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Caliban

Barry Lyndon : Thackeray et « l'ailleurs »


Roger Decap

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Decap Roger. Barry Lyndon : Thackeray et « l'ailleurs ». In: Caliban, n°28, 1991. Le roman historique. pp. 37-48;

doi : https://doi.org/10.3406/calib.1991.1252

https://www.persee.fr/doc/calib_0575-2124_1991_num_28_1_1252

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Barry Lyndon : Thackeray et «Tailleurs»

Roger DECAP*

Après les travaux de Moses Finley et, plus récemment, avec ceux
de Pierre Vidal-Naquet, Thistoriographie contemporaine, on le sait,
connaît des mutations majeures et les présupposés philosophiques ou
scientistes qui ont pu fonder l'Histoire telle qu'elle s’écrivait avant
eux se trouvent remis en question et probablement eux-mêmes ren¬
voyés dans l'espace historique, c’est-à-dire considérés comme des phé¬
nomènes révolus auxquels se voit déniée l'exorbitante prétention qu'ils
avaient pu cautionner de dire à propos du passé une vérité objective
quelconque. On s'est aperçu en effet que l’idée d’une connaissance de
cette nature est devenue une idée vaine dont celui qui parle de l'His¬
toire se refuse désormais à se faire l'heureuse dupe. Cela pour deux
raisons différentes mais strictement complémentaires. D'une part
l’objet historique n'est plus perçu comme une substance massive et
stable à quoi l'historien pourrait avoir accès comme le chimiste
pouvait découvrir les corps simples : on n’a jamais, à dire vrai, accès
qu'à des textes qui ont traité de cet objet, textes qui par la nature
des choses le médiatisent et subrepticement lui ôtent sans remède, fût-
il le prétendu « petit fait vrai » dont on sait tout le prix, sa nature
supposée de réalité authentique. Le fait brut en Histoire n’est plus
rien qu’une vue de l'esprit et sa connaissance, un chimérique espoir
positiviste. D'autre part, si l'histoire de l'objet fait ainsi partie de
lui au point de le rejeter dans une inévitable relativité et de le
réduire à une ombre toujours fuyante, l'historien qui tente d'appro¬
cher le passé sait maintenant qu'il appartient lui-même à un temps

Université Toulouse-Le Mirail.


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qui est le sien, lequel n’a sur les choses dont on compte parler que
le mince privilège de venir après elles et qui, daté qu'il est, ne peut
en aucune manière prétendre coexister avec le révolu et moins encore
si c'est possible, par l'utilisation du malheureux « recul historique »,
parvenir à la sérénité d'un savoir vrai parce que miraculeusement
libéré des contingences du présent. C'est là la double et concordante
signification de cette métaphore de « Tailleurs » par laquelle Pierre
Vidal-Naquet désigne en termes de spatialité ce qui fonde l’historio¬
graphie moderne 0), et qui n'est rien d'autre que la constatation de
la relativité du savoir en Histoire : l'historien conduit la quête d'un
objet qui par définition se dérobe ironiquement tandis que tout dis¬
cours historique, parce qu'il est tenu à l'intérieur de son époque, voit
ce dont il traite à partir de cet « ailleurs » qu'est le contemporain. La
réflexion sur l’historiographie précède désormais l'écriture de l'His¬
toire et rend d'emblée caduc et vain le thème si prisé de la connais¬
sance objective du passé.
Or, s'il est un domaine dans lequel ce thème a pu prendre droit
de cité et une importance à coup sûr démesurée, c’est un domaine
littéraire tout autant qu’historique, celui de cette forme romanes¬
que à laquelle on a donné le nom, précisément, d'historique. On sait
à quel point la rage des lectures référentielles a pu sévir dans l'étude
des romans de tous ordres depuis que le concept vague de réalisme,
avec son cortège de clichés flous, a été adopté par la critique litté¬
raire : le roman ainsi se définit, pense-t-on volontiers, par le rapport
analogique qu'il assurerait du textuel au réel par le truchement d'une
invention dont la fonction est de rendre vraisemblable le vrai. Et on
imagine sans peine à quel degré de frénésie la rage peut atteindre
lorsqu'on s'intéresse à une forme qui fait profession de faire entrer
parmi ses composantes les réalités du passé : c'est que le réel dans
l'affaire, on pense le connaître tout de bon, dépouillé qu'on le croit
des inévitables ambiguïtés et des complexités déconcertantes du hic
et nunc, et il prend tout son poids et sa belle assurance d’être un
réel fossile, répertorié, analysé, indubitable enfin. C’est ce qui permet¬
tait naguère encore de définir sans façons cette forme de roman
comme typiquement celle « où se mêlent la fiction et la réalité » (2)
pour ajouter bientôt que « le réel dans la fiction (historique), c’est
la base solide sur laquelle se construit le monde imaginaire et qui
garantit l’objectivité ». Au point que c’était la fidélité supposée à
l'Histoire qui permettait de jauger un roman historique et que Ton
se posait gravement la question de savoir « à quelles conditions et
dans quelle mesure un roman historique [pouvait] donner une con¬
naissance objective de l'Histoire ».
Mais voici que le bel édifice se lézarde et s'écroule, voici que torn-
R. DECAP - « BARRY LYNDON » 39

