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LOUIS LAVELLE

[1883-1951]
Membre de l’Institut
Professeur au Collège de France

(1985)

CARNETS DE GUERRE
1915-1918
INTRODUCTION DE
M. ET C. LAVELLE

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qui souhaite conserver l’anonymat sous le pseudonyme de Antisthène
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Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 3

Cette édition électronique a été réalisée par un bénévole, ingénieur français de


Villeneuve sur Cher qui souhaite conserver l’anonymat sous le pseudonyme de
Antisthène,

à partir du livre de :

Louis Lavelle

CARNETS DE GUERRE 1915-1918.

Introduction de M. et C. Lavelle.
Québec : Les Éditions du Beffroi; Paris : Société d’Édition Les
Belles-Lettres, 1985, 404 pp.

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2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 20 mai 2014 à Chicoutimi, Ville


de Saguenay, Québec.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 4

Louis Lavelle (1985)

CARNETS DE GUERRE
1915-1918

Introduction de M. et C. Lavelle. Québec : Les Éditions du Beffroi;


Paris : Société d’Édition Les Belles-Lettres, 1985, 404 pp.
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Ce livre est du domaine public au Canada parce qu’une œuvre pas-


se au domaine public 50 ans après la mort de l’auteur(e).

Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où il
faut attendre 70 ans après la mort de l’auteur(e).

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Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 6

[4]

Du même auteur
(OUVRAGES DISPONIBLES)

ŒUVRES PHILOSOPHIQUES

La dialectique du monde sensible (2e édition), P.U.F.


La dialectique de l’éternel présent :
I. De l’être (2e édition), Éd. Montaigne
IV. De l’âme humaine, Éd. Montaigne
La présence totale, Éd. Montaigne
De l’intimité spirituelle, Éd. Montaigne
Manuel de méthodologie dialectique, P.U.F.
De l’existence, Studio Editoriale di Cultura

ŒUVRES MORALES

La conscience de soi, Grasset


L’erreur de Narcisse, Grasset
La parole et l’écriture, Artisan du livre

CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES

La philosophie française entre les deux guerres, Éd. Montaigne


Morale et religion, Éd. Montaigne
Panorama des doctrines philosophiques, Albin Michel
Psychologie et spiritualité, Albin Michel
Science, esthétique, métaphysique, Albin Michel
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 7

[401]

ŒUVRES DE LOUIS LAVELLE

ŒUVRES PHILOSOPHIQUES

La dialectique du monde sensible (1922), Belles-Lettres


La dialectique du monde sensible (2e édition revue, 1954), P.U.F.
La perception visuelle de la profondeur (1922), Belles-Lettres
La dialectique de l’éternel présent :
I. De l’être (1928), Alcan
II. De l’acte (1937), Éd. Montaigne
III. Du temps et de l’éternité (1945), Éd. Montaigne
IV. De l’âme humaine (1951), Éd. Montaigne
La présence totale (1934), Éd. Montaigne
Leçon inaugurale faite au Collège de France (1942), Artisan du livre
Introduction à l’ontologie (1947), P.U.F.
Traité des valeurs :
Tome I – Théorie générale de la valeur (1951), P.U.F.
Tome II – Le système des différentes valeurs (1955), P.U.F.
De l’intimité spirituelle (1955), Éd. Montaigne
Manuel de méthodologie dialectique (1962), P.U.F.
De l’existence (1984), Studio Editoriale di Cultura

[402]
ŒUVRES MORALES

La conscience de soi (1933), Grasset


La conscience de soi (2e édition, 1951), Grasset
L’erreur de Narcisse (1939), Grasset
Le mal et la souffrance (1940), Plon
La parole et l’écriture (1942), Artisan du livre
Les puissances du moi (1948), Flammarion
Quatre saints (1951), Albin Michel
Conduite à l’égard d’autrui (1958), Albin Michel
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 8

CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES

Le moi et son destin (1936), Éd. Montaigne


La philosophie française entre les deux guerres (1942), Éd. Montai-
gne
Morale et religion (1960), Éd. Montaigne
Panorama des doctrines philosophiques (1967), Albin Michel
Psychologie et spiritualité (1967), Albin Michel
Science, esthétique, métaphysique (1967), Albin Michel
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 9

[6]

Document de couverture :

Louis Lavelle, pastel d’Albert Venelle fait au camp de Giessen,


1917
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 10

Table des matières

Œuvres de Louis Lavelle [401]

Quatrième de couverture

Introduction [7]

Au front (septembre 1915 - mars 1916) [23]

En captivité (mars 1916 - novembre 1918) [53]

Varia I [55]
Varia II [85]
Varia III [103]
Varia IV [137]
Varia V [253]
Varia VI [335]
Varia VII [369]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 11

Carnets de guerre 1915-1918

QUATRIÈME DE COUVERTURE

CAPTIVITÉ

Retour à la table des matières

Cette solitude où tout m'était refusé, où chacun ne pouvait compter


que sur ce qu'il était capable de se donner à lui-même, où le souvenir
devenait pour moi la vie réelle, où, loin de m'opprimer de son poids, il
ne cessait de s'éclairer et se transfigurer, où il ajoutait sans cesse à
l'événement et l'emportait sur lui, où il se purifiait même du regret, où
tout camarade rencontré sur mon chemin participant à cette condition
de prisonnier, image vive de la condition de l'homme, devenait pour
moi le prochain, où le bien matériel le plus dérisoire acquérait une va-
leur incomparable et le plus humble regard devenait comme un
contact intérieur, où l'absence sensible devenait une présence spiri-
tuelle, où l'on songeait moins à retrouver l'une qu'à ne point laisser
perdre l'autre, où les plus malheureux se consumaient en désirs inuti-
les, sans cesse en querelle avec le moment présent, où les plus heu-
reux, inconscients même de leur bonheur, avaient aboli le temps, ne
faisant plus de distinction entre l'avenir et le passé et, sans jamais quit-
ter l'instant, vivant déjà de leur vie révolue, c'est-à-dire peut-être
comme s'ils étaient déjà morts.
Mais je sais que depuis lors d'autres prisonniers ont fait une autre
expérience qui était proprement l'expérience de l'Enfer.
Louis Lavelle, Réflexions (extrait), 1945-1951
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 12

[7]

Carnets de guerre 1915-1918

INTRODUCTION

Retour à la table des matières

[8]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 13

[9]

Louis Lavelle naît en 1883 dans un petit village du sud-ouest de la


France, où son père est instituteur, et passe son enfance, jusqu’à sept
ans, dans cette campagne où la petite propriété de sa mère est encore
exploitée. Puis, ses parents ayant gagné la ville, il fait ses études se-
condaires au lycée de Saint-Étienne, après quelques années passées à
Amiens. Il est soutenu par une famille très unie, par son père, esprit
libéral et très ouvert, et par sa mère, femme intelligente et énergique,
et d’une grande rigueur morale. Il a une sœur, de deux ans plus jeune.
Une profonde affection les unit.
Dès la classe de philosophie, Lavelle s’enthousiasme et sa vocation
s’éveille. Comme il l’écrit plus tard à son ami philosophe François
Santoni, si l’enseignement dans cette classe paraît aux uns « stérile et
verbal », d’autres « y voient surgir une atmosphère qui donne au
monde un immense arrière-plan ». Une bourse d’enseignement supé-
rieur pour la Faculté de Lyon lui permet l’année suivante de quitter sa
famille.
On voit alors s’affirmer sa personnalité. Il vit quelques années à
Lyon dans une effervescence intellectuelle extraordinaire, repoussant
toutes les contraintes, épris de la pensée excessive et poétique de
Nietzsche ; il suit [10] très peu de cours, passe une grande partie de
ses jours et de ses nuits au café en interminables discussions philoso-
phiques et politiques, participant aux manifestations libertaires (un
nerf de bœuf à la main, dit sa sœur), sans que cette vie de bohème
semble porter atteinte à sa santé ou à son élan intellectuel. Son ami
Santoni est frappé alors surtout par « l’inflexibilité de sa totale indé-
pendance », mais il ajoute que pourtant « il aimait la salle des étu-
diants et les conversations entre camarades ». C’est à Lyon aussi qu’il
lie amitié avec Jean Nabert.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 14

Dans cet apparent désordre, Lavelle étudie à sa façon. Il reste fidè-


le à certains cours, en particulier à ceux d’Hannequin, philosophe kan-
tien, alors malade, et qu’il admire pour son intelligence, sa sincérité et
aussi pour son courage. Comme il semble ne rien faire, Hannequin lui
demande une preuve de son travail et Lavelle rédige un petit texte sur
la liberté, qui rassure son maître. Il fait ensuite diverses suppléances
de professeur, dont une à Laon qui lui permet de connaître la vie pari-
sienne et de suivre quelques cours, ceux de Hamelin et de Bruns-
chvicg à la Sorbonne et celui de Bergson au Collège de France. Après
deux ans à Neufchâteau où il songe un moment à se présenter aux
élections législatives, il est agrégé en 1909. Nommé à Vendôme, puis
à Limoges en 1911, il écrit là son premier texte de métaphysique : De
l’existence (qui ne paraîtra qu’en 1984, à l’occasion du centenaire de
sa naissance). En 1913 il se marie, et sa femme Julie Bernard, qui
s’intéresse à la philosophie, ne cesse d’être pour lui une aide précieuse
et attentive. En mai [11] 1914 il leur naît un fils, Jean-François. Quel-
ques mois après, c’est la guerre.
Lavelle est réformé. Il se met à la disposition du préfet de Limoges
et pendant l’été, c’est son premier contact avec la guerre : l’accueil
des nombreux trains amenant les réfugiés et les blessés venus du front
et pour lesquels il faut trouver des solutions. En octobre il est nommé
à Poitiers, mais il veut rejoindre les combattants, refuse d’être versé
dans l’auxiliaire et obtient d’être envoyé au front après quelques mois
d’instruction. Un ami lui écrit : « Quand je vous verrai sous l’habit
militaire, je ne croirai jamais que vous êtes soldat. Vous le voulû-
tes... » et il ajoute toutes sortes de plaisanteries sur son incapacité mi-
litaire. C’est au début de septembre 1915 que Lavelle part comme
simple soldat sur le front de la Somme. La brutalité de la guerre
l’atteint alors directement, il en a horreur ; en outre la vie de terrassier
dépasse ses forces et il écrit à sa femme : « J’aurais vivement désiré
rendre d’autres services que de jeter avec beaucoup d’efforts sur le
parapet des tranchées des pelletées de terre ridiculement petites. » En
février 1916 il est envoyé sur le front de Verdun et il est fait prison-
nier le 11 mars suivant. Et c’est au camp de soldats de Giessen qu’il
passe les dernières années de la guerre. À la fin de 1917 quelques
cours sont organisés au camp et il parle dès lors une fois par semaine
sur « Pascal et la pensée religieuse ». Ce cours le fait connaître et lui
amène des amis. L’un d’eux dit que « la grande salle du camp était
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 15

trop petite pour contenir la foule avide de l’entendre » (ou seulement


d’avoir chaud, disent d’autres). C’est alors que le peintre belge Albert
Venelle [12] fait au pastel son portrait que l’armistice laisse inachevé.
Le peintre n’oublie pas les conversations avec son modèle qui l’aident
plus tard à confirmer sa vocation. De Bruxelles où il a rapporté le por-
trait, il écrit à Lavelle en 1919 : « J’ai tant à vous dire... Pour le mo-
ment j’en suis réduit à converser avec votre portrait »... et cela
« consiste à constater que vraiment vous avez une tête épatante ! »
À Giessen Lavelle rédige un ouvrage de métaphysique sur cinq pe-
tits carnets achetés à la cantine du camp : La dialectique de la matière
sensible qui deviendra sa thèse de doctorat sous le titre La dialectique
du monde sensible (soutenue à Paris en 1922).
Un an après l’armistice, il est nommé à Strasbourg où il enseigne
au lycée jusqu’en 1924. Il s’y occupe activement de syndicalisme
pour les professeurs d’Alsace et de Lorraine. Il a maintenant quatre
enfants, trois filles étant nées après Jean-François. Et c’est à Stras-
bourg que ce fils tombe malade d’une grave maladie osseuse.
De 1924 où il arrive à Paris jusqu’en 1940, Lavelle enseigne dans
différents lycées et dans divers cours privés. Ses anciens élèves gar-
dent de ses cours un souvenir dont certains disent qu’il a marqué et
transformé toute leur existence.
De 1930 à 1942 il se charge au journal « Le Temps » d’une chro-
nique mensuelle de philosophie qui atteint un large public et le met en
rapport avec de nombreux philosophes. En 1934 l’éditeur Fernand
Aubier lui demande de créer une collection d’ouvrages philosophi-
ques ; il accepte à condition d’en partager la direction avec son ami le
philosophe René Le Senne ; [13] et, pendant près de vingt ans, leur
amitié se resserre encore dans ce travail pour répandre la pensée spiri-
tualiste par la collection « Philosophie de l’esprit ».
En 1938 Lavelle fonde aux Éditions des Presses Universitaires de
France une collection de manuels de philosophie destinés aux étu-
diants de l’enseignement supérieur, la collection « Logos ».
Depuis son retour de captivité jusqu’à sa mort, il écrit de nombreux
ouvrages de philosophie métaphysique ou morale. Ce sont principa-
lement les quatre volumes de « La dialectique de l’éternel présent » et
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 16

aussi La présence totale, l’Introduction à l’ontologie et des œuvres


plus accessibles comme La conscience de soi et L’erreur de Narcisse.
En 1940 l’armistice le trouve à Bordeaux où sa classe a été repliée.
Après un bref passage au Ministère de l’Instruction publique, il est
nommé inspecteur général au début de 1941, puis il est élu à la chaire
de philosophie du Collège de France en octobre de la même année.
Après la guerre, le succès grandissant de la philosophie de Sartre,
si opposée à la sienne, atteint Lavelle profondément. Il affronte alors
ce nouveau courant et, cherchant toujours sa propre vérité, l’affirme
dans quelques conférences très denses qu’il donne à l’étranger. Sa
santé s’altère et il voit aussi s’aggraver la maladie de son fils peintre
(qui meurt à 37 ans, cinq mois après lui).
C’est à Parranquet, village voisin de son village natal, où il passait
toutes ses vacances, que Lavelle meurt le 1er septembre 1951. Il a
alors 68 ans. La mort le surprend dans une période de grande fécondi-
té [14] intellectuelle. L’année 1951 voit paraître trois livres : deux vo-
lumes importants de philosophie, le Traité des valeurs, Tome I, le
quatrième livre de « La dialectique de l’éternel présent », De l’âme
humaine et un essai sur la spiritualité, Quatre saints. Lavelle laisse
deux ouvrages à peu près terminés : Traité des valeurs, tome II, et le
Manuel de méthodologie dialectique. Dans ses papiers on trouve enfin
deux livres inachevés, La réalité de l’esprit et un Système de la parti-
cipation. Un dernier livre sur la Sagesse devait compléter « La dialec-
tique de l’éternel présent ». Et dans ses notes on peut lire de nom-
breux titres de livres en projet.
*
* *
« Les seules choses qui m’aient jamais intéressé, ce sont, non pas
les connaissances que nous pouvons apprendre et qui renouvellent
sans cesse notre curiosité, mais les sentiments qui nous découvrent à
nous-même et les relations vivantes qui nous unissent aux êtres qui
nous entourent. Aujourd’hui encore je pense que c’est là la véritable
réalité dont la vie est faite. Peut-être faut-il dire que la pensée philo-
sophique n’est elle-même rien de plus que l’approfondissement d’une
certaine émotion que la vie nous donne, dont l’intensité varie, mais
qui ne nous quitte jamais. Or l’émotion la plus ancienne que je retrou-
ve dans mes souvenirs est d’une extrême simplicité mais d’une extrê-
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 17

me acuité : c’est celle de faire partie du monde, non pas seulement


comme une chose parmi des choses, mais comme un être qui peut dire
moi, qui dispose d’une initiative qui [15] lui est propre et qui, par
l’usage qu’il en fait, est capable de changer le monde. La simple pos-
sibilité de remuer le petit doigt m’est apparue de très bonne heure
comme un miracle perpétuel : c’est une expérience que je recommen-
çais toujours avec le même émerveillement. Elle faisait naître en moi
cette certitude qui n’a jamais cessé ensuite de se confirmer et de
s’éprouver pendant ma vie tout entière, c’est que la réalité, au lieu de
s’écouler et de se dissiper dans le temps, est toujours actuelle et pré-
sente, qu’il ne faut la chercher ni en arrière ni en avant de nous, mais
là où nous sommes et dans l’instant où nous agissons. Alors elle
s’offre à nous avec une extraordinaire plénitude pourvu que nous
ayons assez de simplicité et de courage pour oser la regarder en face
et en prendre possession 1. »
Pour Lavelle, cette sensibilité permanente à la « présence totale »
de l’être qui nous comprend dans l’existence s’éclaire et s’approfondit
dès que l’attention s’y applique. L’être se révèle, à la naissance de no-
tre être, comme don de soi, — puissance créatrice se proposant à
nous, en même temps que lumière, raison, intelligibilité, esprit pur. La
pensée y puise sa force de certitude, sa foi dans la positivité absolue
de l’être. Dans l’exercice de notre liberté, notre consentement à être,
nous ressentons la joie d’une « participation » à la source intime de
notre être, mais aussi l’angoisse d’une suprême exigence, celle d’une
responsabilité à [16] assumer à l’égard de notre propre vie et de celle
d’autrui. Le monde sensible où nous vivons, c’est encore la même
plénitude de l’être, la même présence, là où nos actes libres trouvent
leur limite et aussi la matière de leur exercice : il est source inépuisa-
ble de données, qui suscitent ces actes et y répondent, et dans lesquel-
les ils s’incarnent afin de les spiritualiser et d’en faire les moyens de
communication avec les autres êtres, nos semblables.
Face à la science qui est science des choses, Lavelle fonde une
science de l’être, de l’esprit en acte, une métaphysique. Cette science
a son expérience, l’expérience intérieure, concrète, personnelle, celle
de la conscience de soi, contact immédiat du moi avec l’être, intuition
irrécusable de l’être. Elle a ses lois, les lois du monde spirituel, que la

1 Lavelle, Radio-dialogue avec Frédéric Lefèvre, Radio-Paris, 1938.


Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 18

méthode de l’analyse dégage en suivant les articulations du réel et qui


décrivent la correspondance réglée existant entre les différents modes
de l’être. C’est par cette « dialectique vivante » que nous créons notre
essence et coopérons à l’existence d’une société spirituelle. « Science
de l’intimité spirituelle », cette science de la conscience est, contrai-
rement à la science des choses, indivisiblement théorique et pratique,
métaphysique et sagesse : « l’intellectualisme est stérile s’il n’est pas
pénétré de spiritualité ».
Philosophe de « l’éternel présent », dont la pensée s’est nourrie de
tous les grands problèmes de son temps, Lavelle apparaît comme l’un
des représentants les plus puissants du spiritualisme d’entre les deux
guerres. Son originalité tient à l’indépendance absolue de sa pensée,
qui ne s’appuie que sur le vécu. Il n’a qu’un maître, la vérité. « Cha-
cun doit fixer le regard [17] le plus ferme sur la vérité qui lui est don-
née, mais il sait que ce n’est jamais qu’un aspect de la vérité totale ».
Il ne prétend pas innover mais poursuivre l’œuvre d’une « philosophia
perennis », œuvre commune de l’humanité, « toujours identique et
toujours nouvelle ». Ainsi la puissance et la générosité de sa pensée
l’ouvrent largement sur toutes les autres formes de pensée, remontant,
pour y puiser, jusqu’à leur source. Il a conscience d’avoir, à l’époque
où triomphaient le phénoménisme et le positivisme, réintroduit, en la
renouvelant, une philosophie de l’être apparentée à celle de Platon. Il
reconnaît sa fidélité à la tradition de la pensée française, à son univer-
salité, à l’exigence rationnelle des idées claires et distinctes de Des-
cartes, mais aussi à la lignée des « moralistes » comme Montaigne qui
ne cessent d’approfondir sans indulgence la conscience de leur moi
afin d’y trouver une vérité qui les fasse vivre. Car il ne sépare pas non
plus la métaphysique de la psychologie, l’analyse du moi étant le seul
chemin qui mène à la connaissance de l’être : la recherche de la vérité
se fait chez lui — comme chez Descartes et, à sa suite, Malebranche,
Maine de Biran, Bergson — à partir de l’expérience intérieure, d’une
intuition de notre propre existence. Existence dont on peut douter
qu’elle ait un sens jusqu’au moment où l’on découvre, en même temps
que notre liberté, les valeurs qu’elle doit défendre. Ces valeurs nais-
sent et s’ordonnent dans la lumière d’une pensée contemplative
d’inspiration profondément chrétienne, apparentée à celle de Male-
branche, en qui il voit le plus grand métaphysicien français.
[18]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 19

Lorsque, à l’issue de la dernière guerre, explose l’existentialisme,


Lavelle en reconnaît la valeur, « expression cruelle de l’époque où
nous vivons ». Il en juge aussi les limites : « On ne peut s’empêcher
de juger qu’il y a beaucoup de complaisance dans cette considération
de la pure misère de l’homme que l’on pense relever seulement par la
conscience même qu’on en a. Mais cette conscience ne suffit pas. Ou
du moins elle n’a de valeur que si elle devient un moyen qui nous en
délivre. Cela n’est possible que par cette transfiguration de l’émotion
qui, au lieu de la réduire à un ébranlement subjectif, la porte elle-
même jusqu’à cette extrême pointe où l’amour et la raison ne font
qu’un, que par cette transfiguration de la liberté qui, au lieu d’un pou-
voir arbitraire de l’individu, en fait la volonté éclairée de la valeur. »
« Le lavellisme, dit M. Padilha, est comme un estuaire où se ren-
contrent les grands thèmes de la philosophie classique avec les défis
de la modernité. L’être, la valeur, la participation, l’existence, le
temps et l’éternité, la sagesse, tous ces thèmes reçoivent un traitement
conforme à la tradition métaphysique de l’Occident et affrontent les
situations limites nées dans les laboratoires mondiaux des deux gran-
des guerres mondiales. Lavelle est un philosophe qui a vécu les hor-
reurs de ces deux hécatombes et en a absorbé la leçon. De là vient
l’immense valeur de ses méditations sur le mal et la souffrance, le
narcissisme, la conscience de soi et la sainteté 2. »
[19]
*
* *
Pendant la guerre, Lavelle écrit ses réflexions sur huit petits car-
nets, le premier pendant qu’il est au front (1915-1916) et les autres
dans le camp de soldats de Giessen (1916-1918). Sur les sept datant
de Giessen, six sont intitulés « Varia » et sont numérotés. Ces numé-
ros indiquant sans doute un ordre chronologique, nous laissons les
carnets dans cet ordre, en ajoutant en premier celui écrit dans les tran-
chées et en dernier celui de Giessen non numéroté (mais daté de 1918
de la main de Lavelle).

2 Communication faite au XVIIe Congrès mondial de philosophie, Montréal,


1983.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 20

Les pensées sont données comme elles se présentent, mais nous


avons supprimé certaines d’entre elles, principalement lorsque la lec-
ture en était douteuse ou quand elles répétaient des pensées déjà ex-
primées.
En général seules les pages de droite étaient utilisées, celles de
gauche étant réservées pour des réflexions corrigeant ou précisant le
premier jet de la pensée. Les phrases ainsi ajoutées ont été mises à
leur place quand celle-ci était clairement indiquée, sinon elles ont été
reportées à la suite du texte correspondant (et alors toujours mises en-
tre crochets).
« Ces réflexions forment la meilleure part de ma vie intérieure
pendant la solitude. Elles peuvent s’accroître au cours de la captivité.
Peut-être la liberté qui m’est laissée de les écrire ne doit-elle pas me
préserver d’une confiscation qui d’un seul coup m’en privera. Et ce
sera sans doute une souffrance pour ma vanité. Mais [20] mon âme
s’affranchira par là du poids du passé ; il suffira qu’elle ait acquis des
moyens pour de nouveaux progrès. »
Ainsi ces « Carnets » ne sont pas écrits pour être publiés, comme
en témoignent également tant de phrases présentées comme des pré-
ceptes ou commençant par « Il faut » et qui ne sont évidemment desti-
nées qu’à Lavelle lui-même, et aussi les paradoxes, les boutades et les
outrances que l’on trouve parfois. Ces réflexions sont personnelles,
elles ne sont qu’un « moyen » pour un progrès spirituel ; ce sont celles
d’un jeune philosophe qui pense pour vivre et peut-être pour ne pas
être écrasé. Un prisonnier de son camp disait après la mort de Lavel-
le : « Il incarnait pour nous ce qu’il y a de plus beau sur la terre : un
homme libre... Il fallait le voir en captivité, prisonnier, il ne l’était
pas... »
Cependant ces années de guerre ont marqué profondément sa pen-
sée et sa vie, et un prisonnier de la seconde guerre pouvait lui écrire
de son stalag en 1943, après avoir lu La présence totale : « Vos livres
ne peuvent avoir été vécus que par quelqu’un qui a connu l’exil. »
Et Lavelle nous dit aussi :
« La guerre a sans doute développé la manie d’écrire comme une
prétention à ne pas mourir tout à fait (si l’on ne songe plus au public,
on songe du moins à ses amis et à ses proches). »
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 21

Et encore :
« Toutes ces réflexions sont une matière vivante mais informe que
je devrai organiser et modeler si je me mêle d’écrire. »
[21]
Aussi, quand les Éditions du Beffroi nous ont proposé d’éditer ces
« Carnets », nous avons pensé que ceux qui apprécient la pensée de
Lavelle pourraient aimer retrouver parmi ces réflexions éparses et
peut-être inégales de l’homme jeune cette « matière vivante » qui a
nourri l’œuvre de la maturité.

M. et C. Lavelle

[22]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 22

[23]

Carnets de guerre 1915-1918

AU FRONT
(septembre 1915 - mars 1916)

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[24]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 23

[25]

Tant s’en faut qu’il faille se plaindre de la sujétion où nous tient


une grande misère comme la guerre et prétendre qu’elle empêche que
nous nous livrions à la vie de l’esprit ; au contraire c’est en elle que la
vie de l’esprit prend toute sa force et toute son ardeur.
*
Pour un système de la connaissance, le sujet doit venir à sa place
comme objet dans l’ordre des existences réelles.
*
C’est dans un point de vue psychologique que le sujet est donné
primitivement comme chez Descartes. Dans l’ordre métaphysique
l’existence est antérieure au sujet et nécessaire pour le fonder.
*
Objectivement le rythme, subjectivement le souvenir sont les si-
gnes sensibles de l’éternité.
[26]
*
Quand on met l’esprit et la matière sur un même plan (c’est ce que
fait Leibnitz quand il soutient que le corps est monade), on doit néces-
sairement aboutir à l’harmonie préétablie. Mais si la matière trouve
dans l’esprit son fondement, le déterminisme est suspendu à la liberté
et la nécessité physique à la nécessité logique. (Car la liberté n’est rien
de plus que la nécessité logique.)
*
La guerre est une fièvre. Malheur à ceux qui la font sans avoir cette
fièvre.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 24

*
Les Grecs ont eu les moyens, la clarté et la subtilité, le goût le plus
vif des réalités intellectuelles, la défiance et voire encore la mécon-
naissance des troubles du sentiment. Leur dialectique les avait élevés
avec le platonisme jusqu’à la vie spirituelle. Mais elle la subordonnait,
tandis qu’il fallait qu’elle devînt un simple moyen, après l’élan spiri-
tuel du christianisme, pour que les théologiens et les saints rencontras-
sent plus tard la vérité, soit dans l’intuition, soit dans le système.
*
Rien n’est plus contraire à la vérité que l’opposition de la matière
et de l’esprit. Mais la matière qui est le produit de l’intelligence, une
sorte d’intelligence inerte, doit encore subir ses lois et les figurer, dès
que la [27] volonté de l’individu a à agir sur elle. Celui-ci trouve en
elle à la fois un obstacle et un moyen ; et l’obstacle atteste seulement
que l’individu est fini et qu’il n’est pas créateur.
*
L’Enfer me paraît être le lieu du froid plutôt que le lieu de la cha-
leur. Car si Dieu est présent et qu’il me brûle, mes douleurs seront
moindres que s’il est absent avec le soleil.
*
Il y a un certain degré d’incommodité matérielle (précisément dans
la mesure où il paraît nécessaire et fort difficile de s’en affranchir) qui
ôte à l’esprit toute liberté.
*
Égalité produite par tout ce qui est grand (l’intelligence, la
connaissance) et même les passions quand elles sont fortes (jeu,
amour).
*
Il n’y a pas de milieu entre l’indifférence et l’intérêt le plus exi-
geant.
*
Il est plus facile à la raison de régler les actions que les sentiments.
Aussi est-ce par là qu’il faut commencer. [28] Il faut pour que le sen-
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 25

timent soit mis à sa place qu’il soit l’écho d’une bonne action au lieu
de tâcher vainement d’en devenir le principe.
*
Le livre espagnol de saint Ignace est un livre de sensualité. Le plus
grand secours est emprunté à l’imagination concrète. Et il n’est pas
possible qu’un être plongé dans la sensualité, soit qu’il s’y oppose,
soit, comme ici, qu’il s’appuie sur elle pour la vaincre, aboutisse ail-
leurs qu’à l’ascétisme des pratiques extérieures. C’est tout juste le
contraire de la vie de l’Esprit et de l’Imitation.
Aussi les péchés, les différentes chutes qu’on y peut faire, les priè-
res, les actions peuvent-ils être numérotés avec soin.
*
Nous avons vécu des événements qui ont été si extérieurs à nous-
mêmes que nous en perdons la marque et le souvenir, comme on se
défait d’une carapace.
*
L’esprit est affranchi de la durée par la mort. Et d’abord c’est le
corps et l’âme — non l’esprit — qui s’écoulent dans le temps. Tout ce
qui appartient à l’esprit est éternel et, dans le présent, l’esprit surpasse
le temps tout entier. Mais par son union avec l’âme il semble que
l’esprit lui aussi nous entraîne. C’est là une illusion, bien que l’esprit
individuel soit délivré [29] par la mort. Si on prétend que cette immor-
talité n’est rien de plus que l’immortalité de Dieu, encore faut-il main-
tenir que dans sa liaison même avec ce corps qui vient de s’éteindre
l’esprit reste éternellement ce qu’il est. Ne disons donc pas que
l’individualité s’éteint ni même que, la matière se dissolvant, la base
même de la vie personnelle a disparu. Car en entrant dans l’éternité
l’esprit reste éternellement uni aux existences qui commencent ou qui
finissent dans la durée. Ainsi la naissance et la mort appartiennent à
l’ordre du temps. Mais le devenir pris dans sa totalité est une simulta-
néité éternelle.
*
Le souvenir est le remède par lequel nous essayons de retenir une
réalité qui s’évapore. Mais comment le temps ne serait-il pas un re-
nouvellement absolu, si l’éternité en s’y joignant n’exigeait que ses
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 26

différents moments fussent liés sans qu’aucun d’eux soit rigoureuse-


ment anéanti ?
*
Le souvenir, image sensible de l’éternité.
*
Il n’y a pas de meilleure preuve de l’immortalité que la nécessité
pour l’esprit de rester éternellement uni même aux existences finies
qui ont eu dans le temps un commencement et un terme.
[30]
*
Il faut avoir beaucoup de préjugés pour pouvoir se mettre à l’école
de la nature, et celui qui se trouverait d’abord dans l’état de nature
serait séduit facilement par tous les préjugés. De là l’imbécillité de
Rousseau.
*
Il semble que la distinction convient surtout pour caractériser les
existences matérielles et mieux encore les existences immobiles. Mais
l’amitié, l’amour, le mouvement et même la pensée ne sont-ils pas
autant de victoires sur la distinction, l’inertie et la matière ?
La matière n’est dépendante de l’esprit que parce qu’il ne peut y
avoir de distinction sans une activité qui distingue.
Le point de vue de la distinction effectuée se rapporte à l’objet et à
l’éternité. La distinction et l’activité en constituent bien le principe et
la source ; mais il faut les considérer dans leur essence intemporelle.
*
Le déisme n’est pas tant la priorité historique que la priorité logi-
que de Dieu.
*
Tout ce qui est de l’ordre passionnel est étranger à la divinité.
[31]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 27

Il n’y a pas un seul événement qui ne soit dérivé selon l’ordre du


temps et qui ne fasse figure de premier commencement dans l’ordre
de l’éternité.
*
Chez le plus délicat il y a aussi pour cette guerre qui se prolonge
une attention scrupuleuse au moindre malaise pris comme signe
avant-coureur d’une maladie qui le ramènera dans la zone de la paix.
*
Toutes les grandes difficultés, la création, les rapports de Dieu et
du monde, la prédestination, la liberté, proviennent de la croyance en
l’existence absolue du temps. Et ces difficultés mêmes auraient dû
conduire à affirmer son idéalité. Mais plus encore la direction qui va
de pair avec ce qui est vécu et par conséquent créé à mesure. Nous ne
voulons pas soutenir que notre vie temporelle est inexistante en tant
que temporelle, mais que, en tant que temporelle, elle trouve sa place
marquée dans le système des existences éternelles.
*
Le bombardement peut très facilement être imaginé comme une
condition permanente d’une vie normale. À tous les autres risques de
la vie il suffira d’ajouter le risque fréquemment renouvelé de la mort
la plus brutale.
[32]
*
La haine du militaire pour tout ce qui pourrait ressembler à du loi-
sir provient de deux causes, à savoir :
1. la préoccupation technique, le besoin de voir du travail réalisé
(et le plus possible) ;
2. l’autorité, le besoin de voir dépendre d’un ordre toutes les ac-
tions. Or le loisir est libre, incontrôlable et divin.
*
Quelle qu’y soit la puissance de la vie présente, la guerre est la
plus grande épreuve de notre vie temporelle, puisque par la menace
constante de la mort elle nous enlève tout horizon.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 28

*
Il y a dans la nature une sorte de mécanisme brutal dont on ne sait
si les effets meurtriers sont réglés par la Providence. À cet égard nous
sommes dans un état de passivité où la matière en nous, et non la vie
spirituelle, se trouve intéressée. Notre limitation nous assujettit aux
lois d’un monde systématique dont nous sommes, il est vrai, les spec-
tateurs, mais aussi les esclaves. Or ce monde systématique est agrandi
par la volonté de l’homme dans l’industrie et la guerre. Ainsi la matiè-
re a son fondement dans l’esprit et la fatalité dans la liberté. Et c’est
par une vue un peu trop simple que nous attribuons directement à la
Providence la distribution du malheur ou de la mort dans une grande
[33] catastrophe et dans une guerre. (Il y a aussi cet orgueil par lequel
nous voulons que la Providence pense expressément à nous.)
*
La haine des soldats contre les chefs nous préservera après la guer-
re d’une révolution militaire. Il n’est pas sûr pourtant que nous soyons
préservés d’une révolution populaire.
*
Une petite sentinelle pour cet étroit secteur angulaire qui pendant
deux ou trois heures de nuit lui est confié est un élément absolu de la
ligne de défense et d’attaque.
*
La subjectivité, la possibilité de dire « je » est la plus merveilleuse
et la plus émouvante des choses. Ne pas regarder seulement l’univers
comme spectateur, mais comme élément, comme acteur, c’est bien là
ce qu’il y a en nous de divin.
*
Il y a deux aspects de la guerre : la vie du soldat, qui est une grosse
farce, et la destruction des hommes, qui la rend sanglante.
[34]
*
L’idée du moi est divine, mais c’est dans et par le corps qu’elle se
réalise sous la forme limitée d’une existence humaine.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 29

L’homme supporte mal tout ce qu’il croit pouvoir éviter ; mais dès
que les maux, les fatigues ou les peines sont nécessaires, qu’il est im-
possible d’y échapper, notre patience et notre puissance de résister
sont indéfiniment reculées.
*
Il faut que tout ce qu’on écrit le soit comme s’il ne devait jamais
être publié ; et il faudrait qu’il ne le fût jamais avant la mort. Autre-
ment il est impossible qu’un auteur ne pense pas un peu à son public,
c’est-à-dire n’agisse en considération de l’opinion ; il est impossible
qu’il ne s’embarrasse ensuite dans la discussion et dans la défense, ce
qui retarde et suspend l’exercice de la pensée.
*
Le goût pédagogique marque un besoin d’autorité et un intérêt ma-
tériel. Il suffit de s’attacher sans arrière-pensée à la découverte de la
vérité : il faut qu’elle soit pédagogique par elle-même et non par quel-
que effort surajouté.
[35]
*
L’intelligence paraît s’opposer au sentiment parce qu’en le dépas-
sant elle nous en dispense. Dans son rayonnement nous perdons la
conscience de sa chaleur. On ne goûte vraiment la bienfaisance propre
de la chaleur que dans l’obscurité. Pourtant le soleil de l’hiver ne se
borne pas à éclairer : il console. Et la lumière qui demeure glaciale est
un scandale qui ne peut être réalisé que par l’opposition de l’esprit et
de la matière, de l’œil et de la peau. Car la lumière est la chaleur de
l’esprit.
*
Tous les constructeurs de système ont été de grands trompeurs, et
la vérité ne se trouve que chez ceux qui ont passé leur existence à ré-
péter les mêmes choses éternelles.
*
La vérité pour se révéler à nous demande à être sollicitée avec
douceur.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 30

Le Purgatoire représente une sorte de justice humaine médiocre et


proportionnée. Mais la grande et dominatrice opposition du Ciel et de
l’Enfer montre assez qu’il n’y a pas de degrés de la vertu, — qu’on ne
peut s’y élever sans aller jusqu’à la sainteté, — comme l’attachement
[36] à ce qui est temporel est toujours criminel sans degrés. Comment
y aurait-il des degrés dans l’ordre de l’absolu ?
*
Le temporel ne s’oppose au spirituel que pour celui qui s’y absor-
be ; il prend aussi un caractère sacré quand on l’y rejoint.
*
Le progrès est l’image temporelle de la perfection.
*
La mort nie le temps, puisqu’elle le limite. Elle est un instantané,
elle est un point géométrique. Elle est aussi un absolu, un transcen-
dant. Elle n’appartient pas à la série relative et temporelle. De là
l’impression divine qu’à l’avance elle fait sur nous. Aussi nous trans-
porte-t-elle hors de l’existence temporelle, nous, c’est-à-dire non point
notre moi sensible et charnel, mais l’esprit éternel qui y réside et en
est le fondement.
*
Mais la naissance n’est pas un absolu, parce qu’elle n’est en aucun
sens un premier commencement. Elle n’est qu’un développement,
comme il me semble que Malebranche l’a vu. Il ne peut pas en être
autrement si le temps est une apparence. Mais la mort, en introduisant
un absolu dans le cours du temps, démontre que le temps lui-même est
une apparence qui a sa raison dans l’éternité. (Spécieuse objection
matérialiste [37] que la mort n’est qu’une désagrégation. Mais cette
désagrégation est précisément le signe de l’abolition d’une série tem-
porelle par laquelle l’unité du moi individuel s’était développée. Dans
la naissance au contraire il n’y avait jamais eu création par composi-
tion, mais déboîtement d’une richesse cachée.)
*
Ce qui se décompose après s’être d’abord composé n’a jamais eu
de véritable existence, une et individuelle.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 31

Le rythme est dans la durée le signe sensible de l’éternité.


*
Dans la confession il y a cette idée excellente que le mal déclaré
n’est plus qu’un demi-mal. Le trouble et l’obscurité de la conscience
sont la source du péché. Mais c’est dans le secret que l’âme scrupu-
leuse hésite et se torture elle-même. En n’avouant pas le péché par des
paroles claires, elle discute encore avec elle-même, et l’espoir
d’envelopper sa faute est une sorte de mensonge par lequel on cesse
de la reconnaître. La lumière chasse les ténèbres. Celui qui parle
prend par une décision arrêtée conscience de ce qu’il a fait sans se
perdre dans les subtilités d’une solitude raisonneuse et troublée. C’est
moins pour les autres que pour soi, pour informer quelqu’un que pour
s’éclairer soi-même, pour mettre un terme au trouble intérieur et pro-
jeter [38] ce qui était caché dans un éclairement où devenant apparent
pour tout le monde il est aussi illuminé à vos yeux, pour briser les hé-
sitations en créant par un arrachement un état violent et décisif, un
absolu, qu’il est bon parfois de déclarer ses pensées secrètes. Cette
déclaration ne doit pas être accompagnée de honte comme dans la
confession chrétienne. Et je la considérerais plutôt comme la fin de la
honte.
*
Saint François de Sales est à l’Imitation ce que la psychologie est à
la métaphysique.
*
Tant de gens ont vécu dans le christianisme une vie purement spiri-
tuelle qu’il ne faut pas s’étonner si cette doctrine renferme toutes les
grandes vérités intellectuelles de l’ordre psychologique et de l’ordre
métaphysique.
*
La pensée est la fleur de l’activité. La vie en est la racine, le travail
des bras et la technique, la tige et les branches.
*
Noblesse et hérédité (figuration de l’éternel) ont leur plus haute va-
leur dans une appréciation sociale et matérielle des vertus. Mais spiri-
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 32

tuellement où tout est un premier commencement, elles ne comptent


pas.
[39]
*
Le respect à l’égard des supérieurs est une vertu sociale par laquel-
le l’indépendance personnelle est sauvegardée.
*
La purgation morale, la retraite, dépouiller le vieil homme. Cela est
de tous les temps et de toutes les religions. Et il faut bien que cela soit
requis pour rendre possible l’avènement de l’homme spirituel.
Il y a une purgation intellectuelle qui a les mêmes caractères et que
l’on trouve chez Descartes.
Mais l’erreur, les subtilités, la fragilité raisonneuse de la doctrine
du renouvellement viennent de ce que la corruption et le renouvelle-
ment sont échelonnés sur la ligne du temps au lieu d’être considérés
comme donnés à la fois éternellement.
*
Il n’y a qu’une seule preuve de la foi, c’est de l’avoir, et on ne peut
rien entreprendre pour essayer de la donner par le raisonnement à ce-
lui qui en est privé ; on lui céderait par là en se plaçant sur le même
terrain. La technique du raisonnement n’a rien à faire avec
l’illumination.
*
Les poux représentent bien l’incommodité de la haire, mais il fau-
drait pour qu’on la supportât bien que cette [40] incommodité apparût
comme nécessaire, — au lieu qu’elle soit volontaire ou qu’on croie
qu’elle peut être soulagée.
*
Pour apercevoir la vérité, il faut beaucoup de lucidité et l’absence
de toute préoccupation. Trop souvent on considère qu’il faut la force
et la subtilité pour la construire. Mais on reçoit la vérité par une grâ-
ce ; elle n’est pas le produit d’une fabrication technique.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 33

Je voudrais être délivré de la guerre pour trois motifs : pour la


peur, — pour la misère matérielle et l’esclavage, — pour ne pas parti-
ciper à la destruction et au meurtre. Je hais la brutalité et la matérialité
de la guerre. Mais c’est un fléau de l’humanité qu’il faut savoir sup-
porter comme la maladie et la mort.
*
Plus encore que la passivité de la guerre qui est de recevoir les
obus et de supporter les misères, je hais son activité qui est de porter
le corps en avant et de tuer.
*
Quand la pensée est stérile, il ne faut pas la forcer mais récréer le
corps et l’imagination.
[41]
*
Il ne peut pas exister de providence générale (Dieu gouverne le
monde conformément à des lois générales — Malebranche) sans qu’il
existe aussi une providence particulière. Sans quoi l’existence de cha-
que être n’aurait pas une place assignée dans le système de l’univers.
Cependant on ne verse pas par là dans le fatalisme, car nulle nécessité
ne s’impose à l’être du dehors, sa volonté faisant aussi partie de
l’ensemble des choses. De telle sorte que ce qui paraît prédéterminé
quand on regarde vers Dieu est en même temps voulu quand on regar-
de vers la créature.
*
Tentations :
1. l’expérience de l’attaque, de la blessure et de l’hôpital.
2. Que la hauteur de vie spirituelle à laquelle la guerre a pu nous
porter ne puisse être maintenue et produire son fruit.
*
L’indifférence, la stérilité, la mauvaise humeur sont les trois degrés
du mal intérieur.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 34

C’est par une ambition humaine que l’on demande de ne pas mou-
rir avant d’accomplir l’œuvre qui aurait pu remplir une grande vie.
Mais de penser que l’on [42] meurt à l’heure où la vie spirituelle,
malgré les petites misères intérieures, a acquis le plus d’ardeur et le
plus d’élévation, cela nous rend absolument prêts à mourir sans que la
vie soit lâchement regrettée ni la mort lâchement désirée.
*
Lorsqu’un homme à 20 ans ou à 30 a découvert le sens de sa desti-
née, on peut dire qu’il est inutile que sa vie continue pour le dévelop-
per ou l’approfondir : il est à un point culminant d’où il peut regarder
la vie sans regret et la mort sans crainte.
*
Il faut être à l’époque de la maturité, dans la plénitude de la vie,
dans la perfection de l’équilibre pour apprécier la valeur de la vie et le
sens de la mort. C’est alors qu’il importe de ne pas la craindre, mais
d’y être prêt, de voir en elle l’événement capital de la vie, un événe-
ment inséparable de son essence même et par suite de chacun de ses
moments.
*
La menace permanente de la mort donne une force singulière pour
vivre dans l’instantané.
*
L’instantané est situé au sein de la durée, et comme il en est la né-
gation, il est aussi un pur néant. L’éternel, [43] au lieu de nier le
temps dans le temps, le nie parce qu’il l’absorbe et le dépasse.
*
Le sentiment est à la pensée ce que la chaleur est à la lumière. Et il
y a des foyers qui échauffent sans éclairer, comme il y a des clartés
sans chaleur. Mais l’homme a besoin de chaleur parce qu’il souffre du
froid, parce qu’il a un corps qui frissonne et qui tremble, tandis que le
corps est oublié dès que le monde et la vie nous sont révélés dans la
transparence de la lumière.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 35

Il y a un air de ressemblance entre la colère et l’amour passionnel.


Rien de plus personnel que ces deux sentiments, rien de plus contraire
à la contemplation et à l’objectivité. Dans tous les deux, on a affaire à
un bouillonnement tumultueux du moi, un tremblement qui agite le
lien par lequel l’être est attaché à lui-même, et l’on a affaire à une ma-
chine folle dont la fonction est dénaturée et l’emploi impossible.
*
Il y a une atonie de la vie intérieure qui est plus contraire à la
contemplation intellectuelle que l’agitation et la force des mouve-
ments par lesquels l’âme est troublée, mais entraîne et anime
l’intelligence elle-même.
[44]
*
Le fou du roi était chargé de lui dire la vérité et de l’amuser par des
bouffonneries, ou de faire passer la vérité dans des bouffonneries, ce
qui montre que la société ne donne accès à la vérité que par le rire. Il y
a entre elles une contrariété si grande que l’éternelle gravité doit pren-
dre un masque ridicule pour la résoudre. Seulement, tandis que
l’homme social attribue de bonne foi le ridicule à la vérité, le solitaire
l’attribue au masque et à cet usage nécessaire d’un masque. C’est pour
cela qu’il rit de bonne foi sous le masque.
*
La gravité sociale est un peu hébétée parce qu’elle est forcée, la
gravité solitaire est alerte et joyeuse.
*
La joie sociale engendre la tristesse intérieure.
La joie grave du solitaire produit au dehors jusque dans les petites
choses une allégresse et un rayonnement.
*
Le scrupule, le repentir, le trouble de conscience et la préoccupa-
tion morale sont la marque d’une vie déréglée et d’un attachement
contraire à la nature. Il y a des actions et des désirs où l’être s’absorbe
en perdant son équilibre et son indépendance. Une bonne action n’est
pas voulue ni sentie comme bonne. Elle n’a pas produit de reflet dans
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 36

le miroir changeant et trompeur [45] de la moralité. Si avant ou après


son accomplissement une action sollicite un jugement immédiat de
valeur et éveille un sentiment dérivé, elle n’est pas parfaitement pure.
Rien de plus impur que la bonne volonté. Ce n’est pas nier qu’il y ait
des valeurs : mais comme les volontés sont des existences, les valeurs
sont aussi des choses dont on juge métaphysiquement comme de tou-
tes les autres pièces de l’univers.
La moralité appartient tout entière au monde du sentiment et de
l’activité. À mesure que les progrès de l’intellectualisme sont mieux
marqués, notre conduite devient plus parfaite, et cela se reconnaît à ce
signe que la préoccupation morale recule au second rang et finit par
s’évanouir.
*
Celui qui commande ne doit pas toujours vouloir commander, et il
faut qu’il laisse aux inférieurs cette initiative, cette liberté dont il peut
suivre le développement avec bienveillance dans toutes les choses qui
ne dépendent pas du commandement (il peut même en tirer profit et
dans ce nouveau domaine s’instruire). Cette vertu de bon sens est dif-
ficile à exercer, et surtout à l’armée.
*
Il n’y a guère de sentiment temporel si mesquin ou si bas qui n’ait
un sens profond et une haute valeur humaine. Mais ce qu’il y a de
mauvais en lui, c’est qu’on s’y borne, c’est qu’on le prend pour un
absolu [46] au lieu de lui donner sa place dans la hiérarchie spirituelle,
de le suspendre à la pensée suprême d’où tout dépend (ainsi la volup-
té, le goût des richesses, le luxe).
*
Le présent est éternel ; les moments se succèdent en une série tou-
jours évanouissante et toujours renouvelée. Mais vivre dans le présent,
ce n’est pas vivre dans le moment.
*
L’intérêt que nous portons au présent est pur et spirituel ; il donne
à la volupté et à la sensualité même un sens divin. Mais la préoccupa-
tion et les mauvaises pensées naissent toujours d’un intérêt porté à
l’avenir. En s’engageant ainsi dans le temps on remet indéfiniment le
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 37

moment de vivre et rien ne prouve mieux l’irréalité de la durée. Mais


outre que cela est faux, cela est déplaisant parce que l’action et la pen-
sée en prennent une allure indirecte, oblique et louche.
*
Les grandes détresses atteignent moins la vigueur de la pensée que
les petites préoccupations.
*
L’humour ôte le venin de la moquerie, mais lui laisse sa pointe et
pour une âme délicate l’aiguise.
[47]
*
La nymphe Écho s’intéresse à ce qu’elle fait plus qu’à ce qu’elle
est, et dans le doute où elle est d’elle-même elle se donne le témoi-
gnage de l’action qu’elle vient de faire et qu’elle répète pour
l’éprouver.
*
Donner à un autre être de l’espace pour se mouvoir.
*
Les poux
Il est honteux d’en avoir et pourtant on l’avoue. Les poux
n’habitent ni les cheveux ni la barbe, comme le croit l’ignorant de
l’intérieur. Ils habitent sur la peau douce et sans poil au-dessous de la
chemise. Ils se déplacent lentement à la ceinture dont ils font le tour
dans de longs périples, sur la poitrine, le long des jambes. Quand on
arrive, on les supporte longtemps avant de le vouloir reconnaître,
avant de se résoudre à les chercher. Toutefois, la main sous la chemi-
se, on se gratte furieusement. Et l’on sent des morsures et les petits
mouvements d’une vie harcelante. C’est un bouillonnement de minus-
cules frissons, une sorte de fermentation. Enfin il faut se convaincre et
les voir. La découverte est attendue et pourtant exaspérante. Et la
chasse commence, rapide et nerveuse. La puce est une petite sauterel-
le, dure et sanglante ; mais le pou est une petite araignée adhérente et
molle ; il affecte grotesquement la forme du soleil, avec un lobe un
peu [48] long, blanc, châtain ou noir, suivant l’âge et la taille, et vingt
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 38

mille cils arqués, jaunâtres et tremblants. On leur donne les noms plai-
sants de « gaux », qui peut-être est provincial, et de « totos », qui
marque une familiarité hostile ou des rapports d’intimité et même de
quasi-paternité ridicule et méprisante.
Pour les saisir, il faut les détacher avec effort d’un pli du linge, où
ils happent, pour les écraser ; ils éclatent avec un floc un peu mou et
une goutte de sang. La nuit, dès qu’il s’éveille sur la paille sale, gru-
melée, grouillante de vermine, le soldat, tous les boutons défaits, se
déchire rageusement la chair et sa ceinture est devenue une longue
écorchure. La peau est rouge, couverte de boutons très voisins, avec
des bavures qui les prolongent et s’entrelacent, de points noirs et de
croûtes brunes mêlées de petits ruisseaux sanglants. Dans le bosquet
voisin de l’abri, au détour de la tranchée, vous rencontrez à chaque
pas un poilu nu ou demi-nu, la chemise ou le pantalon à la main, qui,
sans rien voir d’extérieur ni rien entendre, recherche laborieusement
l’insecte ennemi avec une gravité imperturbable, l’attention concen-
trée et le visage tendu : il le découvre le long des coutures ou dans les
replis ; il le saisit d’un geste net et rapide et le rejette après l’avoir sa-
crifié. Parfois il détache d’un coup d’ongle un cadavre desséché et
plat. Il s’effraie et se réjouit d’apercevoir dans un sillon une longue
file d’œufs. Cela se fait avec un rythme régulier, sans colère, et les
mouvements ont un air de gravité éternelle. Le passant s’arrête et
s’enquiert brièvement, avec un intérêt sérieux et contenu, du résultat
de l’examen avant de continuer sa route. Le soir dans l’abri les odeurs
d’essence et d’aromates se mêlent, se [49] croisent ou s’opposent : le
suave eucalyptus, le camphre d’embaumement, la mordante benzine,
l’insecticide jaune qui attaque la peau déchirée. Le pou s’endort, bercé
par les parfums. Le pouilleux s’endort aussi, confiant dans les secours
venus du dehors, mais lassé par la lutte. Cependant ce n’était qu’une
trêve ; le lendemain le pou agite de nouveau ses tentacules et reprend
une vie furieuse, aiguisée par le jeûne. Et le poilu découragé recom-
mence avec une tristesse morne la chasse un moment interrompue.
*
Il faut regarder avec beaucoup d’attention le monde sensible. Mais
nous ne pourrons faire usage de toutes ces images que lorsque la mé-
moire en les rendant spirituelles sera en état de fournir à notre pensée
la glaise dont elle a besoin.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 39

*
Là où l’animal n’y trouve pas d’intérêt, l’amour n’est pas tout en-
tier.
*
Nul n’a jamais réussi à dissimuler un secret de ses sentiments, et
l’amour, qui nous prend tout entier, moins qu’aucun autre.
*
Dans la Dialectique de l’amour, il faudra montrer son influence sur
chacune de nos facultés, puisqu’elles [50] y contribuent toutes, et la
manière dont, agissant les unes sur les autres, elles produisent dans le
désordre une certaine espèce d’harmonie.
*
Nous avons reçu de Dieu tous les dons, un trésor infini. Mais nous
ne savons pas toujours le découvrir ni l’utiliser ; tout se réduit donc
pour nous à la méthode. Mais il arrive que celui qui a découvert la
première pépite perde à tout jamais le chemin qu’il croyait désormais
connaître. Il arrive aussi que sans aucun effort il puise désormais à
pleines mains.
*
La seule méthode, c’est de toujours garder le loisir intellectuel et
de ne jamais permettre à l’état passif, un souvenir ou un désir, de pré-
céder l’acte. C’est l’acte, s’il appelle le souvenir où il s’incarne, qui en
fera le corps vivant et spirituel de l’idée.
*
Les rats
Ce ne sont pas des souris, mais des rats, le corps rond et gras, la
queue effilée et rase. Ils foisonnent. Le jour ils sont là, prêts à paraître,
témoignant leur présence par des bruissements rapides et intermit-
tents.
Mais la nuit leur appartient ; c’est alors qu’ils opposent avec sécu-
rité leur monde bruyant à la solitude tranquille des hommes. Les ges-
tes impatients et lassés du dormeur qui s’éveille ne troublent pas mê-
me pour un moment [51] leur remue-ménage ; car la nuit leur appar-
tient, où l’homme est sans force et atteste une vie sans effet.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 40

Sous le sac où le dormeur appuie sa tête, ils glissent, soulèvent la


pattelette de leur dos renflé et on les entend sans vergogne croquer le
biscuit dont les débris crissent les uns sur les autres et déchirer la
chemise. Ils mangent aussi le savon ; ils grimpent dans les musettes
où ils creusent le saucisson, où ils râpent le chocolat. Mais la nuit leur
appartient. Allumer une bougie n’est qu’un geste vain et irréel, nulle
lumière ne remplace le soleil ; vous guidez leurs pas, et la bougie en-
flammée, aussi appétissante que le savon, est emportée entre les dents
et tirée au fond de leurs terriers.
Ils courent sur la couverture et filent, avec une rapidité alourdie par
le poids de leur graisse, d’un corps à l’autre sans souci du dormeur qui
se retourne et sursaute. Toujours présents derrière les branches ou les
murs de terre des abris, on les entend passer par des chemins inconnus
avec un bruit de brindilles froissées, ployées et brisées, ou de terre
effritée qui vient rejoindre le sol ou tomber sur les visages en petits tas
de sable.
La sentinelle dans la tranchée entend les mêmes bruits le long du
parapet. Elle se retourne avec effroi ou tire un coup de fusil devant
elle, croyant qu’une patrouille s’approche ou qu’une attaque la sur-
prend. Parfois elle s’assoupissait déjà quand l’éclat s’est produit, et
elle reste là frileuse et un peu confuse dès que son émotion est passée.
Chacun d’eux n’accomplit pas à son compte son petit bruit et sa
course. Les rats forment cité ; et dans cette cité il n’est qu’une bande
qui court, se heurte, crie, se bat, s’ébat, fuit et crie encore. Les cris,
aigus, [52] pressés, incessants, dominent tous les bruits de mouve-
ment. Et ce sont des cris de surprise, de lutte, de douleur, de rage et
d’amour.

