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Charles W.

Scheel

Le sacre de la mère
dans Une Enfance créole de Patrick Chamoiseau

L’œuvre de Patrick Chamoiseau, réunie par Gallimard en 2006 dans un coffret de


trois volumes de la collection Folio sous le titre général Une enfance créole (EC) n'est
devenue une trilogie que progressivement sur une période de quinze ans. Il s'agit bien,
grosso modo, d'un récit autobiographique, mais on aurait tort de croire qu'en vertu de
cette qualité générique, l’œuvre soit à classer dans la rubrique aimable des récits
d'enfance, d'une littérature faite pour garnir les bibliothèques des collèges, entre « la
rose » et « la verte ».
Sans doute en raison du bruit suscité par la remise du Goncourt en 1992, Patrick
Chamoiseau est avant tout – et reste – l'auteur de Texaco et, depuis cette parution, la
critique universitaire s'est concentrée sur l’œuvre romanesque1. Ainsi, EC est absente
dans l'ouvrage consacré par Dominique Chancé à Patrick Chamoiseau, écrivain
postcolonial et baroque, par exemple2. Or la rédaction du premier volet de la trilogie,
Antan d'enfance, publié en 1990 chez Hatier, éditeur scolaire, est contemporaine à la
fois de la rédaction du fameux manifeste Éloge de la Créolité, cosigné avec Jean
Bernabé et Raphael Confiant, et d'un recueil de contes créoles, publié sous le titre Au
Temps de l'antan, également chez Hatier, qui obtint d'ailleurs, lui, le Grand Prix de la
littérature de jeunesse.
Le dénominateur commun de cette production est évidemment la notion de
« créole », et ce n'est pas un hasard si Antan d'enfance valut à Chamoiseau la distinction
du premier Prix Carbet de la Caraïbe, nouvellement créé en 1990, dont voici des extraits
de la déclaration officielle du jury :

Le jury du Prix Carbet de la Caraïbe a distingué, pour l'année 1990, l'ouvrage


Antan d'enfance de Patrick Chamoiseau, pour 1) l'intention générale qui l'anime :
de recomposer l'atmosphère d'une ville antillaise qui portait en elle sa campagne
[… et] de faire entrer Fort-de-France dans la mythologie des villes caribéennes et
sud-américaines; 2) pour son illustration de thèmes majeurs dans notre région :
1 Une bonne présentation de l'écrivain et de son œuvre est accessible sur: http://ile-en-
ile.org/chamoiseau.
2 Dominique Chancé, Patrick Chamoiseau, écrivain postcolonial et baroque. Paris : Honoré Champion,
2010.

1
l'enfance, la mémoire et le rapport au temps, le réel merveilleux […], l'attention
portée, sans aucun misérabilisme, à la pauvreté […] ; 3) pour sa tentative d'un
langage en création continue [...] vers une parole totale, caribéenne, synthétisant
les poétiques de l'oral et de l'écrit et s'enrichissent au contact des langues dans la
réalité des Amériques ; 4) pour son ambition de contribuer à une littérature écrite
où les genres traditionnels, comme du roman, de la poésie, de l'essai entrent dans
un jeu nouveau d'interférences […] en fonction du réel et de l'imaginaire des
Antilles et de la Caraïbe.3

On admettra que ces formulations soulignent un grand nombre d'aspects allant bien
au-delà des qualités requises d'un récit d'enfance autobiographique conventionnel dans
le champ littéraire français. En fait, tous ces aspects illustrent des revendications
d'appartenance à un monde situé résolument hors de la France métropolitaine.
Qu'en est-il de la mère dans tout cela? Si le héros de la trilogie est évidemment le
personnage que le narrateur nomme « le négrillon » (ni le prénom Patrick ni le nom de
l'auteur n'est jamais mentionné dans le texte), c'est à dire le cinquième et dernier enfant
de la famille Chamoiseau, le récit de cette enfance particulière dans la maison en bois de
type traditionnel de la rue François Arago du centre de Fort de France – dite « rue des
Syriens » (c'est d'ailleurs le titre d'un récent roman de Raphaël Confiant) constitue un
hommage vibrant à la mère de l'auteur, Man Ninotte, qui joue indiscutablement le rôle
de « poteau mitan » à la fois de la famille et de la maison, alors que la figure du père ne
fait que des apparitions fugitives. Au-delà de son rôle de mère biologique et de femme
au foyer, Man Ninotte est présentée comme la véritable matrice de l'univers créole dont
émergera le cosignataire de L’Éloge de la créolitude et le romancier martiniquais à la
voix si caractéristique.
L'autobiographie de l'enfance de Chamoiseau est aussi particulière en ce que le récit
de l'enfance se construit dans un discours qui ne cesse de s'interroger et de se
commenter. La plongée dans la mémoire se fait par la mise en scène de situations
propres à l'oralité de la société créole. Le narrateur adulte se pose des questions,
interpelle son alter ego enfant, car sa propre mémoire personnifiée est accusée de
donner volontiers dans la « fiction ». Il interpelle aussi son lecteur par des exclamations
lyriques et s'adresse régulièrement à un chœur virtuel de « répondeurs », comme dans
une soirée traditionnelle de contes, et ces répondeurs interviennent dans un échange
complice avec le narrateur-conteur, fait de répons rituels ou de jeux de mots en tout
genre.
Mais cette inscription du texte dans une oralité très animée se conjugue avec le
recours à des techniques relevant de l'écrit et de l'imprimé, puisque Chamoiseau émaille
3 Cf. http://www.tout-monde.com/pc1990.html.

2
le récit de comptines et de poèmes disposés en vers, ou de notes de bas de page dans
lesquelles « L'Omniscient » commente ou traduit des expressions créoles utilisées dans
le récit proprement dit.
Le récit de l'enfance s'inscrit donc aussi dans une réflexion sur sa propre production,
dans une véritable poétique du récit autobiographique en contexte diglossique franco-
créole. Dans un tel dispositif, la langue constitue bien entendu l'ingrédient essentiel. En
l'occurrence, et contrairement à l'usage du père du négrillon, le papa-cordonnier-facteur
(quasi absent dans le récit, mais dont il est dit qu'il « distille son français impeccable » à
l'occasion des punchs), Patrick Chamoiseau écrit dans un français fortement créolisé – à
sa manière. Ce ciment de l'écriture est l'élément le plus constant dans la trilogie, quelles
que soient les briques thématiques utilisées. Loin d'être réductible à un style, cette
écriture participe pleinement du même mode narratif, évident dans une partie importante
de la fiction de l'auteur.

