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La liasse DIVERTISSEMENT

Le titre Divertissement est le huitième de la Table des matières.

Divertissement est le premier temps d’un mouvement argumentatif qui fait suite à Contrariétés, et qui
amorce la résolution de l’impasse dans laquelle les premières liasses des Pensées ont conduit le lecteur.

Cet ensemble couvre les liasses Divertissement, Philosophes, et Souverain bien. Après quoi A P. R.
reviendra sur le dernier fragment de Contrariétés, et effectuera le passage des doctrines philosophiques,
parmi lesquelles s’est jusqu’à ce point déroulée la recherche, à la présentation de la Révélation par le biais
de la doctrine du péché originel. Divertissement ouvre donc le dernier temps de la première partie du projet
de Pascal.

Concept de Divertissement

Le mot divertissement ne doit pas être entendu, chez Pascal, au seul sens moderne. Il prend dans les
Pensées un sens pour ainsi dire technique : le divertissement consiste à détourner son esprit des vues
pénibles qu’impose le spectacle de la condition humaine. Sur le sens du mot et sur son origine, voir notre
commentaire de Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168).

Pour approfondir...
Composition de la liasse Divertissement

La liasse Divertissement ne contient que 7 fragments. Le plus étendu, qui est appellé communément
“Divertissement”, est Divertissement 4 (quatre feuillets et demi écrits d’un seul côté).

Seuls les papiers des fragments 2 à 7 ont été conservés dans le Recueil des originaux. Le titre de la liasse
ainsi que Divertissement 1 ne sont connus que par les Copies C1 et C2.

Les fragments 2, 4, 5, 6 et 7 portent le titre « Divertissement ».

Parmi les papiers conservés, deux (Divertissement 3 et 5) sont de la main d’un secrétaire et un autre
(Divertissement 4) a été en partie écrit par ce même secrétaire. Tous les autres sont autographes. Le texte
de Divertissement 6 a d’abord été écrit au crayon puis réécrit à la plume par Pascal. Les papiers de
Divertissement 2, 6 et 7 ont conservé leur trou d’enfilage en liasse. Les papiers de Divertissement 3 et 5
n’ont conservé qu’une partie de leur marge de gauche qui a peut-être été rognée lors de leur collage dans le
Recueil, ce qui a pu faire disparaître un possible mais hypothétique trou d’enfilage. Le cas des papiers de
Divertissement 4 est particulier : un des feuillets pourtant complet, collé page 209 du Recueil, ne présente
pas de trou d’enfilage. Son absence soulève la question de la conservation des papiers. Voir l’étude des
papiers 139, 210, 209, 217-2, 133 et 146-2 dans laquelle nous proposons une hypothèse nouvelle sur la
conservation du “dossier Divertissement”. Cette étude est notamment fondée sur les reports d’encre qui ont
été constatés entre les papiers 210 et 217-2, 133 et 209 et entre 146-2 (Divertissement 5) et 139. On a aussi
remarqué un tel report entre les papiers 125-3 (Divertissement 3) et 139.

L’ordre des papiers, dans l’état où Pascal les a laissés à sa mort, n’est connu que par les Copies C1 et C2.
Les papiers conservés ont été répartis dans les cahiers 12, 13, et 18 du Recueil.
Divertissement et l’édition de Port-Royal

Pérouse Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris,
Champion, 2009, p. 190 sq. Le chapitre XXVI, Misère de l’homme, est entièrement consacré à l’étude du
divertissement, entendu comme marque de la misère de l’homme. Le début et la fin du chapitre
soulignent la portée d’approfondissement synthétique de ces pages : le couple constitué par le
divertissement et l’ennui prouve la contradiction de la nature humaine, qui prouve elle-même la
déchéance de l’homme.
Voir aussi Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 55. ✍

Le chapitre XXVI, Misère de l’homme, est composé essentiellement de textes qui proviennent de la liasse
Divertissement, auxquels a été adjoint un fragment conservé dans le Dossier de travail :

Ce chapitre est composé de textes issus successivement de Divertissement 7 (Laf. 139, Sel. 171),
Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168), Divertissement 5 (Laf. 137, Sel. 169), Divertissement 4 (Laf. 136,
Sel. 168), Dossier de travail (Laf. 414, Sel. 33) et Divertissement 2 (Laf. 134, Sel. 166).

Dossier de travail (Laf. 414, Sel. 33) : Misère. La seule chose qui nous console de nos misères est le
divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche
principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans
l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement
nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort.

Divertissement 1 a été publié dans le chapitre Pensées morales (n° XXIX) et Divertissement 6 dans le
chapitre Pensées diverses (n° XXXI).

Seul Divertissement 3 n’a pas été retenu par le Comité. Ce fragment a ensuite été recopié par Louis Périer
dont une copie a été conservée. Il faut attendre l’édition Bossut (1779) pour qu’il soit publié.

Un texte de Divertissement 2 a été reproduit dans le Portefeuille Vallant p. 56 v°. Cette copie est un état
intermédiaire entre le texte du manuscrit original et le texte publié dans l’édition de 1670.

Aspects stratigraphiques des fragments de Divertissement

Selon Pol Ernst, Les Pensées de Pascal, Géologie et stratigraphie, p. 298-299, huit papiers portent des
traces de filigranes dont sept seraient issus de feuilles (47 cm x 37,5 cm) au type Cadran & France et
Navarre / P ♥ H : Cadran (Divertissement 3, deux papiers - RO 139 et 217-2 - de Divertissement 4,
Divertissement 5) ; France et Navarre / P ♥ H (trois papiers - RO 210, 209 et 133 de Divertissement 4).
Le huitième (Divertissement 6) porte un filigrane Écu 3 annelets doubles / P.F : le papier provient d’une
feuille (43 cm x 31,5 cm) de type Écu 3 annelets doubles / P.F & pot / B. RODIER.

Le papier de Divertissement 2 n’a pas été identifié. Quant à celui de Divertissement 7, Ernst suppose - après
avoir mesuré l’écartement des pontuseaux (20 mm) - qu’il est aussi issu d’une feuille de type Cadran &
France et Navarre / P ♥ H.

Tous les papiers ont-ils été enfilés dans la liasse ?

Si les papiers de Divertissement 2, 6 et 7 ont conservé leur trou d’enfilage en liasse, ce n’est pas le cas des
papiers de Divertissement 3 et 5 dont il n'est pas certain qu'ils aient été enfilés eux aussi. De plus, l’étude
des papiers de Divertissement 4, dont 3 papiers sur 5 sont percés d’un trou d’enfilage et un des feuillets
complets n’est pas troué, remet en question l’idée que tous les papiers étaient enfilés dans des liasses à la
mort de Pascal : certains ont été enfilés, d’autres l’étaient probablement encore, d’autres étaient simplement
entassés les uns sur les autres. On peut rapprocher ce cas des papiers du fragment sur l’ “Économie du
monde” (Misère 9 - Laf. 60, Sel. 94).
Interventions d’un secrétaire :

Deux papiers (Divertissement 3 et 5) portent l’écriture du secrétaire assidu de Pascal et un autre (RO 209,
Divertissement 4) a été en partie écrit par ce même secrétaire. Ces trois papiers sont de type Cadran &
France et Navarre / P ♥ H (voir ci-dessus).

