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RECONNAISSANCE
Pierre Livet
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Est-il possible de différencier les normes morales des normes sociales ? Qu’appel-
lera-t-on alors normes sociales ? Les normes morales sont-elles le dernier mot des
morales, ou bien devons nous aller jusqu’à une perspective éthique, qui serait
plus élevée ? Ces différents niveaux (normes sociales, normes morales, perspective
éthique) exigent-ils des modalités de reconnaissance sociale différentes ? Nous
allons tenter de répondre à ces questions.
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de normatif. Ou encore, si le fait de ne les partager qu’au sein d’une minorité n’est
gênant ni pour le groupe minoritaire, ni pour le groupe général, ce ne sont pas
des normes.
Les normes sont-elles les vecteurs sociaux d’effets performatifs ? Mais il y a des
normes de comportement (éviter de rentrer dans les gens dans la rue, ne pas non
plus les faire hésiter sur le trajet que nous allons suivre pour les croiser) qui n’exi-
gent pas le langage pour être normatives. Inversement on peut donner un ordre
avec le langage, ou exprimer un contentement, sans que ce soit normatif à propre-
ment parler, si l’ordre vise seulement l’obtention de telle conduite dans ce cas
singulier et qu’aucune autre conduite n’est disponible. Exprimer un contente-
ment par un performatif expressif renvoie à une valeur mais pas forcément à une
norme. Il y a des formes de performatifs promissifs (je viendrai) qui n’impliquent
pas, au contraire de la promesse, qu’on devrait résister à l’offre d’une autre activité
incompatible proposée pour le même jour par la suite. Ce ne sont pas encore des
normes.
Les normes sont-elles la manifestation contraignante de valeurs ? Je peux viser
une valeur qui m’est propre, et me contraindre à la respecter, ce n’est pas une norme
pour autant ; nous pouvons viser une valeur et nous contraindre à la respecter, mais
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de savoir commun que tout le monde pense que c’est la pratique A dont tout le
monde pourra penser cela. On a bien ici satisfait les conditions qui sont celle du
conflit et celle de la coordination. Mais dans la réalité sociale, les normes peuvent
s’établir alors qu’elles ne sont partagées que par une simple majorité. Dans ce cas,
on ne peut assurer le savoir commun car la croyance au savoir commun n’est pas
vérifiable dès qu’il n’y a pas unanimité sur l’intérêt de suivre telle norme.
Les normes sociales ne sont donc nécessaires que quand deux pratiques sont
possibles et en conflit (rouler à gauche, rouler à droite, payer une contribution,
ne pas la payer, aider son voisin, ne pas l’aider, faire silence dans la classe, y
plaisanter, injurier un enseignant, etc.), et qu’il faut, pour que la société se repro-
duise voire se développe, et pour que d’autres pratiques soient coordonnées entre
elles, que l’on s’en tienne majoritairement à une des pratiques possibles, et que
certains au moins suivent cette pratique, sans se borner à s’y conformer. Ainsi,
quand on est dans une situation de dilemme des biens publics (par exemple un
phare que quelques armateurs ont construit sert aussi aux autres bateaux sans
que leurs propriétaires aient eu à payer) que le choix de la défection mutuelle (ne
voulant pas être exploités, les armateurs abandonnent leur projet) peut amener une
disparition ou une décroissance du groupe, les normes sont nécessaires.
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être proposée comme nouvelle norme. Pour qu’ensuite la nouvelle norme s’impose,
il faudra qu’une fois mise en pratique, on ne découvre pas que les coordinations
envisagées ne fonctionnent pas.
Les normes sociales, que leur introduction soit immanente ou délibérée, sont
d’abord des signaux, soit qui indiquent quelle est la bonne pratique, soit quelle
est la règle de la nouvelle pratique. Une fois la pratique installée socialement, les
normes entraînent avec elles des contraintes, dont les principales sont liées à la
réprobation de ceux qui suivent les signaux envers ceux qui ne les suivent pas.
L’application des normes peut nécessiter des contraintes policières. Mais ces
contraintes ne peuvent pas être efficaces très longtemps si elles ne sont pas relayées
par la désapprobation sociale envers ceux qui transgressent la norme. L’optimum
d’efficience des normes ne va pas au-delà, puisque lorsqu’il faut des efforts impor-
tants de police pour faire appliquer la norme (ne pas boire d’alcool, ne pas fumer
de canabis) et qu’une forte minorité désobéit, sans que la société soit en décrois-
sance, alors cela veut dire que les normes ne sont pas utiles socialement.
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et la responsabilité de son propre acte. Ils ne sont pas moraux parce qu’ils n’exi-
gent des agents que ce qu’ils ont déjà tendance à vouloir faire. Nous semblons ici
prendre le contre-pied de l’idée classique selon laquelle une règle morale doit être
universelle. Certes, les usages simplement pragmatiques ne sont pas pour la plupart
universels, mais il semble que, dans le domaine de ce que nous considérons généra-
lement comme des jugements moraux ou des « intuitions morales », soient à
l’œuvre quelques principes pragmatiques qui présentent bien plus de généralité
que n’en ont les différentes doctrines morales. Cela n’exclut nullement un lien entre
perspective morale et tendance sinon à l’universalisation, du moins à poser la
question de l’universalisation.
Pour montrer l’articulation entre des intuitions en fait essentiellement pragma-
tiques et des positions morales, on peut prendre l’exemple de quelques variantes
de l’histoire du trolley fou. Cet engin, nous dit l’histoire, n’est plus directement
contrôlable, et s’il continue, il va écraser 5 ouvriers qui travaillent sur la voie. Je
peux manœuvrer un aiguillage qui l’enverra sur une voie annexe où ne travaille
qu’un ouvrier. Je peux aussi pousser du haut d’un pont un homme énorme qui
en tombant sur la voie principale, va bloquer le trolley, mais qui mourra dans
l’affaire. Les sujets interrogés préfèrent éviter de tuer les 5 ouvriers, mais ils préfè-
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Ainsi une norme morale semble exiger des agents un peu plus que ce qu’ils ont
déjà tendance à vouloir faire, et peut donc aller contre leur tendance initiale a-
morale. Doit-elle en plus, comme une norme sociale, être en opposition avec une
autre norme, cette fois morale ? En un sens, c’est forcément le cas, d’une part
parce qu’il y a toujours plusieurs manières de faire plus par obligation morale
que ce que l’on a déjà tendance à faire sans obligation, et d’autre part parce que
par rapport à l’analyse pragmatique de la situation (éviter d’avoir des responsabi-
lités négatives directes, préférer les indirectes), il y a plusieurs manières de contrer
cette tendance (soit ramener toutes les responsabilités à des responsabilités directes,
soit refuser les actes qui nous font agir directement sur des personnes, soit refuser
toute décision dans le cas de conséquences négatives obligées, etc.).
Les normes morales diffèrent par ailleurs clairement des normes sociales, en ce
qu’elles ne semblent pas nécessairement se soucier de la croissance ou survie du
groupe. Elles se soucient seulement de la croissance d’un groupe virtuel qui satis-
ferait la norme. Ce sont des normes de l’idéal.
En contrepartie, elles ne peuvent pas valoir seulement pour les membres du
groupe – puisqu’elles ne visent pas forcément sa survie -elles doivent valoir aussi
pour des extérieurs au moins virtuels – éventuellement sous condition d’adhésion
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que pour les normes sociales. La raison en est que puisque les normes morales
divergent, il serait commode de changer de norme morale d’un jour à l’autre
d’une manière opportuniste sous prétexte de ces divergences. Pour reconnaître que
telle conduite est une conduite morale, il est exigé que si notre jugement présente
une divergence d’avec d’autres normes morales, cette divergence soit maintenue
avec cohérence dans le temps.
Pourtant, on peut soutenir que d’une situation à l’autre, on peut changer de
norme morale. Ainsi, on aura le devoir de dire la vérité dans les domaines scien-
tifiques, ou devant un tribunal, mais on pourra mentir à des sbires d’une police
tyrannique pour sauver un ami qui n’a rien fait de moralement répréhensible, si
l’on reprend l’exemple suggéré par Constant contre la morale kantienne. Certes,
mais le changement doit lui-même se justifier au nom d’une norme morale (cela
implique qu’il puisse y avoir une autre norme qui indique une conduite opposée,
et c’est le cas puisque la norme kantienne implique de dire la vérité même à ces
sbires). Le récit normatif qui avance cette justification propose sa propre cohérence
en opposition avec une série d’autres choix normatifs, qui, soit seraient incohé-
rents, soit présenteraient une autre cohérence.
Dans les faits, il est très difficile de présenter une cohérence qui puisse tenir la
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serait donc bien plus riche que celle de Honneth- elles peuvent aussi naître de
croisements entre différents types de reconnaissance. La notion de modes de
reconnaissance sociale fonctionne donc conceptuellement aussi bien à un niveau
de généralité supérieur à celui de la plupart des normes sociales, que, au contraire,
au niveau de chaque norme, ou même à un niveau plus fin que celui d’une norme
spécifique, puisque ces modes permettent le croisement de plusieurs normes.
Il est tout à fait possible que la reconnaissance mutuelle, dans le domaine des
normes sociales, puisse être limitée au groupe d’appartenance et d’éducation. Il
est même possible que vos éducateurs vous enseignent des normes qu’ils ne parta-
gent pas vraiment. Il suffit que ces normes, même assénées de l’extérieur, vous
permettent de vous coordonner avec les membres du groupe. Il peut aussi suffire
que votre comportement satisfasse les normes. Plus exactement, ce qui est alors
reconnu, ce n’est pas votre reconnaissance de la reconnaissance des normes par les
autres, mais simplement la conformité de votre comportement avec un compor-
tement de reconnaissance – et donc de suivi- des normes. On pourrait dire qu’au
niveau des normes sociales, on se satisfait de la conformité du comportement
aux normes, mais avec une condition supplémentaire : que le comportement soit
indiscernable d’un comportement de suivi, et donc de reconnaissance au moins
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1. Jellinek G. L’État moderne et son droit. Première et deuxième partie, Théorie générale de l’État.
(Traduction de 1911, préface Olivier Jouanjan). Paris : Édition Panthéon-Assas, 2005 (collection « Les
Introuvables »), p. 574 et p. 592.
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sortir du cadre que pouvaient reconnaître des personnes dont les intérêts étaient
eux-mêmes reconnus dans le cadre en question. Le cadre de reconnaissance
mutuelle des intérêts des personnes par l’État et de l’État par les personnes est une
sorte de point de fixe de l’opération récursive qui prend pour variables d’une part
les intérêts des personnes et de l’autre les attributions de l’État, et pour fonction
la reconnaissance ainsi mutualisée. Il est intéressant de noter que ni les personnes
ni l’État ne se limitent « elles-mêmes » dans cette opération, puisqu’elles ne sont
encore que partiellement définies, tant qu’on n’est pas parvenu au point fixe de
la reconnaissance mutuelle (sinon, on aurait pu objecter qu’on ne peut pas sérieu-
sement s’auto-limiter, puisqu’on a toujours le pouvoir de lever cette obligation de
limitation). On voit que dans le domaine des normes sociales, un tel système
constitue un opérateur de reconnaissance collectif, qui est seul supposé capable
d’avaliser la reconnaissance des intérêts des personnes, à condition que ces
personnes aient reconnu cet opérateur collectif.
Les normes morales mettent en jeu des modes de reconnaissance tout aussi
sophistiqués mais qui utilisent de plus des décalages par rapport aux normes
sociales. Il faut, pour qu’on vous reconnaisse comme porteur de telle norme
morale, que votre comportement puisse consister à reconnaître la valeur des
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non seulement capable d’aller au-delà des normes sociales du groupe, pour
développer certaines des normes morales qui y sont possibles, mais aussi capable
de prendre un point de vue qui sort de son groupe, et qui permet une recon-
naissance inter-groupes. Quand, en revanche, vous disqualifiez toujours les normes
des autres groupes comme n’étant pas morales mais simplement culturelles ou
sociales, cela veut dire que vous êtes dépendant du point de vue de votre propre
groupe et on peut donc vous suspecter de faire passer le social de votre groupe pour
du moral. Votre perspective pourrait cependant apparaître malgré tout morale pour
un observateur en tiers s’il peut noter qu’elle n’est pas celle, sociale, de votre
groupe général d’appartenance, mais celle d’un sous-groupe qui ne peut guère être
défini que comme celui des adhérents à cette règle morale, alors que les autres
membres du groupe englobant partagent une autre norme. Dans le même temps,
vous qui avez cette position morale, vous ne pouvez pas vous assurer qu’elle n’est
pas simplement l’effet d’une appartenance sociale. En revanche, quand vous êtes
capable de reconnaître les valeurs d’un autre groupe que le vôtre, les jugements
que vous portez peuvent davantage prétendre à la moralité que ceux qui sont
simplement conformes à ce qui est admis dans votre groupe. Accéder à ce stade
de l’éthique ne permet pas forcément la constitution d’une communauté avec ceux
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Bibliographie
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Abstract: We only need social norms to resolve conflicts between opposing means
of assuring coordinations. The choice of a moral norm develops, based upon
shared pragmatic expectations, an interpretation or a perspective among the
diverging possible readings of existing situations, all the while aiming toward a
validation which goes beyond the interests of a single group. When discussing
social norms, we are satisfied with behavior conforming to the norm, on the
condition that it is not discernable from a behavior of following or of recognition
of norms (which requires more coherence over time to be observed) and that this
recognition can itself be recognized as collective. The moral attitude also implies
the recognition of norms which cause resistance to social norms. This brings
about a recognition of the pertinence of norms other than our own, implying the
possibility of mutual recognition.
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Pierre LIVET. Normes sociales, normes morales, et modes de reconnaissance. Les Sciences de l’éducation -
Pour l’Ère nouvelle, vol. 45, n° 1-2, 2012, pp. 51-66. ISSN 0755-9593. ISBN 978-2-918337-11-9.
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