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Autour du «signe guttural»

Dans son compte rendu d’un article portant sur


les signes initiatiques et paru dans le numéro de mai
1937 de la revue «Le Symbolisme», René Guénon
s’exprimait ainsi: «François Ménard, dans une note
assez brève, parle Du Geste du point de vue rituel; il
s’agit ici surtout de la correspondance des signes ini-
tiatiques avec les centres subtils de l’être humain, su-
jet auquel il nous est arrivé de faire incidemment al-
lusion, et qui mériterait certainement une étude plus ap-
profondie »1 [souligné par nous]. Nous tenterons ici
d’aller dans le sens souhaité par Guénon, en nous li-
mitant au seul «signe d’Apprenti» et en observant la
juste réserve que requièrent les questions d’ordre
«technique»; il convient, en effet, de ne pas oublier
que le sujet des signes initiatiques, bien que désor-
mais rendu public, réclame une certaine discrétion.
Naturellement, l’objet essentiel des considéra-
tions qui vont suivre est à rechercher dans la valeur
symbolique2 profonde qui caractérise le signe dont
1
Cf. Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, to-
me 1, Éditions Traditionnelles, 1975, «Compte-rendu d’ar-
ticles de revues», pp. 275-276.
2
Ce caractère devrait être évident mais, s’il était néces-
saire de le préciser, voici ce que dit explicitement R. Guénon:
«tout geste rituel est un symbole “agi”» (Aperçus sur l’Initia-
tion, Éditions Traditionnelles, 1976, ch. XVI, «Le rite et le
symbole», p. 119).

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La Lettre G

nous allons parler, valeur qui est d’ailleurs propre à


tout ce qui est rituellement accompli à l’intérieur du
Temple maçonnique, lieu «très régulier et très éclai-
ré»; et nos lecteurs savent qu’il est dans la nature
du symbole de renfermer plusieurs significations
hiérarchiquement superposées. Nous procéderons
donc graduellement.
Une première signification du signe guttural,
sans doute la plus répandue, est associée à une «pé-
nalité» incluse dans le serment qui figure dans les
principaux rituels de stricte origine anglo-saxonne3.
La finalité déclarée en l’occurrence est d’amener
l’Apprenti à garder jalousement les «secrets» qui lui
ont été communiqués au cours de son initiation. Or,
comme le véritable secret initiatique consiste exclu-
sivement dans l’inexprimable, il est évident qu’il ne
peut être trahi, étant (comme tel) incommunicable;
il est donc plus raisonnable de penser, par exemple,
que l’injonction indiquée a pour but de favoriser le
développement de la maîtrise de soi, conformément
à la phase du travail initiatique dont le terme cor-
respond à l’achèvement des «petits mystères». Sur
ce point, peut-être est-il opportun de rappeler ce
qu’écrivait Guénon: «En d’autres termes, la “disci-
pline du secret” constituerait une sorte d’“entraîne-
ment” ou d’exercice faisant partie des méthodes
propres à ces organisations; et l’on pourrait y voir en
quelque sorte, à cet égard, comme une forme atté-
nuée et restreinte de la “discipline du silence” qui
était en usage dans certaines écoles ésotériques an-
ciennes, notamment chez les Pythagoriciens. Ce

3
Dans les Instructions («catéchismes») utilisées à la Gran-
de Loge Nationale Française, à la question: «Que signifie ce
signe?», l’Apprenti doit répondre: «Que je préférerais avoir
la gorge coupée, plutôt que de révéler les secrets qui m’ont
été confiés».

