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LA PETITE FILLE
AUX OISEAUX

par Lucie RAUZIER-FONTAYNE

Mais le temps s'écoule et Maman ne revient


pas.
Que va devenir la fillette, bientôt sans
ressources et privée de la protection d'une bonne
voisine, à laquelle Maman l'avait recommandée, mais
qu'un télégramme vient d'appeler auprès de sa mère,
gravement malade ?
La pauvrette serait bien à plaindre, sans la
fidèle amitié du petit Pierrot et sans la rencontre
qu'elle fait d'un vieux marchand d'oiseaux au cœur
d'or.
La petite fille attend d'ailleurs avec confiance,
sans douter un seul instant de cette maman si chérie....
Elle aurait bien mérité que le bonheur la récompensât
au sortir de la longue épreuve.

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LUCIE RAUZIER-FONTAYNE

4
LA PETITE FILLE
AUX OISEAUX
ILLUSTRATIONS DE MARIANNE CLOUZOT

HACHETTE
32

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DU MÊME AUTEUR

dans la Bibliothèque Rose

LA GRANDE AVENTURE DE BOUBA


LA PETITE FILLE A LA GUITARE
UNE CHANCE SUR MILLE
LA PETITE FILLE AUX MARIONNETTES
MOKA, L'OURSON VOYAGEUR
LA MAISON DES TROIS GIROUETTES

dans l'Idéal-Bibliothèque

LES AMIS DE BLANCHE-EPINE


LA CHANSON MERVEILLEUSE
LA MAISON DU CHEVREFEUILLE
LA MISSION DE JEANOU
LA TROUPE DE JEROMI
L’INVITEE DE CARMARGUE
LE SOURIRE DE BRIGITTE
LE REVE DE CAROLINE
LES AMIS DE BLANCHE EPINE

dans la Bibliothèque Verte

MARINA ET LES VISITEURS CLANDESTINS


LE COUSIN DU BRESIL
L'INVITEE INATTENDUE
JULIETTE ET LES MOTOCYCLISTES

© Librairie Hachette, 1958.


Tous droits de traduction, de reproduction
et d'adaptation réservés pour tous pays.

LIBRAIRIE HACHETTE, 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS VIe

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TABLE DES MATIÈRES

I. Maman est partie 8


II. L'ami Pierrot 11
III. Le marché aux oiseaux 17
IV. Un nouvel ami 24
V. Le deuxième jour 31
VI. Et le troisième jour 37
VII. Langues de vipères. Un pacte avec M. Isidore 43
VIII. Début d'apprentissage. Deux couverts ! 49
IX. Nuages noirs 58
X. Pierrot ne perd pas son temps! 66
XI. M. Isidore se fâche 76
XII. Le dimanche au marché. Un cadeau pour claire 86
XIII. Citronette et Verduret. Ce que firent deux oiseaux 96
XIV. En attendant la réponse. Une journée à la campagne 107
XV. La lettre de Bretagne. La concierge est sans pitié 118
XVI. Une visite bouleversante 124
XVII. Maman! 133
XVIII. Le retour. L’Oiseau-bleu ! 142

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CHAPITRE PREMIER

Maman est partie.


La porte se referma, un pas s'éloigna rapidement : maman
était partie. Claire demeura seule, dans la mansarde, assise au
bord du vieux divan.
Un instant auparavant, se haussant sur la pointe des pieds,
jetant ses deux bras autour de la taille frêle de la voyageuse,
elle avait embrassé sa mère une quantité de fois, comme pour
faire provision de baisers, en vue de la solitude qui l'attendait,
et elle croyait entendre encore la voix chérie qui disait :
« Tu seras raisonnable, n'est-ce pas, Clairette? Tu
m'attendras patiemment deux ou trois jours, car je ne pense
pas qu'on me retienne plus longtemps, là-bas. Deux ou trois
jours! Ce n'est pas long. Je suis sûre que tu te débrouilleras
très bien et même que tu trouveras amusant de faire la petite
ménagère, non?

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— C'est vrai, avait répondu Claire, ce sera comme si je
jouais « à la dame », du matin au soir, puisqu'on est en
vacances et que je n'ai pas à aller à l'école.
— A la bonne heure! Voilà une fille courageuse. Je pars
donc tranquille. D'autant que je t'ai bien recommandée, hier
soir, à Mme Vernet, qui m'a promis de veiller sur toi et de
t'aider. N'oublie pas d'aller la trouver si tu es dans l'embarras,
car c'est la meilleure de nos voisines. Elle montera d'ailleurs
de temps en temps pour voir ce que tu fais. 
Et maintenant Claire écoutait le bruit des pas qui allait en
s'affaiblissant, à mesure que maman descendait les cinq étages
de l'escalier.
Quand on n'entendit plus rien, l’enfant sentit son cœur se
serrer. Mais elle avait promis d'être raisonnable : alors, elle
secoua énergiquement le longs cheveux bruns eï plats qui
encadraient son visage, passa une main sur son front à demi
recouvert par une frange raide, et décida qu'elle allait jouer « à
être maman », en commençant tout de suite son rôle de
maîtresse de maison.
Pleine de courage et de zèle, elle lava et rangea les bols
du déjeuner et fit le lit, ou plutôt, le divan aux ressorts fatigués
qu'elle partageait avec sa mère. Puis elle balaya le grossier
parquet sans tapis ni linoléum et nettoya la toile cirée de la
table.
Mais ces diverses besognes ne prirent pas beaucoup de
temps. Claire ne pouvait évidemment pas imiter toutes les
activités de sa maman et, par exemple, piquer à la machine,
comme elle, à longueur de journée. D'ailleurs, hélas! depuis
plus de trois semaines, le travail manquait et la machine restait
silencieuse.
Qu'allait donc faire la petite fille?
Le « coucou » des voisins, sonnant dix heures, la fit
sursauter.

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« Le train de maman vient de quitter la gare
Montparnasse », pensa-t-elle. Alors, malgré le plaisir de jouer
« à la dame », la pauvre petite ménagère de dix ans se sentit
légèrement désemparée.
Assise au bord du divan, elle demeura longtemps
immobile, tandis que montait vers elle la rumeur de la grande
maison aux nombreux locataires : cris d'enfants, cliquetis de
vaisselle, bruit de l'eau sur les éviers, tintamarre des poubelles
bousculées dans la cour, et, dominant tout ce tapage, la voix
de Mme Lulu, la voisine du quatrième, chantant a tue-tête son
éternelle chanson, toujours la même :

Toi, ma p'tit' folie


Mon p'tit grain de fantaisie....

La vie bruyante de tous ces gens, entassés dans leurs


logis trop étroits, continuait. Mais ici, dans la mansarde,
autour de la petite fille solitaire, régnait un silence inhabituel...
un silence qu'elle ne put bientôt plus supporter.
« Voilà que je commence déjà à m'ennuyer, se dit-elle.
Comme c'est bête! Est-ce qu'on s'ennuie, quand on peut faire
tout ce qui vous passe par la tête? Tiens! C'est drôle que Mme
Vernet ne soit pas déjà venue voir ce que je devenais. Si
j'allais chez elle? Oh non! pas maintenant : allons plutôt nous
promener : ce sera plus amusant. ».

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CHAPITRE II

L'ami Pierrot.

L'INSTANT d'après, Claire sortait de la chambre, suivait le


corridor obscur sur lequel s'ouvraient d'autres mansardes,
descendait les cinq étages et traversait la cour, profonde
comme un puits, où ne pénétrait jamais le soleil.
La concierge l'interpella :
« Elle est partie, ta mère?
— Oui, madame Cousin.
— Et... elle doit revenir?
— Comment? Si elle doit revenir? Mais naturellement!
Dans deux ou trois jours.
— Deux ou trois jours? Enfin, espérons-le. »' Qu'est-ce
qu'elle voulait dire, Mme Cousin, avec

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son « espérons-le » et ce drôle de hochement de tête?
Espérons-le 1 Bien sûr, tiens! qu'on l'espérait ! C'était même
tout à fait certain.
Claire haussa les épaules et sortit dans la rue. Mais elle se
sentait mal à l'aise. La voix désagréable de la concierge
semblait la poursuivre et répéter ironiquement : « espérons-le,
espérons-le! »
Devant la porte d'entrée, plusieurs enfants de la maison,
Paulo, Janine, Colette, Robert, Pierrot jouaient bruyamment.
« Attrape ça, Claire! » cria Robert en lançant une balle.
Mais, distraite, la petite fille ne fit pas un mouvement
pour la saisir et la balle roula très loin, d'abord sur le trottoir,
puis dans le ruisseau.
« Qu'est-ce qui te prend? s'exclama Janine. Des
maladroites comme toi, on n'en a pas besoin : tu ne joueras
plus avec nous.
— Ça m'est bien égal : je n'ai justement pas envie de
jouer, riposta Claire,
— Tu dis ça, mais, au fond, tu rages! » fit' Colette,
moqueuse Et le groupe des gamins, à l'exception cependant
de Pierrot, qui regardai! La petite fille d'un air intrigué, se
mit à piailler en chœur :

Tu rages! Tu rages!
Tu manges du cirage !

Claire s'enfuit en se bouchant les oreilles pour ne plus les


entendre, et ne s'arrêta, tout essoufflée, qu'après avoir tourné le
coin de la rue.
Mais, tandis qu'elle s'appuyait, haletante, au mur d'une
maison, elle fronça les sourcils : Pierrot débouchait dans cette
même rue et venait vers elle en courant.
Que lui voulait-il? Ne pouvait-on la laisser tranquille?

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Gomme elle s'apprêtait à prendre de nouveau les jambes
à son cou, le garçon lui cria de loin :
« Attends-moi, Clairette! Je viens avec toi. »
II y avait tant de cordialité dans sa voix, que Claire
s'arrêta. Pierrot la rejoignit, puis se mit à marcher auprès
d'elle, tranquillement, les mains dans les poches, comme un
petit homme.
« Ecoute, j'ai vu que tu faisais une drôle de tête, tout à
l'heure. Pourquoi? » demanda-t-il.
Claire tarda quelques secondes à répondre. Est-ce que
cela regardait ce garçon, la tête qu'elle faisait ? Elle l'aimait
bien, Pierrot, mais elle n'avait aucune envie de lui avouer
qu'elle se sentait quelque peu désemparée.
« Tu ne veux pas me le dire? » insista Pierrot.
La petite se décida.
« Si.... C'est parce que maman est partie et que j'ai
beaucoup à faire, répondit-elle, d'un air important. Tu penses!
Tout un ménage sur le dos! .»,
Mais le garçon interrogea encore :
« Elle est en voyage pour longtemps, ta mère? »
Claire n'hésita qu'un instant et ce fut la franchise qui
l'emporta.
« Pour deux ou trois jours, dit-elle en soupirant. C'est
bien long! Je croyais que ce serait amusant de me débrouiller
pendant son absence, mais le temps me dure déjà d'être seule,
Enfin, tout à l'heure, j'irai chez une voisine qui a promis à
maman de s'occuper de moi, quoiqu'elle ne soit guère
amusante, Mme Vernet! »
Pierrot ouvrit de grands yeux.
« Madame Vernet? Mais dis donc, elle est absente, elle
aussi!
— Qu'est-ce que tu racontes? C'est impossible! Maman
lui a parlé hier soir!

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— Ça se peut, mais, ce matin, j'ai vu un télégraphiste qui
lui apportait une dépêche. La minute d'après, elle sortait de
chez elle pleurant et gémissant, en disant qu'elle devait partir
tout de suite, parce que sa mère était au plus mal.
— Et elle s'en est allée sans rien me dire, balbutia la
petite fille, complètement décontenancée.
— Que veux-tu ! Elle paraissait affolée et, certainement,
elle n'a plus pensé a toi.
— Ça alors..., fit Clairette : me voilà donc tout à fait
seule.
— Tu ne peux guère te plaindre d'être seule dans une
maison comme la nôtre, dit! Pierrot, car les voisins ne
manquent pas.
— Oh! Tu sais, les voisins....
— D'accord! Ils ne sont pas toujours tellement gentils.
Mais, en tout cas... il y a moi », ajouta le petit garçon.

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Oui, il y avait Pierrot, Pierrot, le plus pauvre des enfants
de la maison, Pierrot, au visage criblé de taches de rousseur,
mais aux yeux brillants d'intelligence et de bonne humeur,
Pierrot qui, tout à l'heure, ne s'était pas mêlé aux cruelles
taquineries des autres gamins, Pierrot, enfin, sur qui on
pouvait compter.
Dès qu'il eut dit : « il y a moi! », Claire se sentit toute
rassérénée.
« Et où est-elle allée, ta maman? interrogea-t-il.
— Elle est allée à.... je ne me rappelle plus le nom....
Enfin, un grand village, en Bretagne, où elle compte avoir une
place.
— Ah! Parce qu'elle ne coud plus pour Courrier?
— Non. Chez Courrier, on a cessé de donner du travail à
domicile : ils disent que les affaires ne vont pas. Maman a eu
beau chercher autre chose, elle n'a rien trouvé, à Paris. Mais, la
semaine dernière, elle a lu une annonce, dans un journal, où
l'on demandait une gérante pour une mercerie; elle a écrit, et
on lui a répondu de « venir s'entendre de vive voix ». Ce serait
drôle, n'est-ce pas, si nous allions vivre à la campagne?
— Drôle? Je ne sais pas : je n'y suis jamais allé, à la
campagne, mais j'ai idée que ce doit être rudement chic! dit
Pierrot. Et toi, ajouta-t-il, où vas-tu, maintenant?
— Nulle part. Je suis sortie pour ne pas rester seule dans
la chambre, et j'ai décidé de faire une grande promenade, loin,
très loin. En rentrant, je ferai « mes » commissions et
j'achèterai de quoi manger, mais il me faudra faire très
attention, car maman a dû prendre le peu d'argent qui nous
restait pour payer son billet, et elle n'a pu me laisser que cent
cinquante francs.
— Cent cinquante francs! Pour deux ou trois jours!
— Pour deux jours, ça suffira bien, mais s'il faut attendre
davantage. Pierrot hocha la tête : il eût bien voulu dire :

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« tu viendra chez nous. » Mais il pensa que ses parents
avaient déjà beaucoup de peine à nourrir leurs cinq enfants, et
qu'ils n'accueilleraient pas volontiers un convive de plus.
Aussi préféra-t-il se taire.
Après avoir suivi de nombreuses rues, les deux amis
débouchèrent sur un quai de la Seine qu'ils se mirent à longer,
sans se presser.
C'était une belle journée d'été. Le fleuve brillait sous le
soleil éclatant. Un peu de vent, qui rendait la chaleur
supportable, agitait doucement les branches des arbres. Des
péniches glissaient sur l'eau étincelante, parfois dépassées par
de rapides canoës, dans lesquels des garçons en maillots de
couleurs vives, levaient et abaissaient leurs rames en cadence.
Moins paisible que le fleuve, la chaussée était encombrée
de voitures, de scooters, d'autobus qui passaient, avec un bruit
assourdissant. Mais, sur le large trottoir, tout le long du
parapet, on pouvait se promener tranquillement, mêlés aux
piétons endimanchés, les uns pressés, qui filaient sans rien
voir autour d'eux, les autres, nonchalants, qui flânaient ou
s'arrêtaient pour regarder quelque pêcheur à la ligne.
Arrivés sur le quai ravissant qui mène au chevet de
Notre-Dame, Claire dit à son compagnon :
« Tu vois, je suis venue un jour jusqu'ici, avec maman, et
nous nous sommes assises sur un banc de ce square, derrière
l'église, mais je ne suis jamais allée plus loin.
— Moi non plus, répondit Pierrot : ça fait que, tout ce
que nous allons voir maintenant sera nouveau. »,

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CHAPITRE III

Le marché aux oiseaux.

LORSQU'ON eut dépassé le chevet de Notre-Dame et


marché encore un petit moment, l'aspect du quai changea
soudain : le marché aux plantes et aux fleurs s'étalait, comme
un tapis bariolé, car ses nombreuses petites boutiques
déversaient leurs marchandises jusque sur le trottoir.
« Oh! Que c'est joli! Tu ne trouves pas? » s'écria Claire.
Pierrot voulut bien admettre que c'était joli, mais sans
enthousiasme. Que voulez-vous! Pierrot était un garçon et les
garçons ne s'intéressent pas aux fleurs autant que les filles.
« Si nous rentrions? proposa-t-il.
— Jamais de la vie! Je veux voir plus loin.
— Voir quoi? Encore des œillets, encore des dahlias, des
soucis, des je-ne-sais-quoi? C'est toujours la même chose.
— Tu te trompes bien : ça change tout le temps, au
contraire. »

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Et Claire continuait à avancer, allant de cette marchande
qui offrait les plus beaux glaïeuls, à cette autre, qui trônait, au
milieu d'énormes dahlias ébouriffés, à cette autre encore, qui
arrangeait un bouquet tout rond, fait de roses-mousses et de
bleuets.
Soudain, elle s'arrêta net.
« Viens vite, Pierrot! » cria-t-elle en se retournant vers le
garçon qui la suivait, les mains dans les poches et l'air résigné.
« Regarde, là-bas : ce ne sont plus des fleurs, mais des
oiseaux! »
Les enfants venaient d'atteindre, en effet, la petite place
où se tient le marché aux oiseaux, avec ses étalages alignés de
chaque côté d'une allée centrale, sous une verrière bleutée et
ses innombrables cages remplies de tout un petit peuple
gazouillant.
Ils s'approchèrent et regardèrent, ouvrant de grands yeux,
tandis que Claire poussait des exclamations ravies :
« Vois ces oiseaux bleus, Pierrot! Ce sont les plus beaux!
Non! celui-là, tout doré est encore mieux. Et ceux-ci! Pas plus
grands que mon petit doigt! Qu'ils sont mignons!
— Et quel concert assourdissant! remarqua le petit
garçon en riant.
— En effet! C'est incroyable, que de si petites bêtes
puissent faire tant de bruit! »,
Les enfants flânèrent encore un bon moment devant les
cages. Mais l'odeur appétissante qui s'échappait d'une
marmite, posée sur un réchaud, où l'une des marchandes
faisait chauffer son déjeuner, rappela à Pierrot qu'il devait être
tard, qu'il avait faim et qu'il faudrait bien rentrer.
« On part? demanda-t-il.
— Non, non! protesta Claire, pas encore!
— Reste si tu veux, dit le garçon, moi, je retourne à la
maison... où j'aurai de la chance si je m'en tire sans quelques

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bonnes taloches pour être resté dehors si longtemps, sans
dire où j'allais. »
Et il partit en courant.
Demeurée seule, au milieu du bruit et de la cohue, Claire
se mit à marcher très lentement devant tous les étalages,
cherchant celui qu'elle préférait.
Elle le découvrit bientôt, et dès lors, clouée sur place,
ouvrant tout grands ses yeux si bleus, elle ne bougea plus,
observant avec ravissement tout ce gui se trouvait devant elle.
Sur les tréteaux s'alignaient et même se superposaient de
nombreuses cages, auprès desquelles on avait mis de grands
bouquets de glaïeuls et des plantes vertes. Certaines de ces
cages abritaient leurs petits habitants, d'autres restaient vides
et destinées à être vendues.
Aucun autre étalage ne montrait une aussi charmante
décoration florale, et c'était sans doute pour cela que Claire le
préférait aux autres.
Tout en haut d'une pile de cages, un perroquet d'un vert
éclatant, avec des plumes couleur de feu aux ailes, un bec
crochu qui lui donnait l'air grognon, et de petits yeux
semblables à des perles de jais, sous leurs lourdes paupières
grisâtres qui battaient sans cesse, se promenait gravement, de
long en large.
Claire était tellement absorbée dans sa contemplation
qu'elle ne prenait pas garde au marchand, un petit vieux en
pantalon de toile et veste d'alpaga, avec une cravate lavallière,
et un chapeau de paille — un canotier — tout à fait démodé.
Mais lui observait d'un air amusé avec un demi-sourire
sous sa grosse moustache blanche, cette fillette toute menue,
dans sa robe fanée, cette fillette à la frimousse ronde, aux
longs cheveux bruns, au regard passionnément attentif.
« On dirait qu'elles te plaisent, mes bestioles >', dit-il
enfin.

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Claire tressaillit, regarda, cette fois, le vieil homme et lui
rendit son sourire.
« Oh oui! répondit-elle : c'est fou ce que je les aime!
— Ça se voit, et ça me fait plaisir, car moi aussi, vois-tu,
j'aime mes oiseaux. Ils sont même mes meilleurs amis.
— Alors, vous devez les regretter, quand vous les
vendez.
— Tiens! Tu as deviné cela? Eh oui! figure-toi, c'est
peut-être ridicule, pour un commerçant, de se séparer à regret
de sa marchandise, mais, chaque fois qu'un client emporte un
de mes petits pensionnaires, je suis un peu malheureux.
Heureusement, tous ne sont pas à vendre! Népomucène, par
exemple, reste toujours avec moi.
-- Né... po...?
— Oui, Népomucène, mon perroquet , dit le vieil nomme
en se levant et en tendant la main, où le gros oiseau sauta, du
haut de la volière, pour se percher ensuite sur l'épaule de son
maître.
« Dis bonjour, Népomucène, murmura le marchand.
— Salut, charmante demoiselle, salut, belle princesse »,
fit aussitôt une drôle de voix étranglée et éraillée.
Claire se retourna vivement, mais il n'y avait derrière elle
ni charmante demoiselle, ni belle princesse : c'était donc bien à
elle que s'adressaient ces aimables salutations.
« Salut, Né... Népo-je-ne-sais-quoi, fit-elle timidement.
— Très bien, merci, et vous? reprit la \oix enrouée de
l'oiseau.
— Comment? » fit la petite fille, étonnée, en regardant
le marchand. Celui-ci se mil à rire :
« En général, les gens lui disent : « Bonjour, « comment
vas-tu? » II te répond... comme si tu le lui avais demandé. Il
n'est pas bête, mon perroquet, mais il ne faut pas trop exiger
de lui, tout de même.

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« Vois ces canaris : ils ne parlent pas, eux, mais ils sont
dix fois plus malins que Népomucène. Rien de plus intelligent
que ces petites créatures. Toutes me connaissent, toutes me
saluent, chaque matin, par leurs chants. Elles savent même me
demander de la musique, quand elles ont envie d'en entendre,
en frappant du bec, d'une certaine façon, sur les montants de
leur grande cage.
— Ça, c'est extraordinaire, par exemple, et je voudrais
bien le voir! s'exclama Claire.
— Eh bien, regarde! •»
Le vieillard sortit un harmonica de sa poche et le fît
briller au soleil, devant les oiseaux.
Aussitôt, les canaris se précipitèrent vers le bord de leur
prison, sur lequel s'abattit une grêle de coups de becs.
« Tu vois, tu vois? » fit le marchand en souriant. Et,
approchant l'instrument de ses lèvres, il se mit à jouer
doucement.

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Alors, les oiseaux se serrèrent le plus près de lui possible,
sur un perchoir, où ils demeurèrent immobiles, et l'on
SENTAIT qu'ils écoutaient, oui, vraiment, ils écoutaient,
ravis, la musique de ce petit vieux aux cheveux blancs, au
visage rosé et ridé, et aux yeux rieurs, de ce petit vieux, leur
maître et leur ami.
Ils ne quittèrent leur perchoir, pour voleter dé-ci, dé-là,
qu'après que l'harmonica eut disparu dans la poche du
marchand.
« Je ne savais pas tout cela, murmura Claire, charmée, et
c'est merveilleux d'apprendre tant de choses sur les oiseaux.
— Tu en apprendras bien davantage, si tu reviens nous
voir, eux et moi.
— Oh! bien sûr, je reviendrai. Demain matin je serai de
nouveau ici. »
Le vieil homme parut surpris et dit :
« Demain? Ici? Mais tu ne sais donc pas que ce marché
ne se tient que le dimanche? Je ne serai pas là, demain. »

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Une telle déception se peignit sur le visage de la petite
fille, qu'il se hâta d'ajouter :
« Mais si cela te fait plaisir, tu peux venir voir les oiseaux
chez moi. Mon élevage et mon magasin ne sont pas loin d'ici.
Tu traverses le Pont au Change, et tu suis le quai, où tu vois de
nombreuses oiselleries. Ma boutique est dans une petite rue
voisine. Tiens! je vais t'inscrire l'adresse exacte. »
Le marchand arracha une feuille à son carnet, traça
quelques mots, et la tendit à l'enfant en disant :
« Voilà, mon magasin porte l'enseigne A l'Oiseau Bleu, et
tu verras mon nom, peint sur la vitrine : Isidore Passereau... un
joli nom, n'est-ce pas, pour un oiselier? »

23
CHAPITRE IV

Un nouvel ami.

« ATTENDS! » dit le marchand.


