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NORMES SOCIALES, NORMES MORALES, ET MODES DE

RECONNAISSANCE

Pierre Livet

ADRESE/CIRNEF | « Les Sciences de l'éducation - Pour l'Ère nouvelle »

2012/1 Vol. 45 | pages 51 à 66


ISSN 0755-9593
ISBN 9782918337119
DOI 10.3917/lsdle.451.0051
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-les-sciences-de-l-education-pour-l-ere-
nouvelle-2012-1-page-51.htm
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Normes sociales, normes morales,
et modes de reconnaissance

Pierre LIVET*
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Résumé : Nous n’avons besoin de condition qu’il ne soit pas discernable
normes sociales que pour régler des d’un comportement de suivi ou de
conflits entre des manières opposées reconnaissance des normes (qui exige
d’assurer des coordinations. Le choix pour être repérable plus de cohérence
d’une norme morale développe, sur le dans le temps), et que cette reconnais-
fond d’attentes pragmatiques partagées, sance puisse être elle-même reconnue
une interprétation ou perspective parmi comme collective. L’attitude morale
les possibles lectures divergentes des implique de plus de reconnaître aussi
situations en cause, tout en visant une des normes qui amènent à résister à des
validité qui dépasse les intérêts d’un normes sociales. Cela conduit à recon-
groupe. Quand il s’agit de normes naître la pertinence d’autres normes que
sociales, nous nous satisfaisons d’un les nôtres, ce qui implique la possibi-
comportement conforme à la norme, à lité d’une reconnaissance mutuelle.

Mots-clés : Comportement moral. Conflits de pratiques. Modes de reconnaissance


sociale. Normes morales. Normes sociales. Perspective éthique.

* Professeur des Universités, Université d’Aix-Marseille.


Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 45, n° 1-2, 2012

Est-il possible de différencier les normes morales des normes sociales ? Qu’appel-
lera-t-on alors normes sociales ? Les normes morales sont-elles le dernier mot des
morales, ou bien devons nous aller jusqu’à une perspective éthique, qui serait
plus élevée ? Ces différents niveaux (normes sociales, normes morales, perspective
éthique) exigent-ils des modalités de reconnaissance sociale différentes ? Nous
allons tenter de répondre à ces questions.

1. Les normes sociales


Nous disposons de diverses théories des normes sociales. Elles seraient ce qui
assure en général le lien social (Durkheim, mais aussi Simmel ou Mauss). Elles
seraient la manifestation de l’esprit collectif (Descombes). Elles consisteraient en
des règles partagées (Wittgenstein, Goffman). Elles assureraient des effets perfor-
matifs, par lesquels le langage fait quelque chose au lieu de simplement dire
quelque chose (Searle). Elles seraient la manifestation contraignante de valeurs
(Durkheim & Mauss), voire tiendraient à l’imposition de contraintes (pression de
l’opinion voire police) qui forcent à avoir un comportement collectif. Elles résul-
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teraient du savoir commun partagé d’une convention (Lewis).
En fait il est assez aisé de voir que pour chacune de ces caractérisations des
normes sociales, soit nous manquons d’un élément pour avoir affaire à une
véritable norme sociale, soit au contraire quelque condition n’est pas nécessaire.
Les normes sont-elles ce qui assure en général le lien social ? Mais tant qu’il n’y
a pas de conflits de pratiques, on n’a pas besoin de normes pour que le lien social
soit assuré. Il suffit que tout le monde ait intérêt à une forme de ce lien pour qu’il
existe, il n’est pas besoin de normes.
Les normes sont-elles des manifestations de l’esprit collectif (présupposées
collectivement pour donner une signification reconnaissable socialement à une
pratique) ? Mais s’il n’y a pas de conflit entre pratiques et pas de danger de décrois-
sance ou de disparition du groupe, on n’a toujours pas besoin de normes, même
si on peut considérer les règles d’une pratique comme une manifestation d’un
esprit collectif (quelque contenu qu’on puisse donner à cette notion).
Les normes sont-elles des règles partagées ? Mais dès elles ne sont pas observées
par une presque unanimité, on peut se demander si elles sont vraiment partagées,
et pourtant cela ne met pas en cause leur qualification de normes. Inversement,
si elles sont partagées par une presque totalité et qu’on ne voit pas quels problèmes
cela poserait si elles ne l’étaient pas, ce ne sont pas des normes – elles n’ont rien

