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Revue de
l'Association pour la Recherche
Cognitive
Résumé
L'article montre sur des exemples anthropologiques éloignés les uns des autres (New York et Sumba d''aujourd'hui,
empire byzantin) la prégnance du rôle cognitif de la lecture et de l'écriture dans le rapport qu'elles instituent avec l'au-delà.
La lecture et l’écriture ne sont pas seulement des vecteurs pour un au-delà qui aurait une existence indépendante ; elles
sont au coeur de l’élaboration du contenu religieux lui-même et de la nature symbolique qu’on lui prête.
Abstract
On Spirit Writing : The Powers of Transduction across Semiotic Modalities.
Through anthropological examples which are taken from contexts that are far from one another (contemporary New York
and Sumba, Byzantine empire), the article shows the importance of the cognitive role played by reading and writing in the
relationship they have with what is considered as the realm of the beyond. Reading and writing are not only channels
through which the realm of the beyond appears as having already an independent existence ; they are at the heart of the
religious content itself and of the symbolic nature it is endowed with.
Keane Webb, Lassègue Jean. Écrire l’au-delà : les pouvoirs de la synesthésie sémiotique. In: Intellectica. Revue de
l'Association pour la Recherche Cognitive, n°50, 2008/3. Religion et Cognition. pp. 73-91;
doi : https://doi.org/10.3406/intel.2008.1229
https://www.persee.fr/doc/intel_0769-4113_2008_num_50_3_1229
Department of Anthropology, 101 West Hall, 1085 S. University Avenue, Ann Arbor, MI 48109-
1107, Etats-Unis.
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L’expression « écriture mystique » en français traduit l’expression « spirit writing » en anglais. Il faut
donc entendre « mystique » au sens étymologique de « faire apparaître les esprits », c’est-à-dire de ce
qui ouvre une relation à l’invisible (note du traducteur).
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Pour l’élaboration culturelle et les implications politiques de l’idée selon laquelle les pensées d’une
personne sont cachées à l’intérieur de son corps, voir les articles dans (Rumsey & Robbins, 2008).
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priétés physiques, si l’on inclut ce avec quoi l’on écrit et la surface sur laquelle
on écrit. Comme d’autres artefacts, le mot écrit possède des caractéristiques
particulières qui le distinguent de la parole : le fait, par exemple, d’être porta-
ble, durable et destructible.
Parce que la matérialité affecte le langage parlé lui-même, on peut aussi,
sous certaines conditions, faire l’expérience du fait qu’il est extérieur au locu-
teur, et, quelque fois, séparable de lui : cela peut être vrai même pour les
propres mots que quelqu’un prononce. Et si la pensée intérieure se trouve dans
la personne, peut-être sous la forme d’un discours silencieux développé à
l’intérieur des limites de la conscience, le discours extérieur est potentiellement
interactif et dialogique. Encore une fois, l’écriture semble étendre les possibi-
lités sociales du discours extérieur par le biais de sa capacité à étendre la portée
temporelle, spatiale et, partant, sociale, du langage au-delà de l’ici et du main-
tenant propre à une personne particulière.
On peut envisager le concept de Logos comme une façon de répondre au
problème religieux très général consistant à comprendre la relation existant
entre le monde immanent de l’expérience familière et le monde transcendant de
la divinité. Le terme résout ce problème à la fois conceptuel et pratique, poten-
tiellement obscur, en se reposant sur l’intuition familière selon laquelle le
langage est à la fois pensée intérieure et substance externe. Cependant, du point
de vue des exigences de l’orthodoxie chrétienne, la séparation de l’esprit et de
la matière exige aussi une constance vigilance pour lutter contre l’idolâtrie.
C’est pourquoi, tout en prenant le risque de tomber dans le Manichéisme qu’il
tenta d’éviter même quand il cherchait à défendre la matière contre toute asso-
ciation dichotomique avec le mal, saint Jean Damascène se devait toutefois de
marquer cette frontière ; aussi écrit-il : « Je n’adore pas la matière, j’adore le
Dieu de la matière, qui devint matière pour ma rémission et daigna habiter la
matière, qui œuvra à mon salut par la matière. » (Jean Damascène, 1994, p. 15-
16). Mais comme le suggèrent les accès d’iconoclasme qui apparurent à inter-
valles réguliers dans l’histoire du christianisme, si l’esprit veut dire
transcendance, alors la matérialisation et notre expérience des choses menacent
constamment de devenir des difficultés. Les gens doivent apprendre à regarder
au-delà du signe matériel vers un monde qui existe par-delà l’expérience.
L’image et le mot doivent être conçus comme pointant vers autre chose
qu’eux-mêmes. Le besoin, théologiquement motivé, de distinguer entre le
signe et ce qui est signifié souligne une vision sémiotique du monde dont
l’influence dépasse de loin la théologie (un point que j’ai défendu ailleurs, cf.