Il tira de son gousset une grosse montre d'argent — un
oignon, comme on disait jadis — regarda l'heure, puis regarda
Claire, et demanda :
« Dis donc, petite, tu ne me rendrais pas un service?
— Mais si! Avec plaisir, assura la fillette.
— Ce serait de me garder un moment l'étalage, pendant
que je vais faire une course : j'en ai 'à peine pour une demi-
heure.
— Je veux bien, mais, si des gens viennent acheter, je ne
sais pas si je serai capable de leur vendre....;
— Il ne s'agit pas de vendre, mais d'engager les clients à
patienter et à ne pas aller ailleurs. Tu leur diras, avec ton plus
charmant sourire : « Veuillez attendre un instant : M. Isidore

24
sera là tout de suite. » Et, pour les distraire, tu peux essayer de
faire parler Népomucène. Il parlera... s'il en a envie. »,
L'instant d'après, Claire était installée sur la chaise basse,
à la place de M. Isidore, mi-inquiète, mi-amusée. Saurait-elle
bien remplir la mission à elle confiée?
Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, qu'une dame et un
petit garçon s'arrêtèrent devant les cages de M. Isidore. La
dame regarda, d'un air un peu surpris, cette si jeune vendeuse
et demanda :
« Avez-vous des bengalis? »
Des bengalis! Claire ne savait même pas à quoi cela
ressemblait, un bengali! Il y avait bien, attachée aux barreaux
de chaque cage, une étiquette portant le nom et le prix des
oiseaux, mais elle voyait tant de cages et tant d'étiquettes!
Comment trouver rapidement ce que la cliente demandait?
Cependant, la petite fille ne se troubla pas et répondit en
souriant, comme le marchand le lui avait recommandé :
« Certainement, madame, mais je ne peux pas vous les
donner moi-même : veuillez attendre un instant : M. Isidore
sera là tout de suite. »
La dame resta donc devant les cages, pendant que son
petit garçon regardait les oiseaux. Vint ensuite une jeune fille
qui voulait « des perruches turquoise », puis deux jeunes gens
que les « serins Isabelle » intéressaient particulièrement.
Bientôt, il y eut sept ou huit personnes arrêtées en face de
Claire. Les minutes passaient. La première dame commençait
à s'impatienter. Claire la vit regarder du côté de la boutique
voisine : sûrement, elle allait partir et cela, il ne le fallait pas!
Que faire? Ah! Le perroquet! Est-ce qu'il allait
condescendre à distraire la galerie?
Claire se leva, s'approcha de la montagne de cages sur
laquelle trônait Népomucène et, d'une voix craintive, elle
appela :

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« Né... Népo...! » (Impossible de se rappeler la fin de ce
drôle de nom.)
L'interpellé ne daigna même pas tourner la tête de son
côté. Plus fort, Claire appela encore:
« Népo! »
Cette fois, l'oiseau vint, sans se presser, jusqu'au
bord de son piédestal, mais il ne sauta pas sur la main que
tendait la petite fille.
« Dis bonjour! » ordonna celle-ci, en s'efforçant de
prendre un ton impératif.
Le perroquet ne dit rien du tout.
« Allons! Allons! Dis bonjour!. », s'écria Claire, avec
l'énergie du désespoir.
O joie! Cette fois, l'oiseau gonfla son jabot d'émeraude,
cligna ses grosses paupières grises, et sa voix éraillée se fit
entendre :
« Salut, charmante demoiselle.... »
Les gens se mirent à rire et ne pensèrent plus à s'en aller.
« Demandez-lui comment il va », conseilla Claire.
Et, cinq fois, six fois, dix fois, le perroquet répéta : « Très
bien, merci, et vous? »
Cela prit assez de temps pour permettre à M. Isidore de
revenir et de vendre les bengalis, perruches ou serins que ses
clients attendaient et qu'ils emportèrent dans des boîtes en bois
à claire-voie, ou dans la belle cage neuve qu'ils avaient
achetée.
« Bravo, ma fille! Tu t'es très bien tirée d'affaire, dit le
vieux marchand. Tu vois, je ne te connaissais que depuis
quelques minutes... et pourtant, je savais que je pouvais avoir
confiance eu toi. »
Claire se sentit très fière de cet éloge, et bien soulagée de
s'être « tirée d'affaire », comme disait M. Isidore,

26
Elle prit congé de son nouvel ami, mais non sans avoir dit
une fois encore :
« A demain! »
En arrivant dans sa rue, elle acheta un œuf, un morceau
de fromage « pas trop gros, madame, et du moins cher, n'est-
ce pas? », quelques abricots et une demi-baguette de pain.
Ce n'était pas beaucoup, et pourtant, cela faisait une large
brèche dans sa fortune : quatre-vingt-douze francs!
Pour le soir, tant pis! elle n'acheta rien. Peut-être, après
tout, maman avait-elle laissé quelques provisions dans le
placard, et Claire trouverait bien « un petit quelque chose à se
mettre sous la dent ».
'Ayant ainsi fait son marché, la petite fille regagna la
mansarde pour préparer le repas. Celui-ci fut vite prêt. Imitant
tous les gestes de sa maman, la cuisinière en herbe cassa la
coquille de l'œuf avec précaution, et fut très fière de voir le

27
jaune rester intact, en tombant dans la poêle, où grésillait le
reste du beurre du déjeuner.
Elle disposa le couvert aussi soigneusement que si elle
attendait un invité de marque et se mit à table devant son
unique assiette.
Elle trouva tout délicieux, mais regretta que le morceau
de fromage ne fût pas plus gros et elle n'eut pas le courage de
garder un seul abricot pour le repas du soir.
La vaisselle, ensuite, fut rapidement expédiée. Alors, elle
se sentit un peu lasse : tant de choses s'étaient passées, depuis
son réveil!... Une petite sieste s'imposait.
Claire s'étendit sur le divan, poussa quelques soupirs, se
tourna vers le mur et s'endormit.
Il était déjà plus de cinq heures quand la fillette s'éveilla.
Le brûlant soleil d'août avait quitté la chambre et ne dorait
plus que le faîte du toit, de l'autre côté de la cour.
Claire se frotta les yeux, reprit lentement ses esprits et se
dit, avec une certaine satisfaction : « Voilà cette première
journée déjà bien avancée : quelle chance! »,
Pour passer le temps, elle décida d'explorer le placard où
sa maman pouvait avoir enfermé quelques provisions.
Grimpée sur une chaise, elle regarda les étagères, jusqu'à la
plus haute. Mais oui! Cette brave petite mère, ce trésor, cet
amour, avait laissé toutes sortes de choses, oubliant seulement,
dans la fièvre du départ, d'en avertir sa fille.
Claire trouva, avec autant de plaisir qu'en eût éprouvé un
Robinson sur une île déserte, des pommes de terre, un bout de
saucisson, une boîte de sardines, un second morceau de beurre
et un demi-pot de confiture. Que de richesses! Le dîner de ce
soir ne lui donnait plus aucun souci.

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Au-dessus des toits le ciel tout scintillant d'étoiles.

29
En attendant de préparer les pommes de terre en robe de
chambre, elle prit un livre et s'en fut, en compagnie des héros
de l'histoire, dans un lointain pays couvert de neige, où de
brillantes stalactites de glace pendaient au bord des toits, ce
qui lui fit complètement oublier la chaleur étouffante de cette
soirée d'été.
La nuit vint enfin et Claire se coucha de bonne heure, «
pour être plus tôt à demain ».
Elle eut tout de même un moment de nostalgie,
lorsqu'elle se trouva seule, dans le lit trop large. Sur l'oreiller
voisin, la tête chérie de sa petite maman ne reposait pas. Elle
n'entendrait pas, ce soir, sa douce voix murmurer :
« Bonsoir, trésor, n'oublie pas ta prière. »
Elle ne pourrait pas se blottir, heureuse et confiante, dans
les bras maternels. Que c'était mélancolique ! Heureusement,
cela ne devait pas durer!
Un peu plus tard, Claire pria, comme d'habitude, en
regardant, par la fenêtre ouverte, au-dessus des toits, le ciel
tout scintillant d'étoiles, puis, elle se dit qu'au même instant, sa
maman, peut-être, regardait ce même ciel et ces mêmes étoiles
et cela lui fit plaisir.
« Je suis sûre qu'elle pense à moi, comme je pense à elle,
se répétait-elle, et demain, demain, à cette heure-ci, elle sera
peut-être de retour »
Alors, elle s'endormit paisiblement.

30
CHAPITRE V

Le deuxième jour.

Claire n'avait pas encore ouvert les yeux, que, déjà, elle
se disait: « Aujourd'hui, deuxième jour : ce soir, peut-être, je
la reverrai. »
Bien sûr, si maman quittait la Bretagne dans la matinée,
elle ne risquait pas d'être à Paris avant midi. Mais ensuite, la
petite fille savait bien qu'elle ne pourrait s'empêcher de
guetter, d'un instant à l'autre, l'arrivée de la voyageuse,
En attendant, il fallait que s'écoulent de longues heures.
Heureusement, Claire savait bien comment employer son
temps : elle allait rendre visite à M. Isidore et à ses oiseaux.
« Où vas-tu? lui demanda Pierrot qu'elle rencontra dans
la cour.
— Voir M. Isidore.
— M. Isidore? Qui est-ce?

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'— Un vieux commerçant du marché aux oiseaux, avec
qui j'ai parlé hier... et même, il m'a confié sa boutique un
moment... et... mais, viens avec moi : je te raconterai tout.
— Je ne risque pas! Si tu savais comment j'ai été reçu,
hier, en rentrant! Ah! je ne suis pas libre, comme toi, de faire
tout ce qui me passe par la tête!
— J'aimerais mieux être moins libre et avoir maman, dit
la fillette, soudain assombrie.
— Tu l'attends aujourd'hui?
— Oui, aujourd'hui, j'espère... mais ce n'est pas sûr. »
Claire s'en alla donc seule. Elle suivit le même chemin
que la veille et s'étonna de le trouver si court. Mais hier, elle
se promenait en flânant avec Pierrot, tandis qu'aujourd'hui, elle
marchait vite, en se demandant, avec un peu d'inquiétude, si
elle allait trouver le magasin de M. Isidore.
Eh bien, oui! elle découvrit tout de suite à l'adresse indiqué, la
boutique à l'enseigne de l'Oiseau-Bleu. En approchant, elle vit,
derrière la vitrine, les oiseaux qui voletaient dans leurs cages,
et, dans la pénombre du magasin, le visage rosé, la grosse
moustache blanche et les yeux clairs de M. Isidore, qui l'avait
vue venir et lui souriait.
« A la bonne heure! fit-il quand elle entra : voilà une gamine
débrouillarde, qui débarque chez moi comme une fleur! Je
parie que tu es venue tout droit.
— Oui, monsieur Isidore : vous m'aviez si bien indiqué le
chemin! »
Tout en parlant, Claire regardait autour d'elle avec curiosité. Il
y avait encore plus de cages qu'au marché et, partout, dans des
pots de cuivre ou d'étain, des bouquets de glaïeuls, de zinnias,
et de petits œillets d'été au parfum pénétrant.
« Je suis sûre que vous mettez toutes ces fleurs pour faire
plaisir à vos oiseaux, dit Claire.

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- Justement! Mais tu es une gosse formidable! s'écria le
vieillard, une gosse qui devine tout et qui comprend tout!
« Oui, ma fille, le vieux célibataire que je suis, aime
tendrement ces petites bêtes... elles remplacent un peu les
enfants que je n'ai pas eus. Or, j'éprouve quelques remords à
les tenir en prison, quand le bon Dieu les a créées pour vivre
librement dans la nature; alors, je les entoure de verdure et de
fleurs, afin de leur faire oublier les barreaux de leurs cages, de
réjouir leurs yeux et de leur donner l'illusion d'habiter un beau
jardin fleuri... voilà!
— Je suis sûre, dit Claire, qu'elles sont plus heureuses avec
vous qu'avec n'importe quel autre marchand. .»
Une dame entra pour demander des « pigeons paons », ces
superbes oiseaux couleur de neige, qui déploient en éventail
leur queue éblouissante de blancheur.
Tout en s'avançant pour la servir, M. Isidore dit à Claire :
« Si tu veux voir mon élevage, sors par la porte du fond... et
regarde. »
La petite fille ouvrit la porte indiquée, et poussa une
exclamation étouffée et ravie.
En plein Paris, ce Paris bruyant, agité, fiévreux, elle venait de
déboucher dans une petite cour paisible, ensoleillée, au fond
de laquelle, dans une sorte de galerie vitrée, on apercevait des
cages et des volières peuplées d'innombrables oiseaux. Devant
les vitres, sur le rebord d'un petit mur, c'était un véritable
fouillis de pétunias multicolores et de géraniums écarlates.
Une vieille, très vieille treille au tronc noueux montait
jusqu'au toit qui couvrait la galerie, courait le long du chéneau
laissant pendre de souples rameaux, en sorte que les petits
oiseaux exotiques, les oiseaux-mouches, qui semblaient faits
de pierres précieuses chatoyantes, pouvaient se croire parmi
les lianes de la forêt où ils auraient dû vivre.

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Au milieu de la cour, se dressait un arbre, un acacia, à
travers le feuillage duquel le soleil semait sur le sol de
mouvantes taches d'or et, en face, au-dessus du magasin,
c'était sans doute la maison de M. Isidore, une vieille maison
serrée, comme une tranche d'un rosé fané, entre les masses
grises de deux immeubles voisins, et si étroite que chacun des
trois étages ne devait pas comprendre plus de deux petites
chambres.
Claire y jeta un coup d'œil, puis retourna contempler les
oiseaux, fascinée.
« Alors, il te plaît, mon domaine? » fit tout à coup la voix
du marchand, qui venait d'entrer dans la cour.
« C'est un vrai paradis, monsieur Isidore! » s'écria la
fillette.
Ce compliment parut enchanter le vieillard.
« Décidément, nous sommes faits pour nous entendre,
petite fille », dit-il en souriant.

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Claire retourna avec lui au magasin, où des clients
entraient et sortaient sans cesse. Elle écoutait avec intérêt tout
ce que M. Isidore racontait sur les oiseaux qu'il vendait et le
regardait plonger la main dans les cages et attraper prestement
le canari ou la perruche qu'on lui demandait, pour l'enfermer
ensuite dans la boîte à claire-voie qu'emportait l'acheteur et
qu'il suivait toujours des yeux avec un peu de regret.
Il y avait dans le magasin une horloge et deux pendules.
Lorsqu'elles sonnèrent midi, avec un ensemble parfait, Claire
voulut partir.
« Reviendras-tu demain? demanda M. Isidore.
— Je ne sais pas... ça dépendra du retour de maman,
répondit-elle.
— Ah! Ta maman est en voyage?»
Le visage de la petite fille s'assombrit brusquement.
Depuis son arrivée à l'Oiseau-Bleu, elle avait un peu oublié
ses soucis qui revenaient soudain, plus lourds que jamais.
« Oui, murmura-t-elle, en baissant la tête, et je sais toute
seule.
— Toute seule? » fit le vieillard, étonné.
Alors, Claire, spontanément, se mit à lui raconter son
histoire, car il n'avait pas fallu longtemps au bon vieux
marchand, pour gagner sa confiance.
Oui, elle dit tout : comment, alors qu'elle était bien petite
encore, elle vivait avec son père et sa mère, dans un joli
pavillon, en banlieue, et comment papa, ce papa dont elle se
souvenait à peine, était mort, laissant seules et sans ressources
sa femme et sa petite fille. Elle raconta les dures années où
l'on allait d'un pauvre logis à l'hôtel et de l'hôtel à la mansarde
actuelle. Elle dit aussi que sa maman, depuis trois semaines,
cherchait vainement du travail et qu'enfin, elle espérait bien
avoir trouvé une place en Bretagne, où elle s'était rendue...
«mais pour deux ou trois jours seulement... et après, elle

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reviendra me chercher. Je l'attends, ce soir peut-être... ou alors
demain soir... », termina la petite fille.
M. Isidore écoutait ce récit avec intérêt, et son regard,
plein de sympathie et de compréhension, ne quittait pas le
visage de cette enfant, dont la confiance et l'ardent amour pour
sa mère l'émerveillaient.
Il ne dit pas, comme la concierge : « Ce soir? demain?
Espérons-le! » Mais il assura :
« Certainement, elle reviendra le plus tôt possible. Quand
on a une gentille fillette comme toi, on doit être pressée de la
revoir. »
Claire fut toute réconfortée par ces paroles optimistes.
Elle prit congé de son vieil ami et rentra chez elle pleine
d'espoir.

36
CHAPITRE VI

Et le troisième jour....

MAMAN ne revint pas le soir du deuxième jour. Après un


interminable après-midi d'attente, Claire se coucha tristement,
en soupirant :
« Allons! Ce sera pour demain, mais gué c'est long! que
c'est long! »
Le lendemain matin, elle reprit sans hésiter, le chemin de
l'Oiseau-Bleu.
M. Isidore la vit venir de loin et, tout de suite,
à l'expression soucieuse de son visage, il comprit que sa
mère n'était pas arrivée la veille au soir.
Il se garda bien de poser la moindre question, et ce fut
Claire qui lui dit> avec un petit sourire, un peu forcé :

37
« Personne encore! Enfin, hier, au fond, je n'étais pas
sûre qu'elle arriverait. Mais aujourd'hui, c'est le troisième jour,
alors, elle ne peut pas ne pas revenir, >
Cette fois, le vieux marchand pensa : « Espérons-le! >
Mais il ne le dit pas et se contenta de remarquer :
« II faut beaucoup de patience, dans la vie, Clairette.
Mais, sois tranquille, la patience est toujours récompensée. »
Et pour distraire tout de suite l'enfant, il proposa :
« Dis-moi, veux-tu me rendre de nouveau un petit
service? Ce serait d'aller chercher des fleurs fraîches. C'est ma
cousine Irma qui me les fournit. Je te permets de choisir celles
que tu voudras et tu les arrangeras toi-même dans le magasin.
Ça te va?
— Oh oui! monsieur Isidore! Mais, où est cette
Mme Irma?
— Elle tient une des dernières boutiques avant d'arriver
au marché aux oiseaux. Tu la reconnaîtras facilement... c'est la
plus grosse de toutes les marchandes, ajouta M. Isidore en
riant.
— Ah! bon. Et qu'est-ce que je dois dépenser?
— Rien. Je suis un vieil abonné, et je lui paie chaque
mois ce que je lui dois .: elle inscrira ce que tu prendras. »
Acheter beaucoup de fleurs à sa fantaisie, c'était un
plaisir que Claire n'avait jamais eu! Aussi partit-elle en
sautillant, jusqu'au marché.
Arrivée à l'endroit du quai désigné par M. Isidore, elle
s'arrêta, regarda les marchandes... et trouva tout de suite Mme
Irma, sa masse imposante, tassée sur une chaise basse, ses
trois mentons superposés, au-dessus de sa broche dorée, ses
petites mains potelées, arrangeant avec un goût exquis, un
bouquet de larges marguerites blanches et de soucis orangés à
cœurs noirs.

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Dès qu'elle eut dit : « Je viens de la part de M. Isidore »,
la bonne et agréable figure de Mme Irma devint toute
souriante.
« Tiens! dit-elle, Monsieur mon cousin se paie des
commissionnaires, maintenant? Allons, que lui faut-il, pour
réjouir ses chères bestioles?
— Il m'a dit de prendre ce que je voudrais, maïs je suis
bien embarrassée, car toutes vos fleurs sont si belles ! »
Flattée du compliment, Mme Irma proposa :
« Si tu permets, je te conseillerai. Regarde : aujourd'hui,
la rosé est de toute beauté, et pas trop chère : prends-en une
botte. »
Claire prit donc les rosés rouges, et aussi des zinnias de
toutes les couleurs.
« Et des reines-marguerites : ce sont les premières, en
veux-tu? »
Oui, Claire voulait bien des reines-marguerites, et encore
ces beaux dahlias, blancs comme neige, et, peut-être, cette
touffe d'œillets-du-poète.
Cela faisait une masse de fleurs, enveloppées de papier
transparent, qu'elle avait grand-peine à tenir entre ses deux
bras.
Mme Irma ne la laissa pas partir tout de suite. Avec une
curiosité pleine de sympathie, elle lui! posa une foule de
questions.
« Allons! dit-elle, pour finir, tu as de la chance d'avoir
rencontré mon cousin. C'est un cœur d'or et tu trouveras près
de lui de l'aide et de l'affection... surtout si ta maman venait à
tarder encore.
— Ah! ça! j'espère bien que non, par exemple! Ce soir
elle sera là! » répondit vivement la petite fille.

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Il y eut une personne de plus qui pensa : « Espérons-le »,
mais comme M. Isidore, Mme Irma ne prononça pas ces mots
et se contenta de dire :
« Tu donneras le bonjour à Isidore, cet imbécile qui ne
s'est pas marié et qui, pourtant, était né pour être grand-père! »
Et, tandis que la fillette s'éloignait, elle lui cria encore :
« Ne manque pas de t'arrêter, demain, en passant devant
ma boutique, pour me dire si ta mère est bien rentrée! »
De retour à l'Oiseau-Bleu, où M. Isidore avait déjà
débarrassé les vases des fleurs fanées, Claire passa un agréable
moment à arranger les bouquets. Elle aurait voulu les réussir
aussi bien que Mme Irma, mais elle s'aperçut que le métier de
fleuriste, comme celui d'oiselier, ne s'improvise pas. Pourtant,
le marchand se déclara satisfait de son travail.
Elle passa ensuite une demi-heure dans la cour, à
regarder les volières à travers les vitres, puis, elle revint
s'asseoir sagement dans un coin du magasin, observant M.
Isidore et ses clients.
Mais, dès qu'elle entendit sonner midi, elle se hâta de
rentrer. Car, supposez que maman arrive déjà vers une heure,
que penserait-elle, si elle ne trouvait pas sa petite fille à la
maison, l'attendant et prête à l'accueillir?
Arrivée dans la mansarde, Claire finit le saucisson et les
sardines, laissant pour le soir les pommes de terre et le reste de
beurre. Puis, élit essaya de lire. Mais, cette fois, l'histoire qui
se passait dans le pays de neige et de glace, ne parvint pas à la
captiver. Au moindre bruit de pas dans le corridor, elle
dressait l'oreille et se levait à demi de sa chaise, le cœur
battant, prête à bondir dans les bras de sa mère.
Mais les pas s'éloignaient, et c'était une porte voisine qui
s'ouvrait et se refermait. Puis le silence retombait.
Pierrot lui causa une grande émotion lorsqu'il vint lui
faire une petite visite, après quatre heures, de l'autre bout du

40
couloir où se trouvaient les deux mansardes dans lesquelles
s'entassait sa famille.
Elle crut qu'allait apparaître la voyageuse, toute souriante,
sa valise à la main.... Et ce n'était qu'un petit garçon au visage
criblé de taches de son, un petit garçon plein de bonne volonté,
mais qui disait, un peu maladroitement :
« Alors, cette maman? Elle ne s'est pas encore décidée à
revenir? »
Claire réprima un mouvement de mauvaise humeur et
s'efforça de ne pas montrer sa déception. C'était bien gentil à
Pierrot de plaindre sa petite camarade solitaire et de venir lui
tenir compagnie. Seulement, quand on attend une maman
chérie et que c'est quelqu'un d'autre qui entre, ça vous serre un
peu le cœur.
Le brave Pierrot s'ingénia à distraire Claire. Il se fit
raconter en détail tout ce qui s'était passé au marché aux
oiseaux et au magasin de M. Isidore; il proposa une partie
d'osselets, puis, il tira de sa poche des cartes légèrement
crasseuses et entreprit d'apprendre à sa petite amie, le jeu de «
l'écarté ».
Mais la voix criarde de sa mère, l'appelant du fond du
corridor, interrompit sa visite et il dut s'en aller bien vite,
laissant Claire à sa solitude.
L'angoisse de l'enfant augmentait, à mesure que s'écoulait
l'après-midi.
« Mais elle ne vient pas... elle ne vient pas! » répétait-
elle, en allant et venant dans la chambre, trop énervée pour
rester tranquillement assise.
Le soleil quitta la mansarde, dora le mur d'en face, puis le
faîte du toit, et disparut. Mais il fit jour longtemps encore,
comme si cette interminable journée d'été ne se décidait pas à
finir.

41
Claire arrosa de ses larmes les pommes de terre, le beurre
et le pain sec, devant la deuxième assiette qu'elle avait posée
en face d'elle dans l'espoir que sa mère arriverait à temps pour
partager son maigre repas.
«  Elle peut encore venir, tard dans la soirée, pensa-t-elle
ensuite. Il ne faut pas que je m'endorme, il faut attendre. »
Elle ne se déshabilla donc pas et s'assit au bord du divan,
dans l'obscurité, écoutant la rumeur décroissante de la grande
maison, et les heures qui sonnaient au « coucou » des voisins.
A mesure que le temps s'écoulait, son anxiété augmentait
et les larmes ruisselaient sur ses joues, intarissables.
Vers minuit, elle ne se rendit pas compte que la fatigue la
terrassait; elle s'allongea inconsciemment sur le divan et
s'endormit brusquement, tout habillée, le visage brûlant d'avoir
tant pleuré, la poitrine gonflée de grands soupirs et le cœur
écrasé par un fardeau de déception et de tristesse.

42
CHAPITRE VII

Langues de vipères. — Un pacte avec M. Isidore.

QUEL triste réveil! Le temps même semblait s'être


mis à l'unisson : ciel couvert de nuages noirs, chaleur
orageuse... et maman n'était pas là! Pourquoi? Mais pourquoi?
Elle avait bien dit, pourtant : « Rien que deux ou trois jours »!
Contenant à grand-peine une terrible envie de pleurer,
Claire fit lentement sa toilette. Puis, elle constata qu'il ne
restait plus de pain pour déjeuner et que les provisions
s'épuisaient et se réduisaient à un fond de pot de confiture et à
une dizaine de pommes de terre. Son porte-monnaie contenait
encore soixante-huit francs... de quoi acheter quelques vivres,
mais après? Si maman tardait à rentrer, que ferait-elle?

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Ce matin, dans tous les cas, elle se passerait de déjeuner,
d'autant plus facilement, qu'elle n'avait pas faim.
Une fois prête, elle hésita : allait-elle appeler Pierrot et lui
dire que maman n'était pas venue? Ah non! Pierrot le
raconterait à Isa mère, sa mère à toute la maisonnée... et Claire
devinait déjà les commentaires des voisines sur l'inexplicable
retard de la voyageuse.
Le seul à qui elle eût envie d'avouer son affreuse
déception, était M. Isidore. Certes, la gentillesse et l'amitié de
Pierrot lui faisaient chaud au cœur, mais Pierrot n'était qu'un
enfant : clic, ne pouvait trouver chez lui la sécurité et la pro-
tection qu'elle ressentait auprès du vieillard, comme auprès
d'un bon grand-père.
Elle sortit donc, descendit très vite l'escalier, s'apprêtant à
passer en courant devant la loge de la concierge, afin d'éviter
ses questions indiscrètes.
Hélas! Mme Cousin semblait l'attendre, sur le seuil de
son antre, comme une vieille sorcière à la voix criarde et aux
regards curieux. Elle arrêta Claire d'un geste.
« Alors? demanda-t-elle; la voyageuse est revenue? »
Il fallut bien répondre que maman n'était pas rentrée.
La concierge parut aussitôt triomphante. Oui, on eût dit,
vraiment, que ce retard qui faisait tant de peine à la petite fille,
la réjouissait follement.
« Là! Qu'est-ce que j'avais dit! J'en étais bien sûre, moi,
qu'on ne la reverrait pas de sitôt. Qui sait où elle court,
maintenant?
— Moi, je le sais, madame Cousin, 6ria Claire, furieuse :
elle est en Bretagne où on lui a proposé du travail. »
La mère Cousin fit un vilain sourire et insinua : « C'est ce
qu'elle t'a dit, mais...
— Maman ne ment jamais! » protesta Claire, indignée.