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de normatif. Ou encore, si le fait de ne les partager qu’au sein d’une minorité n’est
gênant ni pour le groupe minoritaire, ni pour le groupe général, ce ne sont pas
des normes.
Les normes sont-elles les vecteurs sociaux d’effets performatifs ? Mais il y a des
normes de comportement (éviter de rentrer dans les gens dans la rue, ne pas non
plus les faire hésiter sur le trajet que nous allons suivre pour les croiser) qui n’exi-
gent pas le langage pour être normatives. Inversement on peut donner un ordre
avec le langage, ou exprimer un contentement, sans que ce soit normatif à propre-
ment parler, si l’ordre vise seulement l’obtention de telle conduite dans ce cas
singulier et qu’aucune autre conduite n’est disponible. Exprimer un contente-
ment par un performatif expressif renvoie à une valeur mais pas forcément à une
norme. Il y a des formes de performatifs promissifs (je viendrai) qui n’impliquent
pas, au contraire de la promesse, qu’on devrait résister à l’offre d’une autre activité
incompatible proposée pour le même jour par la suite. Ce ne sont pas encore des
normes.
Les normes sont-elles la manifestation contraignante de valeurs ? Je peux viser
une valeur qui m’est propre, et me contraindre à la respecter, ce n’est pas une norme
pour autant ; nous pouvons viser une valeur et nous contraindre à la respecter, mais
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s’il n’y a pas de valeur concurrente, nous n’avons pas besoin de norme. Le seul ajout
de la contrainte à la valeur ne suffit pas.
Les normes sont-elles la simple imposition de contraintes par la « pression
sociale », voire par une police ? Ce genre de contrainte, même si l’on ajoute qu’il
s’agit d’assurer des comportements majoritaires conformes à une règle qui assure
le développement du groupe et qui est en conflit avec une autre règle, ne suffit pas
pour caractériser une norme sociale. Il faut encore que la validité de cette règle soit
partagée par la majorité qui la suit, soit parce qu’elle en reconnaît le bien fondé,
soit parce que cette norme est pour elle une habitude qui fait partie de son mode
de socialisation, qui repose sur des attentes sociales réciproques. Il ne suffit donc
pas que les comportements soient conformes à la norme – ce que peut assurer la
contrainte- il faut que l’on suive la norme, soit de manière consciente de son
utilité, soit simplement parce que c’est l’usage approuvé dans le groupe et qui
donne pour nous sens à notre comportement.
Les normes peuvent elles se réduire à une convention qui est de savoir
commun ? Si l’on suit la théorie des conventions de Lewis, elle implique qu’au
moins deux pratiques A et B puissent exister, que tout le monde pense qu’il est
mieux, si tout le monde le pense, qu’on choisisse une des pratiques, et qu’il soit

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de savoir commun que tout le monde pense que c’est la pratique A dont tout le
monde pourra penser cela. On a bien ici satisfait les conditions qui sont celle du
conflit et celle de la coordination. Mais dans la réalité sociale, les normes peuvent
s’établir alors qu’elles ne sont partagées que par une simple majorité. Dans ce cas,
on ne peut assurer le savoir commun car la croyance au savoir commun n’est pas
vérifiable dès qu’il n’y a pas unanimité sur l’intérêt de suivre telle norme.
Les normes sociales ne sont donc nécessaires que quand deux pratiques sont
possibles et en conflit (rouler à gauche, rouler à droite, payer une contribution,
ne pas la payer, aider son voisin, ne pas l’aider, faire silence dans la classe, y
plaisanter, injurier un enseignant, etc.), et qu’il faut, pour que la société se repro-
duise voire se développe, et pour que d’autres pratiques soient coordonnées entre
elles, que l’on s’en tienne majoritairement à une des pratiques possibles, et que
certains au moins suivent cette pratique, sans se borner à s’y conformer. Ainsi,
quand on est dans une situation de dilemme des biens publics (par exemple un
phare que quelques armateurs ont construit sert aussi aux autres bateaux sans
que leurs propriétaires aient eu à payer) que le choix de la défection mutuelle (ne
voulant pas être exploités, les armateurs abandonnent leur projet) peut amener une
disparition ou une décroissance du groupe, les normes sont nécessaires.
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Les normes sociales ne se mettent pas en place aisément, pour la plupart. Cela
se comprend si on revient sur cette esquisse de définition. Il faut d’abord qu’il y
ait un conflit entre des pratiques, et que ce conflit devienne assez gênant pour des
coordinations sociales importantes, et sortir d’un conflit n’est pas chose simple.
On observe deux modes de cette mise en place. Le premier est « immanent » :
une pratique nouvelle se développe, qui assure des coordinations sociales, mais elle
est en conflit avec d’autres pratiques. Les partisans de la nouvelle pratique mettent
alors ces conflits en évidence et tentent d’obtenir la désapprobation collective des
pratiques avec lesquelles ils sont en conflit, ou au minimum une certaine désaf-
fection de ces pratiques. S’ils réussissent, leur propre pratique est implicitement
ou explicitement considérée comme la norme sociale.
Une norme peut aussi être introduite de manière délibérée, sans que lui préexiste
la pratique qu’elle conseille. Il faut alors montrer que les coordinations actuelles
pourraient être améliorées si on suivait une nouvelle pratique dont on propose la
règle. La condition de l’existence d’un conflit entre pratiques possibles est toujours
satisfaite cependant, soit parce que la conduite nouvelle s’oppose à quelques
conduites déjà en place et prétend les remplacer, soit parce que cette conduite
s’oppose à une autre conduite qui n’existe pas à l’heure actuelle mais qui pourrait

