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Decap Roger. Barry Lyndon : Thackeray et « l'ailleurs ». In: Caliban, n°28, 1991. Le roman historique. pp. 37-48;
doi : https://doi.org/10.3406/calib.1991.1252
https://www.persee.fr/doc/calib_0575-2124_1991_num_28_1_1252
Roger DECAP*
Après les travaux de Moses Finley et, plus récemment, avec ceux
de Pierre Vidal-Naquet, Thistoriographie contemporaine, on le sait,
connaît des mutations majeures et les présupposés philosophiques ou
scientistes qui ont pu fonder l'Histoire telle qu'elle s’écrivait avant
eux se trouvent remis en question et probablement eux-mêmes ren¬
voyés dans l'espace historique, c’est-à-dire considérés comme des phé¬
nomènes révolus auxquels se voit déniée l'exorbitante prétention qu'ils
avaient pu cautionner de dire à propos du passé une vérité objective
quelconque. On s'est aperçu en effet que l’idée d’une connaissance de
cette nature est devenue une idée vaine dont celui qui parle de l'His¬
toire se refuse désormais à se faire l'heureuse dupe. Cela pour deux
raisons différentes mais strictement complémentaires. D'une part
l’objet historique n'est plus perçu comme une substance massive et
stable à quoi l'historien pourrait avoir accès comme le chimiste
pouvait découvrir les corps simples : on n’a jamais, à dire vrai, accès
qu'à des textes qui ont traité de cet objet, textes qui par la nature
des choses le médiatisent et subrepticement lui ôtent sans remède, fût-
il le prétendu « petit fait vrai » dont on sait tout le prix, sa nature
supposée de réalité authentique. Le fait brut en Histoire n’est plus
rien qu’une vue de l'esprit et sa connaissance, un chimérique espoir
positiviste. D'autre part, si l'histoire de l'objet fait ainsi partie de
lui au point de le rejeter dans une inévitable relativité et de le
réduire à une ombre toujours fuyante, l'historien qui tente d'appro¬
cher le passé sait maintenant qu'il appartient lui-même à un temps
qui est le sien, lequel n’a sur les choses dont on compte parler que
le mince privilège de venir après elles et qui, daté qu'il est, ne peut
en aucune manière prétendre coexister avec le révolu et moins encore
si c'est possible, par l'utilisation du malheureux « recul historique »,
parvenir à la sérénité d'un savoir vrai parce que miraculeusement
libéré des contingences du présent. C'est là la double et concordante
signification de cette métaphore de « Tailleurs » par laquelle Pierre
Vidal-Naquet désigne en termes de spatialité ce qui fonde l’historio¬
graphie moderne 0), et qui n'est rien d'autre que la constatation de
la relativité du savoir en Histoire : l'historien conduit la quête d'un
objet qui par définition se dérobe ironiquement tandis que tout dis¬
cours historique, parce qu'il est tenu à l'intérieur de son époque, voit
ce dont il traite à partir de cet « ailleurs » qu'est le contemporain. La
réflexion sur l’historiographie précède désormais l'écriture de l'His¬
toire et rend d'emblée caduc et vain le thème si prisé de la connais¬
sance objective du passé.
Or, s'il est un domaine dans lequel ce thème a pu prendre droit
de cité et une importance à coup sûr démesurée, c’est un domaine
littéraire tout autant qu’historique, celui de cette forme romanes¬
que à laquelle on a donné le nom, précisément, d'historique. On sait
à quel point la rage des lectures référentielles a pu sévir dans l'étude
des romans de tous ordres depuis que le concept vague de réalisme,
avec son cortège de clichés flous, a été adopté par la critique litté¬
raire : le roman ainsi se définit, pense-t-on volontiers, par le rapport
analogique qu'il assurerait du textuel au réel par le truchement d'une
invention dont la fonction est de rendre vraisemblable le vrai. Et on
imagine sans peine à quel degré de frénésie la rage peut atteindre
lorsqu'on s'intéresse à une forme qui fait profession de faire entrer
parmi ses composantes les réalités du passé : c'est que le réel dans
l'affaire, on pense le connaître tout de bon, dépouillé qu'on le croit
des inévitables ambiguïtés et des complexités déconcertantes du hic
et nunc, et il prend tout son poids et sa belle assurance d’être un
réel fossile, répertorié, analysé, indubitable enfin. C’est ce qui permet¬
tait naguère encore de définir sans façons cette forme de roman
comme typiquement celle « où se mêlent la fiction et la réalité » (2)
pour ajouter bientôt que « le réel dans la fiction (historique), c’est
la base solide sur laquelle se construit le monde imaginaire et qui
garantit l’objectivité ». Au point que c’était la fidélité supposée à
l'Histoire qui permettait de jauger un roman historique et que Ton
se posait gravement la question de savoir « à quelles conditions et
dans quelle mesure un roman historique [pouvait] donner une con¬
naissance objective de l'Histoire ».
Mais voici que le bel édifice se lézarde et s'écroule, voici que torn-
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il entend que cet univers dont il parle l'a précédé dans la profondeur
de la tombe et que lui-même ne pourra que l’y suivre. C'est bien
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