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Deux ou trois voisines passaient devant la loge. La
concierge les interpella :
« Madame Lulu! Madame Bernard! Mademoiselle
Clouet! Ecoutez voir un peu. Qu'est-ce que je vous avais
prédit, quand la petite dame Anselme a joué la fille de l'air,
soi-disant pour deux ou trois jours? Naturellement, elle n'est
pas revenue, hier. Si ce n'est pas malheureux! Abandonner sa
petite comme ça!
— C'est révoltant ! Il faut n'avoir pas de cœur...» dit
Mme Bernard.
Pas de cœur! Sa douce, sa tendre maman? Claire voulut
protester, mais les larmes l'é Unifièrent.
« J'ai toujours dit que je me méfiais de cette personne, fit
la vieille Mlle Clouet : ces gens pas causants, qui marmottent
tout juste bonjour ou bonsoir, ça n'est pas franc.
— En tout cas, ajouta Mme Lulu en riant bêtement, j'ai
bien peur qu'elle se fasse attendre longtemps! »:
Chaque mot malveillant prononcé par les voisines
s'enfonçait dans le cœur de la petite fille comme un poignard.
Une colère folle sécha ses larmes et elle cria :
« Ce n'est pas vrai! Ce n'est pas vrai! Tout ce que vous
dites n'est pas vrai ! Si maman ne rentre pas, c'est qu'elle a ses
raisons, et je sais qu'elle reviendra dès qu'elle pourra. »
Les quatre femmes se mirent à ricaner. Alors, hors d'elle-
même, Claire partit en courant, tout en criant à tue-tête :
« Vous racontez tout ça parce que vous êtes jalouses
d'elle, parce qu'elle est plus gentille que vous, plus jeune que
vous, plus jolie que vous, plus....
Là, Claire s'arrêta, car elle était dans la rue et' ces
méchantes commères ne pouvaient plus l'entendre.
Heureusement, il n'y avait aucun des enfants de la maison
devant la porte, pour lui poser des questions embarrassantes.

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Elle partit en courant, et arriva à l’Oiseau-Bleu haletante,
le visage inondé de larmes.
« Ma petite fille! Mais qu'arrivé-t-il? demanda M. Isidore
(lequel ne devinait que trop, ce qui arrivait!).
— Elle n'est pas venue, elle n'est pas venue! répétait la
fillette en sanglotant.
— Et après? Est-ce donc si terrible? Ne peut-elle avoir
manqué un train, ou...
— Mais ce n'est pas tout! Ces femmes... ces femmes....
— Quelles femmes?
— Les voisines. Si vous saviez ce qu'elles ont dit de ma
maman! »
Le vieil oiselier haussa les épaules et fit doucement :

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« Hé! Je le devine, va, ce qu'elles ont pu dire. Ne me le
répète pas, Clairette : cela te ferait trop de mal.
— Mais pourquoi, pourquoi n'est-elle pas revenue?
répétait la petite en sanglotant.
— Pourquoi? Ah! ça, ma fille, nous le saurons un jour et
c'est ta mère elle-même qui nous l'apprendra... bientôt,
j'espère.
— Pourtant, elle avait promis....
— Qu'est-ce qu'elle avait promis, au juste? demanda
brusquement M. Isidore. Es-tu tout à fait sûre qu'elle a parlé
SEULEMENT de deux ou trois jours? Essaie de te souvenir :
réfléchis bien. »
Claire fit un grand effort pour se rappeler, mot pour mot,
la dernière conversation avec l'absente. Et, subitement, son
visage s'éclaira.
« Oh! s'écria-t-elle, je me souviens... oui, je me souviens
maintenant qu'elle a dit aussi : « Je ne « pense pas qu'on me
retienne là-bas plus long-« temps. »
— Là! Tu vois! Elle avait donc l'idée que, peut-être, les
propriétaires de la mercerie lui demanderaient de prolonger un
peu son séjour, afin de la mettre au courant du travail et de
voir si elle fait leur affaire. »
M. Isidore allait ajouter : « Dans ce cas, elle va t'écrire. »
Mais il jugea plus prudent de se taire, craignant pour la petite
fille une nouvelle déception.
A mesure qu'il parlait, il semblait à Claire que le soleil
recommençait à briller (bien que le ciel fût toujours couvert),
que tout n'était pas si terrible et que le poids qui pesait sur son
cœur avait disparu.
Elle s'essuya les yeux et sourit au vieux marchand.
« Allons! dit celui-ci : patience et courage, n'est-ce pas,
petite fille?

47
— Oui », fit l'enfant en redressant la tête et en poussant
un dernier gros soupir.
« Et j'ai quelque chose à te proposer, ajouta M. Isidore.
Ta maman peut tarder quelques jours, mais, même après son
retour, puisque tu es en vacances pour plus d'un mois encore,
rien ne t'empêcherait de venir ici tous les matins. Dis-moi,
n'aimerais-tu pas faire la petite marchande d'oiseaux?
— Oh si! Mais, est-ce que je suis assez grande pour
apprendre ce métier?
—-Eh! A ton âge, je l'avais déjà appris, avec mon père
qui était oiselier, lui-même, et il me semble que je ne me
débrouillais pas trop mal.
— Alors....
— Je te ferai connaître toutes mes bestioles. Je te
montrerai comment on les nourrit et comment on les attrape
dans les cages, pour les donner aux clients. Tu sauras la valeur
de chaque oiseau, et tu pourras, dans peu de temps, me
remplacer un moment au magasin, pendant que j'irai me re-
poser et fumer une pipe chez moi. Car je me fais vieux, petite,
et ton aide me sera bien précieuse. »
Le sourire de Claire s'accentua : seconder M. Isidore dans
son joli commerce, quel plaisir!
« Si vous me croyez capable de travailler avec vous, je
veux bien, dit-elle, en se levant brusquement de la chaise où
elle s'était effondrée en arrivant. Commençons tout de suite ! »

48
CHAPITRE VIII

Début d'apprentissage. — Deux couverts !

LA matinée passa très vite. Avant midi, Claire savait déjà


reconnaître une quantité d'oiseaux : les jolies perruches bleu
ciel, émeraude, turquoise, beige rosé, avec leurs tout petits
yeux semblables à des têtes d'épingles noires, et leurs becs
nacrés, et aussi les bengalis, les cous-coupés, les tourterelles et
toutes les variétés des canaris, qui ne sont pas toujours jaunes,
comme le croient bien des gens, mais parfois verts, bronze,
rouges, saumon. M. Isidore en vendait même une espèce qu'on
appelle le « frisé parisien », ravissant oiseau qui ressemble à
un chrysanthème, à cause de ses plumes bouffantes.
Elle savait aussi que les perruches se becquettent
tendrement tout le temps, comme des enfants qui

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échangeraient beaucoup de petits baisers, que les bengalis
étaient de vilains taquins sans cesse à harceler leurs
compagnons, que les canaris chantaient différemment selon
leur race et que le rossignol du Japon est un petit « bougillon
», qu'il faut isoler des autres oiseaux, auxquels il se rend
insupportable, par son mouvement perpétuel.
M. Isidore lui avait appris aussi à distinguer les graines :
navette, chènevis ou millet, dont se nourrissaient ses «
bestioles », comme il les appelait avec affection, à écraser
leurs biscuits, à hacher menu de la salade, à disposer dans les
mangeoires des œufs de fourmis ou du blé germé, à remplir les
abreuvoirs et les petites baignoires, où l'eau doit toujours
rester fraîche et pure.
Mais, quelle émotion quand le vieillard voulut lui
montrer comment on prend les oiseaux!
Claire risqua une main craintive dans une cage de
canaris, la retira brusquement avec un léger cri, lorsque
l'animal qu'elle tentait d'attraper lui fila entre les doigts,
recommença plusieurs fois, et saisit enfin une pauvre bête
affolée, dont elle sentait battre le petit cœur, à travers le tiède
et doux plumage.
« Pas trop mal, pour la première fois! dit M. Isidore. Ce
travail-là ne s'apprend pas en un jour et le plus difficile est
d'attraper l'oiseau sans l'effrayer et sans lui faire de mal.
Allons! remets celui-là dans la cage, il en sera quitte pour la
peur », ajouta-t-il en riant.
Un peu avant midi, M. Isidore disparut dans la cuisine
attenante au magasin, pour surveiller son repas qui mijotait sur
un fourneau à gaz. Dès qu'il eut ouvert la porte, une délicieuse
odeur de soupe aux poireaux et de bœuf en daube se répandit
dans la boutique. On entendit le vieux marchand faire rissoler
quelque chose dans la poêle, puis il revint, en disant :

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« Il faut bien que je fasse le cuisinier, puisque je suis tout
seul, et.... »
Mais il s'interrompit brusquement et cria :
« Claire! Ma petite fille! qu'est-ce qui t'arrive? »
Plus blanche que les colombes qui roucoulaient dans la
grande cage au bord de laquelle elle s'appuyait, Claire était en
train de se trouver mal.
L'oiselier la prit dans ses bras, la porta jusqu'à la salle à
manger qui faisait suite à la cuisine, et la déposa dans un
fauteuil. Puis, il lui frictionna les tempes avec du vinaigre, tout
en en répétant : « Qu'est-ce qu'il y a? Mais qu'est-ce qu'il y a?
»
Enfin, Claire parut se ranimer. Elle ouvrit les yeux, et ses
lèvres décolorées ébauchèrent un petit sourire hésitant.
« Tu te sens mieux? demanda l'oiselier.
— Oui, un peu...

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— Alors, explique-moi...
— Oh! C'est facile à expliquer : je n'ai rien mangé depuis
hier soir et j'ai... j'ai faim... L'odeur de votre cuisine m'a...
enfin, tout s'est mis à tourner, et....
— Depuis hier soir! s'écria le marchand, mais tu es folle,
ma petite! Pourquoi n'as-tu pas déjeuné, ce matin?
— Parce que, répondit simplement Claire, je n'ai plus
de provisions, et presque plus d'argent. Il me reste seulement
soixante-huit francs, que je gardais pour acheter quelque
chose maintenant, à midi. »
Il y eut un instant de silence. M. Isidore regardait la petite
fille avec tant d'émotion, gu'il ne pouvait dire un mot.
Enfin, il murmura :
« Quelle vieille bourrique je suis! J'aurais dû prévoir
cela! »
A haute voix, il ajouta :
« S'il ne s'agit que de faim, le remède est facile, Clairette.
Mon repas sera bientôt prêt : je t'invite. Il n'y a qu'à ajouter un
couvert. Non, non, ne le dérange pas. Attends d'avoir repris tes
forces, et alors, tu me rendras le service de laver la vaisselle. »
En un tour de main, M. Isidore eut étendu une nappe à
carreaux sur la table, et mis deux assiettes en face l'une de
l'autre. Puis il retourna à la cuisine et revint avec la soupière
fumante, qu'il déposa sur le dessous de plat en faïence, en-
castré dans une sorte de socle en bois sculpté. Et se tournant
vers Claire :
« Mademoiselle est servie! » dit-il gaiement.
La petite fille se leva de son fauteuil et, toute faible, les
jambes flageolantes, elle alla s'asseoir vis-à-vis du marchand.
Celui-ci tourna une clef, dans le socle du dessous de
plat... et il en sortit une musique argentine et sautillante,
pendant qu'il plongeait la louche dans la soupière et
remplissait les assiettes.

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Oh! le bon, le réconfortant potage que savoura Claire, au
son de la « polka des Pierrots » !
A la dernière cuillerée, le rosé revenait déjà à ses joues et
elle pouvait recommencer à babiller.
« Que c'est joli, ce petit air si gai! dit-elle.
— Oui, fit M. Isidore... et tu découvres en ce moment une
de mes manies, celle des boîtes à musique. Je dis « une de mes
manies », parce que j'en ai une autre : celle des pendules.
— Ah! dit la fillette, c'est donc pour cela que vous en
avez trois dans le magasin?
— Parbleu! Et regarde, s'il te plaît, autour de toi. »
Claire tourna la tête dans tous les sens et aperçut, au mur
de gauche, un cartel à balancier de cuivre, au mur de droite, un
«coucou», d'où sortait, juste à ce moment-là, un oiselet qui
annonçait la demie de midi. Au milieu de la cheminée, un
globe de verre abritait une pendule dorée. Il y en avait une
autre sur le buffet, et une autre encore, toute petite, sur un
guéridon..
« Eh bien, vous ne risquez pas d'oublier l'heure,
remarqua-t-elle.
— Ce n'est pas tellement l'heure qui m'intéresse,
répondit le vieil homme, mais, vois-tu, le tic-tac et les
sonneries de mes pendules, les ritournelles de mes boîtes à
musique et le chant de mes oiseaux me tiennent compagnie.
J'ai besoin d'entendre tout cela pour oublier un peu que je suis
seul, depuis que ma mère est morte, voilà bien longtemps...,
mais je ne puis m'habituer à son absence.
— Je comprends ça, dit Claire : il n'y a que quatre jours
que ma maman à moi est partie et, et... je ne m'habitue pas non
plus. s>
Les yeux de la petite se remplissaient de nouveau de
larmes. Aussi M. Isidore s'empressa-t-il d'ajouter :

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«Oui, mais la tienne va revenir», et de détourner la
conversation, tout en servant à son invitée un morceau
d'omelette» précédant la daube de bœuf.
Après un dessert de pêches et de poires, Claire lava la
vaisselle, pendant que M. Isidore fumait sa pipe dans le
fauteuil, et somnolait un petit moment.
Quand toutes les pendules sonnèrent la demie de 13
heures, il se leva :
« Allons, au travail! dit-il. Et toi, ma fille, tu veux
rentrer?
— Oui, monsieur Isidore : si maman revient
aujourd'hui, il faut que je sois à la maison.
— Bon, d'accord. Mais, en attendant son retour, aussi
longtemps qu'elle puisse tarder à venir, tu déjeuneras avec
moi, à midi : ce sera le paiement de tes services, ainsi que
l'argent de poche que je te remettrai tous les jours, et avec
lequel tu me feras le plaisir de dîner le soir et de casser une
petite croûte, le matin. »
Ce disant, le brave marchand glissait dans la main de
Claire trois pièces de cent francs.
Osant à peine en croire ses yeux, la petite fille balbutia un
« merci! » éperdu de reconnaissance.
« Avant de t'en aller, aimerais-tu voir le reste de ma
maison? » demanda M. Isidore.
Oui, Claire aimerait beaucoup cela, car, pour elle, le logis
de l'oiselier était un lieu unique, plein de choses ravissantes,
de surprises et d'imprévu.
Un étroit escalier en colimaçon, conduisait aux trois
étages comprenant, chacun une grande Chambre seulement, ou
deux petites.
Celle du premier était fermée.

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« Ce soir à dix heures »

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« C'est ici que vivait ma chère maman », dit M. Isidore
en entrouvrant les volets.
Tout était resté à la même place : les vieux meubles
campagnards, les bibelots démodés, et jusqu'à la corbeille à
ouvrage contenant un tricot inachevé.
A l'étage au-dessus, se trouvait la chambre du marchand,
et, au troisième, deux autres pièces inoccupées. Partout, on
apercevait des pendules, des réveils et des boîtes à musique.
« II faudrait plus de temps pour tout voir, remarqua la
fillette.
— En effet. Un autre jour, je te permettrai de te promener
du haut en bas de la maison et de regarder à ton aise. Je suis
content que mon vieux logis te plaise », dit le vieillard. Claire
partit heureuse, réconfortée, serrant dans sa main son premier
« salaire ». Lorsqu'elle passa devant la boutique de fleurs de
Mme Irma, celle-ci l'interpella.
« Et alors? Pourquoi ne t'es-tu pas arrêtée, ce matin,
comme je te l'avais recommandé? Je t'ai vue filer à toute
vitesse, et... est-ce que tu ne pleurais pas?
— Si, madame Irma, répondit Claire, je pleurais parce
que maman n'est pas encore revenue et que les voisines ont été
très méchantes. Mais votre cousin, M. Isidore, m'a redonné du
courage. Et, savez-vous qu'il m'a engagée comme employée
pour l'aider tous les matins? » ajouta-t-elle fièrement.
La fleuriste se mit à rire.
« Employée l .Voyez-vous ça l Félicitations, ma fille! »
Et, tandis que la petite s'éloignait, elle marmotta, tout en
attachant les tiges d'une touffe de pois de senteur :
« Ce brave cousin! Il n'a pas le moindre besoin de se faire
aider, mais c'est la gamine qui a besoin d'aide. Un cœur d'or,
Isidore, je l'ai toujours dit! »

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CHAPITRE IX

Nuages noirs.

LORSQUE, deux jours plus tard, Claire entra a l'Oiseau-


Bleu en disant : « Toujours pas de maman, monsieur Isidore»,
le vieillard lui demanda :
« Dis-moi, peux-tu me donner l'adresse des gens chez qui
ta mère est allée? J'ai pensé qu'on pourrait leur écrire et leur
demander si elle est toujours là-bas et quand elle compte
rentrer à Paris. »
Le visage de la petite fille changea de couleur.
« Oh! dit-elle, consternée, c'est cela qu'il faudrait faire, en
effet, mais... mais j'ai oublié leur nom et même celui du
village, dont il me semble seulement qu'il se termine par
«drec»... ou « trec ».

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— C'est grand, la Bretagne, dit M, Isidore, déçu, et il y a
beaucoup de villages dont le nom se termine ainsi. Mais la
lettre? Celle que ta mère a reçue et dans laquelle on lui donnait
sûrement l'adresse, est-ce qu'elle est restée chez toi?
— Non! je me souviens très bien que maman l'a mise
dans son sac, en partant.
— Rien à faire, alors, constata le vieux marchand. Tant
pis! »
Claire soupira et se mit, sans entrain, à balayer le pavé
jonché de petites graines que les oiseaux projetaient a travers
les barreaux de leurs cages.
Heureusement, ce matin-là, Pierrot obtint de sa mère la
permission « d'aller se balader un peu loin » et il arriva, tout
réjoui, chez M. Isidore.
Sa visite fut une agréable diversion et Claire oublia un
moment ses soucis, toute au plaisir de faire à son petit
camarade les honneurs du magasin, de la cour et de l'«
élevage».
M. Isidore et Pierrot furent tout de suite bons amis Le
garçon déclara en partant que l'Oiseau-Bleu était l'endroit le
plus chic et le plus amusant qu'on puisse rêver et qu'il y
reviendrait le plus souvent possible.
Lorsqu'au début de l'après-midi Claire rentra chez elle,
Pierrot se trouvait dans la cour et il l'accueillit en disant :
« Il est formidable, ton M. Isidore! Je t'envie de travailler
avec lui : tu as de la chance, ma vieille! »
De la chance? Hélas, non, Claire ne devait pas en avoir,
ce jour-là.
Laissant Pierrot jouer tout seul aux billes, elle passa
devant la loge de la concierge. Celle-ci n'était pas là.
La fillette entrouvrit la porte et avança la tête à l'intérieur
afin de regarder si, par hasard, une lettre à son adresse ne
serait pas sur le guéridon où l'on posait le courrier.

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Non, il n'y avait absolument rien sur la table.
Déçue, une fois de plus, Claire se retira, et, comme elle
aperçut Mlle Clouet qui entrait aussi et traversait la cour, elle
s'engagea dans l'escalier en toute hâte, peu soucieuse de
rencontrer cette désagréable personne.
Là-haut, la mansarde était vide, toujours vide! Et pour la
petite fille, commença l'interminable, l'épuisante attente
quotidienne.
Tout à coup, quittant des yeux le livre qu'elle lisait
distraitement, elle dressa l'oreille : une rumeur de voix mêlées
grandissait dans l'escalier, puis le long du corridor.
Elle reconnut celle de la mère Cousin, criarde et excitée,
celle de Mlle Clouet, aigre et suraiguë, celles de Mme
Bernard, de Mme Lulu et d'une autre voisine encore.
Que venaient faire, au cinquième étage, ces commères
jacassantes?
Ce qu'elles venaient faire? Claire allait le savoir tout de
suite.
On s'arrêta devant la porte de la mansarde qui s'ouvrit
brusquement, sans que personne ait frappé et Mme Cousin
entra, rouge et furieuse, suivie des autres femmes.
« La voilà! ». cria-t-elle en montrant la petite fille.
Debout en face du groupe hostile et bruyant, toute menue,
déjà tremblante, Claire leva sur la concierge et les voisines le
regard de ses yeux bleus agrandis de surprise,
« Qu'est-ce que vous voulez? demanda-t-elle.
- Ce que nous voulons? Tu dois le deviner, voleuse! Nous
voulons mon porte-monnaie que tu as pris sur la table de la
loge. Rends-le tout de suite, ou sinon.... »
La femme leva la main et, instinctivement, Claire cacha
son visage derrière son bras replié pour éviter la gifle. Mais,
bien vite, elle se ressaisit, regarda la concierge en face, et
demanda.

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« Quel porte-monnaie? Je ne sais pas ce que vous voulez
dire : je n'ai rien pris.
— Elle a le toupet de nier! » cria la mère Cousin en se
tournant vers les autres femmes qui gloussèrent d'indignation.
« Malheureusement pour toi, ma petite, on t'a vue.
— On m'a vue? Qui m'a vue?
— Moi, dit Mlle Clouet en s'avançant. Oui, moi! Je t'ai
aperçue refermant la porte de la loge et t'enfuyant dans
l'escalier en courant. Ose prétendre le contraire?
— J'ai entrouvert la porte, c'est vrai, et j'ai regardé s'il
n'était pas arrivé une lettre pour moi, mais je ne suis pas
entrée. Et, si j'ai couru, après, c'est que... c'est que je n'avais
guère envie de vous parler après ce que vous avez dit de
maman, l'autre jour, là!
— Petite menteuse! Tout ce que tu racontes est faux!
—. Je vous défends de me traiter de menteuse et de
voleuse! cria Claire, que la colère et l'affolement gagnaient.
— Tu nous « défends »? Voyez-vous ça! Cette petite
morveuse nous défend quelque chose, alors qu'elle devrait
demander pardon à genoux et rendre ce qu'elle a volé.
— Je n'ai rien à rendre, car je n'ai rien pris, répéta
l'enfant, et je peux vous dire que, s'il n'y avait pas de lettre sur
le guéridon, il n'y avait pas votre porte-monnaie non plus.
— Tu mens! Je l'y ai laissé quand je suis sortie pour
monter un paquet au troisième. » Et, redoublant de fureur, la
concierge saisit le bras de Claire qu'elle secoua brutalement en
disant :
« Je t'avertis que, si tu ne me le donnes pas
immédiatement, nous allons tout fouiller ici.
Claire haussa les épaules.
« Ne prenez pas cette peine, vous ne trouverez rien.
— C'est ce que nous allons voir! fit Mme Cousin. Et,
pour commencer, montre tes poches. »

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Pendant qu'elle explorait le tablier de la petite, les autres
femmes entreprenaient des recherches dans toute la chambre
qu'en un clin d'œil elles mirent sens dessus dessous.
Abandonnant Claire, sur qui elle n'avait rien prouvé, la
concierge se joignit à elles, tandis que la fillette, le dos au mur,
révoltée et bouleversée, les regardait fureter dans les affaires
de sa maman et toutes, à l'exception de Mme Cousin,
beaucoup plus par curiosité que pour chercher le porte-
monnaie.
Ah! Elles s'en donnaient, les voisines, de mettre
indiscrètement la main partout, chez « cette mijaurée de petite
Anselme », comme elles disaient.
« Voyez! criait Mme Bernard : ça crève de misère, et ça
porte du satin! »
Et elle brandissait la robe de chambre de maman, une très
vieille robe de chambre en soie bleue, élimée, reste de jours
meilleurs.
Mlle Clouet avait ouvert, sous prétexte de chercher l'objet
volé, un tiroir plein de lettres, dans lequel elle plongeait son
nez pointu, lisant sans .vergogne la correspondance qu'il
contenait.
Quant à Mme Lulu, elle s'amusait royalement, essayait un
chapeau (où le porte-monnaie ne risquait pas d'être caché),
nouait à son cou le seul joli foulard que possédait maman et se
tortillait devant le petit miroir. Puis, elle sortit de la commode
des boîtes qu'elle ouvrait une à une. Enfin, elle saisit, sur une
étagère, le cadre qui contenait la photographie du père de
Claire et s'écria légèrement :
« Mazette! Il était beau gars, le mari à Mme Anselme!
Regardez donc! »;
Claire ne put supporter le ton avec lequel cette écervelée
parlait de ce portrait, sacré, pour sa mère et pour elle.
Bondissant sur Mme Lulu, elle le lui arracha en criant :

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« Laissez cette photo et taisez-vous! » Une bonne gifle la
colla de nouveau contre le mur, avec un sec :
« Je la laisserai si ça me plaît, petite voleuse! » Pierrot
qui, depuis un moment, regardait cette scène par la porte
restée grande ouverte, entra alors dans la chambre, pâle
d'indignation. Sans un mot, il alla s'adosser au mur, lui aussi, à
côté de Claire, dont il prit la main, en la serrant très fort. Et la
petite fille se sentit un peu encouragée par cette sympathie
silencieuse.
« Au lieu de faire le gentil avec cette gamine, tu ferais
mieux de nous aider, dit la concierge à Pierrot; tiens, évite-
nous de nous baisser et regarde sous les meubles.
— Non! dit nettement le petit garçon en la regardant
droit dans les yeux.
— Non? cria la femme : dans ce cas, tu n'as rien à faire
ici. Ouste! Dehors! »
Et, poussant l'enfant dans le corridor, elle claqua la porte
sur lui.
Privée de sa présence réconfortante, Claire restée seule,
en face des commères déchaînées, regardait, horrifiée, la
pauvre mansarde mise à sac. La colère croissait en elle, à
mesure qu'augmentait le désordre. Elle finit par s'écrier :
« Si ma mère était là, vous n'oseriez pas faire ça!
— Mais ta mère court toujours, et du diable si elle
revient jamais! » répondit cruellement la concierge.
Alors, la fureur de la petite tomba Elle ne ressentit plus
qu'un immense chagrin, et les larmes ruisselèrent sur ses
joues.
« Elle l'a bien caché, ce porte-monnaie, dit une des
femmes, après une demi-heure de vaines recherches.
— C'est qu'elle a sans doute l'habitude de voler et qu'elle
sait dissimuler ce qu'elle prend », ajouta Mme Bernard.

