Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 8

De La Théorie du roman aux écrits des années trente : l'épopée d’un siècle sans dieu

La théorie littéraire de György Lukács est habituellement approchée à travers


l’opposition de ses différents moments. Utilisés pour contredire ses positions ultérieures sur
le réalisme, les écrits de jeunesse du philosophe hongrois, La Théorie du roman au premier
chef, ne peuvent sous cette lumière que paraître en porte-à-faux. Dans un article de 1971 qu’il
consacre à La Théorie du roman, Paul de Man note cependant le « degré considérable de
continuité » qui existe entre les œuvres qui précèdent et celles qui suivent l’adhésion de
Lukács au marxisme1. Bien qu’il atténue ainsi la force de cette séparation dans la pensée du
philosophe, de Man tient malgré tout à la conserver, en la faisant lui aussi coïncider avec le
moment de conversion marxiste. Ainsi, pour de Man, des liens existent manifestement entre
la théorie littéraire des années dix et celle des années trente, mais un ouvrage idéaliste comme
La Théorie du roman et les écrits marxistes rédigés sous le règne de Staline relèvent de
finalités distinctes.

Il est vrai qu’au cours des premières décennies du XXe siècle, la vie politique de Lukács
est pour le moins mouvementée, et il serait difficile de nier que ses différents écrits s’en
ressentent. Au-delà des changements de ton ou de perspective, nous croyons cependant
qu’une forte similarité, littéraire comme politique, existe entre les textes issus des années dix,
vingt et trente. Nous adoptons dans cet article une position inspirée de celle de Paul de Man,
que nous radicalisons toutefois : nous inscrivant en faux contre l’idée qu’il existe une rupture
entre les écrits des années prémarxistes et postmarxistes, nous proposons une lecture de
l’œuvre de Lukács mettant plutôt l’accent sur la cohésion de ses objectifs. Nous tenterons de
montrer cette cohésion à partir de deux concepts fondamentaux de La Théorie du roman,
ceux de « seconde nature » et d’ « ironie », que nous croyons retrouver, à peine transformés,
comme fondements de la théorie du réalisme que Lukács développe dans les années trente.
Nous posons l’hypothèse que cette théorie est la reprise politisée des thèses idéalistes des
années dix. Dans cette optique, nous aborderons l’analyse du phénomène de la réification,
proposée par Lukács dans Histoire et conscience de classe (1923), en tant que terme
médiateur permettant de lier les écrits de jeunesse aux écrits plus tardifs.

Histoire et conscience de classe, rédigé après la conversion de Lukács au marxisme mais


avant le développement de sa théorie du réalisme littéraire, tient lieu de moment charnière
dans la trajectoire intellectuelle du philosophe. Bien qu'il n'y soit pas question de littérature,
Histoire et conscience de classe invite à définir la littérature réaliste comme un des lieux
possibles de la contre‑réification. C’est en envisageant la théorie littéraire des années trente
comme l’aboutissement de l’œuvre de Lukács, où sont à la fois visibles les thèmes littéraire
de la Théorie du roman et les prises de position politiques d’Histoire et conscience de classe,
que nous nous proposons de réparer la fracture habituellement perpétrée au sein de sa pensée.

1P. de Man, « György Lukács’s Theory of the Novel », dans Blindness and Insight, Minneapolis, University of Minnesota
Press, 1983, p. 51.
Seconde nature et ironie

Dans La Théorie du roman, Lukács base sa définition du genre romanesque sur une
distinction entre roman et épopée. Dans une perspective historique pour le moins linéaire,
Lukács comprend le roman comme une forme où est dissoute l'harmonieuse totalité
définissant selon lui le genre de l’épopée, représentation des conditions matérielles et
spirituelles de la vie en Grèce homérique. C'est la perte de cette Grèce mythique et idéalisée
qui constitue la situation historique permettant l'émergence à long terme du roman comme
forme. La Théorie a par conséquent comme point de départ l’idée selon laquelle le roman, à
visée réaliste, représente à travers ses caractéristiques formelles un monde fracturé où le sujet
est par définition séparé du monde qui l'entoure et se comprend lui-même comme
essentiellement différent des éléments de son environnement. En d'autres mots, c'est un
double changement que l'architecture romanesque s'attache à reproduire : un changement,
d'abord, du monde lui-même, devenu « un temps où la totalité extensive de la vie n'est plus
donnée de manière immédiate, [...] un temps pour lequel l'immanence du sens à la vie est
devenue problème1 », et la transformation, ensuite, de la structure de la conscience humaine,
qui se perçoit désormais comme détachée du monde. Lukács développe ces deux éléments
grâce à deux concepts, qui évolueront certes (au point de changer d’appellation), mais qui
resteront prédominants dans sa pensée au fil des décennies : celui de « seconde nature » et
celui d'« ironie ».

