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ETHIQUE ET IMPLICATION CITOYENNE DE L’INGENIEUR

UF IMPLICATION CITOYENNE

Recueil de textes philosophiques sur

le bonheur

Béatrice Jalenques-Vigouroux et Céline Tarrade


Sommaire

Les épicuriens
Epicure, Lettre à Ménécée

Marcel Conche, interview à propos de son livre Epicure en Corrèze

Les stoïciens
Epictète, extraits du Manuel

Alexandre Jollien, Comment Epictète a changé ma vie

Bonheur et devoir
Kant, extraits de la Critique de la raison pure et des Fondements de la
métaphysique des mœurs

Alain, extraits des Propos sur le bonheur

Le bonheur dans notre société contemporaine


Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation

Harmut Rosa, Bonnes vibrations

Dialogue entre Abdelwahab Meddeb et Fabrice Midal, Une autre idée du bonheur

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Les épicuriens

1. Epicure

On oppose traditionnellement Epicure aux stoïciens. Il


est vrai que l'on a affaire dans un cas à une morale du
bonheur et du plaisir ; dans l'autre, à une morale du
devoir et de la vertu. L'adjectif "épicurien", passé dans le
vocabulaire courant, désignera en effet le bon vivant,
celui qui aime les plaisirs de la vie, tandis que l'image du
sage stoïcien est plutôt celle d'un homme résigné, qui se
plie à la nécessité et dont l'idéal de vie repose sur la
modération: "Abstiens-toi et supporte", dit la devise de
Marc Aurèle. En réalité, cette opposition est le résultat
d'une déformation de la pensée d'Epicure. Le poète latin Horace est en partie responsable de cette
caricature qui fait des épicuriens les "pourceaux du troupeau d'Epicure". Cette conception vulgaire,
qui ramène la morale épicurienne à l'invitation à satisfaire tous ses désirs, témoigne d'une
méconnaissance de la doctrine du philosophe du Jardin.

Eléments biographiques:
Epicure vit aux IVème et IIIème siècles avt J.C. (il est né à Samos en 341). Il s'installe à Athènes où il
fonde une école baptisée le Jardin, en référence à la propriété où il vit en communauté avec ses
disciples, où l'on est accueilli par ces mots: "Ici le souverain bien est le plaisir".

La plus grande partie de son œuvre (De la nature ou Peri physeos) est perdue. Il ne nous reste que
quelques fragments de ce traité découverts dans une maison de Pompéi, ainsi que trois lettres et les
Maximes capitales, conservées grâce à Diogène Laërce, qui nous les a transmises dans ses Dix livres
sur les vies et les sentences des philosophes illustres (livre X). Enfin, les Sentences vaticanes ont été
découvertes dans une bibliothèque du Vatican

Heureusement, Epicure a eu un disciple peu original, mais fidèle: Lucrèce (I er siècle avt J.C.), dont le
De la nature reprend le titre du livre d'Epicure, expose en vers les idées de son maître. La doctrine
d'Epicure, comme celle des stoïciens, peut être divisée en trois parties: la canonique (théorie de la
connaissance); la physique ; la morale.

La Lettre à Ménécée est un abrégé de la morale d'Epicure. En voici la traduction de Jean Salem.

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« Épicure à Ménécée, salut.

Quand on est jeune il ne faut pas remettre à philosopher, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser de
philosopher. Car jamais il n'est trop tôt ou trop tard pour travailler à la santé de l'âme. Or celui qui dit que
l'heure de philosopher n'est pas encore arrivée ou est passée pour lui, ressemble à un homme qui dirait que
l'heure d'être heureux n'est pas encore venue pour lui ou qu'elle n'est plus. Le jeune homme et le vieillard
doivent donc philosopher l'un et l'autre, celui-ci pour rajeunir au contact du bien, en se remémorant les jours
agréables du passé; celui-là afin d'être, quoique jeune, tranquille comme un ancien en face de l'avenir.

Par conséquent il faut méditer sur les causes qui peuvent produire le bonheur puisque, lorsqu'il est à nous,
nous avons tout, et que, quand il nous manque, nous faisons tout pour l'avoir.

Attache-toi donc aux enseignements que je n'ai cessé de te donner et que je vais te répéter ; mets-les en
pratique et médite-les, convaincu que ce sont là les principes nécessaires pour bien vivre.

Commence par te persuader qu'un dieu est un vivant immortel et bienheureux, te conformant en cela à la
notion commune qui en est tracée en nous. N'attribue jamais à un dieu rien qui soit en opposition avec
l'immortalité ni en désaccord avec la béatitude ; mais regarde-le toujours comme possédant tout ce que tu
trouveras capable d'assurer son immortalité et sa béatitude. Car les dieux existent, attendu que la
connaissance qu'on en a est évidente.

Mais, quant à leur nature, ils ne sont pas tels que la foule le croit. Et l'impie n'est pas celui qui rejette les dieux
de la foule : c'est celui qui attribue aux dieux ce que leur prêtent les opinions de la foule. Car les affirmations de
la foule sur les dieux ne sont pas des prénotions, mais bien des présomptions fausses. Et ces présomptions
fausses font que les dieux sont censés être pour les méchants la source des plus grands maux comme, d'autre
part, pour les bons la source des plus grands biens. Mais la multitude, incapable de se déprendre de ce qui est
chez elle et à ses yeux le propre de la vertu, n'accepte que des dieux conformes à cet idéal et regarde comme
absurde tout ce qui s'en écarte.

Prends l'habitude de penser que la mort n'est rien pour nous. Car tout bien et tout mal résident dans la
sensation : or la mort est privation de toute sensibilité. Par conséquent, la connaissance de cette vérité que la
mort n'est rien pour nous, nous rend capables de jouir de cette vie mortelle, non pas en y ajoutant la
perspective d'une durée infinie, mais en nous enlevant le désir de l'immortalité. Car il ne reste plus rien à
redouter dans la vie, pour qui a vraiment compris que hors de la vie il n'y a rien de redoutable. On prononce
donc de vaines paroles quand on soutient que la mort est à craindre non pas parce qu'elle sera douloureuse
étant réalisée, mais parce qu'à est douloureux de l'attendre. Ce serait en effet une crainte vaine et sans objet
que celle qui serait produite par l'attente d'une chose qui ne cause aucun trouble par sa présence.