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— Voulez-vous mon opinion? continua Mlle Clouet
d'un ton acide : c'est une enfant qu'il faudrait mettre dans une
maison de redressement.
— Vous avez raison et l'on s'occupera de cela, opina la
concierge. Mais, en attendant, mon argent est perdu : presque
treize mille francs! Pensez donc! »
Une à une, les voisines quittèrent la chambre. Mais, avant
de sortir, la mère Cousin se tourna une dernière fois vers
Claire, avec un regard menaçant, et lança :
« Si demain tu n'as rien rendu, gare à toi, ma fille! »
Et l'enfant resta seule, dans la mansardé en désordre,
seule avec son désespoir, roulée en boule sur le divan, le
visage enfoui dans l'oreiller de sa mère, et répétant, d'une voix
enrouée de larmes :
« Oh! maman, maman chérie! Si tu savais... si tu savais
ce qu'on fait à ta petite fille! Maman! Pourquoi ne reviens-tu
pas? Pourquoi? »

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Une main se posa sur sa tête et caressa maladroitement
ses cheveux. Pierrot, qu'elle n'avait pas entendu entrer, se
tenait près d'elle et disait :
« Pleure pas, Clairette, pleure pas, va! On trouvera peut-
être le vrai voleur et alors, ces méchantes femmes seront bien
attrapées. »
Claire se releva brusquement, s'assit au bord du divan,
repoussa en arrière ses longues mèches emmêlées et demanda:
« Toi, au moins, Pierrot, lu ne le crois pas, que j'aî volé?
— Penses-tu! s'écria le garçon; quand tous les gens de la
maison et même quand une armée de policiers en seraient
sûrs, je dirais que ce n'est pas vrai. Mais d'ailleurs, d'autres
que moi, tu sais, savent que tu n'as pas pris les sous à la mère
Cousin : par exemple maman. Elle trouve que les voisines sont
dégoûtantes et que c'est honteux, ce qu'elles ont fait. Et Mlle
Suzy, qui était chez nous tout à l'heure, et aussi M. Duchemin
ont dit qu'on n'avait pas besoin de te regarder deux fois, pour
comprendre que tu es une honnête petite fille.
— Tu es gentil, Pierrot, fit Claire, et ça me console un
peu de penser que tout le monde n'est pas contre moi.
N'empêche que, si demain, elle n'a pas retrouvé son porte-
monnaie, je me demande ce que la concierge va me faire!
— Ne t'occupe pas de demain, répondit Pierrot : il peut
se passer tant de choses d'ici là! »

65
CHAPITRE X

Pierrot ne perd pas son temps !

PIERROT essaya de décider Claire à descendre jouer avec


lui dans la cour. Mais la petite fille refusa, car les cris des
autres enfants montaient, d'en bas, jusqu'à la fenêtre ouverte.
« J'ai peur d'eux, dit-elle. Ils ont été méchants, l'autre
jour, ils le seraient sans doute bien plus, ce soir. Ils me
traiteraient de voleuse, j'en suis sûre!
— Tu as peut-être raison. Veux-tu que je reste avec toi?
proposa le garçon.
— Non, va les rejoindre, Pierrot. Moi, j'ai plutôt envie
d'être seule. Et puis, je veux remettre la chambre en ordre
avant qu'il fasse nuit. Si maman revenait tout à coup et
trouvait ses affaires dans cet état, ce serait du joli! »
Pierrot laissa donc la fillette, et descendit dans la cour, où
il commença une partie de balle avec les petits voisins. Tous

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étaient là, sauf Paulo et Robert. Pourquoi ces deux-là ne
venaient-ils pas se mêler, comme d'habitude, aux jeux de leurs
camarades?
« Ils sont allés faire des commissions, dit Colette, mais ils
doivent revenir bientôt. »
En effet, Paulo et Robert arrivèrent un moment plus tard.
Ils posèrent dans un coin le grand cabas pleins des légumes
que Mme Rernard, la mère de Paulo, les avait envoyés acheter,
et se mirent à jouer avec les autres.
On joua même avec tant d'ardeur, que les enfants ne
répondirent pas tout de suite, lorsqu'on, les appela pour dîner
et qu'il faisait presque nuit, au fond de ce puits qu'était la cour,
lorsqu'ils se séparèrent.
Pierrot avait l'oreille fine. Aussi fut-il le seul à entendre
Paulo murmurer, en passant rapidement
à côté de Robert : « à ce soir... dix heures! »
Comme une volée de moineaux, les gamins se
précipitèrent en piaillant vers l'escalier. Quand Paulo, le
dernier avant Pierrot, entra dans la maison, portant son cabas
et bousculant tout le monde, quelque chose de blanc vola
derrière lui et se posa sur le pavé. Pierrot se baissa et ramassa
un rectangle de papier, sûrement tombé de la poche de son
camarade.
Il allait l'appeler en disant : « Hé! Paulo, tu perds ceci! »
mais, sans savoir pourquoi, il se tut et ce fut dans sa propre
poche qu'il glissa sa trouvaille. Ensuite, il monta l'escalier très
lentement, jusqu'à ce que toutes les portes fussent refermées.
Alors, resté seul, sur le palier du troisième étage, il regarda le
papier, à la faible lumière d'une ampoule électrique couverte
de poussière.
C'était une facture, avec l'en-tête de La Fée des 'Jouets,
un magasin que Pierrot connaissait bien, pour avoir souvent

67
collé son nez aux vitrines, sans jamais, bien sûr, posséder un
seul des objets coûteux qu'elles contenaient.
Sous l'en-tête, on avait griffonné deux ou trois mots que
le petit garçon ne put pas bien déchiffrer, et, en face de ces
mots, un prix : 12 695 francs.
Que faisait une note de cette importance dans la poche de
Paulo?
Comme Pierrot considérait le papier en fronçant les
sourcils, il crut entendre la voix de son camarade chuchoter : «
A ce soir... dix heures ! »
Tiens! Tiens! Voilà qui paraissait louche, par exemple!
Cette fiche aurait-elle quelque rapport avec le mystérieux
rendez-vous que Paulo avait donné à Robert?
« A dix heures... murmura Pierrot : eh bien, j'y serai
aussi. Je comprendrai peut-être ce que signifie ce papier. »
II remit définitivement la facture dans sa poche, finit de
gravir l'escalier à toute vitesse, jusqu'au cinquième, et ce fut
avec l'âme d'un détective en herbe qu'il entra chez ses parents,
où toute la famille finissait de dîner, et où il dut se contenter
de grignoter les maigres restes du repas, tandis que son père
disait :
« Voilà qui t'apprendra à le faire appeler dix fois, avant
de te décider à monter! »

*
**

Un peu avant dix heures, tout le monde dormait déjà dans


les deux mansardes où s'entassait la famille de Pierrot. Tout le
monde... sauf, bien entendu, Pierrot!
Couché à côté de son frère cadet, au fond de la première
pièce qui servait aussi de cuisine, il gardait les yeux ouverts
dans l'obscurité, attendant avec impatience le moment d'agir.

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La grande maison était maintenant silencieuse. Le petit garçon
n'entendait au loin que la musique de quelques radios et, près
de lui, la respiration régulière de son voisin de lit et le « flic,
floc » des gouttes d'eau qui tombaient du robinet mal fermé,
sur l'évier.
Son cœur battait un peu trop vite à la pensée de l'aventure
dans laquelle il allait se lancer, et le temps lui paraissait
s'écouler avec une exaspérante lenteur.
Enfin, l'horloge de l'église voisine sonna le quart avant
dix heures. Pierrot se laissa doucement glisser en bas du lit,
enfila son pantalon, chaussa ses espadrilles, ouvrit la porte
avec précaution et sortit dans le corridor qu'il longea sans faire
le moindre bruit.
Quelques secondes, il s'arrêta devant la chambre de
Claire. Aucune lumière ne filtrait sous la porte.

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« J'espère qu'elle ne pleure plus et qu'elle s'est endormie,
pensa-t-il. Au moins, pendant qu'on dort, on ne s'en fait pas! »
Paulo et Robert habitaient tous les deux au troisième
étage. Pierrot se posta donc sur le palier du quatrième et
demeura immobile, l'oreille au guet.
Bientôt, il entendit le bruit à peine perceptible de deux
portes qui s'ouvraient et se refermaient presque en même
temps. Penché au-dessus de la rampe, il vit les garçons se
rejoindre et, dans le silence de la cage d'escalier, il ne perdit
pas un mot de ce qu'ils s& dirent, bien qu'ils parlassent à voix
basse.,
« Il est en bas? demanda Paulo.
— Oui, répondit Robert, et déjà installé. Mais, tu sais, j'ai
eu de la peine, tout à l'heure, à LE passer devant la loge sans
être vu. La mère Cousin tricotait encore. Heureusement sa
radio faisait du bruit : elle n'a rien entendu.
— Et tu es sûr que personne n'a découvert le paquet, là
où on l'avait planqué?
— Non, non, personne..., »
Les deux compères commencèrent à descendre l'escalier
sans se douter que, silencieusement, quelqu'un les suivait.
Leurs ombres s'allongèrent sur les murs, puis, tout en bas,
disparurent brusquement.
« Je crois comprendre où ils vont », pensa Pierrot. Il
dégringola les marches derrière eux à toute vitesse et arriva
juste à temps au rez-de-chaussée, pour voir se refermer, tout
au fond du corridor, la porte qui conduisait au sous-sol.
Là-bas, au seuil de la cour, la lumière de la loge brillait
encore et l'on entendait les voix de la radio que la concierge
venait de mettre en sourdine.
Un instant plus tard, Pierrot débouchait dans le dédale
d'étroits couloirs sur lesquels s'ouvraient de nombreuses caves.
Mais il n'eut pas de peine à deviner de quel côté il devait se

70
diriger. Un drôle de bruit métallique, régulier, continu,
s'élevait sur sa gauche et c'est vers ce bruit qu'il marcha lente-
ment, à tâtons.
Tout au fond du dernier corridor, la porte d'une cave
complètement vide, que personne n'utilisait, était entrouverte,
et la cave éclairée.
Pierrot s'approcha et, se tenant hors du faisceau de
lumière, dans l'ombre du couloir, il regarda.
Quelle surprise! Sur le sol très sale, noirci par le charbon
et parsemé de détritus de toutes sortes, les rails d'un train
électrique formaient un grand ovale brillant, sur lequel
locomotive, tander et wagons en miniature roulaient à toute
vitesse, passaient devant une petite gare, disparaissaient sous
un tunnel, franchissaient un pont.
Paulo et Robert, accroupis, contemplaient avec
ravissement le chemin de fer accomplir son tour de cave avec
ce bruit régulier qui avait guidé Pierrot jusqu'à eux.
La première pensée de celui-ci fut : « Oh! le beau train! »
et, pendant deux ou trois minutes, il considéra avec intérêt et
plaisir, oui, vraiment, avec un grand plaisir, le magnifique
jouet qui tournait sur les rails étincelants. Car Pierrot, comme
tous les garçons, adorait les trains électriques et il les adorait
d'autant plus que jamais, jamais ?— il le savait bien — il n'en
posséderait un.
Mais, bientôt, sa main rencontra dans sa poche la facture
ramassée derrière Paulo. Alors, il comprit soudain que les
mots griffonnés par un vendeur pressé étaient : « Train
électrique ».
Train électrique... 12 695 francs....
QUI avait donné à Paulo cette somme énorme?
Certainement pas ses parents. Et, admettons, pourtant que ce
soient M. et Mme Bernard, pourquoi, dans ce cas, faire tant de

71
mystères et se cacher, la nuit, au fond d'une cave, au lieu
d'exhiber cette merveille devant tous les enfants de la maison?
Alors? Alors?
... Alors, Pierrot n'eut pas à se creuser longtemps la tête,
car, dominant le bruit du train, la voix de Robert s'éleva.
« C'est dommage, fit-il, qu'on n'ait pas aussi des signaux
lumineux : il en faudrait un rouge et un vert.
— C'est vrai : je n'y ai pas pensé, répondit Paulo.
— Regarde donc s'il ne te resterait pas assez de sous pour
en acheter. »
Paulo ouvrit son blouson et, de la poche intérieure, il
sortit... un porte-monnaie en cuir brun, le fameux porte-
monnaie de Mme Cousin, d'où il tira deux billets de cent
francs et des pièces qu'il se mit à compter.
Pierrot en éprouva tant d'émotion, qu'il dut attendre un
instant avant que ses jambes flageolantes fussent capables de
remonter l'escalier des caves et de le porter jusqu'à deux pas
de la loge, dans laquelle il s'apprêtait à entrer.
Mais il s'arrêta, hésitant.
« Ça m'ennuie de faire le « cafard » et d'aller dénoncer
ces deux gars, à la mère Cousin v, pensa-t-il.
La mère Cousin ne se doutait de rien et, tout près du petit
garçon perplexe, elle prolongeait la veillée en tricotant et en
écoutant sa radio.
« Non, non... ça ne serait pas chic, se dit-il encore. J'aime
mieux parler à Paulo. »
II attendit presque une demi-heure, debout, dans un coin
obscur du corridor, guettant le retour des deux compères.
Ils reparurent enfin, en haut de l'escalier des caves et,
quand ils arrivèrent près de Pierrot, celui-ci surgit
brusquement devant eux.
Paulo poussa un cri de surprise et d'effroi.

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« Et alors? Qu'est-ce que tu fais là, toi?
— Je t'attends, dit Pierrot.
— Tu m'attends? Je me demande bien pourquoi!
— Pour te conseiller d'aller, et d'aller plus vite que ça,
dire à la concierge que c'est toi qui lui as fauché son porte-
monnaie.
— Moi? Mais dis donc, tu n'es pas malade?
— Pas du tout! Et je vous ai vus, dans la cave : j'ai vu
votre train électrique, et, surtout, j'ai vu quand tu as
sorti le porte-monnaie de ton blouson.
— Menteur! cria Paulo, fou de rage.
— Menteur toi-même et voleur, par-dessus le marché »,
cria, plus fort encore, Pierrot, indigné.
La porte de la loge s'ouvrit et Mme Cousin apparut.
« Que faites-vous là? demanda-t-elle, stupéfaite, et
qu'est-ce que vous avez à crier comme des sauvages, à une
heure pareille, espèces de chenapans?

73
— C'est Pierrot.... C'est la faute à Pierrot », bredouilla
Robert, qui commençait à pleurnicher.
Alors Pierrot n'hésita plus.
« Oui, c'est moi, madame Cousin, c'est moi qui
conseillais à ces gars de vous donner des nouvelles de votre
porte-monnaie, dit-il.
— De mon....
— Je ne sais pas ce qu'il veut dire! » hurla Paulo.
Rien que son air, à la fois rageur et affolé, le dénonçait.
La concierge s'avança vers lui.
« Montre tes poches », fit-elle froidement.
Il fallut bien s'exécuter, et le fameux porte-monnaie sortit
du blouson.
La mère Cousin s'en saisit, l'ouvrit... et resta bouche bée
en constatant qu'il était presque vide,
« Où as-tu mis l'argent? » demanda-t-elle,
Paulo baissa la tête sans répondre.
« Tu l'as dépensé, n'est-ce pas?

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— Oui, mais,., mais je vous rendrai tout! Je rap- porterai
le train au magasin : on me le reprendra.... »
Une formidable gifle fut la dernière chose que Pierrot
entendit de cette scène pénible, car il abandonna voleur et
volée pour remonter en courant les cinq étages. Son rôle était
terminé : il avait trouvé l'auteur du larcin et innocenté sa petite
amie : le reste ne l'intéressait pas.
Il eut envie de frapper à la porte de Claire, pour lui
annoncer la bonne nouvelle, mais elle dormait sûrement,
Clairette : il ne fallait pas l'éveiller; d'autant plus qu'elle
croirait aussitôt au retour de sa maman, par un train de nuit et
qu'elle serait déçue peut-être. Mais, demain matin, il irait de
bonne heure, avant qu'elle parte pour l'Oiseau-Bleu.
Et Pierrot rentra silencieusement chez lui, se glissa de
nouveau auprès de son frère et s'endormit immédiatement,
d'un sommeil si profond qu'il ne rêva même pas de Paulo et de
Robert, de train électrique ou de porte-monnaie de cuir brun.

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CHAPITRE XI

M. Isidore se fâche.

QUELQU'UN qui fut bien étonné, le lendemain matin, ce


fut Glaire, lorsque, tout heureuse et soulagée par la bonne
nouvelle que Pierrot venait de lui apporter, elle sortit de la
mansarde pour se rendre à l'Oiseau-Bleu, en compagnie du
petit garçon.
« Je t'accompagne un bout de chemin, avait dit celui-ci,
mais pas trop loin, car maman a besoin de moi pour faire des
courses. »
« Sûrement, pensait Claire en descendant l'escalier, Mme
Cousin va me dire qu'elle regrette de m'avoir accusée à tort,
hier soir. »
Aussi, dès qu'elle passa devant la loge, elle interpella la
concierge.

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« Vous voyez, madame! Ce n'était pas moi la voleuse, et
je suis joliment contente que vous le sachiez, maintenant! »
Eh bien, la mère Cousin n'exprima pas le moindre regret
et répondit, d'un ton revêche :
« Oh! bon, ça va! Tout le monde peut se tromper et tu
n'as pas besoin de prendre cet air triomphant. »
Et, saisissant son balai, elle tourna le dos 'à la fillette.
Pierrot ne put s'empêcher de rire, eh voyant la mine
déconfite de sa petite camarade.
« Mais.... Je ne comprends pas..., balbutia celle-ci.
— Et moi, je comprends très bien, fit Pierrot : la pipelette
est vexée de t'avoir traitée de voleuse, en mettant ta chambre
sens dessus dessous, à tort. Elle ne sait quelle tête faire, alors,
elle se fâche. »
A ce moment, Mme Lulu dépassa les enfants. Elle savait
sûrement la nouvelle, car celle-ci s'était répandue, dans tous
les étages, comme une traînée de poudre. Pourtant, elle fit
semblant d'ignorer les deux amis et fila en toute hâte, sur ses
hauts talons tout tordus.
« Encore une qui se sent un peu gênée », remarqua
Pierrot.
Mais, plus loin, dans la rue, ce fut bien autre chose quand
ils rencontrèrent Mme Bernard qui sortait de chez le boucher.
A leur : « Bonjour, madame Bernard! » très poli, elle ne
répondit que par un regard furieux et passa son chemin en
maugréant quelque chose entre ses dents.
Le regard de Claire, déçu et désolé, interrogea celui de
Pierrot.
« Celle-là, vois-tu, Clairette, ne te pardonnera jamais de
n'être pas la voleuse alors que son fils a chipé le porte-
monnaie. Quant à moi, elle me déteste sûrement parce que j'ai
découvert le vrai voleur.
— Ces femmes sont méchantes », fit tristement la petite.

77
Pierrot haussa les épaules et dit, avec la gravité d'un
vieux grand-père plein d'expérience :
« J'ai presque deux ans de plus que toi, Clairette. Quand
tu auras mon âge, tu comprendras mieux les choses et tu
sauras que les gens vous
en veulent toujours pour le mal qu'ils vous ont fait.
— Mais pas TOUS les gens, Pierrot! Ce serait trop
terrible!
— Non, bien sûr. Il y a heureusement des M. Isidore....
— Et des Mme Irma... et aussi, ta maman....
— Et beaucoup d'autres. Comme cette pauvre Mme
Vernet qui t'aurait défendue, si elle n'était pas toujours là-bas,
auprès de sa mère si malade. Allez! Je rentre : on m'attend à la
maison. »
Pierrot partit en courant, et Claire continua son chemin
jusqu'à l'Oiseau-Bleu.
Lorsqu'elle entra, encore attristée par l'attitude des
voisines, Népomucène, du haut de son perchoir, l'accueillit,
comme tous les jours par son : « Salut, charmante demoiselle!
Salut, belle princesse! »; Mais M. Isidore remarqua tout de
suite l'expression mélancolique dé son petit visage pâlot et
demanda:
« Qu'est-ce qui t'arrive? Tu as une drôle de frimousse, ce
matin. »
Alors, elle lui raconta l'histoire du porte-monnaie volé et,
quoique cette histoire se fût bien terminée, elle ne put
s'empêcher de verser quelques larmes en décrivant l'affreuse
soirée de la veille.
Pendant qu'elle parlait, les yeux clairs du vieillard
brillaient à la fois de colère et de pitié.
« Si ces mégères continuent à te faire la vie dure, tu n'as
qu'à me prévenir, ma fille, et moi, j'irai leur parler, sois
tranquille », assura-t-il.

78
Dans le joli magasin plein de fleurs.

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La pensée d'avoir un défenseur comme M. Isidore
réconforta quelque peu la pauvre Claire. Dans le joli magasin,
plein de fleurs et de gazouillements d'oiseaux, elle oublia les
mauvaises voisines pour ne plus penser qu'à nourrir et soigner
avec amour ses petits amis ailés.
Mais lorsque, après avoir déjeuné en face de l'oiselier,
dans la salle à manger pleine d'ombre et de fraîcheur, où les
pendules faisaient entendre leurs paisibles tic-tac, elle revint à
la maison, la première chose qu'elle vit, à l'entrée de la cour,
fut un groupe papotant de commères, parmi lesquelles se
trouvaient la mère de Paulo et Mme Lulu.
« La voilà, justement », dit quelqu'un en apercevant la
petite fille.
Que se passait-il? Qu'était-il arrivé pendant son absence?
Est-ce qu'on n'allait pas lui annoncer que maman....
Le cœur battant à grands coups, Claire s'avança. Mais
l'air de Mme Cousin n'était pas précisément celui que l'on
prend pour annoncer une bonne nouvelle.
« D'où viens-tu et où vas-tu courir, tous les jours, jusqu'à
deux heures de l'après-midi? s> demanda-t-elle.
Surmontant sa déception, Claire se rebiffa aussitôt.
« Je ne vais pas COURIR, je vais travailler.
— Travailler! fit la concierge en ricanant, et chez gui, s'il
te plaît?
— Chez M. Isidore Passereau, au magasin de l'Oiseau-
Bleu, où je suis employée. »
Toutes les femmes se mirent à rire, et Mme Cousin dit,
non pas, comme Mme Irma, sur un ton attendri et amusé, mais
avec une froide ironie :
« Employée! Voyez-vous ça! Employée 1 Allons! Ne
nous raconte pas de balivernes.
— Si vous ne me croyez pas, vous n'avez qu'à aller voir
mon patron, protesta Claire.

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— C'est bon, fit la concierge. Au fond, on s'en moque.
Mais ce dont je ne me moque pas, c'est de savoir comment tu
vas payer le mois de loyer que tu dois? C'est le moment, tu
sais! Et ces dames viennent de me faire remarquer que tu seras
peut-être bien embarrassée pour le régler.
— Oh! fit Mme Bernard, moqueuse, si elle gagne des
cent et des mille, chez son « patron », elle a sans doute de
quoi. »
Et toutes rirent de nouveau.
Claire, le cœur battant, essaya de se rappeler ce qu'il lui
restait du « salaire ». des cinq jours précédents.
« Je dois avoir huit cents francs, annonça-t-elle.
— Eh bien, nous sommes loin de compte! s'exclama la
concierge.
— Vous voyez, c'est ce que je vous disais, insinua la
mère de Paulo. La gamine ne peut pas rester dans ce logement:
elle est bonne pour l'orphelinat ou l'Assistance publique.
— Mais maman va revenir! » cria la petite, La mère
Cousin haussa les épaules.
« Oh! ta maman, il vaudrait mieux ne pas en parler. »
Et Mme Lulu s'éloigna vers l'escalier en chantonnant :
«Elle est partie sur la barque légère..., »
«Je vais me renseigner pour savoir où l'on pourrait mettre
cette gosse, ajouta la concierge, et alors, vous aurez la
mansarde pour votre cousine, mademoiselle Clouet.
— Non ! Non ! Vous ne ferez pas ça! supplia Claire.
— Il n'y a pas de « non », ma fille : ou tu paies, ou tu t'en
vas. »
La mère Cousin finissait à peine de parler, que la petite
fille faisait brusquement volte-face et sortait de nouveau de la
maison en courant.

81
« Si elles te font la vie trop dure » avait recommandé M.
Isidore, tu n'as qu'à me le dire. » Et l'enfant, bouleversée, tout
en larmes, retournait chercher du secours à l’Oiseau-Bleu.
Lorsque, d'une voix entrecoupée de sanglots, elle eut mis
le vieil homme au courant, celui-ci n'hésita pas.
« Elles veulent te mettre dehors? Soit! Laisse-les faire et
viens habiter ici : j'ai bien assez de place pour te loger. »
Habiter ce paradis qu'était l'Oiseau-Bleu, quel rêve ! Et
qu'elle était grande la tentation d'accepter l'offre généreuse du
vieillard !
Mais Claire secoua la tête.
« Non, monsieur Isidore, je vous remercie, mais ce n'est
pas possible. Ce serait merveilleux, bien sûr, de vivre ici,
mais, à moins qu'on ne me jette dehors, je dois rester chez
nous, sinon, lorsque maman reviendra, elle ne saurait où me
chercher, d'abord, et ensuite, elle n'aurait plus de logement. Il
FAUT que je garde notre chez-nous. »
M. Isidore posa sa vieille main ridée sur l'épaule de la
petite.
« Tu es la meilleure des filles, Clairette, et la plus
courageuse. Ta mère a de la chance de posséder une enfant
comme toi.
— C'est moi qui ai de la chance d'avoir une maman
comme elle, dit Claire, dont le visage s'illumina de tendresse
et de fierté. Oh! si vous la connaissiez!
- Ma foi, tu me parles tellement d'elle, qu'il me semble
déjà la connaître un peu.
— Mais quand vous la verrez, vous la trouverez mille
fois mieux que je ne peux la décrire », ajouta la fillette, avec
une expression d'adoration qui bouleversa le vieil oiselier.
« Alors, que faisons-nous? demanda-t-il.