Le volume I, Antan d'enfance, dédié à René de Ceccaty4 et citant en épigraphe une


phrase d’Édouard Glissant sur l'importance parfois du simple « toucher » plutôt que
celle du « prétentieux » « faire sens », est divisé en deux parties, intitulées « Sentir »
(120p) et « Sortir » (50p). Le texte débute dans un mode introspectif très lyrique :

« Peux-tu dire, de l'enfance ce que l'on n'en sait plus? Peux-tu, non la décrire, mais
l'arpenter dans ses états magiques […]? / Mémoire ho, cette quête est pour toi. »
(21)
« Mémoire, passons un pacte le temps d'un crayonné [..] Moi, je n'emporte rien
qu'une ivresse et que joie bien docile au gré (coulée du temps) de ta coulée » (22)

La mère apparaît suite à trois pages de ce discours :

« Où débute l'enfance? […] La haute confidente évoque une soirée commencée en


douleurs. […] A 21 heures, un jeudi de décembre, la sage-femme cueillit le premier
cri, et la confidente d'aujourd'hui accueillit 'le dernier bout de ses boyaux'. C'était
sa manière créole de nommer le cinquième et – en résolution – le dernier de ses
enfants. » (23)

Cette introduction établit donc d'emblée la « créolité » de la mère et son statut

4 Ce contemporain de Chamoiseau est connu comme romancier de l'introspection poétique, auteur d'une
pentalogie pouvant se ranger dans le genre de l'autofiction. Également directeur littéraire, il a créé aux
éditions Hatier la collection « Haute Enfance », reprise plus tard chez Gallimard, dans laquelle allait
paraître également Ravines du devant-jour, le récit de l'enfance de Raphaël Confiant, en 1993.

3
privilégié de « haute confidente » du narrateur écrivant. La suite de cette première
section évoque la prime enfance du « négrillon – petit, malingre, consommant l'art du
caprice », qui « avait le goût d'être hors du monde » et qui grandissait auprès de la mère
dans la « grande caye en bois du Nord, s'étirant dans la rue François-Arago jusqu'à
l'angle de la rue Lamartine », à deux pas du Grand Marché de Fort-de-France.
Le bambin y vit en compagnie de la sœur aînée, Anastasie, dite la Baronne, de la
cadette Marielle, surnommée Choune, et des frères Jojo l'Algébrique et Paul le
musicien. Le négrillon se spécialise dans la torture d'insectes divers et le bombardement
des rats depuis le toit de la cuisine dans l'arrière-cour, où la mère, « personne de la
campagne » et dont « la volonté relevait du cyclone » (55) élevait poules, lapins et
même des cochons de Noël. Plusieurs pages sont dédiées à Matador, cochon-planche
particulièrement aimé des gamins de la maison, dont le sacrifice pour les fêtes souleva
une tempête verbale :

« C'était un temps où la langue créole avait de la ressource dans l'affaire d'injurier,


[...] par son aptitude à contester l'ordre français régnant dans la parole. […] Il y
avait un marronnage dans la langue. Les enfants en possédaient une intuition
jouissive » (68-69).

Si de nombreuses anecdotes marquantes de l'enfance sont évoquées, le narrateur


souligne aussi les moments quotidiens de complicité entre le négrillon et Man Ninotte,
notamment aux heures chaudes et calmes de l'après-midi, que la mère consacrait aux
travaux de couture en ignorant la plupart des « questions déchirées » du gamin pour se
concentrer sur l'une de ses certitudes : « l'exigence de réussite de ses enfants » dont elle
avait résolu « de payer le prix » sans états d'âme. Lui,

« la suivait pas à pas, avait besoin de sa présence. Elle le tolérait dans ses pieds,
sauf aux abords du réchaud. Il était épouvanté quand elle gagnait l'escalier et s'en
allait dans la rue. Il craignait de ne plus la revoir et demeurait muet d'épouvante
jusqu'à son retour. » (85).

Une page est consacrée au rituel des soirées où Man Ninotte, « tout en cuisinant,
interrogeait les Grands sur leurs leçons. [Elle] semblait posséder science mieux que les
livres eux-mêmes. En fait, elle ne faisait que soupeser l'hésitation [car pour elle] un
débit impeccable [était] la preuve insigne d'un savoir vrai » (86). Par ambition pour ses
enfants, Man Ninotte, quoique présentée comme hautement représentative du monde
créole du lieu et de l'époque, se faisait donc complice de la domination culturelle du

4
français et le narrateur annonce dans une prolepse anticipant sur le volume suivant de la
trilogie, qu'elle apprit bien vite à deviner les « macaqueries » du négrillon, quand celui-
ci se mit à fréquenter l'école et à prétendre réciter des leçons non apprises.
Malgré sa propre ignorance, elle l'obligea ainsi à faire son travail scolaire avec
application. Plus loin, l'évocation très poétique « du pain au beurre de Manman
Ninotte », cuit au petit matin dans le four du boulanger, fait allusion à une éducation
religieuse : « nous ramenions [le pain] vers l'épais chocolat d'amandes de nos
communions religieuses » (93). Ce passage suscite une digression sur la mémoire
particulière de l'enfance :

« On ne quitte pas l'enfance, on la serre au fond de soi. […] On se met à croire à la


réalité, ce que l'on dit être réel. La réalité est ferme, stable, tracée souvent à
l'équerre – et confortable. […] Grandir, c'est ne plus avoir la force d'en assumer la
perception. […] Le poète – c'est pourquoi – ne grandit jamais ou si peu. » (94)

Les lundis, jour de lessive, donnent l'occasion d'évoquer les qualités de chanteuse de
Man Ninotte, formée à l'école des lavandières du Lamentin. Elle travaillait en chantant à
tue-tête les airs à la mode à la radio et « hurlait au monde qu'elle était imbattable car son
destin véritable eût été d'être chanteuse d'opéra » plutôt que d'avoir été envoyée par sa
mère « travailler comme cuisinière pour une madame de Fort-de-France » (99). Déjà
impressionné par les talents vocaux de sa « manman », « le négrillon, demeuré seul avec
elle, contemplait le formidable effort de la négresse guerrière contre une pile de linge
qui dépassait la table » et qu'il fallait maintenant repasser.
La même attitude virile est signalée à propos des coups de froid, subis par des
membres de la famille : « Man Ninotte entrait alors en sa vieille guerre contre les
maladies » (104). Elle était aussi très vigilante à l'égard des « mauvais nègres, personnes
à pouvoir » qui rodaient en ville : « contre ces maudits-là, Man Ninotte avait du matériel
disséminé dans la maison, dans son linge » (108-109).
Face à cette mère formidable, le père « sait le pouvoir de la langue française, et,
quelque fois, maîtrise une ire de Man Ninotte avec un bout de Corneille, un décret de La
Buyère » (113). Les pouvoirs de la mère frôlaient le surnaturel, car lorsque la radio
annonçait le cyclone, « Man Ninotte en était par avance informée. Elle savait raccorder
les nuages à l'inquiétude des rats » (118). Alors que le négrillon « ne comprend hak »
aux cyclones car il ne fait que constater les dégâts incompréhensibles le lendemain, « un
bric-à-brac de panier caraïbe insensé », Man Ninotte « n'était jamais plus à l'aise que
dans l'apocalypse […]. Il la voyait disparaître au bout de la rue, réapparaître à l'autre,
massive et puissante sous les ailes de son chapeau » (120-121).