bent avec lui les naïvetés conventionnelles ressassées ad nauseam :


on ne saurait plus dire désormais que les inclusions « authentiques »
apportent à la fable leur caution pour faire croire à sa véracité ; on
ne saurait davantage avancer que la fiction aurait vertu pédagogi¬
que et ferait du roman comme un manuel illustré; on ne saurait
non plus affirmer témérairement la fidélité de tel texte à l'événe¬
ment: si l'Histoire est le monde mouvant du relatif, le roman his¬
torique vacille mieux encore. Il faut bien se résoudre, bon gré mal
gré, à la perte douloureuse des illusions en la matière puisque la
réalité n’est plus ce qu'elle était et ne peut plus assurément se voir
prêter la solidité rassurante qu'on aimait lui accorder. Historicité
et invention ont cessé de constituer, dans leur opposition ou leur
conciliation instable, les deux piliers sur lesquels fonder la critique
littéraire qui s'intéresse au roman historique. Il n'y a plus de réfé¬
rents dans ce domaine.

Or, si un roman de ce type illustre justement cette idée de l’incer¬


titude obligée en matière d'Histoire, c'est bien le Barry Lyndon de
Thackeray (3). Nulle part peut-être plus clairement que dans ce texte
ne se peuvent observer l'hésitation proclamée quant à la connais¬
sance objective du passé et d'autre part, plus subtilement, l'aveu
que l'écrivain ne peut pas échapper à son temps dans son entreprise
historique. Peut-être, paradoxe, de ce qu'il tente précisément d’y par¬
venir et, en cela même, fait de cette entreprise la plus datée qui soit.
« L'ailleurs » dans Barry Lyndon, c'est une fin de dix-huitième siècle
étrangement fantomatique ; « Tailleurs » de Thackeray, c'est le saut
fidéiste qui voudrait fonder toutes ses œuvres dans l'intemporel mais
qui fait d'elles pour cette raison même les figurations accomplies
d'un mythe spécifique du dix-neuvième siècle anglais.