82
— Si vous pouviez, fit timidement Claire, obtenir de la
concierge qu'on me garde là-bas et qu'on me laisse le temps de
gagner l'argent du loyer....;
— Soit. Je t'accompagne. ».
M. Isidore quitta le tablier de jardinier qu'il portait
lorsqu'il s'occupait de ses oiseaux, puis, il enfila sa veste
d'alpaga, mit son canotier de paille, chercha dans un tiroir, une
pancarte sur laquelle on lisait : « Absent pour une heure », la
suspendit à la porte du magasin, dont il enleva le bec-de-cane,
et, poussant doucement la petite fille devant lui, il dit :
« Allons-y 1 »
Quand ils arrivèrent à la maison, les femmes s'étaient
dispersées, mais Mme Cousin se trouvait dans sa loge. Elle
fronça les sourcils en voyant entrer Clairet escortée par ce
vieux monsieur à l'air glacé.
« Madame, dit celui-ci, cette enfant, qui m'aide à mon
oisellerie tous les matins, vient de me rapporter l'attitude
inqualifiable que vous avez prise envers elle, ainsi que d'autres
voisines. Permettez-moi de vous dire qu'il est honteux de
traiter ainsi une pauvre gosse sans défense, momentanément
seule et qui porte sur les épaules un souci écrasant.
— Et moi, répondit insolemment la mère Cousin,
permettez-moi de vous dire : mêlez-vous de ce qui vous
regarde.
— Pardon, vous avez réclamé à Claire le loyer de la
chambre, fit M. Isidore sans se démonter. Or, elle n'a pas les
moyens de le payer. C'est donc moi,son employeur, que cela
regarde, et j'ai parfaitement le droit de me mêler de cette
affaire. »
De la veste d'alpaga sortit un portefeuille dans lequel le
vieillard prit plusieurs billets qu'il jeta sur la table en disant :
« Voilà. Vous pouvez compter. »

83
Un peu gênée, tout de même, la concierge prit l'argent en
disant :
« Si c'est comme ça, c'est différent. La petite peut rester.
Mais si la mère ne revient pas, il faudra bien prendre une
décision.
— Sa mère reviendra, soyez tranquille, n'est-ce pas,
Clairette? » fit M. Isidore d'un air convaincu. Mais au fond,
tout au fond de lui-même, il pensa : « Du moins, il faut
l'espérer! »
« Tu peux monter chez toi, petite, ajouta-t-il en se
dirigeant vers la porte de la rue. Tâche de venir de bonne
heure, demain matin. C'est dimanche et nous allons installer
l'éventaire au marché aux oiseaux.
— Dimanche! Déjà? Mais c'est vrai!
- Et tu pourrais, pour une fois, rester aussi l'après-midi :
ça te distrairait.
— C'est que....

84
— Je sais ce que tu vas dire : « Et si maman «revenait?»
Alors tu peux écrire sur un bout de papier que tu placeras bien
en vue : « Je suis au « marché aux oiseaux. » Elle saurait ainsi
où te trouver.
— Ah! C'est une bonne idée.
— Et, fit encore le vieil homme, si ton ami Pierrot est
libre et que cela l'amuse, tu peux l'emmener : il déjeunera avec
nous. »,
Le visage de Claire s'illumina de plaisir. « Oh! s'écria-t-
elle, j'espère qu'on le lui permettra. J'irai le demander moi-
même à sa mère. »

85
CHAPITRE XII

Le dimanche au marché. — Un cadeau pour Claire.

Allons dit la mère de Pierrot, puisque ça vous fait plaisir


à tous les deux, je permets à mon garçon de t'accompagner
demain. Après tout, c'est un bon gars, qui m'aide de son
mieux: il a bien droit à un jour de liberté.
— Oh! merci, madame Ducros », s'écria Claire, tandis
que, derrière elle, le visage d'abord un peu inquiet de Pierrot,
s'épanouissait.
Mais Claire semblait avoir encore quelque chose à dire.
Elle restait plantée devant la maman de son petit camarade,
cette femme négligée, à la voix criarde, à l'air éreinté, si
différente de sa maman à elle, mais qui lui avait fait confiance
et témoigné de la sympathie, au moment où les autres l'acca-
blaient de leur malveillance et de leurs soupçons.

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« J'aimerais.... Je voudrais.... commença-t-elle,
embarrassée.
— Tu voudrais quoi? demanda Mme Ducros, en
relevant, sans se troubler, et en prenant dans ses bras, hurlant
et gigotant, son dernier-né qui venait de tomber.
— ... Vous dire aussi merci, parce que vous n'avez pas
cru que j'étais une voleuse. »
Mme Ducros sourit et cria très fort, pour dominer les
piaillements du bébé :
« Il n'y a pas de quoi, ma fille. Et tu sais, si tu es dans
l'embarras, pour une chose ou une autre, tu peux venir me
trouver. Je n'ai guère le temps de m'occuper de toi, mais si je
peux te « dépanner », ce sera avec plaisir. »
Claire donna rendez-vous à Pierrot pour le lendemain,
« très tôt », et mit la sonnerie du réveil à six heures et demie,
en sorte qu'un peu après sept heures, par un beau matin de
dimanche, elle était prête, ayant fait sa toilette, peigné de son
mieux ses longs cheveux et revêtu l'unique robe convenable
qu'elle possédait, une robe blanche à pois rouges,
confectionnée avec amour par sa maman.
Pierrot la rejoignit bientôt, arborant, lui aussi, ses
meilleurs habits et ayant fait de son mieux pour discipliner, à
grand renfort de brosse et d'eau, les mèches rebelles de ses
cheveux.
Et tous deux se rendirent à l'Oiseau-Bleu.
« Vous voilà? Parfait! dit M. Isidore, lorsqu'ils poussèrent
la porte du magasin dont la sonnette carillonna gaiement. Le
mari de Mme Irma est justement là pour nous aider à
.transporter notre « barda. »
En effet, dans la cour, M. Sellier, aussi court, aussi rond
et aussi jovial que son épouse, était en train de charger les
tréteaux sur un charreton à bras.
Il accueillit les enfants avec un sourire réjoui en disant :

87
« A la bonne heure! Voilà du renfort. Avec ces deux
costauds, nous ne risquons rien, n'est-ce pas, cousin Isidore?
Allez, mes loupiots! Faites-moi passer d'abord les cages vides:
on installera les autres ensuite. »,
Les cages s'entassèrent jusqu'à former au-dessus du
charreton une montagne gazouillante et pépiante, qui restait en
place, par un miracle d'équilibre.
Pendant ce temps, M. Isidore préparait le panier du
déjeuner en disant :
« Le marché ne bat son plein que l'après-midi, je le sais
bien, mais, que voulez-vous, moi, j'aime y passer toute la
journée. Et remarquez que, d'ailleurs, on vend toujours un peu,
le matin.
— Ça y est! dit enfin M. Sellier, mais, par
exemple, on n'y mettrait pas un oiseau-mouche de plus!
Chaque semaine, ton chargement augmente, Isidore.
— Et Népomucène? » demanda le vieil oiselier, avant de
franchir le portail qui donnait dans la ruelle dont le magasin
faisait le coin.
« Népomucène? Mais, où veux-tu que je le mette, mon
vieux?
— C'est qu'il m'est fort utile, là-bas : il interpelle les gens
qui s'arrêtent devant mon éventaire, s'amusent à le regarder et
à le faire parler... et achètent plutôt chez moi qu'ailleurs.
— Je le porterai, si vous voulez, proposa Claire.
— Bonne idée! Dans ce cas, nous allons le mettre dans
une petite cage, et nous le délivrerons sitôt arrivés au marché
», dit M. Isidore.
On enferma donc le bel oiseau d'émeraude et de feu, qui
ne parut pas se formaliser d'être ainsi emprisonné, et tout le
monde se mit en route, M. Sellier poussant le charreton, M.
Isidore et Pierrot le suivant, chargés l'un du panier, l'autre de
deux ou trois sacs de graines et Claire sautillant devant la

88
caravane, en balançant la cage de Népomucène. Celui-ci,
décidément de bonne humeur, ne s'arrêtait pas de crier, à
travers les barreaux, les deux seules phrases qu'il connaissait :
« Salut, charmante demoiselle, salut, belle princesse!... Très
bien, merci, et vous? »
Intrigués, les gens que l'on croisait regardaient de tous
côtés, apercevaient l'oiseau et continuaient leur chemin en
riant.
Arrivés place Lépine, ce fut un plaisir pour les enfants
d'aider à l'installation de l'éventaire et de le garnir avec de
grandes hampes de glaïeuls rouges et rosés et des touffes de
petits œillets au violent parfum, que Claire, sur l'ordre de M.
Isidore, était allée choisir chez Mme Irma.
Ensuite, assis sur deux petits pliants, aux pieds de M.
Isidore, ils regardèrent les autres marchands s'installer et
attendirent les clients.
L'oiselier laissa Claire vendre, toute seule, quelques
perruches et quelques bengalis, après les avoir elle-même
capturés dans leurs prisons. Ce fut elle aussi qui décida une
dame hésitante à faire l'acquisition d'une cage magnifique... et
fort chère, en rotin blanc, artistement tressé, que l'on portait
par une poignée faite d'une grosse natte.
« Bravo, petite fille! dit M. Isidore, quand la dame fut
partie, emportant, dans leur élégant logis, deux tourterelles
roucoulantes, bravo! Tu as vraiment des dispositions pour le
commerce et tu te débrouilles à merveille. D'ici peu, je pourrai
aller me reposer une heure ou deux par jour, en te laissant
l'éventaire ou le magasin. »
Claire se rengorgea modestement, fière et heureuse de
recevoir ces compliments devant Pierrot.
Lorsque l'horloge dorée du Palais de justice voisin sonna
midi, M. Isidore demanda :
« Qui a faim?

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— Moi! Moi! crièrent ensemble les enfants.
— Eh bien, moi aussi, figurez-vous, dit le marchand en
allumant un réchaud à alcool sur lequel il posa deux petites
marmites. Et pendant que le ragoût chauffe, commençons par
les hors-d'œuvre.»
On s'installa autour d'une table minuscule, à l'abri du
rempart de cages qui s'entassaient sur les tréteaux, et l'on fit
honneur au saucisson, au beurre, aux radis et à trois petits
pâtés en croûte, dorés et délicieux. Puis, M. Isidore sortit des
marmites du civet de lapin et des pâtes, que suivirent du fro-
mage, un morceau de tarte aux prunes et des pêches.
Tout en mangeant, il observait discrètement les enfants,
et la vue de l'appétit avec lequel ils dévoraient ce bon repas
inespéré lui faisait à la fois plaisir et pitié.
Entre midi et quatorze heures, les chalands furent rares au
marché. On n'y voyait guère que les divers marchands
d'oiseaux ou de graines, et une quantité de pigeons en liberté,

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qui se promenaient dans l'allée centrale, picorant et se rengor-
geant, en gonflant leurs cous moirés de lilas et d'argent.
Mais, bientôt, la foule des acheteurs et des badauds
envahit la petite place : familles endimanchées, étrangers qui
prenaient force photographies, en s'exclamant dans toutes les
langues, vieilles demoiselles seules, qui cherchaient un ou
deux petits oiseaux pour leur tenir compagnie, enfants qui
baguenaudaient et s'attardaient devant toutes les boutiques,
tandis que des vendeurs sans éventaires portaient dans leurs
bras ou suspendues au bout d'une perche, des cages contenant
quelques serins ou quelques merles qu'ils proposaient aux
gens.
Le bruit et l'animation croissaient sans cesse, les oiseaux
s'égosillaient, la foule riait et bavardait, et Pierrot,
passionnément intéressé, les yeux brillant dans son visage
criblé de taches de son, ne perdait pas un détail de ce qui se
passait.
Quant à Claire, affairée, les joues colorées, la langue bien
pendue, elle aidait de son mieux M- Isidore à contenter les
nombreux clients.
Mais, passé dix-neuf heures, la presse diminua. Le
marché aux oiseaux finirait bientôt, et il faudrait songer à
retourner dans la sombre maison, dans la mansarde vide.
Le regard de Claire devint mélancolique, fit le tour de la
place, s'accrocha distraitement aux sommets des tours de
Notre-Dame et de la tour Saint-Jacques, que l'on apercevait
au-dessus des maisons voisines et rencontra enfin celui de M.
Isidore, qui l'observait affectueusement, et semblait l'interro-
ger.
« Encore un dimanche de passé, dit-elle en soupirant. Il y
a huit jours, maman venait de partir et je l'attendais bientôt....
Je me demande combien de temps il faudra continuer à
l'attendre.

91
— Patience, Clairette, patience, dit le vieil oiselier : ne te
décourage pas. Un jour viendra où tu auras la joie d'emmener
ta maman au marché aux oiseaux, et Népomucène lui criera: «
Salut, belle « princesse! » c'est moi qui te le dis. »
Claire sourit, en imaginant la scène et ce sourire, c'était
justement ce que voulait M. Isidore.
*
**
Bientôt après arrivèrent Mme Irma et son mari, ce dernier
qui venait recharger le charreton pour rapporter à l'Oiseau-
Bleu l'installation et les marchandises de l'oiselier.
« Tu dîneras chez nous ce soir, n'est-ce pas, cousin?
demanda Mme Irma.
— Oui, je veux bien, merci », répondit distraitement le
vieillard.
Il semblait réfléchir, hésiter... puis, brusquement, il
demanda à Claire :
« Petite, est-ce que cela te ferait plaisir, si je ïe donnais
deux oiseaux?
— Des oiseaux? Pour moi toute seule? -<- Oui, pour toi.
— Mais vraiment? Je pourrai les emporter chez moi?
— Naturellement!
— Oh! ce serait trop beau!
— Alors, choisis : lesquels veux-tu?
— Mais... je ne sais pas ceux que vous pouvez me
donner....
— Ceux que tu préfères, tiens! »
Claire, tout émue, passa en revue les petits habitants de
toutes les cages.
Les oiseaux des îles étaient de précieuses merveilles, les
cous-coupés, les bengalis, bien mignons, les perruches
ravissantes, ainsi que les « colombes diamant », bleu pastel,

92
constellées de petits points blancs et les « cardinal de
Virginie», d'un rouge éclatant....
Mais les canaris! Ah! Les canaris, si intelligents, qui
reconnaissaient et aimaient leur maître, qui savaient lui
réclamer la musique de son harmonica, et dont les merveilleux
petits gosiers lançaient des chants mélodieux, étaient pour elle
les rois des oiseaux.
Seulement, ils coûtaient aussi très cher, et Claire n'osait
pas avouer sa préférence pour eux.
Heureusement, M. Isidore devinait tout et comprenait
tout.
« J'ai cru remarquer que les canaris t'intéressaient
particulièrement : est-ce que je me suis trompé? » demanda-t-
il.
Claire devint toute rouge. « Non.... Mais c'est un trop
gros cadeau.
— Ne t'occupe pas de cela : les veux-tu, oui pu non?
— Oh oui! bien sûr!
— Et quel genre de chant aimes-tu mieux? La ;«
romance » ? le « roulé » ? le « tinté » ?
— Le « tinté » est bien joli....
— Et c'est aussi le plus gai. Alors, c'est dit; attrape toi-
même ces deux-là : le vert et le jaune d'or, pendant que je
prépare leur cage.
— Ah! Parce que vous me donnez aussi une cage?
s'écria la petite fille.
— A moins que tu n'aies l'intention de tenir tes bestioles
dans le placard de ta chambre, fit le vieillard en riant. Tiens!
Mets-les dans celle-ci : elle n'est pas neuve, ni très à. la mode,
mais je l'ai remise en état dernièrement et les oiseaux s'y
plaisent. »
C'était une cage assez grande, toute ronde, peinte
en vert avec une boule dorée au sommet.

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Des perchoirs, comme de petits trapèzes multicolores, s'y
balançaient et il n'y manquait ni la baignoire, ni le godet à
boisson, ni l'augette à grains, en verre.
« On va leur donner aussi une petite gourmandise », dit
M. Isidore en attachant aux barreaux un épi de millet, de
couleur orange, et l'un de ces légers biscuits dont ces petites
bêtes sont si friandes.
« Et, ajouta-t-il, Pierrot pourra porter ce filet, avec ces
deux sacs de graines de navette et de chénevis, pour les
nourrir. »
Médusée, osant à peine en croire ses yeux, Claire ne
pouvait dire un seul mot, mais elle sauta au cou du vieux
marchand pour le remercier et, serrant à grand-peine entre ses
bras la grande cage verte, elle partit, radieuse, escortée par
Pierrot, chargé du filet, et aussi ravi que sa petite amie.
Pendant que son mari finissait de charger le charreton,
Mme Irma, à côté de M. Isidore, regardait les enfants
s'éloigner.
« Quel vieux fou tu fais, mon brave cousin ! dit-elle :
c'est un énorme cadeau que tu as offert à cette gamine : te
crois-tu milliardaire, par hasard?
— Non! oh non! dit le vieil homme, le regard toujours
fixé sur la silhouette menue qui allait disparaître, au tournant
du quai, et le visage illuminé d'une infinie bonté. Seulement,
vois-tu, cette petite gosse a besoin qu'on l'aide. Elle est trop
seule et le souci qu'elle porte est trop lourd. Ce soir, j'ai
compris qu'elle se décourageait et qu'elle était près de «
flancher » : il fallait la distraire et lui donner une compagnie.
Sa mansarde lui paraîtra moins vide quand mes oiseaux s'y
ébattront et la rempliront de chansons.
— Tu as raison et, bien que tu n'aies pas de petits-
enfants... tu es le meilleur des vieux grands-pères », fit
affectueusement Mme Irma. Puis, soudain, elle ajouta :

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« Isidore, je ne t'aurais pas posé la question devant
Clairette; mais là, entre nous, tu y crois, toi, à ce retour de sa
maman que tu ne cesses de lui promettre? »
L'oiselier hocha la tête.
« Je ne sais pas... Je ne sais plus! Mais, ce dont je suis
certain, c'est que cette femme n'a pas abandonné son enfant. A
la façon dont Claire parle d'elle, on comprend qu'elle ne peut
pas être une mauvaise mère.
— Mais alors?
— Alors, elle a une raison pour tarder à revenir, mais
laquelle?
— Et tu ne penses pas qu'il aurait pu lui arriver...
quelque chose?
— Eh! si. A mesure que le temps passe, c'est Justement
ce que je redoute, sans, bien sûr, montrer à la petite mon
inquiétude grandissante. Les enfants sont moins pessimistes
que nous, ils ne prévoient guère le malheur, et Claire ne paraît
pas avoir un seul instant envisagé une catastrophe possible.
— Et tu n'as pas essayé de retrouver cette jeune femme?
— J'ai demandé à Claire l'adresse des gens chez lesquels
sa mère devait se rendre, en Bretagne : je voulais leur écrire,
mais l'enfant ignore cette adresse.
— On pourrait aussi lancer un appel par la radio.
— J'y pense, oui. J'ai décidé d'attendre encore quelques
jours avant de le faire, et, si Mme Anselme n'est pas rentrée,
j'essaierai de ce moyen.
— Dieu veuille que ce soit inutile et que la pauvre
gamine retrouve bientôt cette maman qu'elle paraît adorer! ».

95
CHAPITRE XIII

Citronette et Verduret. — Ce que firent deux oiseaux

CE fut le chant ravissant de ses canaris qui réveilla


Claire, le lendemain matin. Elle ouvrit les yeux, sourit, en les
voyant voleter dans la cage, devant la fenêtre ouverte, et,
sautant du lit, elle courut les contempler de plus près.
« Bonjour, mes oiselets! Bonjour, mes mignons! Vous
avez bien dormi? Oh! Les petits coquins! Ils ont déjà répandu
leurs graines partout et bu presque toute l'eau. Attendez!
Avant de partir, je remplirai de nouveau votre godet. »
Tandis qu'elle parlait, les oiseaux, soudain immobiles,
juchés côte à côte sur le même perchoir, semblaient écouter

96
cette voix enfantine, aussi claire et fraîche que la leur, la voix
de leur jeune maîtresse qu'ils reconnaîtraient bientôt entre
toutes.
Pendant qu'elle s'habillait et faisait sa toilette, Claire ne
les perdait pas de vue.
« Il faut que je leur donne un nom », se disait-elle, tout en
les admirant.
L'un des deux avait un plumage d'un beau vert lumineux,
comme l'était uniformément celui des premiers canaris
apportés jadis en Europe par des navigateurs venant de
contrées lointaines. Mais, aujourd'hui, ces oiseaux sont de
couleurs variées, et l'autre habitant de la cage se parait d'une
livrée jaune vif, « le jaune d'un citron bien mûr », remarqua la
petite fille, qui s'écria bientôt ; « Ça y est! J'ai trouvé! »;
Et, de loin, tout en brossant ses cheveux, elle lança aux
deux petites bêtes :
« Ecoutez! Vous serez « Citronette » et « Verduret ». Et,
vous savez, à force d'entendre vos noms, il faudra les
reconnaître et répondre quand je vous appellerai. Népomucène
répond bien au sien et il n'est pas aussi malin que vous! »
Claire, ce matin-là, quitta presque à regret la mansarde pour se
rendre chez M. Isidore, car elle eût bien aimé s'occuper
longuement de ses oiseaux. Il fallait attendre l'après-midi et se
contenter, pour le moment, de remplir d'eau fraîche l'abreuvoir
de verre.
M. Isidore fut tout heureux de voir arriver sa petite
employée avec un visage détendu et presque gai. Allons! son
généreux cadeau avait bien produit l'effet qu'il escomptait.
Il approuva chaleureusement les noms de Citronette et de
Verduret, « quoiqu'ils soient moins originaux que celui de
mon perroquet, dit-il.
— Mais bien plus jolis et plus faciles à retenir, protesta
vivement Claire.

97
— D'accord! » fit le vieillard. Et il ajouta en riant :
« Tu sais, si cela te fait plaisir, tu peux baptiser tous les
oiseaux du magasin et tous ceux de l'élevage.
— Eh bien, ce serait un drôle de travail ! » répondit la
petite avec bonne humeur.
La matinée s'écoula, paisible et laborieuse, au milieu des
battements d'ailes et des gazouillis. Des clients entrèrent et
sortirent, et M. Isidore laissa plusieurs fois Claire les servir
toute seule, pendant qu'il s'occupait des volières, au fond de la
cour.
On nettoya les cages, on distribua les graines, la salade,
les biscuits aux « bestioles » et l'on prépara le déjeuner de
l'oiselier et de Claire. Celle-ci voulut écosser elle-même les
petits pois, peler les pommes de terre et mettre le couvert dans
la salle à manger où elle commençait à se sentir un peu chez
elle.
Mais, tandis qu'elle s'activait, sa pensée volait souvent
vers Citronette et Verduret, restés tout seuls dans la mansarde.
Et, pour la première fois, lorsque, après avoir lavé la vaisselle
de M. Isidore, elle retourna chez elle, ce fut sans un serrement
de cœur qu'elle franchit le seuil de la sombre maison.
En arrivant, elle se mit aussitôt à soigner et à nourrir ses
oiseaux, après avoir arrangé près d'eux, dans un bocal de
verre, trois beaux glaïeuls couleur de feu, don de M. Isidore.
Heureusement pour elle, un peu plus tard, elle entendit
tout de suite, le long du corridor, plusieurs pas qui
s'approchaient, ainsi que des voix d'enfants, en sorte qu'elle ne
crut pas à l'arrivée de sa mère et ne ressentit aucune déception,
lorsque Pierrot toqua à la porte et demanda :
« Dis, Clairette, on peut entrer? >
D'habitude, Pierrot frappait tout juste un coup léger et
faisait aussitôt irruption dans la chambre, sans plus attendre.
Pourquoi tant de cérémonie, ce> jour-là?

98
Ah! C'est que le petit garçon n'était pas seul et qu'il se
demandait comment Claire allait accueillir ceux et celles qui
l'accompagnaient
Il se tenait sur le seuil, avec deux de ses frères, Colette,
Janine et trois ou quatre autres enfants de la maison. Seuls,
Paulo et Robert n'avaient pas osé se joindre à eux.
« Claire, tout le monde voudrait bien voir tes oiseaux, dit
Pierrot.
— Oui, tu serais très gentille de nous les laisser regarder
», ajouta Janine, .tandis que Colette, avisant la cage, s'écriait :
« Ils sont si mignons! >;
Oh! Comme elles étaient aimables, aujourd'hui, Janine et
Colette! L'envie de contempler Citronette et Verduret les
rendait tout miel et tout sucre, et l'on aurait eu peine à
reconnaître en elles, les petites filles qui, méchamment,
quelques jours auparavant, poursuivaient Claire de leurs
cruelles moqueries.
Mais, dans le cœur de Clairette, il n'y avait point de place
pour la rancune. Elle les fit entrer et présenta fièrement les
nouveaux habitants de la mansarde,
Les enfants restèrent une bonne demi-heure devant la
cage, à s'exclamer, à rire et à babiller. Puis, ils redescendirent
dans la cour, et Claire, assise au bord du divan, pensa :
« Que je voudrais aussi montrer mes oiseaux à maman!
Quelle surprise pour elle, quand elle reviendra, et comme elle
les trouvera beaux! »
Beaux? Oui, certes, Citronette et Verduret l'étaient... mais
presque trop! Car — la petite fille le remarqua soudain —
leurs couleurs éclatantes et fraîches, leur cage pimpante, les
grandes fleurs rouge feu, placées près d'eux, tout cela faisait
paraître la mansarde encore plus misérable et plus malpropre.
Lentement, une vive rougeur envahit le visage de l'enfant.