6
Autour du «signe guttural»

point de vue est assurément juste, à la condition de


ne pas être exclusif; et il est à remarquer que, sous
ce rapport, la valeur du secret est complètement in-
dépendante de celle des choses sur lesquelles il por-
te; le secret gardé sur les choses les plus insignifiantes
aura, en tant que “discipline”, exactement la même
efficacité qu’un secret réellement important en lui-
même»4.
C’est là une explication simple, que chacun de-
vrait pouvoir comprendre. Toutefois, elle va déjà au-
delà de la surface des choses, alors que les profanes
montrent que c’est seulement cette dernière qu’ils
parviennent à appréhender quand ils accusent la Ma-
çonnerie de «puérilité» à cet égard. Mais n’est-ce
pas, par contre, faire précisément preuve de puérili-
té que d’entendre les paroles rituéliques sur le mo-
de littéral? D’autre part, ceux qui auront pu lire dans
quelque rituel ancien le texte relatif à la pénalité
n’auront pas manqué d’observer que les termes em-
ployés possèdent une valeur symbolique évidente.
Pour approfondir la question des signes initiatiques,
il faudra donc les appréhender en tant que véritables
symboles, dont la signification doit être méditée. «À
ce point de vue – observe R. Guénon –, le secret dont
il s’agit est lui-même un symbole, celui du véritable
secret initiatique, ce qui est évidemment bien plus
qu’un simple moyen “pédagogique”; mais, bien en-
tendu, ici pas plus qu’ailleurs, le symbole ne doit en
aucune façon être confondu avec ce qui doit être
symbolisé, et c’est cette confusion que commet l’i-
gnorance profane, parce qu’elle ne sait pas voir ce
qui est derrière l’apparence, et qu’elle ne conçoit
même pas qu’il puisse y avoir là quelque chose
d’autre que ce qui tombe sous les sens, ce qui équi-

4
R. Guénon, Aperçus sur l’Initiation, op. cit., ch. XIII, «Du
secret initiatique», p. 94.

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La Lettre G

vaut pratiquement à la négation pure et simple de


tout symbolisme»5.
À l’appui de ce qui a été dit, nous avons trouvé,
dans la première partie d’un recueil de Lectures [Ins-
tructions] concernant le degré d’Apprenti, un passa-
ge où percent des aspects bien plus intérieurs que
n’en laisse paraître le seul sens littéral:
«Q. – Les Maçons ont-ils des Secrets?
R. – Ils en ont beaucoup d’inappréciables.
Q. – Où les conservent-ils?
R. – Dans leur cœur.
Q. – À qui les révèlent-ils?
R. – À personne, sauf à des Frères ou des Compa-
gnons.
Q. – Comme les révèlent-ils?
R. – Par des signes, des attouchements et des mots
particuliers.
Q. – Comme Maçons, comment espérons-nous les
obtenir?
R. – Par l’aide d’une clef.
Q. – Cette clef, est-elle suspendue ou gît-elle?
R. – Elle est suspendue.
Q. – Pourquoi est-elle de préférence suspendue?
R. – Elle doit toujours être suspendue pour la dé-
fense d’un Frère et ne doit jamais rester inac-
tive à son préjudice.
Q. – Comment est-elle suspendue?
R. – Par le fil de la vie, dans le passage de la paro-
le [utterance] [entre la gorge et le cœur]».
La «clef» dont il s’agit ici est une «langue sincè-
re» qui traduit, dans la mesure de l’exprimable, les
secrets qui sont dans le «cœur», et, d’après ce que
stipule le Masonry Dissected de Samuel Prichard, le fil
auquel elle est accrochée mesure «9 pouces ou un
empan». L’empan mesurant entre 22 et 24 centi-
mètres (ce qui avoisine les 9 pouces anglais), la lon-
gueur de ce fil, comme on peut aisément le consta-
5
Ibidem, p. 95.

8
Autour du «signe guttural»

ter, est égale à la distance qui sépare le sommet de la


tête de la «racine» de la langue. En d’autres termes,
le «fil de la vie», auquel est accrochée la «clef du
cœur»6 représente – comme le signale Denys Roman
(cf. Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie, Édi-
tions Traditionnelles, Paris, 1995, ch. VIII, p. 132) –
cette partie de l’artère coronale qui va de la couron-
ne de la tête à la gorge. Et il n’est nullement fortuit
que les deux extrémités de ce segment coïncident
avec la «localisation» de deux centres d’énergie sub-
tile également pris en considération, par exemple,
dans le Yoga tantrique et dans la Kabbale. Si le centre
subtil lié à la région gutturale, situé au niveau des
deux épaules, peut être mis en rapport avec le couple
de Sephiroth qui ont pour attributs la «Miséricorde»
et la «Justice», le centre «localisé» au niveau de la
couronne de la tête peut se rapporter à la Sephirah
suprême, dont le nom hébreu signifie précisément
«couronne». Ici, suivant la doctrine hindoue, il est
fait allusion à un «centre de la conscience» corres-
pondant à un état situé au-delà des limites de l’indi-
vidualité humaine7. Ne pouvant présentement déve-
lopper ce sujet, nous nous limiterons à ces brefs aper-
6
R. Guénon, après avoir signalé que cette expression sym-
bolique se trouve dans les anciens «catéchismes» maçon-
niques, explique que «Le rapport du cœur et de la langue
symbolise celui de la “Pensée” et de la “Parole”, c’est-à-dire,
suivant l’interprétation kabbalistique de ces termes envisa-
gés principiellement, celui des deux aspects intérieurs et
extérieurs du Verbe» (cf. Études sur la Franc-Maçonnerie et le
Compagnonnage, tome 2, Éditions Traditionnelles, Paris, 1976,
«Parole perdue et mots substitués», p. 46, fin de la note 2,
repris in «La Lettre G» n° 3, Équinoxe d’Automne 2005, p.
42, note 25).
7
Il existe un rapport entre ce centre d’énergie particu-
lier et le degré de Royal Arch qui représente, selon R. Gué-
non, «une perspective ouverte sur les “grands mystères”» (cf.
ibidem, p. 42 et «La Lettre G» n° 3, p. 38).