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être proposée comme nouvelle norme. Pour qu’ensuite la nouvelle norme s’impose,
il faudra qu’une fois mise en pratique, on ne découvre pas que les coordinations
envisagées ne fonctionnent pas.
Les normes sociales, que leur introduction soit immanente ou délibérée, sont
d’abord des signaux, soit qui indiquent quelle est la bonne pratique, soit quelle
est la règle de la nouvelle pratique. Une fois la pratique installée socialement, les
normes entraînent avec elles des contraintes, dont les principales sont liées à la
réprobation de ceux qui suivent les signaux envers ceux qui ne les suivent pas.
L’application des normes peut nécessiter des contraintes policières. Mais ces
contraintes ne peuvent pas être efficaces très longtemps si elles ne sont pas relayées
par la désapprobation sociale envers ceux qui transgressent la norme. L’optimum
d’efficience des normes ne va pas au-delà, puisque lorsqu’il faut des efforts impor-
tants de police pour faire appliquer la norme (ne pas boire d’alcool, ne pas fumer
de canabis) et qu’une forte minorité désobéit, sans que la société soit en décrois-
sance, alors cela veut dire que les normes ne sont pas utiles socialement.

2. Les normes morales


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On peut penser que toute norme morale est aussi sociale. Cependant une norme
morale peut s’opposer à une norme sociale, cela au nom de coordinations qui
n’existent pas encore ou qui ne sont pas encore réalisées de manière satisfaisante,
et au nom de la satisfaction d’une valeur. Pour pouvoir parler de norme morale,
il semble aussi qu’il faille que la norme puisse être partageable par une personne
qui n’appartient pas encore au groupe.
Est-ce qu’une norme morale exige que tous doivent penser devoir s’y soumettre ?
Est-ce qu’elle doit être directement universelle ? Dans ce cas, elle ne pourrait être
en conflit qu’avec une maxime qui ne serait pas morale et qui peut être seulement
sociale. Le cas intéressant est évidemment celui-là : la norme morale est en conflit
avec une norme sociale (sincérité contre hypocrisie sociale, par exemple). Mais on
peut penser qu’une norme morale est aussi en conflit avec au moins une autre
norme morale (de même qu’une norme sociale est en conflit avec une autre norme
sociale) et qu’elle n’est pas simplement en conflit avec une norme sociale.
Cela exige d’avoir un premier socle de pratiques qu’on dit souvent « morales »
mais qui en fait reposent sur des principes pragmatiques qui semblent bien univer-
sels, mais dont on ne peut pas dire qu’ils soient moraux : par exemple le souci de
mettre le plus d’intermédiaires possibles entre un acte aux conséquences négatives