Keane, 2007). Pour notre propos, il suffit de souligner qu’une vision sémioti-
que du monde n’est pas seulement une question d’idées : c’est aussi une
question de pratiques. L’écriture se prête à des pratiques qui s’appliquent au
monde invisible comme elle prête au langage certaines propriétés communes
aux artefacts matériels.
La doctrine chrétienne de l’incarnation se heurte aux problèmes que ren-
contrent généralement ceux qui veulent entrer en contact avec le monde
spirituel : sous quelles modalités exactement un être, transcendant l’expérience,
peut-il être véritablement présent dans le monde dont les humains font
l’expérience ? L’idée du Logos est une réponse très abstraite à cette question,
bien qu’elle fasse usage d’une analogie fondée sur l’expérience ordinaire. Mais
il y a de nombreuses façons de répondre à cette question, non en théorie mais
en pratique.
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L’usage poétique des lettres tel qu’il est décrit dans la citation de Schimmel dérive de l’usage
coranique : 29 sourates commencent, après l’invocation du nom de Dieu, par un verset composé de
lettres isolées, les plus souvent commentées au verset suivant par une référence à l’Ecrit (par exemple
« Ce sont là des signes de l’Ecrit de sagesse », sourate 31 ; ou encore « La descente de l’Ecrit, que nul
doute n’entache, procède du Seigneur des univers », sourate 32). Les sourates 2, 3, 19, 30, 31 et 32
commencent par les lettres alif, lam, mim, transcrites en français par les lettres A, L, M. Certaines
traditions musulmanes considèrent que le dévoilement de la signification de ces lettres isolées aura lieu
à la fin des temps. Voir par exemple, Dictionnaire du Coran, Mohammad Ali Amir-Moezzi (éd.),
Robert Laffont, Paris, 2007, article « Lettres isolées ». (note du traducteur).
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La présence de Dieu dans la maison est ce qui, de façon unique, nous distingue
en tant qu’humains. » Cette source ajoute que la plupart des mitzvot (actes qui
obéissent à un commandement divin) ont le pouvoir de protéger ceux qui les
pratiquent pendant qu’ils les effectuent mais la mezuzah a ceci de particulier
qu’elle les protège même durant leur sommeil. Le commentaire insiste sur
deux traits caractéristiques de l’amulette considérée comme un medium assu-
rant la présence divine. Le premier consiste, en traitant l’écriture comme un
objet physique, à stabiliser le langage divin d’une façon telle qu’il fasse gran-
dement contraste avec l’évanescence de la parole comme événement. La
présence de l’objet lui-même présuppose, de façon indexicale, la présence
(plus ou moins) permanente de ce langage. Si ce langage est à son tour indexi-
calement lié à ses sources divines, il en résulte un mode de présence qui est
potentiellement le véhicule d’une source permanente d’activité. (Evidemment,
cette activité dépend d’autres idées concernant les pouvoirs du langage, au-delà
de ceux qui appartiennent à la phénoménologie de l’écriture proprement dite).
Prenons maintenant l’exemple d’une autre sorte d’écriture mystique. Les
traditions juive et musulmane possèdent toutes les deux des techniques pour
ingérer des textes. L’une d’entre elles consiste à écrire un passage des Ecritures
sur un bout de papier, à le brûler puis à en dissoudre les cendres dans un
liquide pour produire une potion qu’il faut boire. D’autres techniques consis-
tent à faire infuser un liquide avec un texte écrit. On peut, par exemple, écrire
un passage des Ecritures à l’intérieur de la surface d’un bol ou sur une planche
de bois, puis, en utilisant de l’encre lavable, remplir le bol d’eau ou laver à
l’eau la planche, pour obtenir une potion. Pour les Berfi du Soudan :
« la forme la plus haute d’appropriation du Coran est de s’en
remettre à la mémoire, ce qui revient à une internalisation dans
la tête, la partie supérieure du corps, d’où il peut être reproduit
par récitation. Mais le Coran peut aussi être internalisé dans le
corps en étant bu. Bien que boire le Coran soit considéré
comme bien moins efficace que le mémoriser, cela vaut bien
mieux que de le transporter avec soi en utilisant des amulettes.
L’un des défauts majeurs des amulettes est qu’elles sont sus-
ceptibles d’être perdues, abandonnées ou rendues inefficaces si
elles ont exposées à une pollution rituelle. » (El-Tom, 1985, p.
416).
On doit remarquer ici un parallèle, du point de vue de la forme, avec ce qui
se produit dans la lecture des entrailles. Les deux techniques utilisent ce qui
peut entrer ou sortir du corps pour manipuler les rapports entre les ordres visi-
bles et invisibles de la réalité. Dans le cas des Berfi, les internalisations
mentale et corporelle semblent être des processus similaires, même s’ils sont
inégaux.