9
La Lettre G

çus, qui devraient tout au moins permettre au lec-


teur d’entrevoir qu’au-delà du sens purement litté-
ral la question des signes initiatiques renferme des
significations autrement plus profondes.
Mais continuons. Certains assimilent le fil auquel
est accrochée la «clef» dont nous avons parlé au cable-
tow, terme qui, dans la Maçonnerie anglo-saxonne,
désigne une corde spéciale, représentant le «lien»
initiatique. Guénon eut également l’occasion de s’ar-
rêter sur ce point dans une note digne d’intérêt, que
le lecteur n’a peut-être plus en mémoire: «La figure
ainsi formée [le losange] possède certaines proprié-
tés géométriques assez remarquables que nous si-
gnalerons en passant: les deux triangles équilatéraux
opposés par leur base s’inscrivent dans deux circon-
férences égales dont chacune passe par le centre de
l’autre; la corde joignant leurs points d’intersection
est naturellement la base commune des deux tri-
angles, et les deux arcs sous-tendus par cette corde
et limitant la partie commune aux deux cercles for-
ment la figure appelée mandorla (amande) ou vesica
piscis, bien connue dans le symbolisme architectural
et sigillaire du moyen âge. – Dans l’ancienne Ma-
çonnerie opérative anglaise, le nombre total des de-
grés de ces deux circonférences, soit 360 x 2 = 720,
fournissait la réponse à la question relative à la lon-
gueur du cable-tow ; nous ne pouvons traduire ce ter-
me spécial, d’abord parce qu’il n’a aucun équivalent
exact en français, et ensuite parce qu’il présente pho-
nétiquement un double sens qui évoque (par assi-
milation de l’arabe qabeltu) l’engagement initiatique,
de sorte qu’il exprime, pourrait-on dire, un “lien”
dans tous les sens de ce mot»8. Cet extrait nous

8
R. Guénon, La Grande Triade, nrf Gallimard, 1957, ch.
II, «Différents genres de ternaires», pp. 27-28, note 1. – Nous
signalerons incidemment que cet ouvrage, qui expose un as-

10
Autour du «signe guttural»

conduit à signaler en passant que la figure géomé-


trique dont il s’agit était connue des anciens Maçons
opératifs sous le nom de «diamant», comme en té-
moigne le passage ci-dessous, tiré d’un recueil
d’«Instructions» maçonniques publié en Italie sous
le titre de Libro M, passage qui explicite par ailleurs
un des enseignements que recèle cette figure: «Les
normes qui règlent la conduite du Maçon, à l’inté-
rieur et à l’extérieur de la Loge, sont représentées
dans une figure géométrique que les opératifs ap-
pelaient diamant: il s’agit d’un losange dont les dia-
gonales sont respectivement de 8 et 6 modules. À
chacune des quatre extrémités du losange corres-
pond une vertu [il s’agit naturellement des quatre
vertus cardinales: Force, Prudence, Tempérance et
Justice], et le point d’intersection des diagonales re-
présente la conscience du Maçon. Ces points doivent
régler sa conduite en toute circonstance». Le lecteur
se demandera peut-être la raison de cette digression:
en réalité, ce n’est une digression qu’en apparence
car, dans la sixième partie des Lectures mentionnées,
nous découvrons que le «signe guttural» est préci-
sément mis en rapport avec l’une des quatre vertus:
la Tempérance.
Avant de poursuivre, il conviendra de préciser
que, dans le domaine initiatique, les références aux
vertus ne doivent jamais être entendues «en termes
de “morale”, avec les intentions spéciales qui y sont
impliquées»9. La vérité est que toute règle d’action,

pect si particulier du symbolisme maçonnique, fut le dernier


que Guénon publia de son vivant, ce qui témoigne de l’in-
térêt qu’il porta jusqu’à sa mort à cette voie initiatique,
contrairement à ce qu’affirment aujourd’hui certains au-
teurs peu avertis.
9
R. Guénon, Initiation et Réalisation spirituelle, Éditions
Traditionnelles, 1975, ch. IX, «Point de vue rituel et point
de vue moral», p. 84.

