupçon-
nable aujourd'hui. Le sarkozysme rampant est bien une nouvelle
tentative pour contraindre la France à lâcher les fils de son histoire
millénaire.

Le sarkozysme et la « grandeur de la France»


« À prononcer vos noms sont difficiles. » (Louis Aragon, L'Affiche
rouge)

Le sarkozysme n'est pas dangereux parce qu'il parle de restaurer


la « grandeur de la France )), mais bien plutôt parce que toute sa
politique tendrait à la rapetisser.
Méfions-nous cependant de cette notion car déjà tant de crimes

225
ont été perpétrés en son nom durant toute notre histoire. On a ainsi
adopté l'abject « Code Noir» pour que nos colonies esclavagistes
prospèrent et pour la grandeur de la France. Il fallait laisser Drey-
fus au bagne parce que l'honneur de l'armée était plus important
que la justice. Il fallait commettre, ou laisser commettre, des crimes
en Afrique au nom de la défense des intérêts supérieurs de l'État
français. Il fallait accueillir sans broncher le président chinois qui
foule les droits de 1'homme. Faut-il pour autant en abandonner
l'idée, comme si l'on devait renoncer à la justice parce qu'elle est
si souvent injuste?
La grandeur de la France ne passe pas seulement par le fait de
venir comme Chirac en cravate chez Bush, alors que tous les autres
présidents sont en bras de chemise et col ouvert. La grandeur d'un
pays se mesure en fait à son indépendance. Une nation qui se donne
les moyens de sa souveraineté alimentaire est plus grande que celle
qui accepte sa soumission.
La grandeur de la France serait, aujourd'hui comme hier, une
ambition démesurée par rapport à nos faibles moyens. La France
aurait mieux à faire que d'utiliser sa capacité de nuisance. I1écono-
miste Jacques Garello l le dit fermement:

« Aujourd'hui la grandeur de la France est de se distancier du monde


entier, de cultiver le nationalisme le plus étroit et le plus rétrograde, de
collectiviser la famille, la culture et l'économie 2. »

On se souvient aussi de Sarkozy accourant à Washington en


pleine crise avec les États-Unis au sujet de la guerre en Irak. On le
devine s'excuser, expliquer peut-être que la France ne souffre pas
tout entière du même délire de grandeur, fustiger Chirac, de Gaulle,
Clemenceau, Napoléon, Saint-Just, Mazarin, Vercingétorix, etc.

Le sarkozysme et la « sécurité extérieure»


Les Euricains peuvent trouver de quoi nourrir leur rêve de gran-
deur refoulée dans les travaux de l'Institut Montaigne. I1incontour-
nable Monsieur Baverez y sévit également. Non content d'avoir
désespéré Marianne - avec sa France qui tombe - il lui faut encore
la dépuceler, lui faire perdre et l'idée et la chose de son intégrité.

1 Membre de la Société du Mont-Pèlerin, prix Yves Rocher 1980, membre de


la Philadelphia Society, président de l'ALEPS.
2 Jacques Garello, « La grandeur de la France », in Nouvelle lettre, 28 octobre
2000.

226
Vindépendance de la France? Pire qu'une foutaise! Un manque-
ment à la solidarité avec le seul grand État qui compte :

« La France est en passe de se trouver déclassée en Europe et dans


le monde [ ... ] La refondation gaullienne de la politique extérieure et
de défense, fondée sur le principe de l'indépendance nationale et sur la
stratégie de dissuasion, avait permis à la France de démultiplier son
influence dans le contexte de la guerre froide, en jouant un rôle origi-
nal entre l'Ouest et l'Est [ ... ] et entre le Nord et le Sud. Cette politique
fut servie par un outil militaire, diplomatique et industriel de "mini
grande puissance" [ ... ] Ce modèle est aujourd'hui caduc [... ] Le
déclin multiforme de l'influence extérieure de la France ne pourra être
enrayé que par une révision fondamentale des concepts, des modes
d'organisation et des moyens mis en œuvre [ ... ] Le choix de la France
[ ... ] de privilégier la distribution des dividendes de la paix [... ] est
aujourd'hui remis en cause 1. »

Les frappes du Il septembre 2001 prouveraient la vulnérabilité


des puissances dominantes face aux nouvelles formes de contesta-
tion radicale de nos valeurs et modes de vie : terrorisme internatio-
nal, explosion incontrôlée de la délinquance, fiasco de la
présidence française de l'Europe sanctionnée par le traité mort-né
de Nice, marginalisation diplomatique et militaire lors de récents
conflits, etc.
Le modèle gaulliste d'indépendance nationale serait caduc. Cette
fin suppose de s'interroger sur la pertinence du principe de l'indé-
pendance nationale et sur la doctrine de dissuasion.
La stratégie doit devenir globale et intégrer les aspects civils et
militaires, le secteur privé comme le secteur public. Le couple com-
posé de l'autonomie stratégique et de l'engagement européen aurait
vocation à remplacer celui formé de l'indépendance nationale et de
la réassurance atlantique. Baverez conclut en proposant plusieurs
actions : défense européenne, réduction de la dissuasion nucléaire,
création d'unités de cadets (comme en Grande-Bretagne) pour ren-
forcer le lien entre armée et jeunesse, etc.
Jacques Garello entonne le même refrain, mais y ajoute une petite
touche personnelle franchement iconoclaste. Exprime-t-il, ici, ce
qui se susurre dans les salons feutrés? Vindépendance nationale
voulue par le général De Gaulle aurait été bénéfique, finalement,
aux seuls Soviétiques :
1 Nicolas Baverez, « La Sécurité extérieure de la France face aux nouveaux
risques stratégiques », Institut Montaigne, mai 2002.

227
« De Gaulle aurait voulu ouvrir une troisième voie utopique entre
URSS et USA. Nous n'aurions servi en fait que l'impérialisme sovié-
tique, auquel nous avons offert nos amis africains et asiatiques sur un
plateau l . »

On savait déjà que Jean Moulin était un espion soviétique. Il ne


manquerait plus qu'on apprenne que le grand Charles avait, comme
Jospin, fait ses classes dans une organisation trotskiste! Il faut
croire que la sortie de l'OTAN, le « vive le Québec libre» et sa
dénonciation en novembre 1967 de « ce grand peuple sûr de lui et
dominateur» (Israël) restent un os en travers de la gorge.
Cette droite brade. Elle brade 1789 et sa Marseillaise. Elle brade
de Gaulle et sa défense nucléaire en dehors du parapluie américain.
Exit donc, selon Jacques Garello, la grandeur de la France, sauf
peut-être à redevenir la fille aînée de l'Église :

«Les États-Unis après la fin de la guerre du Vietnam étaient enva-


his par le doute, voire le désespoir. Puis vint Reagan. "L'Amérique est
de retour", ce slogan a marqué le départ d'une nouvelle Amérique,
simplement parce qu'elle renouait avec les valeurs morales, spiri-
tuelles et religieuses des pères fondateurs . Si nous constituons vrai-
ment un grand peuple, appelons de nos vœux le jour où l'on pourra
dire "la France est de retour"2. »

Le sarkozysme et la défense de l'Occident


Le sarkozysme ne défend pas la grandeur de la France, mais, au
choix, celle d'une nouvelle Europe, des «Euricains », bref de l'Oc-
cident. Nicolas Sarkozy joue la carte de l'ouverture de l'Europe
contre l'axe franco-allemand. V objectif est d'une part de se démar-
quer de Chirac et de mettre fin à son projet d'unification diploma-
tique, voire politique, d'autre part de prendre appui sur de
nouveaux partenaires (Royaume-Uni, Espagne, Italie,
Portugal, etc.) pour casser l'axe Chirac-Schrôder qui indispose for-
tement les États-Unis depuis la guerre en Irak.
Cette nouvelle Europe permettrait, en outre, d'importer plus faci-
lement en France la thèse de la « guerre des civilisations ».
Cette Europe se veut celle d'un bloc judéo-chrétien face à
l'Orient, mais il s'agit d'une Europe inféodée et d'un Occident de
pacotille: Europe soumise aux États-Unis et Occident abâtardi de

1 Jacques Garello, Nouvelle lettre du 28 octobre 2000.


2 Ibidem.

228
Disneyland. C'est aussi l'Occident des croisades et du bon colo-
nialisme. Cette stratégie impose une révision de nos alliances (le
choix d'Israël contre le monde arabe) au nom de l'axe atlantique. À
n'en pas douter, pour certains, l'organisation de l'islam de France
est, au mieux, une tentative de le neutraliser car il ne serait pas
digérable, au pire une stratégie pour pousser les communautés
juives et chrétiennes à se constituer en tant que telles.

Le sarkozysme et le « choc des civilisations»


Le projet néo-conservateur concerne, contrairement à ce qu'on
croit souvent, d'abord la politique étrangère des États-Unis. C'est
une façon de régler le conflit entre deux tendances concurrentes: le
réalisme et l'idéalisme « wilsonien ».
La thèse réaliste est d~fini~ de façon simple par Godefridi :

« Les réalistes estiment qu'il revient à chaque nation de choisir le


système de gouvernement qui lui convient le mieux et que ni les États-
Unis ni aucun autre pays n'a vocation à exporter son système, ses
valeurs [ ... ] les réalistes sont traditionnellement peu regardants sur les
moyens. Ils ne rechignent pas à s'allier avec le diable quand l'intérêt
de l'Amérique le requiert [ ... ]1.»