C'est ainsi une des caractéristiques des romans historiques de


Thackeray, ceux qui traitent des mœurs du siècle précédent — à
l'exception du pastiche qu'est Catherine Hayes — qu'ils adoptent
la forme de l'autobiographie prétendue. La répétition du procédé
est assez singulière pour mériter l'attention et demander explication
puisque, à huit années de distance, à peu près symétriquement avant
et après la publication de Vanity Fair, le phénomène s'observe iden¬
tique à lui-même avec Barry Lyndon et l'admirable Esmond. Dans
l'un comme dans l'autre cas, la parole est celle d'un narrateur remi¬
niscent qui, au soir de sa vie, soit dans la Fleet Prison (4), soit dans
une Virginie plus rêvée que réelle, est censé écrire ses mémoires
et dire, l'un ses aventures, l'autre l'histoire de sa vie. Ce qui est
fort différent, mais qui s'éclaire en ce qui concerne le premier de
ce qu'il avoue lui-même sans ambages qu'il n'est ni historien ni
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philosophe (75). Esmond, lui, sera une manière de philosophe; mais


pour Barry Lyndon, il s'avère tout au plus capable de livrer, comme
il dit au seuil du récit, « this narrative of (his) life » (28), marquant
ainsi à la fois les limites modestes de son entreprise et le mode de
son ouvrage, et il est curieux d'observer qu’au sein même du texte
l’expression est reprise, mais intégrée à l'action, comme pour sug¬
gérer que la différence est négligeable entre ce narrateur homodié-
gétique et le sujet plongé dans les tribulations d'une existence pica¬
resque :
I narrated all the adventures of my life to my mother,
and succeeded in making her accept the dresses she
had formerly refused. (226)

On dirait volontiers que Barry Lyndon, aussi bien l'écrivain que le


personnage, est voulu comme strictement limité à l'événementiel et
atteint d'irrémédiable cécité devant sa propre histoire. Au narrateur
comme au héros sont déniées les deux fonctions qui s'attribuent
traditionnellement à qui parle du passé, à savoir la capacité de l’in¬
terpréter dans la signification qu’il a pu posséder ou pourrait acqué¬
rir et d'autre part jusqu'à la faculté de dire le vrai de ce passé:
c'est que, dans ce récit réminiscent, les seuls souvenirs sont en jeu,
de sorte que la distance historique se réduit purement aux profon¬
deurs d’une mémoire, et d’une mémoire en outre dont l'exercice
pervers la rend volontiers et volontairement infidèle et menteuse.
Barry n'écrit qu’à fin de justification et son prétendu témoignage
est un tissu de faussetés. Le passé dans le livre — celui du person¬
nage mais également celui du siècle où il vécut — est donc constam¬
ment ambigu, flottant, insaisissable. C'est bien du reste ce que sou¬
ligne le système de notes apposées au récit par son compilateur,
notes qui stratégiquement modulent de leur ironie les grands motifs
qui dominent l’ouvrage : les origines sociales de Barry et ses pré¬
tentions aristocratiques (18) ainsi que ces moyens de parvenir que
sont la guerre et le jeu (121) ou encore les femmes (260) : autant
dire que tout est sujet à caution de ce que dit Barry Lyndon et que
le siècle évoqué par son témoignage est voulu pour une pure fantas¬
magorie. A un point près pourtant, le célèbre passage si vivement
critiqué par Charles Whibley et par Lord David Cecil pour sa senti¬
mentalité « déplacée » et l’anachronisme qu’il constituerait dans
l’économie générale du caractère :
I believe a man forgets nothing. I’ve seen a flower, or
heard some trivial word or two, which have awakened
recollections that somehow had lain dormant for scores
R. DECAP - «c BARRY LYNDON » 41

of years... All of a sudden the memory of my childhood


came back to me — of my actual infancy... (211)

Ce thème du « vrai » souvenir — qui n'a après tout de surprenant


dans le roman que de n'avoir été exploité en prose qu'à des époques
plus tardives — a pour fonction précisément de marquer par oppo¬
sition que tout le reste est fabrication complaisante et que l'Histoire
dans l'ouvrage est donnée pour le lieu paradoxal d'une invention
élaborée.
On pourra dire assurément que dans la substance du récit se
peuvent retrouver des éléments « vérifiables ». Ainsi par exemple
de la bataille de Minden. Mais n’est-il pas caractéristique ici que
Barry Lyndon se refuse à faire la description du combat, n'en a,
comme Fabrice à Waterloo, rien vu en vérité et fera plus tard une
déclaration qui peut surprendre chez qui paraît vouloir évoquer
les choses du passé :

I do not intend to make a histoiy of battles... (112).