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« Si maman revenait juste maintenant, il y aurait de quoi
mourir de honte pour moi, se dit-elle. Depuis son départ, je
n'ai rien nettoyé : à peine un petit coup de balai de temps en
temps, et le ménage était fait! »
Confuse, elle regardait les vitres sales, les rideaux fripés,
les meubles poussiéreux, le plancher .taché.
Alors, elle se leva brusquement. Au travail! Il s'agissait
que tout reluise, quand maman reviendrait.
Les vitres, d'abord, que la proximité des oiseaux faisait
paraître encore plus ternies.
Seulement, avec quoi les « faisait »-on? La petite fille
l'ignorait complètement. Mais la mère de Pierrot n'avait-elle
pas proposé, l'autre jour, de la « dépanner » ?
Claire courut la trouver, revint avec un peu de vinaigre au
fond d'une tasse, versa le vinaigre dans de l'eau, prit un chiffon
et se mit à frotter les carreaux avec ardeur.
Une joie singulière lui remplissait le cœur : elle travaillait
pour sa maman! Elle préparait une belle surprise pour fêter le
retour tant espéré.
« Tu m'apporteras les rideaux, avait dit Mme Ducros : je
fais justement ma lessive aujourd'hui : je les laverai et même,
je te les rendrai tout repassés. »
En attendant de pouvoir les remettre à la fenêtre, Claire,
une fois les vitres bien transparentes, s'attaqua aux meubles,
puis au parquet. Ah ! Celui-là lui donna bien du mal! Mais
enfin, à grand renfort d'eau savonneuse et de brosse en
chiendent, elle en vint à bout. Et, pendant qu'elle nettoyait à
tour de bras, Citronette et Verduret l'encourageaient en
chantant.
A la fin de l'après-midi, Claire, un peu lasse, s'assit pour
contempler son œuvre.
Pas mal, vraiment! La fenêtre étincelait, les meubles
luisaient, le parquet achevait de sécher et ses taches avaient

100
disparu. Mais, tout de même, ce serait mieux encore si l'on
remplaçait la vieille toile cirée de la table par une neuve et si,
à la place des journaux qui recouvraient les rayons du placard,
on mettait un joli papier lavable, du « vénilia », à fleurs ou à
carreaux.
!Au fond, Claire pourrait peut-être consacrer à l'achat de
ces objets-là une partie de son salaire. Quelle bonne idée! Et
quelle joie d'embellir le logis pour fêter le retour de maman!
Aujourd'hui, il était trop tard, mais, dès demain, eu
rentrant de l'Oiseau-Bleu, elle irait au plus proche Unifix, faire
ses emplettes.

*
**

Quelqu'un qui se sentit bien fière eï bien contente, le


lendemain, lorsqu'elle fit ses achats avec l'argent qu'elle avait
gagné, ce fut Claire!
Dans le grand magasin, plein de monde et de lumière,
elle choisit longuement la toile cirée, quoiqu'elle sût fort bien
ce qu'elle désirait et, surtout, ce que maman préférait.
Fi de ces nappes brillantes et ordinaires! Il lui fallait un
tissu imperméable mat, imitant la toile basque, à s'y
méprendre. Mais c'était le choix de la couleur qui
l'embarrassait.
Elle finit par se décider pour un fond crème, rayé
d'orange et de vert (juste les nuances de Citronette et de
Verduret!). Puis, elle choisit du papier lavable et adhésif,
destiné à recouvrir les étagères du placard et, enfin, elle ne put
résister à la tentation d'acquérir aussi un vase de simili cristal,
qui remplacerait avantageusement le bocal dans lequel, faute
de mieux, elle avait arrangé les fleurs.

101
Elle rentra, chargée de ses trésors et, en ouvrant la porte,
elle eut le plaisir de constater qu'en son absence, la mère de
Pierrot avait rapporté et remis à la fenêtre, les rideaux bien
blancs et impeccablement repassés.
Elle s'empressa d'ouvrir ses paquets, d'étendre la nappe
sur la table, où elle faisait un effet magnifique et de transporter
les glaïeuls du bocal dans le vase. Mais, par exemple, pour
placer le vénilia sur les étagères, elle appela Pierrot à son aide.
Après avoir vidé le placard de tout ce qu'il contenait, et
retiré les journaux qui recouvraient les rayons, les deux
enfants, armés de grands ciseaux, coupèrent le joli papier à
fleurettes rosés, et le collèrent de leur mieux. Le vénilia faisait
bien, par-ci par là, quelques petits plis indésirables, mais,
enfin, dans l'ensemble, le résultat de leurs efforts leur parut
satisfaisant et ce fut avec fierté qu'ils le contemplèrent.
Restée seule, Claire remit tout en place sur les étagères,
puis elle s'assit pour se reposer et regarder autour d'elle,
comme elle l'avait fait la veille au soir.
La vue de la chambre propre, reluisante, égayée par la
nappe et le vase neufs et celle du placard grand ouvert,
montrant son papier fleuri, aurait dû lui dilater le cœur de joie.
Eh bien, non! si le cœur de Claire se gonflait, c'était bien
plutôt de chagrin, et une terrible envie de pleurer lui serrait la
gorge.
Maintenant que les préparatifs destinés à fêter le retour de
sa mère étaient terminés, l'absence de la voyageuse se faisait
plus douloureusement sentir. Oh! quand donc sa petite fille la
verrait-elle enfin apparaître, là, sur le seuil de cette porte, sa
valise à la main? Quand reverrait-elle son tendre et joli
sourire, quand entendrait-elle de nouveau sa douce voix?
Maman! Tout est prêt.... Tout est prêt pour te recevoir, et
tu ne reviens pas!

102
Elle en saisit un d'une main tremblante.

103
Les larmes montaient aux yeux de Claire et elle allait
éclater en sanglots, lorsque, soudain, son visage se figea, son
regard devint fixe et elle poussa un petit cri.
« Mais... Qu'est-ce que c'est que...? »
Oui, qu'était-ce que ce trait de crayon rouge, là-bas sur
l'un des journaux qu'elle avait retirés du placard et qui
attendaient d'être brûlés, entassés dans un coin?
Lentement, redoutant de se tromper, la fillette se leva,
s'approcha de la pile de vieux papiers, en saisit un d'une main
tremblante, et regarda.
C'était bien cela. C'était la marque tracée par maman sous
la petite annonce qui demandait une gérante pour la mercerie
de Bretagne.
« Ça y est! J'ai trouvé l'adresse! » s'écria Claire à haute
voix.
En effet, on lisait, sous le trait rouge :
On demande, pour gérer mercerie, personne sérieuse et
capable, 30 a 35 ans. Logement avec magasin. S'adresser à M.
et Mme Le Cadenec, rue du Marché, Kernantrec (Côtes-du-
Nord).
Comme une trombe, Claire dégringola les cinq étages, ne
répondit pas un mot à la concierge qui lui criait : « Et alors?
Qu'est-ce qui se passe? s> Prit, toujours courant, le chemin de
l'Oiseau-Bleu, où elle arriva, haletante, pour trouver M.
Isidore aux prises avec une demi-douzaine de clients, en sorte
qu'il lui fallut encore se morfondre un grand moment, tenant le
vieux journal taché contre son cœur, tandis que l'oiselier jetait
des regards inquiets et intrigués de son côté.
Enfin, le dernier acheteur, emportant un maudit € serin
hollandais », qui avait fait bien des façons pour se laisser
capturer, referma la porte du magasin, et, tout de suite, avant
même que M. Isidore ait pu poser une question, Claire
annonça fièrement, en brandissant le journal :

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« Monsieur Isidore, j'ai trouvé l'adresse des gens de
Bretagne! »
Le vieillard s'exclama :
« Ah! Ça, alors! c'est du bon travail, ma fille! Montre-
moi cela. »
Claire tendit le papier.
« C'est en nettoyant le placard que.... » 
Mais M. Isidore ne l'écoutait même pas. Ajustant ses
lunettes, il retira le crayon qu'il portait toujours derrière
l'oreille, pour faire le compte de ses clients et, déjà, il notait
soigneusement la fameuse adresse.
« On va écrire immédiatement, dit-il alors, et tu posteras
la lettre en rentrant chez toi. Reste ici! pour recevoir les gens,
s'il en vient, moi, je m'installe à la salle à manger. »
Vingt minutes plus tard, il revenait au magasin, tenant
une enveloppe timbrée d'une main et, de l'autre, une feuille de
papier couverte de sa belle écriture calligraphiée, une écriture
d'autrefois.
« Tiens, lis », dit-il en tendant la lettre à la petite fille.
La lettre disait :

Monsieur, Madame,

Pourriez-vous nous donner quelques renseignements au


sujet de Mme Christiane Anselme, qui a quitté Paris le 3 août
dernier, et s'est rendue à Kernantrec afin de se présenter chez
vous, comme gérante de votre mercerie, après avoir reçu de
vous une convocation?
Cette personne, qui a laissé à Paris, pour deux ou trois
jours, seulement, sa fillette âgée de dix ans, n'a pas reparu.
Son enfant et ses amis sont fort en souci et vous seraient
reconnaissants de bien vouloir leur écrire, le plus tôt possible,
pour leur dire si cette jeune femme est bien allée chez vous, si

105
elle s'y trouve encore, ou si elle en est repartie, et, dans ce
cas, si elle vous a dit où elle allait.
En vous remerciant d'avance, je vous prie de recevoir
mes meilleures salutations.

ISIDORE PASSEREAU.

« C'est très bien, dit Claire en rendant la lettre à l'oiselier,


mais vous devriez souligner : le plus tôt possible, car il me
tarde terriblement d'avoir leur réponse.
— Soit, si tu y tiens. Et je donne mon adresse ici, car ta
sympathique concierge n'a pas besoin d'être au courant de
notre correspondance. »
Claire emporta la précieuse missive qu'elle jeta à la boîte
postale voisine. Elle entendit le bruit léger qu'elle fit en
tombant à l'intérieur et se dit, avec un battement de cœur : «
Maintenant, il n'y a plus qu'à attendre... ».
Lorsqu'elle entra dans la mansarde, Citronette et Verduret
gazouillaient paisiblement, sans se douter du rôle qu'ils
avaient joué dans la découverte de l'adresse.
« Car, dit Claire à Pierrot, si M. Isidore ne me les avait
pas donnés, si leurs belles couleurs n'avaient pas fait ressortir
la saleté de la chambre et si je n'avais pas tout nettoyé....
— Les vieux journaux seraient toujours dans le placard
et personne ne saurait où habitent ces gens de Bretagne »,
termina le petit garçon.
Et le soir, avant de fermer les yeux, Claire regarda
tendrement ses oiseaux, déjà endormis, blottis, immobiles, l'un
contre l'autre sur le même perchoir et, tout bas, leur dit : «
Merci! »

106
CHAPITRE XIV

En attendant la réponse. — Une journée à la campagne

« CROYEZ-VOUS que nous aurons la réponse demain,


monsieur Isidore? Demanda Claire, dès qu'elle arriva à
l'Oiseau-Bleu.
— Demain? Mais, ma pauvre fille, demain, il n'y aura pas
de courrier : c'est le 15 Août, jour férié. » Le visage de la
petite fille s'allongea et elle soupira.
« Alors, il faut attendre jusqu'à vendredi? Que c'est long!
Que c'est long! »
M. Isidore posa sur l'enfant son bon regard, plein de pitié
et de compréhension.
« Oui, pauvrette, c'est bien long, en effet. Mais, écoute :
j'ai pensé souvent, depuis hier soir, à cette pénible attente et il
m'est venu une idée : pourquoi resterions-nous à Paris, à nous

107
morfondre, au lieu de nous distraire? Le 15 Août est un de mes
rares jours de liberté, puisque mes dimanches se passent au
marché aux oiseaux. Alors, j'ai bien envie d'aller voir avec toi
— et avec Pierrot, s'il veut venir — ce que deviennent mon
village et ma maison.
— Comment! Vous avez une maison de campagne ?
— Oh! Une vieille petite maison : rien d'une villa, tu
sais! La maison de mes grands-parents, celle où ma chère
maman a vécu, avant de se marier à la ville, celle où le petit
Parisien que j'étais a passé de si belles vacances, autrefois. Je
n'y vais presque jamais. Pourtant, à cause des souvenirs qui s'y
rattachent, je n'ai pas voulu la vendre. Et puis, je me disais que
plus tard, peut-être, je pourrais m'y retirer, avec mes plus
beaux oiseaux, mes pendules et mes boîtes à musique, jardiner
un peu, bricoler aussi....
— Alors, personne n'habite cette maison?
— Personne, depuis quelques mois. Avant, une vieille
cousine à moi y vivait et l'entretenait de son mieux. Elle est
fermée à présent, car la cousine est morte.
— Et dans quel pays est-elle, votre maison?
— Pas bien loin : en Normandie, à Saint-André, un tout
petit village, dans la région de Mantes-la-jolie, juste au bord
de la Seine.
— En Normandie, répéta Claire.... Un petit village.... La
Seine, au milieu des prés et des arbres et non entre deux
quais... ce doit être merveilleux! Mais je ne puis guère me
représenter tout ça, car je ne suis jamais sortie de Paris, et
Pierrot non plus.
— Dans ce cas, demain, vous n'aurez qu'à ouvrir tout
grands les yeux et, le soir, vous ne pourrez plus dire que vous
ne connaissez pas la campagne, fit M. Isidore en souriant.

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— C'est Pierrot qui va en faire une tête, quand je lui dirai
que vous l'invitez ! » s'écria Claire. Mais, aussitôt, une pensée
assombrit son visage.
« Seulement, si maman arrivait demain....
— Tu laisseras un billet, comme dimanche dernier.
— Oui, mais, dimanche, elle n'aurait eu qu'à me chercher
au marché aux oiseaux, tandis que, cette fois, je serai bien
loin.
— Elle t'attendrait quelques heures, Clairette et elle
serait contente de penser que sa petite fille respire le bon air
des champs.
— C'est vrai! Je suis sûre qu'elle se réjouirait que j'aie
cette chance », reconnut Claire, tout en commençant, comme
chaque matin, à balayer le magasin.
Jusqu'à midi, on ne reparla plus du petit voyage projeté,
mais, tout en déjeunant, M. Isidore dit à Claire de venir à sept
heures, le lendemain matin, avec Pierrot, d'apporter l'un et
l'autre un sac ou un panier vide et qu'il se chargeait de tout le
reste.
« Il me semble que je rêve : c'est presque trop beau, fit
Claire au moment de partir. En tout cas, je vais penser à ce
voyage pendant tout l'après-midi.. »;
« Et voilà justement ce que je désire, murmura le vieil
homme à part lui, lorsqu'elle s'éloigna. Rêve au plaisir de
demain, pauvre petite, rêve de cette campagne que tu vas
découvrir : tu penseras moins à ton gros souci et le temps te
paraîtra moins long. »

*
**

Le lendemain, un peu avant huit heures, le train emporta


un vieux petit monsieur en veste d'alpaga, avec une. cravate

109
lavallière au cou et un canotier de paille sur la tête, et deux
enfants aussi excités que s'ils partaient pour faire le tour du
monde.
Claire portait un sac de toile vide, et Pierrot, un cabas,
vide également, ainsi que l'avait recommandé M. Isidore.
Ce dernier tenait à la main un panier noir à couvercle,
comme on les faisait il y a au moins cinquante ans, un panier
qui paraissait « drôlement léger », remarqua Pierrot à part lui.
Est-ce que le vieil homme n'emportait pas un copieux casse-
croûte, comme celui du marché aux oiseaux, de savoureuse
mémoire?
Mais les enfants ne s'attardèrent pas à se poser des
questions, concernant le contenu du panier : ils eurent bientôt
d'autres sujets d'intérêt!
Assis en face l'un de l'autre, de chaque côté de la fenêtre,
dans un compartiment bondé, ils ouvraient de ses grands yeux
devant le paysage qui défilait devant eux, et les exclamations
qu'ils poussaient faisaient sourire leurs compagnons de
voyage.
On traversait une riche campagne, avec ses grandes
fermes, ses prés, ses pommiers pliant sous le poids de leurs
fruits, ses villages aux jardins pleins de rosés. On apercevait la
route nationale sillonnée de voitures qui brillaient au soleil, "et
la Seine, qui roulait nonchalamment ses eaux vertes, moirées
d'argent, entre ses rives verdoyantes.
« Première fois de ma vie que je vois des pommes sur des
pommiers ! s'écriait Pierrot.
— Première fois de ma vie que je vois des vaches dans
un pré! » renchérissait Claire, en montrant un troupeau de
magnifiques bêtes blanches et rousses, qui paissaient
paisiblement.
« Première fois de ma vie que je vois des poules se
promener en liberté autour des maisons! reprenait Pierrot.

110
— Et même, jusque sur la route ajoutait Claire.

— Et première fois que je vois des cochons vivants! fit


encore Pierrot en riant aux éclats, je ne les connaissais que
suspendus chez le boucher, sans tête et ouverts du haut en bas.
Qu'ils sont vilains! Qu'ils sont sales! Et dire qu'ils font de si
bons saucissons! »
M. Isidore souriait en écoutant les enfants, jouissant de
leur joie et de leur émerveillement. Ceux-ci étaient si occupés
à dévorer des yeux tout ce qu'ils voyaient, que le voyage leur
parut étonnamment court et qu'ensemble, ils s'écrièrent :
«Déjà! » lorsque le train s'étant arrêté à une petite gare,
l'oiselier saisit son panier et s'écria :
« Terminus! Tout le monde descend! »
(Ce qui était une façon de parler, car « tout le monde »
comprenait seulement M. Isidore, Claire, Pierrot et deux autres
personnes... et le train s'éloigna, emportant vers une lointaine

111
destination sa cargaison de voyageurs, dans ses compartiments
bondés.)
Quelques maisons alignées de chaque côté de la route, et
séparées par des jardins de légumes et de fleurs, une place
entourée d'une petite église, d'une petite école, d'une petite
auberge, et, plus loin, un petit pont sur un ruisseau qui courait
se jeter dans la Seine, tel était le village de M. Isidore.
On le traversa d'un bout à l'autre, sous les regards curieux
des habitants, puis, le vieux monsieur s'arrêta devant une
importante ferme et franchit le portail qui donnait sur une
vaste cour, entourée d'écuries et de remises, au fond de
laquelle s'élevait la maison d'habitation.
« C'est ici? demandèrent les enfants.
— Pensez-vous! je vous ai dit que ma bicoque était toute
petite. Mais c'est ici qu'habitent les voisins qui gardent ma clef
et vont, de temps en temps, ouvrir mes fenêtres et ôter la
poussière. »
Deux gros chiens, sortis de leur niches, aboyaient
furieusement, et les enfants, peu rassurés, se faisaient tout
petits derrière M. Isidore.
Une femme blonde apparut sur le seuil et s'exclama :
« Tiens! monsieur Passereau! Quelle surprise!.
— Bonjour, madame Thibaud. Oui, me voilà, avec mes
deux petits amis : nous venons passer la journée à Saint-
André: puis-je avoir ma clef?
— Oui, mais seulement après avoir pris quelque chose :
vous avez dû partir de bon matin et votre déjeuner doit être
déjà loin! répondit la fermière en souriant. Entrez donc. »
On entra, on « prit quelque chose » : du café au lait avec
d'énormes tartines de beurre, et, tout en dévorant, les enfants
regardaient curieusement cette cuisine paysanne qu'ils
trouvaient magnifique.

112
« On vous attend pour « ce tantôt », vous mangerez avec
nous, n'est-ce pas? dit la fermière, lorsque M. Isidore se leva.
— Nous ne voudrions pas vous déranger, madame
Thibaud : je comptais aller à l'auberge, répondit-il.
— Allons donc! C'est sans dérangement : nous vous
attendrons. »
La clef qu'emporta M. Isidore était si grande et si grosse
que jamais les enfants n'en avaient vu de pareille. Mais la
maison dont elle ouvrait la porte était, elle, toute petite,
comme l'avait dit le vieillard.
Toute petite et ravissante! Peinte en rosé fané, coiffée
d'un grand toit, enguirlandée de glycine, ombragée par deux
énormes tilleuls et entourée d'un jardin, jadis plein de
légumes, d'arbres fruitiers et de fleurs, mais revenu à l'état
sauvage et qui descendait en pente douce jusqu'à la Seine.
A l'intérieur, il y avait tout juste une cuisine, avec sa
cheminée à hotte, une « salle » aux meubles rustiques,
l'ancienne échoppe du grand-père, sabotier de son état, et trois
chambres, avec de drôles de lits très hauts recouverts de
couvertures en coton blanc tricoté.
Dès que M. Isidore eut poussé les volets de toutes les
fenêtres, le soleil inonda sa maison qui parut aux enfants si
gaie et si agréable que Pierrot s'écria :
« On comprend que vous aimiez venir passer les
vacances ici, quand vous étiez petit, monsieur Isidore. Est-ce
que vous vous rendiez compte de la chance que vous aviez?
— Bien sûr, mon ami: je t'affirme que je savais apprécier
mon bonheur et jouir de mon reste! » répondit le vieil homme
en posant affectueusement la main sur l'épaule du garçon (qui
n'avait pas tant de chance, lui !) et en regardant autour de lui,
d'un air attendri.
« Venez avec moi, mes enfants : je vous raconterai tout »,
ajouta-t-il.

113
Le temps passa vite, pendant que M. Isidore parcourait la
maison et le jardin, en rappelant mille souvenirs.

Dans l'échoppe, où restaient encore quelques paires de


sabots, alignés, tout poussiéreux, sur des rayons, il prit, au
fond d'un tiroir, deux petites galoches en miniature, toutes
sculptées, avec une chenille de velours rouge sur le cou-de-
pied.
« Tiens, Claire, dit-il, je te les donne : mon grand-père en
avait fait toute une série : c'étaient des échantillons parmi
lesquels ses clients choisissaient ce qui leur convenait. On ne
peut pas les mettre aux pieds, évidemment, ajouta-t-il eu riant.
— Bien sûr! Elles servent seulement à « faire joli », dit
Claire, ravie. Merci, monsieur Isidore : je vais les suspendre
dans notre mansarde et maman sera bien étonnée, en les
voyant. »

114
Mais, dès qu'elle eut dit « maman », son joyeux sourire
s'éteignit et, brusquement, ses yeux se remplirent de larmes.
« Qu'est-ce qu'il y a, mon petit? » demanda M. Isidore.
Elle le regarda tristement :
« Je pense que je suis ici, à bien m'amuser, à jouir d'un
tas de choses et que je ne sais pas où est ma maman, ni quand
je la reverrai, alors....
— Alors, il ne faut pas te décourager, Clairette. Tu sais
ce que j'ai dit : patience! patience! La patience est toujours
récompensée.
— J'essaie d'en avoir, mais c'est si long!
— Pense que, bientôt, demain peut-être, nous aurons la
réponse de Bretagne et que nous saurons enfin quelque chose.
— Oui, c'est vrai. »
Le sourire de Claire reparut. Il avait suffi de quelques
mots de son vieil ami pour rasséréner un cœur qui ne
demandait qu'à espérer.
« Quelle misère, dit M. Isidore en traversant le jardin,
quel abandon! Ces ronces, ces arbres fruitiers envahis par le
lierre, ces mauvaises1 herbes !' Ah! Si vous aviez vu ce qu'était
cet enclos, du temps de mon grand-père, si vous l'aviez vu,
avec son verger soigné, ses beaux carrés de légumes, ses mille
fleurs! Voilà, voilà ce qu'un jour je devrais faire : revenir ici et
tout remettre en état. »
Dans le jardin abandonné, les oiseaux ne manquaient pas.
M. Isidore, se tenant immobile avec les enfants, les guettait, et
les leur désignait par leurs noms : des merles, des
bergeronnettes, des pinsons, des fauvettes....
« Comme ils sont libres et heureux, dit-il soudain. Je me
demande si moi qui aime tant ces petites bêtes, je ne suis pas
leur bourreau en faisant le métier que je fais? Parfois, quand je
vois les oiseaux des champs, j'ai comme des remords. »

115
Il eut soudain l'air si mélancolique et si las, que Claire
glissa dans sa vieille main, une petite main chaude et souple et
ce fut elle qui, à son tour, réconforta l'oiselier.
« Je suis sûre que vos oiseaux savent que vous les aimez
et que vous faites tout ce que pouvez pour les rendre heureux,
monsieur Isidore. Il n'y a qu'à les entendre chanter aussi
gaiement que ceux-ci, pour savoir qu'ils ne se sentent pas en
prison.
— C'est vrai, dit le vieillard : ils paraissent, au fond,
aussi contents de vivre que ces fauvettes ou ces merles.
— Quant à vos clients, ils les aiment aussi, sans cela ils
ne les achèteraient pas. Avec eux, ils sont aussi gâtés qu'avec
vous, soyez tranquille. Et chez moi, dites? Est-ce que ma
Citronette et mon Verduret font pitié? Mais ils sont gais
comme... comme des pinsons, mes canaris!
— Tu as raison, tu as raison, petite », fit M. Isidore en
souriant.
Il était midi. Le vieillard et les enfants retournèrent à la
ferme. Un peu intimidés, Claire et Pierrot s'assirent à la longue
table, avec les fermiers, leurs enfants, les deux valets et la
servante.
Quel repas! De la soupe au lard, des fricandeaux, des
poulets rôtis, des petits pois et des pommes de terre nouvelles,
et, pour finir, d'énormes meringues à la crème fouettée!
Ah ! Bien sûr, M. Isidore n'avait pas besoin d'emporter
des provisions, dans son panier à couvercle !
Mais alors, pourquoi s'être embarrassé de ce panier?
Pourquoi? Les enfants le surent un peu plus tard, quand
Mme Thibaud les appela pour aller à la basse-cour chercher
des œufs qu'elle leur laissa le plaisir de retirer eux-mêmes du
nid, tout tièdes encore, énormes et d'un blanc rosé, « pour la
première fois de leur vie », comme disait Pierrot. Et encore,
lorsqu'elle cueillit au jardin de larges feuilles de bette, pour

116
envelopper trois pains de beurre tout frais et quand elle choisit
avec eux de magnifiques pommes et des prunes reines-claudes
au parfum délicieux.
Le panier noir se remplit, ainsi que le sac de Claire et le
cabas de Pierrot.
« Voilà qui me fera bien recevoir par mon père et ma
mère, ce soir », dit le petit garçon d'un air tellement soulagé,
que M. Isidore et la fermière échangèrent un regard amusé.
« Oui, continua Pierrot, parce qu'ils n'étaient pas trop
d'accord pour que je parte de nouveau, ce matin. J'ai presque
dû me sauver, quitte à payer mon voyage de quelques
taloches, au retour. Mais avec ce cabas, fit-il en contemplant
ses trésors d'un air de jubilation, je ne risque rien! »
Tout le monde se mit à rire, puis l'oiselier emmena de
nouveau les enfants chez lui.
Un paisible, un délicieux après-midi s'écoula. D'abord,
pendant les heures chaudes, on resta tranquillement dans la
petite maison, pleine d'ombre et de fraîcheur. Ensuite, on fit
une promenade à travers les prés et le long du fleuve; et tout se
termina par une partie de barque sur la Seine, dans le canot
conduit par le fils du fermier.
Quand le soleil déclina, et que M. Isidore dit : « II est
temps d'aller à la gare », Claire et Pierrot soupirèrent en
pensant qu'aucune journée de leur vie n'avait été aussi
ridiculement courte que cette première journée à la campagne.
Après avoir pris congé des Thibaud, on emporta sacs et
panier et l'on attendit, sur le quai de la petite station, un train
aussi bondé que celui du matin, où l'on eut beaucoup de peine
à se caser.
De retour à Paris, on retrouva l'air poussiéreux, la presse,
le bruit... et tous les soucis.