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et la responsabilité de son propre acte. Ils ne sont pas moraux parce qu’ils n’exi-
gent des agents que ce qu’ils ont déjà tendance à vouloir faire. Nous semblons ici
prendre le contre-pied de l’idée classique selon laquelle une règle morale doit être
universelle. Certes, les usages simplement pragmatiques ne sont pas pour la plupart
universels, mais il semble que, dans le domaine de ce que nous considérons généra-
lement comme des jugements moraux ou des « intuitions morales », soient à
l’œuvre quelques principes pragmatiques qui présentent bien plus de généralité
que n’en ont les différentes doctrines morales. Cela n’exclut nullement un lien entre
perspective morale et tendance sinon à l’universalisation, du moins à poser la
question de l’universalisation.
Pour montrer l’articulation entre des intuitions en fait essentiellement pragma-
tiques et des positions morales, on peut prendre l’exemple de quelques variantes
de l’histoire du trolley fou. Cet engin, nous dit l’histoire, n’est plus directement
contrôlable, et s’il continue, il va écraser 5 ouvriers qui travaillent sur la voie. Je
peux manœuvrer un aiguillage qui l’enverra sur une voie annexe où ne travaille
qu’un ouvrier. Je peux aussi pousser du haut d’un pont un homme énorme qui
en tombant sur la voie principale, va bloquer le trolley, mais qui mourra dans
l’affaire. Les sujets interrogés préfèrent éviter de tuer les 5 ouvriers, mais ils préfè-
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rent aussi manipuler l’aiguillage plutôt que pousser l’homme énorme. On a
supposé soit que les sujets sont plus sensibles émotionnellement au contact avec
un humain qu’à celui avec un aiguillage, soit qu’ils suivent le devoir de ne pas tuer
un humain de leur main, et ensuite seulement celui de ne pas tuer 5 personnes
plutôt qu’une.
En fait, ce genre d’explication ne marche pas bien avec la multiplicité d’autres
variantes qu’on a imaginées pour les tester expérimentalement. Ce qui en revanche
peut rendre compte de la diversité de ces variantes (qu’il serait trop long d’énu-
mérer ici, il y en a une vingtaine) c’est l’hypothèse suivante : si nous sommes
contraints de participer à une conséquence négative (il est question de mort
d’homme, quel que soit notre choix), nous préférons mettre le plus d’étapes inter-
médiaires entre notre action et cette conséquence, chaque étape pouvant donner
lieu à un certain aléa, ce qui implique une sorte de participation du hasard qui ôte
un peu de notre responsabilité. Manipuler un aiguillage introduit ce genre d’étape
intermédiaire (le trolley pourrait dérailler à l’aiguillage et ne tuer personne), alors
que pousser l’homme énorme ne l’introduit pas (pire, nous pourrions le pousser
de travers, ce qui donnerait non seulement un ouvrier tué mais aussi un blessé
grave). Bien évidemment, on aura quelque réticence à tenir la maxime : « en cas

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de conséquence négative, mets le plus d’étapes intermédiaires entre ton action et


cette conséquence », pour une maxime morale, puisqu’un sujet qui tend à fuir ses
responsabilités morales n’est pas le prototype du sujet moral, et que cela manifeste
plutôt une tendance à l’a-moralisme des sujets ordinaires que nous sommes
(tendance qu’un moraliste pourrait considérer comme regrettable).
Aller contre cette tendance qui est plutôt de type pragmatique peut se faire de
différentes manières. Nous pouvons par exemple refuser d’intervenir, parce que
pour nous, quel que soit le nombre de morts, l’idée de participer à la mort de qui
que ce soit est inadmissible : nous aurons ici une morale rigoriste, qui ne se soucie
pas des conséquences. Ou encore nous pourrons vouloir choisir les conséquences
les moins négatives, et donc préférer la mort d’un seul homme à la mort de cinq,
mais refuser d’utiliser un humain simplement comme un moyen pour éviter la
mort de cinq hommes (c’est une raison pour ne pas vouloir pousser le gros
homme). Ce serait alors une morale qui tente de combiner le conséquentialisme
et un zeste de kantisme. Bref, nous pourrons trouver des raisons morales à une
préférence pour telle ou telle variante, et cela nous montrera que nous pouvons
suivre plusieurs pistes morales. Il est donc assez clair que les situations de choix
moral peuvent conduite à invoquer des normes morales différentes, même si le
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kantisme prétend qu’il n’existe qu’un seul devoir pour chaque situation morale.
De fait, nous n’avons besoin de développer une réflexion morale que lorsque
nous voulons justifier tel ou tel choix qui va contre les tendances pragmatiques
les plus répandues.
Nous semblons ici aller au moins partiellement à l’encontre du cognitivisme
en matière morale. Ce courant soutient que nous avons des compétences, assez
tôt dans l’enfance, pour distinguer ce qui est une norme de simple convenance
(comme la norme qui dit de mettre le couteau à droite de l’assiette et la fourchette
à gauche) et des normes proprement morales (comme de juger qu’il est mal de
frapper un enfant ou une vieille dame). Assurément nous avons cette capacité de
discrimination, mais elle n’implique pas qu’il y ait pour toute situation une seule
norme morale. Et nous apercevoir que nous pouvons dans certaines situations qui
présentent des dilemmes recourir à diverses normes morales -sans devoir supposer
pour autant que nous pouvons trouver moral ce que nous voulons- est aussi une
caractéristique du jugement moral, quand on passe à un stade plus élaboré. Il en
est un peu comme pour les nombres ; compter jusqu’à 5 n’implique pas une
notion de nombre élaborée alors que faire une division exige des compétences
supérieures, même si les deux activités ont rapport aux nombres.