Ainsi celui de tous les maux qui nous donne le plus d'horreur, la mort, n'est rien pour nous, puisque, tant que
nous existons nous-mêmes, la mort n'est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. Donc la mort
n'existe ni pour les vivants ni pour les morts, puisqu'elle n'a rien à faire avec les premiers, et que les seconds ne
sont plus.

Mais la multitude tantôt fuit la mort comme le pire des maux, tantôt l'appelle comme le terme des maux de la
vie. Le sage, au contraire, ne fait pas fi de la vie et il n'a pas peur non plus de ne plus vivre : car la vie ne lui est

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pas à charge, et il n'estime pas non plus qu'il y ait le moindre mal à ne plus vivre. De même que ce n'est pas
toujours la nourriture la plus abondante que nous préférons, mais parfois la plus agréable, pareillement ce
n'est pas toujours la plus longue durée qu'on vent recueillir, mais la plus agréable. Quant à ceux qui conseillent
aux jeunes gens de bien vivre et aux vieillards de bien finir, leur conseil est dépourvu de sens, non seulement
parce que la vie a du bon même pour le vieillard, mais parce que le soin de bien vivre et celui de bien mourir ne
font qu'un. On fait pis encore quand on dit qu'il est bien de ne pas naître, ou, « une fois né, de franchir au plus
vite les portes de l'Hadès ». Car si l'homme qui tient ce langage est convaincu, comment ne sort-il pas de la vie
? C'est là en effet une chose qui est toujours à sa portée, s'il veut sa mort d'une volonté ferme. Que si cet
homme plaisante, il montre de la légèreté en un sujet qui n'en comporte pas.

Rappelle-toi que l'avenir n'est ni à nous ni pourtant tout à fait hors de nos prises, de telle sorte que nous ne
devons ni compter sur lui comme s'il devait sûrement arriver, ni nous interdire toute espérance, comme s'il
était sûr qu'il dût ne pas être.

Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs
naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont
nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet
une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l'ataraxie
de l'âme, puisque c'est là la perfection même de la vie heureuse. Car nous faisons tout afin d'éviter la douleur
physique et le trouble de l'âme. Lorsqu'une fois nous y avons réussi, toute l'agitation de l'âme tombe, l'être
vivant n'ayant plus à s'acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose pour parfaire le
bien-être de l'âme et celui du corps. Nous n'avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son
absence, nous éprouvons de la douleur ; et quand nous n'éprouvons pas de douleur nous n'avons plus besoin
du plaisir.

C'est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. En effet, d'une part,
le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature, et c'est de lui que nous
partons pour déterminer ce qu'il faut choisir et ce qu'il faut éviter ; d'autre part, c'est toujours à lui que nous
aboutissons, puisque ce sont nos affections qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier tout bien
quelconque si complexe qu'il soit. Mais, précisément parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à
notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de
plaisirs, savoir lorsqu'ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent ; et, d'autre part, il a des
douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les
douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa
nature propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n'est pas à rechercher ; pareillement, toute douleur
est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée. En tout cas, chaque plaisir et chaque douleur
doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre. Car le plaisir est
toujours le bien, et la douleur le mal ; seulement il y a des cas où nous traitons le bien comme un mal, et le mal,
à son tour, comme un bien.

C'est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi-même, non qu'il faille toujours vivre de peu, mais afin
que si l'abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous aurons, bien persuadés que
ceux-là jouissent le plus vivement de l'opulence qui ont le moins besoin d'elle, et que tout ce qui est naturel est
aisé à se procurer, tandis que ce qui ne répond pas à un désir naturel est malaisé à se procurer. En effet, des
mets simples donnent un plaisir égal à celui d'un régime somptueux si toute la douleur causée par le besoin est
supprimée, et, d'autre part, du pain d'orge et de l'eau procurent le plus vif plaisir à celui qui les porte à sa
bouche après en avoir senti la privation. L'habitude d'une nourriture simple et non pas celle d'une nourriture

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luxueuse, convient donc pour donner la pleine santé, pour laisser à l'homme toute liberté de se consacrer aux
devoirs nécessaires de la vie, pour nous disposer à mieux goûter les repas luxueux, lorsque nous les faisons
après des intervalles de vie frugale, enfin pour nous mettre en état de ne pas craindre la mauvaise fortune.
Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs voluptueux et
inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances déréglées, ainsi que l'écrivent des gens qui ignorent
notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui
qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l'âme, à être sans trouble. Car ce n'est pas une suite
ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n'est pas la jouissance des jeunes garçons et des
femmes, ce n'est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n'est pas
tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c'est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute
circonstance les motifs de ce qu'il faut choisir et de ce qu'il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d'où
provient le plus grand trouble des âmes.

Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c'est la prudence. Il faut donc la mettre
au-dessus de la philosophie même, puisqu'elle est faite pour être la source de toutes les vertus, en nous
enseignant qu'il n'y a pas moyen de vivre agréablement si l'on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice,
et qu'il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l'on ne vit pas agréablement. Les vertus
en effet, ne sont que des suites naturelles et nécessaires de la vie agréable et, à son tour, la vie agréable ne
saurait se réaliser en elle-même et à part des vertus.

Et maintenant y a-t-il quelqu'un que tu mettes au-dessus du sage ? Il s'est fait sur les dieux des opinions
pieuses ; il est constamment sans crainte en face de la mort ; il a su comprendre quel est le but de la nature ; il
s'est rendu compte que ce souverain bien est facile à atteindre et à réaliser dans son intégrité, qu'en revanche
le mal le plus extrême est étroitement limité quant à la durée ou quant à l'intensité.

Il se moque du destin, dont certains font le maître absolu des choses* ; et certes mieux vaudrait s'incliner
devant toutes les opinions mythiques sur les dieux que de se faire les esclaves du destin des physiciens, car la
mythologie nous promet que les dieux se laisseront fléchir par les honneurs qui leur seront rendus, tandis que
le destin, dans son cours nécessaire, est inflexible ; il n'admet pas, avec la foule, que la fortune soit une divinité
— car un dieu ne fait jamais d'actes sans règles —, ni qu'elle soit une cause inefficace : il ne croit pas, en effet,
que la fortune distribue aux hommes le bien et le mal, suffisant ainsi à faire leur bonheur et leur malheur, il
croit seulement qu'elle leur fournit l'occasion et les éléments de grands biens et de grands maux ; enfin il pense
qu'il vaut mieux échouer par mauvaise fortune, après avoir bien raisonné, que réussir par heureuse fortune,
après avoir mal raisonné — ce qui petit nous arriver de plus heureux dans nos actions étant d'obtenir le succès
par le concours de la fortune lorsque nous avons agi en vertu de jugements sains.