De même, on conviendra bien volontiers qu’apparaissent dans le


roman, et en nombre, des figures bien « historiques » : Reynolds, John¬
son, Boswell, Goldsmith en un seul paragraphe (79), fidèlement repri¬
ses en fin d'ouvrage (262-3). Mais entre-temps le narrateur, inconsé¬
quent, pour protester de la véracité de ses mémoires a commis, dans
un fréquent accès d’étourderie, l’imprudence de dire :

I might easily... after the fashion of novel-writers, intro¬


duce my readers to the great characters of this remark¬
able time (78).

Pourra-t-on jamais croire que Barry a rencontré tout ce monde ? Et


croire à l'historicité d'un texte de ce qu'il inclut des personnages
non fictifs ? Ne les fait-il pas au contraire accéder immédiatement
au statut de personnages de roman — et à celui d'utilités exsan¬
gues ? La contamination du réel et de l'imaginaire n’est assurément
pas celle qu’on dit si volontiers. De même encore on pourra s’atta¬
cher à l'étude des sources de l’œuvre. Elles existent bel et bien :
du Newgate Calendar à l'autobiographie du « captain » Freeney, men¬
tionné nommément dans le texte (59), de Jonathan Wild aux mésa¬
ventures de la pauvre Strathmore ou de l'infortunée Wolfenbuttel,
on retrouvera sans peine des traces dans Barry Lyndon d'éléments
vérifiables. Mais outre que ces inclusions, à des degrés divers, média¬
tisent l’événement d'être elles-mêmes des récits, et des récits dont
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certains sont franchement des œuvres de fiction, ce qui importe à


leur propos, c'est assurément la façon dont le roman les véhicule :
réfractées à travers le prisme d’une subjectivité envahissante, elles
sont secondes par rapport à la présence du narrateur, laquelle cons¬
titue le procédé littéraire exactement adéquat pour mettre en relief
l’idée tout importante, et centrale au roman, que s'il était une vérité
historique, elle ne pourrait se situer qu’au-delà de l'univers textuel
et de cette parole prise par Barry Lyndon. Car c'est bien en dernière
analyse la force convaincante de cette parole qui assure la « capta-
tio benevolentiae » dont parle Roger Blin à propos de Stendhal et
qui, bien mieux que la classique « willing suspension of disbelief »
(attendu que cette dernière n'a justement rien à voir dans cette
affaire), fonctionne ici à plein pour nous faire croire en Barry Lyn¬
don, mais pas une seconde aux objets dont il parle. Le narrateur de
ce paradoxal roman historique, dans son rôle d'écran et grâce à la
qualité miraculeuse d’une voix entendue («a feat of ventriloquism,»
disait plaisamment Elton), situe parfaitement cet « ailleurs » ironi¬
que où la chose historique, incertaine et rebelle, élude les poursuites.
Thackeray, dira-t-on, se proposait de pratiquer la résurrection des
mœurs du passé. Dans l'œuvre de fiction, écrit-il dans son article
sur Steele, « the old times live again. » Peut-être. Mais n'est-il pas
singulier dans ce cas précis que le monde du dix-huitième siècle tel
qu'il est évoqué dans le roman se trouve, et de façon admirable¬
ment orchestrée, tout entier englobé dans une des métaphores les
plus incongrues qui se puissent imaginer dans son contexte ? On obser¬
ve en effet qu'à quatre reprises c'est l'image de la chevalerie qui
sert à illustrer ce siècle décidément étrange. Une première occur¬
rence de l'image s’utilise pour caractériser l'ensemble de l'époque
en lui prêtant une couleur menteuse :