La thèse idéaliste prend le contre-pied de cette vision réaliste :

« Les idéalistes "wilsoniens", du nom du président américain durant


la Première Guerre mondiale, pensent au contraire que tous les sys-
tèmes de gouvernement ne se valent pas et que l'éclosion de la démo-
cratie doit être encouragée dans le monde. Cela pour des raisons
morales, mais aussi parce que c'est dans l'intérêt américain que se
développent des démocraties prospères s'intégrant au commerce mon-
dial. Telle est la "mission" des États-Unis, qui suppose que les Améri-
cains interviennent dans les affaires du monde, non qu'ils se
retranchent2. »

Godefridi estime que les conservateurs sont des « wilsoniens »


quant à l'objectif et des « réalistes» quant aux moyens (sic). Ils
veulent « exporter » la démocratie pour le plus grand bien des
États-Unis et sont prêts à utiliser pour cela « tous les moyens ». Les

1 in Drieu Godefridi, Libéralisme, néo-conservatisme et extrême droite: pour


enfinir avec les amalgames, 2005, Institut Hayek in site
www.fahayek.orglindex.php?option=com3 0 ntent&task=view&id=127&Itemid=53
2 Jacques Garello, Nouvelle lettre, op. cit.

229
« néo-cons» se qualifieraient d'ailleurs de « hard-wilsonians ». Ils
disent n'avoir aucune illusion sur les institutions internationales et
jugent nécessaire, pour que les États-Unis puisse exporter leur
modèle, qu'ils soient la seule super-puissance. Il faudrait donc, à
leurs yeux, empêcher tout développement de puissances régionales
concurrentes.

Le retour de Carl Schmitt


Les États-Unis se sont dotés des moyens intellectuels et matériels
de mener cette « guerre totale ». Ils se sont appuyés, pour cela, sur
la pensée de Carl Schmitt et sur la notion de « choc» ou de « guerre
des civilisations ». Ils ont développé, parallèlement, une série de
concepts qui rend crédible et nécessaire cette stratégie de recours
préventif à la force: terrorisme international, États voyous, ADM
(armes de destruction massive), etc.

La définition de l'ennemi et la justification de la guerre


Le professeur Carl Schmitt, grand admirateur de Mussolini, fut le
théoricien de l'État totalitaire et le principal juriste du me Reich.
Très proche de Goering, il est nommé au Conseil d'État aux côtés
d'Himmler et dirige la revue juridique du national-socialisme. Il est
exclu du parti nazi pour avoir conservé quelques amis juifs. Révo-
qué de l'Université en 1945, il passe un an en prison et est acquitté
à Nuremberg. Il se retire alors de la vie politique en 1950 et
consacre son temps à ses travaux. Il meurt sans repentir en 1985.
Carl Schimtt s'opposera toute sa vie à l'école positiviste du droit,
inspirée d'Emmanuel Kant et de la philosophie des Lumières. Il
définit la politique comme la capacité à reconnaître amis et enne-
mis. Ce catholique contre-révolutionnaire fera de la compréhension
des relations d'hostilité le fondement de sa longue carrière intel-
lectuelle:

« Tous les concepts politiques visent un antagonisme concret. Des


mots tels que État, république, société, classe, souveraineté, État de
droit sont inintelligibles si l'on ignore qui, concrètement, est censé être
atteint, combattu, contesté et refusé au moyen de ces mots 1. »

On lui doit une définition de la politique en terme d'ami/ennemi.


Carl Schmitt explique que cette relation remonterait aux origines
1 Carl Schimtt, cité par David Cunin in L'Ennemi dans les relations interna-
tionales, Institut de stratégie comparée, 2005.

230
bibliques : « Adam et Ève avaient deux fils, Caïn et Abel; ainsi
commence l'histoire de l'humanité 1. »
I:ennemi n'est pas un simple adversaire, parce qu'il est un dan-
ger vital. Il n'y a pas avec lui d'arrangement possible ni de règle-
ment juridique. Le conflit armé est donc la seule perspective
réaliste.
Schmitt ne croit pas en l'existence de guerre moralement juste.
Une guerre est seulement nécessaire si elle concerne un vrai
ennemi. Le droit ne peut être fondé que sur la puissance (rapport de
force). Il faut un État total (fort dans la nouvelle terminologie) pour
une guerre totale. Schmitt établit finalement un nouveau triptyque:
ennemi total, guerre totale, État total.

L'abandon de la stratégie de la dissuasion et de l'endiguement


Les notions de dissuasion et d'endiguement nées durant la guerre
froide seraient devenues inopérantes et dangereuses dans un
contexte de guerre totale contre le terrorisme international et les
États voyous. Ces ennemis disposeraient en effet de moyens de des-
truction massive. Les États-Unis doivent donc frapper avant que
d'être frappés. Cette notion de « première frappe» rapproche les
États-Unis d'Israël. On pressent depuis la guerre en Irak les dan-
gers de cette nouvelle donne. eun des grands enjeux de cette révi-
sion stratégique est de pousser à la fin du mutilatéralisme qui
devient une option tactique parmi d'autres. Les notions de « guerre
préventive » et de « préemption» forgées dans les think tanks font
courir à la planète d'énormes dangers.

La quatrième guerre mondiale a commencé


Les idéologues de la contre-révolution conservatrice ne cessent
de répéter que « la quatrième guerre mondiale a commencé ». Cette
guerre serait une guerre totale, une guerre perpétuelle et sans
limites. Cette guerre contre le terrorisme technologique aurait une
finalité. Elle serait conduite par les musulmans désireux de venger
l'humiliation provoquée par la victoire des Mongols sur le califat
en 1258.
Ce thème a été amplement développé par plusieurs auteurs.
Bernard Lewis explique, dans Les Racines de la rage musulmane
(1990), que les musulmans seraient aigris et jaloux de l'Occident,
donc très dangereux, car l'islam ne donnerait jamais rien de bon.

1 Ibidem.

231
J'ers la guerre des civilisations
La notion de guerre des civilisations est popularisée après l' ef-
fondrement de l'Union soviétique pour combler un vide. Les États-
Unis, devenus subitement seule hyperpuissance, ont besoin d'une
nouvelle idéologie mobilisatrice alors que la thèse de la fin de
l'Histoire entretient l'illusion d'une paix durable possible et contri-
bue donc à désarmer l'Amérique.
Cette thèse interprète les derniers conflits existants comme les
soubresauts d'arrière-garde de sociétés archaïques incapables de
s'adapter assez vite à la marche glorieuse vers le marché. Les États-
Unis doivent les éduquer et, au besoin, les gendarmer, mais ils ne
seraient en aucune façon en guerre contre eux. Cette thèse n'est
donc pas aussi simpliste qu'on a pu le dire.
La thèse du choc des civilisations offre une autre lecture. Les
conflits existants ne seraient pas des accidents mais des symptômes
de divisions beaucoup plus profondes et indépassables.
Cette thèse n'est pas un simple contrecoup du Il Septembre puis-
qu'elle est propagée, depuis 1964, par Bernard Lewis, universitaire
anglais enseignant aux États-Unis depuis 1974. Ce proche de Paul
Wolfowitz explique « les racines de la colère musulmane » par la
jalousie des peuples orientaux face à « l'héritage judéo-chrétien»
et face à leur propre échec. Samuel Huntington popularisera la for-
mule de « choc des civilisations» beaucoup mieux que ne l'avait
fait Lewis. Cet ancien expert en contre-insurrection durant la
guerre du Vietnam, désormais directeur de l'Institut d'Études Stra-
tégiques de Harvard, est un spécialiste de la propagande. Il conçoit
d'abord ce concept comme une attaque contre Francis Fukuyama et
sa thèse de la fin de l'Histoire. La chute de l'URSS ne marquerait
pas la fin de l'Histoire, mais seulement celle des querelles idéolo-
giques avec la gauche. Les différences de cultures vont désormais
diviser le monde. Les États-Unis doivent donc se préparer à affron-
ter militairement les civilisations rivales que sont par exemple l'Is-
lam ou l'Asie.
Un choc décisif pourrait survenir à tout moment entre elles. Une
vraie guerre aurait d'ailleurs commencé le 11 Septembre : le
monde arabo-musulman ayant attaqué le monde judéo-chrétien, la
seule perspective serait son écrasement, puisque ce conflit oppose-
rait la civilisation à la barbarie.
Cette notion de « guerre des civilisations » a connu aussitôt un
grand succès, parce qu'elle correspondait aux intérêts des milieux
militaro-industriels. Elle était pain béni pour les forces religieuses