11
La Lettre G

quelle qu’elle soit, peut obéir à des motifs tout autres


que moraux: que l’on pense, par exemple, aux pres-
criptions de la shariyah islamique et l’on compren-
dra ce que nous voulons dire; ce qui importe de
notre point de vue, c’est la «qualité» des intentions.
«C’est ainsi que, par exemple, entre celui qui ac-
complit certaines actions pour des raisons morales
et celui qui les accomplit en vue d’un développement spi-
rituel effectif auquel elles peuvent servir de prépara-
tion, la différence est assurément aussi grande que
possible; leur façon d’agir est pourtant la même,
mais leurs intentions sont tout autres et ne corres-
pondent aucunement à un même degré de compré-
hension»10 [souligné par nous].
Cela dit, nous pouvons maintenant aborder sans
crainte de donner lieu à des malentendus la ques-
tion du rapport que les Lectures établissent entre le
signe initiatique du premier degré et l’une des qua-
tre vertus cardinales. Ce rapport impliquant, selon
toute vraisemblance, que c’est spécifiquement à l’Ap-
prenti qu’il revient de développer la Tempérance au-
dessus des autres vertus, nous pensons utile de re-
produire ici ce que contiennent les instructions an-
glaises à cet égard: «C’est cette convenable retenue
des passions et des penchants qui rend le corps sou-
mis et gouvernable et soulage l’esprit des attraits du
vice. Cette vertu doit être d’une pratique constante
chez tout Maçon et c’est pourquoi on lui apprend à
éviter les excès et la contraction d’habitudes mau-
vaises ou licencieuses par quoi il pourrait impru-
demment être conduit à trahir sa foi et à encourir le
châtiment indiqué dans son Serment». L’injonction
maçonnique relative à la nécessité de maîtriser ses
passions ne constitue pas un cas isolé dans le do-
maine initiatique et nous pourrions citer à ce propos

10
Ibidem, pp. 88-89.

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Autour du «signe guttural»

de multiples exemples tirés de traditions différentes;


mais nous insisterons sur le fait que, dans ce domai-
ne, la nécessité dont il s’agit a toujours pour finalité
d’acquérir la connaissance et nous pensons que ces
vers de Lao-tseu suffiront à en donner une illustra-
tion générale:
«La connaissance que l’homme a
du principe universel dépend de l’état de son esprit.
L’esprit habituellement libre des passions,
connaît sa mystérieuse essence.
L’esprit habituellement passionné,
ne connaîtra que ses effets»11 [souligné dans le texte].

Plus particulièrement, et concernant les rapports


entre les signes initiatiques et les passions, nous
avons trouvé des considérations intéressantes en par-
ticulier dans deux ouvrages dus à des auteurs occi-
dentaux (pour ainsi dire) pré-maçonniques.
Le premier est le Timée. Dans ce dialogue, Platon
représente l’âme comme étant en quelque sorte di-
visée en deux parties: d’une part l’âme immortelle,
donc universelle, qui réside dans la tête, et de l’autre
l’âme mortelle, donc individuelle, qui réside dans la
poitrine, séparée de la précédente par l’isthme du cou. Pour
ce qui concerne l’âme mortelle, l’auteur déclare
qu’elle «comporte en elle-même des passions ter-
ribles et inévitables: d’abord le plaisir, le plus im-
portant appât qui provoque au mal, ensuite les dou-
leurs, qui éloignent du bien, et encore la témérité et
la peur, un couple de conseillers peu sages, l’em-
portement rebelle aux exhortations, et l’espérance,
facile à décevoir. Ayant fait un mélange avec ces pas-
sions, la sensation irrationnelle et le désir de qui

11
Tao-te-king, ch. I, in Les Pères du système taoïste par Léon
Wieger S. J., Les Belles Lettres, Paris, 1950, «L’œuvre de Lao-
tseu», Livre I, D.

