Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
1915-1918 Carnets de Guerre
1915-1918 Carnets de Guerre
[1883-1951]
Membre de l’Institut
Professeur au Collège de France
(1985)
CARNETS DE GUERRE
1915-1918
INTRODUCTION DE
M. ET C. LAVELLE
Politique d'utilisation
de la bibliothèque des Classiques
Les fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site
Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Classi-
ques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif com-
posé exclusivement de bénévoles.
à partir du livre de :
Louis Lavelle
Introduction de M. et C. Lavelle.
Québec : Les Éditions du Beffroi; Paris : Société d’Édition Les
Belles-Lettres, 1985, 404 pp.
CARNETS DE GUERRE
1915-1918
REMARQUE
Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où il
faut attendre 70 ans après la mort de l’auteur(e).
[4]
Du même auteur
(OUVRAGES DISPONIBLES)
ŒUVRES PHILOSOPHIQUES
ŒUVRES MORALES
CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES
[401]
ŒUVRES PHILOSOPHIQUES
[402]
ŒUVRES MORALES
CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES
[6]
Document de couverture :
Quatrième de couverture
Introduction [7]
Varia I [55]
Varia II [85]
Varia III [103]
Varia IV [137]
Varia V [253]
Varia VI [335]
Varia VII [369]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 11
QUATRIÈME DE COUVERTURE
CAPTIVITÉ
[7]
INTRODUCTION
[8]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 13
[9]
Et encore :
« Toutes ces réflexions sont une matière vivante mais informe que
je devrai organiser et modeler si je me mêle d’écrire. »
[21]
Aussi, quand les Éditions du Beffroi nous ont proposé d’éditer ces
« Carnets », nous avons pensé que ceux qui apprécient la pensée de
Lavelle pourraient aimer retrouver parmi ces réflexions éparses et
peut-être inégales de l’homme jeune cette « matière vivante » qui a
nourri l’œuvre de la maturité.
M. et C. Lavelle
[22]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 22
[23]
AU FRONT
(septembre 1915 - mars 1916)
[24]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 23
[25]
*
Les Grecs ont eu les moyens, la clarté et la subtilité, le goût le plus
vif des réalités intellectuelles, la défiance et voire encore la mécon-
naissance des troubles du sentiment. Leur dialectique les avait élevés
avec le platonisme jusqu’à la vie spirituelle. Mais elle la subordonnait,
tandis qu’il fallait qu’elle devînt un simple moyen, après l’élan spiri-
tuel du christianisme, pour que les théologiens et les saints rencontras-
sent plus tard la vérité, soit dans l’intuition, soit dans le système.
*
Rien n’est plus contraire à la vérité que l’opposition de la matière
et de l’esprit. Mais la matière qui est le produit de l’intelligence, une
sorte d’intelligence inerte, doit encore subir ses lois et les figurer, dès
que la [27] volonté de l’individu a à agir sur elle. Celui-ci trouve en
elle à la fois un obstacle et un moyen ; et l’obstacle atteste seulement
que l’individu est fini et qu’il n’est pas créateur.
*
L’Enfer me paraît être le lieu du froid plutôt que le lieu de la cha-
leur. Car si Dieu est présent et qu’il me brûle, mes douleurs seront
moindres que s’il est absent avec le soleil.
*
Il y a un certain degré d’incommodité matérielle (précisément dans
la mesure où il paraît nécessaire et fort difficile de s’en affranchir) qui
ôte à l’esprit toute liberté.
*
Égalité produite par tout ce qui est grand (l’intelligence, la
connaissance) et même les passions quand elles sont fortes (jeu,
amour).
*
Il n’y a pas de milieu entre l’indifférence et l’intérêt le plus exi-
geant.
*
Il est plus facile à la raison de régler les actions que les sentiments.
Aussi est-ce par là qu’il faut commencer. [28] Il faut pour que le sen-
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 25
timent soit mis à sa place qu’il soit l’écho d’une bonne action au lieu
de tâcher vainement d’en devenir le principe.
*
Le livre espagnol de saint Ignace est un livre de sensualité. Le plus
grand secours est emprunté à l’imagination concrète. Et il n’est pas
possible qu’un être plongé dans la sensualité, soit qu’il s’y oppose,
soit, comme ici, qu’il s’appuie sur elle pour la vaincre, aboutisse ail-
leurs qu’à l’ascétisme des pratiques extérieures. C’est tout juste le
contraire de la vie de l’Esprit et de l’Imitation.
Aussi les péchés, les différentes chutes qu’on y peut faire, les priè-
res, les actions peuvent-ils être numérotés avec soin.
*
Nous avons vécu des événements qui ont été si extérieurs à nous-
mêmes que nous en perdons la marque et le souvenir, comme on se
défait d’une carapace.
*
L’esprit est affranchi de la durée par la mort. Et d’abord c’est le
corps et l’âme — non l’esprit — qui s’écoulent dans le temps. Tout ce
qui appartient à l’esprit est éternel et, dans le présent, l’esprit surpasse
le temps tout entier. Mais par son union avec l’âme il semble que
l’esprit lui aussi nous entraîne. C’est là une illusion, bien que l’esprit
individuel soit délivré [29] par la mort. Si on prétend que cette immor-
talité n’est rien de plus que l’immortalité de Dieu, encore faut-il main-
tenir que dans sa liaison même avec ce corps qui vient de s’éteindre
l’esprit reste éternellement ce qu’il est. Ne disons donc pas que
l’individualité s’éteint ni même que, la matière se dissolvant, la base
même de la vie personnelle a disparu. Car en entrant dans l’éternité
l’esprit reste éternellement uni aux existences qui commencent ou qui
finissent dans la durée. Ainsi la naissance et la mort appartiennent à
l’ordre du temps. Mais le devenir pris dans sa totalité est une simulta-
néité éternelle.
*
Le souvenir est le remède par lequel nous essayons de retenir une
réalité qui s’évapore. Mais comment le temps ne serait-il pas un re-
nouvellement absolu, si l’éternité en s’y joignant n’exigeait que ses
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 26
*
Il y a dans la nature une sorte de mécanisme brutal dont on ne sait
si les effets meurtriers sont réglés par la Providence. À cet égard nous
sommes dans un état de passivité où la matière en nous, et non la vie
spirituelle, se trouve intéressée. Notre limitation nous assujettit aux
lois d’un monde systématique dont nous sommes, il est vrai, les spec-
tateurs, mais aussi les esclaves. Or ce monde systématique est agrandi
par la volonté de l’homme dans l’industrie et la guerre. Ainsi la matiè-
re a son fondement dans l’esprit et la fatalité dans la liberté. Et c’est
par une vue un peu trop simple que nous attribuons directement à la
Providence la distribution du malheur ou de la mort dans une grande
[33] catastrophe et dans une guerre. (Il y a aussi cet orgueil par lequel
nous voulons que la Providence pense expressément à nous.)
*
La haine des soldats contre les chefs nous préservera après la guer-
re d’une révolution militaire. Il n’est pas sûr pourtant que nous soyons
préservés d’une révolution populaire.
*
Une petite sentinelle pour cet étroit secteur angulaire qui pendant
deux ou trois heures de nuit lui est confié est un élément absolu de la
ligne de défense et d’attaque.
*
La subjectivité, la possibilité de dire « je » est la plus merveilleuse
et la plus émouvante des choses. Ne pas regarder seulement l’univers
comme spectateur, mais comme élément, comme acteur, c’est bien là
ce qu’il y a en nous de divin.
*
Il y a deux aspects de la guerre : la vie du soldat, qui est une grosse
farce, et la destruction des hommes, qui la rend sanglante.
[34]
*
L’idée du moi est divine, mais c’est dans et par le corps qu’elle se
réalise sous la forme limitée d’une existence humaine.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 29
L’homme supporte mal tout ce qu’il croit pouvoir éviter ; mais dès
que les maux, les fatigues ou les peines sont nécessaires, qu’il est im-
possible d’y échapper, notre patience et notre puissance de résister
sont indéfiniment reculées.
*
Il faut que tout ce qu’on écrit le soit comme s’il ne devait jamais
être publié ; et il faudrait qu’il ne le fût jamais avant la mort. Autre-
ment il est impossible qu’un auteur ne pense pas un peu à son public,
c’est-à-dire n’agisse en considération de l’opinion ; il est impossible
qu’il ne s’embarrasse ensuite dans la discussion et dans la défense, ce
qui retarde et suspend l’exercice de la pensée.
*
Le goût pédagogique marque un besoin d’autorité et un intérêt ma-
tériel. Il suffit de s’attacher sans arrière-pensée à la découverte de la
vérité : il faut qu’elle soit pédagogique par elle-même et non par quel-
que effort surajouté.
[35]
*
L’intelligence paraît s’opposer au sentiment parce qu’en le dépas-
sant elle nous en dispense. Dans son rayonnement nous perdons la
conscience de sa chaleur. On ne goûte vraiment la bienfaisance propre
de la chaleur que dans l’obscurité. Pourtant le soleil de l’hiver ne se
borne pas à éclairer : il console. Et la lumière qui demeure glaciale est
un scandale qui ne peut être réalisé que par l’opposition de l’esprit et
de la matière, de l’œil et de la peau. Car la lumière est la chaleur de
l’esprit.
*
Tous les constructeurs de système ont été de grands trompeurs, et
la vérité ne se trouve que chez ceux qui ont passé leur existence à ré-
péter les mêmes choses éternelles.
*
La vérité pour se révéler à nous demande à être sollicitée avec
douceur.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 30
C’est par une ambition humaine que l’on demande de ne pas mou-
rir avant d’accomplir l’œuvre qui aurait pu remplir une grande vie.
Mais de penser que l’on [42] meurt à l’heure où la vie spirituelle,
malgré les petites misères intérieures, a acquis le plus d’ardeur et le
plus d’élévation, cela nous rend absolument prêts à mourir sans que la
vie soit lâchement regrettée ni la mort lâchement désirée.
*
Lorsqu’un homme à 20 ans ou à 30 a découvert le sens de sa desti-
née, on peut dire qu’il est inutile que sa vie continue pour le dévelop-
per ou l’approfondir : il est à un point culminant d’où il peut regarder
la vie sans regret et la mort sans crainte.
*
Il faut être à l’époque de la maturité, dans la plénitude de la vie,
dans la perfection de l’équilibre pour apprécier la valeur de la vie et le
sens de la mort. C’est alors qu’il importe de ne pas la craindre, mais
d’y être prêt, de voir en elle l’événement capital de la vie, un événe-
ment inséparable de son essence même et par suite de chacun de ses
moments.
*
La menace permanente de la mort donne une force singulière pour
vivre dans l’instantané.
*
L’instantané est situé au sein de la durée, et comme il en est la né-
gation, il est aussi un pur néant. L’éternel, [43] au lieu de nier le
temps dans le temps, le nie parce qu’il l’absorbe et le dépasse.
*
Le sentiment est à la pensée ce que la chaleur est à la lumière. Et il
y a des foyers qui échauffent sans éclairer, comme il y a des clartés
sans chaleur. Mais l’homme a besoin de chaleur parce qu’il souffre du
froid, parce qu’il a un corps qui frissonne et qui tremble, tandis que le
corps est oublié dès que le monde et la vie nous sont révélés dans la
transparence de la lumière.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 35
mille cils arqués, jaunâtres et tremblants. On leur donne les noms plai-
sants de « gaux », qui peut-être est provincial, et de « totos », qui
marque une familiarité hostile ou des rapports d’intimité et même de
quasi-paternité ridicule et méprisante.
Pour les saisir, il faut les détacher avec effort d’un pli du linge, où
ils happent, pour les écraser ; ils éclatent avec un floc un peu mou et
une goutte de sang. La nuit, dès qu’il s’éveille sur la paille sale, gru-
melée, grouillante de vermine, le soldat, tous les boutons défaits, se
déchire rageusement la chair et sa ceinture est devenue une longue
écorchure. La peau est rouge, couverte de boutons très voisins, avec
des bavures qui les prolongent et s’entrelacent, de points noirs et de
croûtes brunes mêlées de petits ruisseaux sanglants. Dans le bosquet
voisin de l’abri, au détour de la tranchée, vous rencontrez à chaque
pas un poilu nu ou demi-nu, la chemise ou le pantalon à la main, qui,
sans rien voir d’extérieur ni rien entendre, recherche laborieusement
l’insecte ennemi avec une gravité imperturbable, l’attention concen-
trée et le visage tendu : il le découvre le long des coutures ou dans les
replis ; il le saisit d’un geste net et rapide et le rejette après l’avoir sa-
crifié. Parfois il détache d’un coup d’ongle un cadavre desséché et
plat. Il s’effraie et se réjouit d’apercevoir dans un sillon une longue
file d’œufs. Cela se fait avec un rythme régulier, sans colère, et les
mouvements ont un air de gravité éternelle. Le passant s’arrête et
s’enquiert brièvement, avec un intérêt sérieux et contenu, du résultat
de l’examen avant de continuer sa route. Le soir dans l’abri les odeurs
d’essence et d’aromates se mêlent, se [49] croisent ou s’opposent : le
suave eucalyptus, le camphre d’embaumement, la mordante benzine,
l’insecticide jaune qui attaque la peau déchirée. Le pou s’endort, bercé
par les parfums. Le pouilleux s’endort aussi, confiant dans les secours
venus du dehors, mais lassé par la lutte. Cependant ce n’était qu’une
trêve ; le lendemain le pou agite de nouveau ses tentacules et reprend
une vie furieuse, aiguisée par le jeûne. Et le poilu découragé recom-
mence avec une tristesse morne la chasse un moment interrompue.
*
Il faut regarder avec beaucoup d’attention le monde sensible. Mais
nous ne pourrons faire usage de toutes ces images que lorsque la mé-
moire en les rendant spirituelles sera en état de fournir à notre pensée
la glaise dont elle a besoin.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 39
*
Là où l’animal n’y trouve pas d’intérêt, l’amour n’est pas tout en-
tier.
*
Nul n’a jamais réussi à dissimuler un secret de ses sentiments, et
l’amour, qui nous prend tout entier, moins qu’aucun autre.
*
Dans la Dialectique de l’amour, il faudra montrer son influence sur
chacune de nos facultés, puisqu’elles [50] y contribuent toutes, et la
manière dont, agissant les unes sur les autres, elles produisent dans le
désordre une certaine espèce d’harmonie.
*
Nous avons reçu de Dieu tous les dons, un trésor infini. Mais nous
ne savons pas toujours le découvrir ni l’utiliser ; tout se réduit donc
pour nous à la méthode. Mais il arrive que celui qui a découvert la
première pépite perde à tout jamais le chemin qu’il croyait désormais
connaître. Il arrive aussi que sans aucun effort il puise désormais à
pleines mains.
*
La seule méthode, c’est de toujours garder le loisir intellectuel et
de ne jamais permettre à l’état passif, un souvenir ou un désir, de pré-
céder l’acte. C’est l’acte, s’il appelle le souvenir où il s’incarne, qui en
fera le corps vivant et spirituel de l’idée.
*
Les rats
Ce ne sont pas des souris, mais des rats, le corps rond et gras, la
queue effilée et rase. Ils foisonnent. Le jour ils sont là, prêts à paraître,
témoignant leur présence par des bruissements rapides et intermit-
tents.
Mais la nuit leur appartient ; c’est alors qu’ils opposent avec sécu-
rité leur monde bruyant à la solitude tranquille des hommes. Les ges-
tes impatients et lassés du dormeur qui s’éveille ne troublent pas mê-
me pour un moment [51] leur remue-ménage ; car la nuit leur appar-
tient, où l’homme est sans force et atteste une vie sans effet.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 40
[53]
EN
CAPTIVITÉ
(mars 1916 - novembre 1918)
[54]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 42
[55]
EN CAPTIVITÉ
VARIA I
*
En repassant les événements de ma vie, j’ai le sentiment d’avoir
été guidé par la main de Dieu. Il n’y a pas de malheur ni de chute que
j’eusse voulu éviter, puisque j’y ai trouvé un enrichissement de mon
expérience morale, un point d’appui pour le progrès de ma vie spiri-
tuelle. Je ne puis oublier que deux fois au moins je me suis abandonné
à une puissance supérieure qui a entraîné mon être dans un vif mou-
vement d’adhésion et de confiance contraire à ma nature. Or, chaque
[58] fois que j’ai été ainsi soutenu et inspiré, j’ai vu se clore une pé-
riode de misère matérielle et morale où je m’étais porté jusqu’au dé-
sespoir. Deux fois délivré des chaînes d’un esclavage matériel, voici
que la guerre me fournit une plus grande épreuve ; mais la misère ici
porte en elle-même sa consolation et de cette misère même ma vie
spirituelle sort plus droite, plus ferme et plus vigoureuse.
*
S’absorber dans le présent, c’est rejeter toutes les préoccupations,
résigner les troubles que donnent le regret et l’espérance, mais tenir le
contact avec le divin et cesser de se perdre dans les méandres de
l’intérêt et de la sentimentalité.
*
La simplicité et la douceur du cœur sont les deux vertus fondamen-
tales selon saint François. Ce sont bien des vertus personnelles ; la
simplicité, c’est la vertu de l’intelligence, comme la douceur du cœur
est le reflet qu’elle donne sur les relations mutuelles.
[Pureté à l’égard de la vanité. La simplicité paraît être une vertu de
la volonté ; mais celle-ci n’est qu’une conséquence et une application
de la simplicité dans l’intellect.]
*
Saint François distingue admirablement ce qu’il appelle « la fine
pointe de notre esprit » de toutes les [59] inquiétudes, de tous les fris-
sons, de toutes les délicatesses de l’âme sensible.
*
Être « sensible » comme le veut Rousseau, c’est le dernier mot et,
si l’on veut, la finesse trompeuse du matérialisme.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 45
*
Tous ceux qui sont sensibles aux beautés naturelles y retrouvent
des images de l’art humain. Et ils ne réussissent à les rendre vivantes
et parlantes qu’en les humanisant, qu’en les mettant à la portée de no-
tre esprit, de notre cœur et de notre main. Peu importe qu’elles parais-
sent diminuées et réduites à nos proportions.
*
Il ne peut suffire de rapprocher la nature de notre cœur pour se
laisser émouvoir par son influence matérielle. Il faut encore, pour ré-
aliser entre elle et nous une véritable communion, la transformer
d’abord et en faire l’image de l’homme. L’homme se regarde alors en
elle comme dans un miroir. Il exerce à son égard les sentiments
d’amitié ou d’hostilité qui l’animent à l’égard du prochain. Il en jouit
comme d’une conversation avec lui-même ou comme d’une querelle
entre les puissances opposées de son être. Et selon la prédominance en
lui de l’âme ou de l’esprit, il perçoit dans la nature les lueurs fugitives
et troublantes de nos [63] sentiments obscurs et profonds ou une sorte
d’harmonie sereine qui n’est que l’expression des lois de
l’intelligence. Ainsi nous ne pouvons goûter la nature que par l’intérêt
que nous portons d’abord à notre vie intérieure et spirituelle. Et ceux
pour qui l’amour de la nature est la première des passions aiment aussi
à laisser conduire leur âme par les choses : la nature n’est qu’un pré-
texte pour les rêveries de leur imagination.
*
Ce qui fait à la fois le mystère et la séduction du jeu, c’est qu’il
met en lumière le rôle obscur et grandiose de la chance et du destin.
*
Quand il s’agit d’obtenir quelque fin, celle-ci devient un absolu ; et
celui qui en passe près, malgré cette petite différence, est semblable à
celui qui n’a rien entrepris.
*
L’air d’attendre un reproche l’attire et fait qu’on le mérite.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 48
tous les préjugés. Mais ce qui gâte ces bons sentiments, c’est
l’application qu’on en fait seulement aux biens matériels et au bon-
heur.
*
Psychologie
Les gens les plus pénétrants dans la connaissance de leur propre
cœur ou de celui d’autrui sont souvent [72] les victimes d’une grande
vanité. Il suffit d’avoir l’œil clair et un peu de méchanceté pour se
bien connaître ou pour connaître les autres. Du moins dans ce qu’ils
ont d’individuel. La méchanceté est un instrument de chirurgie. Elle
est bien subtile. Et de plus elle convient bien à ce qui n’est
qu’individuel, non point parce que les hommes sont en général mé-
chants, mais parce que ce qu’il y a de fini dans leur nature fait que
notre perspicacité s’ouvre toujours sur une petitesse ou un défaut.
Ainsi l’observateur du cœur humain doit être bien averti des préjugés
sociaux et les connaître assez bien pour n’en pas être dupe. Mais il ne
va pas au-delà de la description : il n’est qu’un miroir fidèle, et il est
d’autant plus superficiel qu’il croit voir les choses plus profondément.
Mais il ne regarde pas lui-même au-delà d’une surface. L’observation
au contraire se confond avec la vie même, si vous allez au-delà de
l’individualité jusqu’à l’humanité. Alors vous dépassez les différences
individuelles, les vanités privées, les sentiments que les relations so-
ciales font naître et mourir. Et vous ne trouvez pas seulement ce qui
est derrière l’apparence, mais ce qui compte et ce qui vaut. De sorte
que le psychologue se confond avec le moraliste. Et non seulement la
clairvoyance du regard va jusqu’à l’esprit, c’est-à-dire jusqu’à l’Être
ou jusqu’à Dieu, mais par la communauté mise ainsi à jour entre les
individus se réalise une sympathie réelle et vivante qui est l’image de
l’unité éternelle.
*
Il faut que la volupté soit innocente, délicate et sereine ; mais
l’amour est toujours trouble et furieux.
[73]
*
La bienveillance et la bonté sont des asiles plus sûrs contre la vio-
lence que le droit. C’est que la bonté se donne, tandis que le droit se
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 54
*
On enferme Dieu dans des temples pour qu’il soit à la mesure de
l’homme et de la société.