232
fondamentalistes chrétiennes, offrait un défouloir aux exaspéra-
tions sociales, justifiait à la fois le renforcement de l'État policier
et les économies nécessaires sur les budgets sociaux, armait idéo-
logiquement le camp de la révolution conservatrice, et prenait
appui aussi sur la mémoire profonde des mobilisations ancestrales
de type religieux.
G. W. Bush ne se priva d'ailleurs pas d'utiliser l'expression
« croisade du Bien contre le Mal» lors de la guerre contre l'Irak.
Un danger existe que se constitue un axe Benoît XVIJG.w. Bush
puisque, la communauté hispanique étant majoritaire, le catholi-
cisme romain sera la religion du nouvel empire. r: objectif commun
serait d'exclure l'Islam d'Europe pour faire entrer le continent dans
cette « guerre des civilisations ».
La façon dont Édouard Balladur introduit en contrebande en
France la thèse du choc des civilisations donne à réfléchir. Cette
guerre opposerait bien l'Occident au reste du monde. Les musul-
mans jaloux seraient nos adversaires (ennemis?), même si une
majorité d'entre eux désire vivre en paix. Le modèle laïque d'inté-
gration serait donc totalement dépassé. II faudrait en fmir avec la
vieille culpabilisation de l'Occident:

« Aujourd'hui d'autres sociétés fondées sur des principes différents


[ ... ] entendent bien déposséder l'Occident de sa suprématie. Nulle
part, cette jalousie et cette volonté de revanche ne sont aussi accen-
tuées que chez les musulmans»; « Il n'y a aucune culture à laquelle
l'Islam s'oppose avec autant de force qu'à la culture chrétienne »; « La
grande majorité des musulmans ne demande qu'une chose: la paix.
Mais les intégristes sont les plus forts. À quoi bon se le dissimuler?
Rien n'est pire que de nier la réalité. Il y a un moment où il faut dire
ce que l'on pense [ ... ] C'est une erreur de croire qu'on pourra assimi-
ler des populations qui n'en veulent pas )); « Pour légitimer le com-
plexe de l'Islam envers l'Occident, on évoque l'humiliation des
Croisades, sans jamais parler de la conquête arabe de la Méditerranée
chrétienne. On rappelle la domination politique et militaire de l'Eu-
rope sur l'Orient, sans mentionner celle des Ottomans sur les Bal-
kans 1. ))

La remise en cause de la notion de puissance douce


Les États-Unis ont dû, pour entreprendre leur « guerre totale »,
remettre en cause certaines notions auparavant en vogue comme
celle de « puissance douce }} (stratégie fondée avant tout sur la
1 Édouard Balladur, Le Figaro du 15 janvier 2005.

233
persuasion). II ne s'agit plus de convaincre ses ennemis de sa supré-
matie militaire: il faut les anéantir, de façon préventive, grâce à une
« puissance dure ».
Le concept de « puissance douce» a été développé par Joseph
S. Nye 1. Il propose, dans son ouvrage Soft Power: The Means to
suecess in World Polities}, d'adopter une« puissance douce» beau-
coup moins coûteuse, et finalement tout aussi efficace, que la
« puissance dure ». Il définit la « puissance douce» comme la capa-
cité à obtenir ce que l'on désire en attirant l'autre au lieu de le
menacer, voire de le tuer. Cette stratégie est fondée sur la foi dans
les arguments et la politique. Les experts considèrent cependant
que Cléopâtre faisait déjà de la puissance douce lorsqu'elle attirait
ses adversaires dans son lit.
La « puissance dure» est fondée sur la coercition militaire et éco-
nomique. Elle passe nécessairement par des affrontements.

~rs la dissuasion graduée


Les États-Unis seraient en droit d'exporter leur civilisation, y
compris par la force. D'abord parce que leur Constitution serait la
meilleure, ensuite parce qu'il en serait fini des conceptions straté-
giques liées à la guerre froide. On ne cesse de le dire : il existe un
« axe du mal» (G. W Bush) défini par la nature de son régime
(thèse straussienne).
Les straussiens ont développé de nouvelles théories stratégiques.
Albert Wohlstetter, chercheur à la Rand Corporation, conseiller du
Pentagone fut, avant sa mort en 1997, le père de la nouvelle doc-
trine américaine : il est notamment à l'origine du programme de
«guerre des étoiles» (Initiative de Défense Stratégique) lancé par
Reagan.
Albert Wohlstetter considère que l'ancienne théorie, dite de la
« Destruction Mutuelle Assurée» (DMA), qui fondait la dissuasion
nucléaire, fonctionnait au détriment de la partie la plus forte, donc
des États-Unis, car elle les empêchait de pousser leur avantage
technique. La nouvelle stratégie, dite de « dissuasion graduée »,
rend acceptables des guerres nucléaires limitées, car elles permet-
traient à la puissance américaine de faire valoir pleinement sa créa-
tivité technologique.

1 Doyen de la Kennedy School of Government à l'université de Harvard.


2 Oxford University, 1980.

234
Comment combattre l'anti-américanisme français?
Les néo-conservateurs considèrent que la victoire passe, avant
même celle des armes, par la défaite idéologique de l'anti-américa-
nisme. On comprend, dès lors, que tant d'amis des États-Unis se
soient chargés, depuis quelques années, de combattre l'anti-améri-
canisme et, d'autre part, que la France soit particulièrement criti-
quée et combattue puisqu'elle est, aux yeux des « néo-cons », la
base arrière de ce fléau.

La haine de la France
Les milieux conservateurs américains ne sont pas en reste. Ils
cultivent un esprit antifrançais pour le moins décapant.
John 1. Miller et Mark Moleskyl ont publié ainsi un livre qui
connait un très grand succès·: Notre plus vieil ennemi: histoire des
relations désastreuses de l'Amérique avec la France 2.
Lorsqu'on connaît le sens exact du qualificatif d'ennemi chez les
émules de Carl Schmitt, on peut ressortir nos fusils et la grenaille.
Cet ouvrage est totalement révisionniste tant il réécrit l'Histoire: la
France aurait toujours été l'ennemi public nO 1 des États-Unis,
depuis la guerre d'indépendance jusqu'à la guerre en Irak. Les
Français n'auraient depuis longtemps qu'une idée en tête: nuire
aux États-Unis. Ils auraient encouragé les soulèvements d'Indiens,
Napoléon III aurait tenté d'instaurer un gouvernement fantoche au
Mexique, etc.
On rappellera que la France, et pas seulement Lafayette, ont mas-
sivement soutenu les indépendantistes américains. D'abord en
1776, avec un soutien logistique officieux à travers le blocus
anglais puis, officiellement, après l'accord de 1778 avec Benjamin
Franklin. Ainsi la flotte française contribua, en 1781, à la victoire
de Yorktown, laquelle mit fin à la guerre d'indépendance et débou-
cha, en 1783, sur l'accord de paix signé à Paris avec la Grande-Bre-
tagne. La France avait .certes des arrière-pensées, puisqu'elle
prenait ainsi sa revanche sur le Traité de Paris imposé à la France
par l'Angleterre en 1763.
Les riches colons Américains feront très vite des yeux doux à
l'Angleterre, et oublieront vite les Français morts pour eux. Napo-
léon tentera d'amadouer les États-Unis en leur vendant la Loui-
siane, puis en leur cédant, au total, quatorze États. Napoléon III

1 Respectivement journaliste politique et docteur en Histoire.


2 Doubleday, 2004.

235
affichera sa neutralité durant la guerre civile entre 1861 et 1864. La
France gaulliste, échaudée par les projets impérialistes des Améri-
cains, marquera son indépendance avec sa sortie de l'OTAN, la fer-
meture des bases militaires installées en France et une politique
systématiquement indépendante (mais non hostile) dans tous les
domaines. Cette France, fière de son indépendance, entretiendra
pourtant de bonnes relations avec les présidents Kennedy et Nixon.

Pourquoi donc cette haine soudaine de la France?


Cette haine correspond à la victoire de la contre-révolution. Les
propos de John J. Miller et Mark Molesky en donnent une idée: la
République française serait la chose la plus horrible advenue au
monde civilisé. La résistance française contre le nazisme n'aurait
été composée que de groupuscules ridicules à la solde des commu-
nistes. Le général de Gaulle était un anti-américain primaire, etc.
Le père de la fin de l'Histoire, Fukuyama, le clame haut et fort :
tous les pays suivent les États-Unis, un seul résiste, c'est la France.
Encore ne parle-t-il même pas de la guerre à la guerre en Irak, mais
tout bêtement du refus d'adopter le « modèle social» américain :

« La Grande-Bretagne a commencé, il y a près de vingt ans. Aujour-


d'hui, l'Allemagne, elle-même, pourrait remettre en cause son modèle
social de cogestion. Vu d'ici, il n'y a qu'un absent: la France 1. »

Cette France reste, selon ses dires, engluée dans son carcan diri-
giste, dans son amour de l'État-patron et de l'État-providence.
Que cette french bashing (haine de la France) sévisse aux États-
Unis est une chose dangereuse lorsqu'on connaît les théories amé-
ricaines en vogue, mais qu'elle prenne pied dans l'hexagone est
plus troublant et d'un exotisme franchement moins sympathique.
Passons sur Claude Bébéar qui estime que « la France n'est plus
écoutée dans le monde 2 » et qui ne voit nulle part de grands pro-
jets. Le seul futur qu'entrevoit pour la France le patron de l'Institut
Montaigne, c'est qu'elle devienne « le porte-parole du rêve euro-
péen », mais d'un rêve européen qui serait le rêve américain.
Bébéar francise son propos: avec la brutalité américaine en moins.
Oublions aussi Alain Minc et son ton faussement optimiste :