NOTE DES ÉDITEURS :


La rédaction de ce carnet a été interrompue, sans doute au mo-
ment où Louis Lavelle a été fait prisonnier. Les dernières pages sont
blanches mais portent chacune un titre : « La ville souterraine dans le
clair de lune », « Le pinard », « La rafale », « La manœuvre dans le
brouillard », « La pipe »...
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 41

[53]

EN
CAPTIVITÉ
(mars 1916 - novembre 1918)

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[54]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 42

[55]

EN CAPTIVITÉ

VARIA I

Retour à la table des matières

Quand nous sommes éclairés, il nous semble qu’il ne peut pas y


avoir de degrés dans la perfection. Pourtant l’avancement et le progrès
doivent rester les signes propres de la vie morale, d’abord parce qu’on
ne peut faire que la vie ne se développe pas dans le temps, ensuite
parce que la vie de la matière et la vie de l’esprit sont inséparablement
associées. Il n’y a pas de contradiction entre ces deux vues, puisque
l’éternité séjourne au sein même de la durée et que la perfection ne
peut être représentée dans le temps que par le progrès. [Que demander
de plus à un être fini et temporel ?]
*
Les mouvements de l’indignation, de la colère, de la vanité, du res-
sentiment ne doivent pas nous décourager ni nous troubler. L’esprit ne
peut pas être ébranlé par eux. Ils appartiennent au corps et sont la
marque de sa vie propre et de son individualité. On n’essaiera pas de
les vaincre en luttant contre eux ; il suffit que l’esprit les abandonne
au lieu de s’y attacher ; en se fixant à [56] la contemplation, il fait
sans combat qu’ils reprennent leur place et s’éteignent par degrés.
[Même s’ils continuent de vivre, l’esprit qui les voit et les méprise ôte
leur venin.]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 43

Saint François de Sales est surtout admirable en ce qu’il s’oppose à


tous ces sentiments troubles et délicats, qui forment ce qu’on appelle
la vie intérieure, pour recommander cette simplicité spirituelle qui
n’appartient qu’à la raison (distinction de la partie supérieure et de la
partie inférieure de l’âme). Merveilleuse lutte contre la cuisine psy-
chologique.
*
Humilité
1. Il y a même dans une pensée forte et sincère beaucoup de vanité
et de complication. Et cela est inséparable de l’amour-propre que
donne l’exercice de la pensée, de la volonté charnelle de surpasser les
autres et de briller (la gloire, l’idée de la postérité).
Le remède est dans la simplicité. Acquérir la simplicité de la
contemplation, restreindre le raisonnement, ne pas se complaire dans
la finesse des nuances. Débarrasser la pensée de tout ce qu’elle garde
encore de mondain.
2. À travers une vie consacrée tout entière à la pensée ne filtre en-
core qu’un rayon timide de la lumière éternelle. L’expression
s’embarrasse toujours dans le jeu des subtilités dialectiques et des dé-
tours littéraires, la zone d’obscurité s’étend sur toute la surface de
l’esprit [57] malgré quelques traits lumineux qu’il cherche à se réser-
ver et à se fixer. Et l’âme, malgré le goût charnel qu’elle a pour la vé-
rité, reste engluée par ce goût même à l’attrait mondain, à l’intérêt
personnel et à la gloire.
*
La mort ou le monastère : pour ne pas permettre à la vie spirituelle
de s’embarrasser et de s’éteindre, à l’infirmité physique de nous rete-
nir. Ou mieux encore la vie dans la famille et dans la société, si la
hauteur de la vie spirituelle est maintenue sans effort et si les vertus
paisibles de la contemplation, au lieu de nous resserrer dans
l’égoïsme, peuvent rayonner avec simplicité sur les autres hommes.
Mais ici encore l’intérêt individuel et mondain trouve place. Et de
cela encore, il faut devenir pur. [Il y a encore une pureté qui n’est que
de l’élégance et dont l’attrait est un attrait sensible. Et dans ce redou-
blement de l’analyse, une complication acquise, un manque de simpli-
cité.]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 44

*
En repassant les événements de ma vie, j’ai le sentiment d’avoir
été guidé par la main de Dieu. Il n’y a pas de malheur ni de chute que
j’eusse voulu éviter, puisque j’y ai trouvé un enrichissement de mon
expérience morale, un point d’appui pour le progrès de ma vie spiri-
tuelle. Je ne puis oublier que deux fois au moins je me suis abandonné
à une puissance supérieure qui a entraîné mon être dans un vif mou-
vement d’adhésion et de confiance contraire à ma nature. Or, chaque
[58] fois que j’ai été ainsi soutenu et inspiré, j’ai vu se clore une pé-
riode de misère matérielle et morale où je m’étais porté jusqu’au dé-
sespoir. Deux fois délivré des chaînes d’un esclavage matériel, voici
que la guerre me fournit une plus grande épreuve ; mais la misère ici
porte en elle-même sa consolation et de cette misère même ma vie
spirituelle sort plus droite, plus ferme et plus vigoureuse.
*
S’absorber dans le présent, c’est rejeter toutes les préoccupations,
résigner les troubles que donnent le regret et l’espérance, mais tenir le
contact avec le divin et cesser de se perdre dans les méandres de
l’intérêt et de la sentimentalité.
*
La simplicité et la douceur du cœur sont les deux vertus fondamen-
tales selon saint François. Ce sont bien des vertus personnelles ; la
simplicité, c’est la vertu de l’intelligence, comme la douceur du cœur
est le reflet qu’elle donne sur les relations mutuelles.
[Pureté à l’égard de la vanité. La simplicité paraît être une vertu de
la volonté ; mais celle-ci n’est qu’une conséquence et une application
de la simplicité dans l’intellect.]
*
Saint François distingue admirablement ce qu’il appelle « la fine
pointe de notre esprit » de toutes les [59] inquiétudes, de tous les fris-
sons, de toutes les délicatesses de l’âme sensible.
*
Être « sensible » comme le veut Rousseau, c’est le dernier mot et,
si l’on veut, la finesse trompeuse du matérialisme.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 45

La vertu n’est pas toujours obtenue par des sacrifices ; il arrive


chez quelques-uns que les plaisirs des sens les ennuient et leur offrent
des jouissances moins fortes que les joies de l’esprit. Cela n’est pas
toujours froideur du tempérament. Cependant il faut veiller à ce que
dans les joies de l’esprit nous ayons en vue la possession de la vérité
et non la satisfaction vaniteuse et personnelle qu’elle donne. Aussi
notre attitude spirituelle restera-t-elle la même jusque dans les séche-
resses et l’ennui. Car il y a un ennui qui est la maladie propre de
l’esprit, comme l’esprit par son activité propre infiltrait l’ennui dans
les plaisirs des sens.
*
À la guerre la beauté et la force des sentiments réels sont détermi-
nées par les exigences d’une situation concrète aiguë et violente et
non par l’amour général et littéraire de la patrie.
[60]
*
Il y a de la froideur jusque dans la furie et il y a une sorte de sang-
froid immobile et clairvoyant qui n’est que de la furie tendue et gla-
cée.
*
Saint Augustin, individualiste et romantique, ne songe à sa faibles-
se que pour être troublé, à Dieu que pour être consolé. Mais l’individu
est le centre où convergent toutes ses pensées et d’où rayonnent tous
ses désirs. [Soliloques ! Confessions !]
*
Il n’y a rien de si pesant dans notre hérédité ni de si corrompu dans
notre nature qui puisse être un obstacle à la vie de l’esprit. Car l’esprit
est étranger à l’individu : il assiste à son développement et observe sa
dépravation ; mais il finit toujours, sans engager la lutte avec lui, par
l’entraîner dans son rayonnement.
Associer l’esprit à la nature au point de vouloir qu’il agisse sur elle
pour la réformer et la régénérer, c’est en faire une puissance indivi-
duelle et temporelle.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 46

Le courage peut aller avec l’immoralité et même avec la méchan-


ceté : il y a dans le courage un effet du tempérament, de la compéten-
ce pour juger et dénouer une situation critique.
[61]
Le courage est une vertu qui est matérielle comme le tempérament
et l’objet de cette compétence.
*
L’individualisme dans les nations, — avec le patriotisme qui
l’exprime, — n’ont pas plus d’élévation que le droit à la vie, à la liber-
té, au développement et à l’expansion dans les personnes. Dans les
deux cas, on a affaire à du limité et à du matériel. [Tout revient à
« l’égoïsme sacré » de l’Italie (Salandra).]
*
La confiance sacrée qui suit le droit et l’honneur a moins de force
que la confiance impulsive que donne la violence.
*
Puisse Dieu vouloir que je ne reste jamais pris dans la séduction
d’une doctrine fixée, que je ne ferme les yeux à aucune lumière nou-
velle, que mon horizon ne cesse de devenir plus jeune, plus large et
plus pur.
*
C’est encore égoïstement que j’entends participer à la guerre
comme spectateur et patient de la misère humaine. Car la guerre n’est
pas seulement un événement de misère ; il y entre une puissance hu-
maine démesurée et dont les individus les plus clairvoyants doivent
subir le prestige pour en saisir le principe.
[62]
*
La Provence a la poésie et la musique, une intelligence droite et
ferme. La Gascogne a l’intelligence subtile et les détours d’une vie
intérieure raffinée.
[Héroïsme et chevalerie La psychologie de
Troubadours bien-disants Montaigne et de Fénelon]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 47

*
Tous ceux qui sont sensibles aux beautés naturelles y retrouvent
des images de l’art humain. Et ils ne réussissent à les rendre vivantes
et parlantes qu’en les humanisant, qu’en les mettant à la portée de no-
tre esprit, de notre cœur et de notre main. Peu importe qu’elles parais-
sent diminuées et réduites à nos proportions.
*
Il ne peut suffire de rapprocher la nature de notre cœur pour se
laisser émouvoir par son influence matérielle. Il faut encore, pour ré-
aliser entre elle et nous une véritable communion, la transformer
d’abord et en faire l’image de l’homme. L’homme se regarde alors en
elle comme dans un miroir. Il exerce à son égard les sentiments
d’amitié ou d’hostilité qui l’animent à l’égard du prochain. Il en jouit
comme d’une conversation avec lui-même ou comme d’une querelle
entre les puissances opposées de son être. Et selon la prédominance en
lui de l’âme ou de l’esprit, il perçoit dans la nature les lueurs fugitives
et troublantes de nos [63] sentiments obscurs et profonds ou une sorte
d’harmonie sereine qui n’est que l’expression des lois de
l’intelligence. Ainsi nous ne pouvons goûter la nature que par l’intérêt
que nous portons d’abord à notre vie intérieure et spirituelle. Et ceux
pour qui l’amour de la nature est la première des passions aiment aussi
à laisser conduire leur âme par les choses : la nature n’est qu’un pré-
texte pour les rêveries de leur imagination.
*
Ce qui fait à la fois le mystère et la séduction du jeu, c’est qu’il
met en lumière le rôle obscur et grandiose de la chance et du destin.
*
Quand il s’agit d’obtenir quelque fin, celle-ci devient un absolu ; et
celui qui en passe près, malgré cette petite différence, est semblable à
celui qui n’a rien entrepris.
*
L’air d’attendre un reproche l’attire et fait qu’on le mérite.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 48

La bouderie à l’égard des biens matériels, des charges et des hon-


neurs marque un attachement encore vif à la matière. C’est une gros-
sière image d’une libération insuffisante.
[64]
*
Se tenir à la terre, s’agripper à la terre, se cacher dans la terre pour
la possession de la terre, voilà la guerre.
*
Celui qui garde sa pensée active et vivante ne peut pas avoir peur.
La peur se produit avec le sommeil de la pensée et les vagues regrets
de la chair. [Il en est sans doute de même d’un travail matériel ou de
la préoccupation du succès.]
*
On n’est assuré de faire tout ce qu’il y a à faire à la guerre que si
l’on a une fois pour toutes et sans arrière-pensée réglé ses comptes
avec l’idée de la mort.
*
Je reconnais que j’ai l’idée de la mort à peu près constamment pré-
sente à ma pensée. Il me semble que cela fait à peu près le même effet
que de n’y songer jamais. C’est le meilleur remède contre la crainte. Il
suffit en effet de l’oublier pendant quelque temps pour qu’on se trou-
ve désemparé et sans défense si les circonstances font qu’elle se pré-
sente brutalement à vous.
[65]
*
En viendrai-je donc, à mesure que j’entre davantage dans la guerre,
à la supporter mieux et dans un sens à l’aimer ? Dans l’horreur du
bombardement, l’angoisse de la mort charnelle n’est plus au premier
plan de ma pensée, mais l’idée d’une éternité où les volontés destruc-
trices des êtres finis viendront aboutir et se perdre.
*
Il est très difficile, quand on s’élève jusqu’à l’esprit, de trouver aux
choses temporelles une grandeur véritable ou une majesté réelle, de
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 49

leur attribuer un effet de terreur ou d’effroi porté jusqu’à l’extrême.


Car dans le monde sensible rien ne va jusqu’à l’absolu que la mort. Et
celle-ci n’y parvient que parce qu’elle nous jette d’un coup jusqu’à
l’éternité. Encore se trouverait-elle comme rapetissée parce qu’elle se
multiplie, par le hasard avec lequel elle est distribuée, par la laborieu-
se gaucherie des moyens mis en œuvre pour la produire.
*
Il existe une sorte d’industrie de la moralité comme il existe une
industrie des choses matérielles. Et cet art humain est plein de vanité,
il n’est même pas une image de la vertu, mais un transfert de la matiè-
re à l’esprit des procédés grossiers de la technique temporelle.
[66]
*
Celui qui assiste au déroulement des phénomènes comme specta-
teur et non comme agent et créateur est à la fois impuissant et égoïste.
Il se tient en dehors de la puissance de Dieu, il n’y participe pas. Il ne
se sauve que par le bon goût, — qui est encore une chose médiocre.
*
Il y a de la vanité à demander comment l’être infini pourrait possé-
der la personnalité. C’est vouloir qu’il ressemble à l’être fini alors
qu’il en surpasse toutes les propriétés. La difficulté disparaît si on em-
ploie le langage de l’esprit (absolu) et non le langage de l’imagination
(infini).
*
La lutte est la caractéristique même du monde des apparences tant
parce qu’elle oppose les individus les uns aux autres que parce qu’elle
se développe nécessairement dans une durée au terme de laquelle il
faut qu’un résultat soit obtenu. Mais si l’amitié est le contraire (et aus-
si le remède) de la lutte, il faut dire que l’esprit dépasse à la fois la
lutte et l’amitié. En lui tous les individus subsistent dans une harmonie
transparente : la connaissance que chacun prend de l’ordre général et
de sa perfection éteint tous les conflits et dispense de l’amitié en
s’élevant au-dessus d’elle ; ainsi l’absolu surpasse le fini, mais en
comprenant tout ce qu’il a de [67] réalité. Nul résultat ne compte aussi
que dans le monde de l’effort et de la durée et l’éternité semble don-
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 50

ner un grand apaisement parce qu’en chaque essence l’origine et la fin


se rejoignent précisément au même point.
*
Seule la connaissance discursive permet à un être limité de péné-
trer dans la richesse du réel. Le sens de l’éternel permet seulement de
donner à chaque chose sa place, son sens, sa lumière propre. C’est en-
suite un travail de tout déduire, mais les genres fondamentaux eux-
mêmes ne pourraient pas l’être s’ils n’avaient pas été d’abord donnés
dans l’expérience. On objectera que cette déduction après coup est
artificielle et verbale. Mais en réalité si elle est la marque d’un être
limité — qui participe pourtant à la vie de l’esprit —, elle est aussi le
seul moyen de mettre de l’ordre dans la donnée et, si elle n’a pas pour
contre-épreuve l’expérience avec laquelle elle est nécessairement
d’accord, elle permet de prendre conscience de la nécessité rationnelle
qui unit les différentes parties de l’univers (cette nécessité, toute-
puissante dans l’absolu, serait vide chez l’être fini, si elle n’était pas
fécondée par l’expérience).
*
Tout est donné, mais ce qui est donné dans la lumière de l’esprit
est nécessairement l’absolu, puisque l’objet et le sujet s’identifient en
lui (c’est l’objectivité même).
[68]
Ce qui est donné comme moi n’est pas l’apparence d’un autre Être,
mais sa réalité propre (le subjectif élevé à l’objectivité).
Ce qui est donné sans être absolu, c’est le sensible parce que le
sensible est représentatif dans une conscience subjective d’une réalité
objective (aussi le sensible appartient-il au sentiment, mais non à
l’intellect).
*
Jusqu’à la captivité, le danger quotidien donnait à ma réflexion un
objet plus concret et plus émouvant. Depuis la sécurité et l’oisiveté du
camp, j’ai repris naturellement les jeux de la dialectique.
*
On grossit toujours un peu, soit au moment où on les éprouve, soit
après les avoir éprouvés (quand on les conte à soi-même ou à
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 51

d’autres), les dangers et les émotions où le Destin nous a portés. Cela


est vrai surtout lorsqu’il y va de la vie. Pendant l’action on garderait
encore son sang-froid et dans une certaine mesure la liberté de ses
mouvements sans la contagion, non qu’il y en ait toujours un qui soit
le premier saisi par la frayeur. Mais chacun regarde le voisin ou du
moins en sent la présence. Et il se produit une hésitation, qui se chan-
ge en trouble, puis quelquefois en panique. C’est l’hésitation quand il
faut décider et que le temps presse qui nous perd. Ajoutez-y
l’incertitude du résultat. Mais quelle que soit la violence des événe-
ments, l’attente va rarement jusqu’à l’angoisse et l’émotion jusqu’à la
panique. Celui qui réussit à se dégager de la contagion [69] et qui
d’avance a mesuré et accepté tout ce que l’avenir peut lui apporter est
frappé de la médiocrité des objets qui produisent dans la sensibilité de
si grands ravages. Dans l’action la mort d’un autre — ou de soi-même
—, une horrible blessure paraissent de très petits événements ; et c’est
leur petitesse même qui fait paraître laborieux et sans grandeur les ins-
truments de théâtre par lesquels on les produit (les explosions, les ef-
fondrements, les crépitements et la ruée).
*
Ce qui est vénérable tant il a duré est aussi près de s’écrouler parce
que la vie s’en est retirée, sans qu’on y ait pris garde, et que
l’admiration ou le respect ont pris la place vide (exemple : la religion
chrétienne).
*
Les pierres qui résistent le mieux à l’action des agents destructeurs
sont aussi celles qui ont le plus d’éclat (les gemmes, topaze, émerau-
de, rubis, saphir, surtout le diamant).
*
Il y a une délicatesse timide à passer devant le monde sans le re-
garder et sans prendre part aux actions qui le remplissent.
*
Certains sentiments entraînent vite sans que l’esprit soit éclairé (ils
sont d’ordre social — le parti — la [70] patrie — ou tirés d’une image
conventionnelle que nous nous sommes faite de ce que nous vou-
drions être, ils ont leur source dans le préjugé et dans la vanité, ils sont
extérieurs à la personne).
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 52

Celui qui passe indifférent et ennuyé au milieu des événements où


sa vie se développe paraît à la foule sceptique, méprisant, fatigué de la
vie et incapable de la soutenir. Mais on risque de le méconnaître, car il
existe peut-être chez lui certains points très intérieurs où se rejoignent
toute fraîcheur, toute jeunesse, tout élan, toute élévation, toute vigueur
qui ont jamais appartenu à un être humain.
*
Le principe des sociétés secrètes, c’est bien qu’on fiche la paix à
quelques hommes qui s’entendent bien. Elles ont toujours pour objet
quelque grande idée, et non pas seulement une entente de sentiment.
Elles élèvent une protestation contre les préjugés, la mode, les curiosi-
tés et les exigences du voisin banal. Mais aussi elles introduisent une
nouvelle discipline sociale, un principe de stagnation et de connivence
qui est ennemi de la vraie lumière. En fait elles supposaient d’abord
entre les esprits une égalité dans l’initiation là où la société comporte
toujours une inégalité.
Le Christ qui s’appuie sur les sentiments est hostile aux initiations
et à tout ce qui ressemble à une société secrète.
[71]
*
Celui qui passe son temps à penser ou à rêver avance dans un dé-
sert qu’il peuple de sa vie ardente et divisée.
*
En face de certains événements qui n’étaient pas prévus, on a quel-
quefois l’impression que certaines ombres qui avaient passé autrefois
dans le cours de notre vie se trouvent tout à coup éclairées, que des
désirs que nous nous étions à peine murmurés trouvent leur réalisation
et que le présent fait éclore et épanouir tous les germes obscurs du
passé. Ce n’est là qu’un état exceptionnel, mais qui fournit dans le
domaine du sentiment un écho fidèle des rapports entre les parties du
temps.
*
Chez les révolutionnaires il n’y a pas seulement, comme je suis
toujours porté à le croire, jalousie et esprit de domination. Il y a enco-
re un fond de bonté, d’enthousiasme pour la vérité, d’opposition à
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 53

tous les préjugés. Mais ce qui gâte ces bons sentiments, c’est
l’application qu’on en fait seulement aux biens matériels et au bon-
heur.
*
Psychologie
Les gens les plus pénétrants dans la connaissance de leur propre
cœur ou de celui d’autrui sont souvent [72] les victimes d’une grande
vanité. Il suffit d’avoir l’œil clair et un peu de méchanceté pour se
bien connaître ou pour connaître les autres. Du moins dans ce qu’ils
ont d’individuel. La méchanceté est un instrument de chirurgie. Elle
est bien subtile. Et de plus elle convient bien à ce qui n’est
qu’individuel, non point parce que les hommes sont en général mé-
chants, mais parce que ce qu’il y a de fini dans leur nature fait que
notre perspicacité s’ouvre toujours sur une petitesse ou un défaut.
Ainsi l’observateur du cœur humain doit être bien averti des préjugés
sociaux et les connaître assez bien pour n’en pas être dupe. Mais il ne
va pas au-delà de la description : il n’est qu’un miroir fidèle, et il est
d’autant plus superficiel qu’il croit voir les choses plus profondément.
Mais il ne regarde pas lui-même au-delà d’une surface. L’observation
au contraire se confond avec la vie même, si vous allez au-delà de
l’individualité jusqu’à l’humanité. Alors vous dépassez les différences
individuelles, les vanités privées, les sentiments que les relations so-
ciales font naître et mourir. Et vous ne trouvez pas seulement ce qui
est derrière l’apparence, mais ce qui compte et ce qui vaut. De sorte
que le psychologue se confond avec le moraliste. Et non seulement la
clairvoyance du regard va jusqu’à l’esprit, c’est-à-dire jusqu’à l’Être
ou jusqu’à Dieu, mais par la communauté mise ainsi à jour entre les
individus se réalise une sympathie réelle et vivante qui est l’image de
l’unité éternelle.
*
Il faut que la volupté soit innocente, délicate et sereine ; mais
l’amour est toujours trouble et furieux.
[73]
*
La bienveillance et la bonté sont des asiles plus sûrs contre la vio-
lence que le droit. C’est que la bonté se donne, tandis que le droit se
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 54

réserve et chicane. Aussi la bonté peut faire vaciller la violence, tandis


que les prétentions du droit la surexcitent et font qu’elle emporte tout.
*
L’indifférence aux événements de la vie est la marque d’une vie
ralentie ou qui n’a pas encore réussi à se fixer.
C’est un scepticisme pratique (le scepticisme théorique comporte
aussi une certaine faiblesse intellectuelle et une impuissance à arrêter
son jugement).
*
Il faut l’intimité exquise de l’amitié ou de l’amour pour qu’un être
— qui passe pour niais — révèle sa véritable supériorité, une supério-
rité qui exclut la vanité et qu’il n’y a pas besoin de défendre contre les
entreprises de la vanité.
*
La vie ne peut être bien employée que si on la divise en deux
temps : 1. un temps de solitude où l’on s’enfermera dans sa pensée, où
l’on vivra une vie joyeuse, ardente, inventive, unie à Dieu, où l’on ne
se laissera [74] atteindre par aucune préoccupation concernant la ma-
tière, les personnes, l’avenir, 2. un temps de vie commune et matériel-
le qui sera aussi un temps de détente et où on s’abandonnera avec fa-
cilité, avec naturel, avec complaisance, par une sorte de besoin joyeux
et en s’y donnant tout entier, aux relations mutuelles et aux œuvres
charnelles. Ce sera là un moyen de bénir la matière, il faudra qu’il y
ait dans cet abandon de la naïveté, de la simplicité et qu’il ne soit pas
compromis par une arrière-pensée (par exemple qu’il y a des objets
meilleurs ou quel est le but suprême de la vie).
*
Se soumettre aux usages comme aux lois de la nature, ne pas s’en
plaindre sans vouloir les changer.
*
Une grande passion est timide et égoïste si elle se cache, si elle n’a
pas la force malgré tous les préjugés de s’imposer au public.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 55

Si la joie était une et toutes les douleurs différentes, on aurait la


preuve que le mal n’appartient qu’à l’être fini, tandis que la joie est
inséparable de l’Être universel.
*
L’air rêveur intéresse le peintre plus que l’air pensif parce que der-
rière le rêve il y a le sentiment et la chair, tandis que la pensée donne
une lumière derrière quoi [75] il ne faut rien chercher, puisqu’elle
nous unit directement à Dieu.
*
L’espérance et le regret, brouillards qui nous empêchent de perce-
voir le réel.
*
Il existe une sorte de contradiction entre un être de mémoire et un
être uni à Dieu dans le présent par des relations étroites. Car ma pen-
sée actuelle, inventive, jaillissante, éternelle [va] s’échapper et fuir
entre mes doigts [si], dans l’instant qui coule et au moment même où
je m’y livre, je songe encore que je puis la perdre et que je dois la re-
tenir.
*
Bien que la charité ne soit pas la grande affaire de la vie, le moins
que l’on puisse demander à l’honnête homme, c’est de ne pas causer
la douleur d’autrui.
*
Je suis tout à fait contre l’effort et pourtant je suis contre tous les
amusements. [Et de fait l’effort et les amusements sont inséparables.]
[76]
*
Quand on s’appesantit, tout ennuie, mais si l’on passe joyeusement
avec les yeux clairs et bien ouverts, les voyages même sont délicieux.
*
À l’incertitude laborieuse des idées il faut préférer les voiles du
sentiment dès qu’ils entourent un point lumineux et sont animés d’un
généreux mouvement.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 56

*
On enferme Dieu dans des temples pour qu’il soit à la mesure de
l’homme et de la société.
*
Je suis certainement plus capable de tendresse que de chaleur. Ce
que j’aime le plus au monde, ce sont les transparences de la sincérité.
Mais la sincérité est difficile et méritoire pour une nature compliquée.
[Elle est difficile aussi pour une nature ardente. Elle est la vertu natu-
relle d’un esprit froid et simple.]
*
Lamartine
« Il regrettait, il ne s’attendrissait pas, l’attendrissement lui parais-
sait une faiblesse et une concession à la doctrine de l’anéantissement
absolu. » Henri de Lacretelle, Lamartine et ses amis.
[77]
*
Il faut que l’enseignement soit désintéressé et qu’au lieu d’en faire
un métier, on l’abandonne au goût naturel et à la vocation. Il doit être
fondé seulement sur l’amour des hommes.
Il n’y a pas d’enseignement qui repose sur la crainte. La crainte est
un sentiment qui est en rapport avec l’institution sociale et l’idée de
hiérarchie. Elle n’a pas de valeur morale.
Lamartine, Confidences, p. 113 : « L’année qu’on appelle de philo-
sophie, année pendant laquelle on torture par des sophismes stupides
et barbares le bon sens naturel de la jeunesse pour le plier aux dogmes
régnants et aux institutions convenables. » Durkheim en fait même un
système.
*
L’égoïsme primitif et très simple de l’humanité donne un caractère
universel à l’amour de la famille et de la patrie. Mais l’amour des
hommes, le goût pur et sincère des amitiés électives hors de toute ins-
titution sociale n’est pas seulement une affirmation de la raison étran-
gère à l’instinct. Elle a sa source dans l’instinct le plus profond de no-
tre nature, dans cet instinct de la vie qui rayonne et qui s’épanche et
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 57

qui précède les affections patriotiques et familiales, qui précède même


l’égoïsme.
[78]
*
Le Midi est matérialiste, sensible, sensuel, léger, sociable et indis-
cret. Mais d’après son élite, il possède l’intelligence la plus lumineu-
se, la plus fine et la plus pénétrante (goût de la solitude, de l’analyse
intérieure, de la grande pensée métaphysique, langueur et mépris à
l’égard des institutions sociales, de l’industrie et des différentes for-
mes de l’existence matérielle). De telle sorte qu’il va d’un confort ma-
tériel grossier et encombrant à un mépris tout spirituel à l’égard de
toutes les aises matérielles. Il connaît toutes les joies, joie sensuelle
(de la vue, des parfums) et joie de l’esprit.
*
Nous participons à la puissance divine, puisque nous créons
l’avenir avec elle : mais la nécessité du passé est le signe de notre li-
mitation et de notre esclavage.
*
Le temps n’est pas nécessaire au déploiement de l’activité divine ;
elle anime l’univers dans l’éternel présent.
*
Il y a dans l’affirmation du Dieu national chez les Juifs, et malgré
les limitations, un grand élan de spiritualité. Mais jamais aussi la force
de la loi, la matérialité sociale n’a pesé d’un poids plus lourd sur
l’esprit même (le sacerdoce du Temple, les prophètes). Ce qui fait
[79] mal chez les prophètes, c’est la malédiction constante sur les mé-
chants. Il y a dans l’Ancien Testament l’esprit social en ce sens que
les méchants forment une collectivité, que les ennemis de Dieu for-
ment un peuple. Encore, les mots droit et justice reviennent souvent.
Puis la détresse physique, la misère, les revers seront vengés (et cela
est aussi au fond de la prédication chrétienne). La frayeur de l’Éternel.
Le méchant doit être pris à son propre piège. Le méchant, c’est celui
qui est égoïste et qui ignore la tendresse, qui est cruel et prêt à tout
sacrifier à sa propre ambition temporelle. Et celui-là doit avoir une
punition temporelle.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 58

*
Psaume 18-27 : « Tu es pur avec celui qui est pur, mais avec le
pervers, tu agis selon sa perversité ».
*
L’ange gardien, c’est Dieu individualisé en nous.
*
Le plus grand ressort dramatique est un crime accompli par un sen-
timent vertueux (Brutus) ou profondément humain (Othello). Les cri-
mes de l’égoïsme et de l’ambition n’ont pas d’intérêt.
*
On sent une joie vive le matin quand on s’ouvre naïvement à la vie.
Malheur à celui qui a de l’amertume [80] en s’éveillant. Le soir est
pris par une agitation sociale ou par la subtilité intellectuelle.
*
Âge scientifique et ennuyeux où la guerre même est laborieuse et
traînante.
*
Dans l’évolution de la religion, tout est devenu par degrés spirituel
et intérieur.
Psaume 51-18 : « L’holocauste ne t’est point agréable. » 19 : « Les
sacrifices de Dieu sont l’esprit froissé : ô Dieu ! tu ne méprises point
le cœur froissé et brisé. »
*
Il faut que la discussion soit un moyen d’éprouver ses idées et non
pas de les défendre.
*
Isolement et sociabilité. Il n’y a pas d’être qui nous soit si opposé
que nous ne puissions trouver un biais pour vivre avec lui sur le pied
d’une sympathie intime et profonde si les circonstances nous y for-
cent. Nous nous enfermons dans un isolement orgueilleux, notre âme
ne s’ouvre pas à l’amitié, nous demeurons timides et boudeurs et notre
impuissance nous donne du mépris lorsque nous remettons à plus tard
des relations humaines plus intimes et plus ardentes. Nous ne devons
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 59

rien remettre ainsi à plus tard, et il n’y a pas d’être dans lequel nous ne
puissions trouver ou faire naître les [81] sentiments les meilleurs et les
plus lumineux qui puissent apparaître dans la nature de l’homme.
*
Il est très mauvais de dénigrer les faiblesses de l’homme. Mais il
est excellent de toujours pénétrer jusque là. Et il faut avoir l’esprit as-
sez solide pour ne pas s’abandonner à y compatir.
*
Je commence à regarder de nouveau les hommes en face avec une
pénétration bienveillante après m’être pendant longtemps détourné
d’eux.
*
Le sceptique est souvent très intelligent, mais presque toujours
sans profondeur : dans tous les cas il manque de force.
*
Je crains que ma vie de famille ne se ressente de ce que pendant
cette grande guerre j’ai vécu solitaire.
*
Il faut apprendre à connaître ses faiblesses et vivre avec elles avec
sincérité, faute de quoi on en souffre et la préoccupation que l’on
éprouve nous fait sentir que nous sommes impuissants avant de nous
le rendre.
[82]
*
Il est tout à fait faux de dire que celui qui imagine qu’il est heureux
l’est en effet, que celui qui imagine qu’il est malheureux est en effet
misérable.
Il y a bien un bonheur et un malheur de l’imagination, mais qu’il
faut distinguer avec soin du véritable.
*
Un honnête homme n’appartient jamais à une classe sociale.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 60

La conversation d’une femme vaut presque toujours mieux que


celle d’un homme, mais son style est toujours moins bon.
*
Après la neurasthénie, il doit y avoir une sorte de rajeunissement.
*
Il y a une expérience profonde de la vie que donnent seulement les
souffrances et les déceptions, car la force qu’il faut pour s’y soumettre
et pour en comprendre la nécessité doit nous faire descendre jusqu’à
l’essence mystérieuse de la vie.
[83]
En émoussant l’espérance, le voile des illusions est déchiré et nous
devons nous replier sur la réalité elle-même.
*
L’ironie est souvent un moyen dont se sert la vanité pour sauver le
respect humain. Et il existe certains secrets de notre nature qu’il faut
savoir préserver par respect, par timidité, par jalousie. L’ironie nous
permet d’éviter à la fois une insincère complicité et un indiscret aban-
don. Elle est une arme défensive qui protège notre dignité et notre sé-
curité intérieure. N’en faisons pas une arme d’attaque.
*
La première qualité à acquérir, c’est la netteté dans le sentiment et
dans la décision.

[84]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 61

[85]

EN CAPTIVITÉ

VARIA II

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La beauté, c’est dans le sentiment l’impression de la vérité avant


que la vérité soit perçue. Que la vérité nous devienne présente, beauté
et connaissance se réunissent dans la contemplation qui est le centre
d’où elles rayonnent.
Dans l’émotion que donne la beauté, l’esprit sent la vérité et com-
munie avec elle ; il s’arrache au temps : il est quitte des procédés lents
et pénibles de la recherche individuelle ; il se fond par l’abandon de
soi dans l’essence des choses.
Dans la connaissance, l’esprit individuel garde son indépendance
et sa maîtrise ; il avance par degrés ; il cherche une image fidèle du
réel et les ressorts ingénieux qui l’expliquent. Il reconstruit le monde
avec la matière qu’il lui offre : il a l’illusion de le créer. Mais son œu-
vre est abstraite, grêle et sans vie. C’est un symbole temporel, raide et
trop simple. L’esprit est un démiurge ; mais dans la connaissance, il
n’esquisse qu’un squelette dont on a ôté la chair et non pas même ce-
lui qui la soutient.
[86]
La contemplation est intime à l’être comme la beauté ; mais la per-
sonne, au lieu de se perdre, garde un regard clair comme dans la
connaissance, et le sujet, loin de fonder son indépendance en contras-
tant avec le monde, devient un rayon de l’universelle lumière.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 62

*
Le but de la sagesse n’est pas l’unité de la vie, qui est obtenue par
des artifices de l’entendement. Il est plutôt dans cette sincérité de tous
les instants, à laquelle l’opinion, — en se mêlant, — mêle des contra-
dictions, et qui n’offrirait une unité aisée, lumineuse et parfaite que si
elle était réalisée partout.
*
Aller vers le Midi. Les Méridionaux ne sont les plus désagréables
des hommes que parce qu’ils font voir aussi les parties médiocres de
leur nature. De sorte qu’on trouve chez eux l’élite la plus fine et
l’indiscrétion la plus grossière. Mais c’est la plus haute des qualités
qui domine chez eux tous les défauts et toutes les vertus : c’est la lu-
mière. Elle s’exprime par l’élan, l’intensité de la conscience,
l’épanchement et la subtilité.
*
J’appliquerai la dialectique aux genres, aux sens, aux éléments.
[87]
*
La fonction du temps est de faire participer le fini à l’infinité ;
exemple : sur la terre qui est finie, il y a un nombre fini d’êtres vivants
ou d’hommes, mais ce nombre devient infini dans l’infinité du temps.
*
Quand nous disons « un Russe », c’est un peu comme quand un
ancien disait « un Scythe ».
*
Il y a une pudeur à rien entreprendre, comme si tout geste que nous
pouvons faire risquait de troubler notre destinée.
*
Observer les autres, ce n’est pas seulement une vaine curiosité ;
c’est aussi un moyen de se connaître et l’Être. Et on ne peut pas
connaître intérieurement sans aviver sa propre vie et participer à la vie
du tout. Connaître, c’est agir, mais à condition qu’il s’agisse d’une
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 63

connaissance qui aille jusqu’au sentiment, qui soit une nourriture et


non un ornement.
*
Il faut abandonner la lecture dès que la vie nous paraît mieux valoir
(et elle vaut mieux dès que nous [88] savons la voir) et, plus encore,
quand notre pensée se meut d’elle-même sans sollicitation.
*
Soit qu’elle réussisse ou qu’elle échoue, une démarche décisive
suit un tel élancement de forces qu’elle nous laisse impuissant soit à
nous en servir, soit à nous en relever.
*
Don Quichotte, agréable, spirituel, honnête. Bon sens solide. Criti-
que littéraire. Roman picaresque (cf. Gil Blas). Mais il n’y a aucun
trait qui illumine, qui donne des suggestions et aille en profondeur. [Il
y a aussi un certain mouvement droit, et dédain du social, sauf en ce
qui concerne l’honneur.]
*
La contradiction apparente que l’on signale dans les idées de par-
fait et d’absolu vient de ce qu’on les considère comme des faits, c’est-
à-dire comme des ouvrages réalisés. En réalité il n’y a de perfection et
d’absoluité que dans l’ordre des principes, c’est-à-dire de l’activité
intellectuelle et divine.
*
Dans une grande passion, on n’est bien que dans la solitude quand
on n’est point avec l’objet aimé. Mais quand cet objet est la vérité, on
n’est bien que dans la solitude ou dans le loisir de la contemplation. Et
ce [89] n’est pas l’activité matérielle qui la trouble, mais la préoccupa-
tion.
*
Les Grecs et les Romains sont très raisonnables ; leurs dieux sont
beaux, subtils et voluptueux (Grecs), politiques, domestiques et mili-
taires (Romains) ; ceux des Égyptiens et des Étrusques sont grêles,
inhumains et diaboliques. [Le christianisme des peuples du Midi a
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 64

abouti à un culte des saints avec des attributions spéciales qui rappelle
l’ancien Panthéon — Italie —.]
*
La finesse, la grâce spirituelle des cheveux blonds, des cheveux
d’or.
*
Choisir entre l’ensevelissement et la crémation. Dans la crémation,
il y a sans doute un dégoût de la chair et de la pourriture, mais le désir
aussi d’affiner et d’épurer la matière, puisqu’il n’y a qu’elle qui sub-
siste. Dans l’ensevelissement, le respect de la matière est plus grand,
comme si on n’avait plus le droit d’y toucher, comme si l’esprit pou-
vait encore s’y joindre. Malgré les apparences, il y a plus de pudeur,
de délicatesse et de spiritualité. La mort y demeure horrible, mais tra-
gique aussi, innocente, à peine déprise de la vie, anxieuse et sacrée.
[90]
*
Parler et écrire
Chez l’artiste il y a toujours de l’artisan et les mœurs et l’esprit de
l’artisan (peintre, sculpteur, écrivain). Il est technicien et son but est
dans la matière. Il participe de l’esprit, mais de l’esprit du démiurge.
Sa vie est temporelle et il est vain.
Il vaut mieux parler qu’écrire. Mais il faut éviter l’art et les œuvres
de la parole.
Il en est ainsi de la dialectique.
Il ne peut en être ainsi de l’esprit pur, mais quand au lieu de se dis-
tinguer de la vie, il la fait. [Mais l’écrivain converse avec lui-même,
contemple et prie.] [C’est une prétention absurde de vouloir que les
arts soient indépendants. Astreints à la matière, ils ont leur fondement
dans l’utilité et doivent fournir un salaire aux besoins du corps.]
*
Il ne faut pas s’étonner si les grands artistes sont si fort au-dessous
de leurs chefs-d’œuvre. Car ceux-ci sont le produit du génie de leur
conception, de l’habileté de leurs mains et de l’imagination puissante
de leurs admirateurs.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 65

*
Le cynisme est la vanité de notre honte.
[91]
*
Dans l’intemporel, l’éternel, viennent se réunir les 2 conceptions
opposées de la divinité :
1. création libre, arbitraire, volontaire, initiale, totale ;
2. rationalité — soumission à un destin, à l’ordre du monde, à la
raison, — voies les plus simples.
*
On ne peut être tolérant que si dans les contradictions qui règnent
entre les hommes on ne voit rien de plus que les contradictions de no-
tre propre nature et si dans les unes et les autres on cherche seulement
à retrouver les rayons brisés de l’éternelle vérité.
*
C’est rendre honneur à la vérité que l’on possède d’admettre
qu’elle exclut toutes les autres, mais c’est rendre honneur à l’infinité
que de croire que toutes les vérités en apparence opposées s’y rejoi-
gnent.
Opposition du fini et de l’infini. Et que dans le fini, la portion
d’infini qui y est représentée élève le fini même jusqu’à l’infini.
La vérité des autres est toujours objective et sans vie. La nôtre est
brûlante, profonde et issue du cœur même des choses en tant que notre
être y tient.
[92]
*
L’affection est très exigeante : hors de l’indifférence, il n’y a que
la jalousie de tout ce qui n’est pas rapporté à notre moi ou aux objets
auxquels notre moi est attaché.
Ainsi notre affection tyrannise toujours ce que l’on aime et l’on
n’aime que ses sujets ou ses victimes.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 66

Vivre seul, j’ai toujours vécu seul, peut-on cesser de vivre seul ? Et
quand on est le plus seul, on ne connaît pas toujours sa solitude. Et
celui qui cesse de vivre seul se perd, quand il faudrait qu’il se trouve.
*
Faut-il raconter des sentiments ou des histoires qui font du cha-
grin ? Sous prétexte de sincérité, on risque de passer à un jeu cruel.
Mais tout vaut mieux que l’indifférence, bien qu’elle puisse produire
un bonheur tranquille, l’amabilité et une affection égale et qu’il sem-
ble sage de trouver suffisante.
*
Jalousie de ne pas avoir ce qu’on ne désire pas.
*
L’amour est fait de complaisances et produit une imbécillité qui
n’est pas sans volupté.
[93]
*
C’est celui qui aime le plus qui a le plus d’humilité.
*
Sur des plans différents plutôt qu’étagés, chaque individu est une
réalisation complète de l’idée de l’homme, de telle sorte que ce n’est
pas un simple jeu de trouver entre deux êtres très distincts une infinité
de correspondances très délicates.
— C’est le meilleur remède de la vanité. Et il n’y aura pas pour ce-
la d’égalité, puisqu’il ne peut pas y avoir d’inégalité.
— La question est de savoir comment ces plans se spécifient. Et
l’individu participe à chaque plan avec plus ou moins d’abondance.
— Mais étant complet et un, il reflète l’univers entier non relati-
vement, mais pleinement et absolument. Il suffit de trouver par quel
biais.
Chaque individu étant limité, la limitation s’exprime aussi dans
chaque être diversement mais complètement.
Ce sont tous ces chiffons de réflexion par où je vis hors du temps ;
et pourtant elles sont psychologiques et temporelles dans leur objet.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 67

Mais là où je m’abandonne à un mouvement continu de la pensée, je


vis aussi dans la durée (et cela est nécessaire à ma pensée). Mais par
un retour singulier, c’est alors et dans le temps que je fais la théorie de
l’Éternité.
[94]
*
De la pureté à l’émotion
Le travail pendant les heures du matin : lumière claire et jeune,
tendresse, nouveauté. Intelligence transparente. — Nuit : silence et
solitude, émotion gonflée devant la grandeur de l’univers et la cons-
cience de soi, la sympathie coulante qui va de l’individu au tout. —
Communion fondée sur l’identité de nature dans une diversité vivante.
[Les soucis pratiques sont dépouillés. Ils sont pour le milieu du
jour. De l’alacrité intellectuelle à l’émotion dépouillée : le luisant ar-
genté de l’herbe plus le velouté du fruit.]
*
La pudeur est sans doute d’autant plus sévère qu’elle se dépouillera
plus parfaitement dans l’amour.
*
Stendhal : amour social, amour-vanité grossier et naïf. Avec des
vérités comme chez tout homme même grossier qui a vu et senti ce
qu’il dit.
*
Les hommes les plus grands se distinguent des autres par leur sin-
cérité ; mais la sincérité n’est pas un effet de la volonté ; elle est un
effet de la connaissance. Et la seule connaissance qui soit réelle et ma-
laisée est celle du particulier, de son voisin et de soi.
[95]
*
On peut tout attendre d’une nature intellectuelle, même dans
l’ordre des sentiments, à moins qu’ils ne puissent pas naître. Au
contraire un sentiment vif est toujours un obstacle à la naissance de
l’intelligence et des émotions nouvelles. Ainsi le sentiment est un voi-
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 68

le où la sincérité s’enveloppe et s’endort. La clarté de l’intelligence est


une innocence, c’est elle qui doit préparer chez l’adulte l’éclosion de
tous les sentiments innocents.
*
Celui qui dans un autre aime la beauté ne l’aime pas lui-même ; il
n’aime que son corps. Aimer l’être même, ce qu’il pense, ce qu’il
sent, ce qu’il est, c’est être indifférent à la beauté ; c’est l’aimer même
s’il est laid ; c’est aimer sa laideur et la préférer à la beauté ; c’est
l’aimer non pas quoiqu’il soit laid, mais parce qu’il est laid. C’est
trouver que la laideur est une essence supérieure.
La beauté est l’éclat de la matière, une grâce qui est descendue en
elle. Dans la vie des sens, elle est figurative de l’esprit. Le corps ne
peut monter plus haut. Mais l’esprit pur ne s’oppose point au corps, et
cependant sa divinité rayonne sur tous les aspects de la matière et leur
donne cette valeur sans comparaison qui au lieu de se refermer sur soi
et de se suffire, comme la valeur de la beauté, vient d’ailleurs, dépasse
son objet, remonte jusqu’à sa source et le transfigure. Il faut qu’il
existe une beauté purement charnelle pour [96] que la chair témoigne
son indépendance et il faut que dans la chair la plus humble il puisse
exister une lumière supérieure à la beauté pour que la chair témoigne
que sa réalité vient de plus haut, pour qu’elle puisse être relevée jus-
qu’à son origine, quelle que soit sa misère.
Il n’y a pas de beauté propre de l’Esprit, ceux qui en parlent ont
besoin de symboliser dans le langage de la matière sa vie douce et ai-
sée, la chaleur de son élan, l’harmonie multiple de ses rapports. Et
ainsi ils pensent ennoblir le principe en lui attribuant ce charme que le
principe a su donner même à la matière nue.
*
L’amour n’est pas un sentiment simple, mais tous les sentiments
que peut éprouver l’individu solitaire viennent s’y exprimer et multi-
plient leur valeur de ce qu’ils font dépendre leur sort d’une complicité
qu’ils réclament, de ce qu’ils ont dans tous les cas le piquant et
l’anxiété du risque et, dans les plus favorables, un reflet multiple et
varié dans l’âme d’un autre.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 69

Il est plus noble et plus sûr de fonder l’harmonie de deux êtres sur
ce qu’ils deviennent par leur union que sur ce qu’ils étaient avant de
s’unir (contre l’élue qui exprime une conception statique de l’amour.
Il est création, il n’est pas une donnée que l’on rencontre).
Dans le mariage, la réflexion doit porter sur des possibilités et non
sur des réalités. En quel sens l’idée de l’enfant entraînait aussi vers
l’avenir.
[97]
*
Les femmes aiment souvent le plus les hommes dont la grandeur
est le plus hors de l’amour. [Il faut qu’il s’agisse d’un ordre de gran-
deurs plus grand qu’un grand amour.]
*
Bien qu’il soit toujours de l’essence de l’amour d’être unique, un
grand cœur peut toujours en recevoir trois ou quatre d’espèce différen-
te.
*
Épreuve
C’est une façon d’assouplir et d’épurer les sentiments que l’on
éprouve de les exprimer tels qu’ils sont, sans les retenir, les grossir ou
les altérer. [Nulle technique, nulle habileté, — même la plus délibérée
et la plus sincère, — ne vaut le premier mouvement.
Retourner à ces premiers mouvements, c’est nous rapprocher de
Dieu qui est la source de toutes choses.]
*
Le consentement mutuel à l’amour ne produira le bonheur que s’il
paraît en même temps aisé et nécessaire. (La nécessité au lieu de nous
forcer doit se confondre avec le naturel.)
[Jusqu’à ce consentement, toutes les pudeurs ; dès lors, aucune.]
[98]
*
Le naturel n’est que le consentement aisé à la nécessité.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 70

*
Une activité éclairée, sûre de soi, tendue dans la même direction.
Se préserver également de l’oisiveté et de l’agitation.
La forme d’activité que l’on adopte, à condition qu’elle ne contras-
te pas grossièrement avec notre nature, est toujours suffisante, puis-
qu’il ne faut pas accorder trop d’importance à la matière même où
nous coulons la vie spirituelle (cf. symbolisme : le symbole peut dans
une certaine mesure être quelconque), mais à cette vie même.
*
Les goûts les plus fins, les vues les plus délicates s’éclairent et se
perfectionnent encore dans la conversation. Mais les plus grands sen-
timents perdent de leur force, de leur sincérité et même de leur valeur
dès qu’ils sont confiés.
C’est que dans le premier cas on a affaire à une réalité matérielle
extérieure et sociale et dans l’autre à ce qui est intérieur et divin (qui
est ineffable et s’affaiblit en descendant dans la matière et dans
l’expression).
[99]
*
Les confidences sont très dures à entendre pour l’amitié parce
qu’elles prouvent que votre ami a hors de vous et, en tout cas, hors de
votre amitié, un intérêt important et quelquefois le plus important de
sa vie.
Les confidences sont la mort de l’amitié. Ce n’est pas de les faire,
c’est d’avoir à en faire. Et il serait pire de les garder.
Rien ne peut convenir à l’amitié que des confidences telles qu’au
lieu d’être propres à chacun elles expriment ce qu’il y a de commun à
tous les deux, qu’elles soient sues d’avance et puissent être exprimées
pour la première fois par l’un ou l’autre indifféremment.
*
Il faut s’enfermer dans la solitude : elle n’attriste que quand on a le
désir ou la peur d’en sortir ; il faut éviter la préoccupation qu’elle
donne, soit qu’on l’attende, soit qu’on la vienne troubler. La solitude
peut être gardée au milieu même de la multitude. Il ne faut donner aux
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 71

autres que ce qui peut convenir avec elle : nous ne leur offrons qu’un
visage renfrogné et un maintien impatient si nous opposons la solitude
à la société. Mais c’est la société qui réalise les meilleures pensées de
la solitude. Et c’est sans effort que nous passons de l’une à l’autre si
notre âme reste constamment sincère et vive. Nous ignorons alors la
contrainte, l’ennui et toutes les grimaces. Le peu que nous donnons
vaut mieux que la tension par laquelle nous retenons, en faisant mine
d’obliger. Et dans les meilleures relations [100] que nous avons avec
d’autres, notre solitude se poursuit, s’épanouit et s’achève. Aussi bien,
de deux on n’est plus qu’un et chacun élevé au-dessus de son indivi-
dualité atteint l’Être universel.
[L’unité de deux êtres dans l’amour est l’abolition de
l’individualité au sein de l’être individuel lui-même.
(Le subjectif s’identifie sans disparaître avec l’objectif, par suite se
réalise, en même temps qu’il vivifie l’objet. Il atteint Dieu dans un
objet particulier.)]
*
Il y a 3 degrés : il y a l’Être matériel — l’objet — la matière —
l’espace — le distinct — le passé. Il y a la vie par laquelle la pensée
descend dans la matière et la pousse vers l’avant. Il y a la Pensée qui
seule est activité pure et présent éternel et qui est le principe de la vie
par le mouvement qu’elle donne dans le temps aux êtres finis, et de la
matière par le poids mort qu’elle oblige la vie à traîner derrière elle,
c’est-à-dire par le passé.
Cependant toute forme d’existence est présente ; le poids du passé,
c’est mon corps actuel, ma vie, c’est mon élan actuel et ma pensée,
c’est cette lumière qui retient dans le présent le passé par la mémoire
et anticipe l’avenir par le Désir.
*
Mémoire spontanée et effort de mémoire
cf. désir et volonté
[101]
L’effort de mémoire et la volonté manquent souvent leur but ; c’est
l’expression de notre individualité et dans ce qu’elle a de fini et
d’imparfait.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 72

Le désir et la mémoire spontanée sont des dons aisés de la divinité.