*
Je suis certainement plus capable de tendresse que de chaleur. Ce
que j’aime le plus au monde, ce sont les transparences de la sincérité.
Mais la sincérité est difficile et méritoire pour une nature compliquée.
[Elle est difficile aussi pour une nature ardente. Elle est la vertu natu-
relle d’un esprit froid et simple.]
*
Lamartine
« Il regrettait, il ne s’attendrissait pas, l’attendrissement lui parais-
sait une faiblesse et une concession à la doctrine de l’anéantissement
absolu. » Henri de Lacretelle, Lamartine et ses amis.
[77]
*
Il faut que l’enseignement soit désintéressé et qu’au lieu d’en faire
un métier, on l’abandonne au goût naturel et à la vocation. Il doit être
fondé seulement sur l’amour des hommes.
Il n’y a pas d’enseignement qui repose sur la crainte. La crainte est
un sentiment qui est en rapport avec l’institution sociale et l’idée de
hiérarchie. Elle n’a pas de valeur morale.
Lamartine, Confidences, p. 113 : « L’année qu’on appelle de philo-
sophie, année pendant laquelle on torture par des sophismes stupides
et barbares le bon sens naturel de la jeunesse pour le plier aux dogmes
régnants et aux institutions convenables. » Durkheim en fait même un
système.
*
L’égoïsme primitif et très simple de l’humanité donne un caractère
universel à l’amour de la famille et de la patrie. Mais l’amour des
hommes, le goût pur et sincère des amitiés électives hors de toute ins-
titution sociale n’est pas seulement une affirmation de la raison étran-
gère à l’instinct. Elle a sa source dans l’instinct le plus profond de no-
tre nature, dans cet instinct de la vie qui rayonne et qui s’épanche et
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 57
*
Psaume 18-27 : « Tu es pur avec celui qui est pur, mais avec le
pervers, tu agis selon sa perversité ».
*
L’ange gardien, c’est Dieu individualisé en nous.
*
Le plus grand ressort dramatique est un crime accompli par un sen-
timent vertueux (Brutus) ou profondément humain (Othello). Les cri-
mes de l’égoïsme et de l’ambition n’ont pas d’intérêt.
*
On sent une joie vive le matin quand on s’ouvre naïvement à la vie.
Malheur à celui qui a de l’amertume [80] en s’éveillant. Le soir est
pris par une agitation sociale ou par la subtilité intellectuelle.
*
Âge scientifique et ennuyeux où la guerre même est laborieuse et
traînante.
*
Dans l’évolution de la religion, tout est devenu par degrés spirituel
et intérieur.
Psaume 51-18 : « L’holocauste ne t’est point agréable. » 19 : « Les
sacrifices de Dieu sont l’esprit froissé : ô Dieu ! tu ne méprises point
le cœur froissé et brisé. »
*
Il faut que la discussion soit un moyen d’éprouver ses idées et non
pas de les défendre.
*
Isolement et sociabilité. Il n’y a pas d’être qui nous soit si opposé
que nous ne puissions trouver un biais pour vivre avec lui sur le pied
d’une sympathie intime et profonde si les circonstances nous y for-
cent. Nous nous enfermons dans un isolement orgueilleux, notre âme
ne s’ouvre pas à l’amitié, nous demeurons timides et boudeurs et notre
impuissance nous donne du mépris lorsque nous remettons à plus tard
des relations humaines plus intimes et plus ardentes. Nous ne devons
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 59
rien remettre ainsi à plus tard, et il n’y a pas d’être dans lequel nous ne
puissions trouver ou faire naître les [81] sentiments les meilleurs et les
plus lumineux qui puissent apparaître dans la nature de l’homme.
*
Il est très mauvais de dénigrer les faiblesses de l’homme. Mais il
est excellent de toujours pénétrer jusque là. Et il faut avoir l’esprit as-
sez solide pour ne pas s’abandonner à y compatir.
*
Je commence à regarder de nouveau les hommes en face avec une
pénétration bienveillante après m’être pendant longtemps détourné
d’eux.
*
Le sceptique est souvent très intelligent, mais presque toujours
sans profondeur : dans tous les cas il manque de force.
*
Je crains que ma vie de famille ne se ressente de ce que pendant
cette grande guerre j’ai vécu solitaire.
*
Il faut apprendre à connaître ses faiblesses et vivre avec elles avec
sincérité, faute de quoi on en souffre et la préoccupation que l’on
éprouve nous fait sentir que nous sommes impuissants avant de nous
le rendre.
[82]
*
Il est tout à fait faux de dire que celui qui imagine qu’il est heureux
l’est en effet, que celui qui imagine qu’il est malheureux est en effet
misérable.
Il y a bien un bonheur et un malheur de l’imagination, mais qu’il
faut distinguer avec soin du véritable.
*
Un honnête homme n’appartient jamais à une classe sociale.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 60
[84]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 61
[85]
EN CAPTIVITÉ
VARIA II
*
Le but de la sagesse n’est pas l’unité de la vie, qui est obtenue par
des artifices de l’entendement. Il est plutôt dans cette sincérité de tous
les instants, à laquelle l’opinion, — en se mêlant, — mêle des contra-
dictions, et qui n’offrirait une unité aisée, lumineuse et parfaite que si
elle était réalisée partout.
*
Aller vers le Midi. Les Méridionaux ne sont les plus désagréables
des hommes que parce qu’ils font voir aussi les parties médiocres de
leur nature. De sorte qu’on trouve chez eux l’élite la plus fine et
l’indiscrétion la plus grossière. Mais c’est la plus haute des qualités
qui domine chez eux tous les défauts et toutes les vertus : c’est la lu-
mière. Elle s’exprime par l’élan, l’intensité de la conscience,
l’épanchement et la subtilité.
*
J’appliquerai la dialectique aux genres, aux sens, aux éléments.
[87]
*
La fonction du temps est de faire participer le fini à l’infinité ;
exemple : sur la terre qui est finie, il y a un nombre fini d’êtres vivants
ou d’hommes, mais ce nombre devient infini dans l’infinité du temps.
*
Quand nous disons « un Russe », c’est un peu comme quand un
ancien disait « un Scythe ».
*
Il y a une pudeur à rien entreprendre, comme si tout geste que nous
pouvons faire risquait de troubler notre destinée.
*
Observer les autres, ce n’est pas seulement une vaine curiosité ;
c’est aussi un moyen de se connaître et l’Être. Et on ne peut pas
connaître intérieurement sans aviver sa propre vie et participer à la vie
du tout. Connaître, c’est agir, mais à condition qu’il s’agisse d’une
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 63
abouti à un culte des saints avec des attributions spéciales qui rappelle
l’ancien Panthéon — Italie —.]
*
La finesse, la grâce spirituelle des cheveux blonds, des cheveux
d’or.
*
Choisir entre l’ensevelissement et la crémation. Dans la crémation,
il y a sans doute un dégoût de la chair et de la pourriture, mais le désir
aussi d’affiner et d’épurer la matière, puisqu’il n’y a qu’elle qui sub-
siste. Dans l’ensevelissement, le respect de la matière est plus grand,
comme si on n’avait plus le droit d’y toucher, comme si l’esprit pou-
vait encore s’y joindre. Malgré les apparences, il y a plus de pudeur,
de délicatesse et de spiritualité. La mort y demeure horrible, mais tra-
gique aussi, innocente, à peine déprise de la vie, anxieuse et sacrée.
[90]
*
Parler et écrire
Chez l’artiste il y a toujours de l’artisan et les mœurs et l’esprit de
l’artisan (peintre, sculpteur, écrivain). Il est technicien et son but est
dans la matière. Il participe de l’esprit, mais de l’esprit du démiurge.
Sa vie est temporelle et il est vain.
Il vaut mieux parler qu’écrire. Mais il faut éviter l’art et les œuvres
de la parole.
Il en est ainsi de la dialectique.
Il ne peut en être ainsi de l’esprit pur, mais quand au lieu de se dis-
tinguer de la vie, il la fait. [Mais l’écrivain converse avec lui-même,
contemple et prie.] [C’est une prétention absurde de vouloir que les
arts soient indépendants. Astreints à la matière, ils ont leur fondement
dans l’utilité et doivent fournir un salaire aux besoins du corps.]
*
Il ne faut pas s’étonner si les grands artistes sont si fort au-dessous
de leurs chefs-d’œuvre. Car ceux-ci sont le produit du génie de leur
conception, de l’habileté de leurs mains et de l’imagination puissante
de leurs admirateurs.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 65
*
Le cynisme est la vanité de notre honte.
[91]
*
Dans l’intemporel, l’éternel, viennent se réunir les 2 conceptions
opposées de la divinité :
1. création libre, arbitraire, volontaire, initiale, totale ;
2. rationalité — soumission à un destin, à l’ordre du monde, à la
raison, — voies les plus simples.
*
On ne peut être tolérant que si dans les contradictions qui règnent
entre les hommes on ne voit rien de plus que les contradictions de no-
tre propre nature et si dans les unes et les autres on cherche seulement
à retrouver les rayons brisés de l’éternelle vérité.
*
C’est rendre honneur à la vérité que l’on possède d’admettre
qu’elle exclut toutes les autres, mais c’est rendre honneur à l’infinité
que de croire que toutes les vérités en apparence opposées s’y rejoi-
gnent.
Opposition du fini et de l’infini. Et que dans le fini, la portion
d’infini qui y est représentée élève le fini même jusqu’à l’infini.
La vérité des autres est toujours objective et sans vie. La nôtre est
brûlante, profonde et issue du cœur même des choses en tant que notre
être y tient.
[92]
*
L’affection est très exigeante : hors de l’indifférence, il n’y a que
la jalousie de tout ce qui n’est pas rapporté à notre moi ou aux objets
auxquels notre moi est attaché.
Ainsi notre affection tyrannise toujours ce que l’on aime et l’on
n’aime que ses sujets ou ses victimes.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 66
Vivre seul, j’ai toujours vécu seul, peut-on cesser de vivre seul ? Et
quand on est le plus seul, on ne connaît pas toujours sa solitude. Et
celui qui cesse de vivre seul se perd, quand il faudrait qu’il se trouve.
*
Faut-il raconter des sentiments ou des histoires qui font du cha-
grin ? Sous prétexte de sincérité, on risque de passer à un jeu cruel.
Mais tout vaut mieux que l’indifférence, bien qu’elle puisse produire
un bonheur tranquille, l’amabilité et une affection égale et qu’il sem-
ble sage de trouver suffisante.
*
Jalousie de ne pas avoir ce qu’on ne désire pas.
*
L’amour est fait de complaisances et produit une imbécillité qui
n’est pas sans volupté.
[93]
*
C’est celui qui aime le plus qui a le plus d’humilité.
*
Sur des plans différents plutôt qu’étagés, chaque individu est une
réalisation complète de l’idée de l’homme, de telle sorte que ce n’est
pas un simple jeu de trouver entre deux êtres très distincts une infinité
de correspondances très délicates.
— C’est le meilleur remède de la vanité. Et il n’y aura pas pour ce-
la d’égalité, puisqu’il ne peut pas y avoir d’inégalité.
— La question est de savoir comment ces plans se spécifient. Et
l’individu participe à chaque plan avec plus ou moins d’abondance.
— Mais étant complet et un, il reflète l’univers entier non relati-
vement, mais pleinement et absolument. Il suffit de trouver par quel
biais.
Chaque individu étant limité, la limitation s’exprime aussi dans
chaque être diversement mais complètement.
Ce sont tous ces chiffons de réflexion par où je vis hors du temps ;
et pourtant elles sont psychologiques et temporelles dans leur objet.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 67
Il est plus noble et plus sûr de fonder l’harmonie de deux êtres sur
ce qu’ils deviennent par leur union que sur ce qu’ils étaient avant de
s’unir (contre l’élue qui exprime une conception statique de l’amour.
Il est création, il n’est pas une donnée que l’on rencontre).
Dans le mariage, la réflexion doit porter sur des possibilités et non
sur des réalités. En quel sens l’idée de l’enfant entraînait aussi vers
l’avenir.
[97]
*
Les femmes aiment souvent le plus les hommes dont la grandeur
est le plus hors de l’amour. [Il faut qu’il s’agisse d’un ordre de gran-
deurs plus grand qu’un grand amour.]
*
Bien qu’il soit toujours de l’essence de l’amour d’être unique, un
grand cœur peut toujours en recevoir trois ou quatre d’espèce différen-
te.
*
Épreuve
C’est une façon d’assouplir et d’épurer les sentiments que l’on
éprouve de les exprimer tels qu’ils sont, sans les retenir, les grossir ou
les altérer. [Nulle technique, nulle habileté, — même la plus délibérée
et la plus sincère, — ne vaut le premier mouvement.
Retourner à ces premiers mouvements, c’est nous rapprocher de
Dieu qui est la source de toutes choses.]
*
Le consentement mutuel à l’amour ne produira le bonheur que s’il
paraît en même temps aisé et nécessaire. (La nécessité au lieu de nous
forcer doit se confondre avec le naturel.)
[Jusqu’à ce consentement, toutes les pudeurs ; dès lors, aucune.]
[98]
*
Le naturel n’est que le consentement aisé à la nécessité.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 70
*
Une activité éclairée, sûre de soi, tendue dans la même direction.
Se préserver également de l’oisiveté et de l’agitation.
La forme d’activité que l’on adopte, à condition qu’elle ne contras-
te pas grossièrement avec notre nature, est toujours suffisante, puis-
qu’il ne faut pas accorder trop d’importance à la matière même où
nous coulons la vie spirituelle (cf. symbolisme : le symbole peut dans
une certaine mesure être quelconque), mais à cette vie même.
*
Les goûts les plus fins, les vues les plus délicates s’éclairent et se
perfectionnent encore dans la conversation. Mais les plus grands sen-
timents perdent de leur force, de leur sincérité et même de leur valeur
dès qu’ils sont confiés.
C’est que dans le premier cas on a affaire à une réalité matérielle
extérieure et sociale et dans l’autre à ce qui est intérieur et divin (qui
est ineffable et s’affaiblit en descendant dans la matière et dans
l’expression).
[99]
*
Les confidences sont très dures à entendre pour l’amitié parce
qu’elles prouvent que votre ami a hors de vous et, en tout cas, hors de
votre amitié, un intérêt important et quelquefois le plus important de
sa vie.
Les confidences sont la mort de l’amitié. Ce n’est pas de les faire,
c’est d’avoir à en faire. Et il serait pire de les garder.
Rien ne peut convenir à l’amitié que des confidences telles qu’au
lieu d’être propres à chacun elles expriment ce qu’il y a de commun à
tous les deux, qu’elles soient sues d’avance et puissent être exprimées
pour la première fois par l’un ou l’autre indifféremment.
*
Il faut s’enfermer dans la solitude : elle n’attriste que quand on a le
désir ou la peur d’en sortir ; il faut éviter la préoccupation qu’elle
donne, soit qu’on l’attende, soit qu’on la vienne troubler. La solitude
peut être gardée au milieu même de la multitude. Il ne faut donner aux
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 71
autres que ce qui peut convenir avec elle : nous ne leur offrons qu’un
visage renfrogné et un maintien impatient si nous opposons la solitude
à la société. Mais c’est la société qui réalise les meilleures pensées de
la solitude. Et c’est sans effort que nous passons de l’une à l’autre si
notre âme reste constamment sincère et vive. Nous ignorons alors la
contrainte, l’ennui et toutes les grimaces. Le peu que nous donnons
vaut mieux que la tension par laquelle nous retenons, en faisant mine
d’obliger. Et dans les meilleures relations [100] que nous avons avec
d’autres, notre solitude se poursuit, s’épanouit et s’achève. Aussi bien,
de deux on n’est plus qu’un et chacun élevé au-dessus de son indivi-
dualité atteint l’Être universel.
[L’unité de deux êtres dans l’amour est l’abolition de
l’individualité au sein de l’être individuel lui-même.
(Le subjectif s’identifie sans disparaître avec l’objectif, par suite se
réalise, en même temps qu’il vivifie l’objet. Il atteint Dieu dans un
objet particulier.)]
*
Il y a 3 degrés : il y a l’Être matériel — l’objet — la matière —
l’espace — le distinct — le passé. Il y a la vie par laquelle la pensée
descend dans la matière et la pousse vers l’avant. Il y a la Pensée qui
seule est activité pure et présent éternel et qui est le principe de la vie
par le mouvement qu’elle donne dans le temps aux êtres finis, et de la
matière par le poids mort qu’elle oblige la vie à traîner derrière elle,
c’est-à-dire par le passé.
Cependant toute forme d’existence est présente ; le poids du passé,
c’est mon corps actuel, ma vie, c’est mon élan actuel et ma pensée,
c’est cette lumière qui retient dans le présent le passé par la mémoire
et anticipe l’avenir par le Désir.
*
Mémoire spontanée et effort de mémoire
cf. désir et volonté
[101]
L’effort de mémoire et la volonté manquent souvent leur but ; c’est
l’expression de notre individualité et dans ce qu’elle a de fini et
d’imparfait.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 72
[103]
EN CAPTIVITÉ
VARIA III
*
Affirmation, tension.
*
Ce qui fait l’opposition des hommes à la vérité, c’est qu’avant de
la posséder ils ne la cherchent pas, ils ne la veulent pas, ils ne
l’estiment pas et, dans une certaine mesure, ils craignent de la trouver.
Celui qui aime la vérité, celui pour qui la vérité est la première de tou-
tes les valeurs la possède déjà, alors qu’il croit seulement qu’il la
cherche. Et c’est ce goût de la vérité qui caractérise le sérieux de
l’esprit, ou même seulement l’esprit.
[108]
*
Le renoncement aux désirs de la matière et de la chair s’exprime
bien si l’on veut vivre avec les pauvres, partager leur vie ou vivre
comme eux. Et c’est l’esprit de pauvreté qu’il faut avoir et non l’esprit
de charité.
Un faux-fuyant élégant, c’est de dire que l’on peut vivre dans les
richesses avec l’esprit de pauvreté. Cela n’est pas vrai. On garde tou-
jours le même attachement, mais on s’excuse en niant qu’on le possè-
de. Et pour celui qui se tranquillise par la connaissance de son indiffé-
rence véritable à l’égard des biens dont il jouit, il ne peut faire qu’il ne
souffre ou qu’il ne soit heureux de les avoir. Sa situation n’a ni nette-
té, ni harmonie, ni sûreté.
*
Il n’y a de véritable grandeur que dans l’intelligence. Mais quel
nœud des misères humaines que la sensibilité des hommes les plus
grands.
*
Le bon propos. — C’est une manière d’excuser une faute que de se
promettre de vivre bien à dater du lendemain du jour où on l’a com-
mise.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 78
Dans le danger, les images qui s’offrent à nous sont très nettes,
mais sans liens (ce qu’il y a dans la liaison et dans la durée d’irréalité,
d’effort vers une unité subjective de notre vie).
*
Le désir nous attache à des biens qu’il ne dépend pas de nous de
posséder et qui ne peuvent pas supprimer le désir quand on les possè-
de. La jouissance est obscure comme le désir. C’est le désir qui est la
vie ; il subsiste dans la jouissance et lui donne le mouvement ; il renaît
et parfois change d’objet après la jouissance. L’homme désire le désir
plus que la satisfaction. La satisfaction tendrait à nous faire oublier le
désir — ou la vie même. [111] Elle marque un ralentissement de la
vie, qui s’attarde, reflue vers le passé, se repasse et se lèche elle-
même. Mais le désir nous rend misérable parce qu’il est l’effet de no-
tre imperfection et qu’il promet plus qu’il ne donne une fois comblé.
Obscurité et insécurité à la fois dans l’attrait qui nous pousse et dans
l’objet vers lequel il nous pousse.
Il nous faut un bien éternel ; et il ne peut être atteint que dans le
présent, hors des désirs et du flux du devenir, hors de tous les objets
finis et des mouvements hésitants de la chair.
*
Sur la liberté (d’indifférence)
La liberté n’aurait de sens que si tous les objets de l’activité se
trouvaient à égalité sur le même terrain. Le bien spirituel est l’objet de
l’intelligence et nous attire à proportion de nos lumières ou — dans le
langage du temps — dans les époques éclairées de notre vie ; mais il
ne sollicite pas seulement, il enchaîne l’intelligence pure. Il est
l’intelligence même fixée et prise comme un objet. De même les biens
sensibles attirent inévitablement la faculté de désirer et l’individu tout
entier à proportion de la prépondérance de la chair dans sa nature.
L’individu sensible suit en désirant ses propres lois ; mais il ne peut
apercevoir par l’intelligence son propre désir sans voir son imperfec-
tion et ses limites, sans se renoncer lui-même avec une aisance tran-
quille et sûre de soi.
Ainsi il n’y a pas un individu abstrait qui aurait à choisir entre des
voies opposées. Il y a un individu [112] sensible qui suit nécessaire-
ment la voie du désir jusqu’à ce que la grâce agisse en lui, substitue
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 80
aux désirs temporels des joies éternelles et éclaire les actions et les
sentiments charnels d’une lumière dorée. La chair n’est pas abolie,
elle est devenue radieuse.
Ni dans l’une ni dans l’autre de ces formes d’action l’individu
n’est libre. Il agit toujours conformément aux lois de sa nature spiri-
tuelle et charnelle. Mais la nécessité spirituelle, c’est la liberté. Et
c’est pour cela aussi que le passage d’une vie à l’autre, le renouvelle-
ment, la conversion, la purification sont un acte de liberté.
En un sens l’effort paraît négatif ; il suffit de s’affranchir de la
chair, mais rien de plus positif, puisque l’être ne peut être aboli, qu’il
ne peut abolir que ses propres limites. Celui qui se renonce ne perd
rien, il pousse son être jusqu’à l’infini.