Médite donc tous ces enseignements et tous ceux qui s'y rattachent, médite-les jour et nuit, à part toi et aussi
en commun avec ton semblable. Si tu le fais, jamais tu n'éprouveras le moindre trouble en songe ou éveillé, et
tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Car un homme qui vit au milieu de biens impérissables ne
ressemble en rien à un être mortel.

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L’épicurisme aujourd’hui
2. Marcel CONCHE

A 92 ans, Marcel Conche, philosophe français né en 1922,


professeur émérite à la Sorbonne, raconte son quotidien
dans un livre paru en 2014 intitulé Epicure en Corrèze. On
lui doit une trentaine d’ouvrages, dont des essais
classiques sur Lucrèce, Pyrrhon ou Montaigne. Il a
développé son propre système, autour de l’idée de
nature comme source de toute chose.
Dans les propos qui suivent, recueillis par Philosophie
Magazine en février 2014, il montre que pour lui les
enseignements d’Epicure ne se réduisent pas à des
préceptes théoriques mais débouchent sur une éthique
qui règle son existence.

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Les stoïciens
Le stoïcisme tire son nom d'un lieu d'ATHENES : le stoa poïkilè. Les Stoïciens se réunissaient à
l'endroit d'un Portique recouvert de peinture de POLYGNOTE afin de purifier le lieu d'un massacre de
1 400 citoyens perpétré sous la Tyrannie des Trente. Les stoïciens sont parfois désignés comme les
philosophes du Portique.
Le stoïcisme tient donc son nom d'un lieu et non pas d'une personne. Il a été une école populaire qui
ne réservait pas ses cours à une élite intellectuelle seulement. Le stoïcisme apparaît dès sa naissance
comme une école de la consolation contre les infortunes, et comme une dénonciation de la tyrannie
des passions et des faux jugements.

1. Epictète
Epictète (50-125 av. J.-C) est un philosophe grec
stoïcien. Il passe son enfance à Rome comme
esclave, puis il est affranchi. Il ouvre une école
stoïcienne à Nicopolis, une cité grecque. Il n’a laissé
aucun écrit, mais ses élèves ont transmis des notes
de cours, une suite d’aphorismes qui composent le
célèbre Manuel. Il montre comment l’homme peut
parvenir à la liberté et au bonheur, en ne s’attachant
qu’aux biens qui dépendent de lui.

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Le stoïcisme aujourd’hui

1. Alexandre Jollien

Atteint d’un grave handicap à la


naissance, Alexandre Jollien est
devenu philosophe. Dans Éloge
de la faiblesse, Le Métier
d’homme ou la Construction de
soi, il revient sur son itinéraire
et les penseurs qui l’ont
marqué.

Dans le numéro 59 de Philosophie Magazine (mai 2012), il nous offre son regard de contemporain sur
la pensée d’Epictète. Il explique comment la lecture d’Epictète l’a aidé dans sa quête du bonheur
dans le monde d’aujourd’hui : pour lui, face aux accidents de l’existence, le penseur stoïcien est un
guide qui offre une véritable thérapeutique qui soigne des vaines illusions pour mieux nous ancrer
dans le présent.

« Handicapé de naissance, j’ai vécu dix-sept ans dans une institution pour personnes infirmes
moteurs cérébrales, et je ne m’intéressais guère aux choses de l’esprit. Un jour, je suis tombé dans
une librairie, par hasard, sur un ouvrage de Platon qui citait Socrate, lequel conseillait de vivre
meilleur plutôt que de vivre mieux. Une conversion radicale eut lieu alors, et toute l’énergie que je
portais aux soins du corps et aux progrès physiques, j’ai tenté de la mettre au service de la
découverte de l’intériorité.
Sur ce chemin, deux maîtres ont particulièrement compté : Socrate, bien sûr, et Epictète. Il m’invitait
à faire la distinction qui ouvre son Manuel : « De toutes les choses du monde, les unes dépendent de
nous, et les autres n’en dépendent pas. ». J’allais dès lors m’employer à cibler mes efforts à
m’orienter vers le vrai bien. Et Epictète, le « philosophe boiteux », allait m’y aider. D’abord en me
montrant que ce qui trouble les hommes, ce n’est pas tant la réalité que les opinions qu’ils s’en font.
Tout au long de mes études, le Manuel d’Epictète m’a guidé. Plus tard, j’ai rencontré un ami, Laurent,
qui venait de sortir de terribles crises de panique. Son souhait était de créer une association pour
aider et soutenir les personnes anxieuses. Avec lui, nous parlions sans cesse d’Epictète – c’était à qui
le citerait le mieux !

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Emmanuel Kant
Kant est un philosophe allemand du
XVIIIème siècle dont la réflexion
s'attache à montrer à quelles
conditions une connaissance humaine
est possible. Ses réflexions sur la
morale, le droit, la politique, l'histoire
et l'art exerceront une énorme
influence lors des siècles suivants.
Alors que la tradition philosophique,
depuis Aristote, a associé bonheur et
vie selon la raison, Kant rompt ce lien
: loin de conduire l’homme au
bonheur, l’intelligence spéculative lui
inflige les tourments de ses
paralogismes et de ses antinomies. Le
bonheur est donc séparé de la
morale. Cependant, elles ne sont pas opposées : le devoir doit primer sur la recherche du bonheur,
l’obéissance à la loi morale doit passer au premier plan par rapport au désir de bonheur. On n’agit
pas moralement pour être heureux, mais en espérant l’être.