There is (now)... none of the chivalry of the old world


of which I form a portion, (193)

et elle s'observe à trois autres reprises, stratégiquement placée de


nouveau dans son rapport avec les trois motifs majeurs qui dans
leur séquence soutiennent la composition de l'ouvrage et qui, on le
verra, en assurent l’imité intelligible :

There was a carrousel, or tournament, held at this period


in imitation of the antique meetings of chivaliy. (159)
Play was an institution of chivalry. (141)
Oh, be my Knight and my preserver, the true chivalric
being thou ever wert. (306)
R. DECAP - « BARRY LYNDON » 43

La guerre, le jeu et l'amour tels qu'ils se pratiquent dans le texte,


par l'utilisation d'une image et d’un mot anachroniques à tous égards
puisque empruntés du Moyen-Age apparaissent comme des réalités
non pas même désuètes ou vieillies, mais véritablement archaïques,
aussi perdues dans les brumes de la mémoire ou du temps que peut
l'être le monde Mycénien à nos yeux. Archaïque en effet, tout l'est
dans Barry Lyndon : la société aristocratique disparue, les types
humains qu’elle avait pu sécréter, la relation de l'individu au monde
avec sa dialectique du dominant et du dominé dans cette hiérarchie
figée, et jusqu’au pervers idéal moral que représente la curieuse
figure du gentleman incarnée par Barry. La métaphore introduit une
dissonance bizarre dans le texte « historique », mais c'est dans un
but tout à fait précis et voulu : si la rupture qualitative opérée par
la Révolution française et l’Empire a rejeté le siècle précédent dans
une nuit des temps, dans une préhistoire où tout est archaïque, c'est
que tout en est mort. L’entreprise de résurrection du passé ne se
fonde-t-elle pas tout simplement du reste sur la constatation pre¬
mière qu’il est bien et bien mort ? Et il est vrai que les mœurs évo¬
quées par le narrateur, si choquantes, si exotiques dans le temps, si
barbares (le mot est de Barry lui-même), ne sont pas intéressantes
en soi, maïs parce que défuntes tout de bon. D’où le ton général
du récit, qui oscille entre celui de la nostalgie vaine et celui de la
rage réactionnaire et impuissante. « Gentlemen are dead and gone, »
soupire Barry (263). De même tout le siècle. Car la mort court en
filigrane du roman tout entier, et pas seulement à l’occasion des
guerres, des duels, des meurtres, du décès d'un enfant aimé (encore
que ce décès ait probablement valeur emblématique — [294]) ; le
narrateur la connaît dès le premier chapitre qu'il entreprend :
He was taken in charge by another Monarch, whose will
will have no delay or denial — by Death, namely (17),

la porte en lui dans ses infirmités (« gouty legs and chalk-stones


in my fingers ; but 'tis the way of mortality » — 64), la sent menacer
l’écriture de son récit («who knows how soon I may be called upon
to stop ?» — 146) et sera bel et bien interrompu avant la fin de son
ouvrage (« the hand of death interrupted the ingenious author »
— 322). C'est que la destinée individuelle de Barry prend valeur de
symbole : s'il déclare :
The world was young with me (263),

il entend que cet univers dont il parle l'a précédé dans la profondeur
de la tombe et que lui-même ne pourra que l’y suivre. C'est bien
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pourquoi le narrateur qu’il est, en ce qu'il participe de la nature


mortelle des objets dont il évoque les fantômes, se voit refuser l'ac¬
cès à la vision juste de ces objets. La mort, massive et incompré¬
hensible, l'enferme dans l'univers du contingent et lui interdit, à
l’encontre de ce qui s'observera dans Esmond, de passer miraculeu¬
sement dans un intemporel quelconque. Barry Lyndon vit, écrit et
meurt dans « Tailleurs ».