Bibliographie ✍

Cette bibliographie ne concerne que la liasse Divertissement. La bibliographie relative à la définition et à


la théorie du divertissement est fournie avec le fragment Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168).

ERNST Pol, Les Pensées de Pascal. Géologie et stratigraphie, Paris, Universitas, Voltaire Foundation,
Oxford, 1996, p. 212 sq.
ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 159-160.
LE GUERN Michel, “Pascal au travail, la composition du fragment sur le divertissement”, Revue de
l’Université d’Ottawa, 1966, p. 209-231.
MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 221. Rapport de
Divertissement avec la liasse Ennui.
PÉROUSE Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris,
Champion, 2009, p. 190 sq.
THIROUIN Laurent, “Le cycle du divertissement”, Studi francesi, n° 143, 2004, p. 262-272.

✧ Éclaircissements
♦ Signification et situation de la liasse Divertissement

Nota bene : Le mot divertissement ne doit pas être entendu, chez Pascal, au seul sens moderne. Il prend
dans les Pensées un sens pour ainsi dire technique : le divertissement consiste à détourner son esprit
des vues pénibles qu’impose le spectacle de la condition humaine. Sur le sens du mot et sur son origine,
voir notre commentaire de Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168).

Divertissement est le premier temps d’un mouvement argumentatif qui fait suite à Contrariétés, et qui
amorce la résolution de l’impasse dans laquelle les premières liasses des Pensées ont conduit le lecteur.

Cet ensemble couvre les liasses Divertissement, Philosophes, et Souverain bien. Après quoi A P. R.
reviendra sur le dernier fragment de Contrariétés, et effectuera le passage des doctrines philosophiques,
parmi lesquelles s’est jusqu’à ce point déroulée la recherche, à la présentation de la Révélation par le biais
de la doctrine du péché originel. Divertissement ouvre donc le dernier temps de la première partie du projet
de Pascal.

La liasse Philosophes, située après Divertissement et avant Souverain bien, forme avec elles un triplet. Ce
sont trois liasses qui traitent de la morale fondamentale, c’est-à-dire du bien que les hommes recherchent et
poursuivent. Leur articulation est conçue comme l’opposition du dehors, du dedans et de la combinaison du
dehors et du dedans.

Divertissement établit que l’homme a l’instinct de chercher le bonheur en dehors de lui-même : l’idée sera
reprise dans certains fragments ultérieurs, comme Philosophes 5 (Laf. 143, Sel. 176). Philosophes. Nous
sommes pleins de choses qui nous jettent au-dehors. Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre
bonheur hors de nous. Nos passions nous poussent au-dehors, quand même les objets ne s’offriraient pas
pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d’eux-mêmes et nous appellent quand même nous n’y
pensons pas. Et ainsi les philosophes ont beau dire : rentrez-vous en vous-mêmes, vous y trouverez votre
bien ; on ne les croit pas et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots. Mais Pascal montre dans
Divertissement qu’en réalité, le bonheur que l’on trouve hors de soi, dans les choses extérieures, n’est en
réalité qu’une réaction de fuite devant la conscience de la misère essentielle de l’homme.

La liasse Philosophes concerne les stoïciens, qui posent que le bien doit être recherché en l’homme (en
demandant à l’intérieur ce que l’on ne trouve pas à l’extérieur) ; elle montre que cette recherche est aussi
illusoire que la précédente.

La liasse Souverain bien montre que ces deux recherches sont des recherches par défaut, c’est-à-dire
qu’elles n’existent que parce qu’on ignore le vrai souverain bien, qui est à la fois en nous et hors de nous.

Pascal résume l’ensemble en ces termes Dossier de travail (Laf. 407, Sel. 26) :

Les stoïques disent : rentrez au dedans de vous même, c’est là où vous trouverez votre repos. Et cela n’est
pas vrai.
Les autres disent : sortez dehors et cherchez le bonheur en un divertissement. Et cela n’est pas vrai,
les maladies viennent.
Le bonheur n’est ni hors de nous ni dans nous ; il est en Dieu et hors et dans nous.

Ce mouvement d’ensemble trouve aussi un écho et une conclusion (au moins provisoire) dans le fragment A
P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182), où, lorsque Pascal fait le bilan des données du problème en vue de le reprendre
sur de nouvelles bases, une paragraphe relatif au souverain bien suit le paragraphe relatif à la connaissance
des contrariétés qui entrent dans la nature de l’homme :

A P. R. Commencement, après avoir expliqué l’incompréhensibilité.


Les grandeurs et les misères de l’homme sont tellement visibles qu’il faut nécessairement que la
véritable religion nous enseigne et qu’il y a quelque grand principe de grandeur en l’homme et qu’il y a
un grand principe de misère.
Il faut encore qu’elle nous rende raison de ces étonnantes contrariétés.
Il faut que pour rendre l’homme heureux elle lui montre qu’il y a un Dieu, qu’on est obligé de l’aimer,
que notre vraie félicité est d’être en lui, et notre unique mal d’être séparé de lui, qu’elle reconnaisse
que nous sommes pleins de ténèbres qui nous empêchent de le connaître et de l’aimer, et qu’ainsi
nos devoirs nous obligeant d’aimer Dieu et nos concupiscences nous en détournant nous sommes
pleins d’injustice. Il faut qu’elle nous rende raison de ces oppositions que nous avons à Dieu et à notre
propre bien. Il faut qu’elle nous enseigne les remèdes à ces impuissances et les moyens d’obtenir ces
remèdes. Qu’on examine sur cela toutes les religions du monde et qu’on voie s’il y en a une autre que
la chrétienne qui y satisfasse.

Ce système est analysé dans Thirouin Laurent, “Le cycle du divertissement”, in Le Pensées di Pascal : dal
disegno all’edizione, Studi francesi, Rosenberg e Sellier, 143, anno XVIII, fasc. II, mai-août 2004, Rosenberg
e Sellier, p. 260-272.

♦ Rapport de la liasse Divertissement avec Ennui


Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 221. Rapport de
Divertissement avec la liasse Ennui. Le divertissement se greffe sur une expérience révélatrice du fond
de l’être humain, celle de l’ennui, qui peut s’interpréter comme une misère sans cause, plus profonde par
là que celles dont l’origine est décelable. Ce rapprochement permet de comprendre le début du grand
fragment Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168).