*
Celui qui se borne à regarder et qui n’est ni créateur ni sérieux
croit par l’ironie rattraper l’intelligence. Celui qui est à la fois sérieux
et créateur n’a pas d’ironie ; mais il a cette bonne joie d’une intelli-
gence amoureuse, où l’individu qui connaît sa misère montre pour elle
un mépris plein de tendresse.
*
Le sentiment n’est pas toujours le frisson de la chair ; il est aussi
l’éclat doré de la lumière. [La chaleur obscure — la chaleur de la lu-
mière — la chair — éclairée, réchauffée, dorée, transfigurée par la
lumière.]
[113]
*
La notion d’individualité est abstraite (un point irréel + unité, sim-
plicité négatives comme le point). La liberté est aussi abstraite et n’a
de sens qu’en fonction d’une telle individualité irréelle et simple qui
pourrait choisir entre des déterminations auxquelles elle resterait
étrangère.
*
Ce sont ceux qui ne sont pas très sûrs de leur valeur intérieure qui
s’intéressent tant à l’aspect de leur visage et à l’attitude de leur corps.
Mais toute beauté est animée et vient du dedans, et l’on manque ce
que l’on cherche précisément en le cherchant.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 81
*
À un certain degré du développement intérieur, le contact avec soi
ou avec ses propres écrits est plus instructif que l’étude, que les lectu-
res étrangères les plus nobles, que la conversation même de l’amitié.
*
C’est en général le privilège des faibles de vouloir en toutes choses
user leurs forces jusqu’au bout.
[114]
*
Ce qui fait la pureté et la perfection de l’amitié, c’est que l’ami soit
la conscience intellectuelle de son ami.
*
Ce qui est mauvais dans la guerre, c’est l’état de menace où elle
nous met. La menace nous rejette vers les préoccupations de la matiè-
re, elle nous porte vers un avenir plein d’indétermination et
d’insécurité ; elle ne laisse à l’esprit ni liberté ni fixité ; c’est comme
s’il allait subir sans la comprendre l’oppression des forces inférieures.
Il y a une sorte d’angoisse corporelle qui attire l’esprit et le paralyse.
[Là où la liberté agissante de l’esprit n’a plus place, ayons du moins
l’immobilité et la fixité tranquille des choses.]
*
Le corps est bien le temple de l’âme ; mais on y adore un Dieu qui
ne contient pas dans ce temple ; et ce Dieu est l’esprit.
*
Il y a une eau de l’esprit qui le purifie comme l’eau purifie le
corps.
[115]
*
L’impatience est un frémissement du sujet fini qui ne peut acquérir
ni la tranquillité morte des choses ni le consentement lumineux d’un
être intelligent.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 82
L’opinion sur les choses a fini par avoir pour nous plus
d’importance que les choses mêmes de telle sorte qu’on ne regarde
plus la réalité telle qu’elle est d’un œil clair et sans taie.
*
Ne pas avoir à l’égard des hommes une indifférence hostile et po-
lie.
*
Les actes de l’esprit doivent bien se figurer dans des images maté-
rielles ; mais comme ces images doivent entrer dans la sensibilité, no-
tre conscience trouve en soi le principe et l’effet, la création et la créa-
ture. Entre les deux le sentiment est comme un médiateur.
*
Le péché originel, c’est l’idée de finitude exprimée dans la langue
du temps.
[119]
*
Le progrès moral est de l’ordre du temps et par conséquent il est
indéfini : il est matériel et sensible. Mais il y a une perfection morale
qui est ou qui n’est pas, qui ne peut pas être dépassée. C’est notre atti-
tude intellectuelle présente que l’on considère souvent comme une
intention parce qu’elle est acte, intériorité, invisibilité, mais que l’on
ne peut pas regarder comme un effort ni une bonne volonté (ce qui est
de l’ordre temporel).
*
Il y a une certaine précipitation de la vie sensible qui est tout à fait
en opposition avec le loisir et la pénétration de l’intelligence.
*
Être mécontent d’être ce que l’on est, c’est être mécontent d’être,
car la substance emporte la qualité.
*
Il y a une vision des choses qui est si aiguë qu’elle fait mal. Mais il
faut que ce soit notre âme qui s’efforce et non pas notre esprit qui se
laisse éclairer.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 85
*
Le mépris vaut toujours mieux que la jalousie.
[120]
*
Dieu ne peut communiquer avec les créatures (et réciproquement)
que par ce qu’il y a de commun entre lui et elles.
*
Il ne faut pas craindre de mourir, mais de ne jamais commencer de
vivre. Et c’est pour cela qu’en un moment toute une vie peut être rat-
trapée.
*
Il faut sans doute s’abstenir de la volupté pour la bien connaître et
pour l’aimer. Il faut pourtant n’être point aiguillonné par le désir.
Mais le sentiment n’a toute sa nouveauté et toute sa lumière que
quand on est à distance égale entre la satiété et le désir.
*
Il y a une joie qui est un tumulte pénible du corps et une joie tran-
quille et aiguë qui n’est rien de plus que la vie même de l’esprit.
*
Il ne faut pas chercher à voir, il faut voir.
*
La volupté produit selon l’usage qu’on en fait un abêtissement et
une prostration ou une vivacité égale [121] et sans trouble qui donne à
l’esprit plus de lumière, plus de délicatesse et une harmonie plus tran-
quille.
*
Craignez le trouble du désir. La volupté est tout le contraire. Et il
faut en jouir avant que le désir nous trouble. Si l’on s’est laissé domi-
ner par le désir, la satisfaction sera furieuse, mais sans volupté, et l’on
sera ensuite abattu au lieu d’être radieux.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 86
même temps que son idée (c’est [126] ce que l’on nomme l’argument
ontologique — c’est ce qu’il faut nommer une perception).
*
Il y a une clarté trop limpide du regard qui ne va qu’avec la mala-
die et la mort.
*
Le déterminisme est la loi de la matière et non de l’esprit. L’esprit
est mouvement et liberté. Un demi-déterminisme subsiste (unilatéral
et figuratif) dans les rapports de l’esprit et du corps (psychophysiolo-
gie). [Il n’y a pas de faits psychiques (refonte de la psychologie sur
cette idée). Et le déterminisme psychique commence par considérer
tous les actes comme des faits.]
*
On ne peut pas souffrir de la destinée si on pense qu’au lieu
d’opposer une barrière à notre individualité, c’est elle qui la dévelop-
pe.
*
La nuit des sens. — C’est par la lumière que l’on voit. Mais l’on ne
voit que les ombres. Nous vivons dans la lumière. Mais les choses et
le monde sont des ombres.
*
Le jour on voit les ombres et la nuit les clartés.
[127]
*
Il y a un égoïsme brutal et un égoïsme bienveillant ; et dans celui-
ci il reste toujours un air cafard qui pue.
*
« Les choses que vous ne pouvez garder longtemps. — Quittez-les
avant qu’elles vous quittent, afin que la mort ne trouve rien en vous
qu’elle puisse détruire. »
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 90
[129]
*
Il y a une indifférence à l’égard des injures qui n’est pas une mar-
que d’aveuglement ou de dureté, mais une absence de ressentiment
égoïste, une bienheureuse simplicité et pureté du cœur, une largeur
égale de la pensée.
*
Il ne faut pas être préoccupé par les ennemis de notre pensée, il
faut les ignorer, il ne faut ni les contredire ni les convertir.
*
Les soucis patriotiques et nationaux correspondent à une sorte de
recherche de Dieu dans la matière.
*
Il y a des gens qui considèrent la pensée même comme une chose
dont il faut juger par son aspect.
*
« Je joins la paresse à l’envie parce que l’une et l’autre nous por-
tent à la tristesse. Celle-ci s’afflige sur le bonheur d’autrui, celle-là est
insensible au sien propre. »
[130]
*
L’Écriture ne doit fixer que l’éternel ; c’est sa dignité ; elle le fixe
dans le devenir et ainsi elle permet miraculeusement au devenir de
participer à l’éternel selon le gré de la volonté.
*
La fin de l’intelligence, c’est la connaissance, mais la vie de
l’intelligence, c’est l’amour.
*
La haine « est le vice des hommes paresseux et timides qui se lais-
sent aisément aller aux soupçons et qui sont toujours tourmentés de la
crainte de perdre ».
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 92
Que Dieu connaisse tout ce que l’on pense se vérifie en ce que no-
tre intelligence connaît tout ce que nous pensons.
*
On ne pourrait haïr que le néant, qui n’a pas d’existence.
*
Que l’intelligence soit une lumière, c’est ce qui a donné occasion à
la considérer comme le lieu des images sensibles ou des idées innées ;
qu’elle soit une activité [131] lumineuse, c’est ce qui a donné occa-
sion de faire dépendre de la volonté l’intellection proprement dite (ju-
gement inséparable de la conscience).
Mais nous ne faisons pas les concessions que font aux empiristes
ceux qui veulent que cette activité soit synthétique.
*
La solitude humaine est une image de la solitude de Dieu. Et bien
que nous ne soyons pas faits pour elle, il faut qu’elle nous paraisse le
plus grand de tous nos états. Et de fait dans la solitude l’homme
n’imite pas Dieu, mais se rattache à lui seul. C’est le plus saint de tous
les liens.
*
Il n’y a pas de vertu qui ne devienne un vice si par elle seule on
veut embrasser toute la vie morale.
*
Il ne faut pas réfléchir, il faut penser ; il ne faut pas se tendre, mais
vivre ; il ne faut pas s’élancer, mais avancer.
*
Il y a dans la mort une sorte de dénoûment de l’égoïsme qui doit
être un acte d’adoration.
[132]
*
Progrès du judaïsme au christianisme, de l’holocauste extérieur au
sacrifice de soi. [(Vers l’intériorité). (De l’orgueil à l’humilité).]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 93
sente aussitôt son caractère fini. Notre nature au contraire (prise inté-
rieurement) témoigne de la réalité sans bornes, absolue et parfaite à
laquelle tout être participe. Et nous sentons nos limites quand nous
nous considérons comme des choses, au contraire nous donnons aux
autres hommes notre sympathie confiante et le meilleur de notre vie
aussitôt que [134] notre vue va jusqu’à ce qu’il y a en eux de plus in-
térieur. Mais il y a des hommes qui n’ont pas le goût de l’intériorité et
chez qui la communion humaine ne trouve pas à se prendre. Et ce sont
les mêmes qui, quand ils admirent un autre, ne voient pas Dieu en lui,
mais une grande chose.
*
Il y a une sympathie délicate, mais qui demande et offre peu, et la
réserve qui l’accompagne témoigne d’une crainte de se convertir en
hostilité découverte.
*
Pour oser beaucoup, il faut pouvoir beaucoup.
*
Des devoirs qui dégoûtent, guerre, politique.
*
Contre les retours en arrière, la réflexion, tout ce qui arrête les
premiers mouvements, la spontanéité et la simplicité de l’élan naturel
de la pensée. Fécondité et simplicité. Ne pas s’embarrasser dans des
difficultés qui viennent toujours du dehors, de l’apparence, de
l’extérieur, du social, du verbal.
[135]
*
Il n’a rien été donné de plus à l’homme qu’une âme comme à
l’animal. Mais il est toujours possible à l’homme de s’élever à la vie
de l’esprit par une grâce.
*
Nous avons une certaine volupté à voir les mécomptes d’autrui.
C’est la rançon de notre individualité. Mais il ne faut pas s’attarder
dans la méchanceté, ajouter à la méchanceté de la nature celle de la
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 95
volonté. La vie divine nous porte à l’universel et lave toutes les souil-
lures du corps.
*
Le danger du sérieux de la pensée, c’est qu’on finit par s’apprendre
soi-même, par s’enfermer dans des formules dogmatiques et une cer-
taine solennité d’attitude et de paroles, où l’on garde en soi une aveu-
gle confiance malgré l’absence de la pensée ; le danger, c’est de deve-
nir un vieux c...
*
La plupart des hommes voient bien plusieurs aspects de la vérité,
mais leur conduite n’a pas de fixité parce qu’ils ne savent pas les or-
donner et les hiérarchiser.
[136]
*
Ne pas s’élever au-dessus des sens, c’est subir dans toute sa vie le
poids de la nécessité. La vie spirituelle nous en délivre, non pas en la
brisant, mais parce qu’en l’éclairant elle fait que notre volonté vient la
rejoindre. Légèreté sans entraves de la vie spirituelle.
*
La nature est une grande puissance qui n’a pas d’entrailles, qui
froisse et qui brise les existences individuelles. Mais l’homme n’est
pas seulement une partie de la nature, il n’en est pas seulement
l’esclave ; il la domine parce qu’il participe au principe qui l’anime.
La nature exprime seulement notre passivité et nos limites. Et sa gran-
deur même manifeste notre faiblesse. [On ne divinise la nature que par
un fétichisme matériel.]
*
Le pessimisme et la mort libératrice, voilà bien de l’attachement
pour les sens.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 96
[137]
EN CAPTIVITÉ
VARIA IV
L’amour est un désir qui n’est pas rempli, un équilibre qui n’est
pas trouvé, notre jeunesse gonflée qui n’est pas éclose.
*
Ils sont heureux ceux qui se sont trouvés eux-mêmes et tous les
deux après l’âge de l’amour, ceux que l’amour a épargnés. Une jeu-
nesse claire et virile les gardera toute leur vie.
Ceux que l’amour a touchés resteront jusqu’à la mort de tendres
enfants qui balbutient. Et si l’amour les quitte, ils ne se relèveront
plus ; la vie ne peut plus leur offrir que le vide, l’ennui ou le déses-
poir.
Je ne parle que de l’amour véritable, de celui qui est saint, de celui
de l’homme jeune. Car l’amour peut devenir aussi la grande affaire de
l’adulte. Mais c’est la vie qui perd son axe, l’intelligence devient
l’esclave du désir et le désir monte aussitôt au paroxysme ; il nous ôte
la lumière, la dignité, la grandeur, la conscience, la liberté.
[138]
Le véritable amour commence avec la tendresse et s’y résout, il la
hausse jusqu’à la personnifier. La passion sèche les sources de la ten-
dresse ; elle ne connaît que l’enfer de la crise et le néant de l’abandon.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 97
Le désir est mauvais parce qu’il est une préoccupation et ainsi il al-
tère le jugement. Il faut être pleinement désintéressé pour garder la
clarté et l’acuité de l’intelligence. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut
pas goûter le plaisir quand il s’offre, mais il faut que ce plaisir soit
donné avec le désir au lieu d’être convoité depuis longtemps ou d’être
le terme d’un effort. Il faut que ce soit un plaisir sans désir ou que le
désir naisse et [143] soit satisfait dans le même temps, qu’il aiguise le
plaisir et le renouvelle, comme le plaisir le nourrit et le comble.
*
La nuit obscure des sens et de l’esprit de Jean de la Croix (purifica-
tion), c’est le Rêve sensible. Il faut que l’univers m’apparaisse
d’abord comme un rêve (et cela est plus vrai et plus humain que le
doute cartésien). Lorsqu’on sera remonté jusqu’aux principes, on
pourra redonner à ces images la réalité qui leur appartient.
*
Quand on fait une chose avec effort, on a moins de mérite parce
qu’il n’y a pas dans l’âme cette inclination essentielle de toutes ses
puissances vers le Bien. Il y a division, partage, abstraction. L’effort
est pénible et appartient à la matière.
*
Ce qu’il y a d’impie dans l’idée qu’après l’épreuve doit venir le re-
pos.
*
Les choses spirituelles sont exposées à être niées et contestées dès
qu’on les confond avec leurs images matérielles, — ou qu’on les
alourdit par elles. La vie spirituelle paraît souvent vide et sans objet
parce qu’on s’est détaché des choses matérielles au lieu de les illumi-
ner par elle. Se défier de l’esprit pur, dans notre [144] condition hu-
maine. Agir la matière (et la penser) au lieu de la subir.
*
Trois degrés : la volupté pour elle-même (jouissance et art), la vo-
lupté image de la Lumière et pénétrée par la lumière, la volupté étein-
te (joie spirituelle).
Nulle part, il n’y a conflit entre la volupté et l’esprit.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 101
*
Étudier le rapport de l’amitié et de l’Écriture. Par l’Écriture la véri-
té se fixe et par l’amitié elle se réalise. Dans l’amitié il y a le Verbe et
une communication plus subtile que le Verbe.
*
D’être avec les hommes, et même avec un, n’est-ce pas cesser
d’être avec Dieu ? Il y a aussi un goût de solitude chez les égoïstes
intellectuels, chez ceux qui s’attachent à leur pensée comme on
s’attache à un objet matériel.
*
Si la vérité est extérieure à l’individu, il faut une grande autorité
spirituelle, et l’Académie ne remplace pas l’Église.
[145]
*
Les plus grandes puissances sont spirituelles. Mais l’activité de
l’esprit s’alourdit si ces puissances sont la fin que nous poursuivons.
*
Une chose ne se distingue de son explication que quand elle est
non spirituelle. Dans le monde de l’esprit, il y a identité entre voir ou
vivre ou revivre, et comprendre ou expliquer.
*
Amour et amitié montrent comment tout homme, bien qu’il consi-
dère le monde comme un spectacle et les êtres comme des choses, y
distingue cependant une ou deux créatures privilégiées par lesquelles
il renonce l’égoïsme et la chair et fait l’expérience de l’identité spiri-
tuelle, de l’absence de frontières dans le monde des actes.
*
Individuation : les frontières viennent de la matière, mais
l’individualité est toute positive et vient de l’esprit (unité, moi).
*
Profondeur. — Quelle que soit la douceur du fruit, il y a toujours
de l’amertume dans le noyau.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 102
[146]
*
Il arrive presque toujours qu’un ouvrage vaut mieux que son au-
teur, et c’est un bien bon signe quand il vaut moins.
*
Dans toute œuvre d’art, la matière doit être stylisée — (décoration)
— ne pas jouer la vie. — Art habile et joli. La réalité doit être spiri-
tuelle, non spiritualisée (ce qui indiquerait une objectivation absurde).
*
Il y a toujours quelque chose d’artificiel, de tendu et de faux dans
la réponse à la question : qu’est-ce qu’on doit faire ? Mais quand on
connaît directement par intuition la nature des choses, ou des êtres,
l’usage à en faire, la conduite à tenir à leur égard dans tel cas détermi-
né apparaît aussitôt en dehors de toute règle.
*
Combattre les philosophies du renoncement, puisqu’il faut aussi
que toute notre vie corporelle soit remplie. Agir conformément à la
nature, cela ne peut être réalisé que par des moyens matériels en
s’appuyant d’abord sur l’instinct, ensuite avec plus de méfiance sur
une technique élaborée par l’entendement.
— La subordination ou beaucoup mieux l’égalité (puisque tout res-
te ce qu’il est, à son degré) qui indique qu’il n’y a rien d’inférieur ni
qui ne doive être rempli.
[147]
*
Se poser une question en termes intelligibles, c’est déjà l’avoir ré-
solue.
*
Il y a une façon si fruste de saisir la vérité que c’est comme si elle
perdait la pointe qui la fait être. Car elle est un acte, — individuel et
sans recommencement, mais éternel, — elle n’est pas une chose morte
et qui varie, commune à tous les yeux et qu’on ne saisit que par à-peu-
près.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 103
*
Idée centrale. — Faire descendre l’éternité dans le temps, nous en
donner dans le présent la conscience et le goût.
*
L’intuition n’est pas un échec de la raison, elle montre que nous
baignons dans la vérité. C’est la raison qui est le bâton de notre aveu-
glement.
*
La difficulté que l’on rencontre à réaliser l’infini de l’espace, du
temps ou du nombre provient de ce qu’on veut considérer le donné
comme un être premier, comme l’absolu. Il est dérivé ; il n’a de sens
que pour un être borné qui se représente le tout et ne peut l’embrasser.
[148] [Le tout, s’il était fini, pourrait toujours, quelle que fût son am-
pleur, être embrassé par l’imagination ou par la pensée. Car tous les
finis sont commensurables.]
*
Il y a l’argument a posteriori que le fini pose l’infini, mais qui n’est
que la contrepartie d’un argument a priori plus fort que l’absolu ne
peut être posé sans le relatif, que l’infini ne serait pas l’infini s’il
n’appelait pas à l’existence le fini, que tout dérive d’un acte premier
qui se réalise par la distinction pure.
*
Rien ne paraît plus ambitieux que d’accorder une valeur à la seule
intelligence. Et pourtant, l’intelligence n’est que la simplicité et la
clarté du regard tendu vers la vérité. Mais on la confond souvent avec
la force, la subtilité, l’abondance de l’imagination, — avec le détail et
l’exactitude des connaissances positives, avec l’ingéniosité et l’ordre.
L’intelligence est l’intuition de l’évidence (non affective), c’est chez
les simples qu’elle a le plus de perfection.
*
Ceux qui entrent en contact avec l’esprit s’élèvent si haut au-
dessus de la terre qu’ils n’attribuent de valeur qu’au surnaturel. Mais
c’est qu’ils retrouvent tout de suite les attaches de la terre. L’esprit,
c’est le principe même de l’ordre naturel. Et celui-ci doit être accepté
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 104
interne, c’est dire que les sens internes doivent aller jusqu’à la vérité
et s’universaliser.
*
Les principes de la contrainte (même morale) doivent être cherchés
dans tout ce qui marque notre caractère fini, dans la société pour les
actions apparentes, dans le temps pour tous les états intérieurs.
[154]
*
Théorie de l’individu. — Il affirme par la mémoire son indépen-
dance subjective et dans le présent son caractère à la fois matériel (in-
tellect exercé) et spirituel (intelligence en exercice, perception pen-
sée).
*
On ne peut aimer Dieu invisible qu’en aimant le prochain que l’on
voit (Saint Jean, Épître I, 4, 20).