Le désir est toujours près de son objet et prêt à le saisir, il est toujours
bon, il faut toujours le satisfaire. Seulement il y a de faux désirs (les
désirs lointains, — ou devant le présent les désirs d’imagination). Et
la volonté se mêle au désir pour le faire naître, pour nous faire croire
qu’il est né, pour le troubler, pour le retenir, pour lui donner des objets
faux.
*
Rien n’est plus sûr de soi que la joie de vaincre ; mais rien n’est
plus impur.
*
Il faut avoir une âme de chair pour trouver que de tous les senti-
ments la pitié est le plus noble.
*
La matière, c’est le passé, le déjà fait, l’obstacle, — le présent,
c’est le moi, — et l’avenir, c’est l’infini encore indéterminé pour
l’individu et où il s’épanche. Ainsi l’individu est borné par le déjà fait
et attiré par le champ d’infini où son activité peut rejoindre l’être uni-
versel.
Le corps porte en lui toutes les traces du passé, il les matérialise et
les rend présentes. L’âme a toutes [102] les servitudes du corps et elle
est gouvernée par l’habitude.
Mais l’esprit est toujours jeune ; il ne dépend pas du passé ; nulle
expérience ne le modifie ; et il revoit les mêmes choses dans une lu-
mière toujours nouvelle.
L’entendement se lasse de revoir une démonstration déjà faite.
Mais pour l’esprit, elle est toujours nouvelle et parfaite, elle fait partie
du cycle de l’éternel présent.
*
Chaque préoccupation (celle de l’amour ou de Dieu) fait que tout
dans le monde nous paraît décoloré et futile ; et nous nous ennuyons
ou nous nous irritons (il y a l’ennui négatif et sans remplacement et
l’ennui par attachement à un autre objet et au futur). Mais lorsqu’on a
trouvé à posséder l’objet de son activité — et que cet objet est univer-
sel — toutes choses (et les plus futiles) apparaissent avec une valeur
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 73

absolue, nous donnent un intérêt parfait, rayonnent dans une claire


lumière et reçoivent de notre vie la valeur même qu’elles lui donnent.
*
La volupté est plus universelle ; mais l’amour la réalise sous une
forme personnelle et réelle.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 74

[103]

EN CAPTIVITÉ

VARIA III

Retour à la table des matières

Le principe de l’analyse, c’est que tous les êtres apparaissent dans


l’univers par division et non par composition d’éléments. Autrement
c’est croire qu’il y a des synthèses productrices et que tout aboutit à
Dieu au lieu d’en venir.
La synthèse est l’opération par laquelle un entendement limité re-
trouve le réel et imagine qu’il le crée.
*
Le corps (organisé) est la réalisation de l’individualité dans la ma-
tière. — La matière est abstraite et indéterminée ? Existe-t-il des indi-
vidualités purement matérielles ? C’est par comparaison avec notre
propre individualité spirituelle que nous essayons de résoudre les pro-
blèmes du corps et de la matière. Mais il y a sans doute une existence
autonome du corps dont nous ne pouvons nous faire qu’une représen-
tation objective, — ou une idée par comparaison.
[104]
*
Un bon juge essaie de déterminer quelle est l’équité ; si elle échap-
pe, il écoute les conseils de la Bonté ; mais si le bon juge est habile, il
saura justifier sa décision non pas par l’esprit de la loi, mais par les
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 75

textes les plus sûrs. Et il n’y a pas de meilleure façon de donner


confiance au peuple non point dans le juge, mais dans la loi, ce qui
fortifie la sécurité du citoyen et sa fierté. Il y a aussi dans le juge un
esprit droit et une subtilité lumineuse par lesquels il découvre du pre-
mier coup l’espèce du fait et l’article sous lequel il se range : et c’est à
la fois du bon sens, de la sûreté et de l’adresse techniques.
*
La matière est abstraite ; elle n’a pas d’existence réelle. Dans
l’homme, la pensée universelle se reflète et s’exprime et la vie même
est entraînée dans la pensée (âme). La vie est l’image de
l’individualité dans le temps, le corps en est l’image dans l’espace.
*
Il y a la naissance selon l’Être, la naissance selon la chair qui nous
donne une place dans la durée, et la naissance selon l’esprit qui trans-
figure la chair et l’élève jusqu’à l’Être éternel.
[105]
*
La raison enchaîne l’être fini ; mais en Dieu elle est liberté et vie.
*
L’union de l’âme et du corps se réalise par une incessante victoire
de l’avenir sur le passé. Dans la première enfance, le développement
du corps n’est qu’une sorte d’accession de l’âme à l’expression.
*
On peut impunément injurier la multitude, car tous les individus
qui la forment croient qu’ils lui sont étrangers et supérieurs, et le
croient avec raison.
*
Il y a des gens qui montrent tant d’indifférence à l’égard de ce qui
existe qu’on peut leur reprocher un dessein à part de la vie et de la
perfidie à l’égard de la vie même.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 76

Il y a à l’égard des hommes une certaine méchanceté joyeuse sans


laquelle l’esprit perdrait son acuité et sa jeunesse. Elle est l’image de
ces deux vertus.
[106]
*
Un homme supérieur est irrité par l’indépendance de ceux qu’il
domine et plus encore par cette servilité même qu’il leur demande.
*
Il y a dans la vie de la plupart des hommes un certain relâchement
et comme une attente qui les condamne à la stérilité. La vie n’est rem-
plie que par une activité joyeuse, jeune et sans but.
*
Toute fin est mauvaise parce qu’elle rabaisse toujours le présent à
l’état de moyen et nous laisse oisif et désemparé lorsqu’elle est attein-
te (comme si le produit mort de notre activité l’avait tuée elle-même).
*
L’A. pays de marchands — l’organisation matérielle, la confiance
dans les règles et dans l’esprit de conquête. — Grand écart entre la
foule et l’élite. — En même temps une certaine jeunesse intellectuelle,
de la sève et de la fraîcheur.
*
La véritable attitude de l’esprit, c’est d’aller avec aisance d’une in-
telligibilité tranquille et forte à cet éclat [107] sensible, à ces émotions
gonflées de la chair qui l’illustrent et l’humanisent. Mais les curieux et
les spirites agissent autrement, qui partent du sensible et le retournent
hâtivement pour y chercher les traces d’une inintelligibilité où la chair
tressaille d’un mauvais frisson parce qu’elle y voit une dérision de
l’esprit.
*
Il y a dans la conviction et dans l’affirmation seule une force
contre laquelle se brisent les railleries et les hésitations des indiffé-
rents et des sceptiques. Celui qui affirme est tendu ; il est dans une
position dominante. De là il impose, et ceux qui doutent le craignent
et le subissent.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 77

*
Affirmation, tension.
*
Ce qui fait l’opposition des hommes à la vérité, c’est qu’avant de
la posséder ils ne la cherchent pas, ils ne la veulent pas, ils ne
l’estiment pas et, dans une certaine mesure, ils craignent de la trouver.
Celui qui aime la vérité, celui pour qui la vérité est la première de tou-
tes les valeurs la possède déjà, alors qu’il croit seulement qu’il la
cherche. Et c’est ce goût de la vérité qui caractérise le sérieux de
l’esprit, ou même seulement l’esprit.
[108]
*
Le renoncement aux désirs de la matière et de la chair s’exprime
bien si l’on veut vivre avec les pauvres, partager leur vie ou vivre
comme eux. Et c’est l’esprit de pauvreté qu’il faut avoir et non l’esprit
de charité.
Un faux-fuyant élégant, c’est de dire que l’on peut vivre dans les
richesses avec l’esprit de pauvreté. Cela n’est pas vrai. On garde tou-
jours le même attachement, mais on s’excuse en niant qu’on le possè-
de. Et pour celui qui se tranquillise par la connaissance de son indiffé-
rence véritable à l’égard des biens dont il jouit, il ne peut faire qu’il ne
souffre ou qu’il ne soit heureux de les avoir. Sa situation n’a ni nette-
té, ni harmonie, ni sûreté.
*
Il n’y a de véritable grandeur que dans l’intelligence. Mais quel
nœud des misères humaines que la sensibilité des hommes les plus
grands.
*
Le bon propos. — C’est une manière d’excuser une faute que de se
promettre de vivre bien à dater du lendemain du jour où on l’a com-
mise.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 78

S’attacher moins à marquer la grandeur des hommes que ce qui fait


le contenu même de cette grandeur, [109] c’est-à-dire une extrême
simplicité, une parfaite véridicité.
*
Les forces répulsives intermoléculaires ou interatomiques témoi-
gnent dans le langage des forces de la distinction caractéristique de
tous les éléments de la matière.
*
Il y a orgueil, égoïsme, étroitesse et erreur à fonder les valeurs hu-
maines, l’idée de la vie et le sens de l’univers sur la liberté individuel-
le.
*
Du moment qu’il existe des faits, des données, c’est que
l’entendement individuel n’est pas créateur et que la méthode synthé-
tique est orgueilleuse et impuissante. Et si la vérité est immanente à
l’esprit humain, c’est dans la mesure où cet esprit dépasse
l’individualité pour rejoindre l’intelligence universelle. Il y a alors
vision en Dieu ; c’est bien l’individu qui voit, mais il voit en Dieu qui
lui est uni et non dans son propre esprit. — Et si l’on voulait que
l’esprit individuel fût quand même le support de la vérité, elle ne se-
rait en lui que comme un sceau ou une marque, ce ne serait plus la
vérité elle-même.
[110]
*
Le temps réalise séparément pour un être fini les aspects insépara-
bles de l’existence pure.
*
L’hérédité exprime pour la sensibilité la liaison de toutes les par-
ties de l’univers ; mais les existences réelles sont séparées. L’hérédité
est abstraite ; elle est une œuvre de l’entendement, un moyen de pen-
ser ; les individus sont réellement distincts et l’hérédité n’a pas
d’objectivité. [Ce qui est donné à la sensibilité est en même temps la
base de toute action exercée par l’entendement individuel.]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 79

Dans le danger, les images qui s’offrent à nous sont très nettes,
mais sans liens (ce qu’il y a dans la liaison et dans la durée d’irréalité,
d’effort vers une unité subjective de notre vie).
*
Le désir nous attache à des biens qu’il ne dépend pas de nous de
posséder et qui ne peuvent pas supprimer le désir quand on les possè-
de. La jouissance est obscure comme le désir. C’est le désir qui est la
vie ; il subsiste dans la jouissance et lui donne le mouvement ; il renaît
et parfois change d’objet après la jouissance. L’homme désire le désir
plus que la satisfaction. La satisfaction tendrait à nous faire oublier le
désir — ou la vie même. [111] Elle marque un ralentissement de la
vie, qui s’attarde, reflue vers le passé, se repasse et se lèche elle-
même. Mais le désir nous rend misérable parce qu’il est l’effet de no-
tre imperfection et qu’il promet plus qu’il ne donne une fois comblé.
Obscurité et insécurité à la fois dans l’attrait qui nous pousse et dans
l’objet vers lequel il nous pousse.
Il nous faut un bien éternel ; et il ne peut être atteint que dans le
présent, hors des désirs et du flux du devenir, hors de tous les objets
finis et des mouvements hésitants de la chair.
*
Sur la liberté (d’indifférence)
La liberté n’aurait de sens que si tous les objets de l’activité se
trouvaient à égalité sur le même terrain. Le bien spirituel est l’objet de
l’intelligence et nous attire à proportion de nos lumières ou — dans le
langage du temps — dans les époques éclairées de notre vie ; mais il
ne sollicite pas seulement, il enchaîne l’intelligence pure. Il est
l’intelligence même fixée et prise comme un objet. De même les biens
sensibles attirent inévitablement la faculté de désirer et l’individu tout
entier à proportion de la prépondérance de la chair dans sa nature.
L’individu sensible suit en désirant ses propres lois ; mais il ne peut
apercevoir par l’intelligence son propre désir sans voir son imperfec-
tion et ses limites, sans se renoncer lui-même avec une aisance tran-
quille et sûre de soi.
Ainsi il n’y a pas un individu abstrait qui aurait à choisir entre des
voies opposées. Il y a un individu [112] sensible qui suit nécessaire-
ment la voie du désir jusqu’à ce que la grâce agisse en lui, substitue
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 80

aux désirs temporels des joies éternelles et éclaire les actions et les
sentiments charnels d’une lumière dorée. La chair n’est pas abolie,
elle est devenue radieuse.
Ni dans l’une ni dans l’autre de ces formes d’action l’individu
n’est libre. Il agit toujours conformément aux lois de sa nature spiri-
tuelle et charnelle. Mais la nécessité spirituelle, c’est la liberté. Et
c’est pour cela aussi que le passage d’une vie à l’autre, le renouvelle-
ment, la conversion, la purification sont un acte de liberté.
En un sens l’effort paraît négatif ; il suffit de s’affranchir de la
chair, mais rien de plus positif, puisque l’être ne peut être aboli, qu’il
ne peut abolir que ses propres limites. Celui qui se renonce ne perd
rien, il pousse son être jusqu’à l’infini.
*
Celui qui se borne à regarder et qui n’est ni créateur ni sérieux
croit par l’ironie rattraper l’intelligence. Celui qui est à la fois sérieux
et créateur n’a pas d’ironie ; mais il a cette bonne joie d’une intelli-
gence amoureuse, où l’individu qui connaît sa misère montre pour elle
un mépris plein de tendresse.
*
Le sentiment n’est pas toujours le frisson de la chair ; il est aussi
l’éclat doré de la lumière. [La chaleur obscure — la chaleur de la lu-
mière — la chair — éclairée, réchauffée, dorée, transfigurée par la
lumière.]
[113]
*
La notion d’individualité est abstraite (un point irréel + unité, sim-
plicité négatives comme le point). La liberté est aussi abstraite et n’a
de sens qu’en fonction d’une telle individualité irréelle et simple qui
pourrait choisir entre des déterminations auxquelles elle resterait
étrangère.
*
Ce sont ceux qui ne sont pas très sûrs de leur valeur intérieure qui
s’intéressent tant à l’aspect de leur visage et à l’attitude de leur corps.
Mais toute beauté est animée et vient du dedans, et l’on manque ce
que l’on cherche précisément en le cherchant.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 81

*
À un certain degré du développement intérieur, le contact avec soi
ou avec ses propres écrits est plus instructif que l’étude, que les lectu-
res étrangères les plus nobles, que la conversation même de l’amitié.
*
C’est en général le privilège des faibles de vouloir en toutes choses
user leurs forces jusqu’au bout.
[114]
*
Ce qui fait la pureté et la perfection de l’amitié, c’est que l’ami soit
la conscience intellectuelle de son ami.
*
Ce qui est mauvais dans la guerre, c’est l’état de menace où elle
nous met. La menace nous rejette vers les préoccupations de la matiè-
re, elle nous porte vers un avenir plein d’indétermination et
d’insécurité ; elle ne laisse à l’esprit ni liberté ni fixité ; c’est comme
s’il allait subir sans la comprendre l’oppression des forces inférieures.
Il y a une sorte d’angoisse corporelle qui attire l’esprit et le paralyse.
[Là où la liberté agissante de l’esprit n’a plus place, ayons du moins
l’immobilité et la fixité tranquille des choses.]
*
Le corps est bien le temple de l’âme ; mais on y adore un Dieu qui
ne contient pas dans ce temple ; et ce Dieu est l’esprit.
*
Il y a une eau de l’esprit qui le purifie comme l’eau purifie le
corps.
[115]
*
L’impatience est un frémissement du sujet fini qui ne peut acquérir
ni la tranquillité morte des choses ni le consentement lumineux d’un
être intelligent.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 82

S’occuper des autres — Pascal, les jansénistes, les éducateurs, la


réforme de la vie intérieure. — Chez Marc Aurèle et dans
l’intellectualisme, il y a une pensée opposée. Il faut laisser à chaque
homme d’écouter son propre génie intérieur. Et la communion mu-
tuelle doit s’opérer non pas dans ce que les individus possèdent en
propre, mais dans ce qu’il entre en eux d’universel, c’est-à-dire dans
la seule intelligence.
*
Atteindre la sainteté est un idéal individuel et de sentiment. Attein-
dre la vérité est un idéal tranquille et divin. La sainteté va avec le pro-
sélytisme, car il s’agit pour l’individu d’exercer une influence person-
nelle sur le voisin, de le rendre semblable à soi.
*
Il est certain que Dieu est le bien suprême, mais on lui attribue une
vie personnelle semblable à la nôtre, une délicatesse lâche et molle en
nous entretenant de sa bonté et de sa douceur. Il est le principe du
bien ; mais la douceur est dans l’âme des êtres de chair qui [116]
s’inclinent avec tendresse vers leur prochain sous son influence.
*
Chez tous ceux qui veulent faire leur salut, chez les plus grands,
chez Pascal, on ne voit que la préoccupation de soi et une pensée sub-
jective et égoïste.
N’avoir de regard que pour la vérité extérieure au sujet et univer-
selle. L’élévation, l’ennoblissement, l’amélioration, l’embellissement
de notre nature et de notre vie intérieure sont des fins charnelles.
Pour élever la personne, la sienne ou celle d’autrui, il faut n’y pas
penser, il faut se lier immédiatement au tout et avoir en vue la place
de l’individu dans le tout.
*
Le christianisme enferme vingt attitudes d’esprit opposées ; et au-
jourd’hui toutes les formes de l’esprit religieux y peuvent trouver un
aliment.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 83

Les empiristes deviennent très facilement superstitieux. Car ils


n’ont de confiance que dans les faits et rien n’est plus facile que de
leur faire admettre des faits absurdes.
[117]
*
Il y a des dangers dans la vie morale qui tiennent à la profession
même dans laquelle on est entré (de vanité, d’autorité, de confiance en
soi).
*
En enseignant la philosophie j’ai toujours eu l’impression
d’enseigner une chose extérieure, que j’ignorais, et peut-être dois-je
ajouter en riant, au-dessous de ma propre pensée.
*
Il ne faut pas s’enfermer dans une doctrine abstraite, artificielle, li-
vresque, que l’on construira péniblement et par retouches, à laquelle
on s’efforcera de croire, mais qui restera immobile, figée, extérieure à
la vie et sera l’objet de la mémoire et d’une répétition apprise. Il faut
vivre et il vaut mieux inscrire au jour le jour les réflexions éternelles
de notre pensée vivante.
*
Il importe en écrivant de ne jamais s’adresser aux autres, mais à
soi-même.
*
La déduction anticipe quelquefois les expériences, mais d’une ma-
nière générale il suffit qu’elle les ordonne et les explique ; une nouvel-
le expérience rendra seulement [118] nécessaire une déduction plus
parfaite. Elle enrichira notre déduction au lieu de la détruire.
*
Avec la connaissance de la vérité — et seulement pour la rendre
possible —, il faut encore un certain consentement à la vérité, une ac-
tivité tournée vers elle.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 84

L’opinion sur les choses a fini par avoir pour nous plus
d’importance que les choses mêmes de telle sorte qu’on ne regarde
plus la réalité telle qu’elle est d’un œil clair et sans taie.
*
Ne pas avoir à l’égard des hommes une indifférence hostile et po-
lie.
*
Les actes de l’esprit doivent bien se figurer dans des images maté-
rielles ; mais comme ces images doivent entrer dans la sensibilité, no-
tre conscience trouve en soi le principe et l’effet, la création et la créa-
ture. Entre les deux le sentiment est comme un médiateur.
*
Le péché originel, c’est l’idée de finitude exprimée dans la langue
du temps.
[119]
*
Le progrès moral est de l’ordre du temps et par conséquent il est
indéfini : il est matériel et sensible. Mais il y a une perfection morale
qui est ou qui n’est pas, qui ne peut pas être dépassée. C’est notre atti-
tude intellectuelle présente que l’on considère souvent comme une
intention parce qu’elle est acte, intériorité, invisibilité, mais que l’on
ne peut pas regarder comme un effort ni une bonne volonté (ce qui est
de l’ordre temporel).
*
Il y a une certaine précipitation de la vie sensible qui est tout à fait
en opposition avec le loisir et la pénétration de l’intelligence.
*
Être mécontent d’être ce que l’on est, c’est être mécontent d’être,
car la substance emporte la qualité.
*
Il y a une vision des choses qui est si aiguë qu’elle fait mal. Mais il
faut que ce soit notre âme qui s’efforce et non pas notre esprit qui se
laisse éclairer.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 85

*
Le mépris vaut toujours mieux que la jalousie.
[120]
*
Dieu ne peut communiquer avec les créatures (et réciproquement)
que par ce qu’il y a de commun entre lui et elles.
*
Il ne faut pas craindre de mourir, mais de ne jamais commencer de
vivre. Et c’est pour cela qu’en un moment toute une vie peut être rat-
trapée.
*
Il faut sans doute s’abstenir de la volupté pour la bien connaître et
pour l’aimer. Il faut pourtant n’être point aiguillonné par le désir.
Mais le sentiment n’a toute sa nouveauté et toute sa lumière que
quand on est à distance égale entre la satiété et le désir.
*
Il y a une joie qui est un tumulte pénible du corps et une joie tran-
quille et aiguë qui n’est rien de plus que la vie même de l’esprit.
*
Il ne faut pas chercher à voir, il faut voir.
*
La volupté produit selon l’usage qu’on en fait un abêtissement et
une prostration ou une vivacité égale [121] et sans trouble qui donne à
l’esprit plus de lumière, plus de délicatesse et une harmonie plus tran-
quille.
*
Craignez le trouble du désir. La volupté est tout le contraire. Et il
faut en jouir avant que le désir nous trouble. Si l’on s’est laissé domi-
ner par le désir, la satisfaction sera furieuse, mais sans volupté, et l’on
sera ensuite abattu au lieu d’être radieux.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 86

La tranquillité active et délicate de la volupté, image prémonitoire


de la tranquillité active et délicate de la pensée. L’une représente
l’autre, la fait chair, la précède et l’appelle.
La joie du corps figure la joie de l’esprit, il faut aussi qu’elle nous
y mène.
*
Évitez que le dernier état de la volupté soit un spasme. [C’est le
dernier mot de la chair, ce ne peut être le dernier mot de la vie.] Que
ce soit le passage fluent d’une harmonie de la chair, mobile et vivante,
à une harmonie de l’esprit, apaisée et délivrée, une flamme qui s’élève
pour éclairer (la flamme abandonne aussi quand elle monte la matière
où elle a pris naissance).
L’individualité est irradiée par la volupté ; l’individualité est dé-
nouée par le dernier état de la volupté. De sorte que par la volupté la
chair est transfigurée et par le dernier état de la volupté elle est com-
blée et dépassée.
[122]
*
De ce que notre volonté insérée dans le monde matériel peut exer-
cer sur lui une influence il ne faut pas conclure que c’est là toute sa
fin. En poursuivant sa fin spirituelle elle exerce une action plus forte
sur le monde sans y penser.
*
Il n’y a pas de meilleur argument en faveur de l’athéisme et du ma-
térialisme que de soutenir que l’âme et Dieu peuvent être démontrés et
ne sont pas perçus.
*
Il y a dans les choses matérielles et sociales une sorte de tact qui
est l’image de la sagesse et en produit tous les effets dans le monde
des apparences.
*
Ce qui prouve la vertu de l’intelligence, c’est que la joie qu’elle
éprouve est inconditionnelle et va jusqu’à l’éternité. Mais j’aime les
joies sensibles, j’aime ce qu’il y a en elles de momentané, seulement
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 87

mon désir ne va que jusqu’à ce moment même et se rejette aussitôt


jusqu’au bien véritable.
Il ne faut pas renoncer au désir, mais que le désir me prenne toute
la vie et ma vie ne sera que souffrance, frisson et dégoût.
[123]
*
Le livre de M.A. est celui d’un empereur, mais Épictète est un es-
clave. Épictète est sec. Il est tourné vers les biens matériels. C’est
contre eux qu’il nous met en garde. Il y a chez lui de la tension et de
l’effort. La jalousie est le plus grand des maux ; c’est contre elle qu’il
nous met en garde. Mais il y a dans l’ordre de la liberté intérieure une
sorte de puissance d’empereur qu’il nous laisse dans ce qui dépend de
nous. Jamais il ne pense à l’action de la volonté sur les choses, à faire
du monde matériel une image du spirituel. M.A. est très préoccupé de
la cité humaine et de la fragilité de ses propres grandeurs.
*
Ne pas être esclave des désirs, mais avoir les désirs pour esclaves,
non afin de les dominer et de les battre, mais pour qu’ils donnent à
notre vie matérielle avec notre consentement et sans notre participa-
tion de l’aisance et de la facilité, une certaine mollesse heureuse.
Et chez les chrétiens qui veulent vaincre les désirs, il faut que les
désirs soient bien forts (passionnés) et que dans leur âme il y ait bien
de l’insécurité.
*
Celui qui se souvient du lieu où il a appris quelque chose (de
l’auteur et du texte) ne l’a pas appris véritablement, ne l’a pas fait
sien. Il faut oublier toutes [124] les circonstances empiriques dans
lesquelles la vérité nous est révélée pour s’attacher seulement à elle.
*
Si rien ne peut être acquis une fois pour toutes, mais s’il faut dans
l’esprit une dépendance continuellement vécue à l’égard de la vérité,
si la mémoire même ne peut suppléer ce lien, c’est que la vie véritable
est dans l’éternité et non dans la durée.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 88

La création continuée est l’idée la plus profonde de Descartes, non


parce que les différents moments du temps sont séparés, mais parce
que la dépendance de la créature à l’égard du Créateur ne peut pas
suffire et que la créature ne peut jamais présenter les caractères de
l’existence suffisante.
*
Un renouvellement continu est l’image de l’éternité dans le deve-
nir.
*
Les hommes qui poursuivent une pensée personnelle (Don Qui-
chotte) sont dans la vie une sorte de centre autour duquel se forme un
groupe d’amis sympathiques, affectueux, admiratifs, qui ne cessent de
se moquer d’eux et d’organiser autour d’eux, pour eux et sans eux, des
dispositions matérielles où ils trouvent, comme [125] si la nature y
avait pourvu, de l’aisance, de l’agrément et du confort.
Plus ils dédaignent la vie matérielle, plus on travaille autour d’eux
à la leur faire paraître douce.
*
Il y a une certaine timidité dont le principe est dans une ambition
de tout dire et de pousser l’explication jusqu’au dernier point qui fait
vaciller la pensée et l’expression.
*
La vérité doit être dite simplement et vite. En s’y attardant on la
contrefait et on l’embarrasse. Pour penser juste il faut non pas immo-
biliser la vie, mais aller du même train qu’elle.
*
Il ne faut pas revivre le passé avec tendresse et avec regret. Mais
on peut l’adorer comme la vie éternisée.
*
De Dieu il ne peut pas y avoir de démonstration parce qu’on ne
démontre que des conséquences. Or Dieu n’est pas seulement un prin-
cipe, mais le premier de tous les principes. Et comme il n’est pas le
fondement d’un système de conventions, mais que l’admettre, c’est
admettre son existence objective, il reste que sa réalité soit donnée en
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 89

même temps que son idée (c’est [126] ce que l’on nomme l’argument
ontologique — c’est ce qu’il faut nommer une perception).
*
Il y a une clarté trop limpide du regard qui ne va qu’avec la mala-
die et la mort.
*
Le déterminisme est la loi de la matière et non de l’esprit. L’esprit
est mouvement et liberté. Un demi-déterminisme subsiste (unilatéral
et figuratif) dans les rapports de l’esprit et du corps (psychophysiolo-
gie). [Il n’y a pas de faits psychiques (refonte de la psychologie sur
cette idée). Et le déterminisme psychique commence par considérer
tous les actes comme des faits.]
*
On ne peut pas souffrir de la destinée si on pense qu’au lieu
d’opposer une barrière à notre individualité, c’est elle qui la dévelop-
pe.
*
La nuit des sens. — C’est par la lumière que l’on voit. Mais l’on ne
voit que les ombres. Nous vivons dans la lumière. Mais les choses et
le monde sont des ombres.
*
Le jour on voit les ombres et la nuit les clartés.
[127]
*
Il y a un égoïsme brutal et un égoïsme bienveillant ; et dans celui-
ci il reste toujours un air cafard qui pue.
*
« Les choses que vous ne pouvez garder longtemps. — Quittez-les
avant qu’elles vous quittent, afin que la mort ne trouve rien en vous
qu’elle puisse détruire. »
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 90

Se décider conformément à sa nature, c’est n’être pas libre et se


croire libre. Se décider conformément à l’intelligence, c’est être libre
quel que soit l’appel de notre nature. Et nier la liberté, c’est nier
l’intelligence.
*
On a raison de dire qu’il faut considérer chaque jour comme le
dernier de sa vie. Mais est-ce là une maxime à donner à la jeunesse ?
Pour la première fois je considère les jeunes gens comme des êtres
différents de moi auxquels il ne faut pas donner les conseils que je
suis.
*
Je puis jouer encore avec l’esprit, mais non avec le corps.
[128]
*
On représente souvent la vie par une roue pour unir en quelque
manière le temps avec l’éternité.
Mais c’est une roue d’un rayon infini.
*
L’Éternité : « C’est un commencement sans progrès et sans fin qui
se renouvelle toujours. »
*
On ne s’intéresse à un livre, on ne le comprend que si on a déjà dé-
couvert pour son compte tout ce qu’il contient.
*
La volupté peut être une image transitoire du bien, mais non pas le
bien, puisque « l’usage même qu’on en fait la détruit et la consume ».
*
L’avarice et la gourmandise ont un rapport. Mais la gourmandise
est plus profonde, tandis que l’avarice est plus étendue, plus extérieure
dans son objet, plus secrète dans le dessein.
*
Dans la colère il y a toujours un désir d’anéantissement.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 91

[129]
*
Il y a une indifférence à l’égard des injures qui n’est pas une mar-
que d’aveuglement ou de dureté, mais une absence de ressentiment
égoïste, une bienheureuse simplicité et pureté du cœur, une largeur
égale de la pensée.
*
Il ne faut pas être préoccupé par les ennemis de notre pensée, il
faut les ignorer, il ne faut ni les contredire ni les convertir.
*
Les soucis patriotiques et nationaux correspondent à une sorte de
recherche de Dieu dans la matière.
*
Il y a des gens qui considèrent la pensée même comme une chose
dont il faut juger par son aspect.
*
« Je joins la paresse à l’envie parce que l’une et l’autre nous por-
tent à la tristesse. Celle-ci s’afflige sur le bonheur d’autrui, celle-là est
insensible au sien propre. »
[130]
*
L’Écriture ne doit fixer que l’éternel ; c’est sa dignité ; elle le fixe
dans le devenir et ainsi elle permet miraculeusement au devenir de
participer à l’éternel selon le gré de la volonté.
*
La fin de l’intelligence, c’est la connaissance, mais la vie de
l’intelligence, c’est l’amour.
*
La haine « est le vice des hommes paresseux et timides qui se lais-
sent aisément aller aux soupçons et qui sont toujours tourmentés de la
crainte de perdre ».
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 92

Que Dieu connaisse tout ce que l’on pense se vérifie en ce que no-
tre intelligence connaît tout ce que nous pensons.
*
On ne pourrait haïr que le néant, qui n’a pas d’existence.
*
Que l’intelligence soit une lumière, c’est ce qui a donné occasion à
la considérer comme le lieu des images sensibles ou des idées innées ;
qu’elle soit une activité [131] lumineuse, c’est ce qui a donné occa-
sion de faire dépendre de la volonté l’intellection proprement dite (ju-
gement inséparable de la conscience).
Mais nous ne faisons pas les concessions que font aux empiristes
ceux qui veulent que cette activité soit synthétique.
*
La solitude humaine est une image de la solitude de Dieu. Et bien
que nous ne soyons pas faits pour elle, il faut qu’elle nous paraisse le
plus grand de tous nos états. Et de fait dans la solitude l’homme
n’imite pas Dieu, mais se rattache à lui seul. C’est le plus saint de tous
les liens.
*
Il n’y a pas de vertu qui ne devienne un vice si par elle seule on
veut embrasser toute la vie morale.
*
Il ne faut pas réfléchir, il faut penser ; il ne faut pas se tendre, mais
vivre ; il ne faut pas s’élancer, mais avancer.
*
Il y a dans la mort une sorte de dénoûment de l’égoïsme qui doit
être un acte d’adoration.
[132]
*
Progrès du judaïsme au christianisme, de l’holocauste extérieur au
sacrifice de soi. [(Vers l’intériorité). (De l’orgueil à l’humilité).]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 93

On ne peut égaler la matière à l’être qu’en y lisant des figures.


*
Il faut aimer ses limites, quand même on pût les dépasser un peu,
ne fût-ce qu’en le désirant.
*
On peut opposer la chasteté à la volupté qui est la délicatesse de
notre animalité. Mais il y a de l’étroitesse à vouloir oublier ses limites
et il y a de la sagesse à savoir s’y complaire, quand il le faut.
*
Comment ne serait-on pas porté pendant toute sa vie par une gran-
de ambition qui empêche de rien faire de grand ? Et l’on ne fera rien
de grand jusqu’à ce qu’on renonce à cette grande ambition et qu’on
voie qu’il n’y a rien de grand que dans le présent.
[133]
*
Le terme 2 (où l’on ne peut se tenir), égoïsme exigeant quand l’être
croit s’abandonner. Complaisances d’un double égoïsme et souffrance
par affection à la fois et par susceptibilité d’être deux. Aigreur. Puéri-
lités. Le 2, c’est l’indétermination. À l’1, la pensée et l’expression
vont de pair et s’identifient. Au 2 il le faut encore et pourtant il y a
disparité. L’1 (la solitude sainte) et le plusieurs (images et mouve-
ments de la vie. L’objectivité dansante du moi. Nous conservons aux
choses leur passivité, mais elles jouent tous les personnages de ma vie
spirituelle), — (mes amis). — Est-ce que je parle par énigmes ? Je
plains le jour où pour moi aussi ce serait là une énigme.
(Le 3, l’enfant donne un sens de race et humain à l’union —
l’indétermination du sentiment — du 2 —
la volupté est une subjectivité divine qui se réalise dans la chair et
s’indétermine.)
*
Donnée-Acte
Il y a toujours une opposition vive à l’égard d’autrui, une hostilité
et un mépris qui viennent de ce que l’objectivité d’un être nous pré-
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 94

sente aussitôt son caractère fini. Notre nature au contraire (prise inté-
rieurement) témoigne de la réalité sans bornes, absolue et parfaite à
laquelle tout être participe. Et nous sentons nos limites quand nous
nous considérons comme des choses, au contraire nous donnons aux
autres hommes notre sympathie confiante et le meilleur de notre vie
aussitôt que [134] notre vue va jusqu’à ce qu’il y a en eux de plus in-
térieur. Mais il y a des hommes qui n’ont pas le goût de l’intériorité et
chez qui la communion humaine ne trouve pas à se prendre. Et ce sont
les mêmes qui, quand ils admirent un autre, ne voient pas Dieu en lui,
mais une grande chose.
*
Il y a une sympathie délicate, mais qui demande et offre peu, et la
réserve qui l’accompagne témoigne d’une crainte de se convertir en
hostilité découverte.
*
Pour oser beaucoup, il faut pouvoir beaucoup.
*
Des devoirs qui dégoûtent, guerre, politique.
*
Contre les retours en arrière, la réflexion, tout ce qui arrête les
premiers mouvements, la spontanéité et la simplicité de l’élan naturel
de la pensée. Fécondité et simplicité. Ne pas s’embarrasser dans des
difficultés qui viennent toujours du dehors, de l’apparence, de
l’extérieur, du social, du verbal.
[135]
*
Il n’a rien été donné de plus à l’homme qu’une âme comme à
l’animal. Mais il est toujours possible à l’homme de s’élever à la vie
de l’esprit par une grâce.
*
Nous avons une certaine volupté à voir les mécomptes d’autrui.
C’est la rançon de notre individualité. Mais il ne faut pas s’attarder
dans la méchanceté, ajouter à la méchanceté de la nature celle de la
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 95

volonté. La vie divine nous porte à l’universel et lave toutes les souil-
lures du corps.
*
Le danger du sérieux de la pensée, c’est qu’on finit par s’apprendre
soi-même, par s’enfermer dans des formules dogmatiques et une cer-
taine solennité d’attitude et de paroles, où l’on garde en soi une aveu-
gle confiance malgré l’absence de la pensée ; le danger, c’est de deve-
nir un vieux c...
*
La plupart des hommes voient bien plusieurs aspects de la vérité,
mais leur conduite n’a pas de fixité parce qu’ils ne savent pas les or-
donner et les hiérarchiser.
[136]
*
Ne pas s’élever au-dessus des sens, c’est subir dans toute sa vie le
poids de la nécessité. La vie spirituelle nous en délivre, non pas en la
brisant, mais parce qu’en l’éclairant elle fait que notre volonté vient la
rejoindre. Légèreté sans entraves de la vie spirituelle.
*
La nature est une grande puissance qui n’a pas d’entrailles, qui
froisse et qui brise les existences individuelles. Mais l’homme n’est
pas seulement une partie de la nature, il n’en est pas seulement
l’esclave ; il la domine parce qu’il participe au principe qui l’anime.
La nature exprime seulement notre passivité et nos limites. Et sa gran-
deur même manifeste notre faiblesse. [On ne divinise la nature que par
un fétichisme matériel.]
*
Le pessimisme et la mort libératrice, voilà bien de l’attachement
pour les sens.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 96

[137]

EN CAPTIVITÉ

VARIA IV

Retour à la table des matières

L’amour est un désir qui n’est pas rempli, un équilibre qui n’est
pas trouvé, notre jeunesse gonflée qui n’est pas éclose.
*
Ils sont heureux ceux qui se sont trouvés eux-mêmes et tous les
deux après l’âge de l’amour, ceux que l’amour a épargnés. Une jeu-
nesse claire et virile les gardera toute leur vie.
Ceux que l’amour a touchés resteront jusqu’à la mort de tendres
enfants qui balbutient. Et si l’amour les quitte, ils ne se relèveront
plus ; la vie ne peut plus leur offrir que le vide, l’ennui ou le déses-
poir.
Je ne parle que de l’amour véritable, de celui qui est saint, de celui
de l’homme jeune. Car l’amour peut devenir aussi la grande affaire de
l’adulte. Mais c’est la vie qui perd son axe, l’intelligence devient
l’esclave du désir et le désir monte aussitôt au paroxysme ; il nous ôte
la lumière, la dignité, la grandeur, la conscience, la liberté.
[138]
Le véritable amour commence avec la tendresse et s’y résout, il la
hausse jusqu’à la personnifier. La passion sèche les sources de la ten-
dresse ; elle ne connaît que l’enfer de la crise et le néant de l’abandon.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 97

Quand on lit, il faut s’abandonner à l’auteur et à sa matière et ne


pas se retenir pour juger. L’auteur ne doit pas nous rester extérieur ;
nous ne sommes pas au spectacle ; je veux penser et vivre et non pas
classer. Les écrivains ne sont pas des artisans ni leurs idées des échan-
tillons.
Mais en lisant j’ouvre aussi mon individualité misérable aux sour-
ces de l’universelle pensée. Et la grâce de cet homme peut être pour
moi aussi une grâce.
*
Toute la beauté des choses consiste dans leur idée ; en les réalisant
on les limite et on les corrompt.
*
Dans les choses temporelles, il faut avoir une certaine vitesse de
pensée. Il y a des pensées languissantes et mortes. Aller vite est un
signe de vivacité et de vie. Et il vaut mieux passer que s’attarder. Les
esprits superficiels effleurent, mais ils ne vont pas vite. Que l’on en
connaît de languissants !
Et cette vitesse (comme la vitesse matérielle) veut faire tenir dans
un moment du devenir son infinité. Elle veut que la vie soit une image
de l’éternité.
[139]
Mais la vitesse matérielle est à l’écorce de la vie. [Ici encore il ne
faut pas traîner, surtout quand on va quelque part. Mais il vaut mieux
se promener et n’aller nulle part.]
Nous nous dispensons de penser en allant vite. Nous nous grisons.
Il y a encore une griserie dans la suite pressée des images, dans les
jeux de la dialectique.
L’éternelle pensée n’a pas besoin de renouvellement. Elle tire toute
nouveauté de son propre jeu. Elle est jeune, sereine, identique à elle-
même, abondante, tranquille, féconde et sans objet.
*
Il n’y a pas de passion (ambition et amour — en existe-t-il
d’autres ?) qui ne soit la base d’un devoir, si on l’épure, si on la pous-
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 98

se jusqu’à l’extrême. (Il ne s’agit pas de la modérer, mais de la porter


à l’absolu.)
*
Il ne s’agit pas de nier la force des habitudes, de l’éducation, du
milieu, de la beauté extérieure. Il faut distinguer l’ombre de la vérité
et le voile de ce qu’il recouvre. Il faut distinguer dans la nature un
principe actif et éternel des modifications passives, essentielles à
l’ordre du monde, mais qui risquent d’abolir notre vie personnelle.
Il n’y a pas le vrai et le faux. Mais la figure est fausse si on la
prend pour la vérité.
[140]
*
La gravité du paysan. Ironie et légèreté ne commencent qu’à la vil-
le. L’entre-deux des petites villes.
*
Goût de l’antiquité, goût de l’extériorité.
*
Que les descripteurs sont ennuyeux qui ne jugent point !
*
Celui-là se considère toujours comme l’objet d’une faveur particu-
lière de la providence qui regarde tous les événements qui lui arrivent
comme étant les meilleurs qu’il aurait pu souhaiter. Il s’adapte à la
réalité, il la consacre en s’y consacrant. Et le possible devient vague,
incertain, dépourvu de chair et de vie, sans effets sur le dedans. Il gar-
de un lien lâche avec le désir, il n’est pas incorporé à nous comme une
condition de notre progrès. Ainsi la valeur de ce qui nous arrive vient
de nous autant que de Dieu, ou de Dieu seulement, mais par nous. Et
ce qui le prouve, c’est que notre jugement porte sur le bien qui s’est
réalisé, et que nous n’aurions peut-être pas choisi avant qu’il se réali-
sât.
[141]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 99

Psycho Onto — La psychologie, plus profonde parce qu’elle nous


met en contact avec des actes, et par suite avec l’acte universel qui
fonde l’existence des êtres. [Mais on renverse les rapports en voulant
que la psychologie étudie des faits. Et alors oui, elle tombe dans la
physiologie. La science psychologique, c’est la physiologie. Mais il y
a une psychologie pure de l’universel, qui est la véritable ontologie.]
*
La vérité n’apparaît que dans les rapports parce que ce sont des ac-
tes et qu’ils réalisent une adéquation parfaite du sujet et de l’objet.
*
L’harmonie préétablie supposerait que l’esprit et la matière sont
tous les deux des objets [comme dans le fatalisme].
*
Éducation : ne jamais parler aux enfants de l’avenir. On leur rap-
pelle parfois le passé ; mais c’est une tristesse et une sujétion, la mar-
que de l’infériorité et de l’esclavage.
[142]
*
Principe de la classification des valeurs. Les valeurs ne sont pas
des données. Elles ne sont pas comparées par le jugement. Elles sont
créées par lui, par la faculté de préférer [et ce sont les seules créations
véritables]. Et ce qui a le plus de valeur, c’est ce qui se rapproche le
plus de l’activité pure, ce qui tend à s’y confondre. Quelle que soit la
valeur absolue et unique de tous les objets pris en eux-mêmes, ils af-
fectent un caractère matériel pour l’être intelligent, ils deviennent pour
lui un élément d’esclavage et d’affaissement dans la mesure où ils
l’arrachent à son essence et tendent à faire de lui une chose inerte et
fragile.
*
Comment peut-on accuser la vie spirituelle de pauvreté et de stéri-
lité, puisqu’elle renferme le principe intérieur, vivant et surabondant
de tout ce qui est créé ?
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 100

Le désir est mauvais parce qu’il est une préoccupation et ainsi il al-
tère le jugement. Il faut être pleinement désintéressé pour garder la
clarté et l’acuité de l’intelligence. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut
pas goûter le plaisir quand il s’offre, mais il faut que ce plaisir soit
donné avec le désir au lieu d’être convoité depuis longtemps ou d’être
le terme d’un effort. Il faut que ce soit un plaisir sans désir ou que le
désir naisse et [143] soit satisfait dans le même temps, qu’il aiguise le
plaisir et le renouvelle, comme le plaisir le nourrit et le comble.
*
La nuit obscure des sens et de l’esprit de Jean de la Croix (purifica-
tion), c’est le Rêve sensible. Il faut que l’univers m’apparaisse
d’abord comme un rêve (et cela est plus vrai et plus humain que le
doute cartésien). Lorsqu’on sera remonté jusqu’aux principes, on
pourra redonner à ces images la réalité qui leur appartient.
*
Quand on fait une chose avec effort, on a moins de mérite parce
qu’il n’y a pas dans l’âme cette inclination essentielle de toutes ses
puissances vers le Bien. Il y a division, partage, abstraction. L’effort
est pénible et appartient à la matière.
*
Ce qu’il y a d’impie dans l’idée qu’après l’épreuve doit venir le re-
pos.
*
Les choses spirituelles sont exposées à être niées et contestées dès
qu’on les confond avec leurs images matérielles, — ou qu’on les
alourdit par elles. La vie spirituelle paraît souvent vide et sans objet
parce qu’on s’est détaché des choses matérielles au lieu de les illumi-
ner par elle. Se défier de l’esprit pur, dans notre [144] condition hu-
maine. Agir la matière (et la penser) au lieu de la subir.
*
Trois degrés : la volupté pour elle-même (jouissance et art), la vo-
lupté image de la Lumière et pénétrée par la lumière, la volupté étein-
te (joie spirituelle).
Nulle part, il n’y a conflit entre la volupté et l’esprit.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 101

*
Étudier le rapport de l’amitié et de l’Écriture. Par l’Écriture la véri-
té se fixe et par l’amitié elle se réalise. Dans l’amitié il y a le Verbe et
une communication plus subtile que le Verbe.
*
D’être avec les hommes, et même avec un, n’est-ce pas cesser
d’être avec Dieu ? Il y a aussi un goût de solitude chez les égoïstes
intellectuels, chez ceux qui s’attachent à leur pensée comme on
s’attache à un objet matériel.
*
Si la vérité est extérieure à l’individu, il faut une grande autorité
spirituelle, et l’Académie ne remplace pas l’Église.
[145]
*
Les plus grandes puissances sont spirituelles. Mais l’activité de
l’esprit s’alourdit si ces puissances sont la fin que nous poursuivons.
*
Une chose ne se distingue de son explication que quand elle est
non spirituelle. Dans le monde de l’esprit, il y a identité entre voir ou
vivre ou revivre, et comprendre ou expliquer.
*
Amour et amitié montrent comment tout homme, bien qu’il consi-
dère le monde comme un spectacle et les êtres comme des choses, y
distingue cependant une ou deux créatures privilégiées par lesquelles
il renonce l’égoïsme et la chair et fait l’expérience de l’identité spiri-
tuelle, de l’absence de frontières dans le monde des actes.
*
Individuation : les frontières viennent de la matière, mais
l’individualité est toute positive et vient de l’esprit (unité, moi).
*
Profondeur. — Quelle que soit la douceur du fruit, il y a toujours
de l’amertume dans le noyau.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 102

[146]
*
Il arrive presque toujours qu’un ouvrage vaut mieux que son au-
teur, et c’est un bien bon signe quand il vaut moins.
*
Dans toute œuvre d’art, la matière doit être stylisée — (décoration)
— ne pas jouer la vie. — Art habile et joli. La réalité doit être spiri-
tuelle, non spiritualisée (ce qui indiquerait une objectivation absurde).
*
Il y a toujours quelque chose d’artificiel, de tendu et de faux dans
la réponse à la question : qu’est-ce qu’on doit faire ? Mais quand on
connaît directement par intuition la nature des choses, ou des êtres,
l’usage à en faire, la conduite à tenir à leur égard dans tel cas détermi-
né apparaît aussitôt en dehors de toute règle.
*
Combattre les philosophies du renoncement, puisqu’il faut aussi
que toute notre vie corporelle soit remplie. Agir conformément à la
nature, cela ne peut être réalisé que par des moyens matériels en
s’appuyant d’abord sur l’instinct, ensuite avec plus de méfiance sur
une technique élaborée par l’entendement.
— La subordination ou beaucoup mieux l’égalité (puisque tout res-
te ce qu’il est, à son degré) qui indique qu’il n’y a rien d’inférieur ni
qui ne doive être rempli.
[147]
*
Se poser une question en termes intelligibles, c’est déjà l’avoir ré-
solue.
*
Il y a une façon si fruste de saisir la vérité que c’est comme si elle
perdait la pointe qui la fait être. Car elle est un acte, — individuel et
sans recommencement, mais éternel, — elle n’est pas une chose morte
et qui varie, commune à tous les yeux et qu’on ne saisit que par à-peu-
près.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 103

*
Idée centrale. — Faire descendre l’éternité dans le temps, nous en
donner dans le présent la conscience et le goût.
*
L’intuition n’est pas un échec de la raison, elle montre que nous
baignons dans la vérité. C’est la raison qui est le bâton de notre aveu-
glement.
*
La difficulté que l’on rencontre à réaliser l’infini de l’espace, du
temps ou du nombre provient de ce qu’on veut considérer le donné
comme un être premier, comme l’absolu. Il est dérivé ; il n’a de sens
que pour un être borné qui se représente le tout et ne peut l’embrasser.
[148] [Le tout, s’il était fini, pourrait toujours, quelle que fût son am-
pleur, être embrassé par l’imagination ou par la pensée. Car tous les
finis sont commensurables.]
*
Il y a l’argument a posteriori que le fini pose l’infini, mais qui n’est
que la contrepartie d’un argument a priori plus fort que l’absolu ne
peut être posé sans le relatif, que l’infini ne serait pas l’infini s’il
n’appelait pas à l’existence le fini, que tout dérive d’un acte premier
qui se réalise par la distinction pure.
*
Rien ne paraît plus ambitieux que d’accorder une valeur à la seule
intelligence. Et pourtant, l’intelligence n’est que la simplicité et la
clarté du regard tendu vers la vérité. Mais on la confond souvent avec
la force, la subtilité, l’abondance de l’imagination, — avec le détail et
l’exactitude des connaissances positives, avec l’ingéniosité et l’ordre.
L’intelligence est l’intuition de l’évidence (non affective), c’est chez
les simples qu’elle a le plus de perfection.
*
Ceux qui entrent en contact avec l’esprit s’élèvent si haut au-
dessus de la terre qu’ils n’attribuent de valeur qu’au surnaturel. Mais
c’est qu’ils retrouvent tout de suite les attaches de la terre. L’esprit,
c’est le principe même de l’ordre naturel. Et celui-ci doit être accepté
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 104

[149] et non réformé, dominé ou anéanti par une incantation mysté-


rieuse.
*
Il ne peut pas y avoir d’autre punition pour une faute que d’être
éclairé sur elle.
*
Bien que l’indifférence devant la mort ou la joie de mourir soit
l’acte propre d’une âme spirituelle, l’attachement à la vie matérielle
est encore un effet et une image de la pureté de l’esprit.
*
On ne comprend rien que du premier coup, et jamais quand on y
revient.
*
Société et individu. — Le culte de la cité chez les Grecs a le carac-
tère d’une religion collective et patriotique. Chez les modernes la so-
lidarité et l’idée de l’organisation sociale ont en vue la matière de
l’individu plutôt que la force du tout. L’individualisme intérieur, tel
qu’on le rencontre dans le christianisme, va jusqu’à l’universel ; il
abolit la patrie et la solidarité sociale ; non seulement il les dépasse,
mais il supprime les forces rivales dont elles assurent la bienfaisance
dans un champ d’action visible et limité.
[150]
*
On ne peut s’admirer soi-même que dans les moments de détresse
et d’abandon, où l’on se souvient de ce que l’on a fait, sans être capa-
ble de s’y tenir. C’est une œuvre de mémoire et de vanité, et quelle
honte dans cette admiration même pour celui qui garde quelque cons-
cience active de soi-même.
*
Il y a danger à trop bien se connaître soi-même, car on s’affermit
par complaisance jusque dans ses défauts.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 105

La vraie déduction consiste bien dans une substitution d’identités,


mais d’identités que l’on ne connaissait pas d’abord et que l’on dé-
couvre de proche en proche.
*
Mont., III, 5 : « Les sciences traitent les choses trop finement,
d’une mode artificielle et différente à la commune et naturelle... Je ne
reconnais pas chez Aristote la plupart de mes mouvements ordinaires
et on les a recouverts d’une autre robe, pour les besoins de l’école.
Dieu leur doit bien faire. Si j’étais du métier, je naturaliserais l’art
autant comme ils artialisent la nature. »
[151]
*
C’est la première des choses d’aimer la vie pour la vie et non pour
les biens qu’elle apporte (l’essence et non l’accident, l’éternel, non le
temporel, le corps, non le vêtement).
*
L’individualité des parties est l’image de la perfection du tout.
*
Dire que tout est bien, ce n’est pas dire que tout événement doit
produire le bonheur de chacun de nous.
Le bien ne coïncide sans doute pas avec le bonheur, ni avec
l’accroissement de la vie, ni avec l’utilité générale. Car le bien n’est ni
sensible ni matériel. Il est la connaissance sans intérêt ; et celle-ci se
confond avec l’amour parce qu’elle se confond avec notre être même
et exclut l’opposition du désir et du savoir (vraie seulement d’un sa-
voir abstrait et extérieur).
*
S’il faut écrire, c’est pour garder quelques étincelles sous la cendre
de l’écriture. Et tandis qu’elles se seraient tout de suite éteintes et per-
dues, voilà qu’on peut les ranimer dans les temps d’indifférence et
d’abandon. Il faut que l’écriture éternise dans le devenir notre contact
momentané avec l’éternel.
[152]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 106

[L’écriture ne change rien à l’action, mais à la connaissance (mê-


me intuitive, qu’elle ravive ; pour la discursive, elle est comme la
mémoire, bien qu’elle en dispense).]
*
Lettre 25 de Pascal (à Domat) où se trouve admirablement expli-
quée l’opposition entre l’égoïsme qui s’irrite des obstacles et l’esprit
de Dieu qui les bénit comme venant aussi de Dieu.
*
Il y a une sorte de vérité qui vient de la paresse à feindre et qui est
le meilleur éloge de la paresse.
*
Que l’on se sente peu incliné à enseigner, cela ne provient pas tou-
jours de la défiance de soi, mais quelquefois d’une estime de soi qui
comporte une discipline personnelle et exclut un canon universel. [Ce
n’est pas faute de sincérité, mais acuité dans la sincérité.]
*
Il n’y a pas de vice qui, pris par quelque biais, et par celui de la
sincérité, ne soit, s’il équilibre notre âme, l’équivalent d’une vertu.
[153]
*
Se faire une règle de confier le soir ce qu’on a trouvé le jour à
l’ami le plus sûr et le plus constant, et d’en faire l’épreuve.
*
Les vrais biens s’accroissent d’être répandus.
Celui qui écrit fait entrer sa pensée dans la matière, et plus préci-
sément que celui qui parle. Il la réalise.
Mais la pensée est toujours nouvelle.
Et l’écrivain est comme l’avare. [Il ne conserve aussi que la matiè-
re de sa pensée.]
*
Il ne peut pas suffire de voir Dieu, il faut encore l’entendre, le goû-
ter, le sentir et le toucher, et dire qu’il faut s’unir à lui d’une union
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 107

interne, c’est dire que les sens internes doivent aller jusqu’à la vérité
et s’universaliser.
*
Les principes de la contrainte (même morale) doivent être cherchés
dans tout ce qui marque notre caractère fini, dans la société pour les
actions apparentes, dans le temps pour tous les états intérieurs.
[154]
*
Théorie de l’individu. — Il affirme par la mémoire son indépen-
dance subjective et dans le présent son caractère à la fois matériel (in-
tellect exercé) et spirituel (intelligence en exercice, perception pen-
sée).
*
On ne peut aimer Dieu invisible qu’en aimant le prochain que l’on
voit (Saint Jean, Épître I, 4, 20).
*
Si la vie est tournée vers les préoccupations matérielles, la guerre
et le crime y trouvent place. [Le crime peut aussi faire partie d’une
certaine technique matérielle.] Et pour celui qui vit spirituellement, le
crime n’est pas défendu parce qu’il faut respecter la vie humaine, mais
le crime est hors du champ de l’action parce qu’on est sans ressenti-
ment et sans cupidité.
La volonté de puissance atteste surtout notre faiblesse organique.
[Maladresse et insuffisance.] Il y a une indifférence à l’égard de la
matière qui est encore de l’attachement ; il faut utiliser la matière
comme il convient ; c’est alors seulement qu’on peut lui donner toute
sa valeur ; mais notre vie, lui demeurant infiniment supérieure, n’en
subit pas la marque ; et l’on ne peut que rire de s’en voir séparé. La
servitude à l’égard de la matière est aussi une servitude à l’égard de la
mort et du passé.
[155]
[Utilisation aisée et légère de la matière. Perfection de l’objet et de
l’action matérielle.]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 108