♦ Structure argumentative de la liasse Divertissement


Ernst Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 159-160, propose un ordre des
fragments selon leur suite logique dans la liasse, qui vise selon lui à « montrer l’impuissance de la raison
humaine en face du problème du bonheur », et qu’elle « a inventé un remède plus misérable encore que
le mal ».
Fragment Divertissement n° 4 / 7 – Papier original : RO 139, 210, 209, 217-2 et 133
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Divertissement n° 186 p. 53 à 57 v° / C2 : p. 76 à 81

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVI - Misère de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 203-217 / 1678 n° 1 à 3 p.
198-211
Éditions savantes : Faugère II, 31, II / Havet IV.2 / Michaut 335 / Brunschvicg 139 /
Tourneur p. 205-3 / Le Guern 126 / Lafuma 136 / Sellier 168

Avertissement : nous conservons les textes barrés verticalement par Pascal. Ces textes sont
signalés ci-dessous sur un fond bleuté plus foncé.

Divertissement.

Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les
peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions,
d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient
d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez
de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au
siège d’une place. On n’achète une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne
bouger de la ville. Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne
peut demeurer chez soi avec plaisir. Etc.

Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en
découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre
condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près.

Quelque condition qu’on se figure, où l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la
royauté est le plus beau poste du monde. Et cependant, qu’on s’en imagine accompagné de toutes les
satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire
réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point. Il tombera par nécessité dans les
vues qui le menacent des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies, qui sont
inévitables. De sorte que s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus
malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit.

De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés.
Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir l’argent
qu’on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu’on court, on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet
usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’on recherche ni les
dangers de la guerre ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous
divertit..........................

Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise.


........................

De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement. De là vient que la prison est un supplice
si horrible. De là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c’est enfin le plus
grand sujet de félicité de la condition des rois de ce qu’on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer
toutes sortes de plaisirs.
.........................

Le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi et à l’empêcher de penser à lui. Car il est
malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense.
.........................

Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui font sur cela les
philosophes et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un
lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait
pas de la vue de la mort et des misères qui nous en détournent, mais la chasse nous en garantit.

Et ainsi, quand on leur reproche que ce qu’ils recherchent avec tant d’ardeur ne saurait les satisfaire, s’ils
répondaient comme ils devraient le faire s’ils y pensaient bien, qu’ils ne recherchent en cela qu’une
occupation violente et impétueuse qui les détourne de penser à soi et que c’est pour cela qu’ils se proposent
un objet attirant qui les charme et les attire avec ardeur, ils laisseraient leurs adversaires sans repartie...

.........................

La danse : il faut bien penser où l’on mettra ses pieds.


.........................

Mais ils ne répondent pas cela, parce qu’ils ne se connaissent pas eux-mêmes. Ils ne savent pas que ce
n’est que la chasse et non pas la prise qu’ils recherchent.

.........................

Le gentilhomme croit sincèrement que la chasse est un plaisir grand et un plaisir royal. Mais son piqueur
n’est pas de ce sentiment-là.

.........................

Ils s’imaginent que s’ils avaient obtenu cette charge ils se reposeraient ensuite avec plaisir et ne sentent pas
la nature insatiable de la cupidité. Ils croient chercher sincèrement le repos, et ne cherchent en effet que
l’agitation. Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au-dehors, qui
vient du ressentiment de leurs misères continuelles. Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la
grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos et
non pas dans le tumulte. Et de ces deux instincts contraires il se forme en eux un projet confus qui se cache
à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation et à se figurer toujours
que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent, ils
peuvent s’ouvrir par là la porte au repos.

Ainsi s’écoule toute la vie, on cherche le repos en combattant quelques obstacles. Et si on les a
surmontés, le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre. Il en faut sortir et mendier le tumulte.
Car ou l’on pense aux misères qu’on a ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même assez à
l’abri de toutes parts, l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir du fond du cœur, où il a des
racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin.

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Mais qu’on juge quel est ce bonheur qui consiste à être diverti de penser à soi.

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Ainsi l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui par l’état propre de
sa complexion. Et il est si vain qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose comme
un billard et une balle qu’il pousse suffisent pour le divertir.

D’où vient que cet homme qui a perdu son fils unique depuis peu de mois et qui est accablé de procès,
de querelles et de tant d’affaires importantes qui le rendaient tantôt si chagrin n’y pense plus à présent. Ne
vous en étonnez pas. Il est tout occupé à savoir par où passera ce sanglier que ses chiens poursuivent. Il
n’en faut pas davantage pour chasser tant de pensées tristes. Voilà l’esprit de ce maître du monde tant
rempli de ce seul souci.

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Mais, direz-vous, quel objet a-t-il en tout cela ? Celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu’il a
mieux joué qu’un autre. Ainsi les autres suent dans leur cabinet pour montrer aux savants qu’ils ont résolu
une question d’algèbre qu’on n’aurait pu trouver jusqu’ici. Et tant d’autres s’exposent aux derniers périls pour
se vanter ensuite d’une place qu’ils auront prise, aussi sottement à mon gré. Et enfin les autres se tuent pour
remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu’ils les
savent, et ceux-là sont les plus sots de la bande, puisqu’ils le sont avec connaissance, au lieu qu’on peut
penser des autres qu’ils ne le seraient plus s’ils avaient cette connaissance.

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Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les matins
l’argent qu’il peut gagner chaque jour, à la charge qu’il ne joue point, vous le rendez malheureux. On dira
peut-être que c’est qu’il recherche l’amusement du jeu et non pas le gain. Faites-le donc jouer pour rien, il ne
s’y échauffera pas et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il recherche, un amusement
languissant et sans passion l’ennuiera, il faut qu’il s’y échauffe et qu’il se pipe lui-même en s’imaginant qu’il
serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu’il se
forme un sujet de passion et qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte pour l’objet qu’il s’est formé,
comme les enfants qui s’effraient du visage qu’ils ont barbouillé.

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D’où vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique et qui accablé de procès et de
querelles était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas, il est tout occupé à
voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Il n’en faut
pas davantage. L’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit, si on peut gagner sur lui de le faire entrer en
quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là. Et l’homme, quelque heureux qu’il soit, s’il
n’est diverti et occupé par quelque passion ou quelque amusement qui empêche l’ennui de se répandre,
sera bientôt chagrin et malheureux. Sans divertissement il n’y a point de joie. Avec le divertissement il n’y a
point de tristesse. Et c’est aussi ce qui forme le bonheur des personnes de grande condition qu’ils ont un
nombre de personnes qui les divertissent, et qu’ils ont le pouvoir de se maintenir en cet état.

Prenez-y garde, qu’est-ce autre chose d’être surintendant, chancelier, premier président, sinon d’être en
une condition où l’on a le matin un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour ne leur laisser pas
une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes ? Et quand ils sont dans la disgrâce et qu’on
les renvoie à leurs maisons des champs, où ils ne manquent ni de biens, ni de domestiques pour les assister
dans leur besoin, ils ne laissent pas d’être misérables et abandonnés, parce que personne ne les empêche
de songer à eux.