5
Et cette première section du livre se termine sur l'évocation de l'après-cyclone qui
réunissait les enfants autour de Jeanne-Yvette, une jeune fille maigre et rieuse qui
« nous ramenait de la campagne des contes créoles inconnus » et « nous menait au
rythme des rafales de sa langue », découvrant « un univers de résistances débrouillardes
et de méchancetés salvatrices » provenant d'Afrique, d'Europe et des Indes (125). Le
pouvoir de conteuse de Jeanne-Yvette était tel, que les enfants n'osaient plus traverser
les couloirs sombres de la maison...

Comme l'indique son titre « Sortir », la seconde section évoque les premières
aventures du négrillon au dehors de la maison si solidement associée à la figure de la
mère toute-puissante et protectrice. A midi, l'heure du punch du père et de ses
compagnons « soiffeurs », on l'envoie dans la rue acheter de l'eau ou du rhum. Dans son
quartier, « dont il connaissait le moindre rythme », le négrillon suit sa mère de loin, d'un
« regard cacarelle » (c'est à dire prêt à « faire dans son froc » en français familier
standard): « il la voit aller, venir, entrer, disparaître, sortir, être reine de la rue. On
l'appelle, on veut la voir » (134).
A partir de là, le narrateur décrit, avec les yeux du négrillon mais avec le recul de
l'adulte, la société du quartier, notamment les commerçants de la rue des Syriens, « très
attentifs des us créoles » (138), et de la science de Man Ninotte qui, mieux que
quiconque, savait les lois du marché. Pour illustrer son art du marchandage, le narrateur
insère trois pages d'un dialogue savoureux en français créolisé entre Man Ninotte et une
marchande de légumes, les deux femmes négociant férocement à coups de « ma
cocotte », de « ma douce » ou de « ma doudou »... Car Man Ninotte est aussi
revendeuse de poisson, grâce à son emprise sur les pêcheurs, et le négrillon se souvient
que « notre rue la voyait arriver comme on voit la Madone » (145) avec le poisson frais
du jour dans son panier.
Seules quelques lignes évoquent le bar que fréquente le Papa, car « la tenancière ne
supportait pas de présence enfantine dans cet antre de rhumiers » (146), alors qu'un long
passage est consacré au « véritable capharnaüm » de l'épicerie créole où la manman
envoyait sans cesse le négrillon lui procurer toutes sortes de « miettes » et parfois
rapporter des marchandises impropres, ce qui plaçait le négrillon dans une périlleuse
situation de négociateur entre deux redoutables commères, surtout quand une ardoise
restait à payer.
Le négrillon se souvient aussi comment Man Ninotte fermait les yeux sur « la
gratte », c'est à dire la pratique consistant à prélever en douce un sou par-ci et par-là sur
l'argent des courses, ce qui lui permettait de développer un petit commerce de trésors

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divers avec « les marmailles » de la rue et d'accompagner ses frères au « cinéma-quatre-
heures » du dimanche. Une prolepse est introduite pour décrire les affrontements entre
les « majors » de gangs rivaux autour des meilleures places, scènes auxquelles le
négrillon assistera plus tard, ainsi que le catalogue des rôles-clichés réservés pour les
noirs dans les films de l'époque. Puis le narrateur revient sur les impressions indélébiles
qu'ont laissé ses errances solitaires d'après-cinéma avant que la messe du soir dans la
cathédrale ne vienne redonner vie au quartier.
Ces visions incluent les mulâtresses aux balcons, les vieux quimboiseurs aux ongles
longs, les mantous maudits, les voiles de diablesse, les zombis déguisés en nègres, car
« le négrillon était devenu un docteur en ruses de la merveille. Il savait combien le réel
y puisait pour qu'une vie tienne debout. Mais à qui raconter ça? […] Et quel sommeil
trouver? quand Man Ninotte soufflait la dernière lampe? » (176).
Ainsi la mère reste l'interlocutrice privilégiée, seule capable d'apaiser les angoisses
du négrillon dans sa découverte du monde et des complications des saisons. Or « c'est
avec ces saisons que Man Ninotte marquait le temps […] Avec elles, Man Ninotte
jugeait de l'ordre du monde et des bonheurs possibles » (181). Elle reste inséparable de
« cette maison que je ne pourrais décrire, sa noblesse diffuse, sa mémoire de poussière.
De la rue, elle semblait un taudis […] mais pour nous, elle fut un vaste palais […]
Située au milieu de la ville, elle nous filtrait la ville » (185).
Et le livre de se fermer sur les mêmes invocations lyriques qu'au début, associant
mère, maison et créolité dans le présent du narrateur :

« Oh mes frères, vous savez, elle meurt dans ses poussières […] Dans le peu
d'espace qui demeure, Man Ninotte (la seule à y rester encore) cultive une jungle
créole nourrie comme nous de cette lumière […] Oh mes frères, je voudrais vous
dire : la maison […] notaire fragile de nos antans d'enfance... » (185).

Chemin d'école, publié quatre ans plus tard en 1994, vient compléter le tableau de
l'enfance, mais il n'est encore nullement question de trilogie. Ce second volume est
également structuré en deux parties: « Envie » (60 p.) et « Survie » (125p.). Le livre
s'ouvre par une dédicace et deux citations en épigraphe, suivies d'une déclaration
préliminaire en italiques tenant en une longue phrase au style alambiqué, par laquelle
« P.C. » affirme dire, « en amitiés créoles », « cette parole de rire amer, tranquillement
diverselle contre l'universel », au nom de tous ceux qui ont du affronter une école
coloniale, des Antilles à l’Île Maurice, en passant par la Bretagne et l'Alsace
notamment. Dans le néologisme « diversel », l'hommage à Glissant, qui vient de se faire