« Accepter la banalisation dans la sphère économique, se résoudre

1 Francis Fukuyama in Quelle ambition pour la France?, op. cit., p. 30.


2 Claude Bébéar, op. cit, p. 41.

236
aussi à être une nation semblable à nos voisins dans le traitement de la
question sociale ainsi qu'à ramener nos ambitions en matière poli-
tiques à des dimensions plus modestes, cela ne signifie pas tirer un
trait sur l'ambition française 1. »

Claude Lamirand, qui qualifie le président américain de « Bush


le magnifique », offre dans Action Libérale du 1ermars 2005 ses ser-
vices à l'Oncle Sam:

« Le Président Bush n'a semble-t-il pas totalement assimilé le fait


que l'Europe est dans une genèse totalitaire, qu'elle ne peut pas orga-
niquement, et demain, constitutionnellement, constituer un allié d'ave-
nir pOlH" l'Amérique. Le Modèle Social Européen n'est pas seulement
un système qui extermine les potentialités de création en Europe, c'est
le Trône sur lequel s'assoient les Maîtres de l'Europe. La Continuation
du délabrement politique et économique en Europe, et la persistance à
ériger une sociale démocratie sans option possible, ne peut à terme que
faire de l'Europe un ennemi des États-Unis sur la base des divergences
d'intérêts [ ... ] Bush doit comprendre qu'il doit aussi parIer de la
liberté aux citoyens européens. Sinon, il conforte les traîtres à la
liberté, à la démocratie, que sont nos dirigeants. Il conforte ses propres
ennemis, y compris de droite, de l'UMP en France, qui ont sombré
corps et âme dans l'anti-américanisme [ ... ] Bush doit entrer en cam-
pagne en Europe2 ... »

Le même Claude Lamirand appelle la « vraie droite » à se mobi-


liser sous le mot d'ordre:

« Il faut marginaliser la France»; « Les États-Unis et leurs alliés


doivent utiliser l'arme de l'isolement diplomatique de la France en la
mettant concrètement en situation d'État sans importance », etc.

Notre libéral conclut: « Vive les États-Unis, Vive la liberté! 3»

Pourquoi le divorce entre la France et les États-Unis?


La France n'aurait ni pu ni voulu voir la réalité en face. Les
causes de cette faillite nationale seraient multiples. Nous serions
des lâches suicidaires. Nous serions aussi arrogants.
Alain Madelin, ancien ministre, collaborateur de Sarkozy à
l'UMp, mettait en garde ses « amis » de la Heritage Foundation

1 Alain Mine, in Quelle ambition pour la France?, op. cit., p. 94


2 InAction libérale du 25 mai 2003.
3 Ibidem.

237
contre le fait que son discours dérogeait à celui de la diplomatie
française:

« Une partie de la population française est jalouse et envieuse de la


puissance américaine. L'anti-américanisme est un porte-drapeau pour
ceux qui ont perdu le leur. Cet anti-américanisme est installé par les
orphelins du marxisme [... ] c'est la nostalgie du gaullisme et l'idée
que la seule voie possible pour la France et l'Europe, de retrouver de
l'influence dans le monde, c'est de s'opposer aux États-Unis. Je lutte
contre cet anti-américanisme parce que je sais qu'il est utilisé pour
rejeter le libre-marché, la libre-entreprise et l'État de droit, pour faire
court, toutes les valeurs que nous partageons 1. )}

Le philosophe Étienne Barilier explique que le terme de « choc


des civilisations» serait insupportable pour les Européens, qui cul-
tiveraient à la fois une solide haine de soi et une lâcheté proprement
suicidaire, en renonçant à défendre leurs propres valeurs sur le
modèle américain. VEurope, et notamment la France, ne compren-
drait rien au monde actuel :

« Une telle idée se heurtait à un interdit moral. Elle contredisait la


tolérance, l'acceptation de la différence, l'écoute de l'Autre, etc. Il
nous est devenu peu supportable, et presque impossible, de penser que
l'Autre puisse être l'ennemi, l'antagoniste, celui qui éventuellement
veut nous combattre, et qu'éventuellement, il faudrait combattre 2• »

Cette arrogance des Français pris individuellement ne serait pas


trop grave si la politique de la France n'était pas également arro-
gante. Ce « pays qui tombe » voudrait donner des leçons à la
vaillante Amérique qui « gagne» et oserait déserter lorsque le pré-
sident Bush lance un appel à la mobilisation.

L'image de la France dans le monde


Il est consternant de voir comment les divers courants de la droite
se renvoient des images opposées de la perception de la France dans
le monde.
VInstitut Montaigne n'est pas en reste pour fustiger cette arro-
gance. On apprend que « l'image de la France serait proprement
catastrophique tant sur le plan diplomatique qu'économique et cul-
turel! ». La France serait vaniteuse. Elle se complairait dans une

1 Discours du 16 mai 2003 à la Heritage Foundation, Washington.


2 Nous autres civilisations, Éditions Zoé, 2004.

238
diplomatiqùe du verbe sans proposer d'alternative crédible.
Romain Geiss2 ajoute:

«À force de cultiver l'exception, sans que ni ses partenaires ni ses


citoyens n'en comprennent le sens, on a fini par se marginaliser). »

La Fondation pour l'Innovation Politique (présidée par Jérôme


Monod) se sentira obligée de réagir en publiant une étude sur la
bonne image de la France :

« La France est, de toutes les grandes puissances, celle qui jouit de


l'image la plus positive»;« La majorité des citoyens [ ... ] pensent qu'il
serait globalement souhaitable que l'Europe devienne plus influente
que les États-Unis»; « La France serait le pays le plus fréquemment
associé à l'accroissement de l'importance de l'Europe»; « Il n'y a
qu'aux États-Unis qu'une majorité (52 %) déclare que la France exerce
une influence négative sur le monde, les États-Unis ont le nombre
d'avis positifs le plus bas et négatifs le plus élevé»; « Les États-Unis
l'emportent sur la Russie dans le fait de réunir le plus grand nombre
de pays déclarant qu'ils exercent une influence négative dans le
monde »; « Une majorité d'Américains (55 %) voient également
comme une perspective négative une influence de l'Europe supérieure
à celle de leur pays 4. »

Sarkozy et Villepin ne lisent visiblement pas les mêmes études.


Lorsque la guerre des chefs se double d'un conflit entre les ana-
lyses des deux principaux think tanks de la droite française ... Asté-
rix a de quoi s'inquiéter.

Le sarkozysme et l'Europe
Nicolas Baverez possède des dons de visionnaire remarquable.
Bien avant l'échec au référendum sur le Traité constitutionnel euro-
péen, il mettait en garde les gouvernements : « La France est
aujourd'hui le maillon faible de l'Europe 5• »

1 cf. : Site de l'Institut Montaigne.


2 Collaborateur de l'-Institut Montaigne et président de l'association HEC-
débats.
) «I.:Arrogance française », 19 décembre 2003 .
4 Marie André, Les Européens et la réforme de l'ONU, Fondation pour l'Inno-
vation Politique, avril 2005, pp. 3-6. On lira aussi sur le même thème Steven
Kull, « I.:Europe et la France dans le monde selon l'opinion internationale »,
mai 2005.
S Nicolas Baverez, La France qui tombe, op. cit., p. 20.

239
Baverez n'a pourtant que partiellement raison, car tout dépend de
quelle Europe il s'agit. Si le projet européen est de mettre à bas son
modèle social tout comme son modèle politique et national, alors,
oui, les Français l'ont prouvé, ils sont de mauvais élèves du libéra-
lisme.
Les stratèges de la Fondation pour l'innovation politique le savent
bien, en politique, « unir, c'est toujours diviser ». On agrège un
peuple qu'en le distinguant d'un autre:

« On se définit toujours par rapport à l'autre, et la nature de l'Eu-


rope en mutation dépendra grandement de la nature des liens qu'elle
entretiendra avec les Etats-Unis 1. }}

Toute la question est là : s'agit-il de construire l'identité euro-


péenne contre le modèle américain ou la menace turque? La
réponse dépendra de qui, des partisans d'un monde multipolaire ou
des adeptes de la« guerre des civilisations », l'emportera.

