Vous êtes sur la page 1sur 3

DE MURCIA Julie L3 SOCIOLOGIE 22/04/2020

Fiche de lecture – Sociologie urbaine


KRIESBERG, LOUIS. (1952). “The retail furriers : concepts of security and success”.
American Journal of Sociology, vol. 7, no 5, “The Sociological Study of Work”, p. 478-485

Louis Kriesberg est professeur émérite de sociologie à l’Université de Syracuse (état de


New York, Etats-Unis). Il est né en 1926 à Chicago, dans une famille juive ayant fui les
pogroms de Russie au début du 20e siècle. Son parcours (professionnel et intellectuel) est
étroitement lié à son histoire personnelle, qui l’a conduit à s’orienter vers la sociologie. Il sort
diplômé de l’Université de Chicago en 1953, puis se spécialise dans l’étude des conflits sociaux
et leur résolution. C’est aujourd’hui un auteur majeur dans ce champ de recherche. Néanmoins,
quelques-uns de ses travaux – moins connus, réalisés au début de sa carrière pour l’essentiel –
portent également sur d’autres objets, dont les métiers, le travail et la ville. Il faut rappeler que
la sociologie américaine s’est amplement développée à Chicago, avec pour terrain [ou pour
« laboratoire »] une société marquée par de profondes mutations (industrialisation, fort
développement urbain, immigration, croissance démographique). Kriesberg a certainement été
influencé par la "deuxième Ecole de Chicago", qui a absorbé d’importantes investigations sur
la ville, le travail, la déviance, etc.

Dans cet article publié en 1952 au sein de l’historique American Journal of Sociology,
Kriesberg se penche sur la profession de fourreur, qui connaît – comme de nombreux corps de
métier à l’époque – des transformations considérables. Cette dernière se voit fragmentée en
différentes spécialisations professionnelles (manufacture, distribution, vente). Persistent
toutefois des fourreurs traditionnels (« custom furriers »), qui continuent d’exercer une activité
artisanale, aux côtés de marchands de prêt-à-porter (« business furriers »), qui eux, vendent sur
les nouveaux marchés de masse [ou marchés grand public] des vêtements qu’ils ont achetés
auprès de grossistes ou d’autres fourreurs. La coexistence de ces deux types de travailleurs est
extrêmement intéressante puisqu’elle permet d’observer et de comparer simultanément deux
situations professionnelles, correspondant plus largement à deux situations sociales : avant et
après les importantes mutations observées à Chicago. Autrement dit, l’étude conjointe de ces
deux métiers permet de révéler les effets des évolutions en cours, sur les individus. Ici, l’auteur
s’interroge sur la façon dont les fourreurs perçoivent et décrivent les notions de sécurité et de
succès professionnels, en fonction du type d’activité qu’ils exercent. Il met ainsi en lumière
l’impact des récentes mutations sociales sur la perception de ces derniers.
De fait, si le travail de Kriesberg peut s’apparenter à une étude en sociologie du travail
(ou des professions), ses apports en revanche ne se restreignent pas à ce seul champ de
recherche. Ils permettent plus généralement d’enrichir les connaissances de la sociologie
américaine, et notamment – dans le cas qui nous intéresse – de la sociologie de l’urbain. La
manière dont les fourreurs pensent et caractérisent la sécurité et la réussite au sein de leur
profession est liée à leur inscription dans un environnement urbain qui se transforme, et qui a
vraisemblablement des effets sur leurs dispositions individuelles (Simmel, 1903), sur leurs
mentalités (Park, 1924). La fragmentation du métier de fourreur renvoie ici au processus de
spécialisation des tâches professionnelles qui opère dans les villes "modernes", et qui
accompagne le passage d’une solidarité mécanique à une solidarité organique (Durkheim,
1893). Dès lors, les interactions ne sont plus fondées sur l’affect, l’entraide, mais sur les intérêts
DE MURCIA Julie L3 SOCIOLOGIE 22/04/2020

individuels. Et les relations marchandes se substituent aux liens forts et désintéressés. Ce