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défenseur d'une « poétique du divers » est transparent.
Le texte débute par le même type d'apostrophe lyrique que le précédent volume :
« Mes frères O, je voudrais vous dire: le négrillon commit l'erreur de réclamer l'école »
(17). Voilà donc précisée d'emblée « l'envie » annoncée dans le titre de cette première
partie. Envie justifiée par le fait que le négrillon « avait pour ainsi dire épuisé les
possibilités de la maison » et que pour descendre dans la rue « il était premier à l'appel »
pour « aller en quête d'une salaison manquante pour Man Ninotte, sa manman » (17). Le
lien primordial est donc réaffirmé ici (de manière redondante, d'ailleurs), mais aussi
vécu comme un fil à la patte, car la rue « appelait ».
Céder à cet appel étant impossible car Man Ninotte maudissait chaque jour
« l'engeance des vagabonds », l'univers clos de la maison devint encore plus
désenchanté quand « les grands reprirent l'école avec leurs mystérieux cartables ».
Plusieurs pages décrivent la patience de Man Ninotte face aux prières obstinées du
gamin voulant suivre ses frères et sœurs et s'adonnant, par dépit, à la production intense
de mystérieux « pétroglyphes » avec des bouts de craie sur tous les murs de la maison.
Puis vint le jour où Man Ninotte céda et emmena son rejeton par la main dans les
terres inexplorées au-delà du Canal Levassor où elle l'abandonna entre les mains d'une
Man Salinière, la première maîtresse, si douce, une mulâtresse bien en chair qui officiait
dans une salle à manger. Passées les premières frayeurs d'être séparé de sa manman pour
toute une demi-journée, le négrillon devait adorer cette école où l'on chantait, jouait et
dessinait dans une « ferveur créole » totale. Si bien que « le négrillon avait désormais
deux manmans, ou, plutôt, de Man Ninotte à Man Salinière il glissait sans angoisse »
(41). Et chez Man Salinière, « il apprenait de quoi alimenter d'interminables
monologues avec Man Ninotte » (44). Par contraste avec cette implication de la mère, il
est dit que « le Papa regardait ce phénomène de loin. [..] Le savoir du négrillon ne lui
paraissait pas pertinent ».
Cette période bénie dont la durée n'est pas précisée arriva à une fin brutale quand le
grand frère Paul, dans un accès d'impatience, fit comprendre au négrillon si fier, que son
« école » n'était en fait qu'une « maternelle-poulailler » pour « faire dînettes et chanter
couillonnades... » (45). Le monde du négrillon s'écroula et, dans la mémoire du
narrateur, « des temps s'effacent » jusqu'au jour de pluie et de froid où Man Ninotte
amena le petit à une autre école, la vraie, dans la cour de laquelle Man Ninotte
l'abandonna dans « un univers qui soudain devint hostile », « car aucune bienveillance
n'est prête à l'envelopper » (49-50).
Quelque vingt pages sont alors consacrées à la description par le menu, et dans le
style imagé et spirituel typique de Chamoiseau, de cette première matinée à l'école

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Perrinon où « rien ni personne ne faisait manman » (50) , qui mit le négrillon face à un
premier Maître si intimidant qu'il n'arriva pas à prononcer son propre nom, « un machin
compliqué, rempli de noms d'animaux » (54).
La première recréation n'apporta aucun répit car le négrillon apprit que « c'était un
lieu de guerre totale, sans pitié », sauf à se réfugier sous le préau auprès des Maîtres, et
qu'il ne fallait surtout pas être surpris par Monsieur le Directeur à parler créole, sous
peine d'être traîné par l'oreille « sur trente-douze mètres » pour apprendre à se
comporter « de manière civilisée » (65). Dans cet enfer, l'apparition de Man Ninotte à la
grille, venue apporter un painchocolat fut « une merveille pure ».
Les dernières pages de cette première partie sont consacrées à des commentaires sur
la situation diglossique que le négrillon devait désormais confronter : « [Revenu dans la
classe] ce fut le Maître qui s'exprima. Et là, le négrillon prit conscience d'un fait criant :
le Maître parlait français », alors que – sauf pour les punchs, où le Papa « déroulait un
français » pour faire des effets, et pour les grands enfants devant marquer par le recours
au français le respect dû aux adultes lorsqu'ils s'adressent à eux – « tout le reste pour
tout le monde était créole » (67-68). Et que « la langue du Maître n'allait pas dans la
direction des enfants » : « Manman, quel fer... » (pour : « Maman ; quel enfer ! »).
« Amarre tes reins et ton français » disent alors les Répondeurs sympathisants que le
narrateur introduit au moment où le négrillon se rend compte – qu'après « la démesurée
douceur de la main de sa manman » retrouvée, après la matinée pour la pause du
déjeuner où « l'ancienne magie de la maison se réenclencha » – il faut y retourner pour
l'après-midi...
A partir de là, il est clair que le titre « Survie » de la seconde partie du livre concerne
l'école. Le narrateur reprend le fil de cette première journée mémorable du négrillon :
« Quand on va vers l'école en début d'après-midi, on affronte des bonds de poussière
sèche […] A chaque angle on se rapproche... Tout est de raide en raide... / La classe fut
familière et redoutable. Le Maître aussi » (77-78). Le narrateur détaille, à sa manière
vivace et spirituelle habituelle, les conditions d'enseignement qui expliquent pourquoi le
négrillon et les autres « petites personnes » allaient à l'école la peur au ventre. Il y avait
des vexations en tout genre : « Prendre la parole fut désormais dramatique [..] au hasard
d'une réponse on pouvait basculer tout entier dans le grotesque et le barbare » (88), car
le maître abominait le créole […] et, avec la foi en Dieu, déployait les fastes de son
français universel » (90-91).
Le maître ne pratiquait pas seulement l'ironie mordante. Il était « armé » et
collectionnait les « lianes » avec lesquelles il cinglait les mollets des élèves pris en
faute. « Monsieur le Directeur » aussi maniait le fouet dans son bureau du premier étage

9
pour « les occasions spéciales ». C'est après avoir subi un jour cette humiliation que le
négrillon, revenu dans sa classe « comme une loque », comprit que « pour survivre aux
rigueurs de l'école », il fallait « creuser une distance entre son élan de cœur et le jet pur
de sa parole » (104-105). Ainsi « des espaces inaccessibles à Man Ninotte
s'accumulaient en lui », il « gardait secret de ses échecs, des remontrances et des coups
infligés, car Man Ninotte semblait conférer à l'école une autorité suprême. […]
Contester l'école auprès d'elle c'était comme attirer la foudre d'une mésestime » (104).
En d'autres termes, c'est pour conserver l'estime de sa manman que le négrillon
s'endurcit.
Le respect de Man Ninotte pour l'école semble être largement partagé par les autres
mères, même par celles qui viennent faire des scènes mémorables quand elles
considèrent que leurs enfants ont subi des punitions d'une rigueur démesurée :
« Monsieur le Directeur demeurait coi [car il] savait bien que les plus enragées des
manmans vénéraient l'institution scolaire » (125). Le narrateur détaille avec une minutie
d'anthropologue la réalité sociale de l'école. Il campe notamment le personnage de Gros-
Lombric, voisin de banc du négrillon, qui devient la victime quotidienne des gamins
dans la cour, parce qu'il est déjà le souffre-douleur du Maître, pour venir du milieu
créole le plus rustre. Jusqu'au jour où Gros-Lombric finit par se faire respecter en
effrayant tout le monde avec une tête de serpent et en se battant avec succès contre les
plus grands. La description d'un de ces « combats-à-mort » suscite d'ailleurs une de ces
listes savoureuses de dénominations invraisemblables (ici pour les pousse-à-la bagarre)
que le narrateur déclare peiner à traduire en français (cf. Note p.127).
Après le tour de force de ce combat, c'est la passion du jeu de billes (ou mabs en
créole, sans doute dérivé de l'anglais marbles) et ses avatars, qui donne lieu à des pages
remarquables de précision, d'esprit et d'empathie. Or cette passion des billes va
provoquer des retards qui se solderont eux par des « volées » administrées au négrillon
par Man Ninotte :