La question turque
Nicolas Sarkozy joue sans cesse de la peur d'une dilution de
l'Europe. Sa thèse est simple : si la Turquie était européenne, ça se
saurait. Ses arguments sont directement sortis de la note de l'Insti-
tut Montaigne de décembre 2004 de Michaël Cheylan2 et Philippe
Manière « Europe et Turquie: mariage ou pacs? ».
Sarkozy choisit le « PACS », plutôt que le bon vieux mariage. Il
sait que derrière la question de la Turquie se joue en réalité toute la
stratégie méditerranéenne de la France.
Édouard Balladur l'aidera dans son combat en déposant un amen-
dement pour permettre à l'Assemblée nationale d'exercer un droit
de contrôle en matière européenne.
La droite chiraquienne refusera, car les analyses divergent.
Franck Debié, directeur général de la Fondation pour l'Innovation
Politique explique qu'il n'y a pas de menace musulmane. Les par-
tisans de la « guerre des civilisations » mènent donc un mauvais
combat dont la France sortirait perdante:

1 Marc Fornacciari, Membre du conseil scientifique et d'évaluation de la Fon-


dation pour l'Innovation Politique, ancien Maître des Requêtes au Conseil d'É-
tat, ancien dirigeant de Suez-Lyonnaise des eaux, avocat associé d'un grand
cabinet international.
2 Chargé d'études à l'Institut Montaigne.

240
« Les travaux récents montrent cependant que le terrorisme islamiste
n'est pas une nouveauté absolue [ ... ] Il n'a pas un caractère massif
Aussi meurtrières qu'elles soient, il s'agit de petites cohortes 1. »

Pour une Europe américaine


Le Président Bush a permis que les États-Unis reviennent à leur
vieille politique impériale, longtemps imposée à l'Amérique latine
et dans le Pacifique. Le fait d'être la seule hyperpuissance leur per-
met d'envisager une domination totale de la planète, Europe com-
prise. Les attentats du Il Septembre ont permis le retour de ces
fantasmes. VEurope doit donc renoncer à se construire contre les
États-Unis. Cette vision serait depuis toujours, selon Andrew Sulli-
van 2 celle de la France :

« Depuis le commencement, l'unité européenne fut comprise, parti-


culièrement par les Français, comme un contrepoids à l'hégémonie
globale des États-Unis. Le calcul était simple: aucune puissance euro-
péenne ne peut espérer approcher de la richesse des États-Unis, ni
avoir sa population ou sa puissance [ .. .] Un pays comme la France, qui
a un passé de puissance mondiale et une histoire récente d'humiliation
militaire, regarde le projet européen comme une solution pour rega-
gner ce qui a été perdu 3. »

Charles Millon, ancien ministre de la Défense, éliminé de la poli-


tique française pour s'être acoquiné avec le Front National, écrit le
26 mai 2003, sous le titre Réussir l'Europe: le choix euro-atlan-
tique:

«VEurope ne se bâtira pas contre l'Amérique. Les questions qui se


posent à elle aujourd'hui comme depuis trente ans [... ] sont celles de
son identité et de son rapport à la puissance. Quelques-uns, en Europe,
jouent à s'inventer un "modèle", une singularité, une posture: ils cher-
chent à se différencier à tout prix. Pourquoi? Qu'ont-ils à y gagner?
Quel vague complexe, quel brumeux inconscient les empêchent de se
rapprocher avec sincérité de l'Amérique? Il faut en finir avec cette

1 Franck Debie, in La Lettre de la Fondation pour l'Innovation politique,


octobre 2004. On lira aussi « Les Européens face aux relations transatlan-
tiques », in La Lettre de la Flp, mars 2005.
2 Andrew Sullivan, écrivain, personnage central des milieux néo-conservateurs,
connu pour ses prises de position en faveur du mariage des homosexuels, seule
façon de les civiliser, parti~n du démocrate John Kerry.
3« Les États-Unis d'Europe contre les États-Unis d'Amérique »,14 juin 2003,
inAction libérale.

241
névrose du libéralisme honteux et des illusions de la Troisième voie.
VEurope doit s'affirmer, s'afficher, se revendiquer du modèle qu'elle
partage avec l'Amérique : sa singularité, sa richesse, ses lendemains
l'y ramènent 1. »

L'esprit euricain
Les réseaux libéraux ont lancé une grande offensive sur le thème
de l'esprit euricain qui serait « notre identité à nous les Européens
d'Amérique ou Européens d'Europe» :

« Euricain est un Occidental d'origine judéo-chrétienne ou d'assi-


milation judéo-chrétienne et qui vit soit en Amérique du Nord soit en
Europe »; « Un Euricain est toute personne qui se réfère ou se com-
porte selon les codes et les valeurs dominantes façonnées par l'Occi-
dent. Vanti-américanisme serait donc de l'anti-euricanisme, de
l' anti -occidentalisme, c'est de la subversion totalitaire, c'est de la tra-
hison 2. »

« Sarko l'Américain»
« Certains en France m'appellent Sarkozy l'Américain, j'en suis
fier. Je suis un homme d'action, je fais ce que je dis et j'essaie d'être
pragmatique. Je partage beaucoup des valeurs américaines. » (Nicolas
Sarkozy devant le Comité Juif américain, 26 avril 2004)

Vattraction de Nicolas Sarkozy pour les États-Unis n'a d'intérêt


que parce qu'elle s'inscrit dans un mouvement de soumission aux
visions nord-américaines qui dépasse de très loin sa modeste per-
sonne. Sarkozy n'est qu'un symptôme d'une mutation plus générale.

Monsieur Sarkozy, personne ne vous demande de venir devant le


peuple, pieds nus, en brandissant de la main gauche le flambeau,
symbole de l'esprit des Lumières et en portant de la main droite les
chaînes brisées de la servitude et de la tyrannie avec, au fond, l'œil
et le triangle de l'Être suprême.
Mais votre France, Monsieur Sarkozy ne se reconnaît plus : son
vêtement se couvre de rayures hideuses et d'étoiles.
Vous avez, bien SÛT, le droit d'idolâtrer les États-Unis.
Il est plus curieux que vous éprouviez le besoin d'en rajouter,

1 Charles Millon, « Réussir l'Europe: le choix atlantique », inAction Libérale.


26 mai 2003 ..
2 Claude Lamiran, « Vesprit euricain )> in Action Libérale.

242
comme s'il s'agissait, pour vous, de donner des garanties. Votre
« américanisme» n'est pas seulement la manifestation d'une incli-
naison personnelle pour les États-Unis.
Elle est le symptôme d'un infléchissement pro-américain de toute
une partie de la droite. Serait-ce que son ralliement à la révolution
néo-conservatrice rendrait « cette droite de droite » soudainement
davantage américano-compatible?

I.;américanophilie est souvent une façon d'être antifrançais. Les


États-Unis offrent un modèle de remplacement clef en mains.
R. Reagan et G. W. Bush seraient les pères idéaux tant attendus.
Cette américanophilie coexiste cependant avec une multiplication
de signes de sympathie envers Israël, ou mieux, son gouvernement.
Le désir de capter le vote communautaire ne suffit pas à l'expliquer.
V objectif du sarkozysme, en prenant le contre-pied de la diploma-
tie française, n'est pas seulement d'exister, mais de changer les
alliances. Son but fondamental est de se démarquer du multi-Iaté-
ralisme pour témoigner auprès des puissants de sa volonté d'ali-
gnement.
Nicolas Sarkozy multiplie, depuis des années, les contacts de
haut-niveau avec des dirigeants américains à New-York et à
Washington. On devine chez lui une réelle admiration de l'Amé-
rique de Bush.
Il sait cependant que son ralliement dépasse les clivages parti-
sans. C'est pourquoi il refuse habilement de choisir entre Bush et
Kerry :

« Entre Bush et Kerry, mon choix c'est Clinton! On ne peut pas


ramener un grand peuple de 250 millions d'habitants au seul George
Bush. Je ne suis pas fasciné par le modèle américain). »

Sarkozy soutient ne pas être « fasciné» par le modèle américain.


Disons alors qu'il en est totalement possédé, puisqu'il semble par-
fois ne plus pouvoir s'empêcher d'en parler au point de se contre-
dire. Ne veut-il pas offrir à sa France ce qu'il y a de meilleur et
est-ce de sa faute si ce qu'il y a de meilleur parle avec un accent
yankee:

« Pourquoi je parle des États-Unis? C'est pas parce que je suis fas-
einé par le modèle américain, peu m'importe, je ne vais pas passer mes

1 Le Parisien Libéré du 25 novembre 2004.

243
vacances aux États-Unis et je n'ai pas envie de m'installer là-bas. Mais
enfin, on ne peut pas m'en vouloir d'aimer mon pays et de vouloir le
meilleur pour lui plutôt que de prendre exemple sur ce qui ne marche
pas. » (Nicolas Sarkozy 4 avril 2005)

Sarkozy éprouve le besoin de se rassurer sans cesse sur l'amour de


la France envers les Américains, plus encore qu'il ne veut les rassu-
rer:

« La France aime les États-Unis»; « Le rêve des familles françaises,


c'est que leurs enfants puissent aller dans les universités américaines.
Quand nous allons au cinéma, c'est pour voir des films américains.
Quand nous ouvrons nos radios, c'est pour écouter de la musique amé-
ricaine. Quand nos enfants apprennent une langue, c'est l'anglais. »;
« Le monde vous admire. Le monde vous respecte. » (4 octobre 2004,
discours aux étudiants américains)

« Il faut aimer le succès. Ceux qui réussissent doivent être des


exemples. Mais, parfois, dans nos pays, on s'en méfie. » (Discours au
Comité Juif américain, 26 avril 2004)

Pendant la guerre en Irak, Sarkozy est resté très discret; mais au


plus fort de la crise entre la France et les États-Unis, il n'a pu s'em-
pêcher de rendre subitement visite à Washington et de demander
expressément à être reçu par la conseillère de Bush, Condoleeza Rice.
Mais pourquoi Sarkozy a-t-il également profité de son voyage
officiel aux Etats-Unis pour rendre visite à une organisation pro-
israélienne qui appelait à boycotter la France quelques mois plus
tôt? :v objectif de ce groupe est bien connu puisqu'il s'agit d'obte-
nir que l'ensemble de l'Occident adopte le point de vue israélien.
Cette rencontre fut l'occasion de marquer son attachement au com-
munautarisme dans ce qu'il a de plus outrancier et de souligner son
ralliement à l'État d'Israël: « Aucune démocratie ne peut accepter
la moindre entorse à la sécurité d'Israël l . »
Ce parallèle entre le ralliement aux États-Unis et à Israël n'est pas
sans rappeler les positions d'Armand Laferrere 2• :Vauteur du « plai-
doyer pour Bush» est aussi un grand ami d'Israël.
Cet ancien conseiller référendaire à la cour des comptes, membre
du comité de rédaction de la revue pro-américaine Commentaire,
1 Nicolas Sarkozy, cité in La Voix de la communauté juive de France, 26 mai
2004.
2 Directeur de la stratégie de Framatome, membre de la direction de l'Institut
Turgot.

