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LIRE ALAIN EHRENBERG : UNE TÂCHE IMPOSSIBLE ?

Pierre-Henri Castel

ERES | La revue lacanienne

2012/2 - N° 13
pages 129 à 134

ISSN 1967-2055

Article disponible en ligne à l'adresse:


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Pour citer cet article :


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Castel Pierre-Henri, « Lire Alain Ehrenberg : une tâche impossible ? »,
La revue lacanienne, 2012/2 N° 13, p. 129-134. DOI : 10.3917/lrl.122.129
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Lire Alain Ehrenberg : une tâche impossible ?

Pierre-Henri Castel
Psychanalyste

Les travaux d’Alain Ehrenberg semblent jamais leurs discours comme une contribu-
frappés par la malédiction d’un malentendu tion théorique à débattre, mais plutôt
total. Il est extrêmement courant de lui voir comme un double symptôme : celui d’une
attribuer sinon la paternité, du moins le sociologie subjectiviste sans consistance
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talent d’avoir particulièrement bien exprimé mais qui a le vent en poupe, et celui d’un

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l’idée selon laquelle la dépression, dans les auto-aveuglement exemplaire, un quasi-cas
sociétés contemporaines, serait en augmen- d’école du discours social à prétention théo-
tation du fait des grandes modifications rique dans les sociétés individualistes. On
sociétales en cours depuis la fin des années ne peut pas non plus dire que les socio-
1960. Récemment, et d’ailleurs dans la logues officiels soient particulièrement
direction idéologique inverse, dans un tendres avec lui. La culture professionnelle
échange pour La vie des idées avec Robert de l’enquête empirique (les références
Castel, il a été considéré comme le promo- d’Ehrenberg sont surtout textuelles, et les
teur d’un style d’individualisme plus amé- chiffres qu’il cite sont tirés des travaux des
ricain que français, quelqu’un dont les autres) mais aussi l’indifférence à toute phi-
analyses de l’idéal contemporain d’autono- losophie autre que post-marxiste qui
mie feraient le fourrier à peine caché domine largement la sociologie universitaire
d’une sorte de néolibéralisme niant la (alors qu’il a suivi pendant de longues
« souffrance psychosociale » et les besoins années les travaux de Vincent Descombes),
de protection des faibles. Qu’on n’aille tout cela ne parle guère en sa faveur. Si l’on
cependant pas croire que cette polémique met de côté le milieu d’Esprit, ou un
avec Castel le rende pour autant plus auteur tel que Jacques Donzelot, en bute
facile à situer sur l’échiquier. Alors qu’il est d’ailleurs aux mêmes incompréhensions, il
un des très rares sociologues français, a peu d’amis déclarés.
après Castel justement, à s’intéresser à l’his- Il y a une raison essentielle à ce malen-
toire comparée de la psychanalyse (en tendu. Si déplaisant soit-il, il est consub-
France et aux États-Unis), ainsi qu’à ses stantiel à l’objet qui intéresse Ehrenberg :
mutations conceptuelles, il s’est rendu les transformations de l’individualisme
odieux à toute la frange de psychanalystes depuis 1945. Écoutons Norbert Elias dans
qui multiplient les prises de position alar- La société des individus : « La violence des
mistes sur la société prétendument inspi- affrontements qui mettent perpétuelle-
rées par la clinique (de Jean-Pierre Lebrun ment en question actuellement le rapport
à Dany-Robert Dufour). Car il ne traite de l’individu avec la société limite le