Critique de la raison pure, éd. P.U.F., pp. 543-544 :


"La troisième question : si je fais ce que je dois faire, que m'est-il permis d'espérer ? est à la fois
pratique et théorique, de sorte que l'ordre pratique ne conduit que comme un fil conducteur à la
solution de la question théorique, et, quand celle-ci s'élève, de la question spéculative. En effet, tout
espoir tend au bonheur et est à l'ordre pratique et à la loi morale ce que le savoir et la loi naturelle
sont à la connaissance théorique des choses. L'espoir aboutit, en définitive, à cette conclusion que
quelque chose est (qui détermine le dernier but possible), puisque quelque chose doit arriver; le
savoir, à cette conclusion que quelque chose est (qui agit comme cause suprême), parce que quelque
chose arrive.
Le bonheur est la satisfaction de tous nos penchants (aussi bien extensive quant à la variété,
qu'intensive, quant au degré, et que protensive, quant à la durée). J'appelle pragmatique (règle de
prudence) la loi pratique qui a pour motif le bonheur, et morale (ou loi des moeurs), s'il en existe, la
loi qui n'a pour mobile que d'indiquer comment on peut se rendre digne d'être heureux [...]. La
première conseille ce que nous avons à faire, si nous voulons arriver au bonheur, la seconde
commande la manière dont nous devons nous comporter pour nous rendre seulement dignes du
bonheur. La première se fonde sur des principes empiriques, car je ne puis savoir que par expérience
quels sont les penchants qui veulent être satisfaits et quelles sont les causes naturelles qui peuvent
opérer cette satisfaction.
La seconde fait abstraction des penchants et des moyens naturels de les satisfaire et ne considère
que la liberté d'un être raisonnable, en général, et les conditions nécessaires sans lesquelles il ne
pourrait y avoir d'harmonie, suivant des principes, entre cette liberté et la distribution du bonheur;
par conséquent elle peut au moins reposer sur de simples idées de la raison pure et être connue a
priori."

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Kant, Quatre extraits des Fondements de la métaphysique des mœurs (1785) :

"Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu'a tout homme
d'arriver à être heureux personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que
véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept de
bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c'est-à-dire qu'ils doivent être empruntés à
l'expérience; et que cependant pour l'idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être
dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. Or il est impossible qu'un
être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu'on le suppose, se fasse un concept
déterminé de ce qu'il veut véritablement. Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d'envie, que de
pièges ne peut-il pas par-là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissances et de lumières ?
Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d'une
manière d'autant plus terrible les maux qui jusqu'à présent se dérobent encore à sa vue et qui sont
pourtant inévitables, ou bien que charger de plus de besoins encore ses désirs qu'il a déjà bien assez
de peine à satisfaire. Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une langue
souffrance ? Veut-il du moins la santé ? Que de fois l'indisposition du corps a détourné d'excès où
aurait fait tombé une santé parfaite, etc. ! Bref, il est incapable de déterminer avec une entière
certitude d'après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il faudrait
l'omniscience. On ne peut donc pas agir, pour être heureux, d'après des principes déterminés, mais
seulement d'après des conseils empiriques, qui recommandent, par exemple, un régime sévère,
l'économie, la politesse, la réserve, et toutes choses qui, selon les enseignements de l'expérience,
contribuent en thèse générale pour la plus grande part au bien-être. Il suit de là que les impératifs de
la prudence, à parler exactement, ne peuvent commander en rien, c'est-à-dire représenter des
actions d'une manière objective comme pratiquement nécessaires, qu'il faut les tenir plutôt pour des
conseils (Consilia) que pour des commandements (proecepta) de la raison; le problème qui consiste à
déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être
raisonnable est un problème tout à fait insoluble; il n'y a donc pas à cet égard d'impératif qui puisse
commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal,
non de la raison, mais de l'imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on
attendrait vainement qu'ils puisent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité
d'une série de conséquences en réalité infinie "

"[...] Plus une raison cultivée s'occupe de poursuivre la jouissance de la vie et du bonheur, plus
l'homme s'éloigne du vrai contentement. Voilà pourquoi chez beaucoup, et chez ceux-là même qui
ont fait de l'usage de la raison la plus grande expérience, il se produit, pourvu qu'ils soient sincères
pour l'avouer, un certain degré de misologie, c'est-à-dire de haine de la raison. En effet, après avoir
fait le compte de tous les avantages qu'ils retirent, je ne dis pas de la découverte de tous les arts
qui constituent le luxe ordinaire, mais même des sciences (qui finissent par leur apparaître aussi
comme un luxe de l'entendement), toujours est-il qu'ils trouvent qu'en réalité ils se sont imposés
plus de peine qu'ils n'ont recueilli de bonheur; aussi à l'égard de cette catégorie d'hommes qui se
laissent conduire de plus près par le simple instinct naturel et qui n'accordent à leur raison que peu
d'influence sur leur conduite, éprouvent-ils finalement plus d'envie que de dédain. Et en ce sens il
faut reconnaître que le jugement de ceux qui limitent fort et même réduisent à rien les pompeuses
glorifications des avantages que la raison devrait nous procurer relativement au bonheur et au
contentement de la vie, n'est en aucune façon le fait d'une humeur chagrine ou d'un manque de
reconnaissance envers la bonté du gouvernement du monde, mais qu'au fond de ces jugements gît
secrètement l'idée que la fin de leur existence est toute différente et beaucoup plus noble ..."

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« De tout ce qu'il est possible de concevoir en ce monde, ou même hors de ce monde, il n'y a rien qui
puisse sans restriction être regardé comme bon absolument, excepté une BONNE VOLONTÉ.
L'intelligence, le don de saisir les ressemblances des choses […] ainsi que les autres talents de l'esprit,
quel que soit le nom qu'on leur donne, ou encore le courage, la décision, la persévérance dans les
œuvres entreprises, qualités du tempérament, sont évidemment à de nombreux points de vue des
choses bonnes et désirables ; mais elles peuvent devenir mauvaises et dangereuses si la volonté qui
doit faire usage de ces dons de la nature et dont les dispositions particulières s'appellent le caractère,
n'est point une bonne volonté. Il faut dire la même chose des dons de la fortune. Le pouvoir, la
richesse, la considération, la santé elle-même, ainsi que ce qui fait le bien-être et le contentement,
en résumé ce qu'on appelle le bonheur, produisent une confiance en soi qui parfois se transforme en
présomption, s'il n'y a pas une bonne volonté pour modérer l'influence que ces avantages ont sur
notre âme, et redresser en même temps le principe de l'action, en le tournant vers le bien général ;
outre qu'un spectateur raisonnable et impartial ne saurait jamais éprouver une véritable satisfaction
à voir que tout puisse réussir perpétuellement à une personne que ne relève aucun trait de vraie
bonne volonté, de telle sorte que la bonne volonté parait être la condition indispensable qui nous
rend dignes d'être heureux. »

Différentes formulations de la même loi morale :

1° Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle
devienne une loi universelle.

2°. Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi
universelle de la nature.

3°. Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans la personne de tout autre,
toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen.