244
co-auteur avec Claude Bébéar du Courage de réformer, est en effet
membre du conseil d'administration de l'Association d'amitié
franco-israélienne. Il voit incontestablement dans les États-Unis la
lumière qui éclaire avantageusement le monde :

« Le Il septembre 2001, les civilisations occidentales découvrirent


la vraie nature du monde où elles croyaient vivre en paix. L'attaque
portait sur les deux symboles des deux forces qui, au cours du siècle
précédent, avaient apporté le plus de liberté à l'humanité: l'économie
de marché et l'armée américaine. [ ... ] La perspective d'une coexis-
tence constructive était brutalement devenue plus difficile à
atteindre 1. »

« Sarko l'Israélien»
La question israélienne constitue un excellent terrain pour qui
veut remettre en cause toute la politique internationale de la France.
Sarkozy entretient depuis des années des relations suivies avec cer-
tains dignitaires de la communauté juive et avec l'État d'Israël. Il
s'est même découvert opportunément un ancêtre juif.
Il faut, pour comprendre les enjeux, peser aussi bien le vote juif
en France que l'importance symbolique de la question d'Israël.
Le Wall Street Journal du 14 avril 2003 a fait état de rumeurs
selon lesquelles Dominique de Villepin aurait déclaré que l'admi-
nistration Bush se trouvait sous l'influence directe d'Ariel Sharon.

Quelle est l'origine de la brouille franco-israélienne?


On se souvient qu'en pleine guerre des six jours (1967), le géné-
ral de Gaulle déclare un embargo sur les armes destinées à Israël.
On se souvient aussi de sa déclaration sur « ce peuple sûr de lui et
dominateur» (sic).
Les Israéliens vont se sentir victimes d'une incroyable trahison.
La cause en serait bien sûr « la politique arabe de la France» qui
tente en outre d'entraîner les autres pays européens dans son
sillage.
On se souvient également de l'esclandre diplomatique, lors de la
visite officielle de Chirac en 1996, le président prenant violemment
à partie les membres de la sécurité israélienne dans l'accomplisse-
ment de leur mission.
Le refus de participer à l'opération en Irak fut ressenti comme

1 Armand Laferrere, « Plaidoyer pour George Bush », in Commentaire n° 105,


p.79.

245
une nouvelle preuve d'un véritable fossé entre la France et Israël.
Certaines institutions juives françaises et l'État d'Israël n'auront de
cesse, dans ce contexte où Chirac apparaît comme un véritable
adversaire, de dénoncer la multiplication des agressions antisémites
en France et la soi-disant faiblesse de la réaction des pouvoirs
publics français. Israël tente même de provoquer un vaste flux
d'émigration de la population juive de France.
Sarkozy va donc tout faire pour apparaître à la fois comme l'ami
d'Israël et celui des États-Unis, car il est convaincu que ces deux
questions ne sont que les deux faces d'une même problématique.

Sarkozy l'Israélien, contre Chirac l'Arabe


La thèse court, dans certains milieux libéraux et conservateurs,
que la politique de Chirac serait déterminée par la communauté
arabo-musulmane française. Certains ont même parIé d'une
« diplomatie intérieure» de la France interférant avec sa diploma-
tie officielle. Le pouvoir obéirait aux affects de sa population
arabo-musulmane :

« Le veto, c'est nous! La diplomatie française ne donnait-elle pas à


comprendre que la population arabo-musulmane de France pesait
désormais d'un poids décisif dans la définition de ses orientations,
dans ses votes au Conseil de sécurité et jusque dans le maniement de
ses alliances 1? »

On se souvient de l'affaire des Rencontres judéo-chrétiennes


organisées par le Congrès Juif Mondial (10 et 11 mars 2003). Un
groupe de rabbins venus des États-Unis fustige vertement la France
pour son absence de soutien politique aux États-Unis et à Israël et
accusent les Français de revenir à l'antisémitisme. Nicolas Sarkozy
ne remet pas les religieux en place, mais consent que « notre laïcité
française a eu grand tort de sous-estimer l'influence de la religion
dans notre histoire. Le fait religieux est plus ancien, plus important
que le fait social [ ... ] Disant cela, je n'entends pas porter atteinte
aux idéaux républicains ni briser le consensus autour de la loi de
1905, mais il faut débarrasser la laïcité des relents sectaires du
passé. »
Le docteur Claude Bensoussan s'adressait à Sarkozy le 24 mars
2003 en ces termes:

« La France est devenue folle. La France est en train de perdre son


âme. La France est à l'agonie [ ... ] Savez-vous, Monsieur le ministre,

1 Raphaël Draï, La France au crépuscule, PUF, 2003, p. 26.


246
que dans presque toutes les manifestations soi-disant pour la Paix, à
côté du drapeau américain figure un drapeau israélien, et que sur ce
même drapeau, certains ont rajouté le symbole de notre, de votre mal-
heur, le malheur de la France? Savez-vous, Monsieur le ministre, que
jamais depuis la Libération, il n'y a eu autant de profusions de croix
gammées, sur cette terre bénie de France? Savez-vous, Monsieur le
ministre, que même lors de l'Occupation, les Français n'ont jamais
autant maltraité les Juifs? [ ... ] Savez-vous, Monsieur le ministre, que
longtemps, très longtemps, n'ayant pas l'âge pour l'avoir vécu, j'ai
essayé de m'imaginer ce que devait représenter pour mes coreligion-
naires Juifs, le fait de se cacher ou de raser les murs, pour n'être pas
reconnus? Je le sais maintenant, grâce à l'atmosphère de haine anti-
juive, et je dis bien antijuive, qui règne dans ce pays, dans mon pays.
[ ... ] Entrez dans l'Histoire comme le ministre qui aura défendu ses
citoyens français de confession juive, vous honorerez la France, et
entrerez dans le "club" restreint des hommes qui n'auront pas fait de
mal au peuple juifI ... »

Sarkozy va entendre l'appel et y répondre de façon constante. Il


est, le 7 juin 2004, lauréat du prix vigil 'an ce, fondé par Joseph
Guez. Il entreprend en décembre 2004 une visite « historique» en
Israël. Il s'y livre à une analyse fort singulière de la question juive :

« Le problème ne réside pas dans la peur des Juifs de France, la peur


est dans les gênes des Juifs du monde entier»; « Pour Israël, la sécu-
rité est une question de vie ou de mort, alors que pour nous en France,
ce n'est rien de plus qu'une question de qualité de vie. Après tout,
qu'est-ce qu'Israël, sinon la réponse territoriale à cette peur viscérale
ancrée en vous? »; « Je ne suis pas venu en Israël pour donner des
conseils, d'ailleurs à quel titre. Je suis venu pour écouter, pour com-
prendre et pour partager. Je sais, ce ne sont que des mots. On ne par-
tage pas la souffrance et la peur de l'extérieur, mais c'est ma façon de
vous dire que la souffrance et parfois la peur du peuple israélien sont
des éléments de sa dignité»; « J'ai demandé aux services de police
d'harmoniser leurs statistiques avec celles des organisations juives de
France (au sujet des actes antisémites). J'ai ensuite fait protéger par la
police les synagogues et les écoles juives. J'ai demandé aux forces de
police d'agir sans faiblesse, de ne rien laisser passer, et j'ai fait pour-
suivre ceux qui s'étaient rendus coupables d'actes antisémites. De
même, je n'ai pas accepté que l'on outrage le drapeau d'Israël: ceux
qui au cours d'une manifestation l'ont souillé d'une croix gammée ont
été mis à la disposition de la justice qui les a condamnés à de la prison
ferme »; « S'agissant de la diplomatie, je sais aussi que les Israéliens
se demandent parfois si la France est toujours votre amie. Et je sais
qu'alors qu'Israël a fait presque quotidiennement l'épreuve cruelle du
terrorisme aveugle et barbare, vous avez eu le sentiment qu'en France,