Si l'épopée façonnait « une totalité de vie achevée par elle-même », le roman, lui,
« cherche à découvrir et à édifier la totalité secrète de la vie2 ». Cette opposition se traduit
par les épithètes de « première » et « seconde » nature, qui distinguent l'environnement
humain au temps de la Grèce homérique et dans la modernité. Pour Lukács, l’environnement
humain propre à la modernité est une seconde nature dans la mesure où, « comme la
première, il ne peut être défini que comme un système de nécessités connues mais dont le
sens reste étranger; et à cause de cela, il reste inconnaissable et insaisissable dans sa véritable
substance.3 » Le concept de « seconde nature », emprunté à l'idéalisme allemand, acquiert
par conséquent chez Lukács une dimension critique et est utilisé pour désigner le moment
problématique où l'environnement culturel, résultant de forces historiques, acquiert un aspect
« naturel » et est faussement perçu comme tel par la conscience. Lukács comprend ainsi la
seconde nature comme l'état du monde qui empêche la conscience humaine, aliénée4, de voir
les liens entre les choses et les liens entre elle-même et le monde qui l'entoure. Il affirme en
conséquence que le « caractère étranger de cette nature relativement à la première,
l'appréhension moderne sentimentale de la nature, ne sont que la projection de l'expérience
qui enseigne à l'homme que le monde ambiant qu'il s'est créé lui‒même n'est pas pour lui un
foyer, mais une prison.5 » Entre foyer et prison comme entre première et seconde nature, c'est
le caractère statique des deuxièmes termes, opposés au dynamisme des premiers, que Lukács
déplore vigoureusement.

1 G. Lukács, La Théorie du roman, trad. J. Clairvoye, Paris, Gallimard, 2009, p. 49.


2 Ibid., p. 54.
3 Ibid., p. 56.
4 Lukács n’utilise pas encore à l’époque ce terme de la terminologie marxiste, mais reprend toutefois à plusieurs reprises

le terme « étranger ».
5 Ibid., p. 58.
Néanmoins, même s'il émerge d’un environnement que Lukács présente comme
dégradé, le roman ne constitue pas le simple reflet d'un monde en déchéance. Ce qui, aux
yeux du philosophe, rend possible cette marge d’autonomie du roman est le principe ironique,
que Lukács considère comme caractéristique du genre romanesque. Ainsi, même si la
« seconde nature, celle des relations sociales, ne possède aucune substantialité lyrique »,
même si « ses formes sont trop rigides pour s'adapter à l'instant créateur de symboles 1 », le
roman parvient, grâce au caractère dynamique de l'ironie, à surmonter l'impasse que constitue
autant la rigidité du monde social que celle de la conscience s'en isolant. S'inspirant des
romantiques allemands, Lukács définit l'ironie comme un « constituant formel du genre
romanesque » qui provoque la cohabitation de « deux subjectivités : l'une qui, en tant
qu'intériorité, affronte les complexes de puissances qui lui sont étrangers et s'efforce
d'imprégner un monde étranger des contenus mêmes de sa propre nostalgie, l'autre qui perce
à jour le caractère abstrait et, par conséquent, limité des mondes l'un à l'autre étrangers du
sujet et de l'objet2 ». Cette importance accordée à l'ironie permet à Lukács de se distinguer
de conceptions antérieures, qui ramènent le roman à une simple imitation de la réalité, jetant
ainsi déjà, il nous semble, les bases de ce qui constituera sa théorie du réalisme des années
trente. En effet, le principe structurel ironique implique la présence d'un narrateur capable
d'instaurer à travers ses paroles ce « mouvement par lequel la subjectivité se reconnaît et
s'abolit3 » tout à la fois. L’ironie, performée par la voix lucide de la narration, laisse
« subsister la dualité du monde », mais « aperçoit cependant et façonne un univers doué
d'unité, à travers un processus où se conditionnent réciproquement des éléments par essence
hétérogènes4 ». Elle érige ainsi, à l’aide d’une ruse de la narration, une totalité formelle au
sein même de la réalité fragmentée. Parce qu’elle conduit au dépassement, à l’intérieur du
dispositif narratif, du fossé moderne entre la subjectivité et le monde, l’ironie telle qu’elle est
présentée dans La Théorie du roman ouvre un accès à cette totalité qui, d’abord associée par
Lukács à une époque révolue, se retrouvera finalement au coeur de la conception politique
qu’il proposera de la littérature moderne.