*
Si la vie est tournée vers les préoccupations matérielles, la guerre
et le crime y trouvent place. [Le crime peut aussi faire partie d’une
certaine technique matérielle.] Et pour celui qui vit spirituellement, le
crime n’est pas défendu parce qu’il faut respecter la vie humaine, mais
le crime est hors du champ de l’action parce qu’on est sans ressenti-
ment et sans cupidité.
La volonté de puissance atteste surtout notre faiblesse organique.
[Maladresse et insuffisance.] Il y a une indifférence à l’égard de la
matière qui est encore de l’attachement ; il faut utiliser la matière
comme il convient ; c’est alors seulement qu’on peut lui donner toute
sa valeur ; mais notre vie, lui demeurant infiniment supérieure, n’en
subit pas la marque ; et l’on ne peut que rire de s’en voir séparé. La
servitude à l’égard de la matière est aussi une servitude à l’égard de la
mort et du passé.
[155]
[Utilisation aisée et légère de la matière. Perfection de l’objet et de
l’action matérielle.]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 108
*
Il faut que les forts exercent leur force, et c’est la justice ; mais il
faut sauver des forts l’existence des faibles et toute la sphère de leur
développement. Ce n’est pas les égaler aux forts. Si c’est une loi
cruelle de la matière que le fort ruine le faible, la loi de la grâce est
que toutes les formes d’existence soient sauvées et bénies. Et s’il y a
un renoncement dans cette pitié à l’égard du faible, que l’esprit renon-
ce la matière pour ne pas se renoncer lui-même. La nature dévoratrice,
c’est celle qui ne reçoit de loi que d’elle-même, qui se prend pour un
absolu, qui ne s’élève pas jusqu’à la [160] liberté éclairée et consentie,
jusqu’à la bonté subjective de l’esprit.
*
Dans la volupté il n’y a pas de différence entre la honte et la per-
versité.
*
L’amour représente l’absolu de l’à-deux. On le corrompt égale-
ment par la honte de l’intimité et par la vanité de la société.
*
Le Feu et l’Eau sont mâle et femelle ; et la plus belle image de
l’union des sexes est celle de l’éclair et de la nuée. C’est l’éclair qui
féconde, c’est la nuée qui est féconde.
*
Celui qui crée laisse derrière lui sa création comme une œuvre
qu’il ne comprend plus.
*
Il est dans l’ordre que les hommes ouvrent leurs yeux sensibles à la
lumière matérielle avant d’ouvrir leurs yeux intérieurs à la lumière
spirituelle. Mais le soleil est l’image de l’esprit, un chemin et un sym-
bole, des objets visibles on va aux invisibles, des réalités périssables
aux réalités éternelles. Éviter avec soin [161] d’initier trop tôt l’enfant
à la vie de l’esprit : instincts — curiosité extérieure — sentiments —
intellect, tel est l’ordre dans la hiérarchie et dans le temps. Il faut le
respecter dans l’éducation.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 112
Qu’il faille des miracles pour croire, cela prouve sans doute que
nous sommes encore singulièrement attachés à la vie matérielle.
[163]
*
Notre pensée est faible et languissante parce qu’à la première lueur
qui s’éclaire, elle se regarde elle-même pour s’étonner et s’admirer.
La source est aussitôt tarie.
*
L’être est formé par le cerveau et le sexe. Tout le reste n’est que
moyen. Du cerveau dépendent l’individualité, l’intelligence, la com-
munion avec l’universel ; c’est l’intuition du moi qui nous rejoint à
l’esprit. On peut rabaisser l’intelligence en s’en servant comme d’un
moyen. Du sexe dépendent le sentiment, les liens familiaux et collec-
tifs (il faut fonder la société sur la famille). On intervertit les vérita-
bles rapports quand on veut socialiser l’intelligence et individualiser
la sexualité (il y a une erreur de ce genre dans les raffinements de la
volupté).
*
Désindividualisation de la douleur à laquelle on n’assiste plus que
comme spectateur. [C’est toujours l’individu qui souffre. Mais on as-
siste à la vie et aux souffrances de l’individu.]
*
Pour avoir une opinion même dans les choses de la plus mince im-
portance, il faut la déduire du principe suprême de toute spiritualité.
[164]
*
La famille est la base solide sur laquelle la société repose. C’est
une union matérielle comme la société. Heureux celui qui y fait habi-
ter l’amitié et la volupté des sexes, par les enfants l’amitié de la jeu-
nesse. Heureux qui en chasse l’amour et la dignité grave du devoir.
Les sentiments de paternité sont ceux d’un animal joueur ou d’un
propriétaire vaniteux. Heureux les pères qui voient dans leurs enfants
croître la vie qu’ils ont vécue sans y chercher autre chose que le par-
fum de la vie naissante et la grâce d’une jeune amitié.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 114
*
Bien que l’amour soit une sorte de représentation de l’infini, il faut
craindre d’apporter dans l’amour des femmes comme dans l’amour de
Dieu une sorte de prise égoïste, de la violence, une possession où le
moi s’abîme, par l’excès de son élan. Et l’union intellectuelle reste
toujours le dernier terme d’un amour purifié, maître de la matière, li-
béré de l’égoïsme, supérieur aux émotions qu’il comprend en lui pour
les dépasser.
*
Si la vérité est la vie, notre perfectionnement consiste dans un ac-
croissement de lumière. Mais est-ce bien notre individu que nous de-
vons perfectionner ? Suffit-il de prétendre aux raffinements et aux dé-
licatesses du sentiment et de la volupté ? Il y a bien plutôt dans l’être
[165] qui s’élève une sorte d’agrandissement par la renonciation de
son moi. Il faut que rien n’en persiste que ce premier commencement
et cette fine pointe par où nous agissons, sans que nos états mêmes qui
sont la chair du moi deviennent pour lui un objet d’attachement. Ainsi
nous nous élevons au-dessus de nous-même jusqu’au principe de toute
spiritualité. Mieux que par la volonté et par le libre arbitre, la chair et
la matière sont alors en notre pouvoir ; et ce n’est pas que nous com-
posions notre action avec elles ; nous les libérons, nous leur donnons
une grâce légère, parce que l’esprit qui les surpasse dote l’activité
même qui s’exerce en elles d’une aisance souveraine et indifférente.
*
La Justice est un redressement matériel de l’univers conforme à
l’idée d’un équilibre des égoïsmes.
Il y a dans la justice de la prudence et de la crainte.
Il y a aussi une idée géométrique de l’égalité humaine.
Il y a surtout une borne négative fixée à l’envahissement matériel
des plus forts.
C’est la vertu sociale et matérielle par excellence.
On l’oppose souvent à la force pour mettre ensuite la force à son
service, celle du tout, celle du groupe ou celle d’un homme plus fort et
désintéressé.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 115
*
Quand on abandonne la philosophie pour la vie, c’est qu’on est de-
venu véritablement philosophe.
*
Il ne faut jamais partir d’une thèse pour l’établir, mais des princi-
pes pour la faire naître. [Les arguments restent extérieurs.]
(De là vient que la géométrie fait un effet artificiel et somme toute
est une science de mémoire malgré le rôle de l’entendement dans le
corps de chaque démonstration.)
*
Il faudrait toujours garder la nudité du corps et de la pensée, s’il
n’y avait autour de nous que des regards purs.
Mais puisque la pensée est la nudité même de la vie, c’est la parole
qui lui servira de vêtement.
[168]
Devant les regards purs ou dans la communication intime de
l’amitié, il faut laisser tous les vêtements.
*
Le grand défaut de l’écrivain est de rester pendant qu’il écrit dans
un état de supériorité momentanée par rapport à l’homme quand il vit.
*
Ne jamais se laisser guider par l’idée d’une réforme d’ordre politi-
que à accomplir, mais par l’idée d’un principe moral à mettre en pra-
tique dès l’heure présente.
*
Il y en a qui paraissent tenir à leur vie intérieure et qui ne tiennent
qu’à leur corps ; sans parler du sentiment, de la volupté, des complai-
sances de l’intimité, ce n’est pas par l’esprit qu’il faut vivre, mais par
la fine pointe de l’esprit.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 117
*
Il est bien sûr qu’il ne faut pas que notre vie spirituelle engage la
lutte contre la vie sensible et obtienne sur elle la victoire. Mais elle
peut la faire oublier, ou rayonner sur elle. Où est la vérité ? Laissons
aller la vie, ne recherchons pas le sensible, mais quand il se présente,
il ne convient pas de le fuir, il faut l’accueillir dans la lumière.
Que notre vie sensible n’absorbe pas notre activité, mais qu’elle la
reçoive aussi à son heure.
[175]
*
On peut créer la beauté et ne pas savoir la reconnaître. Celui qui
agit ne juge point. C’est son action qui juge pour lui et qui le juge.
*
L’esprit fait des mêmes caresses une communication divine de la
vie ou une impatience sale de la chair.
*
Il faut qu’un objet, au lieu d’épuiser la pensée, excite son action.
Ce qui est compris parfaitement arrête notre élan, nous borne comme
la mort. Mais toute chose acquiert un prix infini par son mystère in-
cessamment éclairé.
*
Il y a de la timidité et de la honte à avouer un désir d’affection et
d’intimité. La froideur ou l’indifférence nous paraissent alors un jeu
cruel. Et c’est une douleur de sentir la dualité des individualités chez
celle qui se trouve déjà dans un espoir délicat de communion. On
consent bien à vivre d’une vie matérielle, et selon des convenances de
sentiments avec tous ses amis, mais on veut vivre par l’esprit avec
ceux que l’on a distingués. Ils sont pour nous plus que des amis.
[176]
*
L’amour est une distinction intellectuelle réciproque et consentie
(Δ). Dans l’amour il y en a toujours un qui commence et c’est lui le
héros de l’amour.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 122
*
Il n’y a rien de plus douloureux que de n’être pas distingué par ce-
lui que nous avons distingué.
*
Il peut y avoir de l’universalité, du désintéressement, un désir de la
connaissance jusque dans la volupté. Au lieu qu’on la replie sur soi
dans un égoïsme charnel intermittent et borné (frémissement, impa-
tience, satisfaction momentanée, scepticisme, insécurité).
*
Ôtez du désir l’impatience, il n’est plus que le jeu calme et divin de
la vie.
*
Rien de plus insupportable qu’un homme aimable ; car notre intel-
ligence comme notre goût ne demandent rien de plus que des diffé-
rences.
*
Il faut éviter de laisser émousser la pointe fine ; dès que l’on entre
dans un état où l’on attend et où on [177] accueille, on est perdu. Ou
l’accueil même est déjà préparé et vibrant. Je vais vous chercher et
vous tire à moi ; vous n’entrez pas chez moi comme dans un moulin.
Et je vous recommande de faire comme moi. Nous nous rencontrerons
sûrement dans la pointe fine.
*
Il faut donner à l’esprit de longs sommeils pleins de rêves inno-
cents pour qu’il puisse regarder la vie avec des yeux clairs quand il
veille. Si les rêves impurs cernent la pensée, les rêves innocents la ra-
jeunissent et lui donnent une allégresse animale et bienfaisante.
*
Je ne m’attache pas à la sincérité, mais à la valeur de cet état d’âme
dont elle est la transparence ; je ne m’attache pas à la liberté, mais à
l’usage qu’il en faut faire.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 123
*
Il n’y a de choix que quand on n’a pas de raisons et qu’on s’en
crée. Les actions faites par choix n’ont pas de valeur.
*
Il est plus triste encore d’être prisonnier de ce que l’on a écrit que
de ce que d’autres ont écrit.
*
Pascal disant que la mathématique est « inutile dans sa profon-
deur » (61) et les modernes qu’elle n’est science que par son utilité,
voilà toute l’opposition de la préoccupation spirituelle et de la maté-
rielle.
*
On diminuerait singulièrement la force du relativisme si on se ren-
dait compte que l’expérience de l’homme fait partie elle-même du
système absolu des existences.
[180]
*
Prenez une proposition vraie : l’élément de vérité qu’il y a dans
son contraire relie la vérité particulière à la vérité universelle.
*
Le fatalisme n’est pas le vrai, parce qu’en supposant que tout est
fixé il ne peut avoir en vue que la matière.
*
Il est plus aisé de ne pas abandonner du haut au bas de la journée le
mouvement aigu et continu de notre activité spirituelle que de le re-
prendre une fois qu’on l’a laissé perdre. [Il est plus facile de conserver
la chasteté toute sa vie que de la reprendre.]
*
Il n’est pas d’ouvrage bas ni particulier si l’on s’y donne tout en-
tier.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 125
*
Je ne lui parlerai qu’en vers parce que les vers donnent
l’impersonnalité aux choses les plus personnelles. Et personne ne
pourra le reconnaître que tous mes amis [184] qui tous se reconnaî-
tront. Et ce sera l’idée pure de l’amitié qui est la réalité de l’amitié,
active, identique, éternelle.
*
Il y a une délicatesse silencieuse, exigeante, boudeuse et coquette
de l’amitié. L’individu s’y applique et juge de tout par rapport à lui.
Mais il y a loin de là à l’aisance, à l’égalité, à la perfection d’une ami-
tié intellectuelle et divine. Celle-ci se pousse au delà de la chair jus-
qu’à l’essence même de la personnalité. Mais l’amitié dont je parlais
figure la richesse et la profondeur de l’amitié véritable dans les ramu-
res subtiles et frêles de la chair.
*
Est-il vrai que dans tout esprit qui spécule il y ait de la froideur et
de l’hostilité à l’égard de tout être qui sent et qui aime ? [Oui, aussi ne
faut-il pas spéculer. Il faut penser seulement, et la pensée, c’est la vie,
c’est-à-dire le principe actif du sentiment.]
*
L’affection la plus forte est celle qui, au lieu de rompre ma solitu-
de, enferme un autre être avec moi dans l’indivisible unité d’une soli-
tude nouvelle. Et dans cette union il subsiste une dualité, mais qui ne
diffère pas de la conversation intérieure, dans notre vie la plus secrète.
[185]
*
Quand toute notre vie est dans la lumière, il n’y a plus dans l’âme
une région qui est secrète et une autre qui est publique.
*
En insistant sur elles, on rompt les choses les plus délicates, en les
éclairant d’une lumière trop vive, on les flétrit et on les sèche, en les
faisant monter jusqu’aux lèvres, elles s’évanouissent dans la grossiè-
reté d’un souffle qui vole.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 128
Sans qu’on soit allé jusqu’au dernier point, soit de l’amour, soit de
l’amitié, on peut avoir fait l’expérience du don de soi, de la commu-
nion intérieure, de la jalousie et de la rupture. Tout ce drame a tenu
dans quelques signes très légers qui n’étaient visibles que pour l’âme
sensible dont ils formaient l’univers.
*
Il ne faut pas prévenir la grâce ; nul effort ne peut la faire naître. Il
suffit d’avoir de la bonne volonté pour la découvrir. Elle peut exister
sans qu’on la découvre et peut-être même existe-t-elle toujours. Et
c’est sans doute la bonne volonté qui la découvre que nous confon-
dons avec l’effort qui la ferait naître.
[186]
[C’est cette volonté sans effort qui est libre : c’est elle qui exprime
dans le présent le jeu de mon activité et le premier élan de ma nature.]
*
Lettres spirituelles de Fénelon. Techener I, 75 : « L’activité que les
mystiques blâment n’est pas l’action réelle et la coopération de l’âme
à la grâce : c’est seulement une crainte inquiète ou une ferveur em-
pressée qui recherche les dons de Dieu pour sa propre consolation. »
[L’abandon à l’activité de Dieu n’exclut pas notre activité ; ce n’est
pas l’abandon à notre passivité. — Activité sans égoïsme.]
*
Tant qu’il reste de la saveur dans le désir sensuel, il faut y céder,
au lieu de le combattre, et le pousser jusqu’au dernier point.
L’impureté consiste seulement à réveiller la saveur lorsqu’elle s’est
éteinte.
*
Il est bien difficile de trouver des paroles de consolation quand on
n’attache aucune importance aux maux que l’on veut consoler.
*
« Celui qui aime le péril y périra » (Ecclésiastique, III, 26). [Cela
est vrai aussi du péril de l’Esprit.]
[187]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 129
*
Il ne faut pas penser à l’œuvre que nous laisserons sur la terre,
mais à la vie que nous aurons menée et nommément au dernier jet de
cette vie.
*
La femme est accueillante et sensible, il y a en elle un principe
passif d’infinité ; elle appelle une détermination. En elle apparaît toute
la richesse de la matière vivante. Il y a en l’homme le principe actif de
la détermination, mais l’essence de l’homme est de manifester le ca-
ractère fini de l’être individuel. [Par la femme l’homme s’enrichit et
va à l’infinité, par l’homme la femme apprend la délicatesse précise
des inclinations, appelle de la virtualité à l’existence, de la passivité à
l’activité, la fécondité indéterminée de la vie.]
*
On n’est jamais impressionné, intéressé, ému, que par une pensée
qui bouge, dont nous sentons qu’elle agit, qu’elle n’est pas fixée,
qu’elle est en contact avec le réel, qu’elle va éclater dans la matière en
une lumière nouvelle.
*
Dans les temps de sécheresse, le rôle de la volonté nue est
d’assurer la continuité temporelle de la vie spirituelle.
Et c’est là sans doute que réside le mérite.
[188]
La volonté est la pointe de l’esprit, mais qui s’applique à l’ordre de
la durée. Elle a son origine hors de l’expérience et s’exprime dans
l’expérience.
*
On a tort de se plaindre des périodes de sécheresse. C’est comme si
l’on se plaignait de la chair. Il ne faut pas renoncer à la chair, il faut
que ses plaisirs soient consentis et éclairés, qu’on en jouisse sans hon-
te et avec pénétration. De même ce qui produit la tristesse et l’ennui,
[pendant la sécheresse], c’est de vouloir vivre d’une vie spirituelle et
de tourner le dos au jeu frivole de la vie quand c’est lui qui nous ap-
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 130
Ce sont les premiers nombres, ceux qui peuvent être embrassés par
l’imagination et leurs multiples les plus simples.
Il faut encore que la déduction rende compte du passage d’un ter-
me au suivant.
Il est utile de figurer le nombre dans le langage des géomètres.
Il y a deux sortes de figurations concrètes du nombre — dans les
œuvres de la Nature — dans celles de l’Art (ici elle correspond à des
gestes, à une activité = 7 jours de la semaine. Valeur de la numération
duodécimale. Les 12-24 heures de la journée).
[195]
*
Il y a deux façons de juger : par ses connaissances et en se rappe-
lant, par pénétration et en voyant.
*
L’acte lie et Dieu est lien, tandis que la matière et l’Être divisent.
Mais la synthèse relie.
Les actes de Dieu apparaissent à l’être fini comme réalisés, c’est-à-
dire comme des faits.
L’être est identique au passé, mais l’être fini participe à la vie divi-
ne comme créateur de l’avenir.
*
Le terme d’au-delà ne peut avoir aucun sens, à moins qu’il désigne
l’avenir. Mais l’avenir est connaturel au passé. Dans la mesure où le
passé n’a pas été vécu par moi ou par mon voisin, le passé est aussi
une inconnue, un autre au-delà, un au-delà des origines qui a prêté aux
mythes de l’âge d’or et de la création. [Ici encore c’est le temps qui
paraît être le principe explicatif suprême. Et peut-être est-ce du temps
qu’il faudrait dériver tous les concepts concrets de l’entendement
(possibilité, nécessité, permanence, causalité) comme Kant l’a fait
dans le schématisme.]
*
Sur le mens momentanea
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 135
*
Si l’on ne perd pas l’idée de la totalité des choses et du sens univo-
que de la notion d’existence, on se porte nécessairement partout jus-
qu’à l’absolu. À cette condition seulement on a l’esprit métaphysique
et sérieux.
*
Préface à la métaphysique
Caractère limité de l’horizon humain :
a) atteindre l’univers entier, c’est aussi aller au-delà de l’illusion
inséparable de toute vue finie,
b) c’est aussi donner aux choses une valeur réciproque réelle (ob-
jective) et non plus une valeur personnelle,
c) c’est aussi découvrir la destinée de chaque chose et ce qu’on
doit faire dans la mesure où notre conduite dépend de notre volonté.
[198]
Méthode
Recherche purement intellectuelle dans laquelle la valeur même du
sensible doit être fondée (comme existence).
Toute science suppose un ordre entre les concepts. Ici il faut un
premier terme réel qui ne peut être que l’absolu.
La métaphysique n’utilise pas d’autre méthode que l’intuition
(nous sommes consubstantiels à l’Être) et l’analyse qui la développe.
La synthèse qui est très satisfaisante pour la pensée parce qu’elle
crée (non pas tout, puisqu’elle suppose le temps où elle se développe)
est orgueilleuse et illusoire, puisqu’elle ne pourrait rien faire de plus
que d’ajouter l’être à lui-même.
Mais on prendra comme premier élément la relation et non pas
l’être, c’est-à-dire le temps même identifié non seulement au milieu
de développement d’un esprit fini, mais à l’esprit même. Le monde
devient un tissu irréel et complexe de rapports. On s’interdit
d’atteindre le réel. Encore faut-il supposer des termes entre lesquels le
rapport est posé et ces termes sont des données brutales et inintelligi-
bles par essence de la sensibilité.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 137
avant de l’avoir dans notre vision extérieure et finie. [Dès qu’un dé-
doublement est introduit, le monde apparaît nécessairement (bien que
l’Être premier ne soit ni un ni multiple).
C’est la réflexion qui crée le monde. Elle est contemporaine et in-
divisible de l’acte.]
*
Le mal n’est point dans nos fautes ou dans les crises de notre hu-
meur (il vaut mieux les suivre que les retenir), mais dans le souvenir
que nous en gardons, dans l’entêtement de vanité qui fait que l’on s’y
obstine.