Il y a dans la génération spirituelle quelque chose qui la fait res-


sembler à la génération naturelle. L’homme n’est ici que l’occasion, et
l’être qu’il engendre est hors de lui, antérieur à lui, indépendant de
lui : il ne le connaît pas ; il vit après lui comme un être nouveau. Là
aussi l’individu appelle de ses vœux la vie de l’esprit ; et lorsqu’elle
apparaît, c’est en lui un être nouveau qui naît, supérieur à l’ancien,
indépendant de lui. (La nature est divine bien que l’acte de génération
soit humain.) Il est le fils de l’Homme et le fils de Dieu. C’est une
grâce. Le devoir n’est pas la réforme, mais l’engendrement. Là est
aussi le mystère.
*
En attribuant la force aux données, nous leur attribuons du même
coup l’indépendance.
Il faut qu’entre notre nature et la force des choses il y ait un certain
rapport pour que le moi puisse agir sur celles-ci.
Un corps ne peut pas modifier sa situation dans le temps. Il ne mo-
difie pas davantage sa situation dans l’espace pur. Mais le temps per-
met de considérer dans des rapports différents la place occupée par les
choses.
La force donne à la matière sa stabilité : elle y suffit sans la cons-
cience. C’est par la force aussi que nous sommes des choses.
[156]
*
La timidité (crainte du social) n’existe (surtout chez les enfants)
que dans des esprits individualisés. Il y a aussi une individualisation
de la chair qui est la hardiesse.
*
Les moines renoncent à la famille, qui est sociale, mais non point à
la chair. Ils en jouissaient autrefois avec une abondance tranquille et
rieuse. Aujourd’hui, il ne paraît pas en être ainsi et la vie monastique
n’est plus le choix des hautes intelligences naturalistes mais des âmes
tourmentées. De là une tranquillité de la chair qui est un manque, ou
un démon de la chair qui est le tourment naturel des âmes troublées.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 109

Solitude et vie conventuelle. Ce n’est pas renoncer à la vie sociale


que d’entrer dans une société simplifiée, rigide, géométrique. Le seul
renoncement des moines, c’est à la famille.
En ce qui concerne la chair, il est plus aisé de n’y pas goûter que
d’y renoncer quand on y a goûté. Et ceci prouve que le désir est moins
puissant que l’imagination.
*
Il y a deux conceptions de la musique ; elle est la volupté pour les
races méridionales et l’expression (du sentiment) pour les autres. Ne
dénigrons pas trop la [157] volupté, quand il s’agit de musique ! La
volupté se tient aux frontières du sentiment, mais elle est beaucoup
plus pure.
*
Il y a une forme de réflexion qui jouit seulement d’elle-même et
qui est une sorte de rêve conscient. On la trouve chez les Allemands.
On jouit aussi de la réflexion à la manière de l’homme de sport quand
il agit et de l’artisan. Il y a sans doute une autre voie, c’est que la ré-
flexion soit assez grave et assez forte pour se confondre avec la vie
dans ce qu’elle a de plus profond et de plus pur.
*
Je suis également opposé aux actes des révolutionnaires et aux
idées des conservateurs.
*
Pour rester pur, il faut avoir la littérature en haine et l’admiration
en horreur.
*
Ne pas juger, ne pas penser à être jugé. C’est la première condition
pour agir. Et encore faut-il aller assez vite en restant de loisir, du train
même de la vie et ne pas doubler son action (l’action intellectuelle non
plus) des faux reflets de la réflexion.
[158]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 110

Méfiez-vous quand on vous parle de profondeur : ce sont les mots


et parfois le trouble du sentiment qui veulent prendre la place du réel
qu’on n’a pas atteint.
*
L’ennui et l’artifice, — qui lui porte remède, — proviennent pres-
que toujours d’un certain défaut de vitesse de la vie et de la pensée.
[Artifice : raisonnement, arts, effort, spectacles, curiosité, divertisse-
ment, conversations puériles, discussion.]
*
Je suis fidèle à l’Esprit-Saint, mon cœur ne saigne point pour que
je croie au Fils, mon âme ne transit pas d’admiration, de reconnais-
sance et de crainte pour que je croie au Père. Dans la lumière de
l’Esprit je trouve la connaissance et la vie. Mais je sais que le Père et
le Fils existent, que d’autres hommes et certaines parties de ma nature
les adorent ; cependant je vois bien comment l’Esprit-Saint les com-
prend en lui ; d’autres croient peut-être l’inverse : mais cela, je ne me
le représente pas.
*
Ne rabaissons pas trop le goût de la forme : c’est aussi par un côté
le goût de la réalité et de l’acte qui la saisit.
[159]
*
Le feu dévore, le feu est immatériel, le feu monte vers le ciel, le
feu éclaire et brûle, il anéantit et sauve des corruptions charnelles, il
purifie. Et il fallait qu’il fût d’abord le Dieu ou le médiateur, le moyen
du sacrifice, de l’holocauste.
Le feu est toujours jeune ; il naît et il meurt, mais pour renaître, il
ne vieillit pas.
De la matière il fait une cendre blanche et légère ; il dissipe la ma-
tière dans le milieu aérien.
*
Par le retour des jours, des nuits, la périodicité des actions maté-
rielles, la vie terrestre elle-même témoigne de ses attaches avec
l’éternité.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 111

*
Il faut que les forts exercent leur force, et c’est la justice ; mais il
faut sauver des forts l’existence des faibles et toute la sphère de leur
développement. Ce n’est pas les égaler aux forts. Si c’est une loi
cruelle de la matière que le fort ruine le faible, la loi de la grâce est
que toutes les formes d’existence soient sauvées et bénies. Et s’il y a
un renoncement dans cette pitié à l’égard du faible, que l’esprit renon-
ce la matière pour ne pas se renoncer lui-même. La nature dévoratrice,
c’est celle qui ne reçoit de loi que d’elle-même, qui se prend pour un
absolu, qui ne s’élève pas jusqu’à la [160] liberté éclairée et consentie,
jusqu’à la bonté subjective de l’esprit.
*
Dans la volupté il n’y a pas de différence entre la honte et la per-
versité.
*
L’amour représente l’absolu de l’à-deux. On le corrompt égale-
ment par la honte de l’intimité et par la vanité de la société.
*
Le Feu et l’Eau sont mâle et femelle ; et la plus belle image de
l’union des sexes est celle de l’éclair et de la nuée. C’est l’éclair qui
féconde, c’est la nuée qui est féconde.
*
Celui qui crée laisse derrière lui sa création comme une œuvre
qu’il ne comprend plus.
*
Il est dans l’ordre que les hommes ouvrent leurs yeux sensibles à la
lumière matérielle avant d’ouvrir leurs yeux intérieurs à la lumière
spirituelle. Mais le soleil est l’image de l’esprit, un chemin et un sym-
bole, des objets visibles on va aux invisibles, des réalités périssables
aux réalités éternelles. Éviter avec soin [161] d’initier trop tôt l’enfant
à la vie de l’esprit : instincts — curiosité extérieure — sentiments —
intellect, tel est l’ordre dans la hiérarchie et dans le temps. Il faut le
respecter dans l’éducation.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 112

Il faut apprendre à connaître les hommes par eux-mêmes au lieu


d’attendre le témoignage de leurs actes ou d’autrui. Mais celui qui vit
d’une vie matérielle ne s’intéresse qu’à la capacité d’agir des autres
hommes et il prend ainsi l’expression pour le fond. Mais la plus gran-
de activité n’accomplit pas toujours d’actes visibles bien que sa seule
présence soit une réforme de soi, des autres et de l’univers même. Car
il faut que toute action soit accomplie nécessairement et par liberté et
non par effort et par volonté.
*
La vie n’a pas de but : c’est ce qui en fait la grandeur et la sécurité.
Autrement on s’agite comme un artisan, on se tourmente comme un
désespéré, on renonce à vivre comme un sceptique.
*
Jean III, 17-18 : « Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde
pour juger le monde, mais afin que le monde soit sauvé par lui. Celui
qui croit en lui n’est pas jugé, mais celui qui ne croit point est déjà
jugé parce qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu. »
[162]
*
L’hérésie comme œuvre humaine. L’hérétique aperçoit un aspect
de la vérité, un principe ; il l’élève à l’absolu et à la totalité et nie tous
les autres. Elle est justement condamnée parce que le contraire que nie
l’hérétique est vrai aussi. Sa condamnation atteint l’orgueil. Elle est
prononcée au nom de l’infinité.
Exemple : il est vrai que c’est la foi qui sauve et qu’elle dispense
des œuvres parce qu’en vérité elle entraîne les œuvres, mais il est vrai
aussi que ce sont les œuvres qui sauvent parce que la foi peut être une
adhésion qui n’aille pas jusqu’à la vie et que les œuvres sont le témoi-
gnage simple et naïf de la foi.
*
L’idée du salut. La foi nous sauve parce qu’elle nous libère de la
servitude et de la mort de la matière et nous élève jusqu’à la vie par un
consentement qui est comme une création de nous-mêmes.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 113

Qu’il faille des miracles pour croire, cela prouve sans doute que
nous sommes encore singulièrement attachés à la vie matérielle.
[163]
*
Notre pensée est faible et languissante parce qu’à la première lueur
qui s’éclaire, elle se regarde elle-même pour s’étonner et s’admirer.
La source est aussitôt tarie.
*
L’être est formé par le cerveau et le sexe. Tout le reste n’est que
moyen. Du cerveau dépendent l’individualité, l’intelligence, la com-
munion avec l’universel ; c’est l’intuition du moi qui nous rejoint à
l’esprit. On peut rabaisser l’intelligence en s’en servant comme d’un
moyen. Du sexe dépendent le sentiment, les liens familiaux et collec-
tifs (il faut fonder la société sur la famille). On intervertit les vérita-
bles rapports quand on veut socialiser l’intelligence et individualiser
la sexualité (il y a une erreur de ce genre dans les raffinements de la
volupté).
*
Désindividualisation de la douleur à laquelle on n’assiste plus que
comme spectateur. [C’est toujours l’individu qui souffre. Mais on as-
siste à la vie et aux souffrances de l’individu.]
*
Pour avoir une opinion même dans les choses de la plus mince im-
portance, il faut la déduire du principe suprême de toute spiritualité.
[164]
*
La famille est la base solide sur laquelle la société repose. C’est
une union matérielle comme la société. Heureux celui qui y fait habi-
ter l’amitié et la volupté des sexes, par les enfants l’amitié de la jeu-
nesse. Heureux qui en chasse l’amour et la dignité grave du devoir.
Les sentiments de paternité sont ceux d’un animal joueur ou d’un
propriétaire vaniteux. Heureux les pères qui voient dans leurs enfants
croître la vie qu’ils ont vécue sans y chercher autre chose que le par-
fum de la vie naissante et la grâce d’une jeune amitié.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 114

*
Bien que l’amour soit une sorte de représentation de l’infini, il faut
craindre d’apporter dans l’amour des femmes comme dans l’amour de
Dieu une sorte de prise égoïste, de la violence, une possession où le
moi s’abîme, par l’excès de son élan. Et l’union intellectuelle reste
toujours le dernier terme d’un amour purifié, maître de la matière, li-
béré de l’égoïsme, supérieur aux émotions qu’il comprend en lui pour
les dépasser.
*
Si la vérité est la vie, notre perfectionnement consiste dans un ac-
croissement de lumière. Mais est-ce bien notre individu que nous de-
vons perfectionner ? Suffit-il de prétendre aux raffinements et aux dé-
licatesses du sentiment et de la volupté ? Il y a bien plutôt dans l’être
[165] qui s’élève une sorte d’agrandissement par la renonciation de
son moi. Il faut que rien n’en persiste que ce premier commencement
et cette fine pointe par où nous agissons, sans que nos états mêmes qui
sont la chair du moi deviennent pour lui un objet d’attachement. Ainsi
nous nous élevons au-dessus de nous-même jusqu’au principe de toute
spiritualité. Mieux que par la volonté et par le libre arbitre, la chair et
la matière sont alors en notre pouvoir ; et ce n’est pas que nous com-
posions notre action avec elles ; nous les libérons, nous leur donnons
une grâce légère, parce que l’esprit qui les surpasse dote l’activité
même qui s’exerce en elles d’une aisance souveraine et indifférente.
*
La Justice est un redressement matériel de l’univers conforme à
l’idée d’un équilibre des égoïsmes.
Il y a dans la justice de la prudence et de la crainte.
Il y a aussi une idée géométrique de l’égalité humaine.
Il y a surtout une borne négative fixée à l’envahissement matériel
des plus forts.
C’est la vertu sociale et matérielle par excellence.
On l’oppose souvent à la force pour mettre ensuite la force à son
service, celle du tout, celle du groupe ou celle d’un homme plus fort et
désintéressé.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 115

C’est peut-être en effet le rôle d’une certaine force de soutenir la


justice, et la justice sans la force est irréelle et dépourvue d’efficacité.
Mais vouloir que la force ou la matière coïncide (même après la
vie) avec la vertu, c’est être attaché à la matière, c’est la considérer
comme la vraie réalité, [166] c’est faire de l’esprit un moyen et un
instrument de réforme, non un principe et une fin.
*
Les principes de la science « sont palpables, mais éloignés de
l’usage commun ». Pascal. C’est la pensée qui s’assujettit à la matiè-
re ; pour cela elle devient abstraite et fixée. Mais quelle que soit son
utilité pour la pratique, elle n’est capable de satisfaire ni notre vie spi-
rituelle qui se nourrit d’actes purs, ni notre sens humain de la réalité
qui ne peut être comblé que dans le sensible.
*
La délicatesse complexe des intuitions est la forme originaire et le
principe de la variété des conséquences logiques que l’on développe
dans le temps.
*
(Pascal) L’ampleur de l’esprit est de saisir beaucoup de principes
et sa force de pousser chacun d’eux jusqu’au fond, et jusqu’aux appli-
cations les plus éloignées.
*
Nous suspendons l’amitié et la haine à de très petites différences
individuelles, à des convenances de tempérament, alors que les hom-
mes sont si près les uns des autres et que l’écart est entre Dieu et
l’homme, non entre les hommes.
[167]
*
J’ai un mépris assez vif à l’égard de toutes les formes du raison-
nement. Il s’agit seulement de mettre de l’ordre entre les intuitions. Il
faut que cet ordre ne soit pas abstrait ni conforme seulement à
l’exposition. Il faut qu’il corresponde à une genèse vivante et éducati-
ve. [La pensée se développe dans le temps parce que la vie se déve-
loppe aussi dans le temps.]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 116

*
Quand on abandonne la philosophie pour la vie, c’est qu’on est de-
venu véritablement philosophe.
*
Il ne faut jamais partir d’une thèse pour l’établir, mais des princi-
pes pour la faire naître. [Les arguments restent extérieurs.]
(De là vient que la géométrie fait un effet artificiel et somme toute
est une science de mémoire malgré le rôle de l’entendement dans le
corps de chaque démonstration.)
*
Il faudrait toujours garder la nudité du corps et de la pensée, s’il
n’y avait autour de nous que des regards purs.
Mais puisque la pensée est la nudité même de la vie, c’est la parole
qui lui servira de vêtement.
[168]
Devant les regards purs ou dans la communication intime de
l’amitié, il faut laisser tous les vêtements.
*
Le grand défaut de l’écrivain est de rester pendant qu’il écrit dans
un état de supériorité momentanée par rapport à l’homme quand il vit.
*
Ne jamais se laisser guider par l’idée d’une réforme d’ordre politi-
que à accomplir, mais par l’idée d’un principe moral à mettre en pra-
tique dès l’heure présente.
*
Il y en a qui paraissent tenir à leur vie intérieure et qui ne tiennent
qu’à leur corps ; sans parler du sentiment, de la volupté, des complai-
sances de l’intimité, ce n’est pas par l’esprit qu’il faut vivre, mais par
la fine pointe de l’esprit.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 117

La peur naît de ce que l’attitude de notre vie garde encore de pro-


visoire et d’expectant. Tendez-la jusqu’à l’éternel présent, la peur
s’évanouit.
*
La peur est une violence comme l’amour [et la colère] et ce sont
les mêmes âmes qui éprouvent l’une et l’autre.
[169]
*
L’attachement à la paix n’est possible que dans un peuple où le
lien social se détend au profit des vertus individuelles.
*
Le propre d’une vie intellectuelle haute et vive est d’attirer l’amour
des femmes et des jeunes gens, — mais la défiance des hommes mûrs.
*
Celui qui dicte des lois autour de lui ne peut pas s’y soumettre : il
se soumet plus volontiers à la sotte rigueur des lois communes qu’à la
justice de celles qu’il a trouvées. Il peut être le sujet partout où il n’est
pas engagé, mais non point là où il est créateur et principe.
*
S’il y a des choses secrètes de leur nature, cela contredit-il la
maxime d’universelle sincérité de les tenir secrètes ?
*
La dualité
L’image du fini dans son rapport nécessaire à l’infini est réalisée
par le rapport élémentaire de l’un à l’autre (indéterminé). C’est aussi
le rapport temporel primitif.
[170]
La dualité est la consolation et le remède temporel de la finitude
(Amitié. Amour). L’indétermination sans se perdre se fixe dans l’un.
L’harmonie et le parallélisme sont la dualité dans la forme abstrai-
te. [Mais l’erreur du parallélisme est de mettre sur le même plan l’acte
et le donné au lieu de les expliquer l’un par l’autre.]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 118

L’homme sphérique de Platon, fausseté historique ; il représente


une sorte de perfection du fini impossible à réaliser. L’homme reste
double : il est marié avec lui-même avant de l’être avec la femme.
La symétrie est la forme secondaire et dérivée de la dualité.
Tous les organes différenciés par lesquels l’individu entre en rela-
tion avec le dehors, mais de manière à sauvegarder son autonomie in-
dividuelle, sont doubles. Tous ceux qui par leur caractère d’intériorité
organique et par les sensations personnelles qui les accompagnent
produisent la conscience de soi sont simples. La relativité est ici entre
le moi et les choses : c’est que le moi est lui-même comme un absolu ;
tout à l’heure il aurait perdu son indépendance dans son action sur les
choses ou dans l’influence exercée par elles, si l’on n’avait retrouvé la
relativité individuelle dans le mariage avec soi.
Les organes de relation sont doubles [cela est essentiel à la Rela-
tion] ; ceux où la vie s’élabore et prend une conscience profonde
d’elle-même sont simples.
Les organes doubles peuvent se suppléer, non pas les simples.
On vérifiera cette distinction dans la comparaison du cerveau et de
la moelle, du tube digestif et du [171] système respiratoire, des sens
externes et des sens internes, du tronc et des membres, dans le sexe,
des organes de fécondation et de jouissance.
La dualité marque un équilibre interne nécessaire à l’individu dans
la relation pour qu’il ne s’absorbe pas dans le dehors, la simplicité une
sorte de conscience absolue du moi s’affrontant aux choses et les
contredisant.
1. Il faut qu’il y ait identité de fonction entre les deux parties du
corps pour qu’elles s’unissent dans l’unité individuelle.
2. La diversité des fonctions réalise l’unité de l’être par la diversité
des individus (sexe).
3. Cette unité implique encore une divergence individuelle réalisée
par les êtres appartenant à des générations différentes. Il y a deux pa-
rents et non trois parce que le passage d’un être au suivant dans la sé-
rie des générations s’effectue immédiatement et la dualité est
l’immédiateté des rapports.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 119

4. Dans la vie psychologique où l’on se prend soi-même comme


objet et comme sujet, il y a deux êtres, il y a une conversation à deux.
Et on a tort d’y remarquer seulement une multiplicité à analyser, car
cette multiplicité se trouve toujours sous un point de vue unique, —
sous celui du sujet ou celui de l’objet.
*
La nécessité du médiateur rabaisse comme il convient le mérite de
notre vertu. [C’est aussi une personnification de la grâce.]
[172]
*
Il faut dans la parole comme dans l’action une certaine brièveté où
l’on sente du mouvement pour aller plus avant : faute de quoi c’est la
vie qui s’englue vite et s’immobilise.
*
La puissance matérielle est si visible qu’il ne faut débattre d’aucun
avantage spirituel avec ceux qui la possèdent.
*
La profondeur n’est pas de peser, mais d’inciser.
*
Les corps sont l’individualisation de l’espace comme les êtres sont
l’individualisation du temps.
*
Celui qui vit absorbé dans le développement d’une seule idée est
comme un homme qui rêve, comme une machine qui tourne. Il lui
manque le renouvellement incessant de l’intuition et de la vie.
*
Je n’ai pas le goût ni le sentiment de la propriété. Je n’aime pas
l’argent, et je crains le luxe. Je n’ai pas d’ambition. Mais je ne
m’élève pas avec indignation [173] contre ces biens, comme ceux qui
les désirent et qui éprouvent de la honte à les désirer ou de l’envie à
ne les point obtenir.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 120

Et je ressens mon bonheur d’être préservé de cet attachement. Car


je pousserais cet attachement jusqu’à l’absolu. Je serais avare et ma-
niaque par application à la matière du sentiment du parfait.
*
Il faut qu’il y ait dans la discussion une certaine vivacité de la
contradiction qui vient de la pointe de mon esprit et un appel de
l’adhésion doublé d’une inclination à céder qui viennent de la parenté
entre tous les esprits. Mais si l’on veut d’avance gagner ou s’entendre,
tout est perdu. Le but ne vaut rien, je ne compte que la seule vie de la
vérité à laquelle deux esprits s’attachent à la fois. Et il faut qu’elle ait
la vivacité parce qu’elle est aiguë, et la complaisance parce qu’elle est
universelle.
*
Les jeunes gens ont la fraîcheur, le premier mouvement, la grâce et
la nouveauté de la vie. Ils représentent dans le monde l’intelligence et
la création. Il faut garder une jeunesse éternelle. La jeunesse doit sub-
sister dans le vieillard pour que le vieillard ne devienne pas le fantôme
d’un vivant. Et c’est une jeunesse plus riche, mais aussi mobile et ar-
dente que celle de l’homme jeune. Il faut que les vieillards aiment les
jeunes gens, alors les jeunes gens aussi les aimeront et ils verront dans
le vieillard la force réalisée de leur jeunesse. C’est [174] la sève qui
monte, qui rejoint celle qui a fleuri, mais qui nourrit maintenant le
feuillage en tirant à lui les feux du soleil. Du haut en bas de l’arbre
cette parenté est sentie ; elle ne manque que quand le haut se dessèche
et meurt. Cependant il garde encore une apparence de vie, une vie pa-
ralysée et flétrie. Les branches dépouillées esquissent encore le sque-
lette et la grimace de l’être animé. Le vieillard se plait même parfois à
une puérile imitation de la jeunesse et de la vie : et c’est le gui parasi-
taire qui pousse sur l’arbre dépouillé. L’habitude, la paresse, la
confiance dans les formules, la gravité extérieure et la lourdeur de la
pensée épuisent peu à peu notre vie et perdent notre jeunesse.
*
Les artifices les plus habiles de la pensée ne sont que paresse
d’esprit et inutile déguisement à côté de la perception spirituelle de
notre vie actuelle et éternelle, de la subtile communication dans le
présent entre mon esprit et l’esprit d’un autre homme.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 121

*
Il est bien sûr qu’il ne faut pas que notre vie spirituelle engage la
lutte contre la vie sensible et obtienne sur elle la victoire. Mais elle
peut la faire oublier, ou rayonner sur elle. Où est la vérité ? Laissons
aller la vie, ne recherchons pas le sensible, mais quand il se présente,
il ne convient pas de le fuir, il faut l’accueillir dans la lumière.
Que notre vie sensible n’absorbe pas notre activité, mais qu’elle la
reçoive aussi à son heure.
[175]
*
On peut créer la beauté et ne pas savoir la reconnaître. Celui qui
agit ne juge point. C’est son action qui juge pour lui et qui le juge.
*
L’esprit fait des mêmes caresses une communication divine de la
vie ou une impatience sale de la chair.
*
Il faut qu’un objet, au lieu d’épuiser la pensée, excite son action.
Ce qui est compris parfaitement arrête notre élan, nous borne comme
la mort. Mais toute chose acquiert un prix infini par son mystère in-
cessamment éclairé.
*
Il y a de la timidité et de la honte à avouer un désir d’affection et
d’intimité. La froideur ou l’indifférence nous paraissent alors un jeu
cruel. Et c’est une douleur de sentir la dualité des individualités chez
celle qui se trouve déjà dans un espoir délicat de communion. On
consent bien à vivre d’une vie matérielle, et selon des convenances de
sentiments avec tous ses amis, mais on veut vivre par l’esprit avec
ceux que l’on a distingués. Ils sont pour nous plus que des amis.
[176]
*
L’amour est une distinction intellectuelle réciproque et consentie
(Δ). Dans l’amour il y en a toujours un qui commence et c’est lui le
héros de l’amour.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 122

*
Il n’y a rien de plus douloureux que de n’être pas distingué par ce-
lui que nous avons distingué.
*
Il peut y avoir de l’universalité, du désintéressement, un désir de la
connaissance jusque dans la volupté. Au lieu qu’on la replie sur soi
dans un égoïsme charnel intermittent et borné (frémissement, impa-
tience, satisfaction momentanée, scepticisme, insécurité).
*
Ôtez du désir l’impatience, il n’est plus que le jeu calme et divin de
la vie.
*
Rien de plus insupportable qu’un homme aimable ; car notre intel-
ligence comme notre goût ne demandent rien de plus que des diffé-
rences.
*
Il faut éviter de laisser émousser la pointe fine ; dès que l’on entre
dans un état où l’on attend et où on [177] accueille, on est perdu. Ou
l’accueil même est déjà préparé et vibrant. Je vais vous chercher et
vous tire à moi ; vous n’entrez pas chez moi comme dans un moulin.
Et je vous recommande de faire comme moi. Nous nous rencontrerons
sûrement dans la pointe fine.
*
Il faut donner à l’esprit de longs sommeils pleins de rêves inno-
cents pour qu’il puisse regarder la vie avec des yeux clairs quand il
veille. Si les rêves impurs cernent la pensée, les rêves innocents la ra-
jeunissent et lui donnent une allégresse animale et bienfaisante.
*
Je ne m’attache pas à la sincérité, mais à la valeur de cet état d’âme
dont elle est la transparence ; je ne m’attache pas à la liberté, mais à
l’usage qu’il en faut faire.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 123

Ceux qui vantent la sincérité, la méthode, et la liberté comme les


premiers des biens sont ceux qui ne font rien. Ils restent attachés aux
conditions de l’action, ce qui les rend incapables d’agir.
*
Le spiritualisme risque de finir dans la mort de la pensée et le ver-
balisme ; que la pensée ne devienne jamais abstraite, que l’expression
ne devienne jamais [178] vague. Fuyons la chimère inhumaine de
l’esprit pur : que l’esprit trouve toujours dans la matière et l’action sa
forme réalisée. Qu’il les ennoblisse, qu’il les purifie, qu’il leur donne
tout leur éclat et toute leur force. Il se perd lui-même s’il les rejette et
s’il les maudit.
*
La vie doit animer les formes et les actions, mais poursuivre la vie
comme un but, c’est prouver qu’on la désire et qu’on ne l’a pas, et je
sais bien qu’alors on ne fera rien.
L’amour de la vie est un romantisme vague, exalté et sans contenu.
*
C’est une bonne manière de purifier la vie que de n’avoir pas honte
de la volupté physique.
*
Il n’y a d’hérédité que chez les imbéciles. [C’est comme
l’influence du milieu et de l’opinion. Je ne veux pas du tout que mes
enfants me ressemblent.
Il n’y a d’hérédité que dans la matière, aussi imprègne-t-elle notre
âme, mais elle ne va pas jusqu’à la fine pointe de l’esprit.]
*
Il y a un certain degré de subtilité où l’esprit perd sa pénétration et
sa mobilité ; il n’a plus à soi que le détail et l’artifice. Et ce n’est pas
seulement parce [179] qu’on finit par perdre de vue l’unité et l’acte de
la vie ; c’est parce qu’il y a une certaine proportion entre l’esprit et le
réel, comme entre l’œil et les choses, qui fait que nous ne pouvons
saisir qu’une finesse moyenne, comme l’œil ne saisit que les gran-
deurs moyennes. [Cela même est un point de vue humain, mais qui,
avec l’homme et par lui, forme dans le monde réel un absolu.]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 124

*
Il n’y a de choix que quand on n’a pas de raisons et qu’on s’en
crée. Les actions faites par choix n’ont pas de valeur.
*
Il est plus triste encore d’être prisonnier de ce que l’on a écrit que
de ce que d’autres ont écrit.
*
Pascal disant que la mathématique est « inutile dans sa profon-
deur » (61) et les modernes qu’elle n’est science que par son utilité,
voilà toute l’opposition de la préoccupation spirituelle et de la maté-
rielle.
*
On diminuerait singulièrement la force du relativisme si on se ren-
dait compte que l’expérience de l’homme fait partie elle-même du
système absolu des existences.
[180]
*
Prenez une proposition vraie : l’élément de vérité qu’il y a dans
son contraire relie la vérité particulière à la vérité universelle.
*
Le fatalisme n’est pas le vrai, parce qu’en supposant que tout est
fixé il ne peut avoir en vue que la matière.
*
Il est plus aisé de ne pas abandonner du haut au bas de la journée le
mouvement aigu et continu de notre activité spirituelle que de le re-
prendre une fois qu’on l’a laissé perdre. [Il est plus facile de conserver
la chasteté toute sa vie que de la reprendre.]
*
Il n’est pas d’ouvrage bas ni particulier si l’on s’y donne tout en-
tier.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 125

Il n’y a d’impureté que lorsqu’on veut tenir l’esprit à l’écart des


jouissances du corps.
*
Il y a une manière avare et gourmande de jouir du présent qui
prouve que c’est bien dans le temps qu’on s’est placé et non pas dans
l’éternité.
[181]
*
C’est le propre de notre vie matérielle de nous paraître toujours
trop lente et le propre de notre vie spirituelle de ne jamais l’être assez.
*
Ce qui accroît notre amour et le tend, c’est dans ceux que l’on aime
ce que l’on ignore encore et que l’on sait pourtant qui existe, ce que
l’on n’a encore ni reçu ni pris, ce que l’on attend comme la révélation
et la grâce de tout à l’heure.
*
On est mécontent des autres, on les rend malheureux, même quand
on les aime, si on leur consacre matériellement plus de temps que ne
le comporte notre sincérité intérieure.
*
Un des charmes de l’amour et de l’amitié, c’est que la communica-
tion n’y est jamais totale, ni la dualité des personnes dénouée.
*
Pour tous ceux qui espèrent les joies de l’au-delà, c’est la matière
qui est une fin et l’esprit n’est qu’un moyen.
[182]
*
On risque de ne pas remplir les destinées de l’esprit si l’on veut vi-
vre seulement de la vie de l’esprit. Gardons-nous des extases et des
raffinements d’une pensée sans contenu. Dans l’homme fini la fonc-
tion de l’esprit, c’est de donner à la matière la lumière et la vie.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 126

La vie spirituelle sans la matérialité religieuse. Il faut que l’on soit


affranchi du rite religieux, mais il n’est pas nécessaire qu’on le soit
par le fait, car c’est prouver que c’est l’état matériel pour nous qui
compte. Or c’est un état relatif et je lui laisse sa relativité. Je ne m’y
attache pas, je ne le combats pas non plus, car je ferais tort à l’esprit
d’attaquer sa figure, même médiocre. Et l’on aurait peut-être raison de
croire que ce que je veux, c’est la matière dans la figure. La figure ne
compte que pour ceux qui croient à l’esprit comme on croit à la matiè-
re.
*
Notre vie personnelle est toujours indépendante et au-dessous de
ces éclairements momentanés où la lumière pénètre en nous et que
l’écriture fixe et matérialise. Ayons dans notre vie matérielle le mou-
vement actif et vif de la pensée et que celle-ci, quand nous écrivons,
nous entraîne parce qu’elle est, au lieu de nous retenir parce qu’il faut
la fixer.
[183]
*
Il y a dans une jeunesse fatiguée et flétrie une sorte d’impureté [et
de fixité] que seul l’âge adulte peut supporter et nourrir.
*
Je ne demande pas que l’on jouisse de l’instant qui passe, mais de
l’instant qui reste.
*
Ne pas apprendre l’histoire aux enfants, car je ne veux pas qu’ils
apprennent le passé, ni l’extérieur, ni le transitoire, ni l’amour de la
gloire, ni l’admiration à l’égard de tant d’hommes qu’il n’est pas bon
d’imiter.
*
On pourrait réserver le mot de croyance pour la vie intérieure, de
telle sorte que les mots croire et vivre viendraient se rejoindre. De fait,
en ce qui concerne la religion, on nous demande de croire à un objet
extérieur. Mais cela est-il possible ? Un tel objet est atteint par le sens
ou par la science, il n’est pas un terme de croyance.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 127

*
Je ne lui parlerai qu’en vers parce que les vers donnent
l’impersonnalité aux choses les plus personnelles. Et personne ne
pourra le reconnaître que tous mes amis [184] qui tous se reconnaî-
tront. Et ce sera l’idée pure de l’amitié qui est la réalité de l’amitié,
active, identique, éternelle.
*
Il y a une délicatesse silencieuse, exigeante, boudeuse et coquette
de l’amitié. L’individu s’y applique et juge de tout par rapport à lui.
Mais il y a loin de là à l’aisance, à l’égalité, à la perfection d’une ami-
tié intellectuelle et divine. Celle-ci se pousse au delà de la chair jus-
qu’à l’essence même de la personnalité. Mais l’amitié dont je parlais
figure la richesse et la profondeur de l’amitié véritable dans les ramu-
res subtiles et frêles de la chair.
*
Est-il vrai que dans tout esprit qui spécule il y ait de la froideur et
de l’hostilité à l’égard de tout être qui sent et qui aime ? [Oui, aussi ne
faut-il pas spéculer. Il faut penser seulement, et la pensée, c’est la vie,
c’est-à-dire le principe actif du sentiment.]
*
L’affection la plus forte est celle qui, au lieu de rompre ma solitu-
de, enferme un autre être avec moi dans l’indivisible unité d’une soli-
tude nouvelle. Et dans cette union il subsiste une dualité, mais qui ne
diffère pas de la conversation intérieure, dans notre vie la plus secrète.
[185]
*
Quand toute notre vie est dans la lumière, il n’y a plus dans l’âme
une région qui est secrète et une autre qui est publique.
*
En insistant sur elles, on rompt les choses les plus délicates, en les
éclairant d’une lumière trop vive, on les flétrit et on les sèche, en les
faisant monter jusqu’aux lèvres, elles s’évanouissent dans la grossiè-
reté d’un souffle qui vole.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 128

Sans qu’on soit allé jusqu’au dernier point, soit de l’amour, soit de
l’amitié, on peut avoir fait l’expérience du don de soi, de la commu-
nion intérieure, de la jalousie et de la rupture. Tout ce drame a tenu
dans quelques signes très légers qui n’étaient visibles que pour l’âme
sensible dont ils formaient l’univers.
*
Il ne faut pas prévenir la grâce ; nul effort ne peut la faire naître. Il
suffit d’avoir de la bonne volonté pour la découvrir. Elle peut exister
sans qu’on la découvre et peut-être même existe-t-elle toujours. Et
c’est sans doute la bonne volonté qui la découvre que nous confon-
dons avec l’effort qui la ferait naître.
[186]
[C’est cette volonté sans effort qui est libre : c’est elle qui exprime
dans le présent le jeu de mon activité et le premier élan de ma nature.]
*
Lettres spirituelles de Fénelon. Techener I, 75 : « L’activité que les
mystiques blâment n’est pas l’action réelle et la coopération de l’âme
à la grâce : c’est seulement une crainte inquiète ou une ferveur em-
pressée qui recherche les dons de Dieu pour sa propre consolation. »
[L’abandon à l’activité de Dieu n’exclut pas notre activité ; ce n’est
pas l’abandon à notre passivité. — Activité sans égoïsme.]
*
Tant qu’il reste de la saveur dans le désir sensuel, il faut y céder,
au lieu de le combattre, et le pousser jusqu’au dernier point.
L’impureté consiste seulement à réveiller la saveur lorsqu’elle s’est
éteinte.
*
Il est bien difficile de trouver des paroles de consolation quand on
n’attache aucune importance aux maux que l’on veut consoler.
*
« Celui qui aime le péril y périra » (Ecclésiastique, III, 26). [Cela
est vrai aussi du péril de l’Esprit.]
[187]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 129

*
Il ne faut pas penser à l’œuvre que nous laisserons sur la terre,
mais à la vie que nous aurons menée et nommément au dernier jet de
cette vie.
*
La femme est accueillante et sensible, il y a en elle un principe
passif d’infinité ; elle appelle une détermination. En elle apparaît toute
la richesse de la matière vivante. Il y a en l’homme le principe actif de
la détermination, mais l’essence de l’homme est de manifester le ca-
ractère fini de l’être individuel. [Par la femme l’homme s’enrichit et
va à l’infinité, par l’homme la femme apprend la délicatesse précise
des inclinations, appelle de la virtualité à l’existence, de la passivité à
l’activité, la fécondité indéterminée de la vie.]
*
On n’est jamais impressionné, intéressé, ému, que par une pensée
qui bouge, dont nous sentons qu’elle agit, qu’elle n’est pas fixée,
qu’elle est en contact avec le réel, qu’elle va éclater dans la matière en
une lumière nouvelle.
*
Dans les temps de sécheresse, le rôle de la volonté nue est
d’assurer la continuité temporelle de la vie spirituelle.
Et c’est là sans doute que réside le mérite.
[188]
La volonté est la pointe de l’esprit, mais qui s’applique à l’ordre de
la durée. Elle a son origine hors de l’expérience et s’exprime dans
l’expérience.
*
On a tort de se plaindre des périodes de sécheresse. C’est comme si
l’on se plaignait de la chair. Il ne faut pas renoncer à la chair, il faut
que ses plaisirs soient consentis et éclairés, qu’on en jouisse sans hon-
te et avec pénétration. De même ce qui produit la tristesse et l’ennui,
[pendant la sécheresse], c’est de vouloir vivre d’une vie spirituelle et
de tourner le dos au jeu frivole de la vie quand c’est lui qui nous ap-
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 130

pelle. Et ce n’est pas seulement être préoccupé, c’est tourner le dos à


l’esprit.
*
Ce qui fait la sécheresse, c’est que quand l’esprit cesse de nous
nourrir, rien ne peut nous nourrir. Nourrissons-nous du moins de ses
images, mais en sachant que ce sont des images, [en le sachant si viri-
lement que nous oublions que nous le savons].
*
Dès que devant un autre homme je cherche le fond de ce qu’il pen-
se, il y a heurt et blessure.
[189]
*
La sécheresse et la ferveur, c’est là toute la vie. [Et la sécheresse
montre seulement que la ferveur ne vient pas de nous.]
*
Dans la sécheresse, ne pas chercher à rattraper, mais jouer. Mais si
on ne peut jouer sans préoccupation, alors peut-être faut-il se donner
une préoccupation. Choisissons-la toujours distincte de la vie de
l’esprit, puisque la vie de l’esprit ne se laisse pas ramener à la préoc-
cupation. Les mathématiques ou les sciences naturelles ou l’histoire.
*
Il n’y a de progrès que dans le temps et par l’habitude. Mais la per-
fection est obtenue par un état de l’esprit qui tient dans un instant in-
divisible.
*
La guerre a donné la réalité à certains sentiments derniers de l’âme
humaine que l’on ne pouvait se représenter que par l’imagination.
*
On peut trouver en un autre non seulement ce qui nous manque,
mais ce que cet autre même ne trouvera jamais en lui.
[190]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 131

N’avoir de contact qu’avec la pensée, jamais avec ce qui a été pen-


sé.
*
La vie active, l’intelligence, la bonté, la volupté sont incarnées par
le satyre. Le satyre vaut mieux que les saints à auréole. Le poil et les
pieds marquent l’attache à la matière dont il vit, mais qu’il ne renie
pas.
*
Le vol n’est un mal que parce qu’il révèle une cupidité qui est aus-
si le fond de l’instinct de propriété.
*
La certitude qu’on possède déjà la vérité empêche de la découvrir
et même de la toucher.
*
Je vous parle sans prudence pour vous faire renoncer à la timidité.
*
Vouloir donner, même pour se donner, est le signe d’un grand or-
gueil. Il faut laisser prendre. Et la charité ressemble encore à
l’ambition, à la technique, aux constructions de l’entendement. Rien
de commun avec [191] la bienheureuse passivité dans laquelle
l’individu se renonce et s’abandonne à l’esprit.
[Quand l’individu se renonce, c’est la personne qui se trouve.]
*
La plus difficile sagesse consiste à se supporter soi-même plutôt
qu’à supporter les autres.
Car la personne est spectatrice de l’individu.
*
On ne doit pas s’aveugler sur ses mauvais désirs, mais les mettre
en pleine lumière et les pousser jusqu’au dernier point. Il ne s’agit pas
pour l’individu de dissimuler sa nature, encore moins de l’amoindrir
et de la mutiler. Nous n’avons pas créé notre nature. Nous la subissons
telle qu’elle nous a été donnée. Il faut non pas la nier, mais la renon-
cer. Si nous restons spectateur de notre propre vie, la lumière qui
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 132

l’éclaire la purifiera. Il y a une vertu qui n’est rien de plus que


l’hypocrisie jointe à nos vices. Il y a une vertu qui n’est qu’une suite
d’artifices de l’entendement et de l’amour-propre. Le principe de la
réforme de nous-mêmes, c’est le principe qui nous a créés et qui nous
fait vivre. C’est dans l’abandon à Dieu que se trouvera non pas le re-
mède de notre imperfection, mais la sanctification de notre être borné.
Mieux l’être borné sait reconnaître l’étendue de son imperfection, plus
il est assuré de trouver dans le recours à Dieu un principe de sauve-
garde et de transfiguration. La passivité à l’égard de notre [192] être
individuel est conforme à sa position dans le monde : elle seule donne
en nous à l’activité universelle son élan et son efficacité.
*
Il faut suivre toujours la pente actuelle de l’activité présente et ne
se déterminer ni par l’imitation d’un modèle ni par l’imitation d’une
action accomplie ou d’une vertu définie.
*
S’il faut que l’éducation des enfants soit négative, c’est parce que
toute éducation positive substitue la technique à l’activité et
l’imitation à la création.
*
La captivité est une image de la vie qui nous apprend à connaître la
vie et à la vivre comme une vie de captif.
*
On a le droit d’incliner vers le romantisme, mais non pas d’y tom-
ber.
*
Anselme a tort de mettre l’existence dans l’idée de la totalité, mais
il n’aurait pas tort d’inférer l’existence du tout de l’existence de la
partie (être ou apparence, ombre ou réalité), si du moins la notion
d’existence est univoque.
[193]
*
Augustin, Confessions, Liv. V, ch. 11 : « Dans nos entretiens tu ne
veux pas que nos premières syllabes s’arrêtent, mais qu’elles passent
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 133

afin que les autres suivent et que tu entendes le reste du discours. »


Tel le mouvement qui nous porte vers l’avenir, qui le rejette vers le
passé, où il symbolise la nature divine par son achèvement.
*
Symbolisme des nombres
1. Dieu, la personne, la circonférence, son centre.
2. L’infini et la relation. Les deux côtés du corps. Les sexes.
3. La synthèse de la dualité. L’enfant. (L’amant ?) Le triangle
(première des figures). Les trois dimensions. — Les êtres.
4. L’équilibre double, le carré.
5. À 4 comme 3 à 2. Le pentagone, la maison, le toit.
6. 3.2 ou la réunion des deux enfants. L’hexagone ou les cousins
germains. 2.3 ou la première figure des termes doubles.
7. La multiplicité informe, irréductible, mystérieuse, sacrée.
8. Octogone, le carré double.
[194]
9. Triangle des triangles :

10. Médiocre unité, 5 étant un multiple trop grand et redoublé sim-


plement ; nombre terne, sans couleur, abstrait.
11. Un sept redoublé et affadi.
12. Perfection des composés les plus simples : carré des triangles
ou triangle des carrés.

13. Ou le premier nombre qui dépasse l’imagination. Le bord de


l’abîme.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 134

Ce sont les premiers nombres, ceux qui peuvent être embrassés par
l’imagination et leurs multiples les plus simples.
Il faut encore que la déduction rende compte du passage d’un ter-
me au suivant.
Il est utile de figurer le nombre dans le langage des géomètres.
Il y a deux sortes de figurations concrètes du nombre — dans les
œuvres de la Nature — dans celles de l’Art (ici elle correspond à des
gestes, à une activité = 7 jours de la semaine. Valeur de la numération
duodécimale. Les 12-24 heures de la journée).
[195]
*
Il y a deux façons de juger : par ses connaissances et en se rappe-
lant, par pénétration et en voyant.
*
L’acte lie et Dieu est lien, tandis que la matière et l’Être divisent.
Mais la synthèse relie.
Les actes de Dieu apparaissent à l’être fini comme réalisés, c’est-à-
dire comme des faits.
L’être est identique au passé, mais l’être fini participe à la vie divi-
ne comme créateur de l’avenir.
*
Le terme d’au-delà ne peut avoir aucun sens, à moins qu’il désigne
l’avenir. Mais l’avenir est connaturel au passé. Dans la mesure où le
passé n’a pas été vécu par moi ou par mon voisin, le passé est aussi
une inconnue, un autre au-delà, un au-delà des origines qui a prêté aux
mythes de l’âge d’or et de la création. [Ici encore c’est le temps qui
paraît être le principe explicatif suprême. Et peut-être est-ce du temps
qu’il faudrait dériver tous les concepts concrets de l’entendement
(possibilité, nécessité, permanence, causalité) comme Kant l’a fait
dans le schématisme.]
*
Sur le mens momentanea
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 135

I. B. soutient que l’esprit recueille les différents éléments sur la li-


gne du temps et en réalise l’unité par [196] la mémoire. Mais cela
suppose que le temps est une réalité antérieure logiquement à l’esprit.
Augustin dit que le temps est une distension de l’esprit. C’est juste,
mais il faut dire de l’esprit fini. En tout cas, si l’esprit est antérieur au
temps, la mémoire vient après.
Si l’esprit tient en lui la série des événements à la fois, si tout le
passé est spirituel et présent en même temps à la pensée, alors la ma-
tière en devenant réelle seulement dans le présent (ou ce qui revient au
même en partie, — ou encore étant toujours finie) fait apparaître la
succession.
Il y a une succession aussi dans l’esprit, mais à laquelle l’esprit
même est étranger. Le temps est le milieu naturel de l’esprit ; mais ses
états s’y déroulent sans l’entraîner.
L’identité de la mémoire et de l’esprit prouvera l’éternité de
l’esprit ; pour la mémoire, le temps est aboli.
Le présent n’est opposé au passé et à l’avenir que dans l’ordre de
la matière. Dans l’esprit tout est donné à la fois. (Analyser la pensée
de l’avenir.) Le corps porte la trace du passé. Il n’y a pas de prévision
analogue à celle de la matière parce qu’il n’y a pas d’anticipation d’un
état du corps. Dans le présent (momentané) la matière acquiert autant
de réalité que l’esprit, c’est-à-dire l’existence. L’avenir, le passé de la
matière sont un pur néant. Il n’y a ni avenir ni passé de la pensée,
mais seulement un ordre des émotions liées à l’état du corps.
II. Non seulement la matière n’a de réalité que dans le présent,
mais elle témoigne du passé et par là elle participe à la mort. Car le
passé, c’est ce qu’on [197] ne peut ni effacer ni recommencer, de telle
sorte que si on peut opposer matière et esprit, il faut faire de la matière
cet aspect du présent qui témoigne du passé, et de l’esprit cet aspect
du présent par lequel le passé est régénéré et l’avenir appelé à
l’existence.
L’avenir est dans la matière le possible, le champ d’action de
l’esprit, le symbole, tandis que le passé présente la matière tombée à
l’état de cadavre et sur laquelle la pensée n’a plus d’action (de là le
caractère mécanique de la mémoire temporelle qui est une déchéance
de l’esprit).
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 136

*
Si l’on ne perd pas l’idée de la totalité des choses et du sens univo-
que de la notion d’existence, on se porte nécessairement partout jus-
qu’à l’absolu. À cette condition seulement on a l’esprit métaphysique
et sérieux.
*
Préface à la métaphysique
Caractère limité de l’horizon humain :
a) atteindre l’univers entier, c’est aussi aller au-delà de l’illusion
inséparable de toute vue finie,
b) c’est aussi donner aux choses une valeur réciproque réelle (ob-
jective) et non plus une valeur personnelle,
c) c’est aussi découvrir la destinée de chaque chose et ce qu’on
doit faire dans la mesure où notre conduite dépend de notre volonté.
[198]
Méthode
Recherche purement intellectuelle dans laquelle la valeur même du
sensible doit être fondée (comme existence).
Toute science suppose un ordre entre les concepts. Ici il faut un
premier terme réel qui ne peut être que l’absolu.
La métaphysique n’utilise pas d’autre méthode que l’intuition
(nous sommes consubstantiels à l’Être) et l’analyse qui la développe.
La synthèse qui est très satisfaisante pour la pensée parce qu’elle
crée (non pas tout, puisqu’elle suppose le temps où elle se développe)
est orgueilleuse et illusoire, puisqu’elle ne pourrait rien faire de plus
que d’ajouter l’être à lui-même.
Mais on prendra comme premier élément la relation et non pas
l’être, c’est-à-dire le temps même identifié non seulement au milieu
de développement d’un esprit fini, mais à l’esprit même. Le monde
devient un tissu irréel et complexe de rapports. On s’interdit
d’atteindre le réel. Encore faut-il supposer des termes entre lesquels le
rapport est posé et ces termes sont des données brutales et inintelligi-
bles par essence de la sensibilité.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 137

L’ordre réel entre les concepts. De l’expérience dégager les


concepts qui la fondent. Les états de la sensibilité sont inséparables
des actes de l’intelligence. Rejoindre le donné par des actes toujours
concrets.
*
Mettre le devenir dans l’être et attribuer l’être au devenir, réconci-
lier Héraclite avec Parménide.
[199]
*
Il faut se donner d’abord la cause et l’effet et non pas la cause sans
l’effet. C’est alors que l’analyse commence (autre que l’analyse logi-
que). Bien que le rapport de la cause à l’effet soit synthétique, nulle
synthèse a priori ne donnera l’effet, la cause seule étant donnée.
*
La matière (la force et le mouvement)
Inertie (la matière, c’est le déjà fait, c’est la mort, c’est le passé.
Poids mort que la vie traîne avec elle). Et puisque le passé ne peut être
recommencé, la matière est aussi limitation et passivité.
La perception de la matière et l’être. On ne perçoit que ce qui est
déjà passé et puisque l’être est toujours considéré comme fixé, il ne
peut être que matériel.
L’esprit distingue de deux façons 1. parce que le tout est donné
avant la partie et que la partie ne peut apparaître que par ce qui la dis-
tingue. Elle est donc le distinct parce qu’elle est la partie, mais 2. elle
l’est beaucoup plus encore parce qu’elle est postérieure, passée et
morte. Elle est alors le distingué, le produit de l’acte. Et c’est le sens
métaphysique de l’impénétrabilité.
La matière est donc le produit du temps. Et le temps même fait ap-
paraître l’espace comme le moyen par lequel la matière se réalise.
La force lie les moments du temps, c’est l’appel vers l’avenir,
l’élan par lequel l’esprit fini cherche à [200] vaincre la mort de la ma-
tière. Aussi ne peut-on définir la matière sans la force (vis passiva) de
résistance, corrélative de la vis activa (principe d’égalité) et sans la-
quelle il n’y aurait ni vie ni avenir.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 138

La liaison d’un être fini avec l’espace suffit à faire apparaître


l’individualité, le centre de force, le mouvement.
*
Spinoza n’est pas arrivé à un point de vue dernier et au sommet de
la dialectique en opposant l’étendue et la pensée comme Descartes et
en les mettant sur le même plan. Car il est certain que la pensée est le
fondement de l’étendue.
Ce qui est moins solide encore, c’est d’admettre qu’il existe en
Dieu d’autres attributs inconnus, car il est certain que la pensée les
épuise tous.
Ce sont là les deux concessions à l’empirisme chez Spinoza.
*
Les hommes participent également à l’existence, et à l’intelligence.
Le procès que vous leur faites est un procès que vous vous faites. Et
vous leur reprochez de se laisser porter par des influences extérieures
et par des préjugés, de ne pas vivre, de n’être point en contact avec la
réalité et avec Dieu. C’est que vous ne savez pas les y tourner.
L’amitié ne suppose pas un être fixé avec lequel vous pourrez com-
munier, mais une activité qui ne s’est point exercée parfois, où la vô-
tre se fera un chemin pour se couler elle-même et [201] pour entraîner
l’autre. Le solitaire cherche Dieu et l’adore ; celui qui possède un ami
l’a trouvé. Car notre être borné participe à Dieu, mais ne s’en sépare
que s’il le retrouve hors de lui (avec une apparence sensible) et se
confond avec lui, c’est-à-dire dans l’amour intellectuel.
*
Trois manières de s’élever au-dessus de la vie sensible : la vaincre
— la rassasier — l’oublier.
*
Lettres. — Les bavards trouvent à raconter. Ceux qui vivent avec
des sentiments naïfs, mais forts et chargés de réalité, sont bien à
plaindre dans les périodes de sécheresse. Car ils n’auront rien à dire et
ils seront communs avec effort, plus communs que ceux qui le sont le
plus. Ou ils se guinderont jusqu’à des sentiments qu’ils n’ont pas pour
les exprimer ou, ce qui est pis encore, pour les avoir.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 139

L’indifférence est un moyen de l’élévation ; mais il faut la dépas-


ser pour que son vide même n’occupe pas et ne remplisse pas notre
cœur.
*
L’amour de Dieu pendant la sécheresse, c’est l’amour pendant
l’absence sensible. Et l’on peut alors soit être torturé, soit être tran-
quille. Celui qui est tranquille vit [202] alors des biens sensibles que
le présent lui apporte. Il les goûte avec assurance et avec force parce
qu’il sait qu’ils sont l’œuvre de Dieu. De même en gardant de la joie
et de l’aisance matérielle pendant l’absence d’un être cher, nous lui
sommes plus unis, nous vivons plus avec lui qu’en nous perdant dans
l’agitation d’une vanité impuissante et égoïste.
*
La foi paraît un moyen de connaissance stérile et dépourvu d’objet.
C’est qu’elle n’a pas d’objet sensible, ou que son objet est indivis
d’elle-même : et il serait une apparence pure s’il n’était pas la vie de
l’esprit.
*
Fén., Lettres spirituelles, Techener vol. 3, 216 : « C’est le trouble
et non la souffrance qui nuit à l’âme. La souffrance sans trouble profi-
te toujours : c’est la douleur paisible des âmes du purgatoire. »
*
Sous le point de vue de l’être, le présent est purement matériel. Car
l’activité de la pensée, — incapable de quitter le présent et de se mou-
voir dans le temps, — ne peut habiter le passé ni l’avenir. Si ma pen-
sée rappelle le passé ou imagine l’avenir, elle les fait coïncider l’un et
l’autre avec le présent de l’être ; elle les matérialise. De là la différen-
ce entre le souvenir et l’absence. Le souvenir ne satisfait que ma vie
sensible, il porte dans le présent des images matérielles auxquelles
[203] il donne un être d’apparence. Il répète et il imite. Et c’est pour
cela qu’il y a une tendance chez les matérialistes et les anti-
intellectualistes à identifier l’esprit avec l’immortalité du souvenir
(c’est ce qui arrive chez Comte, c’est tout le sens du bergsonisme).
Dans l’absence il n’en est pas ainsi ; les images matérielles déjà vé-
cues n’encombrent pas la pensée ; elle est dématérialisée, liée à une
matière actuelle qui retient l’activité de la pensée, mais sans que sa
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 140

présence dans les sens ou dans l’imagination la corrompe. Il y a des


êtres dont la sensibilité se nourrit de souvenirs et d’espérances pen-
dant l’absence ; ils aiment davantage, — au moins en apparence, —
du moins aiment-ils davantage l’individu et partant, eux-mêmes.
L’amour de Dieu et la confiance en Dieu, source et principe de
l’amour mutuel, ne trouvent aucune place en eux ; ils subissent au lieu
d’agir. Jamais l’amour de l’homme en Dieu ne se réalise avec autant
de facilité, de pureté et de perfection que pendant l’absence. [L’Être
est toujours matériel. C’est le matérialisme qui a raison. Mais il ne
voit pas l’acte, qui est le principe de l’Être.]
*
Il s’agit moins de nous vaincre que de nous élever au-dessus de
nous-mêmes. Il ne s’agit pas de nous anéantir, mais de nous voir.
L’intelligence en regardant nos infirmités les baigne de sa lumière et
les fait rayonner ; l’effort pour les réformer est un acte inutile et im-
puissant de l’amour-propre.
[204]
*
Dans le monde de la matière et de la mort, on a raison de dire :
« Cela est fait, cela est fini ; c’est trop tard. » Mais dans le monde spi-
rituel, tout se fait et se refait sans cesse. L’esprit ne vieillit pas.
*
La liberté humaine, loin de porter atteinte à la toute-puissance de
Dieu, l’exprime et la réalise. (Et ce qu’il y a en nous de sensible et de
fini est subi et déterminé.)
*
Les lois de la matière expriment sous une forme morte l’activité de
l’intelligence.
*
Ce n’est pas leur état, c’est la vanité et la certitude dans leur état
qui font la misère des sensualistes.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 141