diagnostic de « dépersonnalisation » du lien social, posé par les auteurs évoqués ci-dessus,
serait – toujours selon ces derniers – le résultat du phénomène d’urbanisation de la société.
L’intérêt de comparer les perceptions des fourreurs artisanaux et des négociants, dans le cadre
d’une sociologie urbaine, est alors l’identification des effets de l’urbanisation sur les esprits des
individus.
Au moyen de cinquante entretiens, passés avec des fourreurs de Chicago, Kriesberg a
pu s’apercevoir que la sécurité professionnelle (soit le fait d’exercer une activité permettant à
l’individu de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille) était envisagée de façon
significativement différente parmi les artisans et les négociants. Les premiers considèrent
qu’elle dépend des compétences professionnelles et du capital économique détenu, tandis que
les seconds mettent plutôt l’accent sur la relation aux clients et la réputation. Ces perceptions,
auto-orientées pour les uns (« self-oriented »), orientées vers les consommateurs pour les autres
(« customer-oriented »), sont liées à des configurations professionnelles distinctes. Les
fourreurs traditionnels sont davantage concernés par des enjeux de production et de réparation
que par des enjeux de marchandisation, comme c’est le cas pour les négociants. Leurs
entreprises sont par ailleurs de plus petite taille, elles induisent donc des frais professionnels
relativement faibles. De fait, elles sont moins enclines à devoir fonctionner en continu et attirer
sans cesse de nouveaux clients pour pouvoir se maintenir. Enfin, la clientèle des artisans peut
difficilement juger la qualité des produits, qui sont élaborés sur-mesure. Elle s’en remet ainsi
plus facilement au fourreur, tandis que chez les vendeurs grand public, la vente de prêt-à-porter
rend possible la comparaison avec d’autres vêtements proposés sur le marché.
Concernant les conceptions de la réussite professionnelle, les différences entre les deux
catégories de fourreurs sont moins contrastées, mais subsistent. Aux Etats-Unis, si le succès
peut recouvrir la notion d’accomplissement personnel, il est néanmoins généralement entendu
et reconnu à travers deux caractéristiques : le fait d’être parvenu à rassembler beaucoup
d’argent, et le fait d’avoir pu monter une grosse affaire. Artisans et négociants acceptent, pour
la plupart, cette définition « publique » du succès. Toutefois, ils se positionnent face à elle et
l’appréhendent de différentes manières. Pour les artisans, la réussite professionnelle en termes
d’argent et de taille de l’entreprise fait peu de sens : la majorité d’entre eux échoue de ce point
de vue. Ils tendent donc à développer une vision négative de cette définition ; disent refuser
aspirer à une réussite selon les standards – standards qui supposeraient d’ailleurs pour certains
d’être malhonnête dans leur travail afin d’être atteints. Au contraire, les négociants sont
nombreux à connaître un succès professionnel d’après les critères de réussite généralement
établis dans la société étasunienne. Ces derniers ont donc beaucoup moins tendance à rejeter la
« définition publique ».

Finalement, les perceptions des notions de sécurité et de réussite professionnelles des


différents types de fourreurs illustrent les effets de l’urbanisation des sociétés sur le lien social
et les façons de penser des individus. D’un côté, on a des fourreurs dont l’activité artisanale,
caractéristique des sociétés rurales, a persisté dans un monde urbanisé. Ces derniers
entretiennent une relation de confiance avec une clientèle certes restreinte, mais stable et
régulière. De l’autre, on a des marchands qui ont adapté leur activité à la grande ville, et
DE MURCIA Julie L3 SOCIOLOGIE 22/04/2020

exercent auprès d’une clientèle de masse et anonyme. Dans ce cas, la relation est fragilisée, elle
n’est plus basée sur la confiance mais sur l’intérêt. Les contacts sont éphémères et placent
directement le fourreur en concurrence avec ses pairs. Paradoxalement, l’interdépendance entre
les individus est ici plus marquée. Les spécialisations professionnelles qui sont à l’œuvre en
ville obligent les négociants à dépendre des différents acteurs du marché : fournisseurs et
consommateurs. Sans l’association entre ces pôles, l’affaire du fourreur s’écroule, ce qui le
contraint à un mode de pensée orienté vers l’extérieur, plutôt que vers lui-même. Il ne peut
concevoir sa situation professionnelle en dehors de sa relation au marché. Les artisans eux, ont
des affaires qui fonctionnent indépendamment du marché et de ses logiques. Leur façon
d’envisager la réussite et la sécurité professionnelles est donc tournée vers leurs aptitudes
individuelles. Leur principale préoccupation est de réaliser un travail de qualité, davantage que
d’attirer des clients.
Ainsi, le mode de vie urbain, qui tend à modifier les contenus des emplois traditionnels,
ébranle également les liens sociaux, désormais marqués par l’anonymat. Les individus ne
s’associent plus par solidarité mais par intérêt et parce qu’ils sont interdépendants. Dans ce
contexte, les mentalités, les valeurs se trouvent fondamentalement bouleversées.

Vous aimerez peut-être aussi