Comme dans le cas de l’amulette, on peut interpréter ces techniques comme
des moyens permettant de tirer profit de certains traits propres à la phénomé-
nologie de l’écriture en vue de traiter du problème de la présence. Bien
entendu, la phénoménologie de l’écriture prise à elle seule n’est pas suffisante
pour engendrer ces pratiques. Elles dépendent également des idées que l’on se
fait concernant l’efficacité des actes de parole émanant du divin et de la capa-
cité du mot écrit à retenir quelque chose de cette efficacité ; aussi, selon les
Berfi,
« Dieu lui-même a créé les choses en prononçant des “ mots ”.
Cette croyance est clairement d’origine coranique, comme
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L’expression de « synesthésie sémiotique » traduit ici le néologisme de « semiotic Transduction ». Le
terme de synesthésie se justifie ici par le fait que certains phénomènes sémiotiques jouent
simultanément sur plusieurs modalités (écriture, parole, invisibilité, etc.) (note du traducteur).
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Sur la coexistence contingente de nombreuses propriétés dans n’importe quelle entité donnée, voir
(Keane, 2003).
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peuvent être expliqués par la biologie des vertébrés. Dans les termes de H. P.
Grice (1955), une observation rigoureusement identique peut avoir une signifi-
cation naturelle et une autre qui ne l’est pas. Pour Grice, les marques sur les
entrailles de poulet ne peuvent avoir qu’une signification naturelle, parce qu’il
sait qu’elles sont le produit d’une chaîne de causes et d’effets dépendant d’une
loi naturelle – il s’agit donc de signes indexicaux renvoyant au mécanisme qui
les a produits. Pour un aruspice de Sumba, en revanche, les entrailles possèdent
ce que Grice appelle une signification non-naturelle, parce qu’elles sont non
seulement le produit d’un agent doué d’intention (un esprit) mais qu’elles ont
été faites en vue d’être interprétées de cette façon (l’esprit, semble-t-il, veut
que les humains sachent que le signe est fait pour eux). La différence ne réside
pas dans l’objet lui-même (la marque sur les entrailles du poulet) mais dans la
vision sémiotique du monde qui guide son interprétation. Comme l’exemple de
la lecture des entrailles le suggère, la vision sémiotique du monde inclut de
façon caractéristique des idées concernant la causalité et l’existence possible
d’agents dans l’univers.
Si, de façon idéologique, on interprète le langage comme un signe arbitraire
et l’écriture comme un signe arbitraire de second ordre de ce signe premier,
selon ce que soutient la tradition linguistique académique avec Saussure, alors,
l’idée de se concentrer sur le langage parlé, considéré comme ontogénétique-
ment et logiquement premier, fait sens. Dans ce cas, la forme linguistique ne
devrait pas être interprétée comme ayant en elle-même du sens puisqu’elle est
arbitraire. On devrait négliger tout ce qui relève d’une apparente iconicité,
comme par exemple la ressemblance entre la lettre o et la forme d’une bouche
ouverte. Mais évidemment, toutes les visions du monde sémiotique ne soutien-
nent pas l’idée que les signes et leurs formes sont arbitraires. Par exemple, si le
langage est une émanation divine, il est en lui-même une présence divine et sa
forme fait partie de cette présence. C’est une raison donnée par la tradition
islamique pour le fait que le Coran ne peut pas être traduit. Ayant été transmis
oralement par l’archange Gabriel, le texte fut tout d’abord reçu par le Prophète
comme un ensemble de sons. Ceux-ci font partie, de façon inaliénable, de la
transmission du texte sacré. De surcroît, puisque la traduction est une consé-
quence de la diversité des langues, le texte sacré risquerait de varier au gré des
différences humaines, sources de conflits ; ce n’est qu’en tant que texte arabe
unitaire que le Coran demeure, en tant que texte, stable et identique en toute
circonstance (Messick, 1993). De plus, si le langage est un aspect de la pré-
sence divine, cela vaut également pour son incarnation visible en tant qu’écrit.
On trouve à Bali une variante de cette façon de voir : les lettres existent dans le
corps et s’expriment sous forme de sons. De ce point de vue, le son parlé
dérive d’un écrit antérieur.
Dans la présentation de Derrida, la voix est interprétée, selon une certaine
tradition métaphysique, comme manifestant la présence authentique du sujet
parlant et comme garantissant la signification de son discours. Certains types
d’écriture mystique peuvent au contraire tirer leur autorité de l’absence du
locuteur. Par exemple, dans ce que l’on peut appeler l’effet Ozymandias6,
l’écrit qui semble provenir d’un auteur maintenant disparu, peut recueillir une
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Du titre de l’un des poèmes les plus célèbres de Shelley, qui décrit une statue gigantesque en ruine
dans le désert : « Et sur le piédestal ces mots apparaissent / 'Mon nom est Ozymandias, Roi des Rois : /
Contemplez mes œuvres, Ô vous les puissants, et désespérez !’ / A côté, rien ne subsiste » (note du
traducteur).
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