La raison en est simple : si le mémorialiste est celui d'un monde


dont la mort est la souveraine et s'il se voit donc refuser l’accès
à un passé qui aurait une signification et serait de l'Histoire, c'est
que le roman veut opérer un retournement copemicien très coutu¬
mier à Thackeray. Dès Barry Lyndon, la référence à l'Ecclésiaste
gouverne sa pensée et sa vision des choses comme elle le fera pour
les œuvres à venir. Barry lui-même, dans un de ces nombreux mo¬
ments où on sait dire sous forme de clichés bien-pensants des « véri¬
tés » auxquelles on ne croit pas une seconde, s’entend dire par son
vieux mentor d'oncle, le roué à la retraite qu'est le chevalier borgne,
une chose qu'il entendra peut-être mais qu'il refusera tout net, à
savoir qu’il importe de laisser derrière soi ce monde qui n'est que
« sin and vanity » (220). Le vieux thème biblique fait donc surface,
fort incongru, du moins en apparence, dans ces Mémoires d'une
canaille accomplie. Il a valeur morale, à coup sûr, mais une utilité
de loin plus essentielle dans cette œuvre historique. Il vient en effet
comme écraser l'Histoire sous le poids du recours au métaphysique
et proposer une vision sub specie aetemitatis qui n’est rien d'autre
qu'une dévaluation radicale du monde des hommes dans le temps
et l'affirmation de la non-Histoire. C'est là, on le sait, le cœur supé¬
rieurement intelligible de Vanity Fair et, de façon plus éclatante
encore, l’image première de Esmond, où le narrateur, dans une Virgi¬
nie qui figure géographiquement comme mythiquement le lieu pré¬
servé des vicissitudes du temps, se retranche dans une manière
d’Eden retrouvé d'où il juge « objectivement » la nature dérisoire de
l'univers platement historique qu'il a désormais renié. Et il n'en va
pas différemment dans Barry Lyndon, à ceci près que le fondement
religieux du roman n'apparaît encore que latéralement, comme on
vient de le voir, ou dans la composition d'ensemble du récit — une
composition du reste dont le narrateur ne perçoit pas le principe
véritable puisque la vision souveraine, aussi bien que la vision histo¬
rique, lui est refusée.

On constate ainsi que ce récit picaresque n'a nullement la naïveté


ou la simplicité de ses modèles du siècle précédent : la structure
épisodique n'y est que de surface et une composition ternaire la
R. DECAP - «BARRY LYNDON » 45

soutient et la nie à la fois — de l’aveu du mémorialiste lui-même,


mais aussi sans qu’il en sache clairement le pourquoi. Formé de trois
ensembles distincts où le cadre de l'action est successivement l'Alle¬
magne, l'Europe et le Royaume-Uni, le roman se construit sur la
reprise d'un thème social constant, l'échec du parvenu venant à
trois reprises couronner le succès initial. Cette composition ternaire,
le narrateur la perçoit et la souligne volontiers. Et il pense la justi¬
fier par le recours qu’il fait à l'idée d’un Destin contraire, une notion
qui revient en leit-motiv dans le texte, apparaît dès le premier cha¬
pitre avec la prédilection qui voudrait qu'une femme restaurât la
fortune des Barry (20) et qui resurgit obstinément à tout propos :

Fate was preparing a terrible ending to her follies and


my own hopes (168).
Can this monster... bend even Fate to his will ? (235)
Stern Fate had determined... (294),