13
La Lettre G

vient toute entreprise, ils [les dieux] ont constitué


l’espèce mortelle en se soumettant à la nécessité
[alors que c’est selon l’intelligence qu’ils ont consti-
tué l’âme immortelle].
«Voilà justement pourquoi, craignant de souiller
l’espèce divine, ils profitent de ce que la contrainte
exercée par la nécessité n’était pas totale, pour éta-
blir à part, dans une autre demeure sise dans le
corps, l’espèce mortelle, après l’avoir séparée par un
isthme et par une frontière édifiés entre la tête et la
poitrine, en plaçant, entre les deux, le cou, en guise
de séparation. C’est dans la poitrine et dans ce qu’on
appelle le thorax qu’ils ont installé l’espèce mortel-
le. Et, puisque l’une de ses parties est naturellement
meilleure, et l’autre moins bonne, ils établissent dans
la cavité du thorax une nouvelle séparation, comme
on sépare le lieu de séjour des hommes de celui des
femmes, et ils dressent entre eux le diaphragme pour
servir de cloison.
«Ainsi la part de l’âme qui participe au courage
et à l’ardeur, celle qui cherche la victoire, ils l’éta-
blirent plus près de la tête, entre le diaphragme et le
cou, pour qu’elle prêtât l’oreille à la raison, et pût se
joindre à elle pour contenir par la force la meute des
désirs, toutes les fois que ces derniers refuseraient
tout net de se soumettre aux prescriptions transmises
par la raison du haut de la citadelle»12.
Le second des ouvrages auxquels nous faisions al-
lusion est l’Éloge de la Folie d’Érasme de Rotterdam.
Voici un passage où l’auteur, dans le style à la fois sé-
rieux et moqueur qui caractérise son texte, présen-
te ce même thème platonicien dans le discours que
prononce la Folie: «Voyez d’abord avec quelle pré-

12
Platon, Timée/Critias, traduction par Luc Brisson, GG-
Flamarion n° 618, Paris, 1992, 2e édition, corrigée et mise à
jour 1995, 69b-70a, pp. 182-183.

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Autour du «signe guttural»

voyance Dame Nature, génitrice et fabricante de gen-


re humain, a bien soin de laisser en tout un grain de
folie. D’après les Stoïciens, la Sagesse consiste à se
faire guider par la raison, la Folie à suivre la mobili-
té des passions. Pour que la vie des hommes ne fût
pas tout à fait triste et maussade, Jupiter leur a don-
né beaucoup plus de passions que de raison. En
quelles proportions? C’est l’as comparé à la demi-
once. En outre, cette raison, il l’a reléguée dans un coin
étroit de la tête, abandonnant aux passions le corps tout en-
tier. Enfin, à la raison isolée, il a opposé la violence
de deux tyrans: la Colère, qui tient la citadelle de la
poitrine avec la source vitale qu’est le cœur, et la
Concupiscence, dont l’empire s’étend largement jus-
qu’au bas-ventre. Comment la raison se défend-elle
contre ces deux puissances réunies? L’usage com-
mun des hommes le montre assez. Elle ne peut que
crier, jusqu’à s’enrouer, les ordres du devoir. Mais
c’est un roi qu’ils envoient se faire pendre, en cou-
vrant sa parole d’injures; de guerre lasse, il se tait et
s’avoue vaincu»13 [souligné par nous].
Le portrait, peut-être impitoyable mais finale-
ment conforme à la réalité, que ces écrits dressent
de la condition humaine nous montre l’homme or-
dinaire comme subjugué par l’influence de sa partie
terrestre, au point que les influx célestes ou spirituels
ne l’atteignent même pas. Or, dans la voie initiatique,
qui exclut par définition toute attitude passive, une
première phase préparatoire est précisément desti-
née à secouer ce joug; ainsi, en Maçonnerie, chaque
fois que l’initié effectue lui-même, mais voit égale-
ment effectuer par les autres le «signe guttural», il
est comme invité à réagir activement contre la con-
dition d’assujettissement qui est encore la sienne,

13
Érasme, Éloge de la Folie, traduction par Pierre de Nol-
hac, Classiques Garnier, Paris, 1936.