*
[Contre le scrupule]
Consentir au mal en le reconnaissant pour le mal, c’est lui ôter son
venin, c’est déjà en être affranchi. (Tranquillité et lumière jusque dans
le mal.)
*
Fénelon, Ibid., p. 467 : « Ces dons lumineux ne sont d’ordinaire
que pour des âmes médiocrement mortes à elles-mêmes, au lieu que
celles que Dieu mène plus [207] loin outrepassent par simplicité tous
ces biens sensibles. On voit les rayons du soleil distinctement à un
demi-jour, près d’une fenêtre ; mais dehors en plein air on ne les dis-
tingue plus. »
[C’est toute la différence entre l’intelligence du philosophe et la
bonté des âmes simples — dans la mystique, entre la vivacité de
l’exaltation et la douceur de l’abandon —.
Se complaire dans une vie purement spirituelle, c’est être moins
avancé que d’être capable de faire rayonner notre vie corporelle dans
la lumière de l’Esprit.]
*
Aux violents appartient l’empire de la matière et aux doux celui de
l’esprit. La violence peut être surmontée et jamais la douceur.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 143
*
Ni admiration ni mépris. Ce sont des sentiments bornés, troubles,
individuels. L’intelligence hiérarchise, mais étend sa sympathie à tous
les degrés de la hiérarchie.
*
Le plus grand défaut de l’éducation, c’est celui de notre vie par le-
quel nous séparons l’activité sérieuse du divertissement. Mais le di-
vertissement a un caractère de sérieux et de profondeur, comme
l’activité sérieuse a un fond de liberté et de joie. Autrement l’être ne
se donne pas tout entier et est toujours tenu entre deux distractions.
*
Pour détruire une passion, il ne faut pas l’aborder de front, essayer
de la vaincre par la volonté, ni l’aborder de biais, essayer de la tourner
par une habileté hypocrite. Il faut s’y livrer avec innocence jusqu’à ce
que l’on soit parvenu dans un point de vue plus élevé où elle sera ab-
sorbée, où elle aura perdu sa force parce qu’on lui aura assigné une
place.
[213]
*
Sur la prière
Fén., Traité de l’éducation des filles, ch. VIII : « Dieu veut qu’on
lui demande sa grâce, non parce qu’il ignore notre besoin, mais parce
qu’il veut nous assujettir à une demande qui nous excite à reconnaître
ce besoin. »
— Allons plus loin. Le fond de la prière et sa dignité, c’est qu’au
lieu d’exprimer le désir, elle va seulement à reconnaître le caractère
borné de notre nature, le caractère universel et transcendant à
l’individu de la grâce, c’est-à-dire de l’intelligence. Elle est lumière et
vérité.
*
Ce qui fait l’unique valeur de la sincérité, c’est qu’elle ôte la pré-
occupation. Et la préoccupation subsiste à la fois quand on est secret
et quand on est fin. [De toutes les formes de l’insincérité la pire est
celle qui vient de la mauvaise honte.]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 147
*
On peut consulter un spécialiste ; mais ce n’est qu’un instrument.
Et c’est toujours l’homme qui juge l’instrument. C’est lui qui le met
en œuvre en se proposant une fin et en fixant sa valeur. Mais dans le
choix et l’application du moyen, il a aussi une compétence, car il n’y a
pas de moyen qu’il ne faille prendre en même [214] temps comme un
acte qui tient à l’intelligence et à la vie.
*
Il faut avoir peu de livres, n’en prendre qu’un à la fois, n’être point
pressé de le quitter pour en prendre un autre, ne le point quitter avant
d’en avoir tiré non pas tout ce qu’il renferme, mais tout ce que notre
esprit renferme sur l’objet qu’il traite.
*
Le luxe au lieu de distinguer confond.
*
La société de Dieu ne doit pas être exceptionnelle et guindée, mais
naturelle, simple et constante. Il ne faut pas opposer à notre tendance
la plus familière une volonté abstraite, tendue et stérile, pour la vain-
cre et la détruire ; il faut l’utiliser et la tourner doucement vers le
Bien. Ainsi les inclinations individuelles favorisent la pente de chacun
de nous vers Dieu où elles se rejoignent et où elles se perdent.
*
L’effort nous partage et ajoute son propre trouble au trouble qu’il
entreprend de surmonter.
[215]
*
Il faut craindre à la fois d’être importun à ceux qui ne vous enten-
dent pas et resserré à ceux qui tournent vers vous leur cœur ouvert.
*
Notre conscience éprouve toujours un malaise dans les états pure-
ment individuels quand ils acquièrent du relief et de la force.
Le moi gagne en activité et en sérénité ce qu’il perd en individuali-
sation.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 148
*
Que le fini soit donné en même temps que l’infini, qu’il soit la ré-
alité concrète de l’existence, cela évite la difficulté de déduire le fini
de l’infini, l’introduction du temps avant l’ordre du temps. Cela joint
inséparablement l’acte au donné (dans la notion d’Être) en maintenant
leur distinction.
*
Les changements violents qui se produisent en un moment et pa-
raissent engager la vie entière n’ont ni profondeur ni durée.
[216]
*
Règles
1. Rompre tout de suite quand la communication manque, même
avec ceux que l’on aime. La sécheresse, la préoccupation sont accrues
encore par l’application.
2. La préoccupation d’un sujet tarit la source de l’invention et nous
jette dans l’artifice. Hors de la pensée préconçue et appliquée, les ob-
servations vraies et jaillissantes paraissent la monnaie courante de la
pensée et de la vie. Aller de celles-ci à celle-là, non de celle-là à cel-
les-ci.
3. Éviter de parler par énigmes et que votre langage soit simple et
uni comme le langage de celui qui vous écoute.
4. La recherche de l’expression nuit à la fois à la pensée et à
l’expression. Que le mouvement de la pensée reste vif et pressé.
L’expression sera toujours forte et nouvelle. Mais il ne faut pas parler
d’après des souvenirs ou d’après une observation extérieure et des-
criptive. Il faut rester toujours près de la source de la pensée en rap-
port avec l’émotion que suggère la sensation immédiate. Pour être li-
bre et vrai, il ne faut ni se proposer un but ni s’appliquer à copier une
ressemblance donnée (dans le présent ou dans le passé). Rester dans le
présent, mais dans un présent qui soit un acte. Le présent qui est une
donnée est toujours du passé. L’avenir est un acte qui n’est pas agi.
5. S’abstenir de jamais considérer en soi ou dans les autres
l’individualité (c’est ce qui crée l’amour-propre et les conflits de ja-
lousie). N’avoir d’yeux que [217] pour la vérité hors de l’individu, à
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 149
Le Soleil crée les couleurs ; il révèle les formes : il ne les crée pas.
Ainsi notre entendement crée les concepts, mais rencontre dans le
sensible une résistance à laquelle il faut appliquer le concept et qui lui
donne une figure. [Le Soleil qui est un être fini est l’image de
l’entendement, non pas de l’intelligence.]
*
Panthéisme. — Il faut se relier au Tout sans s’y perdre. Le pan-
théiste abolit son individualité et la dissout beaucoup moins dans le
Tout que dans la masse confuse des êtres individuels qui
l’environnent. L’idée du Tout se distingue si bien de la somme des
êtres qu’en s’y reliant l’être acquiert la conscience la plus aiguë de sa
propre individualité et de ce qui la fonde.
Le panthéiste se fond dans le Tout par les sens au lieu de s’y re-
joindre par l’intelligence. L’intellectualisme ne glissera jamais vers le
panthéisme parce que l’intelligence individualise. [L’impiété dans le
panthéisme est de croire que l’on peut mesurer l’acte de la pensée au
sensible qui est donné ou imaginé.]
*
Le principe suprême est la Pensée parce qu’il n’y a pas d’objet qui
puisse être au-dessus de la pensée même la plus humble. Il n’y a pas
de principe dans l’ordre de la matière parce qu’il n’y a pas d’objet tel
qu’on en puisse concevoir un autre plus parfait et plus [221] grand.
Tous les objets que nous pouvons concevoir sont à la mesure de notre
être borné, mais, en tant qu’elle agit, notre pensée n’a pas de bornes,
elles a la simplicité et la fécondité du principe même des choses.
[L’acte pur est simple, parfait, premier et créateur parce qu’il est sans
contenu ; il n’est pas la réalité ; il est supérieur à toute réalité ; et la
réalité ne peut être posée que par lui qui est le principe et la source.]
*
Dans l’ordre de la matière, c’est la Mort qui réalise les choses en
les fixant pour l’éternité.
*
Ceux qui croient que tout est périssable périront parce qu’ils identi-
fient leur être tout entier avec ce qui en eux est réellement périssable.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 152
Quelle force pour affirmer, pour convaincre et pour agir chez celui
qui est toujours placé au point de vue de l’universalité et de l’esprit
(non du moi, ni de l’opinion, ni de l’intérêt).
[225]
*
Dans la matière le concret est toujours particulier, dans l’esprit il
est universel.
*
Une grâce, et peut-être la plus commune de toutes les grâces, c’est
la musique et la voix musicale.
*
Il n’y a pas de premier commencement dans l’œuvre de la grâce, et
pour la désirer il fallait déjà la posséder.
*
[La Genèse] Un acte serait une possibilité pure s’il n’était pas
créateur, s’il ne pouvait pas se contempler lui-même dans sa création.
On n’évite pas le dédoublement en faisant de l’acte pur la cons-
cience de l’activité.
On ne peut concevoir un acte infini ; mais tout acte est un absolu.
La lumière engendre la couleur ; mais le rayonnement enveloppe le
monde des couleurs : il est lui-même une couleur. Il y a toujours com-
patibilité de l’acte et de son objet.
Il n’y a pourtant pas distinction entre l’intellect et ce qu’il éclaire,
ni entre l’action et le passé de l’action. Il n’y a distinction qu’entre
l’identité de l’acte et la réalité de son contenu. Ce contenu n’est pas
donné avant l’acte, mais il l’individualise et le multiplie.
[226]
Ainsi naissent les êtres particuliers. Dans aucun d’eux l’identité
sans partage de l’esprit ne se trouve limitée. Mais ce qui les limite est
leur contenu individuel, ce par quoi ils se distinguent les uns des au-
tres.
Dieu n’est pas la somme des existences finies, il en est le principe.
Elles expriment l’abondance de sa réalité.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 155
Dieu est l’identité pure en acte : elle ne peut se réaliser que par la
création, c’est-à-dire par l’infinité des esprits individuels ou des actes
particuliers (l’infinité de l’espace et du temps). Du même coup
s’introduit la matière, une donnée pour chaque esprit.
Un esprit ne peut être individualisé qu’en se liant à un corps, c’est-
à-dire en devenant une âme.
L’exercice de l’activité spirituelle pure suppose du même coup
l’apparition d’une âme et par suite de son corps et de tous les autres.
Ce n’est pas le panthéisme parce que si les êtres découlent d’un
principe, ils ne le forment pas et même ils doivent remonter à lui pour
prendre conscience de leur être et de leur fin.
Le principe est indépendant des êtres particuliers, puisque les êtres
particuliers s’abolissent et se rejoignent en lui par l’acte intellectuel.
La mort abolit tout ce qui est né dans le temps : la conscience mê-
me du moi est dénouée par elle de la servitude de la matière et retour-
ne au principe qui fonde dans l’éternité l’ordre des choses temporel-
les.
La mémoire est l’image temporelle de notre éternité spirituelle.
Celle-ci est semblable à une mémoire parfaite ramassée en un point.
[Le signe empirique des derniers moments.]
[227]
*
Aucun de nos états d’âme n’est caché à Dieu parce que Dieu est la
totalité même de la vie spirituelle.
*
Il ne suffit pas de connaître Dieu comme la lumière par une vue in-
tellectuelle ; il faut encore l’entendre comme une musique par une au-
dition du cœur. Et on peut aussi le toucher, le sentir et le goûter par
une sorte de symbolisme de la chair dans les opérations de l’esprit.
L’esprit embrasse toute la connaissance sensible, la fonde et la dépas-
se.
*
Le présent du temps est le point où l’esprit et la matière viennent
coïncider et affleurer dans la réalité. C’est le signe sans doute qu’ils
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 156
*
Celui qui a quelque chose à dire sait parler : l’on ne tremble que
par inexpérience de l’art de la parole, mais il faut être supérieur à tous
les arts, — par défaut de pensée ou de clarté dans la pensée, mais alors
il ne faut pas parler, — par crainte des autres hommes, du vêtement et
de l’impression, mais on ne doit avoir de regard que pour la vérité, —
par un trouble et une timidité inséparables de l’analyse de soi, mais la
vérité est hors de nous et pourtant unie à nous et pour l’atteindre il
faut s’être dégagé des langes de l’individualité. [Par l’émotion la pen-
sée exprime son intériorité et par l’expression son universalité.]
*
Celui qui veut apprendre veut mourir ; il n’y a que celui qui veut
trouver qui veuille vivre. Et celui qui veut apprendre a confiance dans
le travail fait ; celui qui veut trouver sait que nul travail ne compte et
ne laisse de traces, que la vérité est éternelle et que l’esprit doit seu-
lement s’ouvrir pour la recevoir.
*
La vie spirituelle est toute de grâce : c’est celle où l’on récolte sans
avoir semé.
*
Ceux qui abandonnèrent Jésus. Ils l’abandonnèrent tous. Et que pas
un ne soit resté, c’est le signe sans [242] doute de la faiblesse humai-
ne. Et si l’un était resté, encore aurait-il fallu mettre en doute la pureté
de ses sentiments.
*
L’orgueil est une sorte de vice double, car il suppose que la vertu
existe encore au moment où il l’anéantit.
*
Quand tout est fini, quand le passé est là, il semble parfois que
l’occasion d’agir nous ait été volée d’un coup par un larron.
*
Il y a parfois une sorte de joie grossière et qui vient de ce que les
scrupules ne sont pas nés au lieu qu’il faut qu’ils aient grandi pour
être ensuite surmontés.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 166
*
On se délasse de la tension de la solitude par la joie physique et par
la société. Mais de la tension de l’amitié, il faut se délasser par la soli-
tude.
Qu’elle nous pousse à ce délassement, quel signe de sa hauteur et
de sa perfection ! [Cela aboutit à une autre tension. Mais puisque
l’amitié est une société plus étroite, combien la société paraîtrait vide
et fastidieuse après l’amitié !]
[243]
*
Toute la métaphysique morale consiste dans un effort pour faire
coïncider l’ordre des préférences avec l’ordre de l’Être.
Mais la difficulté provient de ce que toutes les préférences possè-
dent l’Être et que l’Être est univoque.
On compromet la métaphysique elle-même en voulant introduire la
hiérarchie dans l’Être. Et c’est le dernier point où l’on se jette pour
trouver un principe premier de la vie morale.
Mais il faut considérer non point l’Être, mais l’acte de l’Être ; de
plus il faut considérer son développement dans le temps ; il n’y a pas
de moralité extra-temporelle.
Or dans le temps on peut distinguer l’Être de son acte. Une distinc-
tion est possible parce que l’individu a apparu.
La moralité consiste dans la vie spirituelle de l’individu. Elle n’est
pas un état. Elle ne comporte pas de règle. Elle possède une unité par-
faite, bien qu’elle ait des éclipses. Elle ne renonce pas à la matière ;
elle l’éclaire. Elle est l’opposé de la passivité. Elle est tournée vers
l’avenir, comme la spontanéité. Elle est intelligente, mais elle ne cal-
cule pas. Elle est active et joyeuse, bien qu’elle compte pour rien la
matière à laquelle elle s’applique. Elle regarde toujours vers les autres
hommes, bien qu’elle réside tout entière dans l’intimité de la person-
ne. Elle est conscience, lumière et acte. Rien n’est plus universel, mais
rien de plus concret, de plus intérieurement, de plus étroitement vivant
et propre. Elle est acceptation et confiance. Elle [244] est un renon-
cement à tous les points de vue particuliers. Par là elle reconnaît à
chaque être sa valeur et sa place à l’égard de Dieu.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 167
*
La vertu est d’abord d’accepter, précisément parce que nous ne
nous sommes pas créés nous-mêmes. [N’employons pas le mot de ré-
signation qui implique toujours une attitude impie et désapprobatrice.]
*
Percevoir d’un coup d’œil l’ordre de la nature, c’est jouir dans le
même temps de la fleur et du fruit.
[246]
*
Abominable de faire de « l’esprit critique » l’objet principal de
l’éducation. [Et l’imagination ? Et la spontanéité ? Et les facultés créa-
trices ? Le dédoublement dans l’esprit critique. Prendre tout comme
objet et en spectateur.]
*
La pensée de l’universel, au lieu d’abolir l’individualité, lui donne,
à son rang, toute sa force.
*
Nul à qui la vérité est cachée n’est caché à la vérité. [C’est le fait
de l’ « individualité ».]
*
L’éducation est une fonction sociale ; c’est à l’être social qu’elle
s’adresse, non point à l’individu ni à l’homme. Aussi va-t-elle non
point à la découverte de la vérité ou à l’intimité des rapports de
l’amitié, mais au respect des lois et aux conditions de la vie collective.
— De là la valeur de l’éducation en commun. — Pourtant on agit
d’autant plus dans l’éducation qu’on s’adresse davantage à l’individu
et à l’homme, et moins au membre du groupe.
[247]
*
La soumission aux lois est tout extérieure : elle n’engage pas l’être
intérieur. Elle est d’autant plus facile que l’individu a moins d’amour-
propre, qu’il a une vie intime plus délicate et plus indépendante : car il
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 169
ne cherche pas alors à l’exprimer hors de lui, il n’en tire aucune satis-
faction de vanité.
Il faut pourtant que la matière exprime toute notre pensée. Mais ce-
la n’est réalisé que si la Pensée, dans ce qu’elle a de personnel,
s’exprime aussi dans des actes individuels et retirés, étrangers à tout
caractère public, que si la Pensée, dans ce qu’elle a d’universel,
s’exprime par des actes ayant un caractère spirituel, religieux, catholi-
que, que si la Pensée, dans ce qui la rattache au groupe où nous vi-
vons, se désindividualise et, sans prétendre atteindre la catholicité, se
laisse pénétrer par les sentiments du groupe, s’y soumet mais en ob-
servant en eux une limitation et une expression du principe intellectuel
de toute existence. [Autrement c’est la confusion universelle.]
Il y a un degré où la soumission n’engage en nous ni l’individu ni
la personne. L’individu s’y complaît ou en souffre, il ne la juge pas.
La personne peut s’en affranchir, comme elle se désindividualise.
C’est le grand conflit. [Un conflit au 2ème degré, en raison du caractère
sacré du social pour l’individu.]
[248]
On n’a pas le droit de se plaindre de la société sans se croire capa-
ble de la réformer et le faire.
*
Sur les nombres
Le nombre 6 : cristaux de la neige, cellule de l’abeille et de la guê-
pe, polygone inscrit dont les côtés sont égaux aux rayons.
*
3 couleurs pour le vêtement :
— Bleu de ciel, bleu de roi (femmes), à formes souples pour le
premier, nettes pour le deuxième. — Bleu marine (à formes nettes) ou
pelucheux (formes souples).
— Exclure l’ardoise.
— Jaune sans aucun mélange de rouge ni de brun terreux, les jau-
nes n’iront que vers l’or ou le jaune d’œuf. Ils auront la transparence
tant qu’ils seront clairs, la souplesse s’ils sont pelucheux.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 170
1) Un premier terme
l’intuition
la déduction ou l’ordre
l’analyse
l’expérience
2) Analyse et synthèse
3) acte et données
4) le fini et l’infini
le corps ou l’individualité spatiale
5) l’esprit
6) Dieu
les êtres vivants ou l’individualité temporelle
7) l’éternel présent
(les âmes)
*
Écrire un livre sur Apollon, l’intelligence soleil et le dieu des arts.
Un autre sur la Contemplation où l’on déduira 5 sens spirituels par
lesquels il nous est possible d’entrer en contact avec Dieu.
[252]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 173
[253]
EN CAPTIVITÉ
VARIA V
*
La guerre laisse à la vie intérieure si peu de liberté qu’elle retient le
sentiment même de l’affection.
[254]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 174
vité). [C’est qu’on en prend conscience non plus comme d’une attente,
mais comme d’une réalité, d’un présent.]
*
L’une des choses les plus curieuses dans l’amour est sa grande
perspicacité pour les défauts de l’objet aimé (c’est qu’étant près on les
connaît mieux, comme on se connaît mieux soi-même). Et il n’y a pas
d’autre mal que l’aveuglement et la vanité.
[256]
*
Il y a de la force, mais aucun sérieux chez ceux qui pensent qu’on
peut dire n’importe quoi. Ils ne sont pas paralysés par la croyance en
l’existence d’une vérité extérieure inconnue d’eux et qui subsisterait
comme une chose. Et la liberté de leur geste laisse entendre qu’il n’y a
d’autre vérité que celle qui réside toute dans un acte de la Pensée.
*
L’effort de la volonté est responsable de presque tous nos échecs et
l’on peut dire que la volonté contrecarre toujours la nature, comme si
l’homme essayait d’entrer en lutte avec Dieu.
*
La volupté est une joie matérielle, la seule qui soit réelle et non
d’opinion, et c’est la seule aussi que l’intelligence non seulement jus-
tifie, mais éclaire.
*
La plus exquise courtoisie élève les sentiments et les gestes com-
muns à la distinction. Un homme supérieur peut s’en passer et impo-
ser son originalité. Il ne choque que s’il en tire vanité.
[257]
*
L’idée de création n’est rien de plus que l’interprétation temporelle
de la priorité de l’esprit dans le système des choses éternelles.
*
L’admiration et l’amour des belles choses, si on y va par la
contemplation, préservent d’en devenir jaloux.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 176
*
Les sentiments sont cachottiers. Les intellectuels n’ont pas de hon-
te et sont prêts à étaler leur vie devant les autres comme devant eux-
mêmes.
La discrétion, la réserve, le mystère sont les vertus de l’égoïsme
tendre. Il y a aussi un besoin de parler de soi qui naît de la vanité.
L’intelligence reçoit la lumière plus qu’elle ne la cherche. Elle n’a de
goût ni des pénombres, ni d’une lumière trop crue et projetée dans les
recoins qui doivent rester dans la pénombre. [Il y a une ambition de
sincérité tourmentée et excessive qui provient de l’enthousiasme et de
l’amour, qui est tumultueuse et sentimentale et qui cache mal une
fausse honte, une honte à rebours.]
*
Le meilleur signe de l’affection est dans l’élévation mutuelle de
deux êtres qui s’aiment. [Deux amants passionnés sont deux égoïstes
qui s’entre-déchirent et s’avilissent.]
[258]
*
Dans les cas les plus favorables l’art est une imitation de la vérité
et souvent sans la peindre il cherche à suggérer l’émotion qu’elle don-
ne. Mais la vérité est meilleure et plus belle que la plus belle image de
la vérité.
*
Être conscient de soi. — Il y a beaucoup de différence entre les
hommes si l’on considère la richesse, la finesse et la force de leur na-
ture. Mais c’est un bien commun à tous d’être conscient de soi,
d’éclairer ce qu’il est au lieu de le cacher et d’en rougir. C’est par là
que les hommes communiquent pleinement ; c’est ce qu’il y a en eux
de divin. Et la réalité que ce rayon vient illuminer a moins de prix que
cette lumière même. Les différences, au lieu d’être un facteur de divi-
sion, deviennent un principe de concorde et d’amour.
*
Si tous les éléments de la nature humaine à des degrés variables se
trouvent représentés en chacun de nous, on arrive à comprendre faci-
lement la conduite d’autrui ; les pires actions sont les plus pauvres où
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 177
*
La volupté et la contemplation vont toutes les deux avec l’oisiveté.
Aussi existe-t-il entre elles une mystérieuse parenté. C’est comme si
la volupté faisait descendre dans notre chair la contemplation elle-
même.
[262]
*
Nous jouons un rôle sans doute dans la conduite de notre vie mora-
le ; mais ce n’est pas par l’effort, c’est dans l’instant indivisible du
consentement.
*
Si la vanité est d’être jaloux des biens extérieurs et de faire croire
qu’on les a même quand on ne les a pas, la connaissance de soi est le
remède de la vanité.
*
La connaissance de soi nous donne le sens et le goût du sérieux et
du vrai.
Et la vanité ne reparaît que dans la vanité de ses faiblesses et de la
connaissance qu’on en a.
*
De toutes les sortes d’épreuves la captivité est la plus propre à ré-
veiller les vieilles tendresses.
*
Dans les grandes occasions les hommes et les femmes découvrent
qu’ils ne sont pas comme les autres ; ce qui veut dire qu’ils décou-
vrent qu’ils sont un moi et non pas une chose.
Mais dans presque toute la vie on se considère comme une chose et
une machine meilleure ou moins bonne qu’une autre, mais une ma-
chine.
[263]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 180
La plus grande vertu, c’est de choisir un autre être pour faire naître
entre lui et moi la parfaite amitié. Et celle-ci étant simple va toujours
jusqu’à l’absolu. Étant figurative de l’amour divin elle exclut la plura-
lité. [La volupté n’exclut pas la pluralité ; elle l’exclut dès qu’elle est
élevée par l’amitié jusqu’à la dignité de la vie spirituelle.] Croire que
l’ami existe tout à fait avant d’avoir été choisi, c’est s’arrêter à une
conception immobile et morte de l’amitié. [L’amitié, si elle est spiri-
tuelle, est activité et création. Ceux qui pensent qu’elle est subie ou
qu’elle est l’effet d’une rencontre en font un lien sensible et non un
lien spirituel.]
Ce qu’il y a d’unique dans l’amitié peut se joindre à l’égoïsme et à
la vanité et même l’accroître. Mais la véritable amitié ne peut
qu’accroître la bienveillance [265] et l’amabilité à l’égard des autres.
On ne leur doit pas davantage. On leur doit tout cela. L’amitié a
d’autant plus de valeur qu’elle s’adresse à des êtres primitivement
plus humbles. Et l’amitié va naturellement plus loin et plus vite avec
la femme qu’avec l’homme. [Il y a quelque chose de plus fort et de
plus mystérieux dans l’amitié de la femme, quelque chose de plus fa-
milier et de plus sûr dans l’amitié de l’homme.]
*
Dans les périodes d’invention la pensée a plus d’émotion et de cer-
titude que dans les périodes de certitude.
*
La vie est une longue patience parce qu’elle est remplie par un
grand sentiment qui ne réussit jamais tout à fait à prendre une figure
matérielle.
*
Le Mal est le moyen du Bien, — et la Tentation ou la faute, le
moyen de la vertu.
*
Vivre dans tout état (guerre, captivité) comme s’il ne devait jamais
finir. [Réciproquement être toujours prêt à y renoncer.]
[266]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 182
On n’a pas surmonté tous les goûts de la chair tant qu’on est offen-
sé par la vue de la fange et qu’on ne la perçoit pas elle aussi dans un
rayonnement.
*
Grâce aisée de la société des hommes, tension triste de la solitude.
— Mais cette grâce est molle et ennuyée pour celui qui a goûté la soli-
tude. Dans la société même il faut qu’il demeure solitaire, que sa soli-
tude ne soit pas de contraste, ce qui serait un retour de vanité, mais un
jet de sa vie spirituelle qui éclaire ce qu’il voit et est toujours prête à
s’y répandre.
*
C’est rabaisser la volupté que de la ramener à l’utilité, au besoin
d’engendrer. Cela n’a rien de divin, suppose de bas calculs, une mé-
canique bestiale, cela cache un pharisaïsme, une insincérité. La gran-
deur de la volupté dépasse infiniment tous les soucis pratiques de la
génération. Penser à l’enfant, c’est se jeter dans l’utilitarisme et dans
l’irréalité de l’avenir. La volupté a sa fin en elle-même ; il faut
l’absorber dans le présent.
*
Ceux qui s’intéressent à tout en spectateurs n’ont d’intérêt à rien.
Tout principe de connaissance est un principe de réforme de soi, im-
médiate et absolue. [Non pas par l’extérieur, mais du dedans et jus-
qu’à la moelle.]
[267]
*
L’intelligence est une attitude de l’esprit : est intelligent qui
consent à l’être, qui consent à agir, qui n’attend pas de recevoir du
dehors la connaissance comme un don.
*
Il ne faut pas trop jouer avec les sentiments ni raffiner à l’excès
l’analyse, ni les éclairer d’une lumière trop crue. Car c’est le vrai
moyen de les gaspiller. Et il faut être fort et sûr de soi pour parler à
haute voix sa sincérité affective. [Et pour faire jouer la sincérité mu-
tuelle d’un autre.]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 183
L’intelligence déchire.
Les paroles brutalisent.
À un doute délicat, à de fines nuances, aux replis de notre délica-
tesse elles substituent une matière grossière à laquelle notre vie se
heurte désormais. Elles créent un passé dont nous portons le poids, un
fait accompli, une limitation et un servage, un alourdissement de notre
vie spirituelle.
Il faut continuer à sentir les sentiments, mais ne pas méconnaître le
danger qu’il y a à les bien connaître et à les faire connaître.
*
La sincérité n’est parfaite que si elle passe de la vie intérieure à la
vie sociale.
[268]
*
Nos amis sont les intermédiaires de notre bonté. Par eux la sincéri-
té sort de nous-mêmes et se répand sur les autres hommes.
*
Il n’est pas si injuste qu’on le croit, et ce n’est pas seulement l’effet
d’un jugement superficiel de préférer dans les hommes ce qui est
l’effet de leur fortune à ce qui est l’effet de leur volonté. Car c’est pré-
férer Dieu à l’individu.
*
Si nous désirons tant vivre avec un autre, c’est moins pour répan-
dre notre force que pour trouver à côté de nous un autre être ignorant
et faible qui nous console de notre faiblesse et de notre ignorance.
*
Nul homme ne peut renoncer à soi ni vouloir être autre qu’il n’est,
sans aucun de ses défauts. Ce serait une volonté de suicide. Et si je
fais un retour sur mes propres misères, je leur dois le développement
de toute ma vie intérieure.
*
Rien n’est plus instructif que la stérilité, l’ennui et le mécontente-
ment que le divertissement fait naître (le [269] jeu). On commence par
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 184
C’est la mort qui donne son sens à la vie. Car nulle œuvre de la vie
ne comble le désir. Et il faut que la vie soit finie comme le sont tous
ses pas. Mais la mort porte notre imperfection même jusqu’à l’absolu :
elle éclaire notre vanité et nous en délivre. L’on ne peut aimer la vie
sans aimer la mort qui en est inséparable. Les bornes de notre action
en font aussi la réalité et la force. En nous portant au delà, en fuyant la
mort, c’est la vie cette fois, c’est notre vie que nous voulons quitter.
Mais l’Être, dès qu’il s’aperçoit qu’il est fini, connaît par là l’infini où
il est plongé et il a tort seulement de vouloir être (en tant qu’individu)
l’infini même, au lieu d’accepter que l’infini soit l’Être pour soi. Par
cette volonté il prendrait sa place véritable dans la totalité des choses
et ses actions, au lieu de lui paraître insuffisantes, s’élèveraient dans
leurs bornes même jusqu’à l’absolu. Le désir marque notre lien à
l’absolu, mais notre mécontentement et notre impatience le dénouent.
Si l’individu se fixe à l’état d’âme et ne veut pas assimiler la fin vers
laquelle il nous porte, et qui deviendrait alors décevante et humaine,
on le divinise.
*
Et d’abord le relatif suppose l’absolu. — Ou il faut que le relatif
même soit pris absolument. Si vous parlez de relativité à l’égard d’un
sujet, le sujet même est absolu. Si vous parlez d’une relativité mutuel-
le, la totalité des relations a le caractère de l’absolu et l’infini, au lieu
d’exclure l’absolu, le pose.
[273]
*
Il faut que notre tremblante chair participe aux soucis et aux émo-
tions de l’humanité pendant que notre esprit s’élève jusqu’à une lu-
mière qui les éclaire et les divinise, — au lieu de les rabaisser, de les
mépriser et de les rendre indifférents.
*
Il y a des passions généreuses qui sont comme une vérité humani-
sée et faite chair.
*
Les ombres sont lourdes, ce sont les reflets qui sont légers.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 187
Il faut qu’il y ait des choses qui soient sacrées pour être préservées
des pensées vulgaires et des contacts indiscrets.
*
Au terme d’une longue absence remplie de grands événements
deux êtres unis par une intimité réelle et ambitieuse de s’accroître ne
se retrouveront-ils pas différents, enrichis de pensées différentes, mo-
delés par les actions et les circonstances de leur vie séparée ? La pen-
sée de leur union ne pourra faire que chacun n’ait suivi les propres
lois de son développement individuel [274] (maternité — famille —
solitude dans la guerre et dans la prison).
*
Pendant la guerre on espérait encore un accident qui viendrait ter-
miner pour un temps ou pour toujours cette longue misère. Ici on se
sent bloqué jusqu’à cet événement de la fin de la guerre, indéterminé
et indépendant de la volonté. [Au début de la guerre et de la captivité
on attendait à chaque minute la délivrance.
Puis on vivra dans ces situations d’exception comme si elles de-
vaient durer toujours.
La préoccupation exclusive de la vie, de l’alimentation et du bien-
être pendant la guerre et la captivité ramène l’homme à l’animalité.
Hors de la brutalité et de la fatigue des besognes commandées,
pressées et passives, l’homme tombe dans une gaîté puérile et insigni-
fiante, ou dans une sorte d’engourdissement et de rêve pénible.]
*
Il y a toujours dans la parole un peu d’artifice. Mais il est remar-
quable que si elle orne la réalité et l’histoire de notre vie matérielle,
elle est incapable, quelles que soient son intensité et sa richesse, de
rien ajouter à l’acte pur de l’intelligence. La parole est médiatrice,
toujours au-dessus des choses et au-dessous de la pensée.
[275]
*
Sur la méthode analytique. — La méthode synthétique donne une
grande satisfaction à la pensée parce qu’elle engendre l’illusion qu’on
reconstruit l’univers dialectiquement. Celui qui devant le réel demeure
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 188
l’univers même qui est matériel, le par soi de l’univers qui est esprit.
L’esprit est précisément ce qui à l’intérieur de l’univers fait que
l’univers existe.]
*
Il est tellement certain que l’existence exclut le temps que les
hommes ne peuvent exprimer autrement que par le présent du verbe la
participation à l’Être.
[277]
*
On ne peut penser l’indépendance d’un être sans le penser en mê-
me temps comme existant. [En le pensant dans l’ordre de la relation
on peut le penser comme mort ou comme possible. La pensée absolue
est la pensée de l’existence.]
Mais quand on veut l’expliquer, on cherche à le réduire en le ra-
menant à d’autres et surtout on le rapporte au sujet comme au support
de la connaissance.
*
Dans la sensibilité les objets paraissent d’abord des états de nous-
mêmes. Puis, lorsqu’ils deviennent des images, ils acquièrent une
première indépendance qui n’est encore qu’un signe de leur suffisance
(par soi). Celle-ci ne peut être exprimée que par le concept.
*
C’est l’être qui est la mesure du possible et non réciproquement.
Le possible, c’est l’être, mais modifié par des circonstances de temps,
de lieu, de qualité, l’être diminué et appauvri.
*
Le cercle est l’image finie de l’infini (image la plus simple et la
plus abstraite, la plus pure par l’équidistance des points). cf. Droite —
on peut étudier les propriétés réelles et symboliques des figures de la
géométrie, comme les propriétés des êtres naturels.
[278]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 190
On dit encore que c’est possibilité et non réalité. Oui, c’est vrai,
mais on ne nous explique pas comment la possibilité est possible ni ce
qui fait sa richesse et sa convenance effective avec l’Être.
*
Le temps est le lieu des apparences, mais puisqu’il est entraîné
avec elles, il est donc aussi une apparence.
*
Le temps naît et meurt et il n’y a pas de meilleure preuve qu’il ap-
partient lui-même au devenir.
*
[280]
Manuel de métaphysique. — 1ère Partie : L’existence.
1) Tout objet, même s’il est pris seulement dans son idée, suppose
l’être en général qu’il détermine au moins idéalement.
2) Avant toute expérience, il ne peut être fait nulle question
concernant un objet possible — ou le néant, — ou la question même,
— ou le sujet qui la fait sans que l’être soit supposé.
3) Le Problème de l’Être, dès qu’il est posé, implique l’être comme
déjà posé.
4) Toute détermination enveloppe l’être doublement, puisqu’elle le
détermine et qu’elle le reçoit.
5) Puisqu’il y a des illusions, il faut aussi qu’il y ait des êtres illu-
soires.
6) Tout ce qui est est absolument. La relativité concerne seulement
une subordination entre les qualités de l’être. [Toute relativité se ré-
duit à l’ordre de l’avant et de l’après.]
7) Il n’y a pas deux manières d’être, — ou bien — l’être ne reçoit
pas le plus et le moins, — ou encore — l’être est univoque. La distinc-
tion de l’apparence et de l’existence porte sur des déterminations de
l’être, mais en tant que telle l’apparence existe absolument.
8) Tout ce qui est est concret, déterminé, individuel et unique. Sous
le rapport de l’existence tous les êtres sont identiques ; mais ce qu’il y
a en eux d’identique, c’est précisément qu’ils sont posés avec leur ori-
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 192
ginalité propre, qu’ils font tous partie de l’univers avec une individua-
lité plus que numérique.
[281]
9) Le néant n’a point de part à l’existence et l’idée de néant est
contradictoire ; c’est celle d’un être indéterminé. [L’existence de la
mémoire prouve la spiritualité essentielle même de la matière.]
10) L’être est transcendant par rapport aux qualités. On ne peut
l’obtenir par la juxtaposition des qualités, puisque chacune d’elles et
le tout qu’elles forment doivent posséder d’abord l’existence au moins
en idée avant d’être seulement pensés.
11) L’être est à la fois donné et nécessaire. Ces deux caractères au
lieu de s’exclure s’impliquent quand il s’agit de l’universel. Le néces-
saire est nécessairement donné dès qu’un être fini, — c’est-à-dire une
sensibilité, — est supposé. Mais ce donné implique nécessairement
l’universalité, ce qui n’est possible que parce qu’il est nécessaire sous
le point de vue de la pensée.
12) Ce qui est donné dans la sensibilité figure ce qui est dans
l’absolu. Et ce passage du donné à l’être s’effectue par la nécessité qui
est le rapport de l’absolu à la pensée d’un être fini. [Nulle justification
du donné dans l’expérience. Nulle justification de l’absolu dans
l’ontologie. Ainsi la nécessité est une relation, mais non point
l’existence.]
*
Dans l’éducation il faut borner les sciences à l’utilité et c’est les
borner à soi-même, mais de se connaître soi-même et la place que l’on
a dans l’univers, est-il rien qui soit plus utile ?
[282]
*
Si l’amitié de la femme est possible sans exclure la volupté char-
nelle et sans y succomber, elle est plus parfaite que l’amitié de
l’homme. Elle intellectualise l’amour et il est plus beau sans doute
d’élever la volupté charnelle jusqu’à l’intelligence que de rabaisser
l’amitié intellectuelle aux complaisances socratiques.
On légitime le plaisir par les fins de la nature. Mais s’il y a une fin
de la nature, c’est la génération et non le plaisir. Or si l’utilité seule
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 193
*
Il faudra encore chercher le lien entre les deux idées de distinction
et de présent.
*
Le principe représentatif et l’obligation de voter sont des précau-
tions contre la révolte, puisqu’on veut obliger à accorder les principes
de la police et de la perception des impôts ceux même qui sont le
mieux décidés contre l’usage qu’on en fait.
*
La force. Elle n’est ni proprement spirituelle, ni proprement maté-
rielle, ni un intermédiaire entre l’esprit et le corps. Mais elle se déduit
de la durée même des phénomènes, du passage de l’un à l’autre dans
le temps.
[286]
*
Quelle que soit la hauteur des vertus auxquelles la guerre donne
naissance, le premier mouvement du cœur la repousse parce qu’elle
est horrible, injuste et brutale. On doit donc travailler à l’abolir. Ceux
qui la considèrent comme providentielle ont les yeux attachés au pro-
blème du mal et la conduite de l’univers est pour eux entre les mains
d’une destinée féroce et d’un Dieu-bourreau.
*
Il n’y a que des avantages à exclure l’artiste et le philosophe, ces
oisifs, des rangs ordonnés de la société matérielle.
*
Le sentiment de communion avec le réel peut aller à un tel excès
que nous en éprouvions comme une souffrance languissante [extase
pénétrante].
*
Tous les péchés que l’on connaît sont des péchés contre la société
et l’opinion. On ne discerne pas les véritables péchés qui sont inté-
rieurs et contre l’Esprit.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 196
[293]
*
Ne jamais rien désirer qu’on ne puisse obtenir. De telle sorte qu’il
n’y ait pas d’écart entre le désir et la possession et que le désir ne dif-
fère point de l’amour qui nous unit à l’objet même, quand nous le pos-
sédons.
Ne jamais admirer du dehors une idée qui nous demeure étrangère.
Mais se rendre capable de la penser et se mettre à sa hauteur. Ou in-
versement en lui donnant la vie, la porter à notre hauteur, à la hauteur
de l’Esprit.
*
Si la débauche est un vice, si l’adultère est une faute, ce n’est pas
par des raisons physiologiques qui ne sont pas profondes et qui sont
seulement l’image des véritables. C’est qu’il y a dans l’âme une trom-
perie. C’est que le sentiment est grossier, commun, égoïste et indiffé-
rencié. C’est qu’il ne s’élève pas au-dessus du plaisir. C’est que dans
aucun cas la personne ne se donne : aussi bien ne craint-elle pas de
faire souffrir. Tout est en surface. Le libertinage, c’est le scepticisme.
[Il y a aussi une façon d’être fidèle qui est extérieure et sociale.]
*
J’ai quelque peine à imaginer une conduite qui soit vraiment égoïs-
te ou vraiment criminelle.
[294]
*
C’est l’essence même du désir de craindre également d’être satis-
fait et de ne point l’être. Il n’y a de désir essentiel que le désir de dési-
rer.
*
L’intelligence rayonnante de Socrate rendait séduisants son visage
même et son corps.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 201
tivité au Tout). Ainsi la créature porte en elle un poids lourd qui est la
rançon de l’acte même de la création.
*
Ce qui fait l’incomparable profondeur du dernier regard des mou-
rants, c’est qu’ils considèrent ce qui est autour d’eux comme s’ils le
voyaient pour la première fois.
*
L’Absolu est intérieur à l’Être ; s’il n’est pas l’individu, il reste
qu’il soit la personne.
*
L’esprit systématique de Kant le conduit à faire du moi une abs-
traction pure. Il suffisait pour le rendre concret d’écouter comme les
mystiques notre vie intérieure et de sentir sa relation avec Dieu. [Il
s’est perdu par la réduction de l’acte à la règle.]
[300]
*
Acquérir pour dépenser, c’est la loi fondamentale de toute vie, du
savoir, de l’art, de la morale (nutrition + reproduction = mémoire +
imagination = savoir technique + création).
*
Il y a dans l’idée de l’avenir une sorte de mystère qui l’apparente
avec le transcendant où il est fondé.
*
La réserve et la fierté ne vont pas avec l’intelligence ; c’est la dou-
ceur de cœur et la sincérité de la sympathie qui nous ouvrent l’âme
des autres hommes et même la nôtre.
*
Inaptitude aux langues et à la musique.
*
L’amour n’est rien de plus qu’une sorte de consentement à la vie.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 205
Une chose bien évidente, c’est que c’est toujours celui qui admi-
nistre qui est le serviteur. Il est plus aisé d’obéir, et dans l’obéissance
l’esprit, hors de toute préoccupation, garde la liberté et l’immatérielle
pureté. [301] [Il y a aussi des cas dans lesquels la véritable docilité est
de ne pas se refuser à commander.]
*
La diversité des êtres a son image à l’intérieur de chaque âme dans
la diversité de ses sentiments. Et il est aussi impossible de pacifier une
âme que de pacifier l’humanité. [Il y a un désir de la paix qui est un
désir de paresse et de mort. Il y a un désir de la paix qui est un désir
de la vie immatérielle et bienheureuse.]
*
Il y a une certaine volonté de bonté qui paralyse la bonté comme il
y a une fierté de la connaissance qui obscurcit la connaissance.
*
La jouissance est plus noble que l’utilité.
*
L’état le meilleur de l’humanité n’est pas la première innocence,
mais l’innocence reconquise après le péché.
*
La prescience se confond avec l’omniscience et n’est plus un scan-
dale devant la liberté dès que le temps apparaît comme une forme de
connaissance propre à un être fini.
[302]
*
Quel que soit l’objet sur lequel on médite et même dans le cours, il
faudra s’abandonner à la révélation intérieure par une sorte d’absence
de préoccupation et de sympathie vive pour la vérité, au lieu d’essayer
de réaliser une construction humaine.
*
Le vice essentiel, c’est de ne croire qu’à sa vertu et de regarder
avec défiance ou tout au moins avec indifférence la vertu des autres.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 206
La volonté s’use et finit par perdre tout son ressort quand elle se
propose des fins trop nombreuses — ou [304] qu’elle les examine trop
— ou qu’elle apporte trop de minutie et de scrupule dans l’exécution.
*
La grande découverte de Kant, c’est, en faisant du temps une for-
me, d’avoir ôté à l’évolution toute portée métaphysique.
*
La prière est d’abord la reconnaissance de notre dépendance à
l’égard de l’absolu : et c’est un acte de l’intelligence. Mais en même
temps la volonté se trouve dirigée par cet acte même de l’intelligence.
Et c’est pour cela que la prière est soumission, humilité, imploration.
Mais c’est ce qu’il y a en nous de purement individuel qui implore.
*
Dans la question de la grâce, la querelle est encore entre la démo-
cratie et l’aristocratie (grâce pour tous ou pour une élite).
*
Toute la vie morale consiste dans une composition entre le renon-
cement qui est nécessaire à l’égard des biens matériels et de la vie
même — et l’abandon délicat et fort à toutes les puissances et à toutes
les jouissances que la nature nous offre. Mais la richesse de la vie ne
va pas sans harmonie ni par conséquent sans subordination et sans
sacrifice.
[305]
*
Il est vrai de dire que la vérité est voilée par le sensible ; mais ce
voile n’est pas réel, c’est l’infirmité de notre regard. Et de l’avoir re-
connue, cela ne doit pas empêcher le regard, dans ses limites, de
s’exercer. [C’est tout pour lui de voir la lumière, et non l’objet qu’elle
éclaire. Il n’y a pas d’autre objet que le voile.]
*
Il faut que le goût de la matière soit désintéressé ; au lieu de la rap-
porter à nous, il faut voir en elle une image universelle de la pensée.
Autrement on ne s’y abandonne pas pleinement et les plus vertueux
recevront un trouble qui les conduira aux violences ascétiques.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 208
*
L’attachement que l’on a pour nous est un danger plus subtil mais
plus grave à l’égard de l’esprit que l’attachement que nous avons pour
un autre.
*
Les froissements mêmes que nous avons avec les autres hommes
ne sont que la réalisation des froissements qui se produisent à
l’intérieur de nous-même entre les différents éléments de notre vie
intérieure. Tant il est vrai qu’il y a une unité indivisible de la spiritua-
lité.
[306]
*
On n’oublie jamais les choses que l’on veut retenir. Je parle de cet-
te volonté plus profonde que la volonté ne gouverne pas.
*
Le véritable pardon des offenses, c’est l’oubli des offenses ; et l’on
n’oublie les offenses que si l’on n’a pas été offensé.
*
On imagine souvent la mémoire comme une faculté passive, sorte
de don de Dieu et tel qu’on l’a ou qu’on ne l’a pas, sans qu’on puisse
agir sur elle, sans qu’elle engage la valeur de notre personne. Cepen-
dant il n’en est pas ainsi, du moins si on n’oublie pas ce que l’on veut
retenir, à quoi l’esprit s’est donné tout entier. Et la force de la mémoi-
re ne se distingue pas alors de la force de l’esprit. Se rappeler en ce
sens, c’est avoir fait une action nôtre, être indéfiniment capable de
l’accomplir à nouveau, l’avoir fait entrer dans la sphère de notre per-
sonnalité consciente.
*
L’intuition est une connaissance intellectuelle que l’on refuse de
pousser jusqu’au dernier point.
[307]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 209
ger sa vie dans le temps sans que le rapport de la matière et de son être
n’engendre un progrès qui exprime la sphère créatrice des êtres finis.
Mais cette création ne va pas au-delà de notre rapport avec l’univers ;
la partie même de la matière qui forme notre corps qui atteste et mar-
que notre finitude est soustraite à notre action (contre la médecine).
*
[Le respect à l’égard des anciens.] Il y a dans les opinions humai-
nes quelque chose de mobile, de variable, de réformable qui marque
leur incertitude, qui témoigne de notre activité hésitante, [chercheuse,
mais capable de s’amender et d’aller plus loin ou plus profondément.]
Cela empêche de les prendre comme un absolu, cela nous rend à leur
égard ironique et sceptique tant qu’elles sont là, que la vie se débat
autour d’elles, qu’elles se dégagent et se purifient. Cependant lors-
qu’elles se sont fixées au cours des siècles, elles prennent plus de re-
lief et de valeur : devenues irréformables comme le passé même de la
nature, elles accusent aussitôt pour nous un caractère éternel de la
conscience humaine. [Cela fait pour nous-même aussi la puissance de
l’écriture à l’égard de la parole.]
[311]
*
Les attaques contre la raison en font la faculté de l’abstrait et de
l’irréel. Ce qui est bizarre, car qu’y a-t-il de plus concret, de mieux
individualisé que l’essence de la Raison ? De la développer, c’est dé-
velopper l’intelligibilité réelle du monde. L’invention du possible est
un signe de l’orgueil humain comparant sa propre faculté créatrice à la
création de Dieu. [Encore faut-il prendre la Raison non comme une
règle, mais comme l’acte de cette règle. Et c’est la règle qui vient
après.]
*
Dans P. tout tourne autour de la grandeur et de la petitesse. Mais
que cela marque encore de vanité ! En réalité il n’y a rien de grand ni
de petit, bien que l’on puisse distinguer en nous l’ordre de l’absolu
(ou de la pensée), l’ordre du relatif (matière et sentiment). Mais le re-
latif même comme tel trouve dans l’absolu sa raison d’être et la place
de son être.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 212
[315]
*
La relativité va elle-même et comme telle à l’absolu. Et c’est pour
cela qu’en manquant à notre patrie et à notre religion, nous qui som-
mes des êtres relatifs, nous manquons à l’absolu. [Les religions pour
répondre à leur objet doivent être toutes différentes comme les races
d’hommes et puisqu’il faut qu’elles aillent à l’absolu, elles doivent
prétendre toutes à la catholicité.]
*
Avant la diffusion de l’imprimerie, il était impossible qu’on ait cet-
te illusion qu’écrire, c’était déjà agir.
*
La continuité, image sensible de l’unité du monde. [Dire que le
monde est un, ce n’est pas encore lui appliquer le nombre, c’est dire
qu’il est antérieur au nombre, mais le comprend et le soutient.]
*
C’est quand les jugements sont les plus fermes que les sentiments
sont les plus doux.
*
On sent renaître en soi les sentiments et les désirs quand la pensée
n’est plus tout à fait bonne [claire, vive, harmonieuse].
[316]
*
Il y a une pénétration naturelle entre les âmes parce qu’elles vivent
toutes en Dieu [qui est tout entier partout]. La matière au contraire est
le lieu de la séparation et de l’individualité. Les esprits qui s’opposent
sont ceux qui s’abandonnent et ne sont rien de plus que le reflet des
corps auxquels ils sont associés. Les corps se cherchent par l’amour
qui semble une image de la vie spirituelle. Mais l’égoïsme et la jalou-
sie y demeurent attachés et montrent quelle est sa véritable source.
Ainsi on ne monte pas de l’attrait physique à l’amitié spirituelle, mais
on risque de corrompre l’union des âmes par les complaisances de la
chair, dans le mouvement même où on espère la porter au dernier
point.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 215
*
Le paganisme et le culte des saints expriment une vie profonde. Il
n’y a d’erreur en eux que si l’on se limite à eux. Mais ils atteignent un
principe réel de spiritualité et dépassent le spectacle des choses. Le
paganisme remonte jusqu’à la vie animée de la nature, le culte des
saints divinise et éternise les grands sentiments de bienveillance et
d’amour qui ont éclos dans les âmes individuelles. L’un et l’autre vont
à l’éternité. Le culte des saints est plus intime et plus humain. L’un et
l’autre trouvent leur plénitude et leur principe dans l’acte pur de
l’intelligence universelle.
[317]
*
L’intelligence a plus de vivacité et d’élan dans la maladie et dans
une allégresse claire et détachée de tout intérêt, qui est au-dessus de la
santé du corps et de son équilibre. En dessous et au-dessus de la santé
comme si la vie organique dans son milieu ne laissait à l’intelligence
aucune pente pour s’élancer.
*
Descartes découvre l’activité de la pensée, mais l’applique aussitôt
aux choses ; il ne prend pas conscience de cet acte considéré dans son
essence et au moment de son accomplissement. Il fait de la philoso-
phie pour garantir l’objectivité de ses connaissances. Pascal est appli-
qué à la réalité spirituelle et individuelle, le doute méthodique inutile à
P. comme à tout homme qui n’est pas constructeur et qui s’appuie sur
l’expérience. L’intuition est donc le point de départ de la science en
même temps qu’elle ouvre le passage de la science à la religion. Mais
le sens de la vie est de faire descendre l’intelligence pure dans la sen-
sibilité et dans le particulier. La nécessité appartient à l’acte intellec-
tuel ; mais comme cet acte constitue le fond de notre nature, ce qui est
nécessité à l’égard des choses est liberté à notre égard.
*
Celui qui est secret engendre jusqu’en lui-même une suspicion
contre les sentiments les plus légitimes.
[318]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 216
parce qu’il peut être froissé par elles, parce [321] qu’il attend d’elles
le plaisir, parce que dans le plaisir même il éprouve un état de trouble
où il subit sans comprendre. Dans l’activité par contre on doit attendre
sans doute une grâce, mais par cette grâce nous créons notre joie et
notre joie est une lumière pure.
*
Dans le passé tout est déterminé, dans l’avenir tout est libre. La
matière est assujettie à des lois et exprime sur le cours de notre vie le
poids du passé. L’avenir est le champ découvert de nos activités spiri-
tuelles. Les individus considérés comme des êtres donnés (matière) ne
peuvent agir que conformément à leur nature ; cependant l’homme est
placé entre la matière où il se complaît et l’esprit qui le domine ; et il
y a un point dans son éternité d’où il peut par un consentement sans
violence se laisser éclairer par L’Esprit ou entraîner par la chair. Là
est la Liberté.
*
L’Homme reste indépendant des créations naturelles comme Dieu
du monde. Mais Dieu et le monde sont inséparables comme l’homme
et la femme. La fonction féminine est de réaliser dans la nature une
image de l’homme comme la vie réalise dans le monde une image de
Dieu. La destinée de l’homme s’accomplit dans son union avec la
femme, tandis que dans son union avec Dieu il dégage son essence : il
est sûr que dans l’union solitaire avec Dieu nous préférons la connais-
sance à la vie, tandis que dans l’union en Dieu par l’union de la fem-
me, nous haussons notre existence [322] terrestre poussée au dernier
point de sa réalité et de sa perfection jusqu’au principe qui la suppor-
te. L’homme doit devenir parfait pour que la femme ait un modèle
parfait à réaliser dans la matière.
On demanda à Theano, femme de Pythagore, combien de temps il
faut à une femme pour devenir pure après avoir eu commerce avec un
homme, elle répondit : « Si c’est avec son mari, elle l’est sur l’heure,
si c’est avec un autre, elle ne l’est jamais. »
*
Quand un rapport s’établit avec un autre esprit, on peut exercer sur
lui une influence fascinante, et le danger est de l’exercer dans le sens
de ses propres désirs.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 219
*
Ceux qui vivent dans le temps sont toujours pressés et partout ils
veulent arriver tôt, ceux qui vivent dans l’éternité ne veulent rien pos-
séder avant le temps de maturité et de perfection.
*
La Vérité est l’essence, mais inséparable de ces deux propriétés de
la Beauté qui est sa lumière et du Bien qui est sa chaleur. [Le vrai et le
beau sont abstraits à côté de la Vérité et de la Beauté. Quant au Bien,
c’est l’indétermination même, il faut dire l’Amour. La Beauté est
l’intermédiaire entre la vérité et l’amour. La vérité est le faîte de la
dialectique intellectuelle [323] ascendante. L’Amour est le moyen et
le terme de la Descente et de l’Expansion créatrice.]
*
L’Éducation s’adresse au corps et l’instruction à l’entendement.
Mais l’initiation est la découverte de l’intelligence par elle-même.
*
Pour comprendre le Ciel il faut avoir traversé la Terre et les Enfers.
*
La vie serait incompréhensible si son but était de chercher la véri-
té ; il faut donc que nous la possédions.
*
Il y a des égoïstes féroces qui poussent leur égoïsme jusqu’à la dé-
votion par l’unique pensée du sort de leur âme et de leur salut.
*
Je pense que le combattant rentrera avec le goût du repos, et le pri-
sonnier avec le goût de l’action.
*
Si les enfants parlent d’eux-mêmes à la 3e personne, c’est le signe
sans doute qu’il est naturel à la personne de considérer l’individu
comme un objet.
[324]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 220
*
La méthode classique est mauvaise parce que, en rapprochant les
fragments d’un auteur, elle fait qu’ils concordent ou divergent par leur
matière au lieu de s’unir dans le courant sinueux et tourmenté de la
vie qui les a fait naître. [Contre les mosaïques des critiques.]
*
Ne renoncer à rien, à aucune passion, à aucun instinct, mais déga-
ger la part d’activité qui se trouve dans les états inférieurs, les rendre
plus clairs, plus forts, plus vifs et plus purs. Celui qui renonce à la ma-
tière en faveur de l’esprit ôte à l’esprit sa substance même et sa vie. Il
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 223
velle. C’est quand elle vient de sillonner votre esprit qu’il ne faut pas
laisser la réflexion volontaire s’y attarder ou y revenir.]
*
Vous êtes d’une force inébranlable dans ce que vous pensez. Mais
les paroles ressemblent souvent aux idées et parce que vous copiez ce
que vous savez que vous pensez, vous prêtez à toutes les critiques et à
tous les [332] ridicules. Vous déshonorez vos idées sous le vêtement
que vous taillez pour elles.
*
L’activité est infinie parce qu’elle est absolue et indivisible. Tous
les objets sont finis et l’activité qui les sépare ne peut en atteindre la
suite que par une progression indéfinie.
*
L’infini qui étonne l’imagination et marque ses limites est pour
l’intelligence le terme suffisant et adéquat de son activité.
*
La sensibilité marque dans la conscience la limitation, la passivité,
l’influence du corps, — la mobilité marque dans le corps le principe
de vie, l’activité, l’influence de l’âme.
*
Il suffit à l’âme humaine de voir comment elle se rattache à Dieu et
y retourne, et ce n’est pas une question humaine de demander com-
ment l’infinité de Dieu s’exprime par la multiplicité des âmes finies.
*
Il faut déduire l’espace et si on y parvient, le sensible aussi sera
déduit. L’espace est le nœud où l’intellect [333] et les sens se rejoi-
gnent. La géométrie analytique abolit le lien des sciences pures avec
la nature : elle est une œuvre de l’entendement humain. La géométrie
pure possède seule une portée métaphysique. L’espace est sensible et
l’intellect dépasse toujours, mais sans la contredire, la connaissance
que les sens nous en donnent. [Il y a là la convenance la plus haute de
l’esprit et des sens, le point de convergence le plus rigoureux.]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 226
[335]
EN CAPTIVITÉ
VARIA VI
*
La volupté est un art auquel il faut fixer des limites aussi, — assez
près de la nature. L’art a un caractère de décoration et il est fait pour
le plaisir des sens, pour le spectacle. Qu’il ajoute à la nature, la suive
et la dépasse, qu’il soit activité et création, c’en est le principe et non
l’état [inspiration]. Et il ne faut pas non plus que l’idée étouffe le natu-
rel et la vie même. La volupté a aussi pour principe la génération et
pour état le plaisir des caresses. Et le rapport est le même. Nous ne
serions pas supérieurs à l’animal si nous renoncions à l’art et à la vo-
lupté. Par l’art notre individualité communie avec la nature et par la
volupté, avec un être comme nous élu par l’amitié.
*
L’être borné ne rencontre jamais la totalité des choses que par la
limite éternellement évanouissante du présent. Par là aussi il cesse
d’être absorbé en elle, il dégage son existence indépendante et la spiri-
tualité individualisée de sa conscience temporelle.
[340]
*
La chasteté ne peut pas être une vertu parce qu’il n’y a pas de vertu
négative.
*
Si tout réside dans l’essence, quelle est la différence entre un ger-
me qui meurt comme germe et un germe qui s’est développé ?
*
C’est par un défaut de largeur que poussant une vue jusqu’au der-
nier point on entre en bataille contre toutes les autres : c’est ce que
l’on voit qui nous cache ce que d’autres peuvent voir ; il faut avoir
moins de retenue dans l’esprit et en avoir plus dans le tempérament.
— Il faut aller jusqu’à l’extrême dans toutes ses pensées ; mais il y a
un milieu de toutes les pensées d’où on les voit rayonner à l’infini
sans se contredire.
*
Est-ce l’ibis qui a enseigné la seringue aux apothicaires ?
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 231
quer la voie de ma destinée, qu’il s’exprime par une vie ouverte, ac-
cueillante, simple et populaire, la vie d’un artisan honnête et modeste.
*
Ne laissez pas les impurs s’approcher de votre cœur, mais votre
cœur pourra s’ouvrir à tous si votre seul contact est purifiant. [Ne pas
ouvrir son cœur à ceux qui n’y auraient point accès, pour qu’il ne se
referme pas dans un morne chagrin et une dureté découragée.
Entr’ouvrez seulement votre cœur, mais ne permettez pas en l’ouvrant
que la brutalité et le mépris puissent rire sur le seuil en refusant
l’entrée.]
[343]
*
Il faut être austère au dedans et séduisant au dehors [ex. : le style].
*
Il faut montrer l’écorce et les fruits, mais non les racines et la sève.
*
La religion a reçu une forme sociale et matérielle. Il est de sa natu-
re d’admettre l’efficacité sacramentelle, de ne recevoir les saints que
par des miracles visibles.
*
Le progrès de la pratique est le signe qu’on a trouvé la vérité intel-
lectuelle : mais on ne peut s’y complaire aux dépens de la pratique,
sans la perdre.
*
Il n’y a de justice que sociale, de charité qu’individuelle. La justice
est plus visible et la charité plus sensible. La justice défend, et répar-
tit ; c’est toujours la charité qui agit. Loin de vouloir que la charité
devienne justice, il faut que l’ardeur de la charité rende inutile la justi-
ce. [Les gens qui craignent d’être redevables craignent seulement les
rapports spirituels avec les autres hommes, leur propre spiritualité.]
[344]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 233
*
La mode littéraire philo-mondaine a un caractère profond parce
qu’aucun aspect de la vérité ne peut nous satisfaire pleinement ; il
nous paraît étroit et sans vie dès qu’il est épuisé.
*
Le miracle selon Pascal ne peut être cru que par celui à qui il sert.
Le miracle est un rapport direct avec Dieu, sentiment et intellection
des causes, qui n’exclut pas mais surpasse un ordre extérieur et qui
s’impose matériellement.
*
Trois personnes en Dieu comme trois dimensions dans l’espace.
Autrement il serait impossible de le représenter comme un être. La
longueur est comme la puissance, la largeur comme la bonté, la pro-
fondeur unit et réalise les deux comme la sagesse.
Les dogmes religieux expriment tous la vérité, mais chaque esprit
n’est capable d’apercevoir leur force que séparément et échoue quand
il veut les unir.
[351]
*
Peut-être le progrès humain comme le progrès individuel accroît-il
du même coup la somme des biens et la somme des maux, comme si
le niveau de chaque être, de chaque société et de l’humanité, fixé une
fois pour toutes, ne pouvait être ni abaissé ni élevé.
*
La prière chez Fénelon est plus spirituelle et moins émue par la
pensée du Christ que chez Pascal.
*
Il y a dans le danger un manque de sang-froid, une nervosité qui
n’est pas la peur. Et la peur aussi n’exclut pas toujours le sang-froid.
*
Faux mystiques ceux qui attendent tout du sentiment et du sub-
conscient. La véritable mysticité est intellectuelle, tranquille et apai-
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 238
*
Ce n’est pas de combattre le désir et de le vaincre qui est bon, c’est
de ne pas le laisser naître. Le désir est une épine qui après nous avoir
piqué nous brûle par le venin qu’elle enferme.
*
Il est bien meilleur pour nous de créer notre bonheur et de le sou-
tenir que de l’avoir reçu. Or c’est de l’avantage de leur activité sur
leur passivité que se plaignent les pessimistes.
*
Les parties ne sont liées entre elles que par leur imperfection, de
sorte que l’imperfection des parties fait à la fois la perfection et l’unité
du tout.
L’objet de notre amour est toujours différent de nous et nous com-
plète : ce qui peut le faire paraître semblable, c’est que nous réalisons
en lui notre aspiration au tout et à l’unité.
[354]
*
Souvent la raison entortille la vue droite de la vérité et obscurcit la
lumière naturelle.
Il y a quelque chose de faux et d’étroit dans toute connaissance
parce que la connaissance transporte l’objet dans notre entendement et
l’y reçoit selon sa capacité. L’amour va chercher l’objet au dehors et
l’embrasse tout entier et tel qu’il est (en Dieu).
*
Le sentiment d’union avec Dieu n’est que la réflexion directe dans
la créature de la charité de Dieu à son endroit.
*
Pour aimer pleinement les créatures il ne faut pas répartir son
amour entre elles, mais il faut reporter sur chacune d’elles l’amour
parfait, indivisible et un qui nous unit à Dieu, puisque Dieu s’exprime
tout entier dans chacune de ses œuvres.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 240
Les jésuites qui sont pour la liberté ont une pratique de domination.
Et les jansénistes, intransigeants dans la pratique, incarnent la liberté
jusqu’au martyre, bien qu’ils représentent le fatalisme de la grâce. [La
pensée horrible de la prédestination et qu’on est damné.]
Les jésuites connaissent mieux l’homme et ils savent tourner
l’individualité à Dieu. Les jansénistes ne [355] connaissent que des
rapports théologiques rigides, leur vie morale marque la même rai-
deur ; et l’individualité, que l’on veut humilier, devient impliable.
*
Ce n’est pas assez de mettre la vie de l’esprit au dessus de la vie du
corps, mais il y a dans l’esprit même un centre d’activité, de consen-
tement et de lumière qu’il faut mettre au-dessus de toutes les connais-
sances et de tous les sentiments.
*
Le scrupule est une sorte de rêverie morale (oisiveté, raffinement,
passé).
*
Ce qui produit la satisfaction spirituelle, c’est la connaissance du
bien que nous venons de faire. Mais il y a une sorte de bien sans
connaissance, qui est spontané et naturel, qui est l’action de Dieu en
nous, la touche de la volonté divine sur la volonté humaine et à laquel-
le l’intellect humain — et par suite le sentiment humain — ne pren-
nent aucune part. C’est que la volonté, qui est le premier commence-
ment et le premier moteur, participe à la vie spirituelle avant
l’intelligence dérivée de l’homme, qui au lieu de se tourner directe-
ment vers Dieu, se tourne le plus souvent vers les œuvres humaines
pour les connaître par Dieu.
[356]
*
Les douleurs, mauvaises quand on s’y complaît et dans tous les cas
quand on se les donne.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 241
*
Le Verbe. — Il exprime l’affirmation, c’est-à-dire l’acte essentiel
de la pensée (verbe) ; et bien qu’un rapport de temps y soit joint, ce
rapport n’est pas essentiel (comme on le conclurait du mot Zeitwort).
[358] Dans les propositions les plus essentielles (Dieu est infini) au-
cun rapport au temps ne se trouve enveloppé. — Le verbe ne désigne
pas l’action (ou la passion) dans les choses ni le passage. Il désigne
l’action dans la pensée, c’est-à-dire la liaison.
*
« Le plaisir prend sa justification de sa vivacité ». S’il est morne,
s’il est lent, il est dégoûtant [le mouvement intellectuel].
*
Tout ce qui suppose une atmosphère doit être éliminé de la sculp-
ture. [Le sculpteur se corrige en retranchant et le peintre en ajoutant.
(St Chrysostome) Comparaison à propos de l’éducateur.]
*
L’immortalité, ce n’est pas que l’être qui dure se souvienne, mais
que l’état qu’il a vécu ne puisse plus être aboli et persiste éternelle-
ment comme souvenir, c’est-à-dire en esprit. [On ne peut pas plus
anéantir le passé spirituellement que le présent matériellement. Le
souvenir n’est pas reproduction, mais permanence.]
*
Au commencement la lumière obtient une victoire sur l’universelle
nuit. Et pourtant cette victoire n’est pas complète. La lumière éclaire
la surface des corps et non leur intérieur, leur réalité. De sorte que la
matière [359] dans son essence reste le royaume des ténèbres et que la
lumière ne l’effleure que par une limite.
*
Écrire un livre des « quatre éléments » considérés à l’égard de la
vie.
[Le feu purificateur spirituel par la lumière
La terre des décompositions et des germes
L’air et le souffle de la vie. La dispersion.
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 243
*
La lumière, la chaleur et la nuit, voilà nos dieux et l’image des
choses spirituelles. L’entendement éclaire comme la lune la nuit des
sens. Mais il tient sa lumière de l’intelligence.
[361]
*
La morale de l’intention, des résolutions, préfère l’avenir au pré-
sent. C’est ce qui lui donne une apparence spirituelle. Mais le vrai
bien est à la fois dans l’esprit et dans le présent, il est dans la clarté du
regard et dans l’amour dans le moment même où j’agis et pour vous
qui êtes là, devant moi.
*
Il y a une abnégation dans l’ordre physique et une ardeur de mourir
qui sont les images du renoncement à l’individu et de la paix en Dieu
dans l’ordre de l’esprit. [Le Walhalla — le Paradis des guerriers mu-
sulmans. — C’est par là que commencent les grands peuples pour
aboutir à la sainteté. Et cela, à son âge, est grand, fort, figuratif. De
part et d’autre c’est la réalisation de la personne sur les ruines de
l’individu.]
*
La peur de la destinée ne prévoit pas le malheur, elle fait plus : elle
l’attire.
*
Création et destruction s’accompagnent nécessairement et appar-
tiennent l’une et l’autre au monde du devenir. En y prenant place nous
nous soumettons à ces deux grandes lois. Mais dans le point de vue de
l’éternité, de la contemplation et du présent nous sommes étrangers et
indifférents à l’une comme à l’autre. [L’on [362] sent sa force et sa
liberté dans l’ordre de l’esprit et du présent, non pas dans l’ordre de la
création et de la durée.
Et tout ce qui est temporel serait froid et sans goût si la vie ne de-
vait pas finir.]
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 245
du mal qu’on leur fait. Mais ici encore tout va à distinguer entre la
relation des autres hommes à notre moi individuel qu’il faut renoncer
et leur relation à notre personne par où ils s’identifient avec elle en
Dieu.
*
Que les enfants parlent d’eux à la troisième personne, c’est le signe
que l’individu est toujours une chose pour le moi.
*
Scrupule — de n’agir point comme la plupart des hommes par ha-
bitude, par vanité et par égoïsme — et qui pourtant vivent et se sau-
vent.
Doute — d’être très près d’eux, mais de suivre des voies présomp-
tueuses et compliquées.
Confiance — qu’en tous il y a dans l’action et le sentiment la mê-
me simplicité créatrice.
[366]
*
Nous gouvernons le monde en cédant à l’influence de l’esprit uni-
versel ; et si nous perdons contact avec lui, les choses se passent enco-
re de la même manière, mais elles s’imposent à nous ; nous n’y parti-
cipons plus ; alors nous nous sentons contraints de toutes parts, et iro-
nie ! jusque dans notre vie intérieure, par les désirs. Si l’individu seul
en restant séparé du monde pouvait encore s’adapter à l’ordre univer-
sel, il y aurait là un consentement extérieur et nécessaire qui ne chan-
gerait pas sa nature d’esclave. Ce n’est que s’il se hausse jusqu’à iden-
tifier sa nature à l’Esprit pur qu’il se sentira à la fois libre et créateur.
— Et le problème philosophique consiste à déterminer quelle est la
partie de nous-même qu’il faut appeler moi ; mais on considère le moi
comme une chose alors qu’il est un acte, c’est-à-dire que comme cho-
se (trace figurée dans la matière) il est ce qu’on le fait. Ainsi la matiè-
re et la vie sont une puissance qui nous est donnée pour permettre à
l’acte pur de s’exprimer, à notre personnalité de se former. De telle
sorte que si la création implique l’existence d’esprits finis, leur desti-
née est de ne pas perdre le rapport avec l’esprit pur et de retrouver
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 248
[368]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 249
[369]
EN CAPTIVITÉ
VARIA VII
*
Quand on détache le dessin sur les fonds, on décore ; ce n’est que
quand on l’y mêle et qu’on l’en fait naître qu’on peint.
*
Le plaisir n’a de sens que par la douleur, comme la lumière par
l’ombre. Vouloir le plaisir sans la douleur, c’est vouloir le contradic-
toire et l’impossible. La vie divine consiste dans ce sommet où il n’y a
plus ni ombre ni douleur.
*
Il y a deux sortes d’enthousiasme, l’un qui se confond avec l’acte
de la pensée et qui est l’inspiration, l’autre qui s’applique à l’objet de
la pensée et qui est le romantisme.
*
Il y a deux causes opposées de la préoccupation : la sollicitation
extérieure du particulier et quelque grande [371] arrière-pensée qui
rend au contraire trop particulier l’objet de l’attention.
*
C’est sans doute parce qu’il n’y a pas de principes universels dans
l’ordre des choses, parce que tous les genres sont nominaux et com-
prennent seulement des individus différenciés, que le raisonnement le
plus conséquent ne peut pas contraindre la volonté. L’individu auquel
on s’adresse se soustrait à la conséquence par l’individualité sentie de
sa nature et de sa vie. Tout raisonnement est abstrait et ne vaut que
dans l’abstrait : il solidifie et prend comme une chose un simple acte
de pensée. Il passe de l’identité vécue à l’identité objective. [Le nomi-
nalisme est vrai des choses, comme le réalisme des actes de la pensée.
Il n’y a d’identité que dans l’esprit qui est toujours présent et paraît
toujours nouveau, toujours vif et créateur par rapport à la multiplicité
passive des choses. Il n’y a d’identité qu’en acte. L’identité introduite
dans la matière produit le mécanisme des habitudes et le langage abs-
trait.]
*
Prendre garde que l’attache au présent ne répande notre activité
dans le particulier et le momentané. Aussi faut-il avoir le sens de notre
destinée individuelle : cela nous préservera de l’ambition et de
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 251
nécessaire dans l’ordre des choses de telle sorte que la relativité hu-
maine de telle forme religieuse est elle-même un absolu.
*
La faiblesse des hommes les contraint à saisir la vie spirituelle
dans une réalisation temporelle. De là non seulement la religion chré-
tienne, mais encore la merveilleuse floraison spirituelle développée à
propos de l’histoire du Christ. Et cela est unique et privilégié, prévu
dans l’histoire du monde, élément nécessaire de l’ordre universel.
*
Univ. « Omne solum forti patria est, ut piscibus aequor. » [On peut
être au-dessous du patriotisme et au-dessus, n’y pas atteindre par
scepticisme ou le dépasser par acuité de la vie spirituelle.]
[374]
*
L’unique raison de la tristesse est de laisser perdre pour ne pas les
pousser jusqu’à l’extrême — les sentiments qui naissent en nous à
chaque instant.
*
Le grand mouvement de la vie intérieure a-t-il pour rançon les lon-
gues périodes d’indifférence et d’apathie ?
*
Il n’y a de bon que d’avoir des passions fortes, car il n’y a rien de
bon que quand l’homme se donne tout entier. Et dans l’objet de sa
passion il faut que l’homme considère une sorte de matérialisation de
la vie de l’esprit, de sorte que son activité entre dans un plein exerci-
ce, que sa sensibilité est comblée, que son désir trouve un aliment, que
son individualité, en rencontrant un terme d’union, réalise toute sa
destinée et communie pourtant avec le dehors et avec le tout. Dans la
passion l’homme s’exprime tout entier et rejoint l’univers. Dans la
passion la sensibilité au lieu de retarder l’activité est entraînée dans
son élan et l’accroît. Dans la passion le fini sort de lui-même : il at-
teint l’infini par le don de soi et la communion de l’amour, et puisque
la communion demeure individuelle, c’est qu’au lieu de se perdre
dans le tout [l’homme] donne au fini et au sensible la dignité de
l’Absolu. Puisque la passion est en nous, elle ne peut nous quitter ;
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 253
elle ne naît pas de son objet ; nous l’étendons à tous les objets. Ce-
pendant [375] elle suppose un choix où les nuances de notre indivi-
dualité trouvent un mode d’expression. Et plus elle est forte, plus elle
a de froideur et d’indifférence à l’égard des objets qu’elle n’a pas
choisis. La passion est médiatrice. Elle exprime notre liaison avec
Dieu sous les espèces du sensible et du fini. Et c’est pour cela que la
passion déchire et ruine notre individualité. Il ne faut pas que tous
ceux que nous aimons soient l’objet de nos passions. Le bon usage de
nos passions suppose à côté de nous l’objet le plus précieux et le plus
cher, le modérateur et le facteur d’équilibre, celui qui personnifie
l’harmonie des lois du monde, inférieur en éclat à tous les soleils par-
ticuliers, mais infiniment plus puissant.
*
On ne croit pas à la Providence par simple paresse d’esprit.
*
On n’est tout ce que l’on est que devant ceux que l’on aime.
*
Doute. — La vie spirituelle n’a-t-elle plus d’élan dans la solitude
que par une certaine faiblesse qui, nous détachant de la réalité et de la
vie, fournit à l’imagination un monde indépendant, semblable au
monde du rêve, où le moi se concentre, éprouve sans [376] résistance
ses facultés créatrices, se complaît en lui-même et renonce à agir dans
le monde ?
*
Il n’y a qu’une alternative : c’est de reconnaître la loi et alors on ne
l’approuve pas seulement, on la veut, et par suite on la crée, ou de la
subir et alors on souffre comme un esclave ou on est brisé comme un
révolté.
*
On demande à quelqu’un sa parole quand on veut qu’il soit ensuite
contraint malgré lui. C’est qu’on ne l’aime pas, qu’on veut la chose et
non l’homme.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 254
*
La fascination exercée par le passé nous porte soit à l’adorer, soit à
essayer de construire l’avenir avec des éléments séparés, stables
comme lui. [Le réalisé confondu avec le réel.]
[381]
*
Les idées sont comme des mères. Il y a en elles un principe de fé-
condité aussitôt que l’esprit les touche. Et c’est cette fécondité interne
de l’idée qu’il faut étudier plutôt que le mécanisme logique et éternel-
lement fixé de la Déduction.
*
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 257
*
Il faut être indifférent à tout jusqu’à ce qu’on découvre par une ré-
vélation douce et secrète que tel objet (ou tel être) est fait pour nous
spécialement.
*
Le patriotisme marque un défaut de la vie spirituelle ; mais il en est
l’image par son incomparable hauteur par rapport à l’égoïsme.
*
Il n’y a pas de plus grande distraction que le soin de n’en point
avoir.
[385]
*
Quand une faiblesse apparaît dans le tissu de notre âme, le tout de-
vient faible.
*
Parler à fond, au moins une fois, et dès lors pour toujours avec son
ami. Et c’est parfois le désir ardent et secret de toute une vie. Et c’est
aussi sa délicatesse peut-être qu’il ne soit jamais satisfait et qu’il ne
puisse pas l’être.
*
La nature n’est une première habitude que si l’existence absolue
est temporelle. Mais s’il n’en est pas ainsi, alors l’habitude est une
seconde nature et mime une première : elle exprime seulement à son
lieu notre essence individuelle.
*
L’homme cesse nécessairement d’inventer après la première jeu-
nesse : car à mesure qu’il sait davantage, il devient historien et sa pen-
sée se tarit.
*
Le tout est de n’être embarrassé ni par la vanité ni par la crainte et
de mettre sa confiance dans la clarté du regard que Dieu nous a donné.
[386]
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 260
*
C’est l’action de Dieu qui se réalise par la liberté de l’homme.
*
La raison a le pouvoir de s’appliquer soit aux sens, soit à la grâce
divine. Dans le premier cas elle fait la science, dans l’autre elle est
théologique. Il n’y a pas de philosophie de la raison intermédiaire en-
tre les sens et la grâce, entre la science et la théologie. Le monde
moyen des états d’âme est aussi celui de l’égoïsme, des complaisances
et de l’aveuglement. — La raison est un moyen, elle n’a pas de prin-
cipes propres.
*
Une vertu, c’est une passion gouvernée (et non pas réfrénée). Sans
la passion la vertu manquerait de force et de vie. Il n’y a pas de pas-
sion négative. — Les bonnes et les mauvaises inclinations sont les
images naturelles des vertus et des vices, loin de pouvoir y être
confondues.
*
La contrariété entre les vices fait qu’on ne peut les avoir tous.
L’harmonie entre les vertus produit l’effet opposé.
[387]
*
Celui qui se réconcilie ne rétablit pas l’état précédent, mais
l’améliore.
*
Le véritable amour craint de manquer de perfection, non de satis-
faction.
*
Il faut toujours être soi. Chacun de nous doit suivre une voie qui lui
est propre. La vérité de l’action s’exprime dans tout homme sous une
forme individuelle et unique. Mais c’est pourtant dans ce fond le plus
personnel de notre être que nous atteignons l’universel. Et quand on
en a pris conscience, il y a un nouveau danger qui est de faire de cet
universel un abstrait de la dépouille de cette vie et de cette subjectivité
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 261
*
Conservateur et révolutionnaire. — Les conservateurs veulent
conserver ce qui par essence change, c’est-à-dire les choses, et les ré-
volutionnaires ne voient pas que l’esprit qui anime l’avenir, c’est
l’esprit même qui a fait vivre le passé. Les premiers vénèrent un féti-
che matériel, persuadés qu’il est esprit, les autres n’ont pas plutôt per-
çu l’esprit qu’ils le corrompent et veulent le matérialiser. Aussi le
conservateur ne doit s’attacher qu’aux structures essentielles, aux ra-
cines et au tronc que les années ont formés ; l’esprit révolutionnaire
est la sève qui les traverse et qui produit toujours de nouvelles feuilles
et de nouveaux fruits. Le passé marque [391] nos limites et l’avenir
notre essor. Il nous appartient de faire le partage entre la nécessité qui
nous presse et le champ de notre activité. Les réalistes et les sages,
ceux qui n’attendent rien des choses, sont conservateurs. Les ambi-
tieux, les sentimentaux, les individualistes sont révolutionnaires. Il y a
de la vérité dans les deux partis et notre caractère fini fait que chacun
de ses aspects est représenté par des hommes différents. Mais le philo-
sophe n’a pas le droit de se jeter ainsi d’un seul côté. Le châtiment du
révolutionnaire, c’est que sa nature ne soit pas à la hauteur de son
idéal, qui avorte. Et dans la nature il y avait un principe de vie plus
profond qu’il a méconnu. Le respect du passé, de sa vie, de sa perma-
nence est excellent tant qu’il ne devient pas un fétichisme, absurde et
dénué de foi profonde, pour des signes matériels. Chacun de nous est
conservateur et il n’est révolutionnaire que dans ses aspirations sans
point d’appui. La morale abstraite (justice, liberté,...) est toujours ré-
volutionnaire ; aussi faut-il montrer qu’il n’y a de justice que dans le
cœur, dans la manière et point dans la répartition des choses. Il faut
que le jeune homme soit révolutionnaire et l’adulte conservateur. La
technique politique positive ne vaut rien que pour les politiques, elle
ne vaut rien pour les citoyens. A ceux-ci le sentiment suffit. L’égalité
est la loi des relations morales, elle n’a pas sa place dans le monde
matériel. Les conservateurs sont plus attachés aux choses, au bien-être
et à la richesse, de là leur stérilité, aussi affligeante que les désirs ma-
tériels des révolutionnaires. Un franc donné par l’État est beaucoup
moins grand qu’un franc gagné. Les sociétés morales qui se fondent
dans les pays neufs et qui sont protestants [392] cèdent à une sorte de
paresse et de peur de la vie réelle : quel que soit leur esprit évangéli-
que, les ermitages sociaux ne peuvent valoir la vie commune, comme
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 264
*
Beaucoup trop fier pour se plaindre des procédés d’un autre à son
égard.
*
En rejetant la passion prenez garde de rejeter aussi la profondeur
passionnelle. Car il y a dans la passion une avidité de l’absolu et un
goût de l’extrême. Mais c’est n’avoir confiance que dans la passion
que de croire qu’en se guérissant de la passion on n’a point d’autre
recours que le dilettantisme.
*
Je n’exige pas que vous vous détachiez des autres, mais que vous
vous consacriez à moi. Je hais les dons négatifs.
*
Le philosophe et l’écrivain restent toujours des écoliers. Et cela
n’est pas sans charme. Il n’y a que l’homme d’action qui soit devenu
adulte.
[396]
*
L’amour comme l’amitié se porte du premier coup jusqu’à
l’absolu. De sorte qu’on leur donne encore indéfiniment sans jamais
les accroître, semblables à la mer qui reçoit l’eau des fleuves sans
changer de niveau.
*
Il y a ceci de vrai au théâtre que le personnage se présente devant
le public comme devant la vie.
*
Dans l’amour l’autre moi est plus moi que le mien, car il est mon
moi actif, celui que je voudrais être.
*
L’ambition tend à faire rayonner sur tout le monde matériel notre
moi subjectif et particulier. Mais dans la sagesse notre moi fini reçoit
l’impression du moi universel ; et si par ses limites il acquiert une pla-
ce exactement déterminée dans le système des existences, dans son
Louis Lavelle, Carnets de guerre 1915-1918. (1985) 267
Fin