« Les mabs entraînaient des rentrées tardives. […] Man Ninotte l'accueillait avec
son français de représailles, des « Monsieur, s'il vous plaît »... [et il y eut des
volées…]. Mentir à Man Ninotte n'était pas vice possible. Il fallait juste déployer
un grand arroi imaginaire pour chatouiller son admiration [et être pardonné…].
Final de compte: on ne ment que quand on raconte mal. / J'ai cette tradition-là. […]
Ce qui faisait pleurer, dans une volée de Man Ninotte, ce n'était pas les coups mais
la brusque rupture d'un lien privilégié » (149-150).

Alors, certes, les heures passées à l'école ou dans les rues augmentent progressive-

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ment l'autonomie du négrillon vis-à-vis de la figure maternelle qui n'apparaît pas dans
bien des passages décrivant divers épisodes de la vie en classe – comme les campagnes
sanitaires de distribution de lait gratuit, de vaccinations, ou les inénarrables tentatives
des élèves « d'amarrer » (c'est à dire d’envoûter) les maîtres ou le directeur par des
pratiques magiques pour s'en débarrasser.
Si la raideur pédagogique et idéologique de l'école est dénoncée avec vigueur, le
narrateur concède que « le Maître n'ignorait pas le monde de la Merveille. Sa parole
évoquait des druides, des fées... » (179). A ces moments de grâce où le Maître captivait
l'attention des élèves en leur racontant des contes français, le narrateur oppose « Gros-
Lombric [qui] à l'ombre des robinets, dans les bougonnements interdits du créole, nous
évoquait des zombis, des Chouval-trois-pattes, [et tout le riche bestiaire folklorique
créole] » (179).
Le narrateur en vient à formuler deux reconnaissances de dettes : « Je t'accorde, cher
Maître, l’élévation du livre en moi […] Tu les refermais comme des sacramentaires »
(180) et « Je te sais gré, Gros-Lombric, de ta parole souterraine – je n'en percevrai la
déflagration qu'une charge d'années plus tard (tu n'étais pas conteur, tu étais toutes-
mémoires) » (181). Dans la foulée, le narrateur évoque l'arrivée d'un maître remplaçant,
« un tac bizarre [sans cravate ni costume] qui tolérait notre créole pour mieux déployer
le français, avait lu un poète crié Césaire et se réclamait de négritude. […] Face à
l'Europe, il dressait l'Afrique […] pourtant, il nous comprimait autant. Nous conformait
autant » (181-182).
Si bien que les élèves restaient muets et le narrateur laisse le soin à ses
« répondeurs » le soin d'entonner la question essentielle de manière assez poétique :
« Qu'était / créole devenu / au fond de nous, / brisés? » (183).
Ainsi, « le négrillon était devenu un secret ambulant » qui ne révélait aucun secret de
l'école à Man Ninotte. Et comme le Maître n'adressait aucune félicitation à celle-ci sur
les aptitudes de son fils, elle résolut de fortifier l'intelligence du négrillon par un régime
de cervelles d'agneau et d'huile de foie de morue, administré de force. Une fois de plus,
« le Papa, consulté sur cette question, se déclara étranger à la pensée magique de Man
Ninotte et demanda qu'on l'abandonne en dehors du débat » (187-188).
A l'école, la routine et l'ordre des préférences figé par le Maître abandonnaient la
plupart des élèves « à l'incurie créole » et à des manifestations parfois incontrôlées de
leur corps, comprimés sur les bancs des heures durant. Gros-Lombric avait abandonné.
Le négrillon avait sombré « dans la même léthargie », mais lui trouvait à la maison
« une ambiance studieuse et attrayante » : l’aînée, la Baronne, supervisait le travail de
tous sans aucun ordre de Man Ninotte (195).Le négrillon se joignit à cette assemblée

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des grands qui lui permettaient d'accéder à la boite de livres de prix récoltés au fil des
ans. Or « cette caisse magique le rapprochait inconsciemment du Maître »; la Baronne
voulait bien expliquer les images, et comme Man Ninotte « percevait les livres comme
tabernacle des sciences », elle ramenait du marché toute chose imprimée, que « le
négrillon abordait avec la même gourmandise » (198-199).
On voit donc à quel point l'ordre studieux instauré par Man Ninotte autour de la table
de la cuisine participait de l'instruction de ces enfants, et du négrillon en particulier.
Ainsi encouragé, celui-ci « prêta une attention particulière aux séances de vocabulaire
du Maître […] et fut sensible à l'effet que produisait un mot français nouveau » sur Man
Ninotte, « ébahie et fière » des progrès de son rejeton (201). Arrivé au terme du volume,
le narrateur admet à ses répondeurs qu'il « n'est pas bien, là », en constatant comment
« à mesure, à mesure, la petite langue créole fut investie par une chiquetaille de langue
française », un processus qui ne devait plus s'arrêter, car le mystère des livres se
traduisit en fascination des lettres et c'est « enclos sur ses pages d'écriture qu'il vivait de
vrais bonheurs », alors que « Gros-Lombric, amorphe, le regardait du coin de l’œil […],
lui, le gouverneur créole, qui allait disparaître des chemins-écoliers ». Le négrillon, lui,
« encrait sans trop savoir une tracée de survie... » (202), celle qui allait faire de lui un
écrivain, bien entendu.