Il faut avoir confiance dans le premier mouvement et la simplicité


du cœur. La réflexion gâte, retarde, suspend, décolore nos meilleures
pensées.
Méfions-nous pourtant d’une prétendue sincérité dans les paroles
que nous prenons pour de l’ouverture de cœur. Il y a des sentiments
très délicats que l’on ne peut exprimer qu’à demi, par le regard ou par
le silence. [205] Et les paroles ont quelque chose de brutal et de maté-
riel qui les déforme ou les tarit.
*
Si on considère le mal au point de vue de l’être, il est vrai qu’il est
négation, mais si on le considère au point de vue d’une volonté finie
(c’est-à-dire dans le consentement), il est un acte positif. [Mais la vo-
lonté étant acte pur se confond avec l’attrait de Dieu. Il semble donc
que le mal soit dans son non-exercice.
En fait la sécheresse n’est pas un mal.
Mais dans le consentement, la volonté est là, prête à s’exercer, et si
elle ne s’exerce pas, c’est par une retenue dont nous sommes coupa-
bles. Il y a une adhésion très délicate de l’individu à l’universel, et
c’est dans cette adhésion qu’est le nœud du libre arbitre.]
*
Unir la lumière de l’intelligence à la simplicité du cœur. Et si
l’intelligence exprime un contact avec la vérité, non pas un artifice ni
des raisonnements, il est évident que c’est cette simplicité qui
l’exprime avec le plus de perfection et de pureté, dans son unité, dans
son premier mouvement, dans son caractère créateur.
*
Il ne faut pas s’étonner que l’on passe nécessairement du relatif à
l’absolu, puisque le relatif participe nécessairement à l’absolu qui le
fonde. Mais la déduction ne serait conforme à l’ordre de l’Être que si
l’on passait [206] inversement de l’absolu au relatif. Et ce passage
paraît plus difficile parce que la plénitude de l’absolu fournit un der-
nier terme qui comble la pensée. Il faut que le relatif apparaisse com-
me la réalisation de l’absolu. L’on ne peut pas poser l’Être sans poser
les êtres. Et l’on ne peut pas poser l’acte pur sans poser l’Être de
l’acte pur. C’est un dédoublement qui a son principe dans l’absolu
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 142

avant de l’avoir dans notre vision extérieure et finie. [Dès qu’un dé-
doublement est introduit, le monde apparaît nécessairement (bien que
l’Être premier ne soit ni un ni multiple).
C’est la réflexion qui crée le monde. Elle est contemporaine et in-
divisible de l’acte.]
*
Le mal n’est point dans nos fautes ou dans les crises de notre hu-
meur (il vaut mieux les suivre que les retenir), mais dans le souvenir
que nous en gardons, dans l’entêtement de vanité qui fait que l’on s’y
obstine.
*
[Contre le scrupule]
Consentir au mal en le reconnaissant pour le mal, c’est lui ôter son
venin, c’est déjà en être affranchi. (Tranquillité et lumière jusque dans
le mal.)
*
Fénelon, Ibid., p. 467 : « Ces dons lumineux ne sont d’ordinaire
que pour des âmes médiocrement mortes à elles-mêmes, au lieu que
celles que Dieu mène plus [207] loin outrepassent par simplicité tous
ces biens sensibles. On voit les rayons du soleil distinctement à un
demi-jour, près d’une fenêtre ; mais dehors en plein air on ne les dis-
tingue plus. »
[C’est toute la différence entre l’intelligence du philosophe et la
bonté des âmes simples — dans la mystique, entre la vivacité de
l’exaltation et la douceur de l’abandon —.
Se complaire dans une vie purement spirituelle, c’est être moins
avancé que d’être capable de faire rayonner notre vie corporelle dans
la lumière de l’Esprit.]
*
Aux violents appartient l’empire de la matière et aux doux celui de
l’esprit. La violence peut être surmontée et jamais la douceur.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 143

Il est bon de ne jamais raconter d’histoires personnelles, mais de


n’envisager même en elles qu’une pensée, un sentiment universel, de
sorte que celui qui vous écoute puisse entendre aussitôt leur retentis-
sement en soi et les appliquer personnellement.
*
Celui qui ne peut pas croire en Dieu s’est feint un Dieu ridicule et
qui ne peut pas exister. L’athéisme mesure les bornes d’un esprit.
[208]
*
Écriture. Celui qui s’appuie sur soi s’appuie sur un roseau fragile
qui lui percera la main.
*
Il ne s’agit pas de ne pas vouloir prêter attention aux petites cho-
ses ; il n’y a pas de petites choses ; un esprit droit se porte toujours
jusqu’à l’absolu. Et ne pas négliger les petites choses a surtout
l’avantage de ne jamais laisser perdre l’activité et l’acuité de l’esprit.
*
Croire en Dieu, c’est avoir l’œil toujours fixé sur le Tout et sur la
place qu’on y tient. Mais Dieu est aussi en nous, puisque l’existence
est indivisible.
*
La plus grande imagination n’est que de voir les choses spirituelles
(et de voir les temporelles en elles, — c’est-à-dire sans doute de les
comprendre —). N’avoir pas d’imagination, c’est ne pas voir. Et il
s’agit seulement de voir (intuition), jamais de deviner ni de résoudre.
*
Il faut vivre dans la lumière et non pas se jeter sur chaque rayon
comme l’avare sur un trésor.
[209]
*
Les douleurs ne nous servent que si elles guérissent lentement au
lieu qu’on en soit délivré d’un coup et par surprise.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 144

Les bienfaits de la longueur de la captivité, qui l’empêche d’être un


état accidentel ne laissant qu’un souvenir pittoresque.
*
Sur la pensée de la mort. Il est impossible d’écrire sur la mort,
puisque l’on vit ; [on ne peut écrire que] sur la pensée vivante de la
mort.
*
Habituer les enfants à dire tout ce qu’ils font et tout ce qu’ils sen-
tent non pas pour que nous le sachions, mais pour qu’ils n’aient pas de
vie secrète à eux-mêmes.
Ne jamais leur laisser sentir par des paroles échangées à voix bas-
se, un regard, qu’on a sur eux un jugement (d’admiration...) qu’on leur
cache.
*
Les enfants doivent être tenus sur le pied de l’amitié et leurs pa-
rents doivent être des témoins comme on l’est dans l’amitié. Cette lu-
mière vaut mieux que toute volonté de réforme.
[210]
*
C’est sans doute un très bon signe pour le catholicisme qu’il ait
beaucoup plus de parenté que le protestantisme avec le paganisme. —
Il est donc plus près de l’universel ; il ne crée pas entre la vie maté-
rielle et la vie intérieure ce fossé où pousse l’hypocrisie. [La double
erreur du protestantisme, c’est d’avoir proposé une vie purement spiri-
tuelle — sans lien avec la matière — et d’avoir fait tenir la spiritualité
dans un état individuel.
C’est sans doute parce que la matière est objective que
l’intellectualisme véritable — qui l’éclaire au lieu de la détruire —
s’élève sans difficulté jusqu’à l’universel.]
*
Il existe deux catégories de voluptueux, ceux qui aiment dans la
chair la pulpe et ceux qui aiment la nacre.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 145

On est toujours nouveau quand on est toujours le même : il est aus-


si vain de vouloir se renouveler que s’imiter.
*
C’est l’esprit qui doit agir, non pas la main. C’est quand l’esprit est
le plus ardent qu’il faut la main la plus tranquille, non pour qu’elle
transpose ou traduise le mouvement de l’esprit, mais pour qu’elle le
suive.
[211]
*
C’est avec la plus grande activité de l’esprit que le corps a le plus
de tranquillité et d’aisance.
*
Vouloir expliquer l’intelligence, c’est allumer une lampe pour
éclairer la lumière. On n’explique pas la lumière en la faisant sortir de
la nuit, mais la nuit en voilant la lumière. Et l’entendement est comme
la lampe qui éclaire les ténèbres.
*
Il y a une façon d’être sûr de son fait au moment où l’on agit qui
embarrasse la pensée et la main et crée un état de distraction. C’est
qu’on n’est plus à ce que l’on fait. C’est déjà avant de l’avoir fait
comme si on l’avait fait.
*
Un tempérament puissant, mais antipathique, peut nous redevenir
aimable quand il vient s’atténuer et se fondre dans une grâce intelli-
gente (de Rubens à Van Dyck).
*
On fait toujours ce que l’on veut, mais l’on s’excuse souvent sur
l’instinct parce que notre volonté se confond souvent avec notre ins-
tinct. Ce que l’on appelle alors [212] volonté n’est qu’un désir plus
faible, un bruit de paroles, ou même ce que l’on voudrait de toutes ses
forces qui ne fût pas.
Pour n’agir pas par instinct, il ne faut pas le vaincre, il faut l’avoir
dépassé et oublié.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 146

*
Ni admiration ni mépris. Ce sont des sentiments bornés, troubles,
individuels. L’intelligence hiérarchise, mais étend sa sympathie à tous
les degrés de la hiérarchie.
*
Le plus grand défaut de l’éducation, c’est celui de notre vie par le-
quel nous séparons l’activité sérieuse du divertissement. Mais le di-
vertissement a un caractère de sérieux et de profondeur, comme
l’activité sérieuse a un fond de liberté et de joie. Autrement l’être ne
se donne pas tout entier et est toujours tenu entre deux distractions.
*
Pour détruire une passion, il ne faut pas l’aborder de front, essayer
de la vaincre par la volonté, ni l’aborder de biais, essayer de la tourner
par une habileté hypocrite. Il faut s’y livrer avec innocence jusqu’à ce
que l’on soit parvenu dans un point de vue plus élevé où elle sera ab-
sorbée, où elle aura perdu sa force parce qu’on lui aura assigné une
place.
[213]
*
Sur la prière
Fén., Traité de l’éducation des filles, ch. VIII : « Dieu veut qu’on
lui demande sa grâce, non parce qu’il ignore notre besoin, mais parce
qu’il veut nous assujettir à une demande qui nous excite à reconnaître
ce besoin. »
— Allons plus loin. Le fond de la prière et sa dignité, c’est qu’au
lieu d’exprimer le désir, elle va seulement à reconnaître le caractère
borné de notre nature, le caractère universel et transcendant à
l’individu de la grâce, c’est-à-dire de l’intelligence. Elle est lumière et
vérité.
*
Ce qui fait l’unique valeur de la sincérité, c’est qu’elle ôte la pré-
occupation. Et la préoccupation subsiste à la fois quand on est secret
et quand on est fin. [De toutes les formes de l’insincérité la pire est
celle qui vient de la mauvaise honte.]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 147

*
On peut consulter un spécialiste ; mais ce n’est qu’un instrument.
Et c’est toujours l’homme qui juge l’instrument. C’est lui qui le met
en œuvre en se proposant une fin et en fixant sa valeur. Mais dans le
choix et l’application du moyen, il a aussi une compétence, car il n’y a
pas de moyen qu’il ne faille prendre en même [214] temps comme un
acte qui tient à l’intelligence et à la vie.
*
Il faut avoir peu de livres, n’en prendre qu’un à la fois, n’être point
pressé de le quitter pour en prendre un autre, ne le point quitter avant
d’en avoir tiré non pas tout ce qu’il renferme, mais tout ce que notre
esprit renferme sur l’objet qu’il traite.
*
Le luxe au lieu de distinguer confond.
*
La société de Dieu ne doit pas être exceptionnelle et guindée, mais
naturelle, simple et constante. Il ne faut pas opposer à notre tendance
la plus familière une volonté abstraite, tendue et stérile, pour la vain-
cre et la détruire ; il faut l’utiliser et la tourner doucement vers le
Bien. Ainsi les inclinations individuelles favorisent la pente de chacun
de nous vers Dieu où elles se rejoignent et où elles se perdent.
*
L’effort nous partage et ajoute son propre trouble au trouble qu’il
entreprend de surmonter.
[215]
*
Il faut craindre à la fois d’être importun à ceux qui ne vous enten-
dent pas et resserré à ceux qui tournent vers vous leur cœur ouvert.
*
Notre conscience éprouve toujours un malaise dans les états pure-
ment individuels quand ils acquièrent du relief et de la force.
Le moi gagne en activité et en sérénité ce qu’il perd en individuali-
sation.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 148

*
Que le fini soit donné en même temps que l’infini, qu’il soit la ré-
alité concrète de l’existence, cela évite la difficulté de déduire le fini
de l’infini, l’introduction du temps avant l’ordre du temps. Cela joint
inséparablement l’acte au donné (dans la notion d’Être) en maintenant
leur distinction.
*
Les changements violents qui se produisent en un moment et pa-
raissent engager la vie entière n’ont ni profondeur ni durée.
[216]
*
Règles
1. Rompre tout de suite quand la communication manque, même
avec ceux que l’on aime. La sécheresse, la préoccupation sont accrues
encore par l’application.
2. La préoccupation d’un sujet tarit la source de l’invention et nous
jette dans l’artifice. Hors de la pensée préconçue et appliquée, les ob-
servations vraies et jaillissantes paraissent la monnaie courante de la
pensée et de la vie. Aller de celles-ci à celle-là, non de celle-là à cel-
les-ci.
3. Éviter de parler par énigmes et que votre langage soit simple et
uni comme le langage de celui qui vous écoute.
4. La recherche de l’expression nuit à la fois à la pensée et à
l’expression. Que le mouvement de la pensée reste vif et pressé.
L’expression sera toujours forte et nouvelle. Mais il ne faut pas parler
d’après des souvenirs ou d’après une observation extérieure et des-
criptive. Il faut rester toujours près de la source de la pensée en rap-
port avec l’émotion que suggère la sensation immédiate. Pour être li-
bre et vrai, il ne faut ni se proposer un but ni s’appliquer à copier une
ressemblance donnée (dans le présent ou dans le passé). Rester dans le
présent, mais dans un présent qui soit un acte. Le présent qui est une
donnée est toujours du passé. L’avenir est un acte qui n’est pas agi.
5. S’abstenir de jamais considérer en soi ou dans les autres
l’individualité (c’est ce qui crée l’amour-propre et les conflits de ja-
lousie). N’avoir d’yeux que [217] pour la vérité hors de l’individu, à
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 149

laquelle tous les individus participent. Ne pas tenir à son opinion : la


désindividualiser. Montrer à nu la vérité, et non pas une attitude à son
égard. Se confondre avec la vérité. Les opinions les plus fortes
n’engendrent qu’un amour impur et individuel, aucune conviction.
*
Penser l’infini, c’est penser la totalité de l’être, un attribut de
l’extension. On a pu dire que c’était un concept négatif. Mais penser
le fini, ou penser l’infini comme l’infini du fini, c’est lui donner une
compréhension.
L’infinité est une propriété essentielle de l’acte (comme puissan-
ce), et même dans notre intelligence on ne peut ni borner le pouvoir de
comprendre ni borner l’objet de son application. Ce n’est pas parce
que ce pouvoir se développe dans le temps qu’on peut le considérer
comme borné.
La puissance aristotélicienne est une notion intermédiaire, un
moyen de réaliser ce qui ne doit pas l’être.
*
La matière porte toujours les traces du passé, elle se confond avec
le passé, elle est irréformable. Il y a dans l’âme une partie passive qui
n’est que l’écho du corps ; mais notre âme est liée à un principe spiri-
tuel, toujours actif et nouveau, indépendant de toutes les passivités
qu’il domine. Et c’est pour cela que dans la vie de l’esprit il y a tou-
jours une jeunesse et une fraîcheur nouvelle, un premier mouvement
et une création.
[218]
*
L’amour le meilleur dégage et fait agir la meilleure partie de nous-
mêmes : nous retrouvons dans un autre le caractère universel de notre
intimité la plus haute ; l’amour est le moyen et l’interprète de la vie
divine. Ce n’est pas l’individu qui s’épanche ; il sent avec une tran-
quillité pénétrante son individualité fondue dans une spiritualité qui
l’embrasse, qui est la chaleur et la lumière du monde. L’objet aimé est
le témoin de l’esprit saint ; son individualité permet au moi de se dé-
passer lui-même en entraînant les formes particulières de son âme et
de sa chair. Ainsi l’égoïsme se trouve du même coup satisfait et aboli.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 150

Mais il y a comme rançon un danger qui risque de faire de l’amour la


recherche avide des émotions, un égoïsme à deux, une ambition et une
furie.
*
La mémoire ne ressuscite pas le passé matériel ; elle ne peut
l’évoquer dans le présent qu’en le spiritualisant. Ainsi elle ne garde
pas du passé une sorte de squelette inerte, elle en garde cette activité
dématérialisée qui est l’essence des choses, qui les fait participer à
l’éternité. Il y a un culte matériel des souvenirs qui est le culte de la
mort et un culte spirituel des souvenirs qui est le culte même de la di-
vinité.
[219]
*
Il y a un certain degré de la vie intellectuelle où notre être sensible
n’est pas seulement éclairé par l’esprit, mais dévoré et consumé par la
flamme de l’esprit. Rien en nous n’est diminué pourtant : tout est
transposé.
*
Une nature amoureuse ne connaît pas les crises violentes du sang ;
elle est pénétrée par une continuelle langueur.
*
Un regard droit et ferme évite les tourments et les scrupules de
l’amour, lui ôte son charme troublant et l’empêche de naître ou réalise
aussitôt ses bienfaits.
*
Il faut, pour qu’un Amour se déclare, qu’il soit sûr du succès ; s’il
n’est pas sûr du succès, il n’est pas légitime ; de telle sorte que s’il ne
se réalise pas, c’est pour ne s’être pas déclaré ; à peine né, il s’est
étouffé lui-même dans la timidité et le scrupule. Il y avait un germe
bien vivant ; il n’y aura pas de moisson parce que la terre était ingrate,
défiante, peuplée de ronces et de mauvaises herbes.
[220]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 151

Le Soleil crée les couleurs ; il révèle les formes : il ne les crée pas.
Ainsi notre entendement crée les concepts, mais rencontre dans le
sensible une résistance à laquelle il faut appliquer le concept et qui lui
donne une figure. [Le Soleil qui est un être fini est l’image de
l’entendement, non pas de l’intelligence.]
*
Panthéisme. — Il faut se relier au Tout sans s’y perdre. Le pan-
théiste abolit son individualité et la dissout beaucoup moins dans le
Tout que dans la masse confuse des êtres individuels qui
l’environnent. L’idée du Tout se distingue si bien de la somme des
êtres qu’en s’y reliant l’être acquiert la conscience la plus aiguë de sa
propre individualité et de ce qui la fonde.
Le panthéiste se fond dans le Tout par les sens au lieu de s’y re-
joindre par l’intelligence. L’intellectualisme ne glissera jamais vers le
panthéisme parce que l’intelligence individualise. [L’impiété dans le
panthéisme est de croire que l’on peut mesurer l’acte de la pensée au
sensible qui est donné ou imaginé.]
*
Le principe suprême est la Pensée parce qu’il n’y a pas d’objet qui
puisse être au-dessus de la pensée même la plus humble. Il n’y a pas
de principe dans l’ordre de la matière parce qu’il n’y a pas d’objet tel
qu’on en puisse concevoir un autre plus parfait et plus [221] grand.
Tous les objets que nous pouvons concevoir sont à la mesure de notre
être borné, mais, en tant qu’elle agit, notre pensée n’a pas de bornes,
elles a la simplicité et la fécondité du principe même des choses.
[L’acte pur est simple, parfait, premier et créateur parce qu’il est sans
contenu ; il n’est pas la réalité ; il est supérieur à toute réalité ; et la
réalité ne peut être posée que par lui qui est le principe et la source.]
*
Dans l’ordre de la matière, c’est la Mort qui réalise les choses en
les fixant pour l’éternité.
*
Ceux qui croient que tout est périssable périront parce qu’ils identi-
fient leur être tout entier avec ce qui en eux est réellement périssable.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 152

Ai-je consenti à l’être ? Je ne puis consentir à être matériellement,


mais il me suffit de penser pour consentir par un acte créateur à exis-
ter comme être pensant.
*
La relativité de la grandeur exprime dans le monde de l’espace le
caractère univoque de l’existence.
[222]
*
Si l’existence est univoque, on échoue et on tombe dans la petites-
se dès qu’on veut grandir l’expression matérielle et les images à la
hauteur de la vie de l’Esprit. [Le très bon Vigny, le très bon Lamartine
et leur densité nue.]
*
Il faut réaliser ses désirs ou n’en point avoir ; rien ne nous trouble
tant qu’un désir non réalisé.
*
La Nature acquiert une beauté admirable et touchante, une grâce
lumineuse et tranquille, non point par les émotions de l’âme, mais par
ce rayon simple et vibrant de l’esprit qui l’éclaire comme il l’a fait
être.
*
Une pensée sincère et forte crée autour d’elle la solitude, quelque-
fois l’hostilité, toujours la timidité (elle peut n’être elle-même qu’un
reflet).
*
Celui qui juge que l’univers n’est pas parfait ne voit que la matière,
encore veut-il absurdement que la matière pourtant ait la perfection de
l’esprit qu’il ne voit pas, mais qui éclaire ce qu’il voit. Or dans cet
éclairement la matière devient belle, de toute la beauté, puisque [223]
la beauté est le reflet de l’esprit qui comprend la matière et que, dans
ce reflet, il s’exprime tout entier, lui le Tout-parfait.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 153

Il y a deux sortes d’indifférence : l’une est ennui, faiblesse et pas-


sivité, l’autre activité, consentement et joie.
*
La mémoire et la certitude que tout passe sont les deux garanties de
notre spiritualité et de notre éternité.
*
L’érudition est une forme matérielle et démocratique de la littéra-
ture. Il y a un souci de l’exactitude des faits qui dispense de penser.
*
Le consentement à la mort n’est pas toujours l’acceptation passive
et bienheureuse de la volonté divine. Il y a en lui sans doute un certain
renoncement à l’égoïsme sensible, mais inséparable souvent d’une
indifférence qui est un manque de goût à la vie, une paresse à l’action.
Le consentement à la mort peut ressembler à un suicide sourd, à un
abandon spirituel ; on consent à la mort comme on pense à se la don-
ner.
[224]
*
Il faut dire la volonté de Dieu et non l’ordre divin, car l’ordre n’est
que l’expression dans le champ de la matière d’une puissance spiri-
tuelle.
*
Rien de plus encombrant pour l’esprit comme pour le corps que
l’oisiveté de ceux qui nous entourent. Dans une personne chère, rien
de plus troublant que de la sentir préoccupée d’un objet différent de
celui auquel on s’applique et, bien qu’unie à nous, de ne pas la sentir
confondue avec notre état présent. Cela est d’autant plus vrai que cet
objet est plus près de notre esprit et qu’on s’y porte malgré soi en
même temps qu’elle et sans elle.
*
Il faut toujours que notre pensée soit extrême et notre action modé-
rée.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 154

Quelle force pour affirmer, pour convaincre et pour agir chez celui
qui est toujours placé au point de vue de l’universalité et de l’esprit
(non du moi, ni de l’opinion, ni de l’intérêt).
[225]
*
Dans la matière le concret est toujours particulier, dans l’esprit il
est universel.
*
Une grâce, et peut-être la plus commune de toutes les grâces, c’est
la musique et la voix musicale.
*
Il n’y a pas de premier commencement dans l’œuvre de la grâce, et
pour la désirer il fallait déjà la posséder.
*
[La Genèse] Un acte serait une possibilité pure s’il n’était pas
créateur, s’il ne pouvait pas se contempler lui-même dans sa création.
On n’évite pas le dédoublement en faisant de l’acte pur la cons-
cience de l’activité.
On ne peut concevoir un acte infini ; mais tout acte est un absolu.
La lumière engendre la couleur ; mais le rayonnement enveloppe le
monde des couleurs : il est lui-même une couleur. Il y a toujours com-
patibilité de l’acte et de son objet.
Il n’y a pourtant pas distinction entre l’intellect et ce qu’il éclaire,
ni entre l’action et le passé de l’action. Il n’y a distinction qu’entre
l’identité de l’acte et la réalité de son contenu. Ce contenu n’est pas
donné avant l’acte, mais il l’individualise et le multiplie.
[226]
Ainsi naissent les êtres particuliers. Dans aucun d’eux l’identité
sans partage de l’esprit ne se trouve limitée. Mais ce qui les limite est
leur contenu individuel, ce par quoi ils se distinguent les uns des au-
tres.
Dieu n’est pas la somme des existences finies, il en est le principe.
Elles expriment l’abondance de sa réalité.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 155

Dieu est l’identité pure en acte : elle ne peut se réaliser que par la
création, c’est-à-dire par l’infinité des esprits individuels ou des actes
particuliers (l’infinité de l’espace et du temps). Du même coup
s’introduit la matière, une donnée pour chaque esprit.
Un esprit ne peut être individualisé qu’en se liant à un corps, c’est-
à-dire en devenant une âme.
L’exercice de l’activité spirituelle pure suppose du même coup
l’apparition d’une âme et par suite de son corps et de tous les autres.
Ce n’est pas le panthéisme parce que si les êtres découlent d’un
principe, ils ne le forment pas et même ils doivent remonter à lui pour
prendre conscience de leur être et de leur fin.
Le principe est indépendant des êtres particuliers, puisque les êtres
particuliers s’abolissent et se rejoignent en lui par l’acte intellectuel.
La mort abolit tout ce qui est né dans le temps : la conscience mê-
me du moi est dénouée par elle de la servitude de la matière et retour-
ne au principe qui fonde dans l’éternité l’ordre des choses temporel-
les.
La mémoire est l’image temporelle de notre éternité spirituelle.
Celle-ci est semblable à une mémoire parfaite ramassée en un point.
[Le signe empirique des derniers moments.]
[227]
*
Aucun de nos états d’âme n’est caché à Dieu parce que Dieu est la
totalité même de la vie spirituelle.
*
Il ne suffit pas de connaître Dieu comme la lumière par une vue in-
tellectuelle ; il faut encore l’entendre comme une musique par une au-
dition du cœur. Et on peut aussi le toucher, le sentir et le goûter par
une sorte de symbolisme de la chair dans les opérations de l’esprit.
L’esprit embrasse toute la connaissance sensible, la fonde et la dépas-
se.
*
Le présent du temps est le point où l’esprit et la matière viennent
coïncider et affleurer dans la réalité. C’est le signe sans doute qu’ils
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 156

ne peuvent pas exister séparément. Mais leur distinction est celle du


passé et de l’avenir. Car ce présent donné que le passé vient de fixer,
c’est la matière, et cet avenir indéterminé qui est le champ de la créa-
tion n’est, avant d’être réalisé, que l’élan de notre pensée, considérée
comme puissance. Mais l’esprit domine le temps dans un présent éter-
nel, non la matière qui est donnée à un esprit fini. De telle sorte que le
passé de la matière n’est rien tandis que le passé de notre esprit adhère
encore dans la mémoire au moi présent : la mémoire est la persistance
inévitable de la spiritualité attachée à notre perception de la matière. Il
n’y a pas mémoire des états intellectuels, car on ne [228] peut les faire
revivre sans qu’ils soient de nouveau en acte. Le souvenir de la per-
ception au contraire est un acte sans données, par suite une perception
creuse et sans réalité ; il rend l’esprit passif sans lui donner un objet ;
c’est une sorte de rêve intérieur.
Dans l’avenir l’esprit agit sans traîner après lui des données qui
n’ont pas encore été réalisées. De là l’impossibilité de prévoir, sauf
dans l’ordre mécanique, où l’esprit est assujetti. De là l’impossibilité
de se représenter une division du temps avant les événements qui le
remplissent. [Bergson est obligé d’imaginer que ce sont les mêmes
états qui reparaissent, ce qui est contradictoire dans la durée. Il n’y a
d’identité que dans les actes ; tout ce qui apparaît avec le caractère
d’un état, d’une passivité est divers et nouveau.]
*
Un seul esprit, agissant toujours de la même manière, obtenant
l’unité active et parfaite de la connaissance malgré et par la multiplici-
té des organes, c’est l’image des rapports de Dieu et du monde. Et
bien qu’on ne puisse les séparer, c’est l’esprit qui fonde et soutient
toute la connaissance sensible, de sorte que celle-ci ne peut exister que
par lui (sans qu’on puisse dire le contraire), comme le monde est fon-
dé et soutenu par Dieu. [La multiplicité des sens doit être dérivée de
l’unité de la pensée.]
*
La mémoire est un palais spirituel ; mais j’en connais qui en font
un musée de momies.
[229]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 157

Si l’âme est un esprit individualisé et devenu passif, il n’y a pas de


difficulté à admettre qu’elle subisse certaines empreintes comme le
corps et que les images subsistent en elles sans être connues de nous
jusqu’à ce qu’un acte de l’esprit leur donne la vie de nouveau.
L’image n’est pas un état identique capable de se déplacer sur la ligne
du temps ; tout état est situé en un moment unique de la durée ; mais
la passivité présente de l’esprit s’en trouve modifiée. Et de même que
dans l’état présent de la matière on peut retrouver tous ses états anté-
rieurs, de même dans la passivité présente de l’esprit on peut décou-
vrir tout ce que nous avons subi. Seulement dans l’ordre de la matière
le présent n’était pas consubstantiel au passé, puisque le passé n’est
plus rien, tandis que dans la mémoire, l’esprit qui domine le temps
retrouve dans son contenu actuel la spiritualité tout entière de l’image
ancienne.
*
Les espèces ne sont une idée ridicule que parce qu’elles matériali-
sent un acte de l’esprit. [Cela est vrai des espèces sensibles de
l’ancienne philosophie. Mais cela est vrai des espèces des naturalistes,
des idées !]
*
Aug., Liv. X, ch. 8 : « Je suis si grand que je ne comprends pas
tout ce que je suis. Donc mon esprit est trop étroit pour se contenir lui-
même et il n’a pas [230] assez de capacité pour connaître où il est et
ce qu’il est. »
Et ceci marque bien non seulement l’étroitesse de mon regard indi-
viduel, l’infinité de l’Esprit éternel à laquelle mon esprit participe,
mais la richesse aussi de la mémoire qui ne se découvre que par une
suite de clartés.
*
Il y a au fond de tous les grands systèmes intellectualistes une véri-
té que l’on a obscurcie et adultérée en faisant de l’intelligence un ob-
jet, en introduisant en elle les caractères de la matière.
Aussi le platonisme est la forme la plus représentative de
l’intellectualisme. Et de fait Platon réalise les idées comme des choses
(assimilation contre quoi protestent justement les nominalistes) et il
substitue à l’Activité pure de l’esprit la réminiscence qui suppose que
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 158

toute la réalité intellectuelle consiste dans les images fixées de la mé-


moire. La mémoire est au contraire une forme dégradée de l’esprit.
*
La mémoire, c’est mon esprit individuel borné à la sphère de mon
expérience et passif comme elle ; il est clos comme le champ de mon
héritage ; celui-ci rejoint la Terre et contient toute sa substance ; ainsi
la mémoire participe à l’Esprit et reçoit toute sa lumière. Elle est dé-
passée et soutenue par lui, elle est indivisible de son activité qu’elle
détermine et limite ; ainsi les bornes de mon champ supposent
l’ampleur de la matière, toute [231] la vie qui l’anime, l’ordre qui les
a fixées et qui les garantit.
*
La mémoire est la passivité de l’Esprit ; elle exprime la participa-
tion à l’Esprit pur de l’être individuel ; aussi est-elle bornée et succes-
sive ; aussi nous offre-t-elle des images qui s’imposent à nous comme
des choses. On saisit dans la mémoire l’objectivation de la Pensée et
le souvenir est intermédiaire entre l’acte et l’objet. Pour l’individu, le
souvenir est seulement un résidu de l’objet ; mais ce qu’il en garde,
c’est précisément l’acte spirituel qui permettait à l’entendement de le
penser et qui d’abord l’avait appelé à l’être.
*
Le rappel volontaire des souvenirs exprime dans la sphère limitée
de notre expérience la création spirituelle du monde par l’activité di-
vine.
Le monde des souvenirs est l’analogue du monde de la Pensée di-
vine et la figure dans les êtres finis.
*
La philosophie moderne considère comme sa grande victoire
d’avoir substitué la recherche de la cause à la détermination de l’idée.
Mais elle s’engageait par là dans l’empirisme en attribuant au temps
un caractère créateur et premier. Elle s’interdisait la recherche des
formes pures de l’intelligibilité, le rapport avec les actes éternels de
l’activité primitive.
[232]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 159

Il y a une certaine identité entre la mémoire et l’esprit qui fait que


c’est une même chose de dire « avoir dans la mémoire » et « avoir
dans l’esprit ».
*
C’est la fonction la plus légitime de la Matière et la plus naturelle
de nous fournir des images de la vie spirituelle. [Ainsi la beauté du
style est fondée sur un rapport métaphysique.]
*
La même curiosité qui nous froisse chez un indifférent nous froisse
encore de ne pas naître ou de n’oser pas se manifester chez ceux que
nous aimons.
*
Il subsiste toujours de la réserve et des scrupules dans l’amitié tant
que l’on n’a point surmonté les sentiments individuels. L’individualité
est abolie quand l’amitié est parfaite. Et l’amitié est divine parce que
l’être au lieu de s’y diminuer perd ses limites.
*
Je vous demande de tout quitter pour me suivre ; mais soyez cer-
tain que je vous rendrai tout avec un goût meilleur, plus fort et plus
pur.
[233]
Quand on demande le renoncement, il n’est que provisoire, et par-
ce que nous vivons dans l’ordre du temps. Il équivaut à l’œuvre de la
purification. Cependant l’être purifié devient capable de jouir et d’agir
avec plus d’aisance et plus de clarté ; il est devenu plus vif, plus agi-
le ; il a acquis plus de vie et plus d’élan en se débarrassant de ses
souillures. Loin de rien perdre, il a donné à son activité toute la force
et toute l’ambition inséparables d’une nudité consciente de soi.
*
La vue n’est pas seulement un sens particulier : elle embrasse tous
les sens, comme l’intelligence embrasse toutes les formes de la
connaissance et du sentiment.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 160

Ou bien le prédicat de l’existence s’applique au temps et tout ce


qui le remplit est donné en une fois, ce qui est contradictoire [l’Être],
ou bien le prédicat de l’existence ne s’applique pas au temps et il n’y a
d’existence qu’hors du temps, c’est-à-dire dans le présent, bien que le
temps soit une forme actuelle de la connaissance [l’apparence].
*
Il est vain d’objecter qu’en identifiant l’existence au présent nous
sommes le jouet d’une illusion produite par les formes verbales. Mais
si la forme verbale du présent est seule apte à représenter l’existence,
c’est [234] un signe et une conséquence du principe métaphysique, ce
n’en est pas l’origine.
Contre tout le nominalisme s’élève la même objection qu’on ne
peut tirer l’idée du langage qu’à condition que le langage la représente
d’abord.
*
L’existence est toujours par soi, bien que telle forme d’existence
soit toujours par une autre. Dire qu’elle est par soi, c’est dire qu’elle
est distinction pure, elle ne peut l’être que si elle réside non plus dans
une donnée, mais dans un acte intellectuel.
L’existence donnée convient avec l’existence pure en ce qu’elle est
la distinction réalisée.
À la limite, la matière pure qui n’est que donnée existe seulement
dans mon esprit individuel et par lui : elle est une apparence pure.
Existe-t-il de la matière pure ? C’est ce que nie le monadologisme.
S’il n’existait pas de la matière pure, il n’existerait pas de la matière
donnée. Et la matière pure est partout, douée comme telle, c’est-à-dire
comme apparence, ou comme objet, d’une existence absolue. Sans
cela il n’y aurait pas continuité entre la matière et nos corps. La force
individualise la matière pure, l’âme la vie et l’esprit les âmes.
L’esprit exerce les mêmes rapports à l’égard de l’âme (c’est sur el-
le qu’il agit) que l’âme à l’égard de la force (c’est sur elle qu’elle
agit).
Ce double rapport fonde la distinction du corps propre et des corps
étrangers. Ils sont l’un et l’autre des moyens, mais le corps propre, de
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 161

l’esprit par le ressort de l’âme, [235] et les corps étrangers, de l’âme


par le ressort de la force.
L’âme est passive à l’égard du corps propre et même elle n’agit pas
sur lui, mais porte son action immédiatement sur les corps étrangers.
La force, élément commun de notre corps et des autres corps, explique
cette action. Mais l’âme n’agit pas sur notre propre corps, puisqu’elle
est le corps même considéré par sa face intérieure.
Ainsi il n’y a que l’Esprit, mais il y a aussi les limites de l’esprit,
son champ d’action et ses moyens. Et cela doit être déduit de l’esprit.
[Il y a un tissu d’apparences qui est plein et continu.]
*
C’est un très bon signe de faire souvent l’épreuve de la sécheresse.
Celui qui ne la sent point est incapable aussi de la ferveur.
*
D. a raison de considérer la société comme transcendante par rap-
port à l’individu. Mais c’est une transcendance d’individualité. La so-
ciété aussi est un individu. Elle n’est pas un principe moral de
contrainte, mais un principe matériel. Et la dépasser, c’est comme dé-
passer l’instinct individuel ; il a sa place dans le monde et il faut sous
peine de renoncer à l’existence (toujours déterminée) lui garder la for-
ce et l’élan. Il est fondé dans un principe plus élevé. De là l’ambiguïté
du devoir patriotique : il paraît sacrifier l’individu et ne le sacrifie
qu’au profit d’une individualité plus large [236] dont l’individu fait
partie et qui est pour lui-même une condition d’existence. Ce sacrifice
fournit une image de l’universalité du devoir moral et pourtant le sen-
timent patriotique a le caractère aveugle et instinctif des sentiments
personnels et égoïstes.
C’est pour cela que les sociétés représentent comme les individus
des déterminations de la nature, de la matière, de la force. Nous les
subissons comme notre corps. Et il est peut-être aussi vain de vouloir
les nier que de vouloir nier notre corps, ou les choisir que choisir notre
corps. Il faut, sans nier notre vie corporelle, qu’elle soit éclairée par la
vie intellectuelle. Il ne faut pas se soustraire au devoir patriotique, il
ne faut pas le devancer ; car dans le premier cas l’individu ne songe
qu’à lui, dans le deuxième cas il se dépasse lui-même, mais pour
considérer que la forme suprême de la moralité est dans un individua-
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 162

lisme agrandi. Il ne faut pas s’étonner que l’individualisme du 20ème


siècle ait pu conduire au patriotisme le plus vif. Purifier le patriotisme,
c’est comme pour les sentiments individuels le purifier de tous les
égoïsmes jaloux et haineux.
Il n’y a que deux formes de la vie collective proprement dite : la
vie sociale et la vie patriotique. Et ce que l’on dit de l’une s’applique
aussi à l’autre. [Il faut dire de la famille tout ce qu’on dit de l’individu
et de la patrie. Cependant c’est une société d’élection individuelle,
nécessaire par notre infirmité, par nos instincts, par notre rapport à la
société tout entière, où nous devons vivre, mais sans nous laisser ab-
sorber.]
*
C’est souvent par une folie de l’amour-propre et non point par sa-
gesse que l’on désire la sagesse et que l’on s’y complaît.
[237]
*
De ne point demander et même de ne rien désirer, c’est l’effet sou-
vent d’un amour-propre délicat et fort et non point de la sagesse.
*
Sur le style. — C’est au moment où la pensée est encore chaude et
fumante qu’il faut pousser l’expression jusqu’au dernier point. Il ne
faut pas revenir à elle quand le foyer intérieur est éteint : votre œuvre
pourrait avoir de l’habileté et même de l’agrément, mais elle serait
artificielle, extérieure et sans contenu, comme un vêtement sur un
mannequin. Le style n’est pas un vêtement, mais la ligne même du
corps nu.
*
On peut être à la fois lâche devant le danger imaginé, clair et cou-
rageux dans le danger présent.
*
Le besoin de solitude est un signe de faiblesse et la faculté de soli-
tude un signe de force.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 163

Il est plus choquant encore d’être découvert pour des indifférents


que secret pour des amis.
[238]
*
Sur l’immortalité. La vie ne s’y distingue plus de l’être. Tous les
événements passés nous apparaissent dans un moment. Ils nous sont
familiers sans être des copies d’un passé mort. Nous sommes des
spectateurs de notre rôle. Il n’est rien dans notre jeu d’ancien ni de
nouveau, puisque l’acte de notre être se confond avec notre être mê-
me.
*
Quand on regarde les choses hors de soi, il ne peut jamais y avoir
coïncidence entre la connaissance et son objet. Aussi peut-on soutenir
que toutes les opinions se valent et on aboutit de nécessité au scepti-
cisme.
*
Il est impossible d’entrer dans la guerre sans trouver aussitôt un
motif grand et noble de la faire.
*
Ce n’est pas un mystère que l’âme survive au corps, puisque la
mémoire, bien que liée au corps, survit indéfiniment à l’état du corps
qu’elle évoque.
*
Il y a beaucoup d’hommes qui sont moins attendris par la souffran-
ce qu’embarrassés par la présence de celui qui souffre.
[239]
*
On a presque toujours vu la vérité sans la connaître avant de la voir
en la connaissant.
*
La vie se désaxe quand l’amour de Dieu vient traverser l’amour
des créatures : celui-ci ne va plus jusqu’au dernier point et il appelle la
jalousie. De telle sorte que si l’amour parfait des créatures est
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 164

l’expression de l’amour parfait de Dieu, il ne faut point pourtant qu’il


entre en balance avec lui. Et Dieu pour être pleinement aimé doit être
pleinement oublié. [Mais pour aimer Dieu dans la créature même en
l’oubliant, il faut avoir connu l’amour de Dieu et l’oubli de la créatu-
re.]
*
L’amitié surmonte les limites et la solitude de la chair ; pourtant il
subsiste toujours quelque absence spirituelle dans ceux que nous ai-
mons, comme une indépendance corporelle ; et c’est la plus grande
misère de la condition humaine. [Quand il s’agit de la vie de l’esprit,
la misère est de sentir ici même la relativité et la servitude.]
*
Si les autres hommes n’ont pas peur de vous voir approcher, s’ils
ne savent pas en vous voyant qu’ils vont être dérangés, c’est que vous
n’êtes pas occupé [240] de grandes choses ; c’est que votre action sur
eux ne va pas au delà de la surface.
*
Que de matérialisme à vouloir seulement pour reconnaître la Foi
connaître si l’on admet l’historicité de l’Évangile. Les Juifs ne veulent
qu’un Dieu de chair, et lorsqu’il s’est présenté, ils n’ont pas reconnu
la divinité à travers la chair. Les chrétiens qui n’ont pas connu la chair
du Christ ont une foi spirituelle. Et il n’y a d’embarras que chez ceux
qui ont vu et qui ont cru, car ils se sont jetés tour à tour sur la chair du
Christ et sur l’esprit de Dieu.
Il y a dans toutes les religions le sens spirituel le plus profond. Il ne
s’agit pas de les concilier en les appauvrissant. La plus proche nous
donne aussi la nourriture qui nous convient le mieux. La véritable vie
de l’esprit s’associe aux images de la matière ; elle s’associe à toutes
et non point à quelques-unes par privilège. On veut élever par celles-ci
ce qui fait nos propres bornes jusqu’à la dignité de l’absolu et de
l’esprit. [Le sacré.]
*
Dieu préserve les jeunes gens maigres et ardents de s’ensevelir à
l’âge d’homme dans la graisse du corps et de l’esprit !
[241]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 165

*
Celui qui a quelque chose à dire sait parler : l’on ne tremble que
par inexpérience de l’art de la parole, mais il faut être supérieur à tous
les arts, — par défaut de pensée ou de clarté dans la pensée, mais alors
il ne faut pas parler, — par crainte des autres hommes, du vêtement et
de l’impression, mais on ne doit avoir de regard que pour la vérité, —
par un trouble et une timidité inséparables de l’analyse de soi, mais la
vérité est hors de nous et pourtant unie à nous et pour l’atteindre il
faut s’être dégagé des langes de l’individualité. [Par l’émotion la pen-
sée exprime son intériorité et par l’expression son universalité.]
*
Celui qui veut apprendre veut mourir ; il n’y a que celui qui veut
trouver qui veuille vivre. Et celui qui veut apprendre a confiance dans
le travail fait ; celui qui veut trouver sait que nul travail ne compte et
ne laisse de traces, que la vérité est éternelle et que l’esprit doit seu-
lement s’ouvrir pour la recevoir.
*
La vie spirituelle est toute de grâce : c’est celle où l’on récolte sans
avoir semé.
*
Ceux qui abandonnèrent Jésus. Ils l’abandonnèrent tous. Et que pas
un ne soit resté, c’est le signe sans [242] doute de la faiblesse humai-
ne. Et si l’un était resté, encore aurait-il fallu mettre en doute la pureté
de ses sentiments.
*
L’orgueil est une sorte de vice double, car il suppose que la vertu
existe encore au moment où il l’anéantit.
*
Quand tout est fini, quand le passé est là, il semble parfois que
l’occasion d’agir nous ait été volée d’un coup par un larron.
*
Il y a parfois une sorte de joie grossière et qui vient de ce que les
scrupules ne sont pas nés au lieu qu’il faut qu’ils aient grandi pour
être ensuite surmontés.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 166

*
On se délasse de la tension de la solitude par la joie physique et par
la société. Mais de la tension de l’amitié, il faut se délasser par la soli-
tude.
Qu’elle nous pousse à ce délassement, quel signe de sa hauteur et
de sa perfection ! [Cela aboutit à une autre tension. Mais puisque
l’amitié est une société plus étroite, combien la société paraîtrait vide
et fastidieuse après l’amitié !]
[243]
*
Toute la métaphysique morale consiste dans un effort pour faire
coïncider l’ordre des préférences avec l’ordre de l’Être.
Mais la difficulté provient de ce que toutes les préférences possè-
dent l’Être et que l’Être est univoque.
On compromet la métaphysique elle-même en voulant introduire la
hiérarchie dans l’Être. Et c’est le dernier point où l’on se jette pour
trouver un principe premier de la vie morale.
Mais il faut considérer non point l’Être, mais l’acte de l’Être ; de
plus il faut considérer son développement dans le temps ; il n’y a pas
de moralité extra-temporelle.
Or dans le temps on peut distinguer l’Être de son acte. Une distinc-
tion est possible parce que l’individu a apparu.
La moralité consiste dans la vie spirituelle de l’individu. Elle n’est
pas un état. Elle ne comporte pas de règle. Elle possède une unité par-
faite, bien qu’elle ait des éclipses. Elle ne renonce pas à la matière ;
elle l’éclaire. Elle est l’opposé de la passivité. Elle est tournée vers
l’avenir, comme la spontanéité. Elle est intelligente, mais elle ne cal-
cule pas. Elle est active et joyeuse, bien qu’elle compte pour rien la
matière à laquelle elle s’applique. Elle regarde toujours vers les autres
hommes, bien qu’elle réside tout entière dans l’intimité de la person-
ne. Elle est conscience, lumière et acte. Rien n’est plus universel, mais
rien de plus concret, de plus intérieurement, de plus étroitement vivant
et propre. Elle est acceptation et confiance. Elle [244] est un renon-
cement à tous les points de vue particuliers. Par là elle reconnaît à
chaque être sa valeur et sa place à l’égard de Dieu.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 167

Cependant l’ordre des préférences est un ordre relatif, d’abord par-


ce qu’il faut que l’avenir où s’exprime notre acte surpasse le passé, —
qui est mort et accuse nos limites, — ensuite parce que, à l’égard de
l’individu, toutes les actions et toutes les choses prennent une valeur
particulière, selon leur proximité avec nous, l’aide ou l’obstacle
qu’elles apportent à la transformation de notre individu en personne.
[Le monde spirituel, étant le monde des actes, est aussi le monde du
devoir-faire. Et le devoir proprement dit consiste dans un effet exercé
par l’acte sur l’être.]
*
On reconnaît les grandes et bonnes actions que l’on accomplit à ce
signe qu’il semble que l’on n’agit pas par soi, tandis que les actions
médiocres sont l’effet de notre volonté et laissent après elles du mé-
contentement et de l’impatience. [Il en est de même pour les pensées
et pour les paroles.]
*
Il ne faut pas s’appliquer aux détails, mais les détails même ont le
plus de perfection quand ils découlent par une voie naturelle des prin-
cipes et des ensembles. [Que dans la pensée même la plus bornée on
ne perde pas de vue le principe suprême qui lui donne la chaleur et la
vie !]
[245]
*
Celui qui n’éprouve pas avec vivacité l’égoïsme et l’amour, les
sentiments domestiques ou patriotiques, est plus apte à une intimité
intellectuelle délicate et pénétrante, à une union active, constante et
paisible avec Dieu. Dégagé de l’individu, il atteint aussitôt la person-
ne, la conscience la plus profonde du moi, au point où elle rejoint
Dieu.
*
La vertu consiste d’abord à accepter de vivre, à ne se point suici-
der ; et parmi les amants de la mort il faut nommer tous ceux qui
cherchent l’aveuglement, la préoccupation, l’oubli, la distraction,
l’entretien de l’ivresse passionnelle. [On vit d’autant plus pleinement
que l’on cherche moins à remplir sa vie.]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 168

*
La vertu est d’abord d’accepter, précisément parce que nous ne
nous sommes pas créés nous-mêmes. [N’employons pas le mot de ré-
signation qui implique toujours une attitude impie et désapprobatrice.]
*
Percevoir d’un coup d’œil l’ordre de la nature, c’est jouir dans le
même temps de la fleur et du fruit.
[246]
*
Abominable de faire de « l’esprit critique » l’objet principal de
l’éducation. [Et l’imagination ? Et la spontanéité ? Et les facultés créa-
trices ? Le dédoublement dans l’esprit critique. Prendre tout comme
objet et en spectateur.]
*
La pensée de l’universel, au lieu d’abolir l’individualité, lui donne,
à son rang, toute sa force.
*
Nul à qui la vérité est cachée n’est caché à la vérité. [C’est le fait
de l’ « individualité ».]
*
L’éducation est une fonction sociale ; c’est à l’être social qu’elle
s’adresse, non point à l’individu ni à l’homme. Aussi va-t-elle non
point à la découverte de la vérité ou à l’intimité des rapports de
l’amitié, mais au respect des lois et aux conditions de la vie collective.
— De là la valeur de l’éducation en commun. — Pourtant on agit
d’autant plus dans l’éducation qu’on s’adresse davantage à l’individu
et à l’homme, et moins au membre du groupe.
[247]
*
La soumission aux lois est tout extérieure : elle n’engage pas l’être
intérieur. Elle est d’autant plus facile que l’individu a moins d’amour-
propre, qu’il a une vie intime plus délicate et plus indépendante : car il
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 169

ne cherche pas alors à l’exprimer hors de lui, il n’en tire aucune satis-
faction de vanité.
Il faut pourtant que la matière exprime toute notre pensée. Mais ce-
la n’est réalisé que si la Pensée, dans ce qu’elle a de personnel,
s’exprime aussi dans des actes individuels et retirés, étrangers à tout
caractère public, que si la Pensée, dans ce qu’elle a d’universel,
s’exprime par des actes ayant un caractère spirituel, religieux, catholi-
que, que si la Pensée, dans ce qui la rattache au groupe où nous vi-
vons, se désindividualise et, sans prétendre atteindre la catholicité, se
laisse pénétrer par les sentiments du groupe, s’y soumet mais en ob-
servant en eux une limitation et une expression du principe intellectuel
de toute existence. [Autrement c’est la confusion universelle.]
Il y a un degré où la soumission n’engage en nous ni l’individu ni
la personne. L’individu s’y complaît ou en souffre, il ne la juge pas.
La personne peut s’en affranchir, comme elle se désindividualise.
C’est le grand conflit. [Un conflit au 2ème degré, en raison du caractère
sacré du social pour l’individu.]
[248]
On n’a pas le droit de se plaindre de la société sans se croire capa-
ble de la réformer et le faire.
*
Sur les nombres
Le nombre 6 : cristaux de la neige, cellule de l’abeille et de la guê-
pe, polygone inscrit dont les côtés sont égaux aux rayons.
*
3 couleurs pour le vêtement :
— Bleu de ciel, bleu de roi (femmes), à formes souples pour le
premier, nettes pour le deuxième. — Bleu marine (à formes nettes) ou
pelucheux (formes souples).
— Exclure l’ardoise.
— Jaune sans aucun mélange de rouge ni de brun terreux, les jau-
nes n’iront que vers l’or ou le jaune d’œuf. Ils auront la transparence
tant qu’ils seront clairs, la souplesse s’ils sont pelucheux.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 170

— Gris noir et blanc ou l’éclairement sans la couleur. Les gris se-


ront toujours unis, un peu pelucheux et souples.
Le gris se suffit, ou peut s’associer au blanc et au noir. Le blanc et
le noir peuvent être associés tous deux au bleu et au jaune. Le jaune
est actif et même ardent. Le bleu est d’une délicatesse réceptive.
L’éclairement situe l’être, mais ne l’affirme pas. On variera les cou-
leurs selon la lumière, les saisons, les circonstances et l’état d’âme.
[249]
*
Je voudrais que mon fils devînt médecin ou philosophe selon qu’il
serait plus attaché au corps ou à l’esprit, et s’il était médecin, qu’il
allât jusqu’à la philosophie, s’il était philosophe, qu’il puisât dans la
médecine le sens concret de l’intimité charnelle et de ses mouve-
ments. Il faut avoir le goût de la connaissance et de la simplicité des
mouvements naturels. Soyez médecin, mais non point juriste. Il faut
toujours que la technique soit assimilée et dépassée par la vie. J’ai
également en horreur le juriste, le politique, l’industriel et le militaire.
*
Le cours de ma pensée se modèlera sur le cours des saisons.
*
Laisser guider ses lectures comme ses pensées par la grâce, hors de
toute préoccupation d’ordre technique et professionnel.
*
« À chaque jour suffit son mal. Ne craignez point pour le jour de
demain : le jour de demain aura soin de lui-même. » Matth., V, 34.
La manne se corrompait le lendemain.
[250]
*
La vie terne et grise. — Sans les couleurs, sans les parfums, sans la
variété et l’intensité du goût (la nourriture hygiénique), — quand la
vivacité des sens s’émousse, la pointe de l’esprit perd son acuité, ou
s’agite, mais sans trouver d’objet.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 171

1) Un premier terme
l’intuition
la déduction ou l’ordre
l’analyse
l’expérience
2) Analyse et synthèse
3) acte et données
4) le fini et l’infini
le corps ou l’individualité spatiale
5) l’esprit
6) Dieu
les êtres vivants ou l’individualité temporelle
7) l’éternel présent
(les âmes)

1) L’universel (la totalité des choses), ni un ni multiple. Associa-


tion des idées de totalité et d’infinité.
2) Être pur et diversité — l’être pur ou l’idée de la diversité. La di-
versité ou la réalité de l’être. Le fini et l’infini sont donnés en même
temps et réciproques. Ce qui donne un grand avantage à l’intuition sur
la [251] déduction. L’analyse conçue comme le développement de
l’intuition.
3) Absolu et relatif. Éternité et temps.
4) L’acte et l’intelligence. Sujet et objet. Monisme et dualisme. Le
sujet absolu et les sujets particuliers. C’est parce que l’homme est une
partie de l’univers que le subjectif et l’objectif apparaissent et
s’opposent. Le moi et l’autre. La subjectivité totale est Dieu et l’être
particulier y participe avec plénitude dans l’essence et non dans
l’étendue. D’où la multiplicité des sujets ; d’où le monde objectif et
matériel.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 172

*
Écrire un livre sur Apollon, l’intelligence soleil et le dieu des arts.
Un autre sur la Contemplation où l’on déduira 5 sens spirituels par
lesquels il nous est possible d’entrer en contact avec Dieu.