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Le divertissement est une chose si nécessaire aux gens du monde qu’ils sont misérables sans cela.
Tantôt un accident leur arrive, tantôt ils pensent à ceux qui leur peuvent arriver, ou même quand ils n’y
penseraient pas et qu’ils n’auraient aucun sujet de chagrin, l’ennui de son autorité privée ne laisse pas de
sortir du fonds du coeur où il a une racine naturelle et remplir tout l’esprit de son venin.

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Le conseil qu’on donnait à Pyrrhus de prendre le repos qu’il allait chercher par tant de fatigues, recevait
bien des difficultés.

Dire à un homme qu’il soit en repos, c’est lui dire qu’il vive heureux. C’est lui conseiller d’avoir une
condition toute heureuse et laquelle puisse considérer à loisir, sans y trouver sujet d’affliction.
Aussi les hommes qui sentent naturellement leur condition n’évitent rien tant que le repos, il n’y a rien
qu’ils ne fassent pour chercher le trouble.

Ainsi on se prend mal pour les blâmer ; leur faute n’est pas en ce qu’ils cherchent le tumulte. S’ils ne le
cherchaient que comme un divertissement, mais le mal est qu’ils le recherchent comme si la possession des
choses qu’ils recherchent les devait rendre véritablement heureux, et c’est en quoi on a raison d’accuser leur
recherche de vanité de sorte qu’en tout cela et ceux qui blâment et ceux qui sont blâmés n’entendent la
véritable nature de l’homme.

.........................

La vanité : le plaisir de la montrer aux autres.

.........................

Ce grand fragment plus étendu que les autres, présente la théorie d’ensemble du divertissement,
construite selon une méthode argumentative qui relève du modèle de la raison des effets.

Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de
n’y point penser (Divertissement 2 - Laf. 133, Sel. 166). Le divertissement est lié à plusieurs concepts
pascaliens : la misère, car c’est pour l’oublier qu’on se divertit ; la vanité, parce qu’il n’y a pas pire preuve de
vanité que ce remède aux maux humains ; le souverain bien, car c’est l’ignorance de son vrai bien qui
pousse l’homme à la poursuite de biens illusoires. Enfin il est lié à l’Apologie même, puisque c’est l’obstacle
majeur que Pascal doit vaincre pour amener son lecteur à la recherche. Rien de surprenant à ce qu’il
apparaisse en plusieurs endroits du plan de l’Apologie.

Le divertissement a une double origine. Il rappelle la diversion de Montaigne, qui consiste à savoir détourner
la pensée des maux dont l’on souffre pour mieux les supporter ; mais il s’inspire aussi de l’idée
augustinienne que l’homme est capable d’écarter sa pensée de sa fin dernière et de Dieu. Pascal y ajoute
sa propre marque par la manière dont le développement dialectique en révèle progressivement la
signification cachée.

Le divertissement est d’abord considéré du point de vue du moraliste. Pascal part d’un constat de
disproportion : dans le foisonnement des activités humaines, chasse, guerre, affaires, il n’y a pas de
commune mesure entre l’objet poursuivi et l’ardeur qu’on met à le poursuivre, malgré les maux et les
déceptions inévitables. Le philosophe voit là une marque de vanité : Tout le malheur des hommes vient
d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Mais cette
première étape, qui correspond à peu près au jugement d’un stoïcien, est superficielle et insuffisante : elle
est moralisante au mauvais sens du terme, car elle s’arrête aux effets sans parvenir à leur raison. Passant à
un point de vue plus compréhensif, Pascal observe que l’origine de cette agitation consiste dans le
malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler
lorsque nous y pensons de près. Cette hypothèse, il la confirme à la manière des physiciens par une série
d’expériences fondées sur l’observation de la réalité sociale, et par une démarche d’ensemble qui rappelle
celle de la raison des effets. La première étape prouve la nécessité du divertissement : elle est faite sur un
cas qui résume tous les autres. Un roi devrait en théorie avoir l’esprit content de contempler la gloire
majestueuse qui l’environne ; mais si nous faisons en pensée l’épreuve de le laisser seul penser à soi
sans ses amusements ordinaires, danse, jeu, agitation de sa cour, il tombera par nécessité dans les vues
qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont
inévitables » ; donc « un roi sans divertissement est un homme plein de misères. La démonstration
vaut a fortiori pour les autres cas de la condition humaine et de la vie ordinaire, où les effets du
divertissement sont moins visibles, mais non moins réels. En découle une autre conclusion : le
divertissement n’est pas si vain qu’il semble, il a pour fonction de rendre l’homme heureux en lui faisant
oublier sa misère naturelle.

Une expérience plus complexe détermine la nature du divertissement. Imaginons un joueur auquel nous
enlevons d’abord le droit de jouer en lui accordant l’argent équivalent à son gain éventuel : Vous le rendez
malheureux. Supprimons ensuite le gain en le laissant jouer : la partie ne l’intéressera plus. Donc le gain et
le suspens sont nécessaires ensemble au divertissement. On comprend le phénomène plus finement :
l’homme ne veut pas effectivement l’objet qu’il poursuit, mais un objet à la limite quelconque pour pouvoir
s’obnubiler dans une poursuite qui lui fasse oublier sa misère.

Une troisième expérience introduit un facteur nouveau : le temps. Soit un homme accablé de procès ; on lui
fait chasser le sanglier quelques heures : Le voilà heureux pendant ce temps-là. Donc le bonheur assuré
par le divertissement est limité au temps qu’il dure. Il doit donc être toujours renouvelé pour rester efficace,
quitte à changer constamment d’objet, dans un cycle sans issue. C’est ainsi qu’on fait les carrières
politiques.

Le jugement de Pascal sur la valeur du divertissement varie avec le point de vue. Si l’on admet avec l’athée
qu’il n’y a pas d’issue à la misère de l’homme, le divertissement se justifie en disant qu’à des maux
inévitables, il n’est pas absurde de chercher pour dérivatif une occupation violente et impétueuse : c’est la
solution du désespoir. En fait, dit Pascal, les athées ne répondent pas cela, parce qu’ils ne se
connaissent pas eux-mêmes et sont dupes de leur propre divertissement. Du point de vue chrétien, loin
d’être un remède à la misère, le divertissement en est un comble, puisqu’il y ajoute l’illusion qu’on peut lui
échapper par d’aussi pitoyables expédients. C’est surtout une misère tragique, qui nous fait coopérer de
toutes nos forces à notre propre malheur : Nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons
mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir (Commencement 16 - Laf. 166, Sel. 198).

À la recherche inauthentique du divertissement, Pascal propose d’en substituer une qui regarde en face la
misère de l’homme.