117
CHAPITRE XV

La lettre de Bretagne. — La concierge est sans pitié.

Comme le cœur de Claire battait lorsqu'elle arriva, le


lendemain, à l'Oiseau-Bleu et qu'elle entra dans le magasin,
accueillie par le tintement de la sonnette et le gazouillis des
oiseaux!
Elle entendit M. Isidore aller et venir dans la salle à
manger voisine et s'empressa de le rejoindre.
« Alors? demanda-t-elle, la bouche sèche, le facteur est
passé?

118
— Oui, oui, il est passé, répondit l'oiselier d'un air un
peu embarrassé et sans sourire.
« Et... la réponse de Bretagne?
— Elle est arrivée : ces gens ont écrit tout de suite. »
Claire devint toute pâle et balbutia :
« Ils ne savent rien, n'est-ce pas?
— « Rien » n'est pas le mot, dit M. Isidore, mais peu de
chose, vraiment. Je vais te lire cela. Ne prends pas cette mine
désespérée, mon petit : tout n'est certes pas perdu et ce qui est
sûr, en tout cas, c'est que ta maman... Mais, écoute plutôt. »
Et, prenant sur la table, la lettre de Bretagne, il îa déplia
et lut.

Monsieur,

Nous nous empressons de répondre à votre demande,


tout en regrettant de n'avoir pas de plus amples
renseignements à vous donner.
Madame Anselme est bien venue chez nous, 10 3 août.
Elle nous a fait une excellente impression. Mais,
malheureusement, la veille de son arrivée, ayant eu l'occasion
d'engager une personne répondant en tous points à ce que
nous désirions, il ne nous a pas été possible de lui faire savoir
à temps qu'il était inutile de se déranger. Nous avons dû lui
apprendre, à son arrivée, que la place n'était plus libre.
Naturellement, son voyage lui a été remboursé.
Tout ce que nous pouvons vous dire, c'est que la jeune
femme paraissait déçue mais nullement découragée et qu'elle
semblait prendre sa déconvenue avec sang-froid.
Croyez, Monsieur, que nous sommes désolés d'apprendre
qu'elle n'est pas rentrée auprès de son enfant. Nous
souhaitons vivement que ce mystère soit bientôt éclairci et
nous vous prions de recevoir nos meilleures salutations.

119
R.CADENEC.

Pour la première fois, Claire passa une triste matinée à


l'Oiseau-Bleu. Ni les chants des « bestioles », ni le va-et-vient
des clients ne parvinrent à la distraire.
M. Isidore paraissait morose, préoccupé, soucieux,
même. Mme Irma, qui vint un moment, pour prendre quelques
fruits de la campagne que son cousin voulait lui offrir,
chuchota longuement avec lui, devant les volières de la cour.
En partant, elle embrassa Claire, - en la serrant bien fort contre
elle.
Que signifiait tout cela? Pourquoi ses bons amis, l'oiselier
et la fleuriste lui témoignaient-ils cette affection inquiète et
apitoyée? Voulaient-ils seulement la consoler de sa déception
en se montrant tellement attendris et en lui parlant doucement,
tout doucement, comme si elle était un petit papillon qu'on
saisit avec précaution, du bout des doigts, de peur de meurtrir
ses ailes délicates?
« Ils sont... drôles! Qu'est-ce qu'il y a? » se demandait-
elle.
Pourtant, si la lettre de Bretagne n'apportait pas les
bonnes nouvelles espérées, elle n'annonçait rien de plus
inquiétant que ce qu'on savait déjà. Alors?
Quand, au début de l'après-midi, Claire fit mine de partir,
M. Isidore lui caressa paternellement les cheveux en disant :
« Tu ne préfères pas rester ici jusqu'à ce soir? >j
Elle leva sur lui un regard surpris.
« Mais, pourquoi? demanda-t-elle.
— Parce que... enfin... parce que tu serais moins seule.
— Et si maman revenait juste aujourd'hui ?
— Si...? Ah oui! c'est vrai : tu as raison. Allons!;
Retourne chez toi, ma petite fille, et à demain matin. »

120
Debout sur le seuil de son magasin, le vieillard la regarda
s'éloigner en songeant :
« Tant de confiance, tant d'espoir, tant d'amour§ Quelle
chose admirable qu'un cœur d'enfant! Pas un instant elle n'a
pensé qu'il pourrait être arrivé quelque chose à sa mère, et que,
peut-être, elle ne la reverra jamais. Pauvre Claire! Que Dieu la
lui ramène saine et sauve, cette maman tant aimée et tant
attendue! »,

*
**

Cependant Claire arrivait devant sa maison, traversait la


cour et réprimait une petite grimace de déplaisir, en
apercevant la mère Cousin, qui semblait l'attendre devant sa
loge.
Elle voulut passer rapidement devant elle, en disant, du
bout des lèvres : « Bonjour, madame Cousin ». Mais la
concierge l'arrêta.
« Un instant, s'il te plaît. Viens ici! >;
« Elle n'a pas l'air de bonne humeur, la pipelette », pensa
la petite fille. Et, sans savoir pourquoi, sous le dur regard de
deux yeux semblables à des boutons noirs, elle se mit à
trembler... à trembler,...
« Il ne faut pas lui laisser voir qu'elle me fait peur »,
pensa-t-elle encore. Et, levant son petit menton d'un air de défi
(mais le petit menton frémissait, sans qu'elle s'en rendît
compte), elle demanda :
« Qu'est-ce qu'il va?
— II y a qu'on vient de m'apprendre que tu as installé des
oiseaux chez toi : c'est vrai?
— Mais oui, c'est vrai. M. Isidore m'a donné deux petits
canaris dans une cage.

121
— Deux canaris! Voyez-vous ça! Alors, tu ignores, sans
doute, qu'on n'accepte pas d'animaux dans la maison?
— Je... Je ne savais pas....
— Et tu as apporté là-haut ces sales bêtes dont les cris
dérangent tout le monde!
— Ce ne sont pas des cris, ce sont de jolis chants »,
protesta Claire contenant les larmes, qui, déjà, lui montaient
aux yeux, « et personne ne s'est plaint d'eux.
— Personne? Qu'en sais-tu? Mme Bernard dit qu'ils font
un potin infernal.
— Mme Bernard? Mais elle ne peut pas les entendre :
elle habite de l'autre côté de la maison.; Elle dit ça parce
qu'elle me déteste, depuis que....;
— Possible, mais, de toute façon, tu n'as pas le droit de
garder ces bêtes : c'est le règlement. Dès demain matin, tu les
rapporteras à ce vieux, qui a été assez toqué pour t*en faire
cadeau. »
Se séparer de Citronette et de Verduret! Des chers petits
amis qui tenaient compagnie à Claire, dans sa solitude, qui
rendaient la mansarde moins triste et moins vide, qui
réjouiraient maman quand elle reviendrait? Mais ce n'était pas
possible! Mais ce serait trop cruel!
c Non, non, madame Cousin, laissez-moi mes oiseaux, je
vous en supplie! s'écria-t-elle; ils sont si petits! Ils ne
dérangent personne et je les aime tant!
— Il ne s'agit pas de savoir si tu les aimes ou non : il
s'agit de les sortir de la maison et sans tant discuter! »>
La colère fit monter le rouge au visage affolé de Claire.
« Vous n'avez pas le droit de m'enlever mes canaris,
quand VOUS, vous avez tous ces animaux! » fit-elle, en
montrant du doigt deux chats et un roquet qui se prélassaient
dans la loge.

122
« Moi, c'est moi, et toi, c'est toi, petite mal polie, riposta
la mère Cousin. Et, d'ailleurs, je suis concierge et non locataire
: le règlement ne me concerne pas. .»;
Puis, furieuse, elle ajouta :
€ Ou tu sortiras ces oiseaux dès demain matin, ou c'est toi
qui quitteras immédiatement la maison : avis! »
Et rentrant chez elle, elle claqua la porte au nez de Claire.
Celle-ci monta, presque en courant les cinq étages, tout
en répétant :
« Non, je ne les emporterai pas! Non, je ne les
emporterai pas! »
Et pourtant, elle savait bien, la pauvrette, que, si elle
voulait rester dans la maison et conserver un toit à sa mère, il
faudrait se séparer de ses oiseaux.
Elle pleurait déjà dans l'escalier, mais, lors-• qu'elle
retrouva Citronette et Verduret, lorsqu'elle les vit, si gracieux,
si gais, si beaux, avec leurs plumages d'or et d'émeraude, leurs
becs nacrés, leurs yeux vifs et brillants, comme des têtes
d'épingles noires, lorsqu'ils saluèrent son entrée par leurs
chants joyeux, ses larmes redoublèrent.
« Mes petits, gémissait-elle... mes petits! Si vous saviez...
si vous saviez... ! »
C'était trop de déception et de chagrin en un jour.
Epuisée, désespérée, Claire se jeta sur le divan et sanglota
longtemps, si fort, qu'elle n'entendit pas frapper à la porte une
première fois, puis, une deuxième....

123
CHAPITRE XVI

Une visite bouleversante.

T) ODR la "troisième fois, on frappa de plus en plus fort


et, cette fois, Claire entendit. Elle se leva et alla ouvrir.
Sur le seuil, se tenait une demoiselle qu'elle De
connaissait pas.
La demoiselle non plus, ne connaissait pas Claire,
puisqu'elle demanda :
« C'est toi, la petite Anselme?

124
— Oui, c'est moi », répondit la fillette, intriguée. Que lui
voulait cette inconnue?
« Ah! bon, dit la demoiselle : ce n'est pas facile de
trouver quelqu'un dans une maison comme celle-ci! D'autant
que la concierge est aussi gracieuse qu'un bouledogue. J'ai vu
le moment où elle refusait de me renseigner, quand j'ai
prononcé ton nom.
- Elle n'est pas très gentille, en effet, dit tranquillement
Claire et, surtout, elle ne m'aime guère. Entrez,
mademoiselle.»
La visiteuse entra et regarda autour d'elle, avant de
demander :
« Tu es toute seule, n'est-ce pas?
— Oui, toute seule. Mais... comment savez-vous que
maman n'est pas là? C'est la concierge qui vous l'a dit?
— Oh! Certes, non! Elle ne m'a pas fait l'honneur de me
raconter quoi que ce soit. Mais, pour» ce qui est de ta maman,
je suis mieux renseignée qu'elle. »
Claire tressaillit et changea de visage.
« Qu'est-ce que vous voulez dire? » bredouilla-t-elle.
L'inconnue considéra la fillette qui se tenait debout, au
milieu de la chambre, si menue, si petite, les yeux encore
gonflés de larmes et dont les mains tremblantes pétrissaient
nerveusement un mouchoir tout humide, et elle pensa : «
Allons-y avec précaution. »
« Avant de te répondre, dit-elle, je. voudrais d'abord
savoir s'il n'est pas arrivé ici une lettre à ton adresse, il y a...
voyons... une huitaine de jours environ.
— Non, je n'ai reçu aucune lettre.
— J'en étais sûre ! s'écria la visiteuse : voilà qui explique
tout. »

125
Claire n'était pas de cet avis, car elle ne comprenait rien à
ce que disait la demoiselle et elle avait bien besoin qu'on lui «
explique tout » à elle aussi.
C'est d'ailleurs ce que fit tout de suite l'inconnue.
Elle alla s'asseoir au bord du divan, attira l'enfant vers
elle, et, lui tenant affectueusement les deux mains, elle dit :
« Alors, Claire, il est temps que je vienne te révéler ce
que contenait la lettre que tu n'as pas reçue : elle te parlait de
ta maman. »
Claire arracha brusquement ses mains prisonnières des
mains de la demoiselle et recula, toute pâle, les yeux agrandis
par une intense émotion.
« De maman? s'écria-t-elle : vous savez quelque chose de
maman?
— Ta mère, ma petite Claire, a eu un accident, en sortant
de la gare Montparnasse, le 4 août, vers 17 heures. Elle a été
renversée par une voiture, et transportée en ambulance, à
l'hôpital où je suis infirmière. »
Chancelante, la petite fille s'appuya au bord de la table et
murmura, dans un souffle :
« Et vous venez me dire que....
— Qu'elle est enfin hors de danger! Rassure-toi : elle est
bien faible encore, mais sauvée. »
Claire dut s'asseoir.
« Bien faible... Mais sauvée... mais sauvée », répéta-t-
elle, comme s'il lui fallait un moment pour que le sens de ces
mots parvînt jusqu'à son esprit. « Mais pourquoi ne m'avez-
vous pas avertie tout de suite? Pourquoi est-ce qu'on ne m'a
écrit qu'il y a seulement huit jours?
— Parce que, jusque-là, ta maman n'était pas en état de
donner son nom et son adresse. On ignorait absolument qui
elle était. Elle est restée plusieurs jours sans connaissance,
avec une fracture du crâne qui a nécessité une trépanation.

126
Pour comble, les ambulanciers qui l'ont amenée à l'hôpital
n'onï trouvé, près d'elle, en la relevant, qu'une valise avec
quelques vêtements, mais aucun sac à main, qui eût pu
contenir une pièce d'identité quelconque.
— Mais elle avait un sac, pourtant!
— On pense qu'il a été projeté à quelques pas de l'endroit
où s'est produit l'accident et ramassé par une personne peu
scrupuleuse.
— Elle a été blessée, elle a failli mourir, elle n'a que
moi... et je n'étais pas là! fit Claire avec douleur.
— Tu ne lui as pas manqué, pendant ces premiers jours,
sois tranquille, car elle était complètement inconsciente.
- Mais après, lorsqu'elle a repris connaissance?
— Ses premiers mots ont été : « Claire... Clairette! »
Elle n'avait pas la force de dire autre chose, et il a fallu
attendre encore, avant qu'elle puisse demander à la sœur qui
dirige la salle où elle se trouve, de te prévenir au plus tôt. C'est
ce qu'a fait sœur Camille. Mais tu n'as rien reçu : voilà ce que
je ne comprends pas! »
Les larmes, maintenant, ruisselaient sur les joues de la
petite fille, qui répétait :
« Mais c'est affreux! Qu'est-ce qu'elle a dû penser,
maman, ma pauvre maman, lorsqu'elle m'attendait et que je ne
venais jamais?
— Certes, elle t'attendait avec impatience, en effet, mais
elle était persuadée que, si tu n'accourais pas, c'est que tu ne
savais rien. Elle a compris la première que la lettre de sœur
Camille n'avait pas dû t'atteindre. Aussi, la voyant si inquiète
sur ton sort, j'ai profité d'un après-midi de liberté pour venir ici
voir ce qu'il en était... et j'ai vu! J'ai vu» une certaine concierge
qui me paraît bien capable de n'avoir pas remis la lettre, —-
Oh! Vous croyez?
— C'est ce que nous allons éclaircir : viens avec moi. »

127
Claire descendit l'escalier, à côté de l'infirmière, comme
dans un rêve et toute bouleversée. Elle n'osait encore croire à
ce qui arrivait,

128
« C'est la lettre en question! »

129
« C'est sûr, mademoiselle? C'est bien sûr, n'est-ce pas,
que maman ne risque plus rien? demandait-elle.
— Tout à fait sûr, sois tranquille.
— Et je peux me réjouir « en plein » qu'elle soit
retrouvée?
— Ah oui! certes, tu peux te réjouir, ma petite, et
remercier Dieu du fond du cœur, de t'avoir conservé ta mère,
car elle revient de loin, cette pauvre Mme Anselme! »
Derrière les vitres de la loge, deux yeux semblables à des
boutons noirs épiaient le départ de la demoiselle inconnue. Et
quand ces yeux aperçurent la petite Claire, en compagnie de la
visiteuse, leurs gros sourcils se froncèrent. Qu'arrivait-il? Qui
était cette personne et que voulait-elle à la gosse Anselme?
L'infirmière la renseigna sans tarder, après être entrée
dans la loge, bien qu'on ne l'eût pas invitée à le faire.
« Madame, dit-elle, il a dû arriver ici jeudi dernier, une
lettre adressée à cette enfant. Je suis étonnée que vous ne la lui
ayez pas remise. »
La mère Cousin prit son visage des plus mauvais jours et
répondit d'un air buté :
« J'ignore ce que vous voulez dire.
— Ceci n'est pas une réponse, madame. Est-il arrivé une
lettre, oui ou non?
— Dites donc! De quel droit me demandez-vous ça? Est-
ce que j'ai des comptes à vous rendre? Je ne sais même pas qui
vous êtes.
— Je suis l'infirmière qui soigne la mère de cette petite
fille. »
Les boutons noirs devinrent fixes, soudain. .« La.... La
mère de...?
— Mme Anselme, oui : elle a été victime d'un accident
et grièvement blessée.

130
— Et c'est pour ça qu'elle ne revenait pas ! s'écria Claire,
triomphante, oui, madame Cousin, pour ça ! Alors que vous
l'accusiez, avec les voisines, de m'avoir abandonnée! »
La concierge haussa les épaules.
« Oh! bon, ça va! Tu n'as pas besoin de hurler si fort!
Tout le monde peut se tromper, hein? Après tout, tant mieux
pour toi, et tant mieux pour elle.
— Mais, parlons de la lettre, insista l'infirmière : vous ne
m'avez pas encore répondu.
- Je vous ai dit que je ne comprends pas cô dont vous
parlez. »
Le regard de la demoiselle fît le tour de la loge et s'arrêta
sur la petite table, où le facteur déposait ordinairement le
courrier. Du tiroir de cette table, dépassait un petit coin de
papier d'un certain bleu... juste le bleu de....
Brusquement, elle s'avança vers le tiroir, et tira le bout de
papier. C'était une enveloppe qu'elle mit sous le nez de la
concierge en disant :
« Je parle de CELA : c'est la lettre en question : vous
l'aviez mal cachée, madame. »
La mère Cousin resta un instant interloquée, mais elle
reprit vite son aplomb.
« Ah! C'est ça que vous vouliez dire? Ma foi, je l'avais
complètement oubliée!
— C'est grave d'« oublier » une lettre urgente, une lettre
qui annonçait à cette petite l'accident de sa mère.
— Mais je ne pouvais pas deviner que le courrier d'une
gamine avait tant d'importance : je n'allais pas monter au
cinquième pour une gosse, n'est-ce pas? Je pensais l'appeler
quand elle passerait devant la loge... mais elle filait toujours
si vite.... Et puis, d'un jour à l'autre, je n'y ai plus pensé. »
La concierge perdait peu à peu sou assurance. Elle
paraissait très ennuyée (« empoisonnée! », pensait Claire), elle

131
bredouillait, tentait de s'expliquer avec volubilité, devenait de
plus en plus rouge et, finalement se mit à pleurnicher.
Claire eut pitié d'elle et, tirant doucement l'infirmière par
la manche :
< Puisque maman est retrouvée et sauvée, il ne faut plus
penser à cette histoire de lettre », dit-elle.
Et, glissant la main dans celle de la demoiselle, elle
l'entraîna dans la cour, tandis que la concierge se hâtait de
s'enfermer dans sa loge.
« Tu es une bonne petite », dit l'infirmière.
Mais Claire avait déjà oublié la mère Cousin. Elle ne
songeait qu'à une chose : quand reverrait-elle sa maman?
Cette question qui lui brûlait les lèvres, elle la posa dès
qu'elle fut seule dans la cour avec sa visiteuse. Est-ce qu'elle
ne pourrait pas l'accompagner tout de suite à l'hôpital?
« Non, ma fille : patiente encore jusqu'à demain.
L'émotion serait trop forte pour ta mère, si elle te voyait
arriver à l'improviste. Nous allons la préparer à te revoir, en lui
disant que je t'ai rencontrée et en lui annonçant ta prochaine
visite. »
Et, tirant de son sac un carnet dont elle arracha un
feuillet, elle ajouta :
« Tiens, je te laisse l'adresse de l'hôpital, le numéro du
service et celui de la salle où elle se trouve ainsi que la station
de métro où tu dois descendre. On peut visiter les malades
entre 14 et 18 heures. »
Claire accompagna la demoiselle jusqu'à la porte de la
rue. Avant de la quitter, l'infirmière hésita, fit mine de partir,
puis, se ravisant :
« Je voudrais te dire... Enfin... Tu trouveras naturellement
ta mère un peu changée... Ne serait-ce que par le pansement...,
Mais il ne faut pas lui laisser voir que cela t'impressionne.
Pense, quand tu la verras, qu'elle est sauvée.

132
— Soyez tranquille, dit gravement la fillette : je ne suis
pas folle, vous savez! Et j'ai compris que, si maman n'est plus
en danger, elle reste encore très fragile. Alors, je ferai bien
attention. »;
La demoiselle s'éloigna. Claire resta seule, devant la
porte, serrant dans sa main le papier sur lequel était inscrite la
précieuse adresse, et il lui semblait que la maison noire, le
pavé sale, la rue étroite et sombre étaient soudain baignés par
une lumière merveilleuse, tremblante et dorée, la lumière
même de son bonheur

133
CHAPITRE XVII

MAMAN !

PRESQUE écrasée par l'intensité de sa joie, Claire


demeura un instant immobile, comme clouée au sol, incapable
de faire un mouvement, tandis que, le cœur battant, elle se
répétait ces mots bouleversants : « Elle est retrouvée! Elle est
retrouvée !
Puis, tout à coup, elle se sentit légère, toute légère,
comme si le fardeau qui pesait depuis tant de jour sur ses
épaules, venait de se détacher, et il lui sembla qu'elle avait
soudain des ailes; des ailes qui la soulevaient et l'emportaient
aussi vite que le vent, vers... mais, vers l'Oiseau-Bleu, natu-
rellement! Vers le vieil ami dont la paternelle bonté l'avait si
bien aidée et soutenue, pendant sa longue épreuve.
Jamais Claire n'était arrivée en si peu de temps chez M.
Isidore. Jamais elle n'avait poussé la porte avec une telle

134
vivacité et jamais la sonnette démodée n'avait carillonné aussi
fort et aussi longuement; au point que les oiseaux, surpris,
effrayés, peut-être, cessèrent un instant de gazouiller.
Il n'y avait personne dans le magasin, mais M. Isidore
accourut, du fond de la salle à manger, comme s'il sentait qu'il
se passait quelque chose d'insolite et qu'il ne s'agissait pas d'un
simple client.
Aussitôt, il reçut dans ses bras un véritable petit bolide!
Un bolide haletant, pleurant, riant, reniflant et hoquetant, à la
fois, et répétant ces trois mots qui changeaient tout et qui
contenaient tant de bonheur : « Elle est retrouvée! Maman est
retrouvée. »
M. Isidore commença par sortir son mouchoir de sa
poche et par essuyer le petit visage écarlate et ruisselant de
larmes, tout en répétant, lui aussi :
« Elle est retrouvée! Pas possible! pas possible! » Puis, il
prit la petite fille par la main pour la conduire à la salle à
manger, où il la fit asseoir dans le fauteuil, en disant : «Allons!
Allons! Calme-toi, Clairette. » (Mais il ne pouvait dire :
«calmons-nous», car il paraissait aussi bouleversé que la petite
fille.)
Quand elle eut repris son souffle, Claire put enfin
raconter la visite de l'infirmière, l'histoire de l'accident, celle
de la lettre non remise (qui fit traiter la concierge de « maudite
sorcière » et de « mauvaise gale » par M. Isidore). Et puis, le
visage illuminé de joie, elle annonça triomphalement :
« Et, demain, à 14 heures, je vais LA voir, à l'hôpital.
— Je voudrais bien t'accompagner, dit M. Isidore.
Malheureusement, je ne puis fermer le magasin au milieu de
l'après-midi. »
Mais Claire, petite Parisienne débrouillarde, n'avait pas
besoin d'escorte pour faire un long trajet, changer deux fois de

135
métro, trouver l'hôpital et, dans l'hôpital, la salle où l'on
soignait sa mère,
« Ça ne fait rien, monsieur Isidore : j'irai seule : ce n'est
pas si compliqué. Mais il faut attendre demain : c'est long!
Cette journée ne finira pas.
— Alors, je te garde jusqu'à ce soir, ma fille : le temps
passera plus vite pour toi, ici. Tiens! Tu pourras te promener
dans mon logis et « tout regarder », comme je t'ai promis un
jour que tu le ferais : cela te distraira. »
Claire attendit donc la fin de l'après-midi chez M. Isidore,
montant et descendant à sa guise, du haut en bas de la maison.
Comme elle l'aimait, cette vieille maison! Et comme elle
se réjouissait à la pensée que sa mère la connaîtrait bientôt!
Au premier étage, et même au second, les branches de
l'acacia qui ombrageait la cour se balançaient devant les
fenêtres, et M. Isidore disait qu'au mois de mai, ses milliers de
fleurs blanches embaumaient toutes les chambres de leur
délicieux parfum. Et puis, en entendant chanter les oiseaux de
l'élevage, on pouvait presque se croire à la campagne!
La petite fille passa en revue les solides meubles paysans,
apportés du village de M. Isidore, qu'elle connaissait
maintenant, ensuite, toutes les pendules qui, sur les cheminées,
les guéridons, les commodes, égrenaient leurs sonneries
graves ou aigrelettes, lentes ou pressées, depuis la bergère
dorée, entourée de ses moutons, qui souriait, sous son globe de
verre, jusqu'à la ravissante pendule empire, en albâtre
translucide et laiteux, dont le balancier allait et venait entre les
colonnes baguées de cuivre.
Elle regarda les tableaux — des gravures anciennes,
représentant des oiseaux — feuilleta des albums pleins de
vieilles photographies, fit chanter toutes les boîtes à musique...
et le temps passa, et le soir vint enfin.