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Notes de lecture

champ de notre réflexion. L’émotion et tion. Ehrenberg, à sa façon, reprend le


l’angoisse que ces luttes actuelles entretien- vaste projet de critique de cette illusion
nent chez les participants se traduisent par immanente à nos modes d’organisation. Or
l’affectivité dont sont chargés tous les c’est un geste qui implique une autoré-
termes qui s’y rapportent directement ou flexion critique sur la sociologie elle-
indirectement ; elles créent autour de ces même, sur ses conditions d’émergence et
termes une sorte d’aura qui obscurcit de réception. Car il oblige à se demander
plus qu’elle n’éclaire ce qu’ils sont censés jusqu’à quel point les sciences sociales sont
exprimer. » De fait, dans une œuvre qui ne indemnes du préjugé social par rapport
cesse de se livrer à une critique du concept auquel elles affirment leur distance objec-
omniprésent en France de sujet, mais qui tivante. Ehrenberg, à cet égard, pratique
veut comprendre ce qu’outre-Atlantique une critique de la sociologie qui présente
on a mis sous le mot de self et les raisons des affinités avec la récente attaque d’Irène
qui rendent ce terme insupportable aux Théry contre Lévi-Strauss, laquelle mon-
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Français, dans des pages où le mot d’auto- trait admirablement pourquoi les « struc-
nomie voisine avec celui d’empowerment, tures élémentaires de la parenté » ne font
mais qui ne cessent en même temps d’in- que projeter comme une « loi » scientifique
voquer les mânes de Durkheim, tous les sur les systèmes sociaux précisément des
ingrédients sont là qui favorisent la confu- postulats individualistes occidentaux – au
sion des lecteurs. Je cite Elias pour indi- point qu’elles en nient la qualité sociale,
quer cependant la radicalité du projet l’invocation de Mauss tenant en somme du
d’Ehrenberg à cet égard. La virulence de hold-up intellectuel. Pour comprendre la
ses dénonciations des théorisations démarche d’Ehrenberg, il faut aussi en
contemporaines de la crise de la société, revenir au principe instituant de la socio-
qui serait aujourd’hui menacée de destruc- logie ; c’est toujours une question de
tion par l’excessive libération des égoïsmes savoir en quoi elle consiste, et ce qui
des individus, s’enracine dans une relec- essaie de se faire passer pour elle. La psy-
ture systématique de la tradition sociolo- chologie collective freudienne et post-
gique française, avec pour nœuds décisifs freudienne lui sert à cet égard de
Tocqueville, Durkheim, Mauss, Dumont, repoussoir. Il faut donc retourner aux
dans une certaine mesure Touraine, et, bases.
moins connus, mais bien à tort, les La définition qu’Ehrenberg donne des
Ortigues. Ces noms donnés, on s’étonnera sociétés individualistes est toute péné-
moins. Le trait commun de ces auteurs est trée de Dumont. Ce sont tout simplement
en effet d’avoir caractérisé la scientificité les sociétés qui placent, en valeur, et dans
sociologique, sa rupture avec le sens com- certaines circonstances, l’individu au-dessus
mun, en faisant de l’idée que les individus du groupe. Le modèle social antagoniste,
« forment » la société, et que donc, poten- c’est par exemple celui des castes en Inde,
tiellement ils pourraient « se retourner » qui sont des sociétés non pas individua-
contre elle, non plus une évidence, mais un listes, mais holistes (il va de soi que ces
objet idéologique spécial, dont il fallait sociétés ne détiennent pas plus que nous
expliquer les conditions sociales de produc- la vérité sur l’essence de la socialité