1 In La VOix de la communauté juive de France, in Primo-Europe.

247
on restait trop insensible à votre souffrance, et qu'à tout le moins vous
n'aviez pas toujours ressenti notre compassion. Alors soyons clairs: la
France n'a jamais transigé et ne transigera jamais avec la sécurité d'Is-
raël »; « Derrière la question de la Turquie, c'est en fait toute la pro-
blématique de nos rapports avec la Méditerranée. C'est la raison pour
laquelle je milite pour des partenariats privilégiés avec les pays de la
région, au premier rang desquels j'inscris Israël. Cette solution me
semble bien préférable à celle de l'adhésion à l'Union européenne. »
(Nicolas Sarkozy, conférence d'Herzliya, 16 décembre 2004)

Le grand journal israélien du centre-droit, Maariv, se félicite tout


d'abord de ce nouveau discours d'un dirigeant français; « Une
course réussie à la présidence de la République française, dans
deux ans, entraînerait des changements considérables dans la
méthode et le style de gouvernance de la France. » Véditorialiste
conclut, cependant, sur une fausse note; « Même si les déclarations
pro-israéliennes de Nicolas Sarkozy en ont fait le héros des Juifs de
France, il exprime une attitude qui ne diffère pas de celle des autres
dirigeants européens concernant le conflit israélo-palestinien 1. »
Sarkozy devrait s'engager encore davantage aux côtés d'Israël.
Armand Laferrere, plus colonialiste encore que Sharon, n'hésite
pas, lui, à recycler directement la thèse du « choc des civilisa-
tions» ;

« Israël est critiqué pour avoir toléré, et parfois encouragé, l'im-


plantation d'une minorité juive dans les territoires à majorité palesti-
nienne. I:existence d'une forte minorité arabe en Israël n'est critiquée
par personne. I:idée qu'un seul des deux peuples a le droit d'exiger
l'épuration ethnique de son territoire est régulièrement présentée
comme une évidence»; « La présentation qui est faite du passé (his-
toire du traitement des juifs et des catholiques dans la tradition musul-
mane) s'accompagne presque systématiquement de deux erreurs. Une
erreur historique selon laquelle l'islam s'inscrirait dans la continuité
du judaïsme et du christianisme et aurait un respect particulier pour les
"religions du livre" qui l'ont précédé. Et une erreur historique qui vou-
drait que le maintien de communautés juives et chrétiennes pendant
des siècles sous domination musulmane prouve la "tolérance" de la
religion dominante au sens que ce mot a pris en Occident depuis les
Lumières 2. »

Vamitié entre Sarkozy et la communauté juive est un fait établi.


1Cité in Antisémitisme info, septembre 2005.
2 Armand Laferrere, « Est-il permis de soutenir Israël? », in Commentaire
nO 104, janvier 2004.

248
Il serait intéressant d'étudier le rôle qu'aurait pu jouer dans ce rap-
prochement l'Union des Patrons et Professionnels Juifs de France
(UPJF). Ce lobby particulièrement actif a conclu un accord avec
l'AlC (American Jewish Committee, groupe de pression pro-israé-
lien ayant notamment appelé au boycott du Festival de Cannes en
2002). VAJC, qui fournit une aide financière à l'UPJF, est dirigé
par Jack Rosen, souvent décrit comme « le juifle plus proche de
G.W Bush ». Un article publié par l'UPJF, le 27 août 2004, faisait
le point sur les implications juives américaines dans la politique
française . On y apprenait que les efforts du lobby juif pro-israélien
alimentaient, chez certains dirigeants juifs français, l'inquiétude
d'un retour de bâton. Vambassadeur d'Israël en France aurait
même mis en garde contre les conséquences négatives s'il s'avérait
que des groupes juifs américains cherchent à influencer la politique
française. Varticle de M. Perelman ajoutait: « Ce serait une catas-
trophe si de l'argent juif américain finançait une campagne électo-
rale française '. » VUPJF appelait cependant les Juifs à s'impliquer
davantage dans les élections françaises et annonçait qu'elle ne sou-
tenait aucun parti en tant que tel mais des femmes et des hommes
qui présentent une image équilibrée d'Israël et qui luttent active-
ment contre l'antisémitisme. Nicole Guedj, ex-ministre UMp, avo-
cate, militante communautaire, cofondatrice de l'UPJF, déclarait
dans Le Point du 17 mars 2005 :

«Après le voyage de Jacques Chirac en Israël, en 1996, ce fut catas-


trophique [ ... ] On a fait entendre les revendications des Juifs de France
et des Juifs d'IsraëP . »

Le sarkozysme manifeste donc bien le désir d'en finir avec la par-


ticularité française, notamment sa volonté de grandeur, c'est-à-dire
d'indépendance à l'égard des États-Unis. Les attentats terroristes
du Il septembre 2001 et la guerre en Irak sont, sans conteste, les
déclencheurs de ce mouvement de recentrage sur l'Oncle Sam.
La naissance du sarkozysme est donc entourée de ce contexte
adultérin, puisque c'est le Il Septembre qui a permis à cette frac-
tion de la droite « française » de rejoindre les rangs de la contre-
révolution. Le Il septembre 2001 change en effet les rapports de
force idéologiques et politiques entre les diverses droites fran-

1 Cité in site UPJF (Union des Patrons et des Professionnels Juifs de France),
Israeli Envoy. « féxed by Rôle of us
Jews in France ».

249
çaises: le conflit s'exprime depuis sur de nombreux points, tant de
politique intérieure qu'internationale, à court, moyen et long terme.
La rencontre de Sarkozy avec Tom Cruise, ce VRP de luxe de la
scientologie, nous semble s'expliquer par ce changement brutal des
alliances. Quand Chirac refusait de recevoir l'homme-lige de la
scientologie, Sarkozy donnait le maximum d'écho médiatique à sa
rencontre. Le véritable destinataire de ce signe de bonne volonté
est, à n'en pas douter, non pas le patron de la scientologie, mais
celui de la Maison Blanche.
Conclusion
Lesarkozysme contre la France

« Les États-Unis et la Grande-Bretagne ont eu Ronald Reagan et


Margaret Thatche~. Tous deux ont cassé l'ordre ancien et jeté les bases
d'une nouvelle croissance. La génération suivante a vu arriver Bill
Clinton et Tony Blair. Fondamentalement, ils ont appliqué les mêmes
recettes économiques et sociales, sous un emballage de gauche. Rien
de tel ne s'est jamais produit en France [ ... ] Le handicap de la France
est qu'elle n'a pas encore trouvé l'acteur ou le parti qui lui fera subir
cet exercice catharsique. » (Francis Fukuyama)

La défaite de Nicolas Sarkozy est nécessaire. Elle est souhaitable


d'abord, comme aurait été préférable celle de Thatcher, de Raider,
de Blair, de Berlusconi, des Bush (père et fils), etc. La « révolution
conservatrice mondiale », dont le sarkozysme n'est qu'une greffe,
représente en effet une façon de faire tourner la roue de l 'histoire à
l'envers en réhabilitant les thèses les plus réactionnaires. Le culte
sarkozyen de la sueur constitue une arme de destruction massive de
l'ensemble des programmes sociaux. Cependant, le sarkozysme
n'est pas uniquement une machine de guerre contre notre modèle
social, mais contre la conception française biséculaire de la Répu-
blique, et presque millénaire de l'État-nation. Le sarkozysme n'est
donc pas seulement la victoire d'une « droite décomplexée » et
«plus à droite », mais celle d'un vieux courant qui fut toujours hos-
tile à ce qu'a représenté et symbolise encore la France. La victoire
de Nicolas Sarkozy constituerait un fort mauvais présage pour le
futur de notre nation. Ce recours à un régime autoritaire est, sans
doute, une façon pour le peuple de penser faussement sauver son
mode de vie, face à la crise des identités et des institutions qui cla-
quemure toute espérance. Mais la victoire de cette droite qui se
refuse à assumer l'héritage de notre État-nation aurait pourtant une

251
signification toute particulière pour la France, en raison de sa très
longue histoire, puisqu'elle la priverait (peut-être définitivement)
de ses ressources propres.

« Vive la république quand même », lança le député radical Vin-


cent Badie, l'un des quatre-vingts opposants à l'auto-sabotage de la
république qui, souhaitant prendre la parole lors de la séance du
10 juillet 1940, se vit empêcher par des huissiers d'accéder à la tri-
bune de l'Assemblée Nationale. «Vive la Sociale, vive la Répu-
blique, vive la France », pourraient lancer les opposants à la
« contre-révolution conservatrice» si, par malheur pour la France,
pour la république et son modèle social, Nicolas Sarkozy devait
l'emporter dans les têtes et les urnes.

