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l’époque de la flibuste
« Vous êtes trop expérimentés, dit-il, pour ne pas nant sur le port. Un guide peut être un compatriote, ancien
connaître le péril que nous courons, et trop braves pour prisonnier des Espagnols, un esclave qui a vécu dans la ville,
le redouter. Il faut ici tout ménager et tout hasarder, se ou encore un Indien s’opposant à l’oppression de son peuple.
défendre, et attaquer tout en même temps. La valeur, la Les Indiens sont cependant très bien intégrés à la société
ruse, la témérité et le désespoir même, tout doit être mis espagnole du Nouveau Monde, si bien qu’ils préfèrent le
en usage en cette occasion ; ou, si nous tombons entre les plus souvent prendre parti contre les flibustiers. Le guide
mains de nos ennemis, nous ne devons nous attendre peut aussi ouvrir la voie aux flibustiers sous la contrainte. Il
à rien qu’à toute sorte d’infamie, aux plus cruels tour- faudra toutefois s’en méfier, car il pourra mentir et entraîner
ments, enfin à perdre la vie. Tâchons donc d’échapper à les aventuriers dans un piège.
leur barbarie ; et pour y échapper, combattons. » Les aventuriers préfèrent se procurer un guide pour une
— A. O. ŒXMELIN, Histoire des Flibustiers expédition avant de partir plutôt que d’espérer en trouver
du Nouveau Monde un sur place. Lorsque l’Olonnais propose à ses camarades
IV : À l’abordage
gère. Il faut souvent plus d’un millier de flibustiers pour des relèves… Plus important que tout, il doit aussi pouvoir
mener à bien cette entreprise délicate. De plus, si une seule prévoir quel sera le temps nécessaire aux renforts venant
journée est nécessaire pour prendre un navire, il faut par- d’autres villes pour arriver sur place (et avec quels effectifs).
fois plus d’un mois pour prendre une ville. Les forbans qui À partir de ces informations, les flibustiers établissent leur
partent attaquer une ville pour la première fois imaginent stratégie de bataille et déterminent s’ils arriveront par mer
souvent qu’ils pourront s’emparer de tout l’or contenu dans ou par terre en débarquant à quelques kilomètres de là.
la cité. Cela ne se vérifie pas toujours, loin s’en faut, car les
Espagnols sont prudents. À l’annonce de l’arrivée des pil-
lards, ils cachent leurs possessions dans les bois et grottes
environnants. Des aventuriers peu précautionneux, ou ne
Passer par la terre
connaissant pas assez bien les environs pour surprendre Passer par la terre peut se révéler indispensable, si, par
la ville en pleine activité, ne récupéreront qu’un dixième exemple, les gardes ont une bonne visibilité sur la rade
des richesses totales. Il est donc plus important que jamais de la ville, ou si la lune est pleine. Le passage par la terre
d’être parfaitement discrets, chaque jour à découvert se permet aussi d’attaquer des villes de l’ouest de l’Amérique
comptant en centaines de milliers de pièces de huit. Centrale, qui donnent sur l’Océan Pacifique, car les fli-
bustiers y passent moins fréquemment. Dans ce cas, le
transport du butin ne sera pas une mince affaire, sachant
Prendre un guide qu’il faut une semaine pour traverser l’isthme de Pana-
ma ! Le temps de réaction sur terre doit être immédiat,
Le guide est peut-être, avec l’appât du gain, la pièce maî- sous peine de subir de lourdes pertes ; les mousquets et
tresse d’une expédition menée contre une ville. Toute per- pistolets devront donc rester toujours chargés. Cela peut
sonne qui a vécu à l’intérieur ou près de la ville fera l’affaire, se révéler dangereux, car un coup qui part tout seul met
car elle en connaît les secrets. Un bon guide doit aussi savoir l’ennemi en alerte. Le contrevenant sera alors durement
si des écueils menacent l’entrée des navires dans la rade don- puni, si les Espagnols ne s’en sont pas chargés.
L es canots victimes des tirs mortellement précis de leurs adversaires
et de la terreur que leur inspirent ces diables humains. En
Pour attaquer une ville située à l’intérieur des terres, général, les flibustiers ne s’énervent pas, mettent leurs en-
les flibustiers essaient de profiter au maximum des cours nemis en joue et font mouche à tous les coups. Lorsque
d’eau, en les remontant en canot. Il est plus facile de re- les Espagnols sont armés de canons chargés à mitraille, il
monter une rivière paisible à la rame que de traverser est par contre plus judicieux de partir à l’assaut !