Réification et narrateur omniscient

Si, dans ses écrits des années trente, Lukács affirme à plusieurs reprises que le rôle de la
littérature est de produire un « reflet objectif de la réalité », il reste erroné de réduire cette
option réaliste à une « théorie du reflet »5, au sens où l’entendait alors une certaine orthodoxie
marxiste. Loin de faire consensus, critiquée notamment par des marxistes hétérodoxes tels
que Theodor W. Adorno dans « Une Réconciliation extorquée6 », cette théorie, qui pose
l’existence d’un rapport de causalité mécanique entre l’infrastructure économique et la
superstructure idéologique, implique trop souvent une réduction déplorable des œuvres
littéraires à de simples épiphénomènes d’une réalité sur laquelle elles n’ont aucun pouvoir et
qu’elles doivent se contenter de copier. Or Lukács n’entend pas par « reflet » la simple

1 Ibid., p. 57.
2 Ibid., p. 69.
3 Id.
4 G. Lukács, La Théorie du roman, op. cit., p. 69.
5 Le terme apparaît d’abord chez Lénine, dans Matérialisme et empiriocriticisme : note critique sur une

philosophie réactionnaire (1908), Paris, Éditions sociales, 1973


6T. W. Adorno, « Une Réconciliation extorquée. À propos de La Signification du réalisme critique de Georg Lukács »,
dans Notes sur la littérature, trad. Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1984, p. 171-199.
reproduction littéraire de la réalité économique et des rapports entre les classes sociales, mais
plutôt une « lutte artistique pour la figuration de la multiplicité et de l'unité richement
enchevêtrées des médiations et de leur abolition dans la figuration1 ». Copier la surface de la
réalité n'intéresse nullement Lukács, son concept de « reflet » (Widerspiegelung) visant
plutôt à représenter ce qui est masqué par la surface, à dévoiler, à travers la figuration de
destins individuels et de personnages typiques, par une mimésis des rapports sociaux dont la
véritable essence demeure habituellement cachée derrière la façade pétrifiée des faits
empiriques. Dans « Il y va du réalisme », Lukács reproche à la méthode descriptive de passer
à côté de l’essence véritable de la réalité. Il formule cependant cette objection non pas à partir
d’un réalisme borné, mais bien au nom de la nécessité pour la littérature de dépasser la simple
reproduction photographique de cette réalité :

[l]es tendances littéraires modernes de la période impérialiste, du naturalisme au surréalisme, prennent


rapidement la relève les unes des autres et se ressemblent en ce qu'elles acceptent la réalité telle qu'elle
apparaît immédiatement à l'écrivain et à ses figures [...] Mais toutes, intellectuellement et
affectivement, en restent à cette immédiateté, ne creusent pas pour trouver l'essence, c'est-à-dire le
rapport réel de leurs expériences avec la vie réelle de la société, les causes cachées qui produisent
objectivement ces expériences et les médiations qui relient ces expériences à la réalité objective de la
société2.