Analyse détaillée...
Fragments connexes

Ordre 8 (Laf. 10, Sel. 44). Les misères de la vie humaine ont frondé tout cela. Comme ils ont vu cela ils
ont pris le divertissement.
Vanité 23 (Laf. 36, Sel. 70). Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la
voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de
l’avenir.
Mais ôtez leur divertissement vous les verrez se sécher d’ennui. Ils sentent alors leur néant sans le
connaître, car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable, aussitôt qu’on est
réduit à se considérer, et à n’en être point diverti.
Misère 19 (Laf. 70, Sel. 104). Si notre condition était véritablement heureuse il ne faudrait pas nous
divertir d’y penser.
Raisons des effets 19 (Laf. 101, Sel. 134) . Le peuple a les opinions très saines. Par exemple :
1. D’avoir choisi le divertissement, et la chasse plutôt que la prise. Les demi-savants s’en moquent et
triomphent à montrer là-dessus la folie du monde. Mais par une raison qu’ils ne pénètrent pas on a
raison. […]
4. Travailler pour l’incertain, aller sur la mer, passer sur une planche.
Divertissement 1 (Laf. 132, Sel. 165). Si l’homme était heureux il le serait d’autant plus qu’il serait moins
diverti comme les Saints et Dieu.
Oui, mais n’est-ce pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le divertissement, non car il vient
d’ailleurs et de dehors et ainsi il est dépendant et partant sujet à être troublé par mille accidents qui font
les afflictions inévitables.
Divertissement 2 (Laf. 133-134, Sel. 166). Divertissement. Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la
misère, l’ignorance, ils se sont avisés pour se rendre heureux de n’y point penser.
Nonobstant ces misères il veut être heureux et ne veut être qu’heureux, et ne peut ne vouloir pas l’être.
Mais comment s’y prendra-t-il. Il faudrait pour bien faire qu’il se rendît immortel, mais ne le pouvant il
s’est avisé de s’empêcher d’y penser.
Divertissement 7 (Laf. 139, Sel. 171). Divertissement. On charge les hommes dès l’enfance du soin de
leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis, on les accable
d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être
heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune, et celles de leurs amis soient en bon état et
qu’une seule chose qui manque les rendra malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires
qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà direz-vous une étrange manière de les rendre heureux,
que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Comment, ce qu’on pourrait faire, il ne
faudrait que leur ôter tous ces soins, car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils
viennent, où ils vont, et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c’est pourquoi après leur
avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se
divertir, et jouer, et s’occuper toujours tout entiers.
Philosophes 5 (Laf. 143, Sel. 176). Philosophes.
Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au-dehors.
Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur hors de nous. Nos passions nous poussent
au-dehors, quand même les objets ne s’offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent
d’eux-mêmes et nous appellent quand même nous n’y pensons pas. Et ainsi les philosophes ont beau
dire : rentrez-vous en vous-mêmes, vous y trouverez votre bien ; on ne les croit pas et ceux qui les
croient sont les plus vides et les plus sots.
Commencement 16 (Laf. 166, Sel. 198). Nous courons sans souci dans le précipice après que nous
avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir.
Dossier de travail (Laf. 395, Sel. 14). Quand nous voulons penser à Dieu n’y a-t-il rien qui nous détourne,
nous tente de penser ailleurs ; tout cela est mauvais et né avec nous.
Dossier de travail (Laf. 414, Sel. 33). Misère. La seule chose qui nous console de nos misères est le
divertissement. Et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche
principalement de songer à nous et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans
l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement
nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort.
Dossier de travail (Laf. 415, Sel. 34). Agitation. Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a ou un
laboureur etc. qu’on les mette sans rien faire.
Preuves par discours II (Laf. 428, Sel. 682). Il n’y a rien de plus visible que cela et qu’ainsi, selon les
principes de la raison, la conduite des hommes est tout à fait déraisonnable, s’ils ne prennent une autre
voie. Que l’on juge donc là-dessus de ceux qui vivent sans songer à cette dernière fin de la vie, qui se
laissant conduire à leurs inclinations et à leurs plaisirs sans réflexion et sans inquiétude, et, comme s’ils
pouvaient anéantir l’éternité en en détournant leur pensée, ne pensent à se rendre heureux que dans cet
instant seulement.
Preuves par les Juifs VI (Laf. 478, Sel. 713). Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit
de les comprendre sous le divertissement.
Pensées diverses (Laf. 522, Sel. 453). Cet homme si affligé de la mort de sa femme et de son fils unique,
qui a cette grande querelle qui le tourmente, d’où vient qu’à ce moment il n’est point triste et qu’on le voit
si exempt de toutes ces pensées pénibles et inquiétantes ? Il ne faut pas s’en étonner. On vient de lui
servir une balle et il faut qu’il la rejette à son compagnon. Il est occupé à la prendre à la chute du toit pour
gagner une chasse. Comment voulez-vous qu’il pense à ses affaires ayant cette autre affaire à manier ?
Voilà un soin digne d’occuper cette grande âme et de lui ôter toute autre pensée de l’esprit. Cet homme
né pour connaître l’univers, pour juger de toutes choses, pour régler tout un État, le voilà occupé et tout
rempli du soin de prendre un lièvre. Et s’il ne s’abaisse à cela et veuille toujours être tendu il n’en sera
que plus sot, parce qu’il voudra s’élever au-dessus de l’humanité et il n’est qu’un homme au bout du
compte, c’est-à-dire capable de peu et de beaucoup, de tout et de rien. Il n’est ni ange ni bête, mais
homme. (Fragment barré.)
Pensées diverses (Laf. 523, Sel. 453). Une seule pensée nous occupe ; nous ne pouvons penser à deux
choses à la fois, dont bien nous prend, selon le monde non selon Dieu. (Fragment barré).
Pensées diverses (Laf. 622, Sel. 515). Ennui. Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un
plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application.
Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide.
Incontinent il sortira du fond de son âme, l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir.
Pensées diverses (Laf. 687, Sel. 576). J’avais passé longtemps dans l’étude des sciences abstraites et le
peu de communication qu’on en peut avoir m’en avait dégoûté. Quand j’ai commencé l’étude de l’homme,
j’ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas propres à l’homme, et que je m’égarais plus de ma
condition en y pénétrant que les autres en l’ignorant. J’ai pardonné aux autres d’y peu savoir, mais j’ai cru
trouver au moins bien des compagnons en l’étude de l’homme et que c’est la vraie étude qui lui est
propre. J’ai été trompé. Il y en a encore moins qui l’étudient que la géométrie. Ce n’est que manque de
savoir étudier cela qu’on cherche le reste. Mais n’est-ce pas que ce n’est pas encore là la science que
l’homme doit avoir, et qu’il lui est meilleur de s’ignorer pour être heureux.
Pensées diverses (Laf. 779, Sel. 643). Les enfants qui s’effrayent du visage qu’ils ont barbouillé. Ce sont
des enfants ; mais le moyen que ce qui est si faible étant enfant soit bien fort étant plus âgé ! on ne fait
que changer de fantaisie. Tout ce qui se perfectionne par progrès périt aussi par progrès. Tout ce qui a
été faible ne peut jamais être absolument fort. On a beau dire : il est crû, il est changé, il est aussi le
même.
Miracles III (Laf. 879, Sel. 442). Hommes naturellement couvreurs et de toutes vacations, hormis en
chambre.