[252]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 173

[253]

EN CAPTIVITÉ

VARIA V

Retour à la table des matières

La captivité nous rajeunit : elle nous place de nouveau dans les


conditions de l’adolescence scolaire et de la camaraderie créatrice.
Elle brise les liens sociaux et elle ajoute à cette indépendance maté-
rielle semblable à celle du moine l’absence des préjugés de la pensée.
Elle nous offre les expériences les plus nues, les plus fortes. Elle nous
donne la conscience la plus claire de notre valeur solitaire.
*

Les 3 mondes : 1. la sensibilité la matière le plaisir

2. l’entendement le moi le bonheur


(et le sentiment)

3. l’intelligence Dieu la joie

*
La guerre laisse à la vie intérieure si peu de liberté qu’elle retient le
sentiment même de l’affection.
[254]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 174

J’aime mieux le cynisme que l’aveuglement.


*
C’est le signe d’un esprit bien fait de croire que tous les événe-
ments du monde sont destinés à produire dans notre âme sinon le bon-
heur du moins l’élévation.
*
La honte n’est point naturelle ; elle sort toujours de la coutume et
du préjugé. [Mais il faut craindre à l’égard de la honte un affranchis-
sement brutal, grossier, individuel et matériel.]
*
Je n’ai pas encore uni dans une harmonie assez tranquille mon goût
raffiné pour la volupté avec la sincérité simple, aisée et sans complai-
sance de la vie intellectuelle.
*
Les deux plus anciennes idées que je retrouve en me souvenant
sont : le frémissement que donne la conscience de l’existence person-
nelle (remuer le petit doigt et se sentir vivre) et la réalité exclusive du
présent (ce n’est pas la fin vers laquelle je vais qui compte, même
quand je marche, mais la marche même).
[255]
*
Le retard. — L’individu est tellement surpris par les idées qui
viennent l’éclairer [et qui ne viennent pas de lui] qu’il s’attarde à les
regarder et à les admirer au lieu d’aller de l’avant.
*
L’idée de ne plus revoir ceux qui nous sont chers est beaucoup plus
triste dans notre attente oisive et tranquille que dans l’action et pen-
dant le combat (et ce n’est pas parce qu’alors on y pense moins).
*
Lorsqu’une besogne ennuyeuse qui a duré très longtemps et dont
on a compté un à un tous les instants va cesser, voilà qu’on craint la
délivrance et que sans s’y intéresser davantage, on voudrait prolonger
les derniers moments et on y trouve un certain charme (guerre, capti-
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 175

vité). [C’est qu’on en prend conscience non plus comme d’une attente,
mais comme d’une réalité, d’un présent.]
*
L’une des choses les plus curieuses dans l’amour est sa grande
perspicacité pour les défauts de l’objet aimé (c’est qu’étant près on les
connaît mieux, comme on se connaît mieux soi-même). Et il n’y a pas
d’autre mal que l’aveuglement et la vanité.
[256]
*
Il y a de la force, mais aucun sérieux chez ceux qui pensent qu’on
peut dire n’importe quoi. Ils ne sont pas paralysés par la croyance en
l’existence d’une vérité extérieure inconnue d’eux et qui subsisterait
comme une chose. Et la liberté de leur geste laisse entendre qu’il n’y a
d’autre vérité que celle qui réside toute dans un acte de la Pensée.
*
L’effort de la volonté est responsable de presque tous nos échecs et
l’on peut dire que la volonté contrecarre toujours la nature, comme si
l’homme essayait d’entrer en lutte avec Dieu.
*
La volupté est une joie matérielle, la seule qui soit réelle et non
d’opinion, et c’est la seule aussi que l’intelligence non seulement jus-
tifie, mais éclaire.
*
La plus exquise courtoisie élève les sentiments et les gestes com-
muns à la distinction. Un homme supérieur peut s’en passer et impo-
ser son originalité. Il ne choque que s’il en tire vanité.
[257]
*
L’idée de création n’est rien de plus que l’interprétation temporelle
de la priorité de l’esprit dans le système des choses éternelles.
*
L’admiration et l’amour des belles choses, si on y va par la
contemplation, préservent d’en devenir jaloux.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 176

*
Les sentiments sont cachottiers. Les intellectuels n’ont pas de hon-
te et sont prêts à étaler leur vie devant les autres comme devant eux-
mêmes.
La discrétion, la réserve, le mystère sont les vertus de l’égoïsme
tendre. Il y a aussi un besoin de parler de soi qui naît de la vanité.
L’intelligence reçoit la lumière plus qu’elle ne la cherche. Elle n’a de
goût ni des pénombres, ni d’une lumière trop crue et projetée dans les
recoins qui doivent rester dans la pénombre. [Il y a une ambition de
sincérité tourmentée et excessive qui provient de l’enthousiasme et de
l’amour, qui est tumultueuse et sentimentale et qui cache mal une
fausse honte, une honte à rebours.]
*
Le meilleur signe de l’affection est dans l’élévation mutuelle de
deux êtres qui s’aiment. [Deux amants passionnés sont deux égoïstes
qui s’entre-déchirent et s’avilissent.]
[258]
*
Dans les cas les plus favorables l’art est une imitation de la vérité
et souvent sans la peindre il cherche à suggérer l’émotion qu’elle don-
ne. Mais la vérité est meilleure et plus belle que la plus belle image de
la vérité.
*
Être conscient de soi. — Il y a beaucoup de différence entre les
hommes si l’on considère la richesse, la finesse et la force de leur na-
ture. Mais c’est un bien commun à tous d’être conscient de soi,
d’éclairer ce qu’il est au lieu de le cacher et d’en rougir. C’est par là
que les hommes communiquent pleinement ; c’est ce qu’il y a en eux
de divin. Et la réalité que ce rayon vient illuminer a moins de prix que
cette lumière même. Les différences, au lieu d’être un facteur de divi-
sion, deviennent un principe de concorde et d’amour.
*
Si tous les éléments de la nature humaine à des degrés variables se
trouvent représentés en chacun de nous, on arrive à comprendre faci-
lement la conduite d’autrui ; les pires actions sont les plus pauvres où
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 177

le sujet reste passif à l’égard de certains mobiles, forts parce qu’ils


agissent sans contrepoids. [Le contrepoids des mobiles crée une sorte
de sagesse passive et morte. La sagesse véritable est un acte, elle tient
à l’universalité de l’esprit.]
[259]
*
Il n’y a point de matière où le rappel de tout ce qu’on sait ne pa-
raisse pauvre et sans vie au prix d’une belle idée architecturale et vi-
vante, qui est à la fois lumière et création. [Il n’existe pas d’idée réelle
qui ne représente un aspect de la réalité. Les meilleures descriptions et
les plus précises restent extérieures à leur objet.]
*
La guerre est une action qui dépasse et qui entraîne la volonté des
hommes.
*
I. L’essence de la guerre.
II. Les sentiments de la guerre. — L’idée de la Mort. Le succès :
technique, courage et furie (le sport, le gain, le jeu). Le sang-froid
dans le danger, soit dans celui qui demeure spectateur et confiant, soit
dans celui qui hors du présent calcule en vue d’une fin. La peur et la
domination de la peur (la honte légitime de la peur, l’effort individuel
de vanité). La lâcheté peut-elle persister avec le sang-froid ? Le calcul
de lâcheté. — Par opposition, la panique. La violence (matière et es-
prit).
III. La destinée. — Le peu de valeur de la vie individuelle dans la
Totalité des événements. Sa valeur absolue pour l’être particulier. Vo-
lonté individuelle et destinée. Éviter la passivité de la résignation et de
[260] l’abandon, comme la confiance en notre seule valeur. L’idée de
l’ordre providentiel doit dominer l’attitude de notre esprit qui s’y
confie ; ce n’est pas que l’individu ne doive point agir ; mais son ac-
tion n’exprime rien de plus que la confiance même dans cet ordre gé-
néral auquel nous participons, dont nous sommes un élément.
L’immobile passivité sous prétexte de résignation serait un abandon.
Il faut agir en sachant que l’action en tant qu’elle vient de l’individu
ne peut rien et que le maintien de la vie qui est le plus grand bien dans
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 178

l’ordre des apparences individuelles n’est pas nécessairement un bien


en soi et pour la personne.
IV. La mort porte tout à l’absolu. La guerre suggère des sentiments
(idées) directs. Opposition avec le loisir. Tout ramené à l’instant ac-
tuel. Ceux qui souffrent le plus sont préoccupés par l’avenir au point
de faire de cette préoccupation même leur vie.
V. La guerre : individuelle, entre les individus, entre les peuples.
Matière, propriété et vanité au point que l’essence de la guerre reste
dans le jeu.
VI. Deux éléments : 1) aveuglement (sur les causes et la nature) et
destinée, 2) sérieux et clarté des gestes (idée de la mort). [La guerre,
mieux que tout au monde, nous montre que tous les gestes que nous
accomplissons sont irréformables et que dans chacun d’eux la moin-
dre petite différence nous engage jusqu’à la mort.]
*
Il n’y a pas de différence entre la liberté et la vertu. Car agir libre-
ment, c’est agir conformément à l’essence, c’est-à-dire à Dieu présent
en chacun de nous, tandis [261] qu’agir en esclave, c’est subir les im-
pulsions du tempérament et de la chair.
Toutefois il y a une illusion qui vient de l’entendement. Il n’est pas
sans action. Mais il est une sorte de confiscation de l’intelligence au
profit de l’individu. Le savant imagine qu’il crée le monde par sa rai-
son et l’on imagine souvent que l’homme vertueux choisit et crée son
acte par une détermination de la volonté individuelle.
*
L’amitié réalise et humanise l’amour divin. Celui-ci est connais-
sance plus que sentiment. Il tient tout entier dans la découverte de la
vérité et non dans un être vers lequel nous tendons. L’amitié lui donne
la chaleur, un fût capable d’être embrassé, un symbole sensible.
*
La mémoire (matérielle) est un effort de la vie pour donner la vie à
un cadavre. Mais nul cadavre ne peut revivre : il ne peut que surpren-
dre et retarder le vivant.
Quant à la mémoire spirituelle, c’est le tissu présent de la vie indi-
viduelle.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 179

*
La volupté et la contemplation vont toutes les deux avec l’oisiveté.
Aussi existe-t-il entre elles une mystérieuse parenté. C’est comme si
la volupté faisait descendre dans notre chair la contemplation elle-
même.
[262]
*
Nous jouons un rôle sans doute dans la conduite de notre vie mora-
le ; mais ce n’est pas par l’effort, c’est dans l’instant indivisible du
consentement.
*
Si la vanité est d’être jaloux des biens extérieurs et de faire croire
qu’on les a même quand on ne les a pas, la connaissance de soi est le
remède de la vanité.
*
La connaissance de soi nous donne le sens et le goût du sérieux et
du vrai.
Et la vanité ne reparaît que dans la vanité de ses faiblesses et de la
connaissance qu’on en a.
*
De toutes les sortes d’épreuves la captivité est la plus propre à ré-
veiller les vieilles tendresses.
*
Dans les grandes occasions les hommes et les femmes découvrent
qu’ils ne sont pas comme les autres ; ce qui veut dire qu’ils décou-
vrent qu’ils sont un moi et non pas une chose.
Mais dans presque toute la vie on se considère comme une chose et
une machine meilleure ou moins bonne qu’une autre, mais une ma-
chine.
[263]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 180

L’âme et le corps s’accompagnent toujours et forment un double et


réciproque reflet.
Mais ce qui vient du corps, c’est la passivité de l’âme, l’influence
du déjà fait, le signe de la limitation, l’expression du passé (cette ex-
pression va de la sensibilité à la mémoire).
Tous les états du corps ont leur condition première dans un certain
état d’âme. Le corps est à demi inconnu. L’âme est connue même des
ignorants. Et c’est l’inconnu qu’il faut expliquer par le connu.
*
Il faut apprendre aux jeunes gens à ne respecter aucune discipline
de l’esprit ni du corps. Car toutes les disciplines sont extérieures et
matérielles.
Mais il faut leur apprendre aussi à ne se laisser entraîner par aucu-
ne impulsion de la chair et du sang, tant qu’ils n’ont pas éprouvé le
consentement de leur être intérieur.
*
La matière (la société, la honte) nous oppresse tellement qu’il peut
arriver que l’amitié toujours prête à naître ne trouve jamais d’occasion
pour s’exprimer ni de champ pour s’exercer. [Encore peut-elle être
pressentie et même délicatement sentie dans les circonstances les plus
défavorables. Faudra-t-il la mort pour la dénouer ?]
[264]
*
Ne pas attendre. — Si le temps passe tellement vite qu’on ne
l’aperçoit pas fluer, si les journées sont à la fois très remplies et très
courtes, c’est qu’on n’a pas vécu seulement de souvenirs et
d’espérances, c’est qu’on s’est absorbé dans le présent, c’est qu’on a
vraiment vécu.
La vie dans le présent est nécessairement spirituelle, puisqu’il n’y
a que l’esprit qui reste. — La vie dans le passé ou dans l’avenir réside
toute dans les soucis de la technique ou dans les complaisances de
l’âme individuelle. [Il ne faut pas que le temps nous donne
l’impression de passer vite, mais de ne point passer.]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 181

La plus grande vertu, c’est de choisir un autre être pour faire naître
entre lui et moi la parfaite amitié. Et celle-ci étant simple va toujours
jusqu’à l’absolu. Étant figurative de l’amour divin elle exclut la plura-
lité. [La volupté n’exclut pas la pluralité ; elle l’exclut dès qu’elle est
élevée par l’amitié jusqu’à la dignité de la vie spirituelle.] Croire que
l’ami existe tout à fait avant d’avoir été choisi, c’est s’arrêter à une
conception immobile et morte de l’amitié. [L’amitié, si elle est spiri-
tuelle, est activité et création. Ceux qui pensent qu’elle est subie ou
qu’elle est l’effet d’une rencontre en font un lien sensible et non un
lien spirituel.]
Ce qu’il y a d’unique dans l’amitié peut se joindre à l’égoïsme et à
la vanité et même l’accroître. Mais la véritable amitié ne peut
qu’accroître la bienveillance [265] et l’amabilité à l’égard des autres.
On ne leur doit pas davantage. On leur doit tout cela. L’amitié a
d’autant plus de valeur qu’elle s’adresse à des êtres primitivement
plus humbles. Et l’amitié va naturellement plus loin et plus vite avec
la femme qu’avec l’homme. [Il y a quelque chose de plus fort et de
plus mystérieux dans l’amitié de la femme, quelque chose de plus fa-
milier et de plus sûr dans l’amitié de l’homme.]
*
Dans les périodes d’invention la pensée a plus d’émotion et de cer-
titude que dans les périodes de certitude.
*
La vie est une longue patience parce qu’elle est remplie par un
grand sentiment qui ne réussit jamais tout à fait à prendre une figure
matérielle.
*
Le Mal est le moyen du Bien, — et la Tentation ou la faute, le
moyen de la vertu.
*
Vivre dans tout état (guerre, captivité) comme s’il ne devait jamais
finir. [Réciproquement être toujours prêt à y renoncer.]
[266]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 182

On n’a pas surmonté tous les goûts de la chair tant qu’on est offen-
sé par la vue de la fange et qu’on ne la perçoit pas elle aussi dans un
rayonnement.
*
Grâce aisée de la société des hommes, tension triste de la solitude.
— Mais cette grâce est molle et ennuyée pour celui qui a goûté la soli-
tude. Dans la société même il faut qu’il demeure solitaire, que sa soli-
tude ne soit pas de contraste, ce qui serait un retour de vanité, mais un
jet de sa vie spirituelle qui éclaire ce qu’il voit et est toujours prête à
s’y répandre.
*
C’est rabaisser la volupté que de la ramener à l’utilité, au besoin
d’engendrer. Cela n’a rien de divin, suppose de bas calculs, une mé-
canique bestiale, cela cache un pharisaïsme, une insincérité. La gran-
deur de la volupté dépasse infiniment tous les soucis pratiques de la
génération. Penser à l’enfant, c’est se jeter dans l’utilitarisme et dans
l’irréalité de l’avenir. La volupté a sa fin en elle-même ; il faut
l’absorber dans le présent.
*
Ceux qui s’intéressent à tout en spectateurs n’ont d’intérêt à rien.
Tout principe de connaissance est un principe de réforme de soi, im-
médiate et absolue. [Non pas par l’extérieur, mais du dedans et jus-
qu’à la moelle.]
[267]
*
L’intelligence est une attitude de l’esprit : est intelligent qui
consent à l’être, qui consent à agir, qui n’attend pas de recevoir du
dehors la connaissance comme un don.
*
Il ne faut pas trop jouer avec les sentiments ni raffiner à l’excès
l’analyse, ni les éclairer d’une lumière trop crue. Car c’est le vrai
moyen de les gaspiller. Et il faut être fort et sûr de soi pour parler à
haute voix sa sincérité affective. [Et pour faire jouer la sincérité mu-
tuelle d’un autre.]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 183

L’intelligence déchire.
Les paroles brutalisent.
À un doute délicat, à de fines nuances, aux replis de notre délica-
tesse elles substituent une matière grossière à laquelle notre vie se
heurte désormais. Elles créent un passé dont nous portons le poids, un
fait accompli, une limitation et un servage, un alourdissement de notre
vie spirituelle.
Il faut continuer à sentir les sentiments, mais ne pas méconnaître le
danger qu’il y a à les bien connaître et à les faire connaître.
*
La sincérité n’est parfaite que si elle passe de la vie intérieure à la
vie sociale.
[268]
*
Nos amis sont les intermédiaires de notre bonté. Par eux la sincéri-
té sort de nous-mêmes et se répand sur les autres hommes.
*
Il n’est pas si injuste qu’on le croit, et ce n’est pas seulement l’effet
d’un jugement superficiel de préférer dans les hommes ce qui est
l’effet de leur fortune à ce qui est l’effet de leur volonté. Car c’est pré-
férer Dieu à l’individu.
*
Si nous désirons tant vivre avec un autre, c’est moins pour répan-
dre notre force que pour trouver à côté de nous un autre être ignorant
et faible qui nous console de notre faiblesse et de notre ignorance.
*
Nul homme ne peut renoncer à soi ni vouloir être autre qu’il n’est,
sans aucun de ses défauts. Ce serait une volonté de suicide. Et si je
fais un retour sur mes propres misères, je leur dois le développement
de toute ma vie intérieure.
*
Rien n’est plus instructif que la stérilité, l’ennui et le mécontente-
ment que le divertissement fait naître (le [269] jeu). On commence par
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 184

sentir un plaisir dans le libre exercice de l’activité, mais qui se mue


bientôt en fatigue et dégoût. [Le divertissement (du réel, du présent).
Il y a une confusion dans ce terme de présent où nous voulons dési-
gner l’acte et non point la donnée. Le dégoût n’existe pas dans
l’activité spirituelle, mais une sorte d’impuissance. Elle est remplie,
après la création, par la libre activité du jeu, la fantaisie, la conversa-
tion. Et c’est encore le mouvement de l’esprit dans la spontanéité sen-
sible.]
*
La morale esthétique est une élégance plus ou moins sincère, mais
elle est un degré du scepticisme moral.
*
Avec la misère matérielle la vie spirituelle peut atteindre une telle
hauteur qu’elle nous donne une sorte de hâte joyeuse de mourir.
*
La guerre a sans doute développé la manie d’écrire comme une
prétention pour ne pas mourir tout à fait (si l’on ne songe plus au pu-
blic, on songe du moins à ses amis et à ses proches).
*
Ceux qui parlent de la fortune et l’opposent à la valeur calomnient
l’intelligence universelle et la divinité.
[270]
*
À travers toutes les relations qui les unissent dans leurs affaires ou
dans leurs sentiments et qui sont si étroites qu’elles paraissent rendre
leurs vies inséparables, on est effrayé de la prodigieuse indifférence
qui existe entre les hommes.
*
On peut laisser perdre par paresse ou par timidité toute la force de
son génie. [Et ceux qui disent que l’on n’a point de génie en ce cas se
trompent, car le génie est un acte et non pas une chose.]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 185

L’aveu d’une faute ou d’un défaut diminue jusqu’à les effacer la


honte, le respect humain, les blessures de la vanité et de l’amour-
propre. [Devant soi — devant les autres.]
*
Amica silentia lunae — froideur, douceur, immatérialité des om-
bres. — Intelligence sans chaleur, émotion nocturne, funèbre, impon-
dérable où l’éclat de la lumière s’efface. — La richesse des couleurs
s’évanouit et se recueille dans l’uniformité de teinte des pénombres.
Et toute préoccupation d’utilité abandonne l’homme et les choses. —
La nuit de la vie intérieure, des complaisances affectives et des scru-
pules.
[271]
*
La neige est une laine froide : on y meurt enveloppé dans un étouf-
fement doux et glacial. Et pourtant on aurait dit une chute de papillons
qui voltigent ou d’étoiles dansantes dans la lumière funèbre.
*
Le romantisme est une suite de romans de chevalerie avec le goût
de l’aventure dans le monde des sentiments.
*
Bossuet, orateur politique ; il est dualiste et veut des combats et
des victoires. Il y a en lui du manichéisme de saint Augustin qu’il cite
sans cesse.
*
De l’aube au couchant. — L’aube est pure et finement transparen-
te : elle est jeune, elle est fraîche, elle est verte, elle est d’une inno-
cence cruelle. Le déclin du jour a plus de tristesse et de mollesse ; il
émeut, il alanguit, il chagrine, il porte le poids du jour et ses regrets.
L’âme est devenue plus douce, plus tendre et plus gonflée : elle
s’appuie sur elle-même. Et c’est à la fois le chemin qui va du prin-
temps à l’automne et de l’orient à l’occident.
[272]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 186

C’est la mort qui donne son sens à la vie. Car nulle œuvre de la vie
ne comble le désir. Et il faut que la vie soit finie comme le sont tous
ses pas. Mais la mort porte notre imperfection même jusqu’à l’absolu :
elle éclaire notre vanité et nous en délivre. L’on ne peut aimer la vie
sans aimer la mort qui en est inséparable. Les bornes de notre action
en font aussi la réalité et la force. En nous portant au delà, en fuyant la
mort, c’est la vie cette fois, c’est notre vie que nous voulons quitter.
Mais l’Être, dès qu’il s’aperçoit qu’il est fini, connaît par là l’infini où
il est plongé et il a tort seulement de vouloir être (en tant qu’individu)
l’infini même, au lieu d’accepter que l’infini soit l’Être pour soi. Par
cette volonté il prendrait sa place véritable dans la totalité des choses
et ses actions, au lieu de lui paraître insuffisantes, s’élèveraient dans
leurs bornes même jusqu’à l’absolu. Le désir marque notre lien à
l’absolu, mais notre mécontentement et notre impatience le dénouent.
Si l’individu se fixe à l’état d’âme et ne veut pas assimiler la fin vers
laquelle il nous porte, et qui deviendrait alors décevante et humaine,
on le divinise.
*
Et d’abord le relatif suppose l’absolu. — Ou il faut que le relatif
même soit pris absolument. Si vous parlez de relativité à l’égard d’un
sujet, le sujet même est absolu. Si vous parlez d’une relativité mutuel-
le, la totalité des relations a le caractère de l’absolu et l’infini, au lieu
d’exclure l’absolu, le pose.
[273]
*
Il faut que notre tremblante chair participe aux soucis et aux émo-
tions de l’humanité pendant que notre esprit s’élève jusqu’à une lu-
mière qui les éclaire et les divinise, — au lieu de les rabaisser, de les
mépriser et de les rendre indifférents.
*
Il y a des passions généreuses qui sont comme une vérité humani-
sée et faite chair.
*
Les ombres sont lourdes, ce sont les reflets qui sont légers.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 187

Il faut qu’il y ait des choses qui soient sacrées pour être préservées
des pensées vulgaires et des contacts indiscrets.
*
Au terme d’une longue absence remplie de grands événements
deux êtres unis par une intimité réelle et ambitieuse de s’accroître ne
se retrouveront-ils pas différents, enrichis de pensées différentes, mo-
delés par les actions et les circonstances de leur vie séparée ? La pen-
sée de leur union ne pourra faire que chacun n’ait suivi les propres
lois de son développement individuel [274] (maternité — famille —
solitude dans la guerre et dans la prison).
*
Pendant la guerre on espérait encore un accident qui viendrait ter-
miner pour un temps ou pour toujours cette longue misère. Ici on se
sent bloqué jusqu’à cet événement de la fin de la guerre, indéterminé
et indépendant de la volonté. [Au début de la guerre et de la captivité
on attendait à chaque minute la délivrance.
Puis on vivra dans ces situations d’exception comme si elles de-
vaient durer toujours.
La préoccupation exclusive de la vie, de l’alimentation et du bien-
être pendant la guerre et la captivité ramène l’homme à l’animalité.
Hors de la brutalité et de la fatigue des besognes commandées,
pressées et passives, l’homme tombe dans une gaîté puérile et insigni-
fiante, ou dans une sorte d’engourdissement et de rêve pénible.]
*
Il y a toujours dans la parole un peu d’artifice. Mais il est remar-
quable que si elle orne la réalité et l’histoire de notre vie matérielle,
elle est incapable, quelles que soient son intensité et sa richesse, de
rien ajouter à l’acte pur de l’intelligence. La parole est médiatrice,
toujours au-dessus des choses et au-dessous de la pensée.
[275]
*
Sur la méthode analytique. — La méthode synthétique donne une
grande satisfaction à la pensée parce qu’elle engendre l’illusion qu’on
reconstruit l’univers dialectiquement. Celui qui devant le réel demeure
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 188

un simple spectateur prêt à décrire et à diviser doit toujours se défier


de l’acuité, de l’exactitude et de l’étendue de sa vision, et la décompo-
sition qu’il va tenter doit toujours lui paraître artificielle à quelque de-
gré : un objet étranger à l’organe de la connaissance ne peut pas être
assimilé totalement. Et même il n’existe jamais entre le sujet et le
moindre détail qu’il examine cette pénétration, cette intime familiarité
sans lesquelles la connaissance reste toujours imparfaite et voilée.
*
L’idée de l’existence fait partie analytiquement de l’idée du réel.
Mais il est impossible que l’idée de l’existence ne coïncide pas avec
l’existence. C’est pour cela qu’elle paraît étrangère au contenu de
l’idée de réalité.
*
On ne passe pas de l’idée de l’existence à l’existence même, mais
de la réalité à l’existence de la réalité (c’est là le sens de l’argument
ontologique).
*
[276]
Marche des idées. Méthode analytique.
Point de départ : ce qui est donné dans la sensibilité. On remonte
jusqu’à l’idée de l’existence, élément intégrant de l’idée du réel, mais
où l’idée coïncide avec l’existence (parfaite simplicité).
L’existence comporte deux éléments : 1° indépendance, 2° éternel
présent.
L’existence ne peut pas par composition avec elle-même constituer
l’univers ; elle ne peut pas non plus l’engendrer en développant la ré-
alité dont elle est gonflée ; il y a seulement un ordre dialectique des
éléments.
En définissant l’existence on doit poser l’existence par soi de
l’univers, ensuite celle des objets finis. Il faut faire appel à
l’expérience pour la déduction dialectique : espace ou réalisation
concrète de l’indépendance ; nombre ou l’entendement appliqué à
l’indépendance réalisée dans l’espace ; qualité ou indépendance maté-
rielle totale. [Comme on ne peut pas éviter de poser l’existence par soi
de l’univers, toute la dialectique consiste à distinguer d’abord de
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 189

l’univers même qui est matériel, le par soi de l’univers qui est esprit.
L’esprit est précisément ce qui à l’intérieur de l’univers fait que
l’univers existe.]
*
Il est tellement certain que l’existence exclut le temps que les
hommes ne peuvent exprimer autrement que par le présent du verbe la
participation à l’Être.
[277]
*
On ne peut penser l’indépendance d’un être sans le penser en mê-
me temps comme existant. [En le pensant dans l’ordre de la relation
on peut le penser comme mort ou comme possible. La pensée absolue
est la pensée de l’existence.]
Mais quand on veut l’expliquer, on cherche à le réduire en le ra-
menant à d’autres et surtout on le rapporte au sujet comme au support
de la connaissance.
*
Dans la sensibilité les objets paraissent d’abord des états de nous-
mêmes. Puis, lorsqu’ils deviennent des images, ils acquièrent une
première indépendance qui n’est encore qu’un signe de leur suffisance
(par soi). Celle-ci ne peut être exprimée que par le concept.
*
C’est l’être qui est la mesure du possible et non réciproquement.
Le possible, c’est l’être, mais modifié par des circonstances de temps,
de lieu, de qualité, l’être diminué et appauvri.
*
Le cercle est l’image finie de l’infini (image la plus simple et la
plus abstraite, la plus pure par l’équidistance des points). cf. Droite —
on peut étudier les propriétés réelles et symboliques des figures de la
géométrie, comme les propriétés des êtres naturels.
[278]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 190

Le temps, au lieu d’être présupposé par l’activité comme un milieu


différent où elle s’exerce, est au contraire produit par elle en même
temps que ses effets. [C’est le propre d’une activité finie de laisser
tomber à chaque instant dans le néant ce qu’elle vient de créer. Sans
quoi elle serait créatrice absolue et de l’absolu. Ainsi s’introduit la
relation.]
*
L’impossibilité à la fois de sortir du présent et de faire du présent
un élément concret de la durée devrait pourtant nous apprendre à op-
poser le présent au devenir, à considérer le présent comme la forme de
l’être et le devenir comme la forme de l’apparence.
*
Contre le temps fini. — On a raison de soutenir que hors des évé-
nements il n’y a pas de temps, et par conséquent s’il y avait un pre-
mier événement, il serait absurde de supposer qu’il existe au-delà un
temps vide. Les deux hypothèses d’un temps vide et d’un premier
commencement dans le temps sont également absurdes et impossibles
à formuler. Mais la difficulté reste toujours d’expliquer comment la
matière qui est finie par essence est cependant infinie dans le temps et
l’espace. Cependant par là elle rejoint Dieu et c’est pour cela que
l’espace et le temps indéfinis sont essentiellement objets de pensée
(cf. l’étendue intelligible chez Malebranche).
[279]
Finitude du temps (Hamelin). — On suppose toujours qu’en allant
au-delà de tout terme assigné notre imagination utilise l’Association
des idées. Mais comment cette Association des idées est-elle possi-
ble ? Le mouvement indéfini pour aller plus avant qu’elle suppose est
caractéristique de l’esprit et à la base du temps comme de
l’Association elle-même. Comment un concept limité et qui fait par là
la preuve de son insuffisance peut-il acquérir du même coup
l’indéfinitude ? Si le temps est borné, il est une chose et non un
concept ; en acquérant l’indéfinitude il reste pourtant concret, il mar-
que la coïncidence des choses avec les concepts, l’engendrement des
choses par le concept. — En fait l’indéfinitude est richesse et non li-
mitation, nécessité interne et non impuissance.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 191

On dit encore que c’est possibilité et non réalité. Oui, c’est vrai,
mais on ne nous explique pas comment la possibilité est possible ni ce
qui fait sa richesse et sa convenance effective avec l’Être.
*
Le temps est le lieu des apparences, mais puisqu’il est entraîné
avec elles, il est donc aussi une apparence.
*
Le temps naît et meurt et il n’y a pas de meilleure preuve qu’il ap-
partient lui-même au devenir.
*
[280]
Manuel de métaphysique. — 1ère Partie : L’existence.
1) Tout objet, même s’il est pris seulement dans son idée, suppose
l’être en général qu’il détermine au moins idéalement.
2) Avant toute expérience, il ne peut être fait nulle question
concernant un objet possible — ou le néant, — ou la question même,
— ou le sujet qui la fait sans que l’être soit supposé.
3) Le Problème de l’Être, dès qu’il est posé, implique l’être comme
déjà posé.
4) Toute détermination enveloppe l’être doublement, puisqu’elle le
détermine et qu’elle le reçoit.
5) Puisqu’il y a des illusions, il faut aussi qu’il y ait des êtres illu-
soires.
6) Tout ce qui est est absolument. La relativité concerne seulement
une subordination entre les qualités de l’être. [Toute relativité se ré-
duit à l’ordre de l’avant et de l’après.]
7) Il n’y a pas deux manières d’être, — ou bien — l’être ne reçoit
pas le plus et le moins, — ou encore — l’être est univoque. La distinc-
tion de l’apparence et de l’existence porte sur des déterminations de
l’être, mais en tant que telle l’apparence existe absolument.
8) Tout ce qui est est concret, déterminé, individuel et unique. Sous
le rapport de l’existence tous les êtres sont identiques ; mais ce qu’il y
a en eux d’identique, c’est précisément qu’ils sont posés avec leur ori-
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 192

ginalité propre, qu’ils font tous partie de l’univers avec une individua-
lité plus que numérique.
[281]
9) Le néant n’a point de part à l’existence et l’idée de néant est
contradictoire ; c’est celle d’un être indéterminé. [L’existence de la
mémoire prouve la spiritualité essentielle même de la matière.]
10) L’être est transcendant par rapport aux qualités. On ne peut
l’obtenir par la juxtaposition des qualités, puisque chacune d’elles et
le tout qu’elles forment doivent posséder d’abord l’existence au moins
en idée avant d’être seulement pensés.
11) L’être est à la fois donné et nécessaire. Ces deux caractères au
lieu de s’exclure s’impliquent quand il s’agit de l’universel. Le néces-
saire est nécessairement donné dès qu’un être fini, — c’est-à-dire une
sensibilité, — est supposé. Mais ce donné implique nécessairement
l’universalité, ce qui n’est possible que parce qu’il est nécessaire sous
le point de vue de la pensée.
12) Ce qui est donné dans la sensibilité figure ce qui est dans
l’absolu. Et ce passage du donné à l’être s’effectue par la nécessité qui
est le rapport de l’absolu à la pensée d’un être fini. [Nulle justification
du donné dans l’expérience. Nulle justification de l’absolu dans
l’ontologie. Ainsi la nécessité est une relation, mais non point
l’existence.]
*
Dans l’éducation il faut borner les sciences à l’utilité et c’est les
borner à soi-même, mais de se connaître soi-même et la place que l’on
a dans l’univers, est-il rien qui soit plus utile ?
[282]
*
Si l’amitié de la femme est possible sans exclure la volupté char-
nelle et sans y succomber, elle est plus parfaite que l’amitié de
l’homme. Elle intellectualise l’amour et il est plus beau sans doute
d’élever la volupté charnelle jusqu’à l’intelligence que de rabaisser
l’amitié intellectuelle aux complaisances socratiques.
On légitime le plaisir par les fins de la nature. Mais s’il y a une fin
de la nature, c’est la génération et non le plaisir. Or si l’utilité seule
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 193

entre en compte pour l’entendement, pour la vie, pour la matière, le


plaisir sans utilité est seul capable de figurer dans le monde de la sen-
sibilité la clarté désintéressée de l’intelligence et son activité rayon-
nante.
*
En appuyant avec un peu d’excès sur un sentiment, on lui ôte son
charme, sa fleur et jusqu’à sa sincérité.
*
C’est quand il tremble d’inquiétude, quand il brûle d’impatience et
de jalousie que l’amour montre de l’indifférence et de la froideur.
*
Ne plus être aimé lorsqu’on cesse d’aimer, ce n’est plus du dépit,
c’est une délivrance (le remords s’éteint, on retrouve une innocence
naturelle). [Mais sentir qu’on n’est plus aimé, tant qu’on n’a fait que
sentir qu’on [283] cesse d’aimer, tant qu’on n’a pas décidé de le mon-
trer, c’est être devancé et rien ne ranime mieux l’amour.]
*
Un silence un peu pénible est souvent le signe d’une politesse for-
cée et que l’on ne peut pas remplir et souvent aussi d’une entente déli-
cate que l’on n’ose exprimer par crainte de la brutalité des paroles ou
du risque de l’aventure.
*
Peut-être suis-je resté attaché à la matière par la double chaîne de
la volupté et de la dialectique dont la simple contemplation de Dieu et
le sentiment de mon étroite union avec lui suffiront à me délivrer.
*
La pureté n’est pas de combattre les désirs, ni de ne les apercevoir
point, ni de jeter sur eux le voile du préjugé, mais de les reconnaître
jusqu’à leur principe. Ils prendront place alors dans l’ordre des consé-
quences, — ou bien il faudra qu’ils tombent par défaut de couture
avec le principe.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 194

Le désir de ne pas mourir est une contradiction, puisque tout ce qui


commence dans le temps doit aussi y finir : mais il est le signe sensi-
ble de notre éternité.
[284]
*
Quand le danger est passé, il ne faut plus qu’il y ait de différence
entre celui qui y a échappé et celui qui ne l’a pas connu. (Pour notre
attitude après la guerre).
*
Le maître enseigne par état et en vertu de la supériorité qu’il a sur
ses disciples, et il n’a qu’un enseignement ; il enseigne une science
déjà faite ou dans le meilleur cas il s’enseigne lui-même. Il faut ré-
former cette méthode. Il doit écouter avant de parler et apprendre aux
disciples à découvrir la vérité, car il ne peut la leur donner.
*
Un homme qui possède un système est toujours très pressé de
conclure ; il va vite et la pensée cesse d’être éprouvée et même d’être
réelle [éprouver — dont on fait l’épreuve extérieurement, ou intérieu-
rement = que l’on ressent].
*
Dieu n’apparaît comme unité qu’à celui qui s’élève à lui en partant
de la multiplicité des créatures et pour les embrasser. Mais Dieu, prin-
cipe et source de la multiplicité des créatures, est antérieur à la fois à
l’un et au multiple. Il est fécondité créatrice : il n’est pas synthèse et
récapitulation.
[285]
*
Dieu, c’est l’activité intemporelle ; l’Être, c’est Dieu considéré
passivement : c’est Dieu donné ; Dieu ne peut exister que pour Dieu.
*
On ne réussira jamais à gonfler l’idée de l’Existence de tout le
contenu de l’Être. Il n’y a pas d’autre méthode pour un être fini que
l’analyse.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 195

*
Il faudra encore chercher le lien entre les deux idées de distinction
et de présent.
*
Le principe représentatif et l’obligation de voter sont des précau-
tions contre la révolte, puisqu’on veut obliger à accorder les principes
de la police et de la perception des impôts ceux même qui sont le
mieux décidés contre l’usage qu’on en fait.
*
La force. Elle n’est ni proprement spirituelle, ni proprement maté-
rielle, ni un intermédiaire entre l’esprit et le corps. Mais elle se déduit
de la durée même des phénomènes, du passage de l’un à l’autre dans
le temps.
[286]
*
Quelle que soit la hauteur des vertus auxquelles la guerre donne
naissance, le premier mouvement du cœur la repousse parce qu’elle
est horrible, injuste et brutale. On doit donc travailler à l’abolir. Ceux
qui la considèrent comme providentielle ont les yeux attachés au pro-
blème du mal et la conduite de l’univers est pour eux entre les mains
d’une destinée féroce et d’un Dieu-bourreau.
*
Il n’y a que des avantages à exclure l’artiste et le philosophe, ces
oisifs, des rangs ordonnés de la société matérielle.
*
Le sentiment de communion avec le réel peut aller à un tel excès
que nous en éprouvions comme une souffrance languissante [extase
pénétrante].
*
Tous les péchés que l’on connaît sont des péchés contre la société
et l’opinion. On ne discerne pas les véritables péchés qui sont inté-
rieurs et contre l’Esprit.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 196

C’est par la mort et l’immortalité que s’effectue la liaison de la na-


ture humaine et de la nature angélique. [287] Il y a parité de nature
entre l’ange et l’âme une fois que la mort l’a délivrée.
Mais l’ange exclut-il la nature corporelle ?
Est-il étranger à la vie temporelle ? Est-il ange éternellement ?
[Quelle différence entre l’ange et Adam avant la chute ?]
*
La société civile représente l’organisation de la matière elle-même
par l’entendement. La société religieuse réalise dans la matière un
symbole de la vie spirituelle. [C’est parce que la vie spirituelle impli-
que l’ordre que la société religieuse est une hiérarchie. Mais
l’indépendance de l’Église et de l’État (séparation) est une manière de
refuser l’examen du problème, au lieu de chercher à le résoudre.]
*
On manque toujours un but que l’on poursuit délibérément (ex. :
instruire, etc.)
*
Dialogue intérieur — vie intérieure
La vie de l’esprit exprime toujours un mouvement intérieur que
l’on ne peut représenter que par le rapport de deux personnes. L’unité
est immobile et morte. Il faut donc retrouver le Père et le Fils. Et le
Saint-Esprit réalise l’identité de leur essence ainsi que la circulation
entre leurs personnes.
[288]
*
Dès qu’on s’abandonne soi-même, on est abandonné de tout le
monde.
*
La guerre nous donne l’apprentissage du risque de mourir et non
de la mort. Il faudrait que la mort fût inévitable comme chez le
condamné pour que l’expérience des pensées de la mort fût sans arriè-
re-goût.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 197

Il y a une volupté de mourir et ce n’est pas la grâce languissante


d’un être qui s’abandonne. C’est une élévation et un rayonnement.
C’est une lumière qui vient éclairer la nature et la vie, qui les intellec-
tualise et les transfigure. C’est un rajeunissement et une exaltation. Et
il faudrait célébrer la mort par des fêtes de la Pensée où régnerait une
joie grave au lieu d’un deuil lugubre et charnel. La mort ne détruit
pas ; elle ne délivre pas non plus ; mais elle illumine le réel parce
qu’en détachant notre regard de tout intérêt elle fait qu’il se porte sur
les choses comme s’il les voyait pour la première fois.
*
Les grandes idées et les grands sentiments de l’humanité sont un
patrimoine qui appartient à tous. Mais chacun de nous y reste étranger
en un certain sens ou les adopte par un aveu extérieur et verbal jus-
qu’à ce [289] qu’il les ait découverts pour son compte et qu’il en ait
fait la substance de son âme et de sa chair.
*
On a tort de penser que tout le monde peut comprendre l’amour et
l’éprouver : il est une passion violente et exceptionnelle comme le
sont l’avarice et l’ambition.
Mais quel merveilleux objet d’étude pour le psychologue et pour
l’écrivain !
Il est bon que l’amour soit aussi rare que certaines maladies aiguës.
Il est meilleur que tout le monde croie l’éprouver et donne ce nom
à la tendresse, à la confiance et à la volupté. Cela nous préserve de
grands troubles : la vanité, la curiosité, le désir d’acquérir l’expérience
des sentiments les plus puissants qui agitent la nature humaine ne
nous portent plus au-delà des bornes de notre nature, puisqu’ils trou-
vent dans ces bornes une illusion qui les satisfait.
*
Ces réflexions forment la meilleure part de ma vie intérieure pen-
dant la solitude. Elles peuvent s’accroître au cours de la captivité.
Peut-être la liberté qui m’est laissée de les écrire ne doit-elle pas me
préserver d’une confiscation qui d’un seul coup m’en privera. Et ce
sera sans doute une souffrance pour ma vanité. Mais mon âme
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 198

s’affranchira par là du poids matériel du passé ; il suffira qu’elle ait


acquis des moyens pour de nouveaux progrès.
[290]
*
Toutes ces réflexions sont encore une matière vivante mais infor-
me que je devrai organiser et modeler si je me mêle d’écrire.
*
À mesure que j’écris davantage, j’acquiers le sentiment que je per-
drais moins si je perdais tout ce que j’ai déjà écrit.
*
Le désir d’être autre que l’on n’est doit porter dans tous les cas le
nom d’envie.
*
C’est en étant le plus intérieur qu’on est le moins attaché à soi. Car
la dernière essence de la vie intérieure n’est pas l’individu, mais la
personne. [Il faut donc aller par delà l’individu jusqu’à la personne].
*
Solitude
Il y a une fleur de l’idée que nous ne goûtons que seul et qui se
perd quand on est avec un autre. On est moins attentif à l’idée, surtout
quand on aime, qu’au consentement de la pensée et de l’émotion.
[291]
*
Dans l’ordre intérieur il n’y a point de petit fait qu’on ne puisse
approfondir jusqu’à l’essence de l’esprit et à l’éternité d’un acte.
*
Beaucoup de fous demandent plus de qualités à la femme qu’ils
vont choisir qu’à la femme qu’ils ont choisie. [C’est le contraire qu’il
faut faire !]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 199

Dans l’ordre du temps tout est irréformable. Dans l’ordre de


l’éternité tout est création, spontanéité et vie. Il n’y a pas d’heure pour
le repentir ni pour la vertu.
*
Le désir de l’amour n’est fondé que sur l’estime où nous nous te-
nons ; ce qui crée un trouble délicat par lequel celui qui aime croit que
son amour même le rend indigne d’être aimé.
*
Quelques-uns pensent tant à analyser la vie qu’ils ne pensent plus à
vivre.
Mais il y a un point où la pensée de la vie se confond avec la vie
elle-même.
[292]
*
Le goût est un jugement droit dans les choses que l’on ignore.
*
Il y a des circonstances où le seul intérêt est de trop et où le seul
témoignage de délicatesse est l’indifférence [non pas affectée, mais
ressentie].
*
Il est bien vrai que dans toutes les grandes questions morales, les
philosophes sont d’accord avec le peuple, la raison avec la conscience.
Mais ceci ne prouve pas que la conscience sociale et les théories sont
façonnées par le cours changeant des mœurs. Les grandes vérités sont
de tous les temps et il y a moins de différence en ce qui les concerne
entre les époques qu’entre le peuple et l’élite, la philosophie et
l’opinion. Elles sont éternelles comme le rapport de l’homme à Dieu
(toujours l’illusion qui se trouve dans toutes les doctrines du devenir).
Il faut être aveugle pour marquer l’accent sur la différence des lois
morales ou des grandes pensées philosophiques. La différence
n’apparaît que dans la réalisation extérieure et matérielle, figure tem-
porelle de l’éternelle nouveauté d’un même acte de la pensée. Allez
jusqu’à l’esprit, vous retrouvez l’identité, la vérité et la vie.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 200

[293]
*
Ne jamais rien désirer qu’on ne puisse obtenir. De telle sorte qu’il
n’y ait pas d’écart entre le désir et la possession et que le désir ne dif-
fère point de l’amour qui nous unit à l’objet même, quand nous le pos-
sédons.
Ne jamais admirer du dehors une idée qui nous demeure étrangère.
Mais se rendre capable de la penser et se mettre à sa hauteur. Ou in-
versement en lui donnant la vie, la porter à notre hauteur, à la hauteur
de l’Esprit.
*
Si la débauche est un vice, si l’adultère est une faute, ce n’est pas
par des raisons physiologiques qui ne sont pas profondes et qui sont
seulement l’image des véritables. C’est qu’il y a dans l’âme une trom-
perie. C’est que le sentiment est grossier, commun, égoïste et indiffé-
rencié. C’est qu’il ne s’élève pas au-dessus du plaisir. C’est que dans
aucun cas la personne ne se donne : aussi bien ne craint-elle pas de
faire souffrir. Tout est en surface. Le libertinage, c’est le scepticisme.
[Il y a aussi une façon d’être fidèle qui est extérieure et sociale.]
*
J’ai quelque peine à imaginer une conduite qui soit vraiment égoïs-
te ou vraiment criminelle.
[294]
*
C’est l’essence même du désir de craindre également d’être satis-
fait et de ne point l’être. Il n’y a de désir essentiel que le désir de dési-
rer.
*
L’intelligence rayonnante de Socrate rendait séduisants son visage
même et son corps.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 201

Celui qui pense doit toujours être libéré de l’entendement, de la


mémoire et des livres. Mais ce n’est là encore qu’une condition néga-
tive : il faut y joindre encore la grâce.
*
La paresse est une grande passion, plus insinuante qu’on ne croit ;
mais elle porte avec elle-même sa consolation.
*
Les sociaux veulent qu’on aime sa femme comme sa femme et les
sensuels veulent qu’on l’aime comme sa maîtresse. Pourquoi n’y a-t-il
personne qui veuille aimer sa femme comme une femme ?
[295]
*
Il ne faut pas évoquer le passé quand on a mal agi, même dans un
intérêt de sincérité, — ou de confession. Cela montre qu’on garde en-
core des attaches avec lui. Il suffit de montrer par des actes qu’on est
devenu autre. [Le passé s’incorpore à notre individualité ; mais notre
individualité peut mourir dans chaque minute au profit de notre per-
sonne.]
*
Il y a une réprobation à l’égard des méchants qui reste muette et
qui est une sorte de consentement à être abaissé par eux.
*
Ce n’est pas le goût du risque, c’est la valeur sportive qui est la
première vertu du guerrier.
*
Il faut toujours aller jusqu’à l’extrême dans les pensées et jamais
dans les paroles.
*
La recherche de l’amour ressemble beaucoup à la crainte de
l’amour et marque sans doute comme elle [296] une certaine impuis-
sance à l’amour. [Celui qui est fait pour l’amour le fait.]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 202

Rien ne se persuade plus aisément que la vérité, même quand elle


n’est pas vraisemblable.
*
Une confidence ou un aveu se font toujours pour le plaisir de celui
qui parle, jamais de celui qui écoute.
*
N’insistons pas sur les exemples ; car l’imitation de la vertu est un
vice, puisque l’imitation est toujours une fausseté.
*
La véritable misère n’est pas d’attendre la mort ni de la craindre,
mais de la désirer.
*
Il y a une arrière-pensée et un goût de cendre dans la vie sensible
tant que l’on cherche en elle le seul bien. Elle acquiert une spontanéité
innocente et à son degré une valeur absolue quand on voit en elle une
image et une suite de la vie de l’esprit.
[297]
*
La captivité est une image de la vie. Et les hommes y manifestent
plus clairement que dans la vie même leurs états d’âme et leurs désirs.
Or ils attendent, ils espèrent, ils s’ennuient, ils rêvent et ils inventent
de fausses occupations et de faux plaisirs moyennant quoi le temps
s’écoule sans qu’ils fassent réflexion à la lenteur de son écoulement.
Ils ne vivent pas ; ils attendent de vivre.
*
La fierté (ferocitas des Latins), l’honneur qui a un caractère plus
social, la franchise qui est la vertu des barbares francs vont toujours
avec une certaine provocation animale, une insécurité et un aveugle-
ment intérieur (cf. Nietzsche).
*
L’empire allemand est une confédération qui rappelle l’association
des tribus et des peuples chez les Germains et chez les Francs. En face
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 203

la centralisation romaine. Cette opposition suffirait à éclairer d’une


manière nouvelle le problème de la décentralisation.
*
Quelquefois les hommes les plus intelligents sont aussi les plus
fiers qu’on découvre en eux et qu’on loue en eux les qualités les plus
étrangères à l’intelligence.
[298]
*
On a démontré que le temps est une illusion dès qu’on a perçu que
l’intuition et même l’expérience résident toujours dans le présent.
*
Le principe de la connaissance, ce n’est pas l’étonnement qui mar-
que une sorte de contraste fâcheux entre l’homme et l’univers dont il
fait partie. Mais il faut que le regard par lequel nous découvrons
l’univers ait de la jeunesse et l’univers paraîtra jeune comme il l’est.
C’est par l’habitude et le mécanisme que la matière et la mort
s’insinuent dans le monde.
*
Dans tout ce qui n’est qu’ombre et image, il y a de l’insuffisance,
de la lourdeur et de l’empâtement. Et l’on peut dire les lourdes ombres
aussi bien que les ombres légères (celles-ci restent encore lumineu-
ses).
*
Dieu, c’est l’activité intemporelle et l’Être, c’est Dieu considéré
passivement.
*
L’indiscrétion et la grossièreté du peuple dans le Midi n’est que la
traduction et la rançon dans la masse [299] d’une délicatesse et d’une
ouverture d’âme sans comparaison qui y sont le privilège de l’élite.
*
Tout ce qui n’est pas premier commencement porte en soi de
l’imperfection et Dieu ne peut se traduire dans le monde sans que des
taches y apparaissent (autrement l’individu n’exprimerait pas sa rela-
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 204

tivité au Tout). Ainsi la créature porte en elle un poids lourd qui est la
rançon de l’acte même de la création.
*
Ce qui fait l’incomparable profondeur du dernier regard des mou-
rants, c’est qu’ils considèrent ce qui est autour d’eux comme s’ils le
voyaient pour la première fois.
*
L’Absolu est intérieur à l’Être ; s’il n’est pas l’individu, il reste
qu’il soit la personne.
*
L’esprit systématique de Kant le conduit à faire du moi une abs-
traction pure. Il suffisait pour le rendre concret d’écouter comme les
mystiques notre vie intérieure et de sentir sa relation avec Dieu. [Il
s’est perdu par la réduction de l’acte à la règle.]
[300]
*
Acquérir pour dépenser, c’est la loi fondamentale de toute vie, du
savoir, de l’art, de la morale (nutrition + reproduction = mémoire +
imagination = savoir technique + création).
*
Il y a dans l’idée de l’avenir une sorte de mystère qui l’apparente
avec le transcendant où il est fondé.
*
La réserve et la fierté ne vont pas avec l’intelligence ; c’est la dou-
ceur de cœur et la sincérité de la sympathie qui nous ouvrent l’âme
des autres hommes et même la nôtre.
*
Inaptitude aux langues et à la musique.
*
L’amour n’est rien de plus qu’une sorte de consentement à la vie.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 205

Une chose bien évidente, c’est que c’est toujours celui qui admi-
nistre qui est le serviteur. Il est plus aisé d’obéir, et dans l’obéissance
l’esprit, hors de toute préoccupation, garde la liberté et l’immatérielle
pureté. [301] [Il y a aussi des cas dans lesquels la véritable docilité est
de ne pas se refuser à commander.]
*
La diversité des êtres a son image à l’intérieur de chaque âme dans
la diversité de ses sentiments. Et il est aussi impossible de pacifier une
âme que de pacifier l’humanité. [Il y a un désir de la paix qui est un
désir de paresse et de mort. Il y a un désir de la paix qui est un désir
de la vie immatérielle et bienheureuse.]
*
Il y a une certaine volonté de bonté qui paralyse la bonté comme il
y a une fierté de la connaissance qui obscurcit la connaissance.
*
La jouissance est plus noble que l’utilité.
*
L’état le meilleur de l’humanité n’est pas la première innocence,
mais l’innocence reconquise après le péché.
*
La prescience se confond avec l’omniscience et n’est plus un scan-
dale devant la liberté dès que le temps apparaît comme une forme de
connaissance propre à un être fini.
[302]
*
Quel que soit l’objet sur lequel on médite et même dans le cours, il
faudra s’abandonner à la révélation intérieure par une sorte d’absence
de préoccupation et de sympathie vive pour la vérité, au lieu d’essayer
de réaliser une construction humaine.
*
Le vice essentiel, c’est de ne croire qu’à sa vertu et de regarder
avec défiance ou tout au moins avec indifférence la vertu des autres.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 206