pour se trouver d’ailleurs corroborée rion seulement par la figure de


joueur qu’est Barry (le hasard ne constituant que la traduction en
apparence capricieuse de ce Destin massif), mais encore par le titre
initial prévu pour le roman qui, on le sait, était The Luck of Barry
Lyndon. Mais derrière l'exercice de ce Destin se cache tout autre
chose, son opposé exact, et que Barry ne perçoit plus : certes les
trois grands motifs qu'on a vus sont reliés ensemble par la méta¬
phore unifiante du Jeu, auquel des prouesses lexicales assimilent le
motif de la guerre et celui de l'amour (5) au point que cette méta¬
phore dominante désigne la vie même (195) et que l'Histoire, à ce
qu'il semble, se réduit à un grand jeu de hasard auquel présiderait
une fatalité contrariante. Mais c'est à la vérité un principe tout diffé¬
rent qui sous-tend le récit : le roman en effet se construit également
comme un roman d'apprentissage dont les mêmes trois grandes par¬
ties répondent à un souci moral et religieux à la fois en ce qu’elles
marquent
qu'à sa damnation.
la plongéeL'univers
progressive
du du
« monde
personnage
», l'univers
dans ledes
Malhommes
— jus¬
dans l'Histoire qu'apprend et que pratique Barry, devient le lieu de
l'aliénation essentielle et il est aisé d'observer que l’image démonia¬
que s'affirme progressivement dans le récit, à partir de l'épisode
central au cours duquel Barry entre en contact avec Sir Charles Lyn¬
don et où s’opère la contamination dont il finira la victime : la
boiterie de Sir Charles a assurément valeur significative, autant que
son rire sarcastique — et Barry boitera comme lui à force d’excès
de table ; ou encore une taie sur son œil révélera sa véritable parenté
avec cet oncle borgne — figuration dans le roman d'un catholicisme
46 CALIBAN

honni «r— à qui est refusée la vraie vision religieuse ; et à la fin de


son parcours Barry sera tout de bon « diabolical » (247) avant de
sombrer dans le delirium tremens et un gâtisme qui ne sont que les
formes concrètes de son malheur métaphysique. C'est dire que le
principe qui soutient tout l’ensemble, c’est l’exercice d'une Provi¬
dence soucieuse de moralité et de justice qui s’applique à châtier
dès ce monde, et mieux encore dans celui à venir, le méchant en le
frustrant dans ses entreprises et en le condamnant sans appel. La
notion « chrétienne » apparaît du reste ironiquement en fin de texte,
et la référence explicite est faite à son action dans l'Histoire :

a Merciful Power intervened... (313).

C'est donc la « Providence Chrétienne » qui se cache sous le masque


de la fatalité; et ici comme dans Esmond le religieux a pour fonc¬
tion de dévaloriser et de détruire ce qui est passager et soumis à
la temporalité historique. Le philosophe du métaphysique que se
veut Thackeray perçoit de Sirius où il est une Histoire dont la seule
vérité est son propre néant (c’est bien pourquoi d’ailleurs elle s'ins¬
crit purement dans une mémoire infidèle et se trouve recouverte
par la métaphore de la Mort).
Or, il n'est sans doute rien de plus relatif que la prétention à une
connaissance intemporelle et absolue et il n'est peut-être pas de
conception plus datée, plus typique de l'ère victorienne que ce sys¬
tème d'optique sur fond d'éternité pour laminer l’univers histori¬
que. Elle s'oppose par exemple — et diamétralement — à la concep¬
tion classique et authentiquement chrétienne dés rapports du reli¬
gieux à l'Histoire telle qu'on la trouve chez Bossuet : pour la grande
tradition catholique en effet, bien loin de constater la vanité de
l'action dans le monde des hommes et le dérisoire de leur destinée
ici-bas, le regard posé sur les choses permet de découvrir l'utilité
de la moindre d'entre elles parce que tout sert au Dessein Provi¬
dentiel, parce que tout a une signification et possède une finalité
claire en ce que tout dans l’Histoire concrétise ou, mieux, incarne la
volonté du Christ. Thackeray au contraire, dans une sorte de per¬
version post-romantique que partage son temps (6), refuse ce mon¬
nayage humble, et sublime à l'avenant, du divin dans l'Histoire : il
importe sans doute que la transcendance verticale ainsi accordée
au religieux ôte à l'Histoire tout sens qu'elle pourrait acquérir afin
de lui ôter du même coup ses dangers potentiels. Elle devient une
chimère inoffensive. Et si ce Victorien parfait qu'est Thackeray ne
saurait voir que l’affirmation d’une vérité absolue dans ce domaine
est elle-même contingente, que le refus de l'Histoire est lui-même
R. DECAP - « BARRY LYNDON » 47