C’est notamment dans cette optique qu’en 1936, Lukács publie « Raconter ou Décrire »,
où il cherche à remettre à l’ordre du jour la narration au détriment de la description pure.
Raconter ou décrire? Ce choix posé par Lukács à propos de la technique littéraire est à penser
conjointement avec une volonté de contester la connaissance de la réalité telle qu’elle se
présente immédiatement à la conscience individuelle et de lui opposer un regard totalisant.
Une telle distinction est formulée pour la première fois dans Histoire et conscience de classe,
grâce à sa célèbre analyse du phénomène de la réification. Lukács définit la réification
comme cet état au sein duquel « un rapport, une relation entre personnes prend le caractère
d'une chose et, de cette façon, d'une objectivité illusoire qui, par son système de lois propre,
rigoureux, et entièrement clos et rationnel en apparence, dissimule toute trace de son essence
fondamentale : la relation entre hommes3 ». Plutôt que d’apparaître à la conscience comme
le résultat de l'activité humaine, la réalité, dans la société capitaliste, se présenterait comme
le résultat d’un rapport entre des choses, comme une objectivité hostile, étrangère et fermée
à l’être humain. Cette vie sociale réifiée, dont le principe consiste à voiler les relations
humaines qui la constituent, apparaît à la conscience comme une seconde nature, explique
Lukács, développant par là la problématique esquissée dans La Théorie du roman. La
subjectivité, dans Histoire et conscience de classe, se trouve séparée du monde par un
gouffre. Mais si elle est nécessaire à la reproduction du système capitaliste, cette séparation
demeure néanmoins une apparence, et peut par conséquent être percée à jour :

L’atomisation de l’individu n’est donc que le reflet, dans la conscience, de ce fait que les lois naturelles
de la production capitaliste ont embrassé l’ensemble des manifestations vitales de la société et que,
pour la première fois dans l’histoire, toute la société est soumise à un processus économique formant

1 G. Lukács, « Il y va du réalisme », dans Problèmes du réalisme, Paris, L’Arche, 1975, p. 259.


2 Ibid., p. 251-252.
3 G. Lukács, Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste, trad. K. Axelos et J. Bois, Paris, Minuit,

2010, p. 110.
une unité, que le destin de tous les membres de la société est mû par des lois formant une unité. Mais
cette apparence est nécessaire en tant qu’apparence. 1

Si le principe ironique ouvre un accès à la totalité cachée au coeur d’un monde fragmenté,
une telle conception, propre à La Théorie du roman, a le désavantage d’opposer la
fragmentation moderne à une unité appartenant au paradis perdu de la Grèce homérique, sans
la mettre en relation avec la tendance moderne du capitalisme à la totalisation. La théorie
proposée dans Histoire et conscience de classe, à l’inverse, permet de dialectiser l’opposition,
en montrant comment la fragmentation est le reflet dans la conscience d’une unification totale
de la société. À la conscience réifiée, seule face à l’apparence socialement nécessaire de la
fragmentation, Lukács oppose la conscience de classe du prolétariat2 à partir de laquelle il
serait possible, en vertu de la position spécifique de cette classe au sein de la société,
d’atteindre la connaissance de la totalité. C’est dans cette optique qu’il affirmera, plusieurs
années plus tard, que parce qu’elle néglige le récit, la méthode descriptive en vient à figer la
réalité telle qu’elle apparaît immédiatement à la conscience, reconduisant de cette manière
l’apparence sociale, la seconde nature résultant de la réification :

C’est ici que réside la faiblesse idéologique et littéraire décisive des écrivains de la méthode
descriptive. Ils capitulent sans combat devant les résultats achevés, devant les formes phénoménales
achevées de la réalité capitaliste.3

À l’inverse, le récit établirait une distance par rapport à la réalité immédiate, permettant de
dépasser la surface de la vie et d’atteindre son essence, les rapports sociaux voilés par
l’apparence socialement nécessaire. En produisant une représentation littéraire du « rapport
nécessaire existant entre les hommes figurés et les objets et évènements au travers desquels
s’exprime leur destin, par la médiation desquels ils agissent et souffrent 4 », l’art du récit
pratiqué par les grands auteurs réalistes replacerait la seconde nature de la société capitaliste,
qui se présente comme un ensemble de relations entre des choses, à l’intérieur du riche
enchevêtrement de relations humaines qui la constitue en vérité. Le récit est par conséquent
indissociable de l’existence d’une parole totalisante capable de transcender la conscience
individuelle des personnages, rivée à la façade réifiée des choses et des êtres. Si la méthode
de la description pure échoue à dévoiler l’essence de la réalité sociale, c’est qu’elle adopte le
point de vue de la conscience individuelle sans jamais tenter de la dépasser et d’atteindre le
point de vue de la totalité. Elle finit ainsi par reconduire la vision faussée des choses qui,
dans la société capitaliste, présente les relations humaines comme des relations entre des
objets morts, transformant la totalité sociale en une juxtaposition d’individualités
fragmentées :