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La Lettre G

condition que symbolise, au degré d’Apprenti, la


position de l’Équerre sur le Compas. En d’autres
termes, il s’agit d’un appel à connaître son propre
mental (ce qui équivaut, sur un certain plan, à se
«connaître soi-même») et à en sacrifier la partie in-
dividuelle, c’est-à-dire la «sensibilité» (aisthésis), afin
de pouvoir acquérir peu à peu ce que Dante appel-
le l’«intelletto sano ». On pourrait dire aussi que cette
métamorphose intellectuelle, dont nous parlions
dans une étude précédente, équivaut à «changer de
tête», pour l’être qui passe de la pensée humaine à
la compréhension divine. Concernant cette autre
perspective, bien plus profonde que la précédente
indication d’origine platonicienne – mais à laquelle
elle s’intègre parfaitement –, il sera utile de men-
tionner ici brièvement la doctrine hindoue des Dê-
vas et des Asuras 14.
Nous rappellerons tout d’abord à nos lecteurs
que, suivant le Rig -Vêda, les Dêvas sont des «puis-
sances de Lumière» et les Asuras des «puissances de
Ténèbres»; en termes plus familiers aux lecteurs oc-
cidentaux, on peut donc les désigner respectivement
comme «Anges» et «Titans», à l’instar de ce que dé-
cida de faire A. K. Coomaraswamy 15. Afin d’éviter

14
Les considérations qui suivent s’appuient sur les infor-
mations contenues dans l’étude d’A. K. Coomaraswamy, An-
gel and Titan. An Essay in Vêdic Ontology.
15
Observons que, dans l’iconographie hindoue, «tandis
que les Dêvas sont représentés habituellement sous des for-
me d’hommes et d’oiseaux, les Asuras le sont sous celles
d’animaux et particulièrement de serpents» (Guénon, Études
sur l’Hindouisme, Éditions Traditionnelles, 1966, «Compte-
rendu de livres», pp. 133-134). Dans les anciennes traditions
d’Amérique centrale, on trouve une figure qui symbolise la
résolution des oppositions, l’union de ce qui rampe et de ce
qui vole: il s’agit du Quetzalcòatl, le «serpent à plumes» ou,
comme l’indique R. Guénon, l’«oiseau-serpent».

16
Autour du «signe guttural»

tout possible malentendu, il convient de souligner


que, bien qu’opposées dans leur action, ces puis-
sances n’en sont pas moins considérées, dans la tra-
dition hindoue, comme étant d’une même essence.
Ainsi est-il dit que l’Asura est un Dêva en puissance
et que le passage des ténèbres à la lumière s’opère
en vertu d’un changement d’orientation16. Mais cet-
te opération serait impossible sans une intervention
des Dêvas qui, seuls – dans cette lutte entre la «lu-
mière» et les «ténèbres» –, sont à même d’accomplir
la décapitation de l’Asura. Toujours dans le Rig-Vêda
on lit, par exemple, que lorsque, d’un coup de son
foudre (vajra), Indra «tranche la tête» de Namuci17,
elle devient le Soleil: ici, l’allusion au passage de la
pensée humaine à la compréhension divine est tout
à fait évidente18. Pareillement, dans d’autres textes
hindous, par exemple dans le Shatapatha Brâhmana,
il est dit que la «tête du sacrifice» devient le Soleil,
ou même le Soma, c’est-à-dire le «breuvage d’im-
mortalité»; il est en outre intéressant de relever que
les différents Dêvas sont invités à participer au sacri-
fice de Makha et à montrer leur prodigalité à son
égard, ce qui rappelle curieusement certains usages
et coutumes maçonniques. Dans les exemples que
nous avons proposés, et que l’on pourrait d’ailleurs
facilement multiplier, nous voyons qu’il s’agit tou-

16
Il y a ici un rapport évident avec la doctrine hindoue
des trois gunas qui a déjà été abordée dans ces pages (cf. L.
M., «Les trois gunas et l’initiation», paru dans «La Lettre G»
n° 2, Équinoxe de Printemps 2005).
17
Le nom de cet Asura signifie «celui qui ne lâche pas,
qui retient», c’est-à-dire «Crampon», ou, pour utiliser un ter-
me très connu dans la littérature occidentale, Crochet.
18
Comme indiqué dans une étude précédente, le Soleil
symbolise l’esprit universel, en d’autres termes l’intellect pur
d’Aristote, ou l’âme immortelle dont il est question dans le
passage de Platon que nous avons cité.