✧ Éclaircissements

Bibliographie

Analyse du texte de RO 139 : Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des
hommes,...
Analyse du texte de RO 210 (+++) : De là vient que le jeu et la conversation des femmes,...
Analyse du texte de RO 209 (A) : Et ainsi, quand on leur reproche que ce qu’ils recherchent avec tant
d’ardeur ne saurait les satisfaire,...
Analyse du texte de RO 217-2 (B et D) et 133 (B et C) : Ainsi l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait
même sans aucune cause d’ennui,...

Divertissement.

♦ Définition et notion du divertissement

Le mot divertissement ne doit pas être entendu, chez Pascal, au seul sens moderne d’amusement ou
d’activité de distraction amusante. Voir, sur l’évolution générale du mot au cours du XVIIe siècle, Bluche
François (dir.), Dictionnaire du grand siècle, article Divertissement, p. 484-485 : le mot a souvent, au
XVIIe siècle, le sens de détournement : on divertit un homme de sa voie. Chez Pascal, le mot prend un
sens pour ainsi dire technique : le divertissement consiste à détourner son esprit des vues pénibles
qu’impose le spectacle de la condition humaine, sujette aux maladies et à la mort.

Magnard Pierre, Le vocabulaire de Pascal, Paris, Ellipses, 2001, p. 15 sq.

Ce terme est explicitement destiné à servir de concept subsumant une importante classe d’activités, très
diverses, pour éviter de se perdre dans l’étude des propriétés particulières. Voir Preuves par les Juifs VI
(Laf. 478, Sel. 713). Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les comprendre sous le
divertissement.

La réponse que fait à Voltaire Boullier David Renaud, Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de
Pascal par M. Voltaire, § XXIII-XXXVII, p. 78, est donc à la fois exacte et insuffisante : selon lui, Pascal
appelle divertissement ce que le monde désigne par ce mot : « il parle de ceux auxquels le monde donne ce
nom. Il parle des grandes dissipations, des plaisirs d’état qui ébranlent l’âme, de ceux dont les mondains ne
peuvent se passer, et dont la privation les plonge dans l’ennui ». En fait, s’il est vrai que les activités sociales
de distraction entrent bien dans la catégorie pascalienne du divertissement, on ne peut restreindre la notion
pascalienne à ce seul domaine. Dans son esprit, le divertissement concerne non seulement les « grandes
dissipations », mais aussi les activités comme celles du soldat et du laboureur : Dossier de travail (Laf. 415,
Sel. 34). Agitation. Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a ou un laboureur etc. qu’on les mette sans
rien faire..

Pascal a trouvé l’idée initiale du divertissement dans les Essais de Montaigne. Voir Mesnard Jean, Les
Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 220 : Le point de départ de la réflexion de Pascal
se trouve dans Montaigne, Essais, III, 4, De la diversion.

Mesnard Jean, “De la diversion au divertissement”, dans La culture du XVIIe siècle, Enquêtes et synthèses,
Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 67-73. Le mot de divertissement, au sens de action de
détourner ou de se détourner, n’est plus guère employé au XVIIe siècle ; c’est un archaïsme : p. 68. Pascal
trouve chez Montaigne le terme de diversion, pour désigner le détournement de l’attention, notamment de la
souffrance et de la perspective de la mort. Exemples de la diversion chez Montaigne : p. 69.

La différence entre Montaigne et Pascal sur cette notion, c’est que le premier semble vouloir élargir
d’extension du mot diversion. Selon Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La Logique, I, VI, p. 59, et II, XVII, on
appelle « étendue de l’idée les sujets à qui cette idée convient, ce qu’on appelle aussi les inférieurs d’un
terme général, qui à leur égard est appelé supérieur, comme l’idée du triangle en général s’étend à toutes
les diverses espèces de triangle ». Autrement dit, Montaigne cherche à envisager la plus grande variété de
cas particuliers possibles, pour saisir l’homme dans sa réalité changeante.

Chez Pascal en revanche la notion de divertissement est plus abstraite et plus générale. En témoigne le
fragment Preuves par les Juifs VI (Laf. 478, Sel. 713) : Sans examiner toutes les occupations particulières, il
suffit de les comprendre sous le divertissement. Examiner toutes les occupations particulières, c’est ce que
fait Montaigne. Pascal, lui entend comprendre cette variété sous une seule notion : il cherche à étendre la
compréhension du mot divertissement : la Logique de Port-Royal « appelle compréhension de l’idée les
attributs qu’elle enferme en soi, et qu’on ne lui peut ôter sans la détruire, comme la compréhension de l’idée
du triangle enferme extension, figure, trois lignes, trois angles, et l’égalité de ces trois angles à deux droit ».
Il tente d’opérer l’unification des différents caractères du divertissement : celui-ci devient la tendance
profonde de l’homme à échapper de sa misère, et à lui-même. L’idée est systématisée, approfondie en
fonction des deux problèmes de l’action et du bonheur : p. 71.

La divergence tient donc au fait que Montaigne s’attache aux formes multiples de la diversion, alors que
Pascal fait un effort d’unification, de systématisation et d’approfondissement.

D’autre part, les deux auteurs diffèrent par leur manière d’évaluer le divertissement. Ils s’accordent pour
reconnaître en l’homme la même tendance à se divertir. Mais chez Montaigne, la diversion est envisagée
favorablement, comme quelque chose qui permet de détourner l’esprit de la douleur, et d’éviter de souffrir
davantage en pensant à son mal. Montaigne s’en accommode fort bien, à tel point qu’il érige la diversion en
méthode pour échapper à la crainte de la mort, ce qui en fait une thérapeutique utile. Pascal en revanche y
voit une activité foncièrement inauthentique, qui revient à fermer les yeux devant une réalité déplaisante. Il
pense que la tendance au divertissement est trop profonde à ses yeux pour être supprimée, parce qu’elle
résulte de la corruption de la nature par le péché. Il admet aussi que le divertissement peut apparaître
comme une tentative de trouver un remède au sentiment d’un malheur essentiel, inhérent à la nature de
l’homme : voir Divertissement 6 (Laf. 138, Sel. 170) : Divertissement. La mort est plus aisée à supporter
sans y penser que la pensée de la mort sans péril. Mais il ne peut admettre des concessions à la faiblesse
humaine : le seul effort qu’elle exige est celui qui permettrait de la surmonter. Le divertissement apporte un
moment de bonheur en faisant oublier la misère de la condition humaine, mais il ne supprime pas cette
misère, et son caractère provisoire condamne l’homme à retomber dans l’ennui dès qu’il vient à manquer.

L’idée du divertissement fait partie des notions qui subissent un approfondissement et un développement à
mesure que le lecteur avance dans les Pensées.

