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GOT TFRIED KELLER

L’HABIT
FAIT
L’HOMME

les amis de la culture européenne


GOTTFRIED
KELLER

L’HABIT
FAIT
L’HOMME

les amis de la culture européenne


gottfried keller
1819 -18 9 0
P
ar une triste journée de novembre, un ouvrier
tailleur se dirigeait du côté de Goldach, riche
petite ville, éloignée de quelques lieues seule-
ment de Seldwyla. Le pauvre tailleur n’avait que son
dé pour toute monnaie, et comme le froid le forçait
à mettre les mains dans ses poches, il ne cessait de le
faire tourner entre ses doigts, en manière de passe-
temps. Le maître qu’il venait de quitter, à Seldwyla,
avait fait faillite et ne lui avait pas payé un kreutzer
sur ce qu’il lui devait. Le pauvre ouvrier allait donc
chercher fortune ailleurs. En guise de déjeuner, il
n’avait encore avalé que quelques flocons de neige,
que le vent lui avait jetés à la figure, et il n’avait pas la
plus petite notion d’où lui viendrait son dîner. Quant
à faire la ronde en mendiant, de maison en maison,
selon l’usage de ses camarades, il ne pouvait pas y
songer, à cause de son costume ; il portait en effet
son habit noir du dimanche, le seul qu’il possédât,

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et un manteau très ample, tout d’une pièce, doublé et


orné de velours, qui lui donnait un air chevaleresque
très marqué, d’autant plus marqué que sa physiono-
mie s’y prêtait. Ses longs cheveux noirs et sa petite
moustache étaient fort soignés, et il jouissait de
l’avantage d’une figure pâle aux traits réguliers.
C’était pour son plaisir qu’il s’habillait ainsi, sans
la moindre intention de tromper le monde. Il n’avait
pas d’ambition ; il ne songeait qu’à tracer tranquille-
ment son petit chemin, en travaillant et en gagnant
son pain ; mais il aurait préféré périr de faim plutôt
que de se séparer de ce manteau aux grands plis, ou
de ce bonnet fourré à la manière polonaise, qu’il ne
portait pas avec moins de dignité. Ainsi vêtu, il ne
pouvait guère travailler que dans les grandes villes,
où la singularité frappe moins, et quand par hasard
il était en voyage, sans avoir le gousset garni, il se
trouvait dans le plus grand embarras. S’approchait-il
d’une maison, il excitait la curiosité générale ; mais
on s’attendait à tout de sa part, sauf à le voir men-
dier. Il le sentait et ne demandait pas. Les mots pour
demander lui restaient au gosier. Plus d’une fois, il
fut ainsi le martyr de son manteau et de son bon-
net, se résignant pour eux aux plus dures privations
et se consolant en regardant cette belle doublure de
velours noir.
Comme il suivait, soucieux et affaibli, la route
montante, il fut rejoint par une voiture ; c’était une
berline de voyage, toute neuve, qu’un grand sei-
gneur, en séjour en Suisse, avait fait venir de Bâle.
Quoique vide, elle semblait pesamment chargée. Le
cocher montait à pied, à côté des chevaux. Il noua

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conversation avec le tailleur, et devina bientôt que


le personnage qui s’enveloppait dans ce manteau
doublé de velours, était de ceux qui luttent dans le
monde contre plus d’une difficulté. Arrivé en haut de
la montée, le cocher, voyant que la pluie commençait
à tomber, eut pitié du pauvre piéton et lui offrit une
place à l’intérieur. Le tailleur accepta avec recon-
naissance, et monta timidement dans la voiture, qui
partit au grand galop et atteignit Goldach au bout
d’une petite heure. Elle passa avec fracas la porte
de la ville et s’arrêta devant le premier hôtel, La
Balance. Avant même qu’elle fût arrêtée, le portier
tira la sonnette si fort qu’elle en fut presque arra-
chée. L’aubergiste, suivi de son monde, s’élança vers
la portière et l’ouvrit cérémonieusement, pendant
que les enfants et les voisins, accourus de cent pas à
la ronde, faisaient galerie à l’entour, curieux de voir
quelle perle sortirait d’une si belle boîte. Le beau et
pâle tailleur descendit, enveloppé de son manteau et
baissant mélancoliquement les yeux, ce qui lui don-
nait l’air d’un prince mystérieux. L’espace entre la
voiture et la porte de l’hôtel était fort étroit et des
deux côtés garnis de curieux. On ne sait si le tailleur
manqua de présence d’esprit ou de courage pour per-
cer la foule ; quoi qu’il en soit, il est certain que, sans
le vouloir, il se laissa conduire dans l’hôtel, monta
l’escalier, et ne se rendit compte de la situation que
lorsqu’il fut arrivé à la salle à manger, où on lui ôta
son manteau avec force révérences.
—  Monsieur désire dîner ? On va servir à l’instant.
Sans attendre une réponse, l’aubergiste de La
Balance courut à la cuisine.