136
« Je pense que tu n'auras guère envie de venir travailler
demain, dit M. Isidore en souriant.
— Au contraire ! Que voudriez-vous que je fasse chez
moi, à me morfondre toute la matinée? Non seulement je
viendrai demain, niais encore tous les autres matins, jusqu'à la
fin des vacances : je suis sûre que maman sera d'accord. Je ne
vais tout de même pas cesser de vous aider, monsieur Isidore,
je vous aime trop, vous et vos oiseaux!
— A la bonne heure! fit le vieillard : tu peux croire que
mes bestioles et moi nous serons enchantés de continuer à voir
notre Clairette.
— A propos de bestioles, je n'ai pas encore annoncé à
Citronette et à Verduret, que maman est retrouvée. Je file
vite!
— Prends ton temps, ma fille ! Je ne pense pas que tes
canaris soient bien anxieux au sujet de ta mère, remarqua
l'oiselier en riant.

137
— Hé! On ne sait jamais! Ils sont si intelligents, je leur
ai tant parlé d'elle et ils m'ont tant vue pleurer!
— Alors, va mon enfant, va... passe une bonne nuit et
fais de beaux rêves », dit M. Isidore attendri.
Claire partit en toute hâte, mais elle fit cependant une
petite halte, devant la boutique de Mme Irma, pour lui
annoncer la bonne nouvelle.
De saisissement, la fleuriste laissa tomber le bouquet de
rosés qu'elle arrangeait et s'écria, comme son vieux cousin : «
Pas possible! pas possible! » Puis, serrant la fillette contre sa
vaste poitrine, elle fit claquer deux gros baisers sur ses joues.
« Ah! Que je suis contente! Que je suis soulagée! ajouta-
t-elle. Tu n'imagines pas le mauvais sang que j'ai pu me faire
pour toi! Je pressentais qu'il était arrivé malheur à ta mère, et
je l'avais dit à Isidore, l'autre dimanche, au marché aux
oiseaux. Tu vois, je ne me trompais pas. Heureusement qu'elle
est hors d'affaire, maintenant.
— Et je vais la voir demain, à l'hôpital, dit Claire
joyeusement.
— Eh bien, passe chez moi, en revenant de l'Oiseau-
Bleu, car je ne te laisserai pas aller là-bas sans emporter
quelques fleurs. »
Claire reprit sa course vers la maison, où elle se
réjouissait d'annoncer la nouvelle, non seulement à Citronette
et à Verduret, mais aussi à Pierrot.
Seulement, Pierrot était au courant et l'attendait devant la
porte avec impatience.
« Qui te l'a dit? » demanda Claire stupéfaite, lorsqu'il
l'accueillit par un joyeux : « Alors? Ta maman est retrouvée !
Quelle chance ! »
« Qui me l'a dit? Mais tout le monde le sait déjà ! tu crois
que la mère Cousin est muette? Ces bonnes femmes n'ont

138
parlé que de ça pendant ton absence et je t'assure que ça
papotait drôlement!
— Ah! fit Claire, elles doivent être bien attrapées!
— Et comment! Quelques-unes sont même assez
honteuses de tout ce qu'elles ont dit et fait... sauf Mme
Bernard, cette peste! Elle est furieuse que ta mère ne t'ait pas
abandonnée. »
Sur le palier du premier étage, quelques locataires qui
causaient entre elles, se turent brusquement, l'air gêné, lorsque
Claire parut, escortée par Pierrot.
Tout à coup, Mme Lulu s'avança, très rouge, en disant :
« Claire, nous avons appris ce qui est arrivé. Nous
sommes contentes de savoir que ta mère est presque guérie et
qu'elle va revenir. On n'a pas été très chic avec toi... mais...
que veux-tu, on s'est trompées....
— Oui, oui, madame Lulu, c'est oublié, allez ! », répondit
la petite fille.
Tout en continuant à gravir l'escalier Pierrot se frappa le
front en riant.
«Cette Mme Lulu! Elle est complètement «toquée», mais
pas réellement mauvaise, au fond, dit-il. Et si tu savais comme
d'autres voisins et surtout comme ma mère se réjouissent pour
toi! » De retour dans la mansarde, Claire, après avoir
tendrement soigné ses oiseaux (que la mère Cousin n'oserait
plus chasser de la maison, maintenant!) se hâta de manger
quelques tartines, de boire un bol de lait, de préparer, pour la
visite à l'hôpital, sa jolie robe blanche à pois rouges... et de se
coucher, pour être plus tôt au lendemain.

*
**

139
« Voilà, dit Mme Irma, des fleurs dont le parfum est si fin
et si léger, qu'il ne risque pas d'incommoder une malade. »
Ses jolies mains potelées, si petites qu'elles semblaient
appartenir à une autre personne qu'à la grosse fleuriste, avaient
réuni plusieurs touffes de pois de senteur, aux exquises
nuances de plusieurs mauves et plusieurs rosés, en un ravis-
sant bouquet.
« Et tu diras à ta maman que tous les amis de sa Clairette
lui souhaitent un bon rétablissement », ajouta la brave femme.
Radieuse, Claire l'embrassa en la remerciant, puis elle
courut, portant avec précaution son délicat fardeau, vers la
prochaine bouche de métro.
Une demi-heure plus tard, elle remontait à la lumière du
jour et trouvait sans difficulté la grande et sévère façade de
l'hôpital.
Le cœur battant, elle franchit la porte et, dès le hall,
l'odeur pharmaceutique, la pénétrante et triste odeur des
cliniques lui sauta au nez.
Une concierge, beaucoup plus gracieuse que Mme
Cousin, sourit à cette fillette qui arrivait toute seule, toute
mignonne et gui paraissait très émue.
«Le service 63? C'est au premier, répondit-elle à la
question de la petite fille, et le numéro de la salle 5 est indiqué
sur la porte. »
Claire était si bouleversée que ses jambes eurent
beaucoup de peine à la porter jusqu'à l'immense couloir du
premier étage. Mais, dès qu'elle y, arriva, une religieuse qui
traversait, l'aperçut et; s'avança vivement vers elle.
«N'es-tu pas la petite de Mme Anselme? demanda-t-elle.
— Si, ma sœur, fit timidement Claire.
— Ah! Très bien! je vais te conduire auprès de ta
maman.»

140
Et voilà! Etait-ce possible que tout soit tellement facile?
Une porte s'ouvrit. Claire, éperdue, se trouva dans une
salle d'une vingtaine de lits et, dans son trouble, elle crut en
voir au moins cent! Comment reconnaître sa mère, parmi
toutes ces malades?
Mais une main la poussa doucement par l'épaule et, tout à
coup, une voix faible appela :
« Clairette!
— Maman! Oh! maman!»
Et Claire, Claire qui avait promis d'être raisonnable et de
ne pas montrer son émotion, s'abattit sur le lit en sanglotant.
Elle était là, sa petite maman chérie, presque
méconnaissable, à cause du pansement qui lui entourait la tête,
ne laissant voir que l'ovale de son visage où ses yeux bleus
paraissaient immenses, où, ses lèvres décolorées souriaient à
son enfant. Elle était là, si pâle, si fragile encore, mais vivante!
Vivante! Vivante!
C'était trop de bonheur. Comment sa petite fille, après
avoir tant souffert de son absence, tant attendu, tant espéré,
aurait-elle pu rester impassible, en ce moment merveilleux où
elle oubliait tout : la solitude, le silence de la chambre vide,
l'animosité des voisines, l'angoisse de voir le temps s'écouler
sans ramener l'absente?
« Clairette, parle-moi, dis-moi ce que tu es devenue »,
demandait la blessée.
Mais, pendant plusieurs minutes, Claire fut incapable de
prononcer un seul mot. Enfin, elle se calma et, serrant
tendrement la main amaigrie de sa mère entre les siennes, elle
répondit brièvement à ses questions.
Oui, brièvement, car l'infirmière dont elle avait reçu la
veille la visite venait de surgir près du lit et lui faisait signe, en
souriant, de ne pas trop fatiguer sa maman.

141
« Qui t'a donné pour moi ces belles fleurs? demanda la
jeune femme.
— C'est Mme Irma, qui t'envoie tous ses vœux de bon
rétablissement.... Mais, tu ne la connais pas! Et M. Isidore non
plus! Je te parlerai d'eux demain, je te raconterai peu à peu
tout ce qui s'est passé. (Non, pas tout, pensa-t-elle; rien que les
bonnes choses et les braves gens. Tu as bien le temps de savoir
le reste, petite maman!)
— Pour aujourd'hui, cela suffit. Il faut laisser ta mère se
reposer, Claire, Tu pourras revenir tous les jours si tu veux »,
dit l'infirmière.
Et Claire, docilement, embrassa la malade et s'éloigna...
«mais pas pour longtemps, se disait-elle : demain, je la
reverrai! ».

142
CHAPITRE XVIII

Le retour. — L'Oiseau-Bleu !

LA semaine qui suivit fut pleine de douceur pour Claire.


Tous les jours, en sortant de l’Oiseau-Bleu, elle se rendait à
l'hôpital et, chaque fois, elle avait la joie de .trouver la malade
un peu mieux.
Le vendredi, en arrivant, elle eut la bonne surprise de voir
sa maman débarrassée de son grand pansement. Mais, qu'elle
était drôle, avec ses cheveux qu'on avait tondus très court,
pour soigner sa blessure!
«Ta tête ressemble à celle de Pierrot!» dit la petite fille en
riant. Mais elle trouvait sa mère bien jolie tout de même.
Naturellement, Claire ne fut pas seule à visiter la blessée.
Pierrot l'accompagna un jour, tout ému et intimidé, un grand
sourire éclairant son visage criblé de taches de son. Puis, M.

143
Isidore lui confia une fois le magasin pendant deux heures,
pour aller faire la connaissance de cette maman, dont on lui
avait tant parlé. Il lui apporta des gâteaux et des fruits et
s'entretint longuement avec elle d'une certaine petite fille qu'ils
aimaient bien, l'un et l'autre. Mme Irma voulut aller la voir
aussi, et ses plus beaux œillets furent pour elle.
« Mais, Clairette, quels bons amis tu as trouvés, pendant
mon absence! disait Maman : jamais je n'oublierai ce qu'ils ont
fait pour toi.... »
Bientôt, on parla du prochain retour de la jeune femme à
la maison et le jour où l'on fixa au 2 septembre sa sortie de
l'hôpital fut un jour de bonheur pour Claire.
Cependant, quelque chose assombrissait un peu sa joie.
Quand Maman reviendrait, bien faible encore, sans argent,
sans travail, qu'allaient-elles devenir toutes les deux?
Mais la petite fille s'efforçait d'écarter cette pré-
occupation. Elle ne voulait penser qu'à préparer le pauvre logis
pour accueillir et fêter la convalescente.
« Monsieur Isidore, dit-elle à l'oiselier, vous me
permettrez de ne pas venir à l'Oiseau-Bleu, le matin du 2
septembre, n'est-ce pas? Maman doit arriver vers midi et j'ai
tant de choses à faire!
-— C'est tout naturel, ma fille, répondit le vieil homme.
Nous nous passerons de toi pour une fois, les bestioles et
moi... Et qui sait si nous ne nous verrons pas tout de même, ce
jour-là », ajouta-t-il avec un demi-sourire que Claire devait se
rappeler plus tard, mais auquel, sur le moment, elle ne fit pas
attention.
Enfin, le 2 septembre tant attendu arriva.
Claire sauta du lit de bonne heure et cria joyeusement à
Citronette et à Verduret qui gazouillaient dans leur cage :

144
«Ne vous fatiguez pas, mes amis! Gardez toute votre voix
et vos plus jolies chansons pour quelqu'un qui viendra
aujourd'hui!»
Après s'être habillée rapidement, la fillette se mit à
nettoyer la mansarde avec ardeur, puis, elle prit son cabas pour
aller acheter de quoi faire. « un bon petit repas ».
Qu'allait-elle servir cette cuisinière, encore peu
expérimentée, qui pût régaler sa maman?
Oh! Claire n'était pas prise au dépourvu!; Depuis plus
d'une semaine, elle combinait « son menu ».
De petits pâtés en croûte? Bon! Ce n'est pas malin : c'est
tout fait!
De belles tranches de jambon? Bien sûr! C'est tout fait
aussi.
De la salade? D'accord! Claire savait l'assaisonner
parfaitement.
Mais, tout de même, elle aimerait bien montrer à sa mère
qu'elle pouvait aussi faire cuire quelque chose. Cela pourrait
être des pommes de terre en robe de chambre : il faudrait
vraiment de la maladresse pour les rater! ,
Et, comme dessert, des pêches.
Evidemment, un bon gâteau ne ferait pas mal dans le
paysage! Mais, si Claire voulait offrir encore un petit cadeau à
sa mère, il fallait y renoncer. La fillette avait bien mis de côté
chaque jour un peu de l'argent de poche que M. Isidore lui
donnait pour acheter sa nourriture du soir, mais cela ne faisait
pas une grosse somme et tout était si cher!
Que serait ce cadeau, dont elle rêvait depuis 'tant de
jours? Claire erra dans le vaste Unifix, à la recherche d'une
idée. Mais, naturellement» tout ce qu'elle trouvait de plus joli
était hors de prix !

145
Finalement, elle se décida pour un flacon d'eau de
Cologne et pour deux mouchoirs très fins : l'un rosé et l'autre
bleu.
Lorsqu'elle rentra, radieuse, chargée comme une abeille,
elle passa fièrement devant la loge de la mère Cousin
(beaucoup moins fière qu'elle!) qui lui lança un regard de
travers, ce dont elle se moquait éperdument.
Elle n'avait pas fini de vider son cabas, qu'on frappa à la
porte et que parut le gamin qui livrait les fleurs de Mme Irma.
Chacun de ses bras s'arrondissait autour d'un énorme pot
de géraniums, des géraniums superbes, couverts de boutons et
de fleurs rouge vif, tandis que sa figure réjouie apparaissait
entre les deux plantes. Il les posa devant la petite fille en
disant :
« Voilà de la part de Mme Irma. Et attendez il y a encore
quelque chose.»
De la hotte qu'il portait sur le dos, il tira un bouquet de
rosés, enveloppées de leur papier .transparent :
« Et ça, c'est pour mettre sur la table. Les géraniums sont
pour la fenêtre : c'est Mme Irma gui l'a dit.»
Et le garçon disparut, avant que Claire fût revenue de sa
surprise.
«Celte Mme Irma! Vous voyez! Vous voyez comme elle
est gentille? dit-elle à ses oiseaux. Tenez! Je mets deux de ses
rosés dans votre cage : il faut bien que votre maison aussi ait
un air de fête!»
El Citronette et Verduret chantèrent à tue-tête, comme
pour dire :
«Oui! Oui! Mme Irma est très gentille. Et merci pour les
rosés ! »
Un peu avant midi, tout était prêt. Le couvert mis sur la
nappe neuve, les petits pâtés dorés, posés sur un plat garni de
feuilles de laitue, trônant au milieu de la table, les pommes de

146
terre finissant de cuire sur le réchaud à gaz. La gloire écarlate
des géraniums éclatait devant la fenêtre, et, près du bouquet de
rosés, les cadeaux se dissimulaient sous la serviette de maman.
Et Claire, une fois de plus, attendait... mais, cette fois, ce
n'était pas avec angoisse et nostalgie. Son cœur, au contraire,
battait d'une joyeuse impatience.
Le rêve qu'elle avait fait si souvent, allait se réaliser.
Un pas léger dans le corridor... et qui s'arrête juste devant
la mansarde, une main qui cherche à tâtons la poignée de la
porte... et Maman fut sur le seuil, souriante, sa valise a la
main, telle que la petite fille s'était complu à l'imaginer. Claire
n'eut qu'à se jeter à son cou et à couvrir de baisers son pâle
visage.
Car elle était bien pâle, en effet, sa petite maman et, dans
sa figure amaigrie, ses yeux bleus paraissaient immenses. Elle
s'appuyait au chambranle de la porte, tout essoufflée, fatiguée
d'avoir gravi les cinq étages. Mais elle souriait, de ses lèvres
décolorées, tandis que son regard faisait le tour de la
mansarde.
«Mon trésor! Mais tu as fait des merveilles! Tout est
transformé, ici! » s'écria-t-elle, tandis que la petite fille la
débarrassait de sa valise et la tirait par la main jusqu'au divan,
en disant :
« Etends-toi un instant : tu regarderas tout et tu te
reposeras en même temps. »
Et maman regarda le joli couvert préparé, les oiseaux, les
fleurs et même l'intérieur du placard que Claire ouvrit tout
grand, pour lui faire admirer son œuvre et celle de Pierrot.
«Je te raconterai l'histoire de ce placard et des vieux
journaux que nous en avons retirés : une drôle d'histoire, je
t'assure!» dit gaiement la petite fille.
La joie de Claire était si vive, qu'elle ne tenait pas en
place et sautillait dans toute la chambre, en babillant sans

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arrêt, comme si elle voulait compenser les longues heures de
silence et de solitude qu'elle avait vécues.
Maman souriait toujours et la fillette ne se rendait pas
compte de ce que son sourire cachait d'angoisse et de détresse:
aujourd'hui, tout était à la joie... mais demain? Mais plus tard?
Qu'allaient-elles devenir, elle et son enfant?
Midi sonnèrent. Claire, avec l'air important d'une bonne
maîtresse de maison, déclara :
« Eh bien, je crois que nous pourrions nous mettre à
table. »
Comme elle disait cela, quelques petits coups pressés
furent frappés à la porte, qui s'ouvrit aussitôt.
Claire poussa une exclamation de surprise et de plaisir :
« Oh ! Monsieur Isidore ! »
C'était M. Isidore, en effet, avec sa veste d'alpaga et sa
plus belle cravate lavallière à pois. Il tenait d'une main son
inséparable canotier de paille, de l'autre, un grand carton
blanc, noué d'une ficelle dorée et un filet, à travers les mailles
duquel on apercevait une bouteille enveloppée de papier de
soie et deux autres petits paquets.
« Excusez-moi de venir à l'heure du repas, dit-il, mais j'ai
voulu apporter ma modeste contribution à votre petite fête.
Tiens, Claire, ouvre ce carton : attention, c'est fragile! »
Le carton contenait un énorme et superbe gâteau glacé au
moka, orné de volutes de crème et d'un bouquet de fleurs en
massepain.... Juste le genre de gâteau que la petite fille avait
tant regretté de ne pouvoir acheter.
Pendant qu'elle le posait, avec mille précautions, sur un
plat, tout en se confondant en remerciements, M. Isidore
sortait du filet une bouteille de Champagne.
« C'est pour boire à votre retour et à votre complet
rétablissement, madame Anselme, dit-il. Et puis, je voudrais

148
vous parler d'une chose importante, une chose que je tiens à
vous dire dès aujourd'hui.
— Alors, vous nous la direz au dessert, monsieur Isidore,
car nous vous invitons. Vous nous ferez bien le plaisir de
déjeuner avec nous, n'est-ce pas?»
Le vieillard se mit à rire.
« Pour être franc, dit-il, je dois vous avouer que j'espérais
un peu cette invitation et, comme Claire depuis plus de huit
jours me rebattait les oreilles d'un menu qu'elle préparait pour
vous recevoir (il ouvrit les derniers petits paquets), j'ai apporté
deux pâtés et deux tranches de jambon supplémentaires.
— Deux? fit Claire, étonnée.
— Oui, mais ne me prends pas pour un ogre, ma fille!
Seulement, j'ai pensé que la fête serait complète si vous
invitiez aussi Pierrot, qui est un bon petit gars. La deuxième
part est pour lui.
— j'y songeais, justement, dit maman, et j'allais envoyer
Claire chez lui. Cours vite, ma fille ! »
Glaire vola au bout du corridor chez les Ducros et,
bientôt, le petit garçon, fidèle ami des mauvais jours, le vieux
marchand d'oiseaux, tel un bon grand-père, et la maman chérie
étaient réunis avec elle, autour de la table. Elle les regarda,
tous les trois et il lui sembla que son cœur allait éclater de
bonheur.
Pourtant, cette journée devait lui apporter une surprise et
plus de bonheur encore.
Lorsque le Champagne moussa dans les verres, M.
Isidore leva le sien à la santé de la convalescente.
« Et maintenant, dit-il ensuite, j'en viens à ce que je
voulais vous dire : j'ai une proposition à vous faire.
« Claire vous a-t-elle raconté, madame Anselme, la
journée que nous passâmes à la campagne, dans le village de
ma mère, avec Pierrot?

149
— Bien sûr! dit maman : elle en garde un merveilleux
souvenir.
— Alors, elle vous a peut-être rapporté les propos que
j'ai tenus, en voyant la petite maison et le jardin abandonnés :
tu te souviens, ma fille?
— Oh oui! vous avez dit : « Voilà ce que je « devrais
faire un jour : revenir ici et tout remettre « en état. »
— C'est cela..,. Revenir au pays.... Depuis ce voyage, je
ne cesse de penser à cette maison, à ce jardin, à la paix et au
repos des champs. Je m'y vois, en compagnie de mes plus
beaux oiseaux, naturellement, de Népomucène, en particulier,
dont je ne pourrais me passer, je me vois, bricolant, jardinant,
fumant ma pipe au soleil, en lisant le journal... et, chaque jour,
mon envie grandit de réaliser ce rêve. J'ai d'abord pensé à
vendre l'Oiseau-Bleu.
— Oh! fit Claire, indignée.
— Oh non! cria Pierrot, suppliant.
— ... et puis, une autre idée m'est venue, continua le vieil
oiselier en souriant : celle de garder un petit pied-à-terre à

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Paris, de continuer à y venir une ou deux fois par semaine,
afin de m'occuper de l'élevage, et de faire gérer le magasin.
— Vous voulez mettre un gérant... un étranger... chez
vous? balbutia Claire, atterrée.
— Oui, ma petite fille. Et ce quelqu'un ce pourrait être...
ta mère, si elle voulait : ne cherche-t-elle pas du travail? »
II se fit soudain un silence plein de stupeur. « Ce serait
trop beau, dit enfin Mme Anselme.
— Trop beau? Pourquoi cela? J'admets que vous ne
connaissez pas le métier d'oiselier : il vous faudra en
apprendre les éléments. Mais il ne s'agit que de vendre au
magasin et de donner aux oiseaux leur nourriture et des soins
bien simples. Pour ce qui est de l'élevage, beaucoup plus
compliqué, je continuerai à m'en occuper.
« Seulement, je suis vieux et je n'ai peut-être plus
beaucoup d'années à vivre. Alors, j'ai pensé prendre Pierrot
comme apprenti et faire de lui un bon oiselier, capable de me
remplacer plus tard. Qu'en dis-tu, Pierrot? ».
Sous ses taches de son, le visage du garçon s'empourpra,
et il répondit gravement, comme un petit homme :
« Je passerai le certificat d'études l'année prochaine,
monsieur Isidore. Ensuite, je dois commencer un
apprentissage : aucun ne me plairait plus que celui d'oiselier.
Vous pouvez compter sur moi, car mes parents seront
sûrement d'accord : pourvu que je gagne ma vie, le métier que
je choisirai leur importe peu. »
Claire et sa mère se taisaient, interdites, et comme si elles
ne réalisaient pas encore tout à fait ce qui leur arrivait.
« Eh bien, dit M. Isidore d'un air réjoui, en se tournant
vers elles : c'est oui, n'est-ce pas? Il me semble que, dès que
vous vous sentirez assez solide, madame Anselme, vous
pourriez commencer à venir au magasin, où je vous mettrai
peu à peu au courant.

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« En attendant, rendez-moi donc visite un de ces jours :
vous ferez la connaissance de mes bestioles : Claire les
connaît bien : elle vous les présentera!
« Nous aurons à parler aussi de votre salaire et de votre
installation, à Claire et à vous.
— De notre...? fit la jeune femme, sans comprendre.
— Eh bien, oui! Vous viendrez demeurer dans ma
maison, naturellement : elle ne se sépare pas du magasin. Moi,
je garderai, au premier étage, la chambre de ma mère, comme
pied-à-terre, et je l'habiterai quand je viendrai à Paris. Vous
occuperez le reste, que vous entretiendrez très bien, j'en suis
persuadé.
— Quoi? s'écria Claire, abasourdie : nous pourrions
vivre dans votre jolie maison... toute pleine?)
— Comment : « toute pleine »?
— Je veux dire : avec ce qu'il y a dedans?
— Parfaitement! Seulement, comme je suis un vieux
maniaque, fit l'oiselier en riant, j'emporterai un certain nombre
de pendules et quelques boites à musique... mais il en restera
encore beaucoup, ainsi que divers meubles et objets plus
utiles! Hé Jà! ma petite dame, vous pleurez? »
Maman pleurait, en effet, mais c'était de joie.
Claire et Pierrot, eux, riaient de bonheur; et, dans leur
cage, Citronette et Verduret, très excités, lançaient à plein
gosier les roulades délirantes de leur plus belle chanson.
Imprime en France
BRODARD & TAUPIN
Imprimeur-Relieur
Paris-Coulommiers
03.025-VIII-9-1525
Dép.lég.2271 -3e tr.64

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