C'est après la publication de ce second volume d'une Enfance créole que devait avoir
lieu l'événement dramatique évoqué dans ce qui devint le texte intitulé « Préface » de la
trilogie, l'incendie de la maison de l'enfance dans la rue Arago. Cette préface, insérée à
l'occasion de la parution d'Antan d'enfance en poche dans la collection folio de
Gallimard en 1996, est en fait un prologue de l'écrivain, qui revient dans un mode
lyrique sur le cadre principal de son autobiographie. On peut y souligner le
renforcement de l'association maison-mère-créolité, déjà mentionnée :

« J'appris la nouvelle […] et me précipitai vers le centre-ville. Difé! Difé!... La


maison de mon enfance était en train de brûler. De manmans-flammes impatientes
la mangeaient. […] Nous avions vécu notre enfance dans la crainte du feu. Man
Ninotte, ma manman, nous avait alertés une charge de fois sur les malheurs que
recelait la plus petite des flammes. […] J'avais fini par considérer l'éternelle
vigilance de Man Ninotte comme une prudence dénaturée par l'effet de l'âge. […]
Nous abandonnâmes un à un la maison […] Quand Man Ninotte regagna son
quartier natal, au Lamentin, elle était devenue la dernière âme des lieux; seul
rempart contre la ruine tapie dans l'ombre. […] Aujourd'hui, n'existe plus qu'un trou
noirci dans l'alignement de la rue Arago […]. Mon enfance charbonnée. […] mon
enfance créole » (9-12).

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Ce n'est que dix ans après Chemin d'école que l'évocation d'Une Enfance créole
deviendra une trilogie avec la parution du volume III, À Bout d'enfance, en 2005.
L'ouvrage est dédié énigmatiquement à « Alex la Couleuvre, qui fait musique et chante
encore... » et offre deux citations, d'André Bauchain et de Saint-John Perse, en
épigraphe. Contrairement aux volumes précédents, celui-ci n'est pas divisé en deux
grandes parties mais en huit : l'expérience – et/ou l'écriture – se complique. Dans la
perspective de la sacralisation de la mère, ce troisième volume, consacré à la découverte
des petites filles par le négrillon, apporte surtout des variations de tonalité dans certains
passages, mais il conforte à plusieurs reprises le rôle toujours prépondérant de Man
Ninotte dans le cadre familial, et dans « L'ordre et le désordre du monde » – titre de la
première section.
Dès le deuxième paragraphe, il est rappelé que « entre la grille de l'école et l'escalier
de Man Ninotte, il fallait recomposer une apparence décente... » (14) car « régenter la
marmaille était affaire de Man Ninotte [et de la Baronne] » (17). Il est répété que le
Papa ne jouait qu'un rôle d'apparat dans le foyer, car « son altière sérénité ne percevait
aucun désordre » dans l'appartement « qu'il traversait comme un prince » (17), alors
que, « en lutte contre la déveine, Man Ninotte devait mener des batailles décisives :
inventer de quoi manger, rembourser une dette […], et que son corps massif rayonnait
d'une tension éternelle » (18-19).
Dans les fantaisies du négrillon s'imaginant « grand petit Bondieu », il est prêt à faire
disparaître tous les autres pour « rester seul avec Man Ninotte rendue docile à ses
désirs » (24). Mais il avait progressé et n'agonisait plus en se rendant l'école car « il
savait désormais qu'elle était là. Toujours là » (44). Tellement là, qu'il développe une
fascination œdipienne pour le Papa, auquel trente pages de la section « Contraires et
antagonismes » sont consacrées, dans une alternance entre souvenirs brumeux et
prolepses, faite de commentaires du narrateur lorsqu'il apprit la mort du père, bien plus
tard, alors qu'il était en Métropole :

« Quand le négrillon s'était mis à vouloir Man Ninotte pour lui seul, le Papa lui
apparut en obstacle flamboyant. […] C'est sans doute à cette époque qu'il y eut
dans ses chimères tant de monstres à combattre. » (76-77) / « ... et je me souviens
du télégramme alors que je me trouve en terre d'exil […] qui m'informe de ce lit
devenu silencieux […] Basile! Basile! [la nouvelle me renvoie à toi, mon
négrillon...] je ne sais plus comment tu as continué auprès de lui, l'aimant sans
avoir su le formuler... […] et quant à ce pauvre poème dans lequel je me suis
réfugié (cette scribouille censée lui rendre hommage, écrite sur l'ivoire froid du

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télégramme) jamais il ne vaudra un seul des sourires que tu ne lui as pas offerts, ou
un simple geste d'affection sur sa blanche crinière lorsque sa seule présence faisait
de toi un fils... » (80-81)

Au milieu de ces considérations œdipiennes, La Baronne avait révélé, entre autres


secrets, que le père du Papa serait un Blanc, « un marin […] qui avait séduit sa maman
mulâtresse […], du coup le mystérieux grand-père [qui n'avait pas eu plus de
consistance qu'une virgule] se mit à hanter la maison... » (64-65). Parmi les autres
secrets, on apprend que Man Ninotte n'avait plus remis les pieds à l'église après qu'une
paroissienne acariâtre ait exigé lors d'une messe, qu'elle lui cède sa place dans un banc
réservé à sa famille mulâtre.
Ce n'est qu'après la section « Mystères et illusions » qui traite avec beaucoup
d'humour de la découverte par le négrillon et sa petite bande « d'êtres humains », des
batailles de cerf-volants et des compétitions de canons-à-pipi et de longueurs de ti-bouts
– bref, d'affaires très viriles – que le narrateur revient enfin à la journée de « la fatale et
immense découverte », annoncée une centaine de pages auparavant, des petites-filles,
dans la section « Fratales et impossibles ».
Cette longue section rapporte de manière très amusante les efforts du négrillon et de
sa bande pour comprendre le fonctionnement de « l'engeance impossible » à coups
d'observations présumées scientifiques et de pêche aux informations dans un milieu où
la censure générale concernant les différences sexuelles favorisait les représentations les
plus fantastiques et les plus inquiétantes. Mais ce récit léger est interrompu plusieurs
fois par des passages réflexifs dans lesquels le narrateur s'exprime sur le présent de son
travail de rédaction, à propos de la mort du père, de sa tombe découverte tardivement,
mais aussi de cette rencontre récente avec la mère, évoquée ainsi :

« Négrillon, je reviens de cette terre d'exil et retrouve Man Ninotte, cet arbre
immense plein de mystère et de magie... cela me semble naturel de la retrouver, j'en
suis heureux mais sans en accomplir la célébration sans fin, sans être attentif à ce
qui m'est donné comme le font les plus clairvoyants d'entre nous qui saluent,
chaque jour et sans accoutumance, le lever du soleil... / … Voilà, c'est aussi ce que
l'on perd au sortir des enfances :toute capacité à l'estime célébrante alors que Basile
rode... » (131)

Ces lignes d'un esprit troublé inspireraient sans doute bien des commentaires dans
une approche psychanalytique. Je me contenterai d'observer que, dans ce passage, le
fantôme du Papa, Basile (la Mort), vient troubler la sacralisation de la mère... Quelques