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Alain
Alain, dont le vrai nom est Emile Chartier, est un
philosophe français (né en 1868 et mort en 1951)

En une pensée toujours concrète, il a développé


une théorie kantienne de la connaissance
perceptive.
Sa doctrine de l’imagination créatrice a inspiré
les travaux phénoménologiques de Sartre.
Sa théorie de la conscience, couplée à son refus
de la théorie psychanalytique, ont fait de lui un
des plus célèbres critiques du freudisme, dont les
arguments seront repris notamment par Michel
Onfray.

Son humanisme cartésien, son style imagé et


concis, plein de formules séduisantes en font l’un
des philosophes les plus lus du grand public.
Les extraits suivants de ses Propos sur le bonheur
en font d’abord un savoir vivre.

Bonheur est vertu 5 novembre 1922 :


Il y a un genre de bonheur qui ne tient pas plus à nous qu'un manteau.
Ainsi le bonheur d'hériter ou de gagner à la loterie ; aussi la gloire, car elle dépend de rencontres.
Mais le bonheur qui dépend de nos puissances propres est au contraire incorporé ; nous en sommes
encore mieux teints que n'est de pourpre la laine. Le sage des temps anciens, se sauvant du naufrage
et abordant tout nu, disait : « Je porte toute ma fortune avec moi. » Ainsi Wagner portait sa musique
et Michel-Ange toutes les sublimes figures qu'il pouvait tracer. Le boxeur aussi a ses poings et ses
jambes et tout le fruit de ses travaux autrement que l'on a une couronne ou de l'argent. Toutefois il y
a plusieurs manières d'avoir de l'argent, et celui qui sait faire de l'argent, comme on dit, est encore
riche de lui-même dans le moment qu'il a tout perdu.
Les sages d'autrefois cherchaient le bonheur ; non pas le bonheur du voisin, mais leur bonheur
propre. Les sages d'aujourd'hui s'accordent à enseigner que le bonheur propre n'est pas une noble
chose à chercher, les uns s'exerçant à dire que la vertu méprise le bonheur, et cela n'est pas difficile à
dire ; les autres enseignant que le commun bonheur est la vraie source du bonheur propre, ce qui est
sans doute l'opinion la plus creuse de toutes, car il n'y a point d'occupation plus vaine que de verser
du bonheur dans les gens autour comme dans des outres percées ; j'ai observé que ceux qui
s'ennuient d'eux-mêmes, on ne peut point les amuser ; et au contraire, à ceux qui ne mendient point,
c'est à ceux-là que l'on peut donner quelque chose, par exemple la musique à celui qui s'est fait
musicien. Bref il ne sert point de semer dans le sable ; et je crois avoir compris, en y pensant assez, la
célèbre parabole du semeur, qui juge incapables de recevoir ceux qui manquent de tout. Qui est
puissant et heureux par soi sera donc heureux et puissant par les autres encore en plus. Oui les
heureux feront un beau commerce et un bel échange ; mais encore faut-il qu'ils aient en eux du
bonheur, pour le donner. Et l'homme résolu doit regarder une bonne fois de ce côté-là, ce qui le

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détourne d'une certaine manière d'aimer qui ne sert point. M'est avis, donc, que le bonheur intime
et propre n'est point contraire à la vertu, mais plutôt est par lui-même vertu, comme ce beau mot de
vertu nous en avertit, qui veut dire puissance. Car le plus heureux au sens plein est bien clairement
celui qui jettera le mieux par-dessus bord l'autre bonheur, comme on jette un vêtement. Mais sa
vraie richesse il ne la jette point, il ne le peut ; non pas même le fantassin qui attaque ou l'aviateur
qui tombe ; leur intime bonheur est aussi bien chevillé à eux-mêmes que leur propre vie ; ils
combattent de leur bonheur comme d'une arme ; ce qui a fait dire qu'il y a du bonheur dans le héros
tombant. Mais il faut user ici de cette forme redressante qui appartient en propre à Spinoza et dire :
ce n'est point parce qu'ils mouraient pour la patrie qu'ils étaient heureux, mais au contraire, c'est
parce qu'ils étaient heureux qu'ils avaient la force de mourir. Qu'ainsi soient tressées les couronnes
de novembre.

Que le bonheur est généreux, 10 avril 1923 :


Il faut vouloir être heureux et y mettre du sien. Si l'on reste dans la position du spectateur impartial,
laissant seulement entrée au bonheur et portes ouvertes, c'est la tristesse qui entrera. Le vrai du
pessimisme est en ceci que la simple humeur non gouvernée va au triste ou à l'irrité ; comme on voit
par l'enfant inoccupé, et l'on n'attend pas longtemps. L'attrait du jeu, si puissant à cet âge, n'est pas
celui d'un fruit qui éveille la faim ou la soif ; mais plutôt j'y vois une volonté d'être heureux par le jeu,
comme on voit que sont les autres. Et la volonté trouve ici sa prise, parce qu'il ne s'agit que de se
mouvoir, de fouetter la toupie, de courir et de crier ; choses que l'on peut vouloir, parce que
l'exécution suit aussitôt. La même résolution se voit dans les plaisirs du monde, qui sont plaisirs par
décret, mais qui exigent aussi que l'on s'y mette par le costume et l'attitude, ce qui soutient le
décret. Ce qui plaît surtout au citadin dans la campagne, c'est qu'il y va ; l'agir porte le désirer. Je
crois que nous ne savons pas bien désirer ce que nous ne pouvons faire, et que l'espérance non aidée
est toujours triste. C'est pourquoi la vie privée est toujours triste, si chacun attend le bonheur
comme quelque chose qui lui est dû Chacun a observé quelque tyran domestique ; et l'on voudrait
penser, par une vue trop simple, que l'égoïste fait de son propre bonheur la loi de ceux qui
l'entourent ; mais les choses ne vont point ainsi ; l'égoïste est triste parce qu'il attend le bonheur ;
même sans aucun de ces petits maux qui ne manquent guère, l'ennui vient ; c'est donc la loi d'ennui
et de malheur que l'égoïste impose à ceux qui l'aiment ou à ceux qui le craignent. Au contraire, la
bonne humeur a quelque chose de généreux ; elle donne plutôt qu'elle ne reçoit. Il est bien vrai que
nous devons penser au bonheur d'autrui ; mais on ne dit pas assez que ce que nous pouvons faire de
mieux pour ceux qui nous aiment, c'est encore d'être heureux.
C'est ce que nous apprend la politesse, qui est un bonheur d'apparence, aussitôt ressenti par la
réaction du dehors sur le dedans, loi constante et constamment oubliée ; ainsi ceux qui sont polis
sont aussitôt récompensés, sans savoir qu'ils sont récompensés. La meilleure flatterie des jeunes, et
qui ne manque jamais son effet, c'est qu'ils ne perdent point devant les personnes d'âge cet éclat du
bonheur qui est la beauté ; c'est comme une grâce qu'ils font ; et l'on appelle grâce, entre autres
sens de ce mot si riche, le bonheur sans cause, et sortant de l'être comme d'une source. Dans la
bonne grâce il y a un peu plus d'attention, et aussi d'intention, ce qui arrive quand la richesse du
jeune âge n'y suffit plus. Mais, quel que soit le tyran, c'est toujours faire sa cour que de bien manger
ou de ne point montrer d'ennui. C'est pourquoi il arrive qu'un tyran triste, et qui semble n'aimer
point la joie d'autrui, est souvent vaincu et conquis par ceux en qui la joie est plus forte que tout. Les
auteurs aussi plaisent par la joie d'écrire, et l'on dit très bien bonheur d'expression, tour heureux.
Tout ornement est de joie. Nos semblables ne nous demandent jamais que ce qui nous est à nous-
mêmes le plus agréable. Aussi la politesse a-t-elle reçu le beau nom de savoir-vivre.