Au stade de la liasse Divertissement, ce concept est principalement envisagé dans une perspective
purement naturelle : le divertissement est présenté comme une attitude psychologique et sociale qui
consiste à détourner le regard de la misère naturelle de l’homme, indépendamment de tout aspect religieux
et théologique : Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés pour se
rendre heureux de n’y point penser. (Divertissement 2 - Laf. 133, Sel. 166). C’est pourquoi le divertissement
est lié à plusieurs concepts pascaliens qui sont apparus dans les premières liasses des papiers classés : la
misère, car c’est pour l’oublier qu’on se divertit ; la vanité, parce qu’il n’y a pas pire preuve de vanité que ce
remède aux maux humains ; le souverain bien, car c’est son ignorance qui pousse l’homme à la poursuite de
biens illusoires.

Mais ce concept est aussi lié à l’Apologie dans son ensemble, puisque c’est l’obstacle majeur que Pascal
doit vaincre pour amener son lecteur à la recherche. Il fait partie de ces notions qui dévoilent
progressivement, au fur et à mesure que l’argumentation se développe, des implications nouvelles, qui
n’étaient pas nécessairement présentes dans les définitions initiales, et qui s’enrichissent progressivement
par approfondissement. Le divertissement réapparaît donc par la suite, mais avec une signification nouvelle :
à partir du moment où la religion chrétienne est prise en considération, la doctrine du divertissement acquiert
une dimension religieuse.

Philippe Sellier a bien analysé cet aspect du divertissement, qu’il a rapproché de la théologie de saint
Augustin.

Du point de vue théologique, le divertissement peut être considéré non seulement comme une forme de
diversion, mais comme ce qu’Augustin appelle aversion. Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin,
Paris, Colin, 1970, p. 163 sq. : aversio, conversio, divertissement. La vie du chrétien consiste dans l’attention
à Dieu : p. 164. Le péché consiste à se détourner de Dieu : le divertissement n’est donc pas seulement une
manière de détourner les yeux de la misère humaine et de la mort, c’est aussi et surtout une forme mineure
de l’aversio mentis a Deo, que saint Augustin évoque dans les Confessions, X, 35. Saint Augustin s’est
principalement concentré sur l’aversio-conversio dans une perspective immédiatement religieuse : « C’est
en théologien surtout qu’il s’adresse à ses lecteurs ou auditeurs. Il est tout de suite question de Dieu, de
l’éternité, comme de réalités dont on ne saurait douter sérieusement : dès lors le divertissement est un oubli
de Dieu, dû à la faiblesse qui nous vient du péché originel, et à une mauvaise disposition de la volonté ».
Pascal est obligé d’envisager d’abord le divertissement comme réalité purement humaine. Car « au XVIIe
siècle, l’incroyance gagne. Nous ne voyons rien, répètent les interlocuteurs de Pascal. Aussi ce dernier,
même s’il reprend souvent la perspective et les termes mêmes de son prédécesseur, a-t-il dans une certaine
mesure laïcisé la théorie. Il s’adresse à un athée. Il parlera donc souvent moins de Dieu que de la condition
humaine, et le leitmotiv de l’Apologie est bien exprimé par cette pensée lapidaire : Si notre condition était
véritablement heureuse il ne faudrait pas nous divertir d’y penser. (Misère 19 - Laf. 70, Sel. 104). Notre
condition, c’est l’ignorance, le temps qui fuit, la maladie, la mort : Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la
misère, l’ignorance, ils se sont avisés pour se rendre heureux de n’y point penser. (Divertissement 2 -
Laf. 133-134, Sel. 166). Mais cette laïcisation ne doit pas nous empêcher de voir à quel point l’apologiste est
resté proche de son maître, qu’il rejoint dès qu’il est parvenu à élever le lecteur à un point de vue religieux.

D’abord, il considérera d’une manière nouvelle l’aptitude de certains incroyants de refuser de se soucier de
leur propre destinée et de leur souverain bien.

Dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681), il stigmatise l’inconscience de ceux qui
demeurent volontairement dans l’ignorance de leur condition, et refusent de faire le moindre effort pour en
sortir. Il souligne qu’une telle attitude est non seulement contraire à l’honnêteté, mais qu’elle pourrait fournir
un excellent argument en faveur de la religion chrétienne : Qui souhaiterait d’avoir pour ami un homme qui
discourt de cette manière ? qui le choisirait entre les autres pour lui communiquer ses affaires ? qui aurait
recours à lui dans ses afflictions ? et enfin à quel usage de la vie on le pourrait destiner ? En vérité, il est
glorieux à la religion d’avoir pour ennemis des hommes si déraisonnables ; et leur opposition lui est si peu
dangereuse, qu’elle sert au contraire à l’établissement de ses vérités. Car la foi chrétienne ne va presque
qu’à établir ces deux choses : la corruption de la nature, et la rédemption de Jésus-Christ. Or, je soutiens
que s’ils ne servent pas à montrer la vérité de la rédemption par la sainteté de leurs mœurs, ils servent au
moins admirablement à montrer la corruption de la nature, par des sentiments si dénaturés. Et plus bas :
Rien n’est si important à l’homme que son état ; rien ne lui est si redoutable que l’éternité. Et ainsi, qu’il se
trouve des hommes indifférents à la perte de leur être et au péril d’une éternité de misères, cela n’est point
naturel. Ils sont tout autres à l’égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu’aux plus légères, ils les
prévoient, ils les sentent ; et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le
désespoir pour la perte d’une charge ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c’est celui-là même
qui sait qu’il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion. C’est une chose monstrueuse de
voir dans un même cœur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange
insensibilité pour les plus grandes.

De ce point de vue, le divertissement est l’une des faces de la concupiscence ; c’est elle qui détourne de
Dieu. C’est pourquoi Pascal voit dans « cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange
insensibilité pour les plus grandes […] un enchantement incompréhensible et un assoupissement
surnaturel, qui marque une force route puissante qui le cause ; elle prouve à ses yeux « la corruption de la
nature ». Le divertissement est donc une des suites du péché originel et de la royauté de la
concupiscence » : p. 166-167. Il n’est possible qu’à cause du pouvoir de la volonté qui détourne l’intelligence
de considérer ce qui lui déplaît. À la base du divertissement, on trouve la mauvaise foi. C’est pourquoi
l’homme est coupable, responsable de cette aversio, aussi bien chez Pascal que chez Augustin.

Pour approfondir…

♦ Le divertissement, preuve de la misère de l’homme

De la connaissance de soi-même, ch. I., Nicole part de l’idée que les hommes ne cherchent pas à se
connaître, car cela leur est odieux. Il concilie cette volonté d’oubli avec la tendance de l’amour propre à se
regarder en tout, chap. II.

Boullier, Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, § XXIII-XXXVII, p. 75. De
même que le régime prescrit à un malade prouve sa mauvaise santé. Ce n’est pas être heureux que de
pouvoir être réjoui par le divertissement : p. 75.