Ne nous leurrons cependant pa.;;, le sarkozysme triomphant ne se


réduit pas à la personne de Nicolas Sarkozy. Il peut finir par en
faire trop, bien que sa stratégie soit savamment pensée. Mais tant
que le peuple ne se sera pas doté d'un nouveau projet politique
capable de conjuguer à la fois le principe espérance (Ernst Bloch)
et le principe responsabilité (Hans Jonas), le sarkozysme n'aura de
cesse de pourrir la tête des citoyens, quel que soit son représentant.
Et si nos adversaires avaient raison: qui peut exclure que la globa-
lisation ne soit pas cette divine surprise permettant d'en finir avec
la France?
Table des matières

Introduction. Sarkozy, nous voilà! .. .......... . ....... .. 5

Première partie: Le sarkozysme est-il français? ............ 9


Chapitre 1. La révolution conservatrice .................. Il
La première révolution conservatrice .......... . . ....... 12
La deuxième révolution conservatrice .................. 13
La contre-révolution conservatrice actuelle . . ............. 14
Révolutions conservatrice et libérale .. .......... .. .... 16
La conquête des esprits .................... ... ..... 18
Chapitre 2. Le désamour de la France ........... ... ..... 27
Le mythe du déclin de la France ... . ......... .. ...... 27
Le mythe de la France bloquée ..... . ......... . ....... 31
Chapitre 3. Le sarkoZysme contre le modèle français ....... 33
La haine du modèle social français .................. . 33
La haine du modèle républicain français ............... 36
La haine du modèle français de l'État-nation ............ . 38
Chapitre 4. Une France nativement de gauche ......... .... 47
La thèse de la« fausse» droite française .......... ..... 47
Le thème du « faux» libéralisme français ........ .... .. 53
Le thème du « faux individualisme» français ..... ... ... 58
Chapitre 5. La France du sarkozysme .. . ................ 63
Le sarkozysme contre la démocratie . . ................ 63
Le sarkozysme et la question de l'État . ..... . .......... 74
La France sarkozyenne ........... . ....... .. ....... 80
Chapitre 6. Nicolas Sarkozy et le sarkozysme ............... 87
Sarkozy ou le faux « anti-establishment» ................ 87
Le pessimisme sarkozyen ........................... 91
Le mage noir de la politique ........................ 96
Le sarkozysme est-il le retour de l'orléanisme? .......... 97
Le sarkozysme est-il un populisme? ..................... 98
Les sarkozyens de « gâche» ....................... 106

Deuxième partie: Le sarkozysme est-il républicain? ...... 109


Chapitre 1. Le sarkozysme contre la liberté .............. 111
Le sarkozysme et la loi ....................... .. .. 111
Le sarkozysme contre le relativisme des valeurs ... .... .. 114
Le sarkozysme et l'éducation . ......... . .. . .. . .. . .. . .. 116
Le sarkozysme et la religion ...................... . 120
Le sarkozysme et la tentation apparente d'un État fort .... 129
Classes populaires, classes dangereuses .............. . 134
Chapitre 2. Le sarkozysme contre l'égalité .. .. .... . ..... 137
La critique de l'idée de pauvreté ........ .. .... . ..... 138
La critique de l'idée d'égalité .......... .. .... . ..... 143
Le sarkozysme face à l'immigration ...... . .... . ..... 150
Le concept de discriminations positives ......... .. .... 158
Le concept de minorité visible . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 160
Pourquoi Sarkozy est-il communautariste? . .. .... .. .... 161
Chapitre 3. Le sarkozysme contre la fraternité .. ... .. .... 165
La critique de la notion de fraternité ...... . . .... . .... 166
La critique de la notion de justice sociale ......... . .... 168
Le sarkozysme et l'amour des riches ............. . ... 176
Le sarkozysme et la société de petits propriétaires ....... 180
Le sarkozysme et le
« conservatisme de la compassion)} ........ .. ... . . . .. 181
I.:État-providence contre la bonne société .... . . ... ... .. 186

Troisième partie: Travail, Respect, Patrie . ... .. .... .. ... 197


Chapitre 1. Le sarkozysme et le culte du Travail .......... 199
La critique du droit du travail . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 200
I.:idéologie du travail à la sauce Sarkozy ................ . 203
Travailler plus pour gagner moins ................. .. 206
Chapitre 2. Le sarkozysme et le respect de la propriété . . ... 209
La propriété chez Sarkozy ....................... . . 211
Vers la« société de propriété)} ....... . .............. . 213
Patrimoine contre droits sociaux? .................. . 216
Chapitre 3. Le sarkozysme et la défense de la patrie ....... 221
I.:incompréhension de la patrie ........................ 221
Le sarkozysme et la « grandeur de la France)}. . . . . . . . .. 225
Le sarkozysme et le « choc des civilisations» ... .. .... . 229
« Sarko l'Américain)} ................ . .... .. .... . 242
« Sarko l'Israélien» .................. . .......... . 245

Conclusion. Le sarkozysme contre la France. . . . . . . . . . . .. 251


Chez le même éditeur

Jean-Claude Besson-Girard. Decrescendo cantabile


Franz J. Broswimmer. Écocide
François Brune. L'Arbre migrateur
François Brune. Médiatiquement correct!
François Brune. De l'idéologie, aujourd'hui
Hosea Jaffe. Le Colonialisme, aujourd'hui
Hosea Jaffe. Automobile, pétrole, impérialisme
Boris Kagarlitsky. La Russie aujourd'hui
Serge Latouche. Décoloniser l'imaginaire
Walter Oswalt. Constitution européenne, NON,
pour une alternative radicale
François Partant. Que la crise s'aggrave!
Vandana Shiva. La Guerre de l'eau
Michael Singleton. Critique de ['ethnocentrisme
Ouvrages collectifs
Défaire le développement, refaire le monde
Démythifier l'universalité des valeurs américaines
Objectif décroissance
Achevé d'imprimer en octobre 2005
sur les presses de la Société Nouvelle Firmin-Didot
à Mesnil-sur-l'Estrée - France
Dépôt légal 3e trimestre 2005
N° d'impression : 75872
Chez le même éditeur

Jean-Claude Besson-Girard. Decrescendo cantabile


Franz i Broswimmer. Écocide
François Brune. L'Arbre migrateur
François Brune. Médiatiquement correct!
François Brune. De l'idéologie, aujourd'hui
Hosea Jaffe. Le Colonialisme, aujourd'hui
Hosea Jaffe. Automobile, pétrole, impérialisme
Boris Kagarlitsky. La Russie aujourd'hui
Serge Latouche. Décoloniser l'imaginaire
Walter Oswalt. Constitution européenne, NON,
pour une alternative radicale
François Partant. Que la crise s'aggrave!
Vandana Shiva. La Guerre de l'eau
Michael Singleton. Critique de l'ethnocentrisme
Ouvrages collectifs
Défaire le développement, refaire le monde
Démythifier l'universalité des valeurs américaines
Objectif décroissance
Achevé d'imprimer en ocrobre 2005
sur les presses de la Société Nouvelle Firmin-Didot
à Mesnil-sur-l'Estrée - France
Dépôt légal 3e trimestre 2005
N° d'impression ; 75872
Liberté, égalité, fraternité
ou ... travail, respect, patrie
Le sarkozysme n'est pas que Sarkozy, ni tout Sarkozy. Courant poli-
tique largement importé, il est la version française de la contre-révolu-
tion néo-conservatrice qui a déjà triomphé dans de nombreux pays. En
rupture avec la tradition républicaine, il réalise une synthèse entre la
vieille droite orléaniste, ralliée à la, république faute de mieux, et le
néo-conservatisme, étranger à toutes les traditions politiques et philo-
sophiques libérales françaises: la droite française ne serait jamais assez
à droite car notre tradition libérale serait un faux libéralisme.
Sorte de revanche par procuration de la France de l'Ancien Régime,
le sarkozysme ne cesse de rêver que la nation se brouille avec Marianne
pour se jeter dans les bras de Marie. Le jeu dangereux de Sarkozy
envers un certain islam n'aurait-il d'autre but que de remplir les
églises, d'importer en France la thèse du « choc des civilisations» et
de revoir nos alliances stratégiques? Sarko l'Américain et Sarko
l'Israélien ont un seul but: s'en prendre à la« grandeur» de la France.
Le sarkozysme n'est pas seulement une « droite décomplexée », mais
une droite qui n'aime pas la France telle qu'elle résulte de son histoire.
Véritable machine de guerre contre nos valeurs, il n'aurait de cesse, au
pouvoir, de virtualiser encore davantage la Liberté, l'Égalité et la
Fraternité pour les remplacer par sa propre devise : Travail, Respect,
Patrie.
Le sarkozysme emportera tout sur son passage: notre modèle social,
construit au cours du xxe siècle, mais aussi la République née de 1789
et, avec elle, l'histoire presque millénaire de notre État-nation.
La droite française doit se ressaisir pour que Nicolas Sarkozy perde
dans son camp. Il faut aussi que la gauche redevienne enfin capable de
vivifier ses propres valeurs pour lui opposer, avec une autre mémoire,
un autre futur.

Paul Ariès, politologue, spécialiste de la mondialisation, est l'auteur


d'une vingtaine d'ouvrages consacrés aux conséquences de la mondia-
lisation : malbouffe, sectes, agression publicitaire...

1111mllll lllll~111I1
9 782841 9 01449
ISBN 2-84190-144-0
& 973735.4
13€

Vous aimerez peut-être aussi