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Ainsi une norme morale semble exiger des agents un peu plus que ce qu’ils ont
déjà tendance à vouloir faire, et peut donc aller contre leur tendance initiale a-
morale. Doit-elle en plus, comme une norme sociale, être en opposition avec une
autre norme, cette fois morale ? En un sens, c’est forcément le cas, d’une part
parce qu’il y a toujours plusieurs manières de faire plus par obligation morale
que ce que l’on a déjà tendance à faire sans obligation, et d’autre part parce que
par rapport à l’analyse pragmatique de la situation (éviter d’avoir des responsabi-
lités négatives directes, préférer les indirectes), il y a plusieurs manières de contrer
cette tendance (soit ramener toutes les responsabilités à des responsabilités directes,
soit refuser les actes qui nous font agir directement sur des personnes, soit refuser
toute décision dans le cas de conséquences négatives obligées, etc.).
Les normes morales diffèrent par ailleurs clairement des normes sociales, en ce
qu’elles ne semblent pas nécessairement se soucier de la croissance ou survie du
groupe. Elles se soucient seulement de la croissance d’un groupe virtuel qui satis-
ferait la norme. Ce sont des normes de l’idéal.
En contrepartie, elles ne peuvent pas valoir seulement pour les membres du
groupe – puisqu’elles ne visent pas forcément sa survie -elles doivent valoir aussi
pour des extérieurs au moins virtuels – éventuellement sous condition d’adhésion
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aux valeurs du groupe.
Doivent-elles valoir universellement ? Leur mode d’universalité ne peut pas
impliquer (on est contraint ici d’aller à l’encontre de Kant) que telle norme morale
vaut pour tous, puisque par définition on peut envisager d’autres normes morales
au moins possibles en conflit avec elles. Mais il implique qu’elles doivent pouvoir
valoir au-delà du groupe pour tout individu qui ne choisit pas d’autres normes
morales.
De plus, le conflit entre normes morales ne se règle pas par des dispositifs de
majorité et de coordination comme dans les normes sociales. C’est seulement
parce qu’une norme morale a une valeur plus fondamentale qu’elle peut l’emporter
(même si le groupe qui la partage est en minorité). Mais que veut dire « plus
fondamentale » ? La notion de « fondamentalité », aussi surprenant que cela paraisse,
est ici seulement relative : la norme morale doit occuper dans la hiérarchie des
normes de celui qui la soutient une place plus élevée que celle qu’une autre norme
morale concurrente occupe dans la hiérarchie de celui qui soutient cette autre
norme. Il faut ajouter une condition importante. Cette adhésion à la norme
morale doit se manifester par l’histoire des choix de la personne qui soutient cette
norme morale. Il y a un peu plus d’exigence de ce côté-là pour les normes morales

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que pour les normes sociales. La raison en est que puisque les normes morales
divergent, il serait commode de changer de norme morale d’un jour à l’autre
d’une manière opportuniste sous prétexte de ces divergences. Pour reconnaître que
telle conduite est une conduite morale, il est exigé que si notre jugement présente
une divergence d’avec d’autres normes morales, cette divergence soit maintenue
avec cohérence dans le temps.
Pourtant, on peut soutenir que d’une situation à l’autre, on peut changer de
norme morale. Ainsi, on aura le devoir de dire la vérité dans les domaines scien-
tifiques, ou devant un tribunal, mais on pourra mentir à des sbires d’une police
tyrannique pour sauver un ami qui n’a rien fait de moralement répréhensible, si
l’on reprend l’exemple suggéré par Constant contre la morale kantienne. Certes,
mais le changement doit lui-même se justifier au nom d’une norme morale (cela
implique qu’il puisse y avoir une autre norme qui indique une conduite opposée,
et c’est le cas puisque la norme kantienne implique de dire la vérité même à ces
sbires). Le récit normatif qui avance cette justification propose sa propre cohérence
en opposition avec une série d’autres choix normatifs, qui, soit seraient incohé-
rents, soit présenteraient une autre cohérence.
Dans les faits, il est très difficile de présenter une cohérence qui puisse tenir la
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route dans une confrontation avec quelqu’un qui prônerait une autre cohérence,
quand on a opéré de nombreux changements de norme morale d’une situation à
l’autre. Plus il y a de changements de norme d’une situation à l’autre, en effet, plus
il est difficile de trouver une cohérence qui justifie tous les changements. On
peut en trouver une qui explique un changement, et une autre qui en explique un
autre, mais ces deux cohérences ont des chances d’être en conflit l’une avec l’autre.
N’écouter les conseils ni de ses parents, ni de ses enseignants, ni de ses amis n’est
pas très cohérent, par exemple, parce que quand on a de bonnes raisons de ne pas
écouter ses parents – parce qu’ils ne sont pas très malins- ce ne sont pas les mêmes
qu’on peut avoir pour ne pas écouter ses enseignants. Notre bonne raison vis-à-
vis des enseignants pourrait être de ne pas écouter des gens qui veulent vous
inculquer des informations qui ne vous serviront à rien dans votre milieu, mais
alors cela ne marchera pas comme raisons pour ne pas écouter les amis.