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humaine ; elles sont autrement organisées, une chose : que nous sommes dans une
c’est tout). Chez nous, l’idéalisation carac- société individualiste où les gens se recon-
téristique de la formation de la société, c’est naissent membres de la société en se par-
le « contrat social ». Dire que le contrat lant ainsi. Il existe d’ailleurs un critère sûr
social est en crise, ou qu’il faut le refonder, du fait qu’il s’agit d’une illusion partagée,
c’est dire que la société va mal, parce que qui n’indique aucun fait particulier, mais
les individus vont mal. Les sociétés indi- la façon normative dont nous devons nous
vidualistes ont un problème grave, que rap- inquiéter les uns les autres de ce qui
pelle constamment Ehrenberg. Comme la nous arrive : c’est le sentiment exemplaire
forme sociale qui les caractérise est juste- que « ça va aujourd’hui mal comme ça n’a
ment l’individualisation croissante et l’af- jamais été ». D’où les yeux ronds de ce par-
franchissement de ceux qui les composent, tisan farouche de l’aggravation de la « souf-
elles ne savent jamais bien comment défi- france psychosociale » des travailleurs
nir le lien social, qui est structurellement sous les coups de boutoir du capitalisme
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chez elles le sujet d’une inquiétude. J’in- néolibéral mondialisé (c’est-à-dire le Mal),
siste : l’apport sociologique fondamental, découvrant que les infarctus, cancers,
par opposition au sens commun des dépressions remplissaient les cahiers de
acteurs dans une société individualiste, notes des médecins du travail à l’époque
c’est de rappeler qu’ils ne se sont pas faits du plein-emploi ouvrier dans des propor-
eux-mêmes les individus qu’ils sont. S’ils tions parfois supérieures à celles d’aujour-
en sont heureux ou malheureux, s’ils sont d’hui. Ou que les programmes d’« aide à
psychopathes ou professeurs de morale, et la parentalité », les technologies socio-
même très critiques de cette condition d’in- thérapeutiques du soutien au père, ne sont
dividu, c’est le résultat de l’application pas nés d’une crise actuelle de l’ordre sym-
méthodique de règles sociales d’individua- bolique, mais ont accompagné comme
lisation de l’existence, dont il est évident son ombre le développement capitaliste
que toutes ne sont pas faites pour leur depuis La Rochefoucauld Liancourt et le
plaire, et qui ne produisent nullement les joli XIXe siècle. Le présentisme obstiné est
effets que chacun aurait souhaités. Il en le révélateur des passions cachées sous la
ressort que l’idée banale, prévisible, qu’il croyance naïve aux « faits cliniques ».
y a un « malaise dans la civilisation » en tant L’angle très particulier sous lequel Alain
que civilisation n’a rien d’une découverte Ehrenberg aborde les questions de santé
empirique ou clinique. Constater un pareil mentale s’illumine alors. Il n’a jamais été
malaise fait partie du jeu social habituel, question pour lui d’en faire des révélateurs
comme en Inde se lamenter de la déca- morbides des grandes normalisations à
dence inexorable des critères de pureté. Le l’œuvre dans la société, à la Foucault. Elles
discours sur la crise de la société à cause ne sont pas davantage l’indice d’une
de l’émancipation excessive des individus, dégradation objective de la condition psy-
qu’il s’agisse de « perversion ordinaire », de chique des individus, exposés à plus de
jouissance hors castration, d’égoïsme illi- cruauté sociale. La santé mentale est la
mité ou de n’importe quoi de ce genre, cela caisse de résonance du mal-être constitu-
ne nous apprend strictement rien – sauf tif du malaise individualiste, le lieu où il