17
La Lettre G

jours d’un sacrifice qui comporte un «changement


de tête», et cela pour souligner l’achèvement du pas-
sage des ténèbres à la lumière. Dans la mythologie
shivaïte, Ganêsha lui-même, ayant perdu sa tête, en
reçoit une nouvelle19: le fait qu’il s’agisse d’une tête
d’éléphant est très significatif, mais nous devons ici
nous contenter d’y faire une simple allusion. Ces
brefs aperçus devraient suffire à faire comprendre
que la doctrine hindoue relie le «changement de tê-
te» à la réalisation métaphysique proprement dite,
laquelle, comme nous l’avons maintes fois expliqué
dans les pages de cette revue, ne pourra être attein-
te qu’après un long processus préparatoire; et c’est
précisément à celui-ci qu’il est fait allusion dans le
Jaiminîya Brâhmana à travers les 360 jours qu’il fau-
dra à Indra pour trancher la tête de Vritra. On aura
maintenant compris que la lutte entre «Anges» et
«Titans» à laquelle nous nous sommes référé s’ac-
complit en réalité à l’intérieur de chacun d’entre
nous, et que la victoire finale ne pourra être attein-
te que si nous parvenons à savoir qui nous sommes
vraiment.
Ce qui ressort des différents textes d’origine
orientale ou occidentale que nous venons de men-
tionner correspond, selon nous, à l’expression d’une
tradition universelle qui s’est transmise de généra-
tion en génération, et nous est parvenue en particu-
lier sous les formes symboliques connues des seuls
«Fils de la Veuve»; une tradition qu’il revient à cha-
cun d’entre nous d’assimiler avant de la mettre en
application, si nous voulons vraiment être des hom-
mes, «et non de stupides brebis» [Dante, Paradis, V,

19
Signalons à ce propos que, dans la tradition hindoue,
chaque Dêva est un Asura par sa nature originelle, les Asuras
précédant les Dêvas en ce monde, suivant le principe d’ana-
logie inverse.

18
Autour du «signe guttural»

80], comme l’écrivait l’éminent poète. Si toutefois


l’interprétation que nous venons de proposer a pu
heurter l’un de nos lecteurs dans ses schémas pré-
conçus, nous l’inviterons à bien vouloir réfléchir sur
ce que dit Guénon dans un compte rendu de 1936:
«Signalons d’autre part que M. Barles a retrouvé par
lui-même quelque chose qui se rapporte à un secret
“opératif ” bien oublié aujourd’hui: il s’agit de la cor-
respondance “psychique” des signes et attouche-
ments, c’est-à-dire, en somme, de leur correspon-
dance avec la “localisation” des centres subtils de
l’être humain, […]; et il en conclut, avec beaucoup de
raison, qu’il y a là l’indication d’un lien direct avec les
grandes initiations de l’antiquité »20 [souligné par nous].
Pour terminer, nous signalerons aussi que, dans
la tradition taoïste, l’initié est appelé «corps de dia-
mant» par allusion à la transformation qu’il est ef-
fectivement appelé à réaliser à une certaine étape du
processus initiatique21. Or, si l’on se souvient qu’au
début de la présente étude nous avons montré que
les Maçons opératifs eux-mêmes se référaient au dia-
mant, et si l’on sait que, dans la Maçonnerie actuel-
le, il est utilisé pour représenter l’esprit qui doit dis-
tinguer l’initié, peut-être en sera-t-on surpris; il n’y a
pourtant là rien d’étrange: pour comprendre que,
dans le deux cas, il s’agit de la même idée, il suffit de
les envisager du point de vue symbolique. En effet,
tout comme le diamant résulte de la transformation
du charbon commun, de même l’initié effectif naît-
il du passage de l’initié virtuel au-delà de la forme.
Mais il y a une autre analogie à signaler: si la plus hau-

20
R. Guénon, Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compa-
gnonnage, tome 1, «Compte-rendu d’articles de revues», p.
261.
21
Cf. A. K. Coomaraswamy, Il Grande Brivido, Adelphi, Mi-
lan, 1987, ch. XXVI, «Janua Cœli », p. 454.

19
La Lettre G

te concentration est nécessaire afin que le charbon


puisse atteindre la perfection du diamant, elle est
également le moyen qui joue le rôle le plus impor-
tant et le plus constant dans le processus initiatique
qui conduit à la réalisation spirituelle.
Et n’est-ce pas précisément à cela que reconduit
synthétiquement, tenue après tenue, le «signe d’Ap-
prenti»?

FRANCO PEREGRINO

20

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