historique, c'est fort probablement parce que ce refus s'ancre au plus


profond de la mentalité contemporaine. Barry Lyndon, on le sait,
articule tout son récit à cette charnière capitale qu'est la rupture
entre deux mondes : survivant du siècle précédent, il constate, non
seulement la disparition de l'ordre aristocratique ancien, mais aussi
l'avènement d'un siècle nouveau et le triomphe d'une classe bour¬
geoise dont il est la victime :

It is a conspiracy of the middle classes against


gentlemen (141),

écrit-il. Ce monde nouveau, a-t-on dit à ce propos, inspire chez lui


une manière d'obsession paranoïde destinée à métaphoriser l'aliéna¬
tion religieuse qui est la sienne. Il conviendrait de dire surtout que
l'image de la Révolution et de l'Empire préfigure dans le roman
l'accès à la fin des vicissitudes et à une stabilité définitive, c'est-à-
dire le terme de l'Histoire. Ce « modern moral world » (141) qu’est
l’ère victorienne se veut le temps de l'indestructible assurance où
la règle morale prétend prendre la place de la conscience politique
et sociale (7) et où le sentiment historique s'efface devant la vision
statique sur fond d’éternité. Mais il se pourrait bien que le recours
à l’Ecclésiaste ne fût rien d’autre qu’un refuge frileux loin des
rigueurs modernes pressenties ainsi que l'expression sublimée des
craintes inavouées du libéralisme bourgeois : l'appel systématique
aux valeurs morales ou spirituelles constitue souvent parmi les Vic¬
toriens l'échappatoire bien pharisaïque aux dangers temporels entre¬
vus. Et Barry Lyndon, par delà l’intuition religieuse qui croit le jus¬
tifier, pourrait bien apparaître comme l’exorcisme de bien des ter¬
reurs Refoulées. Il n'y a pas que Barry dans l'affaire pour donner
dans la paranoïa.
C'est pourquoi Barry Lyndon figure peut-être à nos yeux le plus
« historique » des romans : qu'il situe l’Histoire dans un « ailleurs »
qui est celui de la tombe ou un « ailleurs » qui est celui du néant,
il ne dit après tout rien d’autre que les angoisses de son temps et
les mythes que celles-ci inévitablement sécrètent — c'est-à-dire la rela¬
tivité qui préside, qu'on le refuse ou non, à toute écriture historique.
48 CALIBAN

NOTES

(1) Pierre Vidal-Naquet, La Démocratie Grecque vue d’ailleurs (Paris : Flam¬


marion, 1990).
(2) André Daspre, « Le Roman historique et l’Histoire », Revue d'Histoire Lit¬
téraire de la France (Paris : Armand Colin) Mars-Juin 1975, 238.
(3) The Memoirs of Barry London, Esq. (1844). Les références sont faites au
texte de l'édition Penguin 1975.
(4) Barry Lyndon (262, note) : The memoirs seem to have been written in
that calm retreat which Fortune had selected for the author at the close of his
life.
(5) Le jeu se dit volontiers en termes de guerre : « great victories » (143),
«driven from our ground» (143), «we took the field again» (145) comme le
manage ou la relation aux femmes en termes de jeu: «matrimonial game»
(169), «I wanted to win from Monsieur de Magny not his money, but his
intended wife » (155).
(6) La connaissance de l’Histoire dans la conception romantique trouve sa
définition chez Goethe dans le célèbre «Tout homme est étemel à sa place»,
qui proclame la primauté du sujet sur l’objet et la valeur absolue que s'arroge
la vision de l’homme dans son temps. Les Victoriens en opèrent un détournement
très significatif.
(7) Shirley paraît en 1849, cinq ans à peine après Barry Lyndon. Le ver était
bel et bien dans le fruit.

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