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L’art d’être heureux, 8 septembre 1910 :
On devrait bien enseigner aux enfants l'art d'être heureux. Non pas l'art d'être heureux quand le
malheur vous tombe sur la tête ; je laisse cela aux stoïciens ; mais l'art d'être heureux quand les
circonstances sont passables et que toute l'amertume de la vie se réduit à de petits ennuis et à de
petits malaises.
La première règle serait de ne jamais parler aux autres de ses propres malheurs, présents ou passés.
On devrait tenir pour une impolitesse de décrire aux autres un mal de tête, une nausée, une aigreur,
une colique, quand même ce serait en termes choisis. De même pour les injustices et pour les
mécomptes. Il faudrait expliquer aux enfants et aux jeunes gens, aux hommes aussi, quelque chose
qu'ils oublient trop, il me semble, c'est que les plaintes sur soi ne peuvent qu'attrister les autres,
c'est-à-dire en fin de compte leur déplaire, même s'ils cherchent de telles confidences, même s'ils
semblent se plaire à consoler. Car la tristesse est comme un poison ; on peut l'aimer, mais non s'en
trouver bien ; et c'est toujours le plus profond sentiment qui a raison à la fin.
Chacun cherche à vivre, et non à mourir ; et cherche ceux qui vivent, j'entends ceux qui se disent
contents, qui se montrent contents. Quelle chose merveilleuse serait la société des hommes, si
chacun mettait de son bois au feu, aulieu de pleurnicher sur des cendres !
Remarquez que ces règles furent celles de la société polie ; et il est vrai qu'on s'y ennuyait, faute de
parler librement. Notre bourgeoisie a su rendre aux propos de société tout le franc-parler qu'il y faut
; et c'est très bien. Ce n'est pourtant pas une raison pour que chacun apporte ses misères au tas ; ce
ne serait qu'un ennui plus noir. Et c'est une raison pour élargir la société au-delà de la famille ; car,
dans le cercle de famille, souvent, par trop d'abandon, par trop de confiance, on vient à se plaindre
de petites choses auxquelles on ne penserait même pas si l'on avait un peu le souci de plaire. Le
plaisir d'intriguer autour des puissances vient sans doute de ce que l'on oublie alors, par nécessité,
mille petits malheurs dont le récit serait ennuyeux. L'intrigant se donne, comme on dit, de la peine,
et cette peine tourne à plaisir, comme celle du musicien, comme celle du peintre ; mais l'intrigant est
premièrement délivré de toutes les petites peines qu'il n'a point l'occasion ni le temps de raconter.
Le principe est celui-ci : si tu ne parles pas de tes peines, j'entends de tes petites peines, tu n'y
penseras pas longtemps.
Dans cet art d'être heureux, auquel je pense, je mettrais aussi d'utiles conseils sur le bon usage du
mauvais temps. Au moment où j'écris, la pluie tombe ; les tuiles sonnent ; mille petites rigoles
bavardent ; l'air est lavé et comme filtré ; les nuées ressemblent à des haillons magnifiques. Il faut
apprendre à saisir ces beautés-là. Mais, dit l'un, la pluie gâte les moissons. Et l'autre : la boue salit
tout. Et un troisième : il est si bon de s'asseoir dans l'herbe. C'est entendu ; on le sait ; vos plaintes
n'y retranchent rien, et je reçois une pluie de plaintes qui me poursuit dans la maison. Eh bien, c'est
surtout en temps de pluie, que l'on veut des visages gais. Donc, bonne figure à mauvais temps.

Du devoir d’être heureux, 16 mars 1923 :


Il n'est pas difficile d'être malheureux ou mécontent ; il suffit de s'asseoir, comme fait un prince qui
attend qu'on l'amuse ; ce regard qui guette et pèse le bonheur comme une denrée jette sur toutes
choses la couleur de l'ennui ; non sans majesté, car il y a une sorte de puissance à mépriser toutes les
offrandes ; mais j'y vois aussi une impatience et une colère à l'égard des ouvriers ingénieux qui font
du bonheur avec peu de chose, comme les enfants font des jardins. Je fuis. L'expérience m'a fait voir
assez que l'on ne peut distraire ceux qui s'ennuient d'eux-mêmes.
Au contraire, le bonheur est beau à voir ; c'est le plus beau spectacle. Quoi de plus beau qu'un enfant
? Mais aussi il se met tout à ses jeux ; il n'attend pas que l'on joue pour lui. Il est vrai que l'enfant
boudeur nous offre aussi l'autre visage, celui qui refuse toute joie ; et heureusement l'enfance oublie
vite ; mais chacun a pu connaître de grands enfants qui n'ont point cessé de bouder.
Que leurs raisons soient fortes, je le sais ; il est toujours difficile d'être heureux ; c'est un combat
contre beaucoup d'événements et contre beaucoup d'hommes ; il se peut que l'on y soit vaincu ; il y
a sans aucun doute des événements insurmontables et des malheurs plus forts que l'apprenti
stoïcien ; mais c'est le devoir le plus clair peut-être de ne point se dire vaincu avant d'avoir lutté de