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pages plus loin, ce sont des images bien plus lyriques et positives qui évoquent à
nouveau Man Ninotte, « qui chantait au moment des lessives […] et devenait fille de
l'abeille bourdonnante, commensale de la libellule ivre des plénitudes de la rosée... »
(136-137), ou encore plus loin, « [Man Ninotte] chantait, c'était l'insigne d'une écume de
bonheur […] qui lui permettait d'envoyer plein de gammes contre la terre entière... »
(145). Encore plus loin, même les pleurs et les soupirs de la mère sont « héroïsés » :
« Elle pleurait […] parce que des accès de révolte s'indignaient que cette déveine
obstrue les horizons […] Man Ninotte pleurait pour dégager sa force... » (155); « Man
Ninotte soupirait comme on ordonne à la lumière... » (163).
Mais après de telles envolées, la fin de la section ramène des formulations à nouveau
assombries – cette fois peut-être en lien avec les considérations que partiellement
amusantes du Papa sur la paternité, en réponse à la terrible question que le négrillon osa
un jour lui poser : « On dit que c'est toi qui m'as mis dans le ventre de manman... », à
quoi le colonel répondit: – Hypothèse, mon ami! Le père, dans le meilleur des cas, n'est
qu'une vague hypothèse... » (179). De ce « meilleur des cas » évoqué cyniquement par
le père, le narrateur passe à l'évocation suivante, en italiques, de Man Ninotte :

« Le pire, c'est quand elle restait silencieuse, sans chanter, sans cris et sans soupir,
recueillie à l'article d'une blessure […] mais il y avait aussi des cris bien différents
des autres […] avec lesquels la guerrière se flagellait elle-même […] des cris aux
couleurs de la plainte... » (179).

On comprend donc que, dans ces passages intercalés et en italiques, le narrateur n'est
plus celui qui se contente de reproduire les questions amusants du négrillon, mais
l'homme mûr qui se rend compte, au moment d'écrire, que la mère n'avait pas toujours
été aussi vaillante et inébranlable qu'elle l'était dans ses souvenirs. Raconter avec
humour les recherches du négrillon autour du mystère de la scène primitive, l'amène
alors à se demander : « Comment savoir où tout s'effondre? », non pas seulement dans
la tête du gamin, mais aussi dans celle de l'homme qui revient sur d'autres questions
concernant l'histoire intime de la famille. Ainsi, au milieu du récit amusant de la
nouvelle (fausse) piste dégagée par un camarade de jeu qui affirme gravement avoir
trouvé la réponse au mystère de la conception dans le bo (le baiser), nouveauté
stupéfiante qui pour un temps allait faire s'écrouler la piste du ti-bout, le narrateur
découvre d'autres effondrements bien plus graves, au présent :

« Je vois ma ville, je la retrouve mais sans la rencontrer... je l'utilise pour faire


bouger le négrillon en moi... Des maisons se sont effondrées... Du béton sans

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visage a remplacé de vieilles façades au bois pensif, aucun balcon ne fonctionne
plus: livrés, sans floraisons, aux mécanismes climatiseurs, ils pleurent leur rouille
de fers forgés... […] Maintenant, l'urbain se développe sans faire ville, effaçant des
souvenirs... » (186).

Sous le titre « Errances et égarements » les vingt pages de la section suivante


narrent surtout les souvenirs espiègles du négrillon et de ses camarades se perdant dans
l'exploration du baiser comme source de vie; mais en racontant leur espionnage, pour
voyeurisme, des bonnes du quartier qui rencontrent leurs soupirants à la nuit tombée, le
narrateur explique aussi sa découverte sociologique du monde des familles mulâtres qui
emploient des filles de la campagne; ce faisant, il se rend compte – dans un passage en
italiques – que c'est ainsi que Man Ninotte est venue s'installer en ville et a rencontré
celui qu'elle allait épouser : « J'aurais donné cher pour la voir en ce temps, sans doute
déjà massive, […] le menton hautain, mais devenant trop faible en face du colonel qui
maniait un français d'évangile... » (204).
Dans la section « Magies », les rapports entre les deux fils du texte se compliquent.
Alors que le négrillon se met à expérimenter l'écriture de billets doux affreusement
alambiqués pour séduire une éventuelle « Belle Personne », il est aussi le témoin de la
cour qu'un jeune mulâtre vient faire à sa grande sœur, La Baronne, avant qu'il ne soit
refroidi par le Papa Colonel exigeant des preuves de sérieux. Ces souvenirs en appellent
d'autres, exprimés en termes poétiques et énigmatiques, d'abord au sujet du père : « La
Baronne eut toujours une intuition d'avance sur les œuvres de Basile »; puis, au sujet de
Man Ninotte, par le biais de métaphores : « Mais nul ne vit quand l'arbre immense
commença de perdre ses premières feuilles » (212).
A la fin de la section, alors que le négrillon se retrouve seul au cimetière où il était
allé suivre les Belles Personnes joliment apprêtées pour la Toussaint, le narrateur
introduit trois paragraphes en italiques particulièrement mystérieux où un personnage,
appelé aussi Basile mais féminin, est évoqué, ainsi que le souvenir incompréhensible de
l'enterrement d'un voisin de palier : « ... c'est vrai mon négrillon, tu n'avais jamais connu
Basile, elle ne t'avait pas approché […] Il y avait eu comme un silence dans le couloir
de la maison qui reliait les deux familles... » ( 219).
Dans les dernières pages, pour évoquer la période où le négrillon est tout affairé par
sa recherche merveilleuse de l'Élue de son cœur, le narrateur se rend compte que ses
souvenirs sont très brouillés et il introduit un passage en italiques évoquant – mais
toujours sans la nommer – Man Ninotte : « Sa mémoire se mit à la trahir... Un feu oublié
sous un laitage du soir... […] mais elle [était] soucieuse de ne jamais laisser penser que