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Notes de lecture

donne désormais forme aux accidents de la vie ? En présence de qui ? Et Kita-


qui touchent la fabrique des sentiments naka de faire remarquer qu’embarrassés
moraux. Ainsi n’y a-t-il pas plus de dépres- par les conditions sociales inextricables de
sions ou de traumatismes qu’autrefois. la communication des sentiments tristes,
« Autrefois – raille souvent Ehrenberg – les médecins se sont mis d’accord pour
quand il y avait une vraie société, un vrai favoriser les symptômes somatiques de la
travail, une vraie politique ! » En revanche, dépression, comme le ralentissement psy-
la dépression est devenue un « idiome de chomoteur. Quand elle écoutait (l’air de
détresse » impératif, pour qui veut inter- rien) les psychiatres poser leur diagnostic
peller efficacement autrui et obtenir son de l’autre côté du rideau tiré, elle était ainsi
aide – tout comme il aurait avant 1914 stupéfaite de constater que faire taire les
invoqué la neurasthénie, ou la mélancolie malades était devenu la condition sine qua
à la Renaissance. La caractérisation et l’his- non pour leur attribuer l’étiquette de
toire de ces idiomes sont capitales. Leur « dépression » ! La santé mentale est ainsi
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dynamique biaise les enquêtes épidémio- devenue la grande homogénéisatrice des
logiques (qui dénombrent des perceptions expressions émotionnelles. C’est le langage
morbides négociées entre individus et collectivement reconnaissable du bien-être
observateurs), elle façonne la symptoma- (pensez à la santé mentale dite « positive » :
tologie (plus ou moins somatique, morale être « mieux que bien ») et du mal-être des
ou inconsciente, selon l’idée du soi en individus d’aujourd’hui. C’est enfin le cri-
vigueur), elle sert à légitimer les institu- tère vécu du succès ou de l’échec des
tions de soin (qui répondent à une innombrables pressions vers l’autonomi-
demande qui est toujours d’un seul tenant, sation qui constitue le fond normatif de la
sociale et « objective » au sens médical). La vie en société contemporaine, des condi-
dépression, pour citer Mauss, est ainsi un tions psychologiques de la bonne concep-
cas d’« expression obligatoire des émo- tion des enfants au consentement éclairé
tions ». C’est d’ailleurs parlant pour les de chacun à sa propre euthanasie.
médecins hospitaliers. Quand arrive dans Il va de soi que seule une approche com-
un service, toute fraîche des urgences, une parative, et qui compare en outre de
« dépression majeure », cela peut être à peu grandes visions de l’individualisme, peut
près tout, de la schizophrénie à la rechute faire ressortir les lignes de force de ces
d’alcoolisme. Car comment disons-nous idiomes de détresse des sociétés où nous
que ça va mal ? Je déprime. On ne se rend vivons. C’est pourquoi Ehrenberg a consa-
même plus compte du miracle enveloppé cré énormément de temps à mettre en
dans cette formule. Au Japon, par exemple, parallèle les développements de la santé
raconte Junko Kitanaka, quand on a tenté mentale, des idéaux psychothérapeutiques
d’introduire les antidépresseurs, les labo- et des crises successives des représentations
ratoires ont mobilisé des anthropologues de l’individu en France et aux États-Unis,
pour tenter de cerner comment s’exprimait dans La société du malaise, de l’entre-deux-
« la » tristesse. Ils leur ont ri au nez. guerres aux années 2000. Le projet s’est
Quelle tristesse ? Celle d’une femme ? nettement densifié depuis La fatigue d’être
Celle d’un subordonné ? À quel moment soi, qui couronnait une trilogie sur l’indi-

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vidu en société encore pleine d’équi- Trente Glorieuses se traduit par un désé-
voques. La filiation maussienne et dumon- quilibre inédit entre ses éléments. La
tienne est désormais pleinement assumée, puissance du politique à porter l’être-
et l’idée wittgensteinienne qu’il faudrait ensemble se révèle source d’une illusion
décrire la grammaire logique de nos sen- que l’on n’attendait pas : il disparaît der-
timents moraux devient explicite. La suite ? rière ce qu’il rend possible. Il s’efface, en
Elle apparaît de plus en plus inséparable l’occurrence, derrière l’individu de droit
d’une enquête critique sur les formes dont il organise le règne, à tel point que
modernes de naturalisation du sentiment celui-ci se retourne contre le cadre qui lui
de soi, par les « neurosciences sociales » par permet d’exister. Le triomphe [de la démo-
exemple (son travail en cours). Mais les cratie et du devenir-individu de chacun]
mutations de la prise en charge des enfants débouche sur une impasse. C’est en ce
n’ont pas moins de signification, vu à quel sens que la combinaison équilibrée des
âge recule aujourd’hui l’exigence d’auto- composantes de notre régime mixte est à
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nomisation (dont une expression simple est reconstruire. » Il semble que ce propos
l’injonction de se maîtriser). Ehrenberg se laisse au moins une possibilité d’interpré-
demande même si le psychothérapeute, à tation : si les individus se « retournent »
moyenne échéance, ne sera pas remplacé contre la société, c’est avec les armes dont celle-
par un « cognithérapeute », remplaçant la ci ne cesse toujours plus généreusement de les
réhabilitation psychique par la « remédia- armer. Ce processus n’est donc pas anti-
tion cognitive ». social. Il est plus paradoxal qu’autodestruc-
La confrontation avec Marcel Gauchet n’a teur. Il n’est pas intrinsèquement
jamais eu lieu. Bien des textes de Gauchet « décliniste », par exemple. Il ne nie pas le
des années 1980 portaient pourtant la primat du social sur l’individuel, et il
marque d’une lecture typiquement indique peut-être surtout les nouvelles
dumontienne des « crises » de l’individua- occasions de méconnaissance de ce primat,
lisme, notamment en matière d’éducation. et le désarroi qui en découle, pour les
On perd ensuite de vue cette perspective. tenants d’une approche politique à l’an-
À l’épreuve des totalitarismes se referme en cienne de la co-articulation des libertés
effet sur une version particulièrement personnelles et collectives. Du coup, je ne
subtile et tempérée du motif contre lequel trouve pas qu’il adhère à la prophétie
Ehrenberg se bat, celui des individus catastrophiste du déclin consommé du
« contre » la société. Je cite Gauchet, en Nom-du-Père. Le « social » n’est pas en
rappelant qu’il parle là des années 1970 : train de s’effondrer, comme s’angoissent
« C’est une nouvelle configuration de trop de gens.
crise qui s’amorce pour cette démocratie Or si cette lecture n’est pas trop optimiste,
triomphante, par-delà la crise écono- elle nous permet de cerner une zone de
mique, comme il ne faudrait pas très débat plus précise avec les thèses d’Ehren-
longtemps pour s’en apercevoir. Car, dans berg. Car, pourrait-on objecter à Ehren-
le contexte où il s’effectue et qui en berg, on ne peut pas non plus tout voir en
modèle les expressions, le bond en avant termes de discours et d’idiome de détresse,
libéré par les acquis stabilisateurs des comme s’il s’agissait de représentations, à

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Notes de lecture

réalité sociale constante. Une fois ces tale : pour les décrire, nul besoin de
idiomes devenus la norme des éprouvés conjecture extraordinaire sur la mort du
des individus, il s’ensuit des conséquences « social » sous les coups de l’individualisme
pratiques, des souffrances réelles. En un contemporain. Juste reconnaître que toute
sens, il y a donc bien « plus » de dépres- société individualiste, depuis qu’il y en a,
sions qu’autrefois, et donc plus de médi- se transforme sans jamais atteindre d’équi-
caments, plus d’institutions dédiées, etc. De libre idéal, et que cela suscite forcément
l’idiome à sa réalisation vécue, le pas est chez ses membres une inquiétude tarau-
vite franchi. Les gens ne parlent pas pour dante. Bref, quasi la même chose, l’apoca-
ne rien dire. Ehrenberg s’en tirerait sans lypse en moins…
doute par cette alternative : les cliniciens Je conclus. Mettez que Gauchet soit l’in-
constatent-ils une souffrance désocialisante, terlocuteur d’Ehrenberg. Deux pistes de
ou bien leurs patients formulent-ils leurs réflexion se présentent alors devant nous.
souffrances en termes de désocialisation ? La première, c’est de déterminer jusqu’à
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Assurément, les uns et les autres sont pré- quel point le paradoxe est acceptable qui
parés à parler dans ces termes, ce qui permet à la société de nourrir en son sein,
accroît leur illusion. Toutefois, le fait du mal- tout en restant une société, des individus dont
être n’est contesté ni par Ehrenberg ni par ses l’existence n’a plus de sens qu’à oublier,
adversaires. Ce qui est en dispute, c’est la gram- sinon à mordre la main qui les nourrit. La
maire de son expression. Mais en prenant seconde, c’est de déterminer le degré de
ainsi les choses, n’est-on pas en train de malaise réel, pas simplement grammatical
retrouver, après un long détour, précisé- ou idiomatique, qui ne se laisse pas complè-
ment ce que nombre de cliniciens ou de tement résoudre dans l’ajustement doulou-
travailleurs sociaux observent : une aggra- reux de toute société individualiste à son
vation désocialisante des souffrances psy- vertige émancipateur – mais qui, au contraire,
chiques des individus ? Voire des la menacerait en son cœur. Il y a là un
pathologies vraiment nouvelles du lien entre-deux problématique. Voyons qui il
social ? Avec cependant cette nuance capi- intéresse.

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