3. Normes sociales, morales, et processus de reconnaissance.


Qu’en est-il des rapports entre normes sociales, normes morales, et relations de
reconnaissance entre personnes ? Les normes sociales n’existent pas sans être

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reconnues par d’autres personnes, et sans impliquer des processus de reconnais-


sance entre personnes, en particulier la reconnaissance de ce qu’autrui a le même
statut social que nous ou un statut différent. Dans le cas des normes sociales, la
reconnaissance du statut social a deux formes : reconnaître autrui comme mon égal
en statut, ou reconnaître une différence de statut -qui peut être une différence
hiérarchique, mais qui peut être aussi reconnaître que nous n’appartenons pas à
la même sphère des activités sociales (cf. Walzer, ou encore Boltanski et Thévenot).
L’égalité de statut n’implique pas l’égalité des personnes, elle consiste plutôt à
pouvoir ranger autrui dans la même catégorie que nous. L’égalité de statut admet
la concurrence entre individus, alors que deux individus de statut différents ne sont
justement pas en concurrence. Le marché est déstabilisant de ce point de vue, car
il est censé pouvoir créer des inégalités hiérarchiques entre ceux qui réussissent
financièrement et ceux qui sont exploités par les premiers, sur le fond d’une
égalité de statut nécessaire pour que la compétition soit de mise.
Axel Honneth a pensé pouvoir distinguer trois modalités principales de recon-
naissance sociale (reconnaissance entre proches dans des formes d’amour,
reconnaissance juridique associée au respect, reconnaissance en terme d’estime
pour la valeur personnelle) et il semble supposer que chacun peut vivre les rapports
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entre statuts sociaux selon ces trois modalités, la première étant liée davantage aux
relations familiales et aux relations d’amitiés, qui ne se présentent pas comme
des relations entre statuts. Il n’est donc pas évident que toute reconnaissance
amène à identifier le statut social de ceux avec qui nous sommes en relation, alors
même que toute modalité de reconnaissance a ses normes, puisque même l’amitié
norme les comportements relationnels. Non seulement les trois modes de recon-
naissance impliquent chacun des normes de conduite différentes, mais les relations
à l’intérieur de notre parenté, par exemple, impliquent tout aussi bien de recon-
naître le statut des différentes relations de parenté, avec les normes sociales qui leur
sont liées, qu’elles autorisent des choix entre des conduites – ainsi celle du « bon
fils » et celle du rejeton qui s’émancipe de ses parents en ne voulant surtout pas
suivre leur exemple. On pourrait soutenir que la possibilité de passer de la norme
du bon fils à celle de l’opposant émancipé implique de faire jouer, dans le mode
de reconnaissance qui est celui des relations familiales, d’autres modes de recon-
naissance, l’émancipation de l’opposant nous orientant davantage vers la troisième
forme de reconnaissance, l’estime pour la valeur de la personne. Cela nous révèle
que si les normes sociales peuvent impliquer chacune un mode spécifique de
reconnaissance de soi par autrui et d’autrui par soi – selon une typologie qui

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serait donc bien plus riche que celle de Honneth- elles peuvent aussi naître de
croisements entre différents types de reconnaissance. La notion de modes de
reconnaissance sociale fonctionne donc conceptuellement aussi bien à un niveau
de généralité supérieur à celui de la plupart des normes sociales, que, au contraire,
au niveau de chaque norme, ou même à un niveau plus fin que celui d’une norme
spécifique, puisque ces modes permettent le croisement de plusieurs normes.
Il est tout à fait possible que la reconnaissance mutuelle, dans le domaine des
normes sociales, puisse être limitée au groupe d’appartenance et d’éducation. Il
est même possible que vos éducateurs vous enseignent des normes qu’ils ne parta-
gent pas vraiment. Il suffit que ces normes, même assénées de l’extérieur, vous
permettent de vous coordonner avec les membres du groupe. Il peut aussi suffire
que votre comportement satisfasse les normes. Plus exactement, ce qui est alors
reconnu, ce n’est pas votre reconnaissance de la reconnaissance des normes par les
autres, mais simplement la conformité de votre comportement avec un compor-
tement de reconnaissance – et donc de suivi- des normes. On pourrait dire qu’au
niveau des normes sociales, on se satisfait de la conformité du comportement
aux normes, mais avec une condition supplémentaire : que le comportement soit
indiscernable d’un comportement de suivi, et donc de reconnaissance au moins
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implicite des normes. Si votre comportement consiste à afficher votre connaissance
des normes et votre conformité aux normes, il est difficile de ne pas y voir un suivi
des normes. Dès que vous affichez une référence aux normes que votre compor-
tement ne démentit pas, il est difficile socialement de ne pas considérer que vous
reconnaissez les normes, et donc de ne pas reconnaître en vous un membre du
groupe. Et les normes sociales se satisfont de cela.
Cependant, elles peuvent impliquer un fonctionnement de la reconnaissance
qui va plus loin qu’une reconnaissance réciproque entre individus. Considérons
le domaine du droit. Un juriste allemand, Jelllinek1, a soutenu que pour le droit,
les personnes sont un ensemble d’intérêts que le droit reconnaît comme acceptable.
Comme Jellinek pensait dans le cadre de l’État de droit, cet État ne pouvait être,
inversement, que l’État que reconnaissaient les personnes (on doit cette analyse à
Olivier Jouanjan). Du coup, cet État était « auto-limité », puisqu’il ne pouvait