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la guerrière ne régnait pas en gouverneur chez elle... » (226-227).
Dès lors c'est très naturellement que l'on passe à l'avant-dernière section intitulée
« Mélancolie première » qui narre la longue initiation du négrillon, victime d'un coup
de foudre, au premier amour (platonique) d'une jeune fille appelée « L'Irréelle »,
parallèlement à son parcours initiatique au sein d'une « Confrérie de Chevaliers de la
Table-Bobine ». Celle-ci, menée par un chef tyrannique, lui fait subir, en tant que sous-
arrière-écuyer du roi, toutes sortes d'épreuves de son courage, dans le décor d'une cité-
béton en construction dans les alentours de la ville.
Alors que la Man Ninotte évoquée dans cette partie est toujours la chef de famille
compétente et respectée, cinq insertions en italiques décrivent, en termes poétiques, la
lente déchéance d'une femme perdant la mémoire et son autonomie, la dernière faisant
allusion à sa mort (sociale, sinon physique) : « Quelle fut la frappe? ...Elle, ô puissante,
dévouée à ses enfants, sa vie offerte à leur seule réussite [...] et qui – lorsqu'ils furent
tous placés – dut vivre sans doute plus que la solitude: le sentiment de l'inutilité... ». Le
narrateur s'interroge alors lui-même : « Mémoire, qui pourrait résister au sentiment
d'être inutile?... » (279).
Le titre de la dernière section, « Le contact froid du Mabouya », fait référence à
une espèce de lézard tropical dont le nom signifie littéralement « mauvais esprit », dont
la variété domestique, très commune est aussi appelée le gecko des maisons; l'autre est
le grand mabouya collant, auquel s'attachent toutes sortes de superstitions. Dans le récit,
le négrillon est convoqué par la Confrérie de la Table-Bobine pour une ultime épreuve
de son courage, qui consiste à offrir sa poitrine nue au contact réputé venimeux de la
bête. C'est donc la mort dans l'âme que le héros se prépare au grand rituel qui devait
réunir les chevaliers de tout le royaume des êtres humains de Fort-de-France (mais très
peu de filles...). En pleine évocation des préparatifs de cette cérémonie, le narrateur
revient en aparté sur la question qui le taraude au sujet de la mère :

« Quelle fut la frappe, ô guerrière?... ». Il répond par un souvenir : « Elle préparait


chaque samedi le marché de ses enfants... chacun avait sa boite de légumes et de
fruits, posée au bas de l'escalier […] nul ne mesurait combien il était important de
récupérer cette boite:: cette pensée d'elle vers eux, ce souci de leur être encore
utile... » (281).

Pendant que « le négrillon souffrait d'envisager la mort sans revoir l'Irréelle », le


narrateur laisse entendre que, plus tard, Man Ninotte souffrait d'envisager son inutilité.
Et le récit des rituels sociaux, dans l'entourage du négrillon hébété dans l'attente de son
calvaire, est interrompu à plusieurs reprises par des descriptions poétiques des diverses

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façons dont meurent les grands arbres, la plus désolante étant « celle d'une mort sans
cadavre... » (284). Ce ressassement coupable est accentué par le souvenir du fait que
« quand Man Ninotte le sentait aux tristesses, elle lui préparait ce qu'il aimait manger ».
Or parmi ses souvenirs, le narrateur retrouve le pire : « ce jour où son regard de
guerrière se posa sur l'homme de l'époque, et qu'il n'exprima qu'une non-
reconnaissance » (288).
Les deux discours sur les deux temporalités se rapprochent au fur et à mesure dans
un finale qui devient de plus en plus sentimental. Le narrateur confie à « ses amis » que
le trouble qu'il avait éprouvé « à l'instant de sa rencontre avec elle » (l'Irréelle), prendra
tant de place dans sa vie, deviendra « chair de tant de poèmes » et « richesse à misères »
(289), car « c'est avec elle, cette ombre, qu'il allait commencer ses errances solitaires
dans cet en-ville qui plus tard nourrirait son écrire » : « il était contemplateur et rêveur »
(290-291).
Dans cette transe nostalgique, le négrillon en attente d'épreuve et l'homme
douloureusement penché sur l'attente vécue par sa mère en fin de course, se retrouvent
au coude à coude. L'envoi d'une mèche de cheveux de la Belle « faillit faire mourir le
négrillon » et « c'est avec elle qu'il se rendit à l'ordalie » (295). Le moment fatidique où
le roi Tony « lui balança le mabouya sur la poitrine » (avec des pinces) survient juste
après l'évocation lyrique de « la chute du grand arbre » dans laquelle la phrase « tu
t'estompes, mon négrillon... » peut être lue comme énoncée par le narrateur ou par Man
Ninotte, perdue dans sa pensée brumeuse (297). Puis, alors que le mabouya, au lieu de
se coller, se sert de la poitrine du négrillon comme d'un ressort pour semer la panique
dans l'assistance, « le négrillon resta échoué, touché à tout jamais par le contact
visqueux... » (298).
Les deux dernières pages du livre forment un épilogue. La mèche conservée
« pendant des millénaires » disparut un jour, comme « l'Irréelle disparut sans grand bruit
de sa vie », mais resta dans son esprit comme un « trésor du grand coffre à fiction ». En
bout de quête, ce sont les italiques qui ferment les livres dans des formules de révérence
lyrique : « Man Ninotte est là, même à bout de mémoire, dans ses plantes rescapées que
l'homme d'aujourd'hui arrose aux chaleurs de chaque jour... […] et même à bout
d'enfance, l'enfant est là... » (299). La statue de mots, sacralisant la mère, est achevée.

(Sarreguemines nov. 2012 – Schoelcher fév. 2017)

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Ouvrages cités

Chamoiseau, Patrick. Une enfance créole (Coffret 3 volumes, Collection Folio). Paris :
Gallimard, 2006. Contient : I Antan d'enfance (Hatier, 1990) ; II Chemin d'école
(Gallimard, 1994) ; III À bout d'enfance (Gallimard, 2005).
----. (avec Jean Bernabé et Raphaël Confiant), Eloge de la créolité. Paris : Gallimard, 1989.
----. Au temps de l’antan : Contes du pays Martinique. Paris: Hatier, 1988.

Chancé, Dominique. Patrick Chamoiseau, écrivain postcolonial et baroque. Paris : Honoré


Champion, 2010.

Entrée « Patrick Chamoiseau » sur le site : http://ile-en-ile.org/chamoiseau.

Entrée « Patrick Chamoiseau » sur le site http://www.tout-monde.com/pc1990.html.

Bibliographie sélective

Chancé, Dominique. L'auteur en souffrance ; Essai sur la position et la représentation de


l'auteur dans le roman antillais contemporain (1981-1992). Paris : Presses universitaires de
France, 2000.
----. « De Chronique des sept misères à Biblique des derniers gestes, Patrick Chamoiseau est-il
baroque? » in MLN (The John Hopkins University Press) vol.118, No 4, sept. 2003, p. 867-
894.
----. Histoire des litteratures antillaises. Paris :Ellipse, 2005.

Heurtebise, Clairvie. 'La diglossie littéraire chez Chamoiseau. Ecrire en pays dominé, de la
pétrification engendrée par la conscience diglossique à la résolution dans l'écriture de la «
pierre-monde »'. http://malfini.ens-lyon.fr/document.php?id=148

Lagarde, François. « Chamoiseau: L'Écriture merveilleuse ». Études Françaises 37.2 (2001):


159-79.) http://www.kamaniok.fr/litterature/p.chamoiseau.pdf

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