Presque tous les hommes se tiennent dans l’ordre moyen et forcé


de l’entendement. On ne retrouvera la spontanéité, la nature, la force
et le bonheur que si on suit les sens dans l’ordre matériel,
l’intelligence pure dans l’ordre de la pensée. Et d’attendre ce qui
s’offre à nous, ce n’est pas rester passif, c’est avoir trouvé la forme
souveraine et parfaite de l’activité.
*
Selon Sénèque il ne faut pas travailler à la campagne, mais à la
maison. Sénèque a peut-être tort parce que c’est un homme de lettres ;
mais il est assuré que la contemplation ne s’accommode pas avec le
mouvement. « La tranquille suavité de l’Esprit-Saint requérait de lui
non seulement le repos de l’âme, mais encore celui [303] du corps ».
— Fioretti, chap. XLI à propos de frère Simon.
*
Il y a deux façons d’être vertueux :
a) isolement et contemplation et renoncement avec la pauvreté et le
célibat (et j’avais beaucoup de goût pour cette vie-là). On doit y re-
connaître un fond d’égoïsme et d’impuissance ;
b) œuvres matérielles et sociales dont il faut qu’elles soient les
images de la vie spirituelle et divine.
*
Il y a dans le solitaire beaucoup d’orgueil et il tire souvent une
consolation qui n’est exempte ni de vanité ni d’aigreur de la mécon-
naissance où il reste des injures, du mépris et même des coups.
*
La simplicité du cœur est la première des vertus parce qu’elle est
l’image de la divinité, puisqu’elle embrasse tout comme elle dans un
seul regard.
*
Le remède de la subtilité, c’est l’ouverture du cœur.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 207

La volonté s’use et finit par perdre tout son ressort quand elle se
propose des fins trop nombreuses — ou [304] qu’elle les examine trop
— ou qu’elle apporte trop de minutie et de scrupule dans l’exécution.
*
La grande découverte de Kant, c’est, en faisant du temps une for-
me, d’avoir ôté à l’évolution toute portée métaphysique.
*
La prière est d’abord la reconnaissance de notre dépendance à
l’égard de l’absolu : et c’est un acte de l’intelligence. Mais en même
temps la volonté se trouve dirigée par cet acte même de l’intelligence.
Et c’est pour cela que la prière est soumission, humilité, imploration.
Mais c’est ce qu’il y a en nous de purement individuel qui implore.
*
Dans la question de la grâce, la querelle est encore entre la démo-
cratie et l’aristocratie (grâce pour tous ou pour une élite).
*
Toute la vie morale consiste dans une composition entre le renon-
cement qui est nécessaire à l’égard des biens matériels et de la vie
même — et l’abandon délicat et fort à toutes les puissances et à toutes
les jouissances que la nature nous offre. Mais la richesse de la vie ne
va pas sans harmonie ni par conséquent sans subordination et sans
sacrifice.
[305]
*
Il est vrai de dire que la vérité est voilée par le sensible ; mais ce
voile n’est pas réel, c’est l’infirmité de notre regard. Et de l’avoir re-
connue, cela ne doit pas empêcher le regard, dans ses limites, de
s’exercer. [C’est tout pour lui de voir la lumière, et non l’objet qu’elle
éclaire. Il n’y a pas d’autre objet que le voile.]
*
Il faut que le goût de la matière soit désintéressé ; au lieu de la rap-
porter à nous, il faut voir en elle une image universelle de la pensée.
Autrement on ne s’y abandonne pas pleinement et les plus vertueux
recevront un trouble qui les conduira aux violences ascétiques.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 208

*
L’attachement que l’on a pour nous est un danger plus subtil mais
plus grave à l’égard de l’esprit que l’attachement que nous avons pour
un autre.
*
Les froissements mêmes que nous avons avec les autres hommes
ne sont que la réalisation des froissements qui se produisent à
l’intérieur de nous-même entre les différents éléments de notre vie
intérieure. Tant il est vrai qu’il y a une unité indivisible de la spiritua-
lité.
[306]
*
On n’oublie jamais les choses que l’on veut retenir. Je parle de cet-
te volonté plus profonde que la volonté ne gouverne pas.
*
Le véritable pardon des offenses, c’est l’oubli des offenses ; et l’on
n’oublie les offenses que si l’on n’a pas été offensé.
*
On imagine souvent la mémoire comme une faculté passive, sorte
de don de Dieu et tel qu’on l’a ou qu’on ne l’a pas, sans qu’on puisse
agir sur elle, sans qu’elle engage la valeur de notre personne. Cepen-
dant il n’en est pas ainsi, du moins si on n’oublie pas ce que l’on veut
retenir, à quoi l’esprit s’est donné tout entier. Et la force de la mémoi-
re ne se distingue pas alors de la force de l’esprit. Se rappeler en ce
sens, c’est avoir fait une action nôtre, être indéfiniment capable de
l’accomplir à nouveau, l’avoir fait entrer dans la sphère de notre per-
sonnalité consciente.
*
L’intuition est une connaissance intellectuelle que l’on refuse de
pousser jusqu’au dernier point.
[307]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 209

La liberté d’indifférence n’existe jamais d’une manière concrète,


mais elle exprime une possibilité abstraite permanente que viennent
remplir d’une manière précise les conditions effectives de l’action.
[Le rapport du temps et de la durée est le même que celui de la liberté
d’indifférence et du déterminisme psychologique.]
*
Toute doctrine se perd quand elle tombe dans l’abstraction. Et c’est
aussi n’être pas capable de considérer la réalité pour elle-même que de
se contenter en ce qui la concerne d’approximations abstraites. Il y a
une manière concrète de pénétrer jusqu’à l’universel, et quand on ne
peut s’y porter, il vaut mieux se tenir au sensible concret.
*
Dire que nos misères proviennent de ce que nous sommes des êtres
finis, ce n’est pas les dériver d’une faute que nous aurions commise,
d’un état de notre volonté ; c’est les dériver de notre nature, — que
nous n’avons pas choisie et qui forme tout ce que nous sommes. Mais
c’est une plus grande perfection d’exister, de telle sorte que nos misè-
res viennent de nous qui n’avons pas choisi d’être, mais qui n’aurions
pas pu choisir de n’être pas, puisqu’il faudrait pour cela être déjà et
qu’il n’y a pas de différence entre être et consentir à l’être.
[308]
*
L’activité de la vie spirituelle fait autour de nous une sorte de cotte
serrée de sorte que les mauvaises influences et la maladie ne trouvent
plus de voie d’accès. (Ainsi le mépris du corps produit, mais avec plus
de certitude, les effets de l’hygiène et de la délicatesse physique.)
[L’activité spirituelle avance sans cesse, la délicatesse morale recule
ou piétine sur place.]
*
La plus grande souffrance que je conçois est l’astreinte à un travail
matériel constant et pénible. [Bienheureuse oisiveté, bienheureuses
liberté et activité de la Pensée. Il existe aussi un travail de la même
nature et que l’on considère à tort comme intellectuel.
Dans le travail intellectuel se livrer à la vie et à la joie. Perdre les
livres et la science pour la vie. Et se réserver de la solitude, non pas
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 210

pour forcer la pensée, mais pour en recueillir le jet. Cela maintient sa


force au lieu qu’elle s’éparpille. Dans la société, se livrer et non pas
par jeu, mais pour la communauté même de la vie. Que ce ne soit pas
un entraînement passif, une contagion extérieure, une panique, mais
un don clair de soi-même dans chaque instant.]
*
Il ne faut jamais fixer une règle si rigide qu’elle ne puisse pas sup-
porter d’exceptions (cf. Rousseau).
[309]
*
On se rend bien compte en général que l’intelligence possède en
elle un mouvement qui la porte à l’infini. Mais comment cela serait-il
possible si dans l’être même l’infinité ne se trouvait comprise ?
L’essence de l’être est toute en acte, mais l’être réalisé et développé
dans le temps est toujours fini. Et qu’il soit pourtant infini dans le sens
du passé, cette contradiction montre l’indissoluble union d’un présent
universel et insurmontable avec l’ordre indéfini de l’avant et de
l’après. La difficulté vient de ce que tour à tour nous prenons les cho-
ses dans l’absolu, puis dans leur ordre. Il est nécessaire que dans cet
ordre même on trouve toujours la marque de leur réunion à l’absolu.
*
N’exagérons pas la valeur de la mémoire, de l’expérience, de
l’entendement, du savoir acquis. C’est la région intermédiaire de
l’homme. Mais dans toutes les choses essentielles, la connaissance est
donnée à chaque fois d’une manière nouvelle et sans bénéfice des ac-
quisitions anciennes. Tel est le cas de l’instinct dans l’animal, des sen-
timents essentiels dans l’homme, de l’intuition intellectuelle dans le
contemplatif. Le progrès ne s’applique qu’à l’adresse matérielle ; en-
core cette adresse est-elle extérieure et artificielle. Il y a une adresse
née d’un rapport direct avec les choses, et qui est comme l’instinct et
comme l’intelligence. Il n’y a pas de progrès dans la conscience de soi
ni dans l’analyse [310] de soi ; il y a progrès seulement dans les
moyens d’expression de l’analyse. Dans les conditions brutales et
simples de la vie notre âme est brutale et simple comme du sauvage.
— Les besoins fondamentaux comme la faim et l’appétit sexuel ont
l’éternité d’un rite. Cependant l’être fini ne peut par la matière enga-
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 211

ger sa vie dans le temps sans que le rapport de la matière et de son être
n’engendre un progrès qui exprime la sphère créatrice des êtres finis.
Mais cette création ne va pas au-delà de notre rapport avec l’univers ;
la partie même de la matière qui forme notre corps qui atteste et mar-
que notre finitude est soustraite à notre action (contre la médecine).
*
[Le respect à l’égard des anciens.] Il y a dans les opinions humai-
nes quelque chose de mobile, de variable, de réformable qui marque
leur incertitude, qui témoigne de notre activité hésitante, [chercheuse,
mais capable de s’amender et d’aller plus loin ou plus profondément.]
Cela empêche de les prendre comme un absolu, cela nous rend à leur
égard ironique et sceptique tant qu’elles sont là, que la vie se débat
autour d’elles, qu’elles se dégagent et se purifient. Cependant lors-
qu’elles se sont fixées au cours des siècles, elles prennent plus de re-
lief et de valeur : devenues irréformables comme le passé même de la
nature, elles accusent aussitôt pour nous un caractère éternel de la
conscience humaine. [Cela fait pour nous-même aussi la puissance de
l’écriture à l’égard de la parole.]
[311]
*
Les attaques contre la raison en font la faculté de l’abstrait et de
l’irréel. Ce qui est bizarre, car qu’y a-t-il de plus concret, de mieux
individualisé que l’essence de la Raison ? De la développer, c’est dé-
velopper l’intelligibilité réelle du monde. L’invention du possible est
un signe de l’orgueil humain comparant sa propre faculté créatrice à la
création de Dieu. [Encore faut-il prendre la Raison non comme une
règle, mais comme l’acte de cette règle. Et c’est la règle qui vient
après.]
*
Dans P. tout tourne autour de la grandeur et de la petitesse. Mais
que cela marque encore de vanité ! En réalité il n’y a rien de grand ni
de petit, bien que l’on puisse distinguer en nous l’ordre de l’absolu
(ou de la pensée), l’ordre du relatif (matière et sentiment). Mais le re-
latif même comme tel trouve dans l’absolu sa raison d’être et la place
de son être.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 212

On ne se relève point en changeant de lieu. C’est dans l’objet de la


faute qu’il faut trouver le principe même de la délivrance. Et si c’est la
matière d’où le péché est venu, c’est en sanctifiant la matière qu’il
faut se délivrer du péché. La Terre est en même temps le lieu de la
faute et celui du salut. [On ne se délivre jamais par le silence ou par la
fuite ou par l’oubli, mais par la réparation.
[312]
Le criminel a raison de revenir toujours au lieu où le crime a été
commis.]
*
L’indépendance et l’unité de chaque objet se confondent avec sa
dépendance infinie qui fait que l’unité du tout se trouve représentée
avec perfection dans l’unité de chaque partie.
*
La captivité ou le temps perçu isolément.
*
Défions-nous de ce prétendu profit qui nous viendrait de
l’expérience, quand nous n’avons fait que perdre notre jeunesse. Nous
avons perdu aussi notre contact direct et ardent avec la réalité. Nous
portons le fardeau de notre personnalité temporelle, notre individualité
est plus lourde ; son poids la retient et l’empêche de s’élever à Dieu.
*
C’est sans doute la plus grande profondeur du christianisme de fai-
re de Dieu une personne ; mais ce n’est pas une raison pour en faire
un individu. [Les matérialistes reprochent à la religion d’en faire un
individu, tandis que les spiritualistes se défendent faussement par
l’affirmation d’un Dieu abstrait, d’une raison fixée dans des règles.]
[313]
*
Tant qu’on se souvient comment et où on a été instruit de quelque
chose, c’est qu’on n’en est pas véritablement instruit. [Le tenir de soi
ou de Dieu.]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 213

Il y a deux sortes de connaissances, celles qui portent sur la matiè-


re et les faits et que l’on a ou que l’on n’a pas en une fois, celles qui
portent sur la vérité et la vie, que l’on doit reprendre à l’infini parce
qu’elles ne consistent que dans un acte toujours à refaire, qu’il n’y a
pas de monotonie dans leur identité et qu’il n’y a pas de mémoire ou
d’habitude pour les garder comme des puissances mortes. [Temporel.
Extratemporel. Pascal, 93 : « On ne peut conserver la grâce ancienne
que par l’acquisition d’une nouvelle grâce... autrement on perdra celle
qu’on pensait retenir comme ceux qui voulant renfermer la lumière
n’enferment que les ténèbres... » ]
*
Dieu n’est pas extérieur au moi sinon dans le moi même. Tant
qu’on en fait un objet, il est facile d’accumuler contre lui les impossi-
bilités. Pour y croire, il faut le trouver en soi ; notre croyance alors est
aussi inébranlable que celle que nous avons dans les sens. Rien ne
peut prévaloir contre elle.
[314]
*
Le seul fondement de l’existence du fini, c’est que l’infini plus le
fini ou l’infini comprenant le fini et toutes les formes du fini est plus
grand, que l’infini pur est donc le seul infini. Argument qui a la forme
de celui de saint Anselme, mais ne porte plus sur l’existence.
*
De la nécessité à la délicatesse la différence est très petite ; les
grandes misères matérielles restent les mêmes. Du désir sensible (ou
de l’ennui) à la vie spirituelle la différence est de l’infini.
*
Parce que je suis votre ami, je supporte mal toutes vos paroles qui
s’adressent à d’autres ou au public. Je les trouve moins secrètes et
pourtant trop secrètes. Je les hais et j’en suis jaloux.
*
Le plus grand avantage de la captivité sera de nous avoir arraché à
l’esclavage de l’habitude, de nous donner au retour un regard neuf
pour les choses les plus familières.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 214

[315]
*
La relativité va elle-même et comme telle à l’absolu. Et c’est pour
cela qu’en manquant à notre patrie et à notre religion, nous qui som-
mes des êtres relatifs, nous manquons à l’absolu. [Les religions pour
répondre à leur objet doivent être toutes différentes comme les races
d’hommes et puisqu’il faut qu’elles aillent à l’absolu, elles doivent
prétendre toutes à la catholicité.]
*
Avant la diffusion de l’imprimerie, il était impossible qu’on ait cet-
te illusion qu’écrire, c’était déjà agir.
*
La continuité, image sensible de l’unité du monde. [Dire que le
monde est un, ce n’est pas encore lui appliquer le nombre, c’est dire
qu’il est antérieur au nombre, mais le comprend et le soutient.]
*
C’est quand les jugements sont les plus fermes que les sentiments
sont les plus doux.
*
On sent renaître en soi les sentiments et les désirs quand la pensée
n’est plus tout à fait bonne [claire, vive, harmonieuse].
[316]
*
Il y a une pénétration naturelle entre les âmes parce qu’elles vivent
toutes en Dieu [qui est tout entier partout]. La matière au contraire est
le lieu de la séparation et de l’individualité. Les esprits qui s’opposent
sont ceux qui s’abandonnent et ne sont rien de plus que le reflet des
corps auxquels ils sont associés. Les corps se cherchent par l’amour
qui semble une image de la vie spirituelle. Mais l’égoïsme et la jalou-
sie y demeurent attachés et montrent quelle est sa véritable source.
Ainsi on ne monte pas de l’attrait physique à l’amitié spirituelle, mais
on risque de corrompre l’union des âmes par les complaisances de la
chair, dans le mouvement même où on espère la porter au dernier
point.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 215

*
Le paganisme et le culte des saints expriment une vie profonde. Il
n’y a d’erreur en eux que si l’on se limite à eux. Mais ils atteignent un
principe réel de spiritualité et dépassent le spectacle des choses. Le
paganisme remonte jusqu’à la vie animée de la nature, le culte des
saints divinise et éternise les grands sentiments de bienveillance et
d’amour qui ont éclos dans les âmes individuelles. L’un et l’autre vont
à l’éternité. Le culte des saints est plus intime et plus humain. L’un et
l’autre trouvent leur plénitude et leur principe dans l’acte pur de
l’intelligence universelle.
[317]
*
L’intelligence a plus de vivacité et d’élan dans la maladie et dans
une allégresse claire et détachée de tout intérêt, qui est au-dessus de la
santé du corps et de son équilibre. En dessous et au-dessus de la santé
comme si la vie organique dans son milieu ne laissait à l’intelligence
aucune pente pour s’élancer.
*
Descartes découvre l’activité de la pensée, mais l’applique aussitôt
aux choses ; il ne prend pas conscience de cet acte considéré dans son
essence et au moment de son accomplissement. Il fait de la philoso-
phie pour garantir l’objectivité de ses connaissances. Pascal est appli-
qué à la réalité spirituelle et individuelle, le doute méthodique inutile à
P. comme à tout homme qui n’est pas constructeur et qui s’appuie sur
l’expérience. L’intuition est donc le point de départ de la science en
même temps qu’elle ouvre le passage de la science à la religion. Mais
le sens de la vie est de faire descendre l’intelligence pure dans la sen-
sibilité et dans le particulier. La nécessité appartient à l’acte intellec-
tuel ; mais comme cet acte constitue le fond de notre nature, ce qui est
nécessité à l’égard des choses est liberté à notre égard.
*
Celui qui est secret engendre jusqu’en lui-même une suspicion
contre les sentiments les plus légitimes.
[318]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 216

Ce qui a le plus corrompu le goût des choses spirituelles, c’est de


penser que le présent est toujours sensible et que les états de la vie
intérieure, loin de porter en eux tout le suc du présent, n’ont de sens
qu’en vue d’un avenir sensible dont ils sont les annonciateurs. [C’est
la grande erreur ou le grand symbole.]
*
La subtilité dans les distinctions théologiques est toujours plus
choquante que la subtilité des casuistes parce que la première porte
sur des dogmes (c’est-à-dire des choses) et l’autre sur des états inté-
rieurs et sur des actes.
Dans la subtilité théologique il y a beaucoup de vanité,
d’opiniâtreté et d’industrie humaine.
*
L’absence des mauvais désirs est un signe de faiblesse aussi bien
que de vertu.
*
La vie, c’est la terre animée par le soleil, un monde intermédiaire,
la matière éclairée par l’esprit. C’est la perfection de la lumière de
rencontrer l’opposition de la terre, de former l’ombre pour dégager
son essence et de la dissiper pour affirmer sa prééminence.
[319]
*
Ce qui prouve la primauté de l’esprit, c’est que l’ombre naît de la
lumière, mais non pas la lumière de l’ombre.
*
Les résignés ont les mêmes sentiments que les révoltés, avec moins
de force.
*
On sent bien qu’il faut dire « mon âme ». Mais on sent aussi toute
l’imperfection des termes comme « mon esprit », « mon intelligen-
ce », quand il faut dire l’intelligence et l’esprit.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 217

La seule entreprise de chercher la raison des choses prouve que


cette raison existe et les fonde, que l’intelligence est le principe de la
matière et qu’on ne remonte pas de la matière à l’intelligence. L’ordre
de la création — vers la matière — est l’inverse de l’ordre de la vie —
vers l’intelligence. [L’Ascension de la vie — La Descente de la Genè-
se.]
*
L’amour de l’homme et de la femme est l’image et le témoin de
l’union de Dieu et du monde. — Même perfection, même mystère. —
[Unité.]
[320]
Quand on vit au milieu du monde dans l’activité constante de la so-
litude, on donne plus aux autres qu’en fixant sur eux l’intérêt du re-
gard. On n’est point arrêté par les contestations de l’amour-propre. On
éclaire et on relève jusqu’à l’esprit tous les sentiments, toutes les pen-
sées, tous les spectacles.
*
L’âme meurt comme le corps, mais l’acte spirituel qui fonde et
soutient dans l’éternité à la fois l’âme et le corps est étranger à la nais-
sance et à la mort.
*
Découvrir le monde spirituel, ce n’est pas percevoir des états inté-
rieurs, mais les actes de l’esprit. Or percevoir un acte, c’est
l’accomplir.
*
Dans le panthéisme l’immortalité qui est la perte de notre person-
nalité dans le sein de Dieu doit produire l’inconscience. En réalité
l’immortalité est l’activité parfaite de notre personne dans
l’intelligence divine.
*
On croit qu’il faut distinguer le Bien du Mal comme deux choses
hors de nous. En réalité il faut distinguer l’acte de la Passion. Cepen-
dant il n’y a pas d’acte matériel. Dans la Passion l’individu éprouve
des satisfactions : il est caressé par les choses, mais il est misérable
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 218

parce qu’il peut être froissé par elles, parce [321] qu’il attend d’elles
le plaisir, parce que dans le plaisir même il éprouve un état de trouble
où il subit sans comprendre. Dans l’activité par contre on doit attendre
sans doute une grâce, mais par cette grâce nous créons notre joie et
notre joie est une lumière pure.
*
Dans le passé tout est déterminé, dans l’avenir tout est libre. La
matière est assujettie à des lois et exprime sur le cours de notre vie le
poids du passé. L’avenir est le champ découvert de nos activités spiri-
tuelles. Les individus considérés comme des êtres donnés (matière) ne
peuvent agir que conformément à leur nature ; cependant l’homme est
placé entre la matière où il se complaît et l’esprit qui le domine ; et il
y a un point dans son éternité d’où il peut par un consentement sans
violence se laisser éclairer par L’Esprit ou entraîner par la chair. Là
est la Liberté.
*
L’Homme reste indépendant des créations naturelles comme Dieu
du monde. Mais Dieu et le monde sont inséparables comme l’homme
et la femme. La fonction féminine est de réaliser dans la nature une
image de l’homme comme la vie réalise dans le monde une image de
Dieu. La destinée de l’homme s’accomplit dans son union avec la
femme, tandis que dans son union avec Dieu il dégage son essence : il
est sûr que dans l’union solitaire avec Dieu nous préférons la connais-
sance à la vie, tandis que dans l’union en Dieu par l’union de la fem-
me, nous haussons notre existence [322] terrestre poussée au dernier
point de sa réalité et de sa perfection jusqu’au principe qui la suppor-
te. L’homme doit devenir parfait pour que la femme ait un modèle
parfait à réaliser dans la matière.
On demanda à Theano, femme de Pythagore, combien de temps il
faut à une femme pour devenir pure après avoir eu commerce avec un
homme, elle répondit : « Si c’est avec son mari, elle l’est sur l’heure,
si c’est avec un autre, elle ne l’est jamais. »
*
Quand un rapport s’établit avec un autre esprit, on peut exercer sur
lui une influence fascinante, et le danger est de l’exercer dans le sens
de ses propres désirs.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 219

*
Ceux qui vivent dans le temps sont toujours pressés et partout ils
veulent arriver tôt, ceux qui vivent dans l’éternité ne veulent rien pos-
séder avant le temps de maturité et de perfection.
*
La Vérité est l’essence, mais inséparable de ces deux propriétés de
la Beauté qui est sa lumière et du Bien qui est sa chaleur. [Le vrai et le
beau sont abstraits à côté de la Vérité et de la Beauté. Quant au Bien,
c’est l’indétermination même, il faut dire l’Amour. La Beauté est
l’intermédiaire entre la vérité et l’amour. La vérité est le faîte de la
dialectique intellectuelle [323] ascendante. L’Amour est le moyen et
le terme de la Descente et de l’Expansion créatrice.]
*
L’Éducation s’adresse au corps et l’instruction à l’entendement.
Mais l’initiation est la découverte de l’intelligence par elle-même.
*
Pour comprendre le Ciel il faut avoir traversé la Terre et les Enfers.
*
La vie serait incompréhensible si son but était de chercher la véri-
té ; il faut donc que nous la possédions.
*
Il y a des égoïstes féroces qui poussent leur égoïsme jusqu’à la dé-
votion par l’unique pensée du sort de leur âme et de leur salut.
*
Je pense que le combattant rentrera avec le goût du repos, et le pri-
sonnier avec le goût de l’action.
*
Si les enfants parlent d’eux-mêmes à la 3e personne, c’est le signe
sans doute qu’il est naturel à la personne de considérer l’individu
comme un objet.
[324]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 220

C’est un spectacle ridicule que ceux qui sont restés puissent


s’enorgueillir de ceux qui sont tombés.
*
Les hommes qui créent, avec quelque infirmité, paraissent toujours
prêts de succomber à la pitié de ceux qui, sains et capables de tout,
n’ont jamais rien fait.
*
Il n’y a point d’amitié parfaite sans des piques silencieuses qui
viennent de la délicatesse des sentiments, de leur force et de leur exi-
gence. Si les paroles n’avaient point toujours un peu de brutalité, les
scrupules de la tendresse s’exprimeraient toujours dans la matière par
l’allégresse de la confiance.
*
L’intelligence est incapable de donner toute sa force tant qu’elle
n’y est pas sollicitée par la vie, par le présent, par la circonstance. Por-
ter la circonstance jusqu’à l’éternité de l’acte spirituel, c’est garder le
contact avec le réel et avec le principe qui l’explique, c’est demeurer
attaché à la fois à la vie que l’on sent et à la pensée qui l’éclaire, c’est
unir dans un acte humain notre être matériel et fini à la perfection in-
finie de l’esprit.
[325]
*
C’est parce que l’amour vient du plus profond de nous-même, c’est
parce qu’il est pour notre personne la loi de notre accomplissement et
non point un trésor qu’elle pourrait recevoir d’un autre, c’est parce
qu’il est pur, spirituel et tout en acte qu’un aveu même timide de l’être
aimé le trouble et le rétracte au lieu de l’exalter. De sorte que l’amour
ne peut se réaliser que dans un consentement silencieux et à demi hon-
teux. C’est pour chaque amant tout son être de sentiment qui trouve à
s’accomplir sans que dans l’autre il y ait plus qu’un consentement et
non point un don. Il faut que cet état d’âme soit le même en tous les
deux. Ainsi l’union atteint son point de perfection, puisque chaque
être réalise dans un autre toute sa nature spirituelle sans subir pourtant
son action, puisqu’il trouve le dernier état de sa destinée par des voies
qui lui sont propres, puisque son essence bornée rencontre le terme de
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 221

son désir et de son effort temporel dans l’accomplissement parallèle


de la destinée d’un autre esprit. [Ce n’est point se donner que
s’accomplir. On donne des choses que l’on possède. Un être peut
s’accomplir parce qu’il est un acte.]
*
Il y a danger à laisser l’analyse intérieure nous donner l’illusion de
l’action intérieure. Il y a danger à fixer dans une formule, même plei-
ne et sûre, un acte vivant de la pensée. Cela encourage notre paresse à
le regarder au lieu de l’accomplir, à se contenter qu’une richesse [326]
s’y trouve enfermée au lieu de l’y découvrir. Littérairement, les
maximes valent par leur brièveté, par ce qu’elles taisent plus que par
ce qu’elles disent, mais le danger est qu’humainement on reste im-
pressionné par elles ou qu’on se fixe à leur raideur, qu’on craigne de
les assouplir et de les étendre, qu’on n’aille point au-delà du signe
jusqu’à l’activité pure, féconde et toujours nouvelle qu’elles ne doi-
vent pas représenter, mais suggérer et faire naître.
*
On est toujours impatient et malheureux tant qu’on attend des cho-
ses qu’elles remplissent notre destin.
*
Les maximes forment en général le meilleur des livres parce qu’on
les écrit presque toujours pour soi, tandis qu’on écrit toujours un livre
pour le public.
*
Il y a une infinité d’existences actuelles enveloppées dans le sein
de Dieu. Mais 1. il est faux de conclure une surabondance du possible
à l’égard de l’Être, puisque dans l’infinité du temps il y a place pour
une infinité d’existences successives où la totalité de l’Être est déve-
loppée ; 2. il est faux de dire que telle existence est appelée à se réali-
ser plutôt que telle autre par le hasard des naissances, car ces hasards
font partie eux-mêmes d’un ordre délicat mais bien réglé. [Ce qu’il y a
d’individuel en nous (non la personne) a un caractère [327] nécessai-
rement relatif et fortuit. Mais le système des hasards est rationnel.]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 222

Un acte ne peut exister que dans le présent, puisqu’il n’y a d’acte


que dans l’accomplissement. L’acte n’est pas dans le temps, bien qu’il
engendre le temps. Les faits au contraire peuvent être déjà vécus par
l’individu (passés) ou encore à vivre (futurs). Dans le présent ils coïn-
cident avec l’acte et prennent alors un caractère d’existence pour
l’individu. En considérant que l’existence est un présent, on est obli-
gé, si on la prend comme être, d’en faire une donnée évanouissante ;
si on la prend comme acte, elle est au contraire permanente et éternel-
le.
*
Il y a une certaine lenteur d’esprit qu’il est nécessaire d’avoir pour
être géomètre. Il faut procéder par degrés insensibles et suivre toute
une série d’intermédiaires. Les esprits vifs et synthétiques, ceux qui se
portent d’emblée au tout et au terme n’y sont point propres.
*
La perfection de l’esprit, c’est d’unir à une flexibilité sans limite
un contour précis et irréel comme une ligne géométrique.
[328]
*
Descartes attribue admirablement à la volonté un caractère indivi-
sible et par conséquent absolu et tout-puissant. Ainsi par ce qu’il y a
d’acte dans le sujet l’être fini rejoint Dieu.

*
La méthode classique est mauvaise parce que, en rapprochant les
fragments d’un auteur, elle fait qu’ils concordent ou divergent par leur
matière au lieu de s’unir dans le courant sinueux et tourmenté de la
vie qui les a fait naître. [Contre les mosaïques des critiques.]
*
Ne renoncer à rien, à aucune passion, à aucun instinct, mais déga-
ger la part d’activité qui se trouve dans les états inférieurs, les rendre
plus clairs, plus forts, plus vifs et plus purs. Celui qui renonce à la ma-
tière en faveur de l’esprit ôte à l’esprit sa substance même et sa vie. Il
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 223

se livre en lui un combat matériel de l’instinct de vanité contre les ins-


tincts essentiels : sa vertu est faite de vide et d’artifice.
*
Les reproches faits à l’idéalisme n’ont de force que pour ceux qui
dans les produits abstraits, immobiles et vides de la raison ne voient
pas autant d’actes individuels et vivants de l’intelligence pure. Re-
joindre l’expérience à l’intelligence par l’intermédiaire de [329]
l’entendement, c’est donner à l’intelligence un schéma d’application
et à l’expérience une armature simple. Mais il faut que dans les ou-
vrages de l’entendement se marquent à la fois la passivité morte qui
appartient aux choses et la communication ou même l’identité essen-
tielle de l’esprit de l’homme qui retrouve le monde et de l’esprit de
Dieu qui l’a créé.
*
Ne jamais empêcher les enfants de faire du bruit, mais s’arranger
pour n’en pas être incommodé.
*
Le goût que les hommes ont pour l’éducation (notamment de leurs
enfants) est une conséquence de leur confiance dans la technique, de
l’espoir de former un homme par des règles, espoir auquel ils ont re-
noncé tout de suite pour eux-mêmes.
*
Collaborer avec l’enfant dans l’éducation ; et lui être si peu secret
qu’on l’éclaire toujours sur la conduite même que l’on tient à son
égard. Ainsi dans la vie de tous les jours les procédés partagés ôtent la
défiance et le silence, établissent la communication et le jeu de
l’activité spirituelle.
*
Réconcilier l’empirisme naturel et vertueux du 18ème siècle avec
l’intériorité spirituelle du Moyen-Âge.
[330]
*
Le matérialisme est ridicule quand il applique à l’esprit les lois
qu’il a découvertes ; l’intellectualisme l’est plus encore comme lors-
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 224

que dans le culte et l’ordre social il veut que la matière devienne un


symbole réel de la vie spirituelle [et aussi quand il immobilise la vie
de la pensée dans les concepts]. [Ce symbole il nous appartient de le
réaliser tous les jours par notre vie hors de toute hiérarchie fixée dans
les choses.]
*
Leibnitz — un seul principe invariable avec un élément d’infinie
variation.
*
Espace. — Si l’espace est sensible, la géométrie n’a plus ni univer-
salité ni nécessité ; la géométrie est une physique. — Si l’espace est
conceptuel, il est sans réalité et la géométrie est un enveloppement de
rapports dans l’entendement. Mais la géométrie est une science à la
fois pure et réelle parce que dans l’espace la sensibilité rejoint Dieu
par l’intuition intellectuelle. L’entendement donne des bornes à cette
intuition, mais il la met à la mesure de notre humanité ; il l’égrène par
des procédés temporels toujours inachevés. [Le propre de l’homme,
c’est de ne percevoir le simultané que par la sensibilité. Ainsi l’espace
est sensible, bien qu’on ne puisse concevoir sa nature que par une di-
vision [331] temporelle qui n’est jamais achevée et qui, si on la prend
en elle-même, est abstraite et numérique.]
*
L’espace est le produit immédiat de l’activité infinie de
l’entendement divin. Et l’acte correspondant dans l’entendement fini
produit le nombre qui s’adapte à l’espace sans l’épuiser. C’est pour
cela que les grands ambitieux, les tenants de l’entendement humain,
les créateurs qui se défient du contact mystique avec l’absolu, mais
qui aussi veulent refaire et dépasser le sensible avec leurs seules for-
ces intellectuelles (Descartes) sont logiciens et algébristes, mais non
géomètres. Voyez au contraire Pascal et l’étendue intelligible de Ma-
lebranche.
*
Chaque idée est comme un sillon dans lequel il ne faut passer
qu’une fois, sous peine qu’elle perde la netteté, l’unité et le sens.
[Mais chaque idée a mille nuances de sorte qu’elle est toujours nou-
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 225

velle. C’est quand elle vient de sillonner votre esprit qu’il ne faut pas
laisser la réflexion volontaire s’y attarder ou y revenir.]
*
Vous êtes d’une force inébranlable dans ce que vous pensez. Mais
les paroles ressemblent souvent aux idées et parce que vous copiez ce
que vous savez que vous pensez, vous prêtez à toutes les critiques et à
tous les [332] ridicules. Vous déshonorez vos idées sous le vêtement
que vous taillez pour elles.
*
L’activité est infinie parce qu’elle est absolue et indivisible. Tous
les objets sont finis et l’activité qui les sépare ne peut en atteindre la
suite que par une progression indéfinie.
*
L’infini qui étonne l’imagination et marque ses limites est pour
l’intelligence le terme suffisant et adéquat de son activité.
*
La sensibilité marque dans la conscience la limitation, la passivité,
l’influence du corps, — la mobilité marque dans le corps le principe
de vie, l’activité, l’influence de l’âme.
*
Il suffit à l’âme humaine de voir comment elle se rattache à Dieu et
y retourne, et ce n’est pas une question humaine de demander com-
ment l’infinité de Dieu s’exprime par la multiplicité des âmes finies.
*
Il faut déduire l’espace et si on y parvient, le sensible aussi sera
déduit. L’espace est le nœud où l’intellect [333] et les sens se rejoi-
gnent. La géométrie analytique abolit le lien des sciences pures avec
la nature : elle est une œuvre de l’entendement humain. La géométrie
pure possède seule une portée métaphysique. L’espace est sensible et
l’intellect dépasse toujours, mais sans la contredire, la connaissance
que les sens nous en donnent. [Il y a là la convenance la plus haute de
l’esprit et des sens, le point de convergence le plus rigoureux.]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 226

Sur les 3 postulats de l’espace :


1. L’homogénéité ou conséquence de sa simplicité (extériorité mu-
tuelle des éléments) [l’homogénéité, inséparable de la double infinité].
2. Postulat d’Euclide. L’espace n’a pas de courbure, parce que la
courbure introduirait en lui une détermination particulière et, si l’on
veut, une finitude qualitative.
3. Trois dimensions. En font un objet réel (thèse, antithèse, synthè-
se) [être, qualité, individualité]. Remarquer toutefois qu’on ne peut
pas construire l’espace par synthèse et que les trois dimensions ne
sont au contraire discernables que par l’analyse. Ni la surface ni la
ligne ne peuvent être conçues autrement que dans l’hypothèse de la
3ème dimension. Enfin c’est cette 3ème dimension qui donne aux corps
leur véritable réalité.
De telle sorte que loin de dire que l’espace possède des détermina-
tions positives, il faut dire que toutes ses déterminations sont négati-
ves, qu’il se borne à être réel et à exprimer l’extériorité réciproque des
éléments. [334] Il est sans qualité, mais de son essence se déduisent à
la fois l’infinité et les 3 postulats.
*
La création, c’est l’existence infinie et parfaite comme Dieu est
l’activité infinie et parfaite. Cette création est donc l’expression de
l’acte universel et il faut que le fini y trouve place, faute de quoi l’Être
total serait une idée sans réalité, il manquerait à la fois de richesse et
d’objectivité ; il faut de plus que l’unité de l’acte essentiel se trouve
entièrement réalisée dans chaque élément (Dieu est partout tout en-
tier). Le passage de Dieu à la création, c’est le problème de l’existence
du fini et l’infinité du fini, c’est la richesse de Dieu.
*
Nous baignons dans un espace intellectuel qui dépasse notre en-
tendement et qui est pourtant de la même nature que notre entende-
ment. Et le sensible qui s’y applique le représente bien en tant que
donné, mais non pas dans son essence, ni comme tout.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 227

[335]

EN CAPTIVITÉ

VARIA VI

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Plus intéressantes encore que les expériences contre Pouchet, les


expériences contre Frémy pour prouver que la fermentation du raisin
est due non pas à des actions intérieures dans le grain, mais à des dé-
pôts de bactéries atmosphériques à sa surface.
Tout ce dédale d’expériences si délicates ne peut pas suppléer à
une vue claire de la raison et même on peut soutenir que le principe
qui les conduit, c’est toujours une vue de ce genre.
Il y a là deux problèmes différents mais inséparables : a) généra-
tion spontanée, b) synthèse organique. Et sur le deuxième point
l’illusion constante est celle qui fait confondre les corps organiques
avec le vivant.
La vie est un pouvoir de conserver l’identité individuelle, et c’est
pour cela qu’il y a mort et reproduction. Dans la matière au contraire
l’absence d’individualité produit entre le corps et le milieu une action
permanente de mélange et de combinaison.
Les choses sont toujours et partout ce qu’elles sont aujourd’hui et
autour de nous. S’il n’y a pas de génération [336] spontanée dans no-
tre expérience, il n’y en a pas eu non plus à l’origine du monde.
La sélection naturelle doit être gardée comme principe
d’élimination et de fixité et rejetée comme principe de variation et de
développement. [La sélection comme principe positif est obligée de
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 228

faire appel au hasard de la variation. Le rôle évident de la sélection,


c’est de produire un choix dans l’infinité des germes.
Mais des causes purement extérieures y contribuent (cf. la destinée
des individus dans la guerre).]
Le rapport du continu et du discontinu s’exprime de la même ma-
nière dans le problème du nombre et de l’espace et dans celui de
l’évolution et de la fixité. Ici il s’applique au temps et au concret.
Comme il y a à la fois une géométrie et une arithmétique, la fixité et
l’évolution expriment deux aspects du réel. L’Évolution réalise dans
le temps l’ordre de Dieu. L’entendement nous en donne par le nombre
et la fixité une image finie. Mais si la création est intemporelle,
l’Évolution matérialise dans le devenir l’abondance infinie de l’acte
divin [cf. l’hérédité et l’originalité de chaque type d’être].
En ce qui regarde l’esprit de l’homme la difficulté de le relier au
reste de la création est singulièrement diminuée si la création n’est pas
temporelle. Si précise que soit la séparation de la vie et de la matière,
de l’esprit et de la vie, il faudrait pour la fixer égaler notre entende-
ment à l’intelligence pure comme si la discontinuité numérique pou-
vait épuiser l’espace, — ou une ligne tracée géométriquement coïnci-
der avec une distinction de nature. Toute distinction de l’entendement
est artificielle, et bien que tout soit distingué dans les [337] choses,
tout se fond dans la sensibilité. Comme l’esprit descend dans la vie et
l’éclaire, la matière s’organise dans la vie qui suit ses lois.
Tous les actes que l’on attribue à l’intelligence peuvent également
être accomplis par instinct (l’idée abstraite est une habitude, la morali-
té une crainte, etc.). Et c’est pour cela qu’il est si facile d’attribuer
l’intelligence aux animaux. La conception aristocratique de
l’humanité ravale la plupart des hommes au niveau des animaux intel-
ligents : le socialisme l’étend et la confirme.
Le cercle est vraiment caractéristique de l’éternité. Ex. : le concept
d’être — le germe — le sauvage, homme primitif, ou déchu, etc.
Si l’essence de la vie de l’esprit consiste dans un acte, il faut que
dans la nature humaine il existe les conditions de sa possibilité, mais
non qu’il existe tout fait. Jusque-là l’homme est identique à l’animal.
L’humanité tient toujours une sorte de milieu entre les races qui se
dégradent et celles qui progressent. Aucune d’entre elles ne suit un
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 229

développement continu dans le même sens. Le développement techni-


que demeure toujours à peu près au même niveau, bien qu’il s’exerce
dans des domaines différents (Égyptiens, Moyen-Âge, Temps Moder-
nes). Il est probable que l’industrie moderne se perdra un jour ; ce ne
sera pas l’effet d’un cataclysme mais peut-être de l’abandon, d’une
renaissance de la spiritualité qui appliquera la faculté technique autour
de soi à des objets familiers.
*
L’esclavage volontaire est l’immense ressource de ceux qui veu-
lent consacrer à l’amour humain leur activité [338] matérielle. [Égalité
et liberté matérielle ! Quel mensonge ! quelle dureté ! Rien de plus
dur que d’imposer des droits à celui qui veut se donner.]
*
Bonald, de L’Esprit des lois : « Le plus profond de tous les ouvra-
ges superficiels ».
*
Il est plus difficile de marquer une limite entre l’âme et l’esprit
qu’entre la vie et la matière. Mais le rapport est le même. La vie est le
principe de la matière comme l’esprit de l’âme, mais la vie et l’esprit
soutiennent parfois la matière et l’âme du dehors, les abandonnant à
leur essence inférieure au lieu de s’y mêler. Il y a en fait renverse-
ment : la vie individualise la matière comme l’âme individualise
l’esprit. Mais dans le premier cas il y a progrès, dans le deuxième, li-
mitation. De telle sorte que le rapport pur des actes et des données qui
crée l’individualité exige encore dans la matière pure où se symbolise
l’acte infini une sorte d’ascension vers les formes individuelles. [Il
existe sans doute des êtres vivants jusqu’au dernier point, mais que la
matière inerte déborde, comme l’esprit déborde infiniment le monde
des âmes. Sans quoi l’unité et l’idée du tout ne seraient pas sauvegar-
dées. La monade des monades les comprend toutes et les déborde.]
[339]
*
Au 18ème siècle l’intelligence est tellement superficielle que les
hommes à tempérament (Rousseau, Diderot) l’emportent sur les
hommes intelligents (Voltaire, Montesquieu).
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 230

*
La volupté est un art auquel il faut fixer des limites aussi, — assez
près de la nature. L’art a un caractère de décoration et il est fait pour
le plaisir des sens, pour le spectacle. Qu’il ajoute à la nature, la suive
et la dépasse, qu’il soit activité et création, c’en est le principe et non
l’état [inspiration]. Et il ne faut pas non plus que l’idée étouffe le natu-
rel et la vie même. La volupté a aussi pour principe la génération et
pour état le plaisir des caresses. Et le rapport est le même. Nous ne
serions pas supérieurs à l’animal si nous renoncions à l’art et à la vo-
lupté. Par l’art notre individualité communie avec la nature et par la
volupté, avec un être comme nous élu par l’amitié.
*
L’être borné ne rencontre jamais la totalité des choses que par la
limite éternellement évanouissante du présent. Par là aussi il cesse
d’être absorbé en elle, il dégage son existence indépendante et la spiri-
tualité individualisée de sa conscience temporelle.
[340]
*
La chasteté ne peut pas être une vertu parce qu’il n’y a pas de vertu
négative.
*
Si tout réside dans l’essence, quelle est la différence entre un ger-
me qui meurt comme germe et un germe qui s’est développé ?
*
C’est par un défaut de largeur que poussant une vue jusqu’au der-
nier point on entre en bataille contre toutes les autres : c’est ce que
l’on voit qui nous cache ce que d’autres peuvent voir ; il faut avoir
moins de retenue dans l’esprit et en avoir plus dans le tempérament.
— Il faut aller jusqu’à l’extrême dans toutes ses pensées ; mais il y a
un milieu de toutes les pensées d’où on les voit rayonner à l’infini
sans se contredire.
*
Est-ce l’ibis qui a enseigné la seringue aux apothicaires ?
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 231

Il ne faut pas admettre que l’art chrétien détourne de la contempla-


tion. Car la contemplation n’est pas de s’isoler de la nature, mais de
lui donner un sens divin.
[341]
*
La grande Italie avait été architecte et la fine fut peintre. [La mai-
son = mansio = ce qui reste. L’éloquence est aussi une architecture.]
*
On doit aimer la vérité plus que toutes choses et la vérité n’est pas
Dieu, mais la présence de Dieu à notre esprit.
*
La beauté des plus beaux livres de l’Évangile est faite dans ceux
qui les lisent de la beauté de leur âme.
*
La solitude est une condition de la force comme de la pensée ;
mais celui qui recherche l’isolement n’a pas le goût de la solitude. La
solitude est indépendante du milieu ; elle se réalise aisément dans la
foule et jusque dans l’amitié qui au lieu de l’anéantir la pousse jus-
qu’au cœur d’un autre. La solitude est toute positive. Elle détruit tous
les obstacles qui empêchent l’immédiate communion de l’esprit avec
soi-même. [Contact direct avec Dieu. Point d’éparpillement.]
[342]
*
La douleur est bonne tant qu’elle ne nous absorbe pas tout entier,
qu’elle laisse en nous un coin pour nous réfugier, la contempler et la
supporter.
*
Union de la volonté et de l’intelligence. Nous n’avons pas plus de
lumière que nous n’en pouvons supporter. Mais nous avons toute la
lumière qu’il nous faut pour agir.
*
Ne pas appuyer l’orgueil humain sur le développement de
l’intelligence philosophique. Bien que ce développement puisse mar-
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 232

quer la voie de ma destinée, qu’il s’exprime par une vie ouverte, ac-
cueillante, simple et populaire, la vie d’un artisan honnête et modeste.
*
Ne laissez pas les impurs s’approcher de votre cœur, mais votre
cœur pourra s’ouvrir à tous si votre seul contact est purifiant. [Ne pas
ouvrir son cœur à ceux qui n’y auraient point accès, pour qu’il ne se
referme pas dans un morne chagrin et une dureté découragée.
Entr’ouvrez seulement votre cœur, mais ne permettez pas en l’ouvrant
que la brutalité et le mépris puissent rire sur le seuil en refusant
l’entrée.]
[343]
*
Il faut être austère au dedans et séduisant au dehors [ex. : le style].
*
Il faut montrer l’écorce et les fruits, mais non les racines et la sève.
*
La religion a reçu une forme sociale et matérielle. Il est de sa natu-
re d’admettre l’efficacité sacramentelle, de ne recevoir les saints que
par des miracles visibles.
*
Le progrès de la pratique est le signe qu’on a trouvé la vérité intel-
lectuelle : mais on ne peut s’y complaire aux dépens de la pratique,
sans la perdre.
*
Il n’y a de justice que sociale, de charité qu’individuelle. La justice
est plus visible et la charité plus sensible. La justice défend, et répar-
tit ; c’est toujours la charité qui agit. Loin de vouloir que la charité
devienne justice, il faut que l’ardeur de la charité rende inutile la justi-
ce. [Les gens qui craignent d’être redevables craignent seulement les
rapports spirituels avec les autres hommes, leur propre spiritualité.]
[344]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 233

Il y a un dialogue de douleur entre l’individu et Dieu, mais qui ne


doit produire au dehors qu’un rayonnement.
*
Pauvreté. Être pauvre, ce n’est pas n’avoir rien, c’est n’avoir rien
en propre, même spirituellement. La propriété va avec la justice et
fonde la société matérielle. Elle n’a rien à faire avec la vie de l’esprit.
*
La politesse n’est jamais mensongère quand elle ment dans un es-
prit de charité.
*
Il ne faut jamais essayer d’exprimer le dedans comme dedans. Il
faut qu’il s’exprime naturellement et dans une forme différente de son
essence, visible et tangible.
*
Le grand danger, c’est de défendre la vie de l’Esprit comme un in-
térêt matériel.
*
Il n’y a de véritable activité que dans l’abandon. L’effort est une
résistance.
[345]
*
C’est notre pauvreté, notre avarice, notre faiblesse et notre esprit
propre qui font que nous nous réservons, que nous craignons de nous
perdre en nous donnant, de nous abaisser en élevant les autres jusqu’à
nous. Mais c’est le contraire qui est vrai. Si notre activité n’est jamais
si pleine et si parfaite, si joyeuse et si libre que dans le don, nous de-
venons riches de nos dons, abondants de ce que nous avons répandu,
puissants de la force même que nous avons exercée.
*
La recherche du Bien empêche de le faire.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 234

Ne pas voir le mal pour le mépriser, ou pour passer avec indiffé-


rence, mais pour le guérir.
*
C’est un moyen de perdre la force nécessaire pour supporter ses
misères que de les révéler [parfois — et parfois le contraire].
*
Il y a quelque chose d’affreux dans le mot socialisme et qui indi-
que bien son caractère matériel, anonyme, sans réalité, abstrait et col-
lectif. Le socialisme va aussi [346] vers l’avenir. Mais nous avons be-
soin d’un bien présent, individuel, concret et spirituel.
*
L’indifférence est une défense trop bonne et poussée parfois jus-
qu’à l’insensibilité et à la mort de l’être même qu’elle protège.
*
C’est une délicatesse mystérieuse de l’amour que l’on sente
d’autant plus de réserve que l’on désire davantage la communion par-
faite. Ce désir, en se réalisant, produit un froissement, comme si l’idée
qui se matérialise devenait plus grossière, comme si notre individuali-
té en s’unissant de fait à l’objet qui l’émeut devenait moins pure et
moins forte.
*
Il faut taire la souffrance qui est individuelle. On ne peut commu-
niquer avec les hommes que dans ce qui est commun à tous ; la vérité
intellectuelle ou cette effusion de cœur qui unit les êtres les plus diffé-
rents fond les glaces qui les séparent ou les paralysent, fait couler et
répand de l’un à l’autre les eaux spirituelles de l’intimité.
*
Pourquoi se voit-on refuser quelquefois une affection qu’on dési-
re ? Pourquoi l’amour n’engendre-t-il pas l’amour ? Pourquoi l’amour
n’est-il pas une contagion, [347] une bienheureuse influence, une pé-
nétration ? Comment l’objet digne de notre amour peut-il s’y soustrai-
re ? [C’est sans doute qu’il ne peut y avoir entre deux êtres un contact
universel : je t’aime en te regardant sous cet aspect, mais tu te refuses
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 235

en te plaçant toi-même sous un autre. Que je t’aime, c’est que je me


donne tout entier ; que tu te refuses, c’est que tu te divises.]
*
Il y a un dernier point de notre être intérieur qu’on ne peut pas ré-
véler sans le violer.
*
Critique du syllogisme. Il n’y a de syllogisme que dans le point de
vue de la compréhension. Encore ce syllogisme est-il médiocrement
instructif si dans la mineure le sujet est un genre. Il n’y a de raison-
nement que de l’universel à l’universel. Si l’homme est mortel parce
qu’il est fini, s’il est misérable parce qu’il est mortel, il y a liaison en-
tre homme fini, mortel et misérable, mais toujours une liaison à deux
termes, qui n’est jamais appuyée sur un principe intermédiaire.
L’application au particulier est objet d’exposition, non de raisonne-
ment. Et dans la suite des termes que la Raison lie les uns aux autres,
il y a en effet des groupes de trois où le terme du milieu est un inter-
médiaire. Mais le raisonnement consiste dans le passage immédiat,
fécond, instructif du premier au deuxième, du deuxième ensuite au
troisième. Dans le syllogisme au contraire on suppose que la majeure
est une proposition déjà connue et morte.
[348]
*
Il y a une conception de la nature et de la science qui me répugne
fort dans cette affirmation qu’il faut torturer la nature et la violer pour
pénétrer ses secrets. Je ne veux point de cette connaissance indiscrète
et impie tendue vers les moyens. La véritable connaissance saisit les
unités vivantes comme un tout dans un mouvement facile, uni, sympa-
thique et pénétrant. [Par la voie sensible et l’instinct animal, nous al-
lons beaucoup plus loin que par l’entendement. Le dernier mot de la
connaissance, c’est de rejoindre l’intelligence à l’instinct par delà tous
les artifices de l’entendement.]
*
Quand on pense que le temps est une réalité et que tout a été créé
par l’évolution et conformément aux lois naturelles, toutes les explica-
tions deviennent incertaines, inexactes, chimériques. Mais si tout a été
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 236

créé à la fois, la distinction et la continuité qui règnent dans les séries


simultanées forment une harmonie abondante et parfaite ; toutes les
parties reçoivent de leur place dans le tout à la fois leurs limites, leur
valeur, le principe qui les fait être, la lumière qui les fait connaître.
*
C’est par une grossièreté populaire que les fines distinctions des jé-
suites dans l’ordre spirituel ont été considérées comme une rouerie
hypocrite et intéressée. [349] On a regardé le résultat et non l’acte in-
térieur. Mais les jésuites eux-mêmes sont tombés dans le ridicule et
dans une froideur apprêtée lorsqu’ils ont essayé sans le contact spiri-
tuel d’en donner encore l’idée (style jésuite). D’autre part
l’enseignement même de saint Ignace a pour objet un dressage maté-
riel et l’on peut demander quelle est l’origine de l’union qui s’est pro-
duite entre les jésuites et saint François de Sales.
*
J’accueille une vérité expérimentale comme un choc sourd et
aveugle, une vérité spirituelle comme une caresse lumineuse.
*
L’obscurité dans un philosophe n’est pas le point jusqu’où il va,
mais le point où il s’arrête. [Elle ne provient pas de l’élan qu’il nous
donne, mais de l’arrêt qu’il nous impose. Elle n’est pas d’aller jus-
qu’au point où il nous porte, mais de s’y arrêter quand on a du mou-
vement pour aller plus avant.]
*
Il s’agit moins de croire en Dieu que de sentir sa présence. Et il n’y
a pas d’autre témoin de nos actions que l’intelligence ou la vérité,
c’est-à-dire Dieu.
*
Pour éteindre ses désirs, pour en rendre la pointe inoffensive, il est
inutile de les combattre ; il suffit [350] d’apprendre à les voir.
[Contemplation, connaissance, spiritualité.]
*
Contre l’objectivité. Étudions l’histoire pour prendre parti et trou-
ver des leçons de vertu.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 237

*
La mode littéraire philo-mondaine a un caractère profond parce
qu’aucun aspect de la vérité ne peut nous satisfaire pleinement ; il
nous paraît étroit et sans vie dès qu’il est épuisé.
*
Le miracle selon Pascal ne peut être cru que par celui à qui il sert.
Le miracle est un rapport direct avec Dieu, sentiment et intellection
des causes, qui n’exclut pas mais surpasse un ordre extérieur et qui
s’impose matériellement.
*
Trois personnes en Dieu comme trois dimensions dans l’espace.
Autrement il serait impossible de le représenter comme un être. La
longueur est comme la puissance, la largeur comme la bonté, la pro-
fondeur unit et réalise les deux comme la sagesse.
Les dogmes religieux expriment tous la vérité, mais chaque esprit
n’est capable d’apercevoir leur force que séparément et échoue quand
il veut les unir.
[351]
*
Peut-être le progrès humain comme le progrès individuel accroît-il
du même coup la somme des biens et la somme des maux, comme si
le niveau de chaque être, de chaque société et de l’humanité, fixé une
fois pour toutes, ne pouvait être ni abaissé ni élevé.
*
La prière chez Fénelon est plus spirituelle et moins émue par la
pensée du Christ que chez Pascal.
*
Il y a dans le danger un manque de sang-froid, une nervosité qui
n’est pas la peur. Et la peur aussi n’exclut pas toujours le sang-froid.
*
Faux mystiques ceux qui attendent tout du sentiment et du sub-
conscient. La véritable mysticité est intellectuelle, tranquille et apai-
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 238

sante : loin de s’opposer aux œuvres matérielles, elle leur donne


l’aisance, la lumière, la spiritualité.
*
La vertu est multiple et matérielle ; elle participe de l’habitude ; el-
le est un moyen et non un but ; elle appartient à l’entendement et à la
volonté. Elle est tendre, régulière, systématique, ennuyeuse et verba-
le ; elle est une attitude ; [352] elle surveille et s’abstient ; elle ôte à
l’action son élan et sa fleur ; elle est grave, grise, sociale et glorieuse.
Il faut donner à la vie intérieure une spontanéité de nature et d’instinct
dans l’union joyeuse avec Dieu, et par son entremise dans la commu-
nication pénétrante avec les créatures et les choses elles-mêmes.
*
La première Église a été fondée dans une crise de sentiment ; elle
n’a pu rompre avec la matière que par une violence qui montrait com-
bien elle lui était attachée. Il en est de même sans doute dans la théo-
logie inhumaine du jansénisme (cf. ses origines augustiniennes).
*
L’intelligence véritable est le rapport permanent et universel avec
Dieu ; aussi est-elle encyclopédique.
*
Rien ne vaut, rien ne tient que le style et par le style. C’est qu’il
peut seul exprimer les plus délicates nuances de la vie intérieure.
*
L’infinité du temps est spirituelle, mais successive et le réel sort
sans cesse du néant et y replonge. L’infinité de l’espace est plus près
de Dieu parce qu’elle est toute présente ; mais elle est une figure de la
première, elle est matérielle et donnée. La première est vivante et en
acte ; elle nous rend créateur ; l’autre est réalisée et [353] morte ; elle
nous heurte à l’existence même du tout. Mais la dialectique comme la
contemplation poétique sont une louange des qualités de Dieu.
*
Il faut lire vite, bien que l’auteur ait écrit lentement, si on veut sai-
sir synthétiquement l’unité de son esprit. [Cela crée toujours une supé-
riorité du lecteur sur l’auteur.]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 239

*
Ce n’est pas de combattre le désir et de le vaincre qui est bon, c’est
de ne pas le laisser naître. Le désir est une épine qui après nous avoir
piqué nous brûle par le venin qu’elle enferme.
*
Il est bien meilleur pour nous de créer notre bonheur et de le sou-
tenir que de l’avoir reçu. Or c’est de l’avantage de leur activité sur
leur passivité que se plaignent les pessimistes.
*
Les parties ne sont liées entre elles que par leur imperfection, de
sorte que l’imperfection des parties fait à la fois la perfection et l’unité
du tout.
L’objet de notre amour est toujours différent de nous et nous com-
plète : ce qui peut le faire paraître semblable, c’est que nous réalisons
en lui notre aspiration au tout et à l’unité.
[354]
*
Souvent la raison entortille la vue droite de la vérité et obscurcit la
lumière naturelle.
Il y a quelque chose de faux et d’étroit dans toute connaissance
parce que la connaissance transporte l’objet dans notre entendement et
l’y reçoit selon sa capacité. L’amour va chercher l’objet au dehors et
l’embrasse tout entier et tel qu’il est (en Dieu).
*
Le sentiment d’union avec Dieu n’est que la réflexion directe dans
la créature de la charité de Dieu à son endroit.
*
Pour aimer pleinement les créatures il ne faut pas répartir son
amour entre elles, mais il faut reporter sur chacune d’elles l’amour
parfait, indivisible et un qui nous unit à Dieu, puisque Dieu s’exprime
tout entier dans chacune de ses œuvres.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 240

Les jésuites qui sont pour la liberté ont une pratique de domination.
Et les jansénistes, intransigeants dans la pratique, incarnent la liberté
jusqu’au martyre, bien qu’ils représentent le fatalisme de la grâce. [La
pensée horrible de la prédestination et qu’on est damné.]
Les jésuites connaissent mieux l’homme et ils savent tourner
l’individualité à Dieu. Les jansénistes ne [355] connaissent que des
rapports théologiques rigides, leur vie morale marque la même rai-
deur ; et l’individualité, que l’on veut humilier, devient impliable.
*
Ce n’est pas assez de mettre la vie de l’esprit au dessus de la vie du
corps, mais il y a dans l’esprit même un centre d’activité, de consen-
tement et de lumière qu’il faut mettre au-dessus de toutes les connais-
sances et de tous les sentiments.