La description ne nous donne aucune poésie réelle des choses, mais transforme les hommes en état de
fait, en fragment de natures mortes. Les personnalités des hommes restent juxtaposées et sont décrites

1 Ibid., p.111.
2 Précisons que Lukacs parle dans son livre d’une « conscience adjugée » (zugerechnetes), c’est-à-dire qui ne
correspond pas à la conscience empirique des prolétaires, mais qui n’est pas non plus une simple hypothèse théorique. Il
s’agit plutôt d’un rapport sujet-objet à travers lequel le prolétariat en tant que classe sociale se reconnaît comme le produit
le plus abouti de la réification capitaliste.
3 G. Lukács, « Raconter ou Décrire », dans Problèmes du réalisme, Paris, L’Arche, 1975, p. 164.
4 Ibid., p. 132.
dans cette juxtaposition au lieu de s’interpénétrer et de témoigner ainsi de l’unité vivante dans ses
manifestations les plus diverses, dans ses actions les plus contradictoires. 1

Vu la situation problématique de l’individu atomisé, face auquel se dressent des


structures sociales réifiées, la totalité, c’est-à-dire « l’unité vivante dans ses manifestations
les plus diverses2 », ne devient accessible que suite à l’intervention de la conscience supra-
individuelle qui prend forme à l’intérieur de la narration. D’où la tendance de la description,
lorsqu’elle s’absolutise et se coupe du récit, à transformer l’unité vivante de la société en une
juxtaposition de natures mortes. Ainsi, tandis que Histoire et conscience de classe proposait
une réflexion philosophique sur les transformations que l’organisation moderne de la vie
sociale fait subir à la conscience, « Raconter ou Décrire » montre comment ces
transformations d’ordre historique et politique se manifestent à même la forme des œuvres
littéraires. On reproche souvent au Lukács des années 1930 de juger les œuvres littéraires
selon des critères politiques extérieures à elles, renonçant ainsi à les comprendre pour ce
qu’elles sont, à savoir des phénomènes littéraires irréductibles aux autres formes,
scientifiques ou politiques, de discours. Or Lukács, en réalité, fait tout le contraire. Que l’on
soit en désaccord avec les critiques souvent abusives qu’il formule à l’égard de la littérature
du XXe siècle ne devrait pas nous empêcher de le reconnaître. En effet, c’est en partant des
caractéristiques intrinsèques des œuvres littéraires, s’interrogeant sur la manière dont elles
s’articulent à travers des procédés formels spécifiques, qu’il en arrive à les interpréter
politiquement, et non l’inverse. En témoigne la comparaison, dans « Raconter ou Décrire »,
entre la conception du théâtre que l’on retrouve dans Nana de Zola et celle que l’on retrouve
dans les Illusions perdues de Balzac. Les deux romans parlent de la même chose, ont le même
contenu thématique, c’est-à-dire une critique de l'assujettissement du théâtre aux lois du
capitalisme. Et pourtant, affirme Lukács, l’une reconduit, par la description pure, la façade
inhumaine de la réalité, alors que l’autre fait apparaître, par la force du récit, le tissage
complexe de relations humaines dans lequel s’inscrit le processus de marchandisation du
théâtre. C’est dire que la politique, en littérature, ne concerne pas seulement le thème, que
celui-ci soit explicitement politique ou non, mais aussi, et même d’abord, la configuration
spécifique du langage par laquelle ce thème vient à être formulé. La richesse de cette
conception des liens entre la littérature et la politique est selon nous le couronnement d’une
exigence se trouvant au coeur de la Théorie et n’ayant jamais cessé pour Lukács d’être
d’actualité, celle de penser la création littéraire non pas comme fantaisie, ni comme simple
distraction, mais comme production d’un savoir sur le monde.

Conclusion

De la seconde nature présentée dans La Théorie du roman — qui s’impose à l’être


humain et le soumet à ses lois implacables sans jamais toutefois lui servir de foyer existentiel
— au phénomène de la réification capitaliste, il n’y a qu’un pas, et c’est celui qui fera passer
Lukács de l’idéalisme spéculatif à la dialectique marxiste. Ce tournant dans l’œuvre du
philosophe, souvent associé à un revirement complet, serait donc plutôt l’occasion
d’approfondir un thème déjà central dans la Théorie, à savoir la puissance de la narration
comme dépassement de la séparation brutale entre la conscience et le monde. Toutefois, si
1 Ibid., p. 158-159.
2 Idem.
La Théorie du roman envisage la fragmentation propre à l’époque moderne comme le résultat
de la perte d’une unité révolue, la dialectique proposée dans Histoire et conscience de classe
entre l’atomisation de la conscience et l’unification totale de la société dans le capitalisme
avancé conduira Lukács, dans les années 1930, à actualiser sa théorie littéraire, initialement
tournée vers le passé, pour en faire ressortir une conception profondément originale de la
littérature moderne. Il importe donc de rappeler l’affirmation de Fredric Jameson : « si
Lukács est devenu communiste, c’est précisément parce que le problème de la narration
soulevé dans La Théorie du roman nécessitait un cadre marxiste pour être amené à sa
conclusion logique.1 » Voir les choses sous cet angle permet de désamorcer les critiques de
Lukács qui ont eu comme visée indirecte de ternir le blason de la philosophie marxiste en la
réduisant à une idéologie politique parmi tant d’autres ou, pire, à la propagande mise en
œuvre pour défendre le totalitarisme stalinien et ses atrocités. En mettant l’accent sur la
continuité dans l’œuvre de Lukács, il est permis de croire que le marxisme offrait plutôt au
philosophe hongrois les outils conceptuels nécessaires au développement de sa théorie
littéraire.

Ayant été conduit à écrire La Théorie du roman, au début de la Grande Guerre, par un
« permanent désespoir devant la situation mondiale2 », Lukács tentera ensuite de surmonter
ce désespoir en faisant sienne la cause du communisme, ce qui le mènera à la rédaction
d’Histoire et conscience de classe. Après que le parti communiste l’eut contraint à rejeter cet
ouvrage comme une erreur de jeunesse, Lukács, faisant mine d’avoir délaissé les questions
immédiatement politiques pour se consacrer à la critique littéraire, les fit resurgir à partir de
considérations sur la fonction politique de la narration. Or, ce retour d’un penseur devenu
entre-temps marxiste aux problèmes de la littérature amène à leur pleine réalisation plutôt
qu’il ne contredit les thèses défendues dans la Théorie du roman. En ce sens le Lukács des
années trente prolonge et creuse les intuitions politiques et philosophiques du jeune
théoricien du roman des années 1910. Loin d’apparaitre comme un monument isolé, La
Théorie du roman semble dès lors fournir un instrument indispensable à quiconque souhaite
aujourd’hui historiciser l’œuvre de Lukács dans sa complexité et sa cohérence ultime.

Iraïs LANDRY
Doctorante au département d’études littéraires, Université du Québec à Montréal
Louis-Thomas LEGUERRIER
Doctorant au département de littérature comparée, Université de Montréal

Bibliographie

DE MAN, Paul, « György Lukács’s Theory of the Novel », dans Blindness and Insight, Minneapolis, University of
Minnesota Press, 1983, p.51-59
JAMESON, Fredric, Marxism and Form, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1974.
LUKÁCS, György, « Il y va du réalisme », dans Problèmes du réalisme, Paris, L’Arche, 1975, p. 258-259.
LUKÁCS, György, La Théorie du roman , trad. Jean Clairvoye, Paris, Gallimard, 2009.
LUKÁCS, György, Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste, trad. Kostas Axelos et Jacqueline Bois,
Paris, Minuit, 2010.
LUKÁCS, György, « Raconter ou décrire », dans Problèmes du réalisme, Paris, L’Arche, 1975, p. 130-175.

1 F. Jameson, Marxism and Form, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1974, p. 182. « if Lukács became a
Communist, it was precisely because the problems of narration raised in the Theory of the Novel required a Marxist
framework to be thought through to their logical conclusion. »
2 G. Lukács, La Théorie du roman, op. cit., p.6.

Vous aimerez peut-être aussi