machette à la main des forêts denses et hostiles. Les ca-
nots serviront ensuite à ramener le butin de la ville prise
vers les navires, sans trop se fatiguer. Toutefois, ils de- Venir par la mer
vront parfois être laissés en arrière lors de l’assaut, car
la ville ne donne pas toujours directement sur le cours Les villes espagnoles sont souvent des villes portuaires,
d’eau. Le groupe de flibustiers se sépare alors en deux : un donnant sur la mer ou sur une rivière. Ces villes peuvent
groupe part attaquer la ville tandis que l’autre garde les être attaquées directement par de gros navires tels que goé-
canots. En effet, perdre les embarcations signifie souvent lettes, bricks ou corvettes. Une telle attaque n’est judicieuse
la mort. Pourtant, on ne peut se permettre de laisser trop que si le vent est suffisamment fort pour permettre aux
d’hommes en arrière, car la prise d’une ville réserve des navires d’atteindre le port le plus rapidement possible. Les
surprises qu’il vaut mieux affronter à plusieurs. Alertés Espagnols auront ainsi moins de temps pour se préparer.
par l’un de leurs guetteurs indiens, ou par des voyageurs Les flibustiers partent donc à la voile de façon à arriver à
venant de la côte, les Espagnols cherchent ces canots pour l’aube – y voyant suffisamment pour tirer au mousquet –,
IV : À l’abordage
les détruire, en prenant les sentinelles par surprise. Il est heure à laquelle les gardes sont moins vigilants. Il est exclu
fort désagréable de revenir chargé d’or, et de ne trouver de partir le long d’une côte la nuit sans connaître parfai-
que des cadavres à l’endroit où on avait laissé les canots… tement la proximité maritime du fort, donc sans guide ex-
pert en la matière. Plusieurs expéditions ont failli tourner à
la catastrophe car le vent est tombé alors que les flibustiers
E mbuscades se rapprochaient de la ville par mer.
Avant d’accéder à la ville elle-même, les flibustiers
« Quand l’Olonnais vit qu’il ne lui restait pour doivent bien entendu prendre tous les forts qui les sé-
avancer qu’un seul chemin que les Espagnols lui parent de la ville et qui commandent la baie. Les navires
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avaient laissé et où on ne pouvait marcher six de front : de guerre stationnés dans la baie ou au port doivent
« Courage, mes frères, dit-il, il faut avoir ces gens-là ou
méninges. Par exemple, si les toits des maisons sont en trop longtemps risque de leur coûter cher, mais se rendre
bois, y mettre le feu jetterait le désordre à l’intérieur du n’est pas non plus sans danger. Les flibustiers sont connus
fort. Inciter les Espagnols à faire une sortie, en simulant pour leur férocité et les tortures atroces qu’ils infligent
une fuite réduirait leur nombre. Si l’adversaire ignore à leurs prisonniers. Les Espagnols les considèrent donc
la présence des flibustiers, ceux-ci peuvent faire sau- plus comme des pirates que comme des corsaires et font
ter quelques barils de poudre à longue distance, tout en peu de cas de leur parole !
préparant une embuscade, canons à l’appui. Si les gardes
ne sont pas trop méfiants, ils ne laisseront qu’une poi- Si la reddition survient tôt et que la prise de la ville
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gnée d’hommes à l’intérieur du fort en partant, le ren- ne semble pas gagnée d’avance, les Espagnols peuvent
dant beaucoup plus vulnérable. Les meilleurs ingrédients même obtenir des conditions avantageuses. Par exemple,
les flibustiers peuvent leur permettre de quitter la ville
L’attaque des villes à l’époque de la flibuste
IV : À l’abordage
bat. Troisièmement, les flibustiers français et anglais vouent
inouïe, on le prit et on l’attacha par les deux mains et
généralement une haine implacable aux Espagnols, pour des
par les deux pieds aux quatre coins de la maison ; ils
raisons diverses et variées. Enfin, au sein même de la com-
appellent cela nager à sec. On lui mit une pierre qui pe-
munauté des Frères de la Côte, la réputation d’un homme
sait bien cinq cents livres sur les reins et quatre hommes
est basée avant tout sur sa férocité. L’atrocité des tortures
touchaient avec des bâtons sur des cordes qui le tenaient
infligées aux prisonniers n’a pas de limites, sinon celles de
attaché, si bien que tout son corps travaillait. Nonobs-
l’imagination des flibustiers. La communication est souvent
tant ce cruel supplice, il ne confessa rien.
difficile car peu d’entre eux connaissent l’espagnol, et moins
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On mit encore le feu sous lui, qui lui brûla le visage, d’Espagnols encore parlent français ou anglais. Interroger
et on le laissa là pendant qu’on tourmentait son cama- ou torturer toute la population d’une ville peut prendre un
rade, qui après avoir été estrapadé, fut suspendu par ou deux mois, mais rapporte bien souvent un butin supé-
Chapitre
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