Voir le complément de l’édition de 1670, XXVI, 4 (dans Divertissement 2) : « c’est tout ce qu’ils ont pu
inventer pour se consoler de tant de maux. Mais c’est une consolation bien misérable, puisqu’elle va non
pas à guérir le mal, mais à le cacher simplement pour un peu de temps, et qu’en le cachant elle fait qu’on ne
pense pas à le guérir véritablement. Ainsi, par un étrange renversement de la nature de l’homme, il se
trouve que l’ennui, qui est son mal le plus sensible, est en quelque sorte son plus grand bien, parce qu’il
peut contribuer plus que toutes choses à lui faire chercher sa véritable guérison, et que le divertissement
qu’il regarde comme son plus grand bien, est en effet son plus grand mal, parce qu’il l’éloigne plus que toute
chose de chercher le remède à ses maux. Et l’un et l’autre sont une preuve admirable de la misère et de la
corruption de l’homme, et en même temps de sa grandeur ; puisque l’homme ne s’ennuie de tout, et ne
cherche cette multitude d’occupations, que parce qu’il a l’idée du bonheur qu’il a perdu : lequel, ne trouvant
point en soi, il le cherche inutilement dans les choses extérieures, sans se pouvoir jamais contenter, parce
qu’il n’est ni dans nous, ni dans les créatures, mais en Dieu seul ».

La théorie pascalienne du divertissement peut être rapprochée de certains thèmes des philosophies de
l’Antiquité.

♦ Aspect épicurien de l’argument du divertissement

Lucrèce, De natura rerum, III, tr. Ernout, p. 142-143. « Si les hommes pouvaient, de même qu’ils semblent
sentir au fond de leur cœur le poids dont la douleur les accable, apprendre à connaître d’où vient le mal, et
pourquoi ce lourd fardeau de misère séjourne dans leur cœur, ils ne vivraient pas comme nous les voyons
pour la plupart, ignorant ce qu’ils veulent l’un et l’autre, et cherchant sans cesse à changer de place, comme
s’ils pouvaient ainsi jeter bas leur charge. »

♦ Aspect stoïcien de l’argument du divertissement

L’argument de Pascal est un argument anti-stoïque qui part d’un principe stoïcien ; voir Du Vair, Philosophie
morale des Stoïques, éd. Michaux, Paris, Vrin, 1946, p. 66-67. La nature ne peut avoir créé l’homme de telle
sorte que son bien dépende seulement d’autrui, mais de « tant de choses » qu’il ne peut les espérer trouver
toutes favorables, et « qu’il soit là perpétuellement béant, comme Tantale après les eaux ». Il faut que
l’homme puisse se suffire à lui-même. Pascal répond que si : c’est le propre de l’homme de chercher du
divertissement. Le bonheur dépend toujours de ce qui ne dépend pas de nous.
♦ Structure du fragment Divertissement : argumentation et raisons des effets

Sur le divertissement et le renversement du pour au contre, voir Mesnard Jean, “Pascal ou la maîtrise de
l’esprit”, Bulletin de la Société française de philosophie, n° 3, 2008, p. 1-38. Voir p. 27 sq., sur le
raisonnement par induction chez Pascal.

Voir aussi Mesnard Jean, “Logique et sémiotique dans le modèle de la Raison des effets”, Courrier du
Centre International Blaise Pascal, n° 20, 1998, p. 16-30. Voir p. 23-24, l’application du modèle de la raison
des effets à ce passage, par lequel un seul et même esprit est à l’œuvre dans une suite de points de vue
qui, eux, sont différents, ce qui donne son unité au texte, tout en ménageant une progression dans la
démonstration et l’approfondissement de l’idée de divertissement.

Mesnard Jean, “L’exemple dans les Pensées de Pascal”, in Poétique de la pensée, Études sur l’âge
classique et le siècle philosophique, En hommage à Jean Dagen, Paris, Champion, 2006, p. 569-585. Voir,
sur l’exemple traité en preuve, p. 582. Cas où des rapports de différence ou de contrariété dans le
raisonnement se trouvent dans le raisonnement par l’exemple : cas de renversement : la première
explication débouche sur un exemple, mais elle est contredite par l’exemple même, car l’homme au repos
dans une chambre sera nécessairement dans l’état de plus malheureux ; il faut donc passer de la cause à
l’effet.

Le texte est construit sur un renversement du pour au contre en trois étapes.

Étape préliminaire, qui n’est pas développée dans la théorie, mais qui fait l’objet d’un constat préliminaire :
l’attitude du peuple qui recherche le divertissement sans se poser de question.

Première étape : l’opinion des demi-habiles, qui blâment le divertissement, croyant qu’il suffit de demeurer
en repos dans une chambre pour être heureux.

Deuxième étape : l’opinion des habiles, qui trouvent le divertissement bien fondé pour oublier la condition
mortelle de l’homme.

Troisième étape : l’opinion des véritables habiles, qui constatent que le divertissement détourne de la
recherche de la vérité, et laisse l’homme dépourvu au moment du malheur. À première vue, ce point de vue
ressemble à celui du chrétien.

Il ne semble pas y avoir de place pour les dévots.

Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les
peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions,
d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient
d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez
de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au
siège d’une place. On n’achète une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne
bouger de la ville. Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne
peut demeurer chez soi avec plaisir. Etc.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 213 sq.

Quoi que l’on attribue souvent ce jugement à Pascal lui-même, et qu’il soit souvent cité comme tel, il faut
bien voir qu’il ne représente que la première étape d’une gradation, et une position qui va être dépassée dès
les lignes qui suivent. Cette première étape du raisonnement correspond, dans le modèle du fragment
Raisons des effets 9 (Laf. 90, Sel. 124), au point de vue du demi-habile, qui dénigre l’attitude ordinaire du
monde, mais sans saisir la raison qui la fonde.

La réfutation de ce jugement est donnée d’avance dans le fragment Raisons des effets 19 (Laf. 101, Sel.
134), où l’on retrouve non seulement le divertissement, mais l’exemple du voyage sur mer :
Le peuple a les opinions très saines. Par exemple :
1. D’avoir choisi le divertissement, et la chasse plutôt que la prise. Les demi-savants s’en moquent et
triomphent à montrer là-dessus la folie du monde. Mais par une raison qu’ils ne pénètrent pas on a
raison.
[…] 4. Travailler pour l’incertain, aller sur la mer, passer sur une planche.

Le fragment Miracles III (Laf. 879, Sel. 442) constate de facto que personne ne demeure dans son logis,
comme le recommande le demi-habile : Hommes naturellement couvreurs et de toutes vacations, hormis en
chambre.

On trouve dans ce paragraphe un bon exemple de situation où le manque de certains principes conduit à
l’erreur, même lorsque les principes dont on tient compte sont véritables. L’explication par l’incapacité de
demeurer en chambre n’est pas fausse : elle est incomplète, et dans cette mesure peut conduire à des
conclusions erronées, ou à des remèdes inefficaