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2 – Transmission et expérimentation

a – Des textes pour des lecteurs


15Portés par l’autorité de leur auteur, et malgré une légitimité ecclésiale instable, les textes
spirituels sont particulièrement remarquables par l’efficacité qu’ils cherchent à avoir sur leur
lecteur. Il nous faut maintenant préciser ce rapport au lecteur, ce qui nous permettra de
comprendre la place des textes spirituels dans l’existence croyante.

16Le texte spirituel s’adresse à son lecteur dans un rapport de formation. L’homme ou la
femme expérimentée écrit, souvent à la demande d’un tiers, pour faire part à d’autres de la
manière dont il a su diriger sa vie, des obstacles rencontrés, des issues découvertes. Cette
relation ne préjuge cependant d’aucun genre littéraire particulier, l’autobiographie ou plus
largement le récit, pourvu que le genre choisi fasse place au mouvement de l’existence, à ses
dynamismes, ses crises, ses impasses et ses issues. Ainsi se comprend en partie la
prédominance de schèmes ascensionnels et la partition en commençant, progressant et parfait
qui scande un grand nombre de textes. Même les débats spéculatifs sur la nature de l’oraison,
les distinctions entre méditation et contemplation, naissent de cette interrogation sur les
passages et les ruptures entre les différents moments de la vie spirituelle. Orientée vers la
formation du lecteur, la connaissance dans l’ordre spirituel est tournée vers la pratique. Il est
certain que les textes spirituels se composent de conseils et d’éléments de doctrines mais ils
sont exposés en vue d’éclairer le lecteur pour qu’il se détermine. Bernard de Clairvaux
écrivait ainsi, non sans ironie : « Ayant donc à parler des degrés de l’humilité que Saint
Benoît nous propose dans les règles pour les monter, et non pour les compter, il faut
premièrement que… » [29][29]Bernard de Clairvaux, Traité des degrés de l’humilité et de la….
Les ressources didactiques de l’écriture doivent être mises en œuvre pour argumenter,
persuader, aider la mémorisation, etc. La créativité littéraire s’en est trouvée favorisée,
comme en témoignent l’invention d’une langue poétique italienne avec François d’Assise ou
la prose de François de Sales. Les textes spirituels sont des médiations du processus de
formation du lecteur comme acteur de son existence [30][30]C’est en ce lieu que se concentrent
les débats qui surgissent à….
17Mais on ne saurait enfermer les œuvres spirituelles dans ces schémas dans la mesure où les
auteurs, en les utilisant, ne cessent de les nuancer et de les dépasser. Ils contestent les
représentations dont ils se servent, font chanceler l’ensemble de leur discours et interrogent la
possibilité même de parler. Écrire devient le lieu même de l’expérience spirituelle,
l’expression disant par elle-même la singularité d’une expérience qui, à se dire, s’éprouve
toujours plus grande que ce qu’elle en dit. Le texte existe par l’échange qu’il vise mais il
excède toujours cet échange. Il acquiert un statut irréductible à tout projet de formation dans
lequel pourtant il prend forme.

18La littérature spirituelle fait entendre dans ce débord la consistance propre du texte spirituel
qui passe outre le projet particulier de son auteur. Cette consistance le fonde dans son
autonomie. La littérature spirituelle est loin de ne présenter aucun enseignement. Elle se
donne comme manière de gouverner sa vie et d’aider à cela autrui, ce que les Écritures
nomment « sagesse », l’art de mener sa vie et de gouverner selon l’Esprit (Sg 9). Mais dans
cette doctrine, le langage dans ses capacités à définir et à représenter est dépassé. Les écrits
mystiques de type nuptial le montrent particulièrement. « L’intensité érotique des images »
dans les récits d’extase ou d’union à Dieu, à laquelle on ne peut certes réduire la mystique,
« écrivent l’excès dont elles proviennent ». Au plus près du corps, de l’imaginaire et de
l’affectif, ce type d’écriture fait lire « la bonté de Dieu en excès » [31][31]J.-P. Sonnet, « Le
Cantique, entre érotique et mystique :…. Ainsi peut-on dire que le texte spirituel témoigne de
ce qu’un homme ou une femme découvre Dieu à l’œuvre en sa vie d’une manière seulement
comparable au rapport entre un homme et une femme qui, du corps à la parole et
réciproquement, conjuguent leur chair. Dieu vient dans la chair. La spiritualité serait
l’antidote à l’oubli qui menace tout discours chrétien tenu sur Dieu : elle rappelle que
l’homme tout entier visité par Dieu est impliqué dans son être corporel, sexué et relationnel,
en même temps que rationnel. Dieu touche au tout de la vie. Dieu est éprouvé comme sujet
qui entre en relation mais dont l’absolu fait excès. Celui que le mystique chrétien appelle
« Dieu », l’ayant identifié à celui de Jésus Christ par sa manière de se manifester, le mystique
l’éprouve comme ce qui l’excède dans les lieux fondamentaux de ce qui le fait sujet, parole et
corps. Il est conduit à ses propres limites là où son humanité se découvre à lui traversée par de
l’inconnaissable, un inimaginable devant lequel il défaille tout entier mais qui ne l’engloutit
pas. Il est pour lui force pour vivre, parler, agir, écrire. Le langage spirituel invente, il est
expression irréductible à un ordre de la communication qui serait ramenée au projet de
transmettre, d’où la dimension « poétique » de ce langage. Il fait œuvre. Il nous faudra revenir
sur le passage, décisif pour l’actualité des textes spirituels, qui fait que ce moment de
l’existence est interprété comme venant de Dieu, sa rencontre.
19Que désignent au lecteur de tels textes ? Ils lui découvrent leur autorité. Or ce qui pourrait
apparaître comme une entreprise d’autolégitimation (voir déjà dans 2 Co 3), reporte sans
cesse vers un autre, non seulement vers Dieu mais vers le lecteur lui-même. En cela consiste
la force de passage dont est porteur le texte spirituel, sa capacité de conversion. Il décentre,
fait passer. D’une part, le texte qui raconte l’œuvre de Dieu entretient ce rapport créatif et
critique à l’expression dont nous avons parlé et s’excuse de s’exposer au regard du lecteur
espérant seulement qu’il tire parti de ce dévoilement pour lui-même afin de connaître
davantage l’œuvre de Dieu en lui. D’autre part, Dieu y est présenté comme le seul maître, la
source intérieure de la capacité à conduire sa propre vie selon son Esprit. Cette capacité est
d’autant plus manifeste qu’elle se détache sur le fond d’un aveu. Personne ne peut se conduire
soi-même selon l’esprit de l’Évangile pourtant recherché. L’homme spirituel trouve en Dieu
sa capacité d’être un sujet mais se découvre comme tel sujet altéré. C’est pour cette raison
qu’il importe de toujours resituer le texte spirituel dans l’échange qui le porte comme texte
adressé à un lecteur. En révélant le travail intérieur de la naissance à soi comme sujet capable
de gouverner sa vie pour l’avoir découverte comme un don, le texte spirituel entend suggérer
que la source identifiée en soi comme n’étant pas soi est présente en tous et qu’elle peut être
trouvée par chacun. Le texte spirituel, saisi dans le mouvement de sa transmission, déporte
l’attention du lecteur vers le « fond » ouvert de sa propre existence, non vers un au-delà
inaccessible mais comme ce qui le fonde comme sujet dans ce qui vient à lui. Le lecteur est
conduit vers un dessaisissement à accomplir dans lequel, se perdant, il se trouve en relation.

20Le point de dialogue et le débat herméneutique contemporain avec la foi chrétienne


semblent se situer ici. Le texte spirituel fait effectivement voir ce qui se joue de l’existence.
Dans sa venue au jour, son expression, une humanité se révèle en sa part d’ombre, dans les
combats que chacun livre à la mort qui fait son œuvre en tous. L’écriture est la trace d’une
victoire, sans aucune allure de triomphe, ou d’une perte dont la force nous atteint et fait signe
malgré tout, d’une manière improbable dans la société à travers l’existence d’un fou, d’un
pauvre, d’un exclu, d’une femme, d’un sage déconsidéré, ou d’un maître suspecté. Mais elle
révèle également l’œuvre du pouvoir de domination à l’intérieur de l’institution ecclésiale et
lui fait perdre sa crédibilité. Ce faisant, la littérature spirituelle manifeste que la frontière entre
la foi et la non-foi, entre une existence accordée ou non à cette foi, ne recoupe pas la frontière
de la confession ecclésiale. Elle divise bien plutôt l’Église comme elle parcourt chacun. Tous
sont appelés à ce dessaisissement par lequel chacun se découvre vivre. Mais cet appel
rencontre en tous, mystiques, spirituels, lecteurs confessants ou non, une résistance à la
mesure de cet appel. Est-il crédible que vivre demande de renoncer à l’autorité sur sa propre
vie et sur celle des autres pour découvrir que l’on devient sujet en se détournant de soi pour
recevoir ainsi la capacité de mener sa vie en se tournant vers autrui ? Ce mouvement de
conversion n’est pas celui qui fait entrer dans l’Église, mais celui qui se joue en son intérieur
et pour chacun de ses membres, comme en témoignent déjà dans les Évangiles les
malentendus et résistances des disciples. Mais n’est-il pas aussi celui attendu de toute vie
humaine ? Le débat contemporain touche un point crucial. Il demande de préciser comment
Jésus Christ rend crédible pour aujourd’hui cette décision qu’il laisse chacun libre de prendre
pour se mettre à sa suite et vivre de son Esprit.

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