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toutes ses forces. Et surtout, ce qui me paraît évident, c'est qu'il est impossible que l'on soit heureux
si l'on ne veut pas l'être ; il faut donc vouloir son bonheur et le faire.
Ce que l'on n'a point assez dit, c'est que c'est un devoir aussi envers les autres que d'être heureux.
On dit bien qu'il n'y a d'aimé que celui qui est heureux ; mais on oublie que cette récompense est
juste et méritée ; car le malheur, l'ennui et le désespoir sont dans l'air que nous respirons tous ; aussi
nous devons reconnaissance et couronne d'athlète à ceux qui digèrent les miasmes, et purifient en
quelque sorte la commune vie par leur énergique exemple. Aussi n'y a-t-il rien de plus profond dans
l'amour que le serment d'être heureux. Quoi de plus difficile à surmonter que l'ennui, la tristesse ou
le malheur de ceux que l'on aime ? Tout homme et toute femme devraient penser continuellement à
ceci que le bonheur, j'entends celui que l'on conquiert pour soi, est l'offrande la plus belle et la plus
généreuse.
J'irais même jusqu'à proposer quelque couronne civique pour récompenser les hommes qui auraient
pris le parti d'être heureux. Car, selon mon opinion, tous ces cadavres, et toutes ces ruines, et ces
folles dépenses, et ces offensives de précaution, sont l'œuvre d'hommes qui n'ont jamais su être
heureux et qui ne peuvent supporter ceux qui essaient de l'être. Quand j'étais enfant, j'appartenais à
l'espèce des poids lourds, difficiles à vaincre, difficiles à remuer, lents à s'émouvoir. Aussi il arrivait
souvent que quelque poids léger, maigre de tristesse et d'ennui, s'amusait à me tirer les cheveux, à
me pincer, et avec cela se moquant, jusqu'à un coup de poing sans mesure qu'il recevait et qui
terminait tout. Maintenant, quand je reconnais quelque gnome qui annonce les guerres et les
prépare, je n'examine jamais ses raisons, étant assez instruit sur ces malfaisants génies qui ne
peuvent supporter que l'on soit tranquille. Ainsi la tranquille France, comme la tranquille Allemagne,
sont à mes yeux des enfants robustes, tourmentés et mis enfin hors d'eux-mêmes par une poignée
de méchants gamins.

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Sigmund Freud
Ce médecin viennois est le
fondateur de la psychanalyse (1856-
1939). Discipline théorique, elle a
pour objet l'étude du
fonctionnement du psychisme
humain ; en tant technique de soin,
elle vise à alléger les souffrances
d'origine psychique.
Dans le Malaise dans la civilisation,
dont voici quelques extraits, Freud
établit que la civilisation elle-même
est cause du malheur des hommes.

« Aussi nous faut-il remplacer la question précédente par cette autre, moins ambitieuse : quels sont
les desseins et les objectifs vitaux trahis par la conduite des hommes, que demandent-ils à la vie, et à
quoi tendent-ils ? On n’a guère de chance de se tromper en répondant : ils tendent au bonheur ; les
hommes veulent être heureux et le rester. Cette aspiration a deux faces, un but négatif et un but
positif : d’un côté éviter douleur et privation de joie, de l’autre rechercher de fortes jouissances. En
un sens plus étroit, le terme « bonheur » signifie seulement que ce second but a été atteint. En
corrélation avec cette dualité de buts, l’activité des hommes peut prendre deux directions, selon
qu’ils cherchent — de manière prépondérante ou même exclusive — à réaliser l’un ou l’autre. »

« On le voit, c’est simplement le principe du plaisir qui détermine le but de la vie, qui gouverne dès
l’origine les opérations de l’appareil psychique ; aucun doute ne peut subsister quant à son utilité, et
pourtant l’univers entier — le macrocosme aussi bien que le microcosme — cherche querelle à son
programme. Celui-ci est absolument irréalisable ; tout l’ordre de l’univers s’y oppose ; on serait tenté
de dire qu’il n’est point entré dans le plan de la « Création » que l’homme soit « heureux ». Ce qu’on
nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d’une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant
atteint une haute tension, et n’est possible de par sa nature que sous forme de phénomène
épisodique.
Toute persistance d’une situation qu’a fait désirer le principe du plaisir n’ engendre qu’un bien-être
assez tiède ; nous sommes ainsi faits que seul le contraste est capable de nous dispenser une
jouissance intense, alors que l’état lui-même ne nous en procure que très peu. Ainsi nos facultés de
bonheur sont déjà limitées par notre constitution. Or, il nous est beaucoup moins difficile de faire
l’expérience du malheur. La souffrance nous menace de trois côtés : dans notre propre corps qui,
destiné à la déchéance et à la dissolution, ne peut même se passer de ces signaux d’alarme que
constituent la douleur et l’angoisse ; du côté du monde extérieur, lequel dispose de forces invincibles
et inexorables pour s’acharner contre nous et nous anéantir ; la troisième menace enfin provient de
nos rapports avec les autres êtres humains. La souffrance issue de cette source nous est plus dure
peut-être que toute autre ; nous sommes enclins à la considérer comme un accessoire en quelque
sorte superflu, bien qu’elle n’appartienne pas moins à notre sort et soit aussi inévitable que celles
dont l’origine est autre.
Ne nous étonnons point si sous la pression de ces possibilités de souffrance, l’homme s’applique
d’ordinaire à réduire ses prétentions au bonheur (un peu comme le fit le principe du plaisir en se
transformant sous la pression du monde extérieur en ce principe plus modeste qu’est celui de la
réalité), et s’il s’estime heureux déjà d’avoir échappé au malheur et surmonté la souffrance ; si d’une