1. Jellinek G. L’État moderne et son droit. Première et deuxième partie, Théorie générale de l’État.
(Traduction de 1911, préface Olivier Jouanjan). Paris : Édition Panthéon-Assas, 2005 (collection « Les
Introuvables »), p. 574 et p. 592.

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Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 45, n° 1-2, 2012

sortir du cadre que pouvaient reconnaître des personnes dont les intérêts étaient
eux-mêmes reconnus dans le cadre en question. Le cadre de reconnaissance
mutuelle des intérêts des personnes par l’État et de l’État par les personnes est une
sorte de point de fixe de l’opération récursive qui prend pour variables d’une part
les intérêts des personnes et de l’autre les attributions de l’État, et pour fonction
la reconnaissance ainsi mutualisée. Il est intéressant de noter que ni les personnes
ni l’État ne se limitent « elles-mêmes » dans cette opération, puisqu’elles ne sont
encore que partiellement définies, tant qu’on n’est pas parvenu au point fixe de
la reconnaissance mutuelle (sinon, on aurait pu objecter qu’on ne peut pas sérieu-
sement s’auto-limiter, puisqu’on a toujours le pouvoir de lever cette obligation de
limitation). On voit que dans le domaine des normes sociales, un tel système
constitue un opérateur de reconnaissance collectif, qui est seul supposé capable
d’avaliser la reconnaissance des intérêts des personnes, à condition que ces
personnes aient reconnu cet opérateur collectif.
Les normes morales mettent en jeu des modes de reconnaissance tout aussi
sophistiqués mais qui utilisent de plus des décalages par rapport aux normes
sociales. Il faut, pour qu’on vous reconnaisse comme porteur de telle norme
morale, que votre comportement puisse consister à reconnaître la valeur des
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personnes qui suivent cette norme même quand la situation implique pour ce faire
de résister à une norme sociale. Vous serez reconnu par exemple comme porteur
d’une norme qui fait passer la liberté et l’égalité des chances des adultes avant le
respect de la vie humaine dès son départ si vous militez contre des lois anti-avorte-
ment – mutatis mutandis pour les anti-avortement-. Et ce sera là une référence à
une norme morale, qui s’opposera à la norme invoquée par les anti-avortement,
norme que vous jugez purement sociale – conservatrice- si vous êtes partisan de
l’avortement, mais que les tenants de l’avortement pourront juger morale.
Cependant, on peut aller plus loin, et penser qu’un comportement qui ne
serait pas simplement moral, mais qu’on pourrait dire éthique (les deux termes ont
la même signification à l’origine, mais on peut tirer parti de leur dualité) implique
non seulement de pouvoir être reconnu comme porteur d’une norme morale,
aux conditions que l’on vient d’indiquer, mais aussi de reconnaître d’autres normes
que les siennes comme morales, au lieu de toujours disqualifier les normes concur-
rentes des siennes comme sociales. Celui qui reconnaît la moralité des normes que
cependant il ne choisit pas – et avec de bonnes raisons- est une personne morale
qu’on suppose capable d’une réflexion éthique plus élevée. La raison en est qu’il
est capable de reconnaître la diversité des choix moraux, ce qui implique qu’il est