*
Le scrupule est une sorte de rêverie morale (oisiveté, raffinement,
passé).
*
Ce qui produit la satisfaction spirituelle, c’est la connaissance du
bien que nous venons de faire. Mais il y a une sorte de bien sans
connaissance, qui est spontané et naturel, qui est l’action de Dieu en
nous, la touche de la volonté divine sur la volonté humaine et à laquel-
le l’intellect humain — et par suite le sentiment humain — ne pren-
nent aucune part. C’est que la volonté, qui est le premier commence-
ment et le premier moteur, participe à la vie spirituelle avant
l’intelligence dérivée de l’homme, qui au lieu de se tourner directe-
ment vers Dieu, se tourne le plus souvent vers les œuvres humaines
pour les connaître par Dieu.
[356]
*
Les douleurs, mauvaises quand on s’y complaît et dans tous les cas
quand on se les donne.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 241

Ambiguïté. Le défaut d’attachement à l’égard des créatures pro-


vient-il du manque de cœur ou d’une union avec Dieu dans laquelle
les créatures sont comprises et spiritualisées ? [Cela est facile à distin-
guer. Car il y a une indifférence négative qui est toute sécheresse et
aigreur et une indifférence positive qui est lumière et joie.]
*
Tenter Dieu, c’est lui demander un signe sensible surnaturel. C’est
vouloir appuyer la vie spirituelle sur un témoignage matériel. C’est
ambition et manque de pureté : défaut d’acceptation et de spiritualité.
*
L’ironie et la méfiance empêchent de saisir la fleur des choses et
même leur réalité.
*
Barrès compare fortement Pascal à la grandeur abstraite et dépouil-
lée de Tolède, à la solitude sublime et tourmentée de ses rochers ten-
dus vers le ciel. Au lieu de cela le jansénisme nous vient d’un Fla-
mand d’Ypres, [357] mais dont l’ancêtre était Augustin, un Africain.
Et si Loyola est espagnol, Barrès même note les grâces fondantes et
sensuelles de l’Andalousie. [Barrès toujours tendre, raffiné et malsain.
L’ascétisme, contrepartie des pays les plus sensuels (Andalousie +
Castille) Orient. (— Du sang, de la volupté et de la mort — Les
Fleurs du mal).]
*
La morale de l’intention est une morale de scrupuleux, elle est sans
confiance. Portons-nous à l’action avec simplicité, sûrs de notre état
intérieur, au lieu de nous appesantir sur lui et de le raffiner.
*
Il ne faut agir ou penser que quand on s’y sent porté spirituelle-
ment. C’est attendre la grâce. Mais la grâce est toujours en nous. Il
dépend de nous de la laisser agir par une sorte d’ouverture et de
consentement.
*
Celui qui n’est attaché à rien possède tout ; celui qui désire est pos-
sédé, mais ne possède rien.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 242

*
Le Verbe. — Il exprime l’affirmation, c’est-à-dire l’acte essentiel
de la pensée (verbe) ; et bien qu’un rapport de temps y soit joint, ce
rapport n’est pas essentiel (comme on le conclurait du mot Zeitwort).
[358] Dans les propositions les plus essentielles (Dieu est infini) au-
cun rapport au temps ne se trouve enveloppé. — Le verbe ne désigne
pas l’action (ou la passion) dans les choses ni le passage. Il désigne
l’action dans la pensée, c’est-à-dire la liaison.
*
« Le plaisir prend sa justification de sa vivacité ». S’il est morne,
s’il est lent, il est dégoûtant [le mouvement intellectuel].
*
Tout ce qui suppose une atmosphère doit être éliminé de la sculp-
ture. [Le sculpteur se corrige en retranchant et le peintre en ajoutant.
(St Chrysostome) Comparaison à propos de l’éducateur.]
*
L’immortalité, ce n’est pas que l’être qui dure se souvienne, mais
que l’état qu’il a vécu ne puisse plus être aboli et persiste éternelle-
ment comme souvenir, c’est-à-dire en esprit. [On ne peut pas plus
anéantir le passé spirituellement que le présent matériellement. Le
souvenir n’est pas reproduction, mais permanence.]
*
Au commencement la lumière obtient une victoire sur l’universelle
nuit. Et pourtant cette victoire n’est pas complète. La lumière éclaire
la surface des corps et non leur intérieur, leur réalité. De sorte que la
matière [359] dans son essence reste le royaume des ténèbres et que la
lumière ne l’effleure que par une limite.
*
Écrire un livre des « quatre éléments » considérés à l’égard de la
vie.
[Le feu purificateur spirituel par la lumière
La terre des décompositions et des germes
L’air et le souffle de la vie. La dispersion.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 243

L’eau, les fluidités continues et froides]


*
Ne prendre intérêt à aucune âme et qu’à la pure intelligence, c’est
un signe de diabolisme et qui touche par une limite à la sainteté
d’aimer Dieu en tous les êtres.
*
Égalité primitive et spirituelle des âmes, altérées par la matière,
l’hérédité, la conduite que nous tenons, reconquise par le retour à la
nudité originelle. [Égalité des nations entre elles et même des natures
individuelles. Car tout entre en compensation, la force avec le défaut
de finesse, l’infirmité avec une conscience plus pénétrante de la vie et
une humilité (qui a elle-même la jalousie pour rançon).
Mais la liberté résiste, elle consiste dans une fine pointe, non pas
dans un état d’équilibre, mais dans une direction, un mouvement sim-
ple et un du présent vers l’avenir.]
[360]
*
Il peut arriver que l’avarice soit l’effet du désintéressement à
l’égard des choses que l’on achète avec l’argent, plutôt que d’un excès
de valeur accordée à tout ce qu’il représente.
*
Le quaternaire. — Dans un espace borné mais infiniment divisible
l’étendue infinie se trouve incluse et représentée. (Relativité de la
grandeur — Relativité de la position ou théorie du mouvement) +
Toute durée limitée participe pleinement dans le présent à l’éternité. +
L’intelligence individuelle est un rayon de l’intelligence universelle ;
mais celle-ci y persiste sous une forme à la fois simple et indivisible +
Par la communion humaine et l’amour l’individu rejoint l’unité du
tout.
*
Éducation. Élever les enfants non en vue de ce qu’ils seront, mais
en vue de ce qu’ils sont. Et celui qui sera le meilleur comme homme
aura été comme enfant le plus naturel, le plus spontané, le moins pré-
occupé de l’avenir, le plus présent et le plus jeune.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 244

*
La lumière, la chaleur et la nuit, voilà nos dieux et l’image des
choses spirituelles. L’entendement éclaire comme la lune la nuit des
sens. Mais il tient sa lumière de l’intelligence.
[361]
*
La morale de l’intention, des résolutions, préfère l’avenir au pré-
sent. C’est ce qui lui donne une apparence spirituelle. Mais le vrai
bien est à la fois dans l’esprit et dans le présent, il est dans la clarté du
regard et dans l’amour dans le moment même où j’agis et pour vous
qui êtes là, devant moi.
*
Il y a une abnégation dans l’ordre physique et une ardeur de mourir
qui sont les images du renoncement à l’individu et de la paix en Dieu
dans l’ordre de l’esprit. [Le Walhalla — le Paradis des guerriers mu-
sulmans. — C’est par là que commencent les grands peuples pour
aboutir à la sainteté. Et cela, à son âge, est grand, fort, figuratif. De
part et d’autre c’est la réalisation de la personne sur les ruines de
l’individu.]
*
La peur de la destinée ne prévoit pas le malheur, elle fait plus : elle
l’attire.
*
Création et destruction s’accompagnent nécessairement et appar-
tiennent l’une et l’autre au monde du devenir. En y prenant place nous
nous soumettons à ces deux grandes lois. Mais dans le point de vue de
l’éternité, de la contemplation et du présent nous sommes étrangers et
indifférents à l’une comme à l’autre. [L’on [362] sent sa force et sa
liberté dans l’ordre de l’esprit et du présent, non pas dans l’ordre de la
création et de la durée.
Et tout ce qui est temporel serait froid et sans goût si la vie ne de-
vait pas finir.]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 245

Tout ce qui a le plus de valeur pour l’homme se produit dans


l’intemporel (ex. : la décision).
*
Le premier principe est un centre d’où tout rayonne et non point un
terme antérieur à tous les autres et que ceux-ci suivraient linéairement.
*
Nul ne peut être un simple dépositaire de la vérité, car on ne pos-
sède la vérité que si on la crée. [C’est-à-dire si on la reçoit directe-
ment.]
*
Se tenir toujours au point le plus abstrait (Calvin) est un signe de
force, mais étroite et jalouse. Ce n’est ni richesse ni même pureté.
L’innocence a de la largeur et de la fécondité, elle voit dans le monde
et dans les créatures autant de reflets de Dieu ; elle ne glisse au poly-
théisme que par un manque d’équilibre et de hiérarchie. [Notre vie
intérieure dans sa solitude spirituelle doit adorer Dieu. Mais nos sen-
timents et nos actions [363] réalisent cette adoration ; et il appartient à
l’être de chair de s’unir aux créatures et de les honorer.]
*
Je n’ai pas d’affection ni d’ardeur pour les individus, mais de
l’affection et de l’ardeur pour les grandes idées auxquelles je donnerai
la chaleur et la vie par l’incarnation dans les individus et la commu-
nion avec eux.
*
Les matérialistes croient volontiers à l’éternité de la matière. (Rien
ne se perd). Ils ne croient pas à l’immortalité de l’âme parce qu’ils ne
reconnaissent pas même dans cette vie l’existence des actes de
l’esprit. L’âme n’est pas le résultat, mais la cause de l’assemblage des
parties du corps. La destruction de l’assemblage n’est jamais totale :
autrement il faut expliquer la différence entre l’organique et le vivant.
L’éternité de l’esprit ne peut faire de doute, à cause de l’unité et de
l’identité.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 246

L’éducation n’est pas seulement un moyen de réforme pour nous-


même ; elle est encore une règle d’application en ce qui concerne la
vérité morale. Ce qui importe par-dessus tout, c’est de ne rien dissi-
muler devant les enfants, de se montrer tel qu’on est. Le regard des
enfants est comme le regard de Dieu. Il ne faut pas se surveiller et se
retenir ; il faut s’abandonner à tout le [364] jeu de notre nature et que
les enfants s’y trouvent non pas contraints mais entraînés.
*
Sur ses enfants il faut refaire sa propre éducation. Il ne faut pas que
les enfants agissent comme des hommes ; il faut évoquer devant eux
notre propre enfance moins pour retrouver les motifs d’action aux-
quels nous obéissons et donner plus de succès à l’opération du dressa-
ge, que pour saisir en eux dans son jaillissement et sa fraîcheur la
source première de la vie, pour y laver nos faussetés, nos complaisan-
ces et nos artifices et pour reprendre le sentiment béni des origines et
des communions. Pour guider la jeune pousse ne la serrons pas contre
un bâton mort, rejoignons-la à la tige elle-même ; elle la régénérera,
elle y fera renaître et couler la sève par avidité de la recevoir à son
tour.
*
Le plus beau sujet dramatique serait la lutte d’un homme contre le
Destin ; il faudrait d’abord qu’il y crût ; il faudrait qu’on en sentît la
puissance sans le voir, ou qu’il s’incarnât dans un sage, un prêtre, qui
en serait l’interprète, le voyant sans servir ses intérêts. Et il faudrait
que cet homme se crût capable de vaincre le Destin par ses seules for-
ces, de se créer à lui-même son propre destin. Et il faudrait qu’au
moment où il croirait y avoir échappé, il le subît à son insu par un dé-
tour ignoré.
[365]
*
L’objectivité scientifique est un renoncement au moi qui n’est que
l’expression matérielle de la vie mystique.
*
Rien de pire que l’indifférence à l’égard des autres. Il vaut mieux
être sensible à ce qu’ils font, les reprendre, souffrir de leur conduite et
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 247

du mal qu’on leur fait. Mais ici encore tout va à distinguer entre la
relation des autres hommes à notre moi individuel qu’il faut renoncer
et leur relation à notre personne par où ils s’identifient avec elle en
Dieu.
*
Que les enfants parlent d’eux à la troisième personne, c’est le signe
que l’individu est toujours une chose pour le moi.
*
Scrupule — de n’agir point comme la plupart des hommes par ha-
bitude, par vanité et par égoïsme — et qui pourtant vivent et se sau-
vent.
Doute — d’être très près d’eux, mais de suivre des voies présomp-
tueuses et compliquées.
Confiance — qu’en tous il y a dans l’action et le sentiment la mê-
me simplicité créatrice.
[366]
*
Nous gouvernons le monde en cédant à l’influence de l’esprit uni-
versel ; et si nous perdons contact avec lui, les choses se passent enco-
re de la même manière, mais elles s’imposent à nous ; nous n’y parti-
cipons plus ; alors nous nous sentons contraints de toutes parts, et iro-
nie ! jusque dans notre vie intérieure, par les désirs. Si l’individu seul
en restant séparé du monde pouvait encore s’adapter à l’ordre univer-
sel, il y aurait là un consentement extérieur et nécessaire qui ne chan-
gerait pas sa nature d’esclave. Ce n’est que s’il se hausse jusqu’à iden-
tifier sa nature à l’Esprit pur qu’il se sentira à la fois libre et créateur.
— Et le problème philosophique consiste à déterminer quelle est la
partie de nous-même qu’il faut appeler moi ; mais on considère le moi
comme une chose alors qu’il est un acte, c’est-à-dire que comme cho-
se (trace figurée dans la matière) il est ce qu’on le fait. Ainsi la matiè-
re et la vie sont une puissance qui nous est donnée pour permettre à
l’acte pur de s’exprimer, à notre personnalité de se former. De telle
sorte que si la création implique l’existence d’esprits finis, leur desti-
née est de ne pas perdre le rapport avec l’esprit pur et de retrouver
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 248

dans le fini même l’infini. Par là seulement le monde conserve à la


fois son unité et sa richesse.
*
La lumière est médiatrice entre la forme et la couleur. Elle partici-
pe à l’intelligence quand elle dessine les formes, au sentiment quand
elle colore les surfaces. [367] Les formes individualisent le réel et
l’appellent à l’existence, les couleurs remplissent les contours, don-
nent aux choses le caractère d’apparences, les rejoignent à la sensibili-
té et au moi.
La lumière est insaisissable comme l’acte intellectuel, elle est iden-
tique à elle-même et elle unit tous les êtres, bien qu’elle soit le princi-
pe de leur diversité, de leur être objectif et subjectif. Les lignes préci-
ses qui séparent les couleurs dans la continuité des surfaces sont un
artifice de l’art ou un jeu profond de la nature que le dessein
d’ensemble justifie.
*
Comme l’être total est esprit pur, le dernier élément, qui est une
limite et qui pourtant est réel, est matière pure.

[368]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 249

[369]

EN CAPTIVITÉ

VARIA VII

Retour à la table des matières

La grande différence de la sculpture et de la peinture, c’est que


dans la sculpture les lignes sont réelles de telle sorte que l’abstrait est
matérialisé. Nous construisons un objet individuel par une synthèse
intellectuelle et nous l’isolons dans l’indétermination d’un espace à
trois dimensions. La peinture est une analyse, mais qui laisse à la ré-
alité son atmosphère, sa plénitude radieuse. Et si elle n’atteint que les
surfaces, c’est pour leur donner une vie spirituelle et subjective. Elle
ne réalise pas les lignes, elle les figure par une différence de lumière,
c’est-à-dire par une création délicate semblable à la fois à une caresse
des sens et à une distinction vivante et fine par l’intelligence.
La couleur n’est pas l’affaire de la sculpture, elle corrompt son es-
sence, elle altère sa pureté, elle trouble notre jugement. Les sculptures
polychromes ne sont si grossières que parce qu’elles inscrivent dans le
monde solide la vie mobile des couleurs. L’effet que produisent sur la
sensibilité les sculptures d’un musée provient de la blancheur froide et
pure des marbres dans un [370] jour atone d’atelier ; la grisaille des
pièces s’accommodera mieux de la noblesse triste du bronze. La
sculpture qui est abstraite doit s’éloigner de la réalité jusque dans la
couleur. [Le marbre et le bronze dans la maison. — Solidité et sévéri-
té, noblesse et pureté dénudée et jaillissante — clarté dépouillée d’un
sensible purifié jusqu’à l’épuisement. Elle rejette la couleur (blanc et
brun) au lieu de la limiter.]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 250

*
Quand on détache le dessin sur les fonds, on décore ; ce n’est que
quand on l’y mêle et qu’on l’en fait naître qu’on peint.
*
Le plaisir n’a de sens que par la douleur, comme la lumière par
l’ombre. Vouloir le plaisir sans la douleur, c’est vouloir le contradic-
toire et l’impossible. La vie divine consiste dans ce sommet où il n’y a
plus ni ombre ni douleur.
*
Il y a deux sortes d’enthousiasme, l’un qui se confond avec l’acte
de la pensée et qui est l’inspiration, l’autre qui s’applique à l’objet de
la pensée et qui est le romantisme.
*
Il y a deux causes opposées de la préoccupation : la sollicitation
extérieure du particulier et quelque grande [371] arrière-pensée qui
rend au contraire trop particulier l’objet de l’attention.
*
C’est sans doute parce qu’il n’y a pas de principes universels dans
l’ordre des choses, parce que tous les genres sont nominaux et com-
prennent seulement des individus différenciés, que le raisonnement le
plus conséquent ne peut pas contraindre la volonté. L’individu auquel
on s’adresse se soustrait à la conséquence par l’individualité sentie de
sa nature et de sa vie. Tout raisonnement est abstrait et ne vaut que
dans l’abstrait : il solidifie et prend comme une chose un simple acte
de pensée. Il passe de l’identité vécue à l’identité objective. [Le nomi-
nalisme est vrai des choses, comme le réalisme des actes de la pensée.
Il n’y a d’identité que dans l’esprit qui est toujours présent et paraît
toujours nouveau, toujours vif et créateur par rapport à la multiplicité
passive des choses. Il n’y a d’identité qu’en acte. L’identité introduite
dans la matière produit le mécanisme des habitudes et le langage abs-
trait.]
*
Prendre garde que l’attache au présent ne répande notre activité
dans le particulier et le momentané. Aussi faut-il avoir le sens de notre
destinée individuelle : cela nous préservera de l’ambition et de
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 251

l’erreur. Cela fixera à notre action sensible et matérielle des limites,


elle nous paraîtra plus modeste, mais elle aura plus de sécurité et de
force. Et il est utile que toute notre vie passée, avec ses infirmités et
ses élans, se représente [372] souvent à nos yeux dans son noyau spi-
rituel et dans la forme même où l’immortalité l’affranchira en la dé-
gageant de la chair et du temps.
*
Il n’y a de différence que dans la conscience et les hommes les
plus délicats sentent ce que les autres font, comme les plus intelligents
pensent ce que les autres sentent (mais inversement il n’y a d’action
que là où il y a conscience. Et il faut au moins supposer au-dessous de
ceux qui sentent, chez ceux qui font, un élan à la fois instinctif et spi-
rituel).
*
La paternité divine de J.-C., sa maternité humaine le rejoignent en
même temps au principe de la connaissance et à celui de l’amour (cf.
Bérulle). [La dévotion à Marie indique l’aptitude de la nature humaine
à recevoir Dieu en elle.]
*
Les mythes chrétiens sont une admirable expression temporelle de
la vérité spirituelle, du rapport empirique entre l’homme et Dieu. Tout
est fondé sur la foi et rien sur l’histoire.
*
Mais toutes les religions vont dans ce sens. Le Messie des Juifs est
l’attente de l’homme-Dieu qui ne viendra que dans l’avenir. Et la su-
périorité du christianisme [373] est de le prendre non comme passé,
mais comme réel et présent. Les religions diffèrent par l’imperfection
et l’adaptation dans la réalisation temporelle d’une vérité éternelle. La
fécondité des dogmes et des rites ne doit pas être retranchée, elle ex-
prime la richesse de Dieu, l’abondance infinie de ses rapports avec
l’homme et avec la Nature.
*
Quel admirable thème pour la méditation mystique que la vie tem-
porelle du Christ. Mais ce thème n’est pas accidentel. Il était prévu et
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 252

nécessaire dans l’ordre des choses de telle sorte que la relativité hu-
maine de telle forme religieuse est elle-même un absolu.
*
La faiblesse des hommes les contraint à saisir la vie spirituelle
dans une réalisation temporelle. De là non seulement la religion chré-
tienne, mais encore la merveilleuse floraison spirituelle développée à
propos de l’histoire du Christ. Et cela est unique et privilégié, prévu
dans l’histoire du monde, élément nécessaire de l’ordre universel.
*
Univ. « Omne solum forti patria est, ut piscibus aequor. » [On peut
être au-dessous du patriotisme et au-dessus, n’y pas atteindre par
scepticisme ou le dépasser par acuité de la vie spirituelle.]
[374]
*
L’unique raison de la tristesse est de laisser perdre pour ne pas les
pousser jusqu’à l’extrême — les sentiments qui naissent en nous à
chaque instant.
*
Le grand mouvement de la vie intérieure a-t-il pour rançon les lon-
gues périodes d’indifférence et d’apathie ?
*
Il n’y a de bon que d’avoir des passions fortes, car il n’y a rien de
bon que quand l’homme se donne tout entier. Et dans l’objet de sa
passion il faut que l’homme considère une sorte de matérialisation de
la vie de l’esprit, de sorte que son activité entre dans un plein exerci-
ce, que sa sensibilité est comblée, que son désir trouve un aliment, que
son individualité, en rencontrant un terme d’union, réalise toute sa
destinée et communie pourtant avec le dehors et avec le tout. Dans la
passion l’homme s’exprime tout entier et rejoint l’univers. Dans la
passion la sensibilité au lieu de retarder l’activité est entraînée dans
son élan et l’accroît. Dans la passion le fini sort de lui-même : il at-
teint l’infini par le don de soi et la communion de l’amour, et puisque
la communion demeure individuelle, c’est qu’au lieu de se perdre
dans le tout [l’homme] donne au fini et au sensible la dignité de
l’Absolu. Puisque la passion est en nous, elle ne peut nous quitter ;
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 253

elle ne naît pas de son objet ; nous l’étendons à tous les objets. Ce-
pendant [375] elle suppose un choix où les nuances de notre indivi-
dualité trouvent un mode d’expression. Et plus elle est forte, plus elle
a de froideur et d’indifférence à l’égard des objets qu’elle n’a pas
choisis. La passion est médiatrice. Elle exprime notre liaison avec
Dieu sous les espèces du sensible et du fini. Et c’est pour cela que la
passion déchire et ruine notre individualité. Il ne faut pas que tous
ceux que nous aimons soient l’objet de nos passions. Le bon usage de
nos passions suppose à côté de nous l’objet le plus précieux et le plus
cher, le modérateur et le facteur d’équilibre, celui qui personnifie
l’harmonie des lois du monde, inférieur en éclat à tous les soleils par-
ticuliers, mais infiniment plus puissant.
*
On ne croit pas à la Providence par simple paresse d’esprit.
*
On n’est tout ce que l’on est que devant ceux que l’on aime.
*
Doute. — La vie spirituelle n’a-t-elle plus d’élan dans la solitude
que par une certaine faiblesse qui, nous détachant de la réalité et de la
vie, fournit à l’imagination un monde indépendant, semblable au
monde du rêve, où le moi se concentre, éprouve sans [376] résistance
ses facultés créatrices, se complaît en lui-même et renonce à agir dans
le monde ?
*
Il n’y a qu’une alternative : c’est de reconnaître la loi et alors on ne
l’approuve pas seulement, on la veut, et par suite on la crée, ou de la
subir et alors on souffre comme un esclave ou on est brisé comme un
révolté.
*
On demande à quelqu’un sa parole quand on veut qu’il soit ensuite
contraint malgré lui. C’est qu’on ne l’aime pas, qu’on veut la chose et
non l’homme.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 254

Notre attitude dans une circonstance insignifiante décide de notre


équilibre et de notre vie même pour une journée, et pour un mois, et
pour toujours, car elle laisse dans notre caractère une influence qui
n’est jamais effacée.
*
Qu’il n’est pas bon de fausser la vérité ou les valeurs pour préser-
ver la vanité de l’individu. (C’est moi qui l’ai quitté, quand on a souf-
fert d’en être quitté.)
[377]
*
Doute. Comme s’il y avait une impiété dans la recherche du savoir
spirituel... Et notre destinée n’est-elle pas seulement de nous aban-
donner aux élans les plus simples, de recueillir les effets de la grâce,
mais sans vouloir dévoiler le monde des principes où son origine est
cachée ?
Un moment de dépression physique fait chanceler le bel équilibre
vivant de notre activité et de notre confiance. Nous n’en gardons plus
que le souvenir. Et les choses elles-mêmes perdent leur solidité en
nous retenant pourtant comme un rêve mauvais.
*
Le froid de la dernière demeure de l’Enfer (Dante). Et le feu qui
brûle nous fait sentir notre indignité (sans la guérir, il est vrai), mais
en maintenant notre rapport à Dieu. [Le froid glace les formes dans la
mort. Le feu les dissipe, les purifie, les subtilise ; il dénoue les liens de
la matière. — Entre le Pôle et l’Équateur.]
*
On reproche toujours de manquer de cœur à ceux qui manquent
aussi d’égoïsme.
*
La supériorité des esprits rapides n’est pas d’éviter les mouve-
ments d’humeur, mais de se trouver placés [378] bien loin après dans
le moment même où l’on s’attend à voir l’humeur se manifester.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 255

Le mystère d’une âme est toujours fait de complication, de pauvre-


té, d’insécurité, de vanité.
*
Le repas, gravité de la communion, de la participation de tous les
corps à la même nature matérielle universelle (et non seulement parti-
cipation, mais union, mélange et fusion).
*
Lire les philosophes, c’est écouter de la musique. Le critique joue
d’un instrument. Mais le seul qui compte, c’est celui qui compose.
*
La durée peut être conçue comme une négation du temps, une par-
ticipation de l’être fini à l’éternité. Mais la durée comporte toujours la
permanence du présent.
*
Tout acte à accomplir, surtout quand il suppose une autorité à
exercer ou à subir, provoque en moi une gêne et une émotion.
[379]
*
Il ne peut y avoir d’absolu que dans un acte — et intérieur — et on
ne tient que ce qu’on accomplit soi-même.
*
La douceur ne doit venir qu’après la netteté. En aucun cas elle ne
peut en tenir la place. Elle la pousse jusqu’à sa perfection par la grâce
précise et sinueuse des courbes. Toute autre forme de la douceur est
mollesse et défaillance.
*
On ne garde pas sa pensée en soi comme un trésor ; faute de
l’exercer on la perd et cela surtout prouve qu’elle est un acte.
*
Que dans la lumière et dans le feu il y a un principe intérieur et qui
se répand comme dans l’intelligence et dans l’amour.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 256

L’Eucharistie spirituelle. — Nous nous changeons en Dieu au lieu


de changer la nourriture en nous (comme dans l’ordre de la Matière).
[380]
*
Le courage par lequel s’affirme l’existence et la crainte par laquel-
le s’affirment ses bornes s’unissent dans l’indifférence et l’acceptation
(intellectuelles).
*
Les hommes s’unissent à la vérité universelle dans la partie supé-
rieure de leur être ; mais comme ils participent encore à l’être dans
leur individualité finie, celle-ci prétend aussi à l’absolu, et elle ne se
trompe qu’en voulant s’y rejoindre par l’étendue, et non pas seule-
ment par l’essence. Ce qu’il y a de plus profond en nous est universel,
mais cette activité se matérialise, elle s’attache à l’être qualifié et fini ;
et nous souffrons de ne point atteindre l’absolu parce que nous le
cherchons avec la partie inférieure de notre nature. [Là est le principe
des luttes contre nous-mêmes. Mais en nous-mêmes aussi est le prin-
cipe qui les dénoue.]
*
Il n’y a de vérité spirituelle que celle qui devient aussitôt un prin-
cipe d’action.

*
La fascination exercée par le passé nous porte soit à l’adorer, soit à
essayer de construire l’avenir avec des éléments séparés, stables
comme lui. [Le réalisé confondu avec le réel.]
[381]
*
Les idées sont comme des mères. Il y a en elles un principe de fé-
condité aussitôt que l’esprit les touche. Et c’est cette fécondité interne
de l’idée qu’il faut étudier plutôt que le mécanisme logique et éternel-
lement fixé de la Déduction.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 257

Rendre la force juste, mais ne pas la détruire. [La pluralité fondée


sur la force.]
*
La morale diffère de la politique, comme la vie de la technique,
comme l’instinct de l’artifice. Mais cette technique et cet artifice en-
trent dans une nécessité naturelle comme l’évolution des forces physi-
ques. [Confusion chez les modernes de la politique et de la morale. Le
principe de la politique, c’est la force au service du libre développe-
ment des individus, garantie négative de la vie morale. La morale y est
aussi étrangère qu’à la loi physique.]
*
Le théâtre sérieux, c’est le rite.
*
Il y a un Messie comme il y a un créateur. L’un se rapporte au pas-
sé, l’autre à l’avenir. L’un au fait, [382] l’autre à la volonté. L’un pro-
duit, l’autre régénère. Et il faut que le Messie soit identique à Dieu.
*
J’ai de la haine pour vous quand je subis et de l’amour quand
j’agis. [Il y a aussi une affection subie comme une caresse, et c’est un
abandon (de soi). L’être qui subit, mais garde sa personnalité, hait.]
*
Le défaut de la vie mondaine, c’est d’être calculée en vue des ap-
parences, de nous obliger d’abord à tout faire pour elles et de créer sur
ce terrain une égalité entre tous les hommes ; elle a l’avantage de mul-
tiplier les sentiments, les occasions, les expériences, et le tort de n’en
pousser point un seul jusqu’à l’extrême, par manque de temps, et par
une discrétion élégante où il entre de la légèreté et de la crainte. [Dans
ce monde d’apparences, il y a encore des valeurs réelles, non pas se-
lon l’angle de ces apparences, mais une expression hiérarchique enco-
re de la réalité spirituelle dans ce domaine et par les moyens qu’il
comporte.]
*
Que les miracles (la transmutation du vin dans le sang de J.-C., ou
la résurrection, ou l’eau en vin) sont de pauvres choses à côté du
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 258

grand miracle de l’existence et de la conscience spirituelle de


l’existence.
[383]
*
Celui-là bénit le changement et ne peut en être troublé qui reste
fermement ancré au port de la permanence spirituelle.
*
Stoïcisme. — Il faut être toujours dans une position morale claire
et aisée et telle que, excluant tous les degrés, l’action qui l’exprime
pour ne pas être mauvaise absolument soit nécessairement bonne ab-
solument.
*
L’amour nous rend semblable à l’objet aimé ; il égalise les amants.
Aimez Dieu dans l’homme ou les hommes en Dieu. [St Chrysost.
L’amour, ou il trouve ou il fait la ressemblance.]
*
L’unité la plus pauvre est celle qui ôte la diversité ; mais ce n’est
plus l’unité de rien. L’unité ne se réalise que par le principe
d’individuation. Et c’est le principe de l’organisation sociale. [La di-
versité infinie.]
*
L’instinct de l’homme est spirituel.
[384]
*
Je suis bien souvent hésitant et embarrassé quand je mets ma
confiance dans les conseils de l’homme. Mais si je m’abandonne pas-
sivement à une inspiration spirituelle, je suis doucement emporté par
un courant unique et doux. Je n’en aperçois pas encore la source que
déjà il m’a entraîné.
*
Il faut que notre vie soit un tout continu et fluide, il ne faut pas y
distinguer des actions différentes pour les juger séparément.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 259

*
Il faut être indifférent à tout jusqu’à ce qu’on découvre par une ré-
vélation douce et secrète que tel objet (ou tel être) est fait pour nous
spécialement.
*
Le patriotisme marque un défaut de la vie spirituelle ; mais il en est
l’image par son incomparable hauteur par rapport à l’égoïsme.
*
Il n’y a pas de plus grande distraction que le soin de n’en point
avoir.
[385]
*
Quand une faiblesse apparaît dans le tissu de notre âme, le tout de-
vient faible.
*
Parler à fond, au moins une fois, et dès lors pour toujours avec son
ami. Et c’est parfois le désir ardent et secret de toute une vie. Et c’est
aussi sa délicatesse peut-être qu’il ne soit jamais satisfait et qu’il ne
puisse pas l’être.
*
La nature n’est une première habitude que si l’existence absolue
est temporelle. Mais s’il n’en est pas ainsi, alors l’habitude est une
seconde nature et mime une première : elle exprime seulement à son
lieu notre essence individuelle.
*
L’homme cesse nécessairement d’inventer après la première jeu-
nesse : car à mesure qu’il sait davantage, il devient historien et sa pen-
sée se tarit.
*
Le tout est de n’être embarrassé ni par la vanité ni par la crainte et
de mettre sa confiance dans la clarté du regard que Dieu nous a donné.
[386]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 260

*
C’est l’action de Dieu qui se réalise par la liberté de l’homme.
*
La raison a le pouvoir de s’appliquer soit aux sens, soit à la grâce
divine. Dans le premier cas elle fait la science, dans l’autre elle est
théologique. Il n’y a pas de philosophie de la raison intermédiaire en-
tre les sens et la grâce, entre la science et la théologie. Le monde
moyen des états d’âme est aussi celui de l’égoïsme, des complaisances
et de l’aveuglement. — La raison est un moyen, elle n’a pas de prin-
cipes propres.
*
Une vertu, c’est une passion gouvernée (et non pas réfrénée). Sans
la passion la vertu manquerait de force et de vie. Il n’y a pas de pas-
sion négative. — Les bonnes et les mauvaises inclinations sont les
images naturelles des vertus et des vices, loin de pouvoir y être
confondues.
*
La contrariété entre les vices fait qu’on ne peut les avoir tous.
L’harmonie entre les vertus produit l’effet opposé.
[387]
*
Celui qui se réconcilie ne rétablit pas l’état précédent, mais
l’améliore.
*
Le véritable amour craint de manquer de perfection, non de satis-
faction.
*
Il faut toujours être soi. Chacun de nous doit suivre une voie qui lui
est propre. La vérité de l’action s’exprime dans tout homme sous une
forme individuelle et unique. Mais c’est pourtant dans ce fond le plus
personnel de notre être que nous atteignons l’universel. Et quand on
en a pris conscience, il y a un nouveau danger qui est de faire de cet
universel un abstrait de la dépouille de cette vie et de cette subjectivité
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 261

sans lesquelles il est lui-même comme une chose, et de chercher à


conformer ainsi notre âme à l’esprit pur comme à une règle.
*
La politique se réduit à une psychologie de l’homme d’État comme
la morale à une psychologie de l’honnête homme. De part et d’autre il
s’agit de découvrir une forme d’activité simple, aisée, spontanée et
universelle. De part et d’autre il faut exclure les règles et l’expérience.
Nous sommes guidés par l’idée de l’individualité nationale, de sa pla-
ce et de sa destinée dans le monde [388] (comme dans la morale indi-
viduelle). Mais là aussi il ne s’agit pas seulement d’intérêts matériels,
là aussi il y a une union avec l’Esprit pur qui inspire à l’homme d’État
une action constante, à la fois naturelle, concrète et sûre d’elle-même.
C’est dans l’essence de notre individualité que s’exprime notre union
la plus parfaite avec l’universel. Ni passivité, ni idéologie. Et peut-être
encore faut-il ajouter ces deux principes : a) que l’État ne se conduit
comme une personne qu’à l’extérieur, b) qu’à l’intérieur il est un or-
gane négatif qui équilibre et qui tempère, mais il doit éviter de prendre
à son compte aucune forme d’activité nationale. Il entrerait dans la
concurrence, retarderait l’activité intérieure des membres, compromet-
trait sa propre autorité. Chaque forme d’activité porte des fruits qui lui
sont propres. Et le rôle du juge (cf. le chef juge de l’Ancien Testa-
ment) est de fixer la sphère des droits et de préparer à l’individu le
terrain favorable où son activité va se développer (éviter les retarde-
ments). De même la raison joue un rôle de purification et
d’apaisement dans la vie intérieure. Mais tandis que dans l’individu
les conflits sont résolus par l’exercice même de l’activité, dans la so-
ciété ils le sont par le champ ouvert à l’activité de tous les individus
(par une possibilité). Et ces différentes activités seront conçues non
pas comme individuelles et concurrentes, mais comme harmonieuses
et fondues dans l’universel. [L’histoire éclaire seulement comme le
souvenir, mais ne supplante pas la conscience présente.] [Tendance
matérialiste qui nous pousse à écrire « De la politique », comme cho-
se, au lieu d’écrire « Du politique », comme agent.] [Ce n’est pas au
juge qu’il appartient de fixer le salaire ou la punition.]
[389]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 262

Je désire seulement que ce soit la vie de l’esprit qui triomphe en


vous, même si c’est pour ma condamnation, à moi qui vous délivre et
qui demain peut-être perdrai pied.
*
Problème. L’acte de ma pensée est distinct de son objet : puisqu’il
se conserve nécessairement, faut-il encore que tous mes états d’âme
subsistent ? Peuvent-ils subsister sans que ma vie immortelle soit en-
core temporelle ? Peut-elle être finie et cesser d’être temporelle ?
Pourtant la mémoire embrasse le passé, elle ne le parcourt pas.
Dans le temps pur que distingue Bergson, le temps s’évanouit. Rien
ne se perd. Et pourtant tout se renouvelle dans l’ordre spirituel comme
dans l’ordre matériel. De telle sorte qu’on peut demander si l’état an-
cien subsiste dans sa réalité fixée ou s’il n’est pas toujours transformé
et régénéré par l’état présent (comme la cause peut l’être dans son ef-
fet). On ne peut revivre le mal qu’on a vécu (même par la mémoire —
il paraît à un autre) quand on a la grâce et qu’on meurt en odeur de
sainteté. La grâce purifie et le mal est négatif. Mais pour cela même il
éteint le souvenir du bien que l’on a fait quand il saisit notre conscien-
ce.
*
Ne pas parler de la vie spirituelle d’une manière prématurée, ni
quand les circonstances sont défavorables.
[390]
*
Le signe de la force et de la santé, c’est de vouloir être toujours
sincère à l’égard d’autrui et de le pouvoir naturellement.
*
Il y a des silences si serrés et si forts qu’on ne peut les rompre que
par une déchirure.
*
On peut avoir le sentiment de la solitude matérielle dans la socié-
té : elle est négative, vaine et douloureuse. Mais on acquiert dans
l’amitié un sentiment de solitude spirituelle. On n’est plus avec un
homme, mais avec son esprit, avec l’esprit.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 263

*
Conservateur et révolutionnaire. — Les conservateurs veulent
conserver ce qui par essence change, c’est-à-dire les choses, et les ré-
volutionnaires ne voient pas que l’esprit qui anime l’avenir, c’est
l’esprit même qui a fait vivre le passé. Les premiers vénèrent un féti-
che matériel, persuadés qu’il est esprit, les autres n’ont pas plutôt per-
çu l’esprit qu’ils le corrompent et veulent le matérialiser. Aussi le
conservateur ne doit s’attacher qu’aux structures essentielles, aux ra-
cines et au tronc que les années ont formés ; l’esprit révolutionnaire
est la sève qui les traverse et qui produit toujours de nouvelles feuilles
et de nouveaux fruits. Le passé marque [391] nos limites et l’avenir
notre essor. Il nous appartient de faire le partage entre la nécessité qui
nous presse et le champ de notre activité. Les réalistes et les sages,
ceux qui n’attendent rien des choses, sont conservateurs. Les ambi-
tieux, les sentimentaux, les individualistes sont révolutionnaires. Il y a
de la vérité dans les deux partis et notre caractère fini fait que chacun
de ses aspects est représenté par des hommes différents. Mais le philo-
sophe n’a pas le droit de se jeter ainsi d’un seul côté. Le châtiment du
révolutionnaire, c’est que sa nature ne soit pas à la hauteur de son
idéal, qui avorte. Et dans la nature il y avait un principe de vie plus
profond qu’il a méconnu. Le respect du passé, de sa vie, de sa perma-
nence est excellent tant qu’il ne devient pas un fétichisme, absurde et
dénué de foi profonde, pour des signes matériels. Chacun de nous est
conservateur et il n’est révolutionnaire que dans ses aspirations sans
point d’appui. La morale abstraite (justice, liberté,...) est toujours ré-
volutionnaire ; aussi faut-il montrer qu’il n’y a de justice que dans le
cœur, dans la manière et point dans la répartition des choses. Il faut
que le jeune homme soit révolutionnaire et l’adulte conservateur. La
technique politique positive ne vaut rien que pour les politiques, elle
ne vaut rien pour les citoyens. A ceux-ci le sentiment suffit. L’égalité
est la loi des relations morales, elle n’a pas sa place dans le monde
matériel. Les conservateurs sont plus attachés aux choses, au bien-être
et à la richesse, de là leur stérilité, aussi affligeante que les désirs ma-
tériels des révolutionnaires. Un franc donné par l’État est beaucoup
moins grand qu’un franc gagné. Les sociétés morales qui se fondent
dans les pays neufs et qui sont protestants [392] cèdent à une sorte de
paresse et de peur de la vie réelle : quel que soit leur esprit évangéli-
que, les ermitages sociaux ne peuvent valoir la vie commune, comme
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 264

le monastère ne vaut pas la société. La morale paraît plus vivante chez


les révolutionnaires, et les conservateurs paraissent utilitaires ; mais
inversement il y a des révolutionnaires cupides et des conservateurs
sages et résignés. Être révolutionnaire spirituellement et conservateur
matériellement. Si l’on peut condamner l’action d’un homme politi-
que, la sagesse nous contraint à nous accommoder de l’état qu’elle a
créé, de nous attacher au bien qu’il enferme, ou de le convertir en
bien, au lieu de l’envenimer et de rendre virulent le poison qui est en
lui : elle doit aussi favoriser l’application de la technique soit pour
produire la réforme, soit pour la reprendre. La guerre aura contribué à
montrer la nécessité pour tous du travail matériel (spécialement agri-
cole) : et le contact avec les choses nous fait entrer en communication
avec leur essence vivante et poétique ; nous en devenons maîtres ;
nous nous les incorporons et par là même nous élargissons notre natu-
re, elle devient plus souple et plus riche. Au contraire le travail intel-
lectuel conduit à l’abstraction et à l’artifice ; il nous révèle
l’apparence de la matière et non sa substance. La cause de tous les
conflits sociaux, c’est l’application à une société agricole d’une orga-
nisation industrielle ou idéologique. Et la décentralisation n’est vraie
que de l’agriculture et pour elle. [Le sage n’a pas confiance dans les
réformes et pourtant il ne les repousse pas, — au nom de l’égoïsme et
de la paresse. Il est sûr que les plus grands biens peuvent subsister
avec de mauvaises [393] lois. Mais les réformes doivent être détermi-
nées seulement par des techniciens et pour des motifs techniques. Ne
pas craindre pour la même raison de reprendre une réforme malheu-
reuse. Mais l’esprit est peu touché par la réforme elle-même : elle est
matérielle ; et l’esprit n’a rien de mieux à faire que de favoriser
l’application de la technique, mais sans se laisser ébranler pour ou
contre la réforme par des motifs passionnels.]
*
Il subsiste dans l’intellect une part d’individualité qui trouble la
claire vision et que l’amour seul (humilité) absorbe et dépasse.
*
Il y a pour tout homme une naissance matérielle et une naissance
spirituelle. Bethléem et Nazareth.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 265

Le danger de l’intelligence, c’est de nous rendre adroit là où il faut


être simple, et prudent où il faut être aisé.
*
L’activité matérielle peut jouer le rôle de l’activité intellectuelle,
remplir notre vie, lui donner la tension et la force. Il y a une activité
matérielle aisée et joyeuse qui est le symbole de l’autre. Rien n’est
mauvais que le rêve et la passivité. Et dans l’influence qu’exercent les
choses sur notre sensibilité, il y a encore une manière [394] active et
universelle de s’unir au tout et d’en comprendre le rythme.
*
Atelier, salon des hommes.
*
Il est fou de soutenir que la valeur accroît seulement notre puissan-
ce de souffrir, elle accroît aussi la résistance à la douleur et la joie.
*
Il y en a qui se jettent dans l’amour comme dans un divertissement
au divertissement.
*
Si vous ne me souhaitez que le bonheur, vous ne m’aimez guère,
ou vous n’avez pas de force dans le souhait, ou votre âme est commu-
ne, ou vous jugez que la mienne l’est.
*
Dans l’ordre des sentiments tout homme qui se défend est coupa-
ble.
*
En amour il y a des flammes sans chaleur, comme il y a de la cha-
leur sans flamme. Et il y a une lumière sans flamme et sans chaleur.
— Quand la flamme s’y [395] joint, elle produit une fantasmagorie,
elle n’éclaire point. Pour quelques-uns la chaleur tient lieu de lumière.
Chez les meilleurs, la chaleur est l’effet de la lumière.
*
Je suis fait pour aimer Dieu et mes amis et ils me demanderaient
des comptes si j’aimais aussi le paysage.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 266

*
Beaucoup trop fier pour se plaindre des procédés d’un autre à son
égard.
*
En rejetant la passion prenez garde de rejeter aussi la profondeur
passionnelle. Car il y a dans la passion une avidité de l’absolu et un
goût de l’extrême. Mais c’est n’avoir confiance que dans la passion
que de croire qu’en se guérissant de la passion on n’a point d’autre
recours que le dilettantisme.
*
Je n’exige pas que vous vous détachiez des autres, mais que vous
vous consacriez à moi. Je hais les dons négatifs.
*
Le philosophe et l’écrivain restent toujours des écoliers. Et cela
n’est pas sans charme. Il n’y a que l’homme d’action qui soit devenu
adulte.
[396]
*
L’amour comme l’amitié se porte du premier coup jusqu’à
l’absolu. De sorte qu’on leur donne encore indéfiniment sans jamais
les accroître, semblables à la mer qui reçoit l’eau des fleuves sans
changer de niveau.
*
Il y a ceci de vrai au théâtre que le personnage se présente devant
le public comme devant la vie.
*
Dans l’amour l’autre moi est plus moi que le mien, car il est mon
moi actif, celui que je voudrais être.
*
L’ambition tend à faire rayonner sur tout le monde matériel notre
moi subjectif et particulier. Mais dans la sagesse notre moi fini reçoit
l’impression du moi universel ; et si par ses limites il acquiert une pla-
ce exactement déterminée dans le système des existences, dans son
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 267

union à l’esprit pur, il s’élève jusqu’à un état de contemplation totale


et de liberté intellectuelle qui surpasse infiniment par la profondeur et
la joie qui s’y lient tous les avantages d’une ambition satisfaite. [Il
n’est froissé à aucun instant. À aucun instant non plus il n’éprouve un
écart entre ce qu’il est et ce qu’il veut.]
[397]
*
Il faut que tout ce que nous faisons apparaisse sans valeur au prix
de ce que nous sommes [pouvons].
*
La richesse n’est un mal que si elle est un but et non un moyen, si
on veut accroître par elle sa jouissance et non son action. Celui-là est
fort qui la pousse devant lui au lieu d’en subir le poids.
*
Être maître de la matière, au lieu d’en être prisonnier (vision artis-
tique, action spontanée, joie, par opposition à la science, à la techni-
que, au désir).
*
« Judaei signa petunt et Graeci sapientiam quaerunt, nos autem Je-
sum crucifixum ». I. Corinth. où l’on voit le matérialisme juif,
l’intellectualisme grec et l’individualisme chrétien, la religion de sen-
timent et de chair.
*
L’envie recouvre toujours comme la poussière le sol où elle s’est
soulevée.
[398]
*
Chaque homme a une vie secrète, qui est ce qui en lui est le plus
apparent [spirituelle]. [Renversement. Il a aussi une vie matérielle
pleine de mystère.]
*
L’étroitesse des occupations matérielles chez la femme fait que
l’esprit parle en elles sans intermédiaire et qu’elles ne le confondent
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 268

point avec les plus grandes entreprises temporelles. [Elles portent le


goût de l’absolu dans les petites choses — donnent à l’ornement un
sens profond. Elles discernent mieux l’esprit et l’inspiration. Elles
sont plus personnelles et ramènent tout à elles ou à ce qu’elles ai-
ment.]
*
Tout homme — quelle que soit sa simplicité — baigne dans
l’infinité du tout, y participe par sa propre réalité finie, en éprouve les
influences dans sa faculté de sentir. Mais le propre de la pensée est
d’analyser et le propre du génie d’apercevoir le tout dans la partie.
*
Il y a comique lorsque la partie est envisagée comme isolée dans
son action et portée à l’absolu dans ses bornes mêmes. Et c’est parce
que chaque partie doit représenter le tout et comme partie s’y relier.
Aussi le comique est-il intellectuel. Et quand il s’y joint de la [399]
sympathie pour les personnes, il est humour. (Cf. opposition chez
Bergson de la mécanique et de la vie.) De là le rire où la vie cesse son
jeu harmonieux et bat la breloque comme une machine détraquée. La
joie qui accompagne le rire vient de ce que le corps, siège du plaisir,
sent son indépendance et qu’il est soustrait à la raison ; et c’est pour-
tant l’intelligence qui lui donne ce plaisir, de telle sorte qu’il ne va
jamais sans quelque sympathie. La passion s’indigne, mais
l’intelligence rit. Le faune est très intelligent.
*
Les hommes qui ont la valeur ont toujours le pouvoir réel ; et ceux
qui sont au pouvoir et qui n’ont pas de valeur n’ont pas de pouvoir.
[Pouvoir accordé n’est pas pouvoir exercé.]
*
La douleur nous fait bien mieux prendre conscience de nous-même
que le Plaisir (comme quand on nous pince).
*
Cercle : l’Union avec Dieu est à la fois la cause et l’effet de la grâ-
ce. [Cercle. Notre action nous crée comme nous créons notre action.]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 269

La chute exprime dans le langage de la volonté la nécessité logique


de l’apparition du fini.
[400]
*
— Ni lamentations, ni calculs de prudence, ni souvenirs, ni politi-
que (pour après la guerre). [Ne pas prendre parti dans un conflit maté-
riel ou passionnel.]
*
— Écrire beaucoup et d’abord pour pouvoir lire peu et bien.
*
— Ne jamais céder au démon du mutisme (car la conversation est
d’abord un rapport matériel avec les autres hommes, qui se spiritualise
vite).
*
— Ne pas craindre une vie sociale assez large. L’unir à la solitude
spirituelle.
*
— Que l’œuvre à laquelle je me consacre soit celle qui étant donné
ma nature ait le maximum de réussite et d’effet intérieur, matériel et
social.
*
— Être mesuré dans toutes les vertus, extrême dans la spécifique,
celle que l’on aura choisie parce qu’elle répond à l’essence de notre
nature individuelle.

Fin

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