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façon très générale la tâche d’éviter la souffrance relègue à l’arrière-plan celle d’obtenir la
jouissance. La réflexion nous apprend que l’on peut chercher à résoudre ce problème par des voies
très diverses ; toutes ont été recommandées par les différentes écoles où l’on enseignait la sagesse ;
et toutes ont été suivies par les hommes. La satisfaction illimitée de tous les besoins se propose à
nous avec insistance comme le mode de vie le plus séduisant, mais l’adopter serait faire passer le
plaisir avant la prudence, et la punition suivrait de près cette tentative.
Les autres méthodes ayant pour principal objectif d’éviter la souffrance se différencient selon les
sources respectives de déplaisir sur lesquelles se fixe surtout l’attention. Il en est d’extrêmes et de
modérées, les unes sont unilatérales, d’autres s’attaquent à plusieurs points à la fois. L’isolement
volontaire, l’éloignement d’autrui, constitue la mesure de protection la plus immédiate contre la
souffrance née des contacts humains. Il est clair que le bonheur acquis grâce à cette mesure est celui
du repos. Lorsqu’on redoute le monde extérieur, on ne peut s’en défendre que par l’éloignement
sous une forme quelconque –du moins si l’on veut résoudre cette seule difficulté. Il existe à la vérité
un procédé différent et meilleur ; après s’être reconnu membre de la communauté humaine et armé
de la technique forgée par la science, on passe à l’attaque de la nature qu’on soumet alors à sa
volonté : on travaille avec tous au bonheur de tous. Mais les plus intéressantes méthodes de
protection contre la souffrance sont encore celles qui visent à influencer notre propre organisme. En
fin de compte, toute souffrance n’est que sensation, n’existe qu’autant que Goethe va jusqu'à
prétendre : « Rien n'est plus difficile à supporter qu'une série de beaux jours. » Cela doit quand
même être une exagération. »

« Le moment est venu de considérer l'essence de cette civilisation dont la valeur, en tant que
dispensatrice du bonheur a été révoquée en doute. Nous n'allons pas exiger une formule qui la
définisse en peu de mots avant même d'avoir tiré de son examen quelque clarté. Il nous suffira de
redire que le terme de civilisation désigne la totalité des œuvres et organisations dont l'institution
nous éloigne de l'état animal de nos ancêtres et qui servent à deux fins : la protection de l'homme
contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux. Pour plus de clarté nous
examinerons l'un après l'autre les traits de la civilisation tels qu'ils apparaissent dans les collectivités
humaines. Nous nous laisserons guider sans réserve au cours de cet examen par le langage usuel ou,
comme on dit aussi, par le “sentiment_linguistique”, certains en cela de faire droit à ces institutions
profondes qui se refusent aujourd'hui encore à toute traduction en mots abstraits.
L'entrée en matière est aisée; nous admettons comme civilisées toutes les activités et les valeurs
utiles à l'homme pour assujettir la terre à son service et pour se protéger contre la puissance des
forces de la nature : c'est l'aspect de la civilisation le moins douteux. Afin de remonter assez haut,
nous citerons à titre de premiers faits culturels l'emploi d'outils, la domestication du feu, la
construction d'habitations. Parmi ces faits, le second s'arroge une place éminente en tant que
conquête tout à fait extraordinaire et sans précédent. Les autres ouvrirent à l'humanité une voie
dans laquelle depuis lors il s'est engagé toujours plus avant, et les mobiles qui l'y poussaient sont
d'ailleurs faciles à deviner. Grâce à tous ses instruments, l'homme perfectionne ses organes -moteurs
aussi bien que sensoriels-, ou bien élargit considérablement les limites de leur pouvoir. Les machines
à moteur le munissent de forces gigantesques aussi faciles à diriger à son gré que celle de ses
muscles; grâce au navire et à l'avion, ni l'eau ni l'air ne peuvent entraver ses déplacements. Avec les
lunettes, il corrige les défauts des lentilles de ses yeux; le télescope lui permet de voir à d'immenses
distances, et le microscope de dépasser les limites étroites assignées à sa vision par la structure de sa
rétine. Avec l'appareil photographique, il s'est assuré un instrument qui fixe les apparences fugitives,
le disque du gramophone lui rend le même service quant aux impressions sonores éphémères; et
ces deux appareils ne sont que des matérialisations de la faculté qui lui a été donnée de se souvenir,
autrement dit de sa mémoire. A l'aide du téléphone, il entend loin, à des distances que les contes
eux-mêmes respecteraient comme infranchissables. A l'origine, l'écriture était le langage de l'absent,
la maison d'habitation le substitut du corps maternel, cette toute première demeure dont la
nostalgie persiste probablement toujours, où l'on était en sécurité et où l'on se sentait si bien.
On dirait un conte de fées ! [...]

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Harmut Rosa
Professeur à l’université Friedrich-Schiller
de Iéna (en Allemagne), Hartmut Rosa est
un spécialiste de la question de
l’accélération, qu’il aborde avec les outils
forgés par la théorie critique d’Adorno et
de Horkheimer. Auteur de L’Accélération.
Une critique sociale du temps (La
Découverte, 2010) et de Aliénation et
Accélération. Vers une théorie critique de
la modernité tardive (La Découverte,
2012). Selon lui, l’accélération pourrait
bien dévorer la promesse de bonheur,
fondatrice de la modernité. Il explique
dans le texte suivant publié dans le Philosophie magazine d’août 2013 et intitulé Bonnes vibrations le
revers de cette nouvelle aliénation : la « résonance ».

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Meddeb et Midal
Abdelwahab Meddeb est un penseur franco-tunisien décédé en novembre 2014 ; poète, essayiste,
traducteur, professeur de littérature comparée à l’université de Paris-10, il est l’auteur de nombreux
ouvrages où il dénonce l’intégrisme islamique, appelle au renouveau du dialogue entre Islam et
Occident et défend l’esprit de la laïcité (dont La maladie de l’islam, Contre-prêche, Sortir de la
malédiction).

Fabrice Midal, docteur en philosophie enseignant à l’université de Paris-8, né dans une famille juive
ashkénaze, s’est tourné très tôt vers le bouddhisme et l’étude des maîtres de la tradition tibétaine. Il
est reconnu pour son engagement à transmettre la pratique de la méditation d'une manière
rigoureuse et laïque. Il est notamment l’auteur de Quel bouddhisme pour l’Occident ? et Risquer la
liberté, vivre dans un monde sans repères.

A l’occasion du festival Philosophia de 2009, Fabrice Midal et Abdelwahab Meddeb ont confronté
les points de vue de l’islam et du bouddhisme sur le bonheur. Loin d’un état de contemplation béate,
la félicité leur semble indissociable de la clairvoyance et de la reconnaissance des souffrances
humaines. Paradoxal ? Pas nécessairement. L’ascèse, ici, ne conduit pas à l’absence de troubles de
l’ataraxie, mais à une « folle sagesse » qui rend la vie plus belle.

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