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Pierre LIVET

non seulement capable d’aller au-delà des normes sociales du groupe, pour
développer certaines des normes morales qui y sont possibles, mais aussi capable
de prendre un point de vue qui sort de son groupe, et qui permet une recon-
naissance inter-groupes. Quand, en revanche, vous disqualifiez toujours les normes
des autres groupes comme n’étant pas morales mais simplement culturelles ou
sociales, cela veut dire que vous êtes dépendant du point de vue de votre propre
groupe et on peut donc vous suspecter de faire passer le social de votre groupe pour
du moral. Votre perspective pourrait cependant apparaître malgré tout morale pour
un observateur en tiers s’il peut noter qu’elle n’est pas celle, sociale, de votre
groupe général d’appartenance, mais celle d’un sous-groupe qui ne peut guère être
défini que comme celui des adhérents à cette règle morale, alors que les autres
membres du groupe englobant partagent une autre norme. Dans le même temps,
vous qui avez cette position morale, vous ne pouvez pas vous assurer qu’elle n’est
pas simplement l’effet d’une appartenance sociale. En revanche, quand vous êtes
capable de reconnaître les valeurs d’un autre groupe que le vôtre, les jugements
que vous portez peuvent davantage prétendre à la moralité que ceux qui sont
simplement conformes à ce qui est admis dans votre groupe. Accéder à ce stade
de l’éthique ne permet pas forcément la constitution d’une communauté avec ceux
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qui ont accédé à ce stade à partir d’un autre groupe, mais permet des échanges de
reconnaissance mutuelle, si des personnes d’un autre groupe peuvent avoir une
attitude semblable à l’égard de vos jugements de valeur. On retrouve alors un
dispositif à la Jellinek (ou à la Fichte), non plus en droit mais en morale, non plus
à l’intérieur d’un État mais entre communautés différentes, à partir du moment
où les seuls jugements éthiques reconnus sont ceux qui reconnaissent la possibi-
lité de la validité de jugements moraux qui prennent une perspective différente.
Il semble donc que la reconnaissance, et surtout la reconnaissance mutuelle,
celle qui amène à reconnaître la perspective propre aux autres, quand ils recon-
naissent eux-mêmes d’autres perspectives que la leur, si bien qu’eux et nous nous
pouvons nous reconnaître, soit un filtre nécessaire pour identifier les valeurs,
pour différencier les normes morales des normes sociales, et surtout pour ne pas
en rester à des normes morales propres à « notre paroisse », mais pour accéder à une
perspective éthique.

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Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 45, n° 1-2, 2012

Bibliographie

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générale de l’État. Paris : Édition Panthéon-Assas, 2005.
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1969.
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WITTGENSTEIN L. Recherches philosophiques. Traduction nouvelle de Françoise
Dastur, Maurice Élie, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud et Élisabeth
Rigal. Paris : Gallimard, 2004.

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Pierre LIVET

Social norms, moral norms and modes of recognition

Abstract: We only need social norms to resolve conflicts between opposing means
of assuring coordinations. The choice of a moral norm develops, based upon
shared pragmatic expectations, an interpretation or a perspective among the
diverging possible readings of existing situations, all the while aiming toward a
validation which goes beyond the interests of a single group. When discussing
social norms, we are satisfied with behavior conforming to the norm, on the
condition that it is not discernable from a behavior of following or of recognition
of norms (which requires more coherence over time to be observed) and that this
recognition can itself be recognized as collective. The moral attitude also implies
the recognition of norms which cause resistance to social norms. This brings
about a recognition of the pertinence of norms other than our own, implying the
possibility of mutual recognition.

Key words: Moral behavior. Conflicts of practice. Modes of social recognition.


Moral norms. Social norms. Ethical perspective.
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Normas sociales, normas morales
y modos de reconocimiento

Resumen : Precisamos de normas sociales únicamente para solucionar conflictos


entre maneras opuestas de asegurar las coordinaciones. Elegir una norma social
supone, con un fondo de esperas pragmáticas compartidas, una interpretación o
perspectiva entre las posibles lecturas divergentes de las situaciones en causa,
apuntando al mismo tiempo hacia una validez que sobrepasa los intereses de un
grupo. Cuando se trata de normas sociales nos contentamos con un comporta-
miento conforme a la norma, a condición que no se distinga de un
comportamiento de seguimiento o de reconocimiento de las normas (que exige
para que sea percibido una mayor coherencia en el tiempo), y que este reconoci-
miento sea asimismo colectivo. La actitud moral implica además reconocer
también las normas que llevan a resistir a las normas sociales. Ello lleva a reconocer

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Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 45, n° 1-2, 2012

la pertinencia de otras normas que las nuestras, lo que implica la posibilidad de


un reconocimiento mutuo.

Palabras claves : Comportamiento moral. Conflicto de prácticas. Modos de


reconocimiento social. Normas morales. Normas sociales. Perspectiva ética.
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Pierre LIVET. Normes sociales, normes morales, et modes de reconnaissance. Les Sciences de l’éducation -
Pour l’Ère nouvelle, vol. 45, n° 1-2, 2012, pp. 51-66. ISSN 0755-9593. ISBN 978-2-918337-11-9.

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