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—  Par tous les diables ! s’écria-t-il, voilà que nous


n’avons que du bœuf et du rôti de chevreuil ! Je ne
puis attaquer le pâté, qui est destiné à nos messieurs
du soir. Faut-il avoir du guignon pour qu’il vous
arrive un hôte pareil le seul jour où l’on n’attende
personne et où l’on néglige de se pourvoir ! Le cocher
a des armoiries sur tous les boutons, et la voiture
est celle d’un duc ! Et le jeune homme ! Il desserre à
peine les dents, tant il est fier.
La cuisinière, heureusement, n’était pas femme à
se troubler pour si peu.
—  À quoi bon se lamenter, Monsieur ? Servez-lui le
pâté aux faisans. Il n’en mangera jamais que pour un.
Nous servirons le reste à nos messieurs, à la carte. Je
vous garantis que j’en ferai encore six portions !
—  Vous oubliez que nos messieurs sont habitués à
manger à leur faim !
—  Voilà bien de quoi se tourmenter ! Je vous dis
qu’ils mangeront à leur faim. On fait vite chercher
six côtelettes — il nous en faut pour l’étranger — ;
le reste se hache et passe comme faisan. Vous n’avez
qu’à me laisser faire. Je m’y connais.
Mais le brave aubergiste répondit avec dignité :
—  Cuisinière, je vous ai déjà dit que de pareils
procédés ne sont admis ni dans notre maison, ni
dans notre ville. On vit solidement à Goldach, parce
qu’on en a les moyens.
—  Connu ! s’écria la cuisinière piquée. Alors si
on ne sait pas se tirer d’affaire, on sacrifie quelque
chose. Je viens d’acheter deux bécasses, on pourra
les ajouter à ce qui restera du pâté. Nos gourmets ne
se plaindront pas du mélange. Il y a aussi des truites.

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J’ai mis à bouillir la plus grande, en voyant arri-


ver la berline. Voilà donc : poisson, bœuf, légumes,
côtelettes, rôti de chevreuil et pâté. Que peut-il
demander de plus ? Donnez seulement les clefs,
qu’on puisse sortir le dessert ! Ce n’est pas trop com-
mode qu’on soit toujours obligé de vous courir après
pour les avoir. Vous feriez mieux de nous les confier,
Monsieur, en toute honnêteté, au lieu de nous mettre
dans l’embarras, comme il arrive à chaque instant.
—  Je vous ai déjà dit, ma toute belle, que vous
ne devez pas le prendre en mal. J’ai dû promettre à
ma chère défunte, sur son lit de mort, de garder les
clefs dans mes mains. Je le fais par principe, non
par méfiance. Voici tout ce qu’il vous faut : corni-
chons, cerises, poires, abricots. Ne donnez pas ce
vieux dessert. Envoyez Lise chez le pâtissier, acheter
trois assiettes de petits bonbons. Une bonne tourte
fera aussi notre affaire.
—  Tout cela pour une seule personne ! Vous ne
vous en tirerez pas, Monsieur, vous ne vous en tire-
rez pas.
—  C’est égal, nous le faisons pour l’honneur !
Si un grand seigneur passe par notre ville, il faut
qu’il puisse dire qu’il a trouvé à bien dîner, même en
hiver et sans être attendu. Je ne veux pas qu’on parle
de ma maison comme des aubergistes de Seldwyla,
dont on dit qu’ils mangent tout ce qu’ils ont de bon
et servent leurs restes aux étrangers. Ainsi donc,
dépêchez-vous et faites de votre mieux.
Pendant que l’aubergiste et sa cuisinière se pré-
paraient à le bien servir, le tailleur était dans une
angoisse indescriptible. La table se couvrait devant lui,

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et, malgré la faim qui le dévorait, il ne souhaitait


rien de plus que de voir ce dîner s’évanouir. Il prit
enfin courage, mit son manteau et son bonnet, et
sortit de la salle ; mais dans son embarras, il ne sut
pas tout de suite trouver l’escalier.
—  Par ici, Monsieur, par ici ! s’écria un sommelier,
en lui montrant une porte au fond du corridor.
Le tailleur n’eut pas le courage d’avouer qu’il
cherchait l’escalier ; il suivit la direction indiquée,
et disparut derrière la porte du fond. Oh ! Que la
liberté de la grand-route lui eût paru une belle chose,
malgré la neige et le froid.
Cependant l’aubergiste l’avait vu passer en
manteau.
—  Anna Lise ! Où êtes-vous ? Apportez du bois et
des copeaux. On gèle dans cette salle. Dira-t-on que
les gens se mettent à table en manteau à l’hôtel de
La Balance ?
Le tailleur rentra comme il était sorti, ne sachant
quelle figure faire, et s’enfermant dans un silence
d’autant plus majestueux que l’aubergiste était plus
empressé à l’accompagner et à le poursuivre, tout
en se frottant les mains, de ses compliments et de
ses révérences. Le sommelier approcha une chaise
et le pria de s’asseoir. Il s’assit, en effet, machina-
lement. L’odeur d’une soupe comme il n’en avait
pas sentie depuis longtemps acheva de lui ôter
l’usage de la volonté. Machinalement, il prit la
pesante cuiller d’argent, et la plongea dans le bouil-
lon d’un beau brun clair. Petit à petit il sentit se
ranimer ses esprits ; mais il n’en devint pas plus
communicatif, et le service continua à se faire avec

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une silencieuse gravité, comme il convenait pour un


si haut personnage.
L’assiette vide, l’aubergiste l’encouragea à en
prendre une seconde, disant que le potage était une
fort bonne chose par un temps de neige, comme il
faisait. Le tailleur ne se le fit pas dire deux fois. Puis
vint la truite entourée de verdure. On lui en servit un
fort beau morceau. Il le regarda un moment ; puis,
n’osant se servir du couteau, il se mit à travailler
timidement de la fourchette.
Pendant ce temps, la cuisinière, poussée par le
démon de la curiosité, épiait, par la porte entre-­
baillée, le grand seigneur qu’on servait si bien : — En
voilà un qui sait manger le poisson ! dit-elle à une
fille de chambre qui regardait par-dessus son épaule.
Il n’avale pas tout à la fois, et ne brandit pas son
couteau comme pour tuer un veau. C’est un fils de
grande maison, et qui connaît les morceaux délicats,
c’est moi qui vous le dis. Sans compter qu’il est bel
homme ! Dommage qu’il soit si triste. Il est amou-
reux, je parie, et on ne veut pas lui accorder celle
qu’il aime. Ah ! les riches ! Ils ont aussi leurs misères.
L’aubergiste, de son côté, se faisait la réflexion que
son hôte ne buvait pas.
—  Monsieur ne trouve pas le vin de table à son gré,
dit-il du ton le plus respectueux. Monsieur désire-t-il
un verre de bon Bordeaux ? J’en ai que je puis recom-
mander en sûreté de conscience.
Ici le tailleur commit une nouvelle faute, ce qui
prouve bien qu’une faiblesse en entraîne une autre.
Il dit oui, au lieu de dire non. Aussitôt l’aubergiste
se rendit en personne à la cave pour choisir la plus

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L’HABIT
FAIT
L’HOMME
«
L
’habit fait l’homme » (Kleider machen Leute)
est sans doute la nouvelle la plus populaire du
cycle des Gens de Seldwyla. Notre héros, Wenzel
Strapinski, est un jeune compagnon tailleur à l’esprit
romantique. En raison d’un malentendu, qu’il n’a pas le
cœur à dissiper, Wenzel est pris pour un riche comte polo-
nais. C’est sous cette fausse identité qu’il séduit, bien mal-
gré lui, la ravissante Nanette, fille du président de la ville.
Le jour des fiançailles arrive, le secret du faux Comte
Strapinski ne pourra plus être gardé bien longtemps…

Gottfried Keller (1819-1890) est un poète et homme


politique suisse généralement classé comme un réaliste
bourgeois. Il commence sa carrière en tant que peintre
paysagiste. Il se consacre à la poésie « politique » pendant
la période du printemps des peuples de 1848, puis s’en
tient à l’écriture. Pendant une bonne quinzaine d’années,
il occupe le poste de secrétaire d’État de la République de
Zurich. Ses œuvres les plus connues sont Henri le vert et
le cycle de nouvelles « Les gens de Seldwyla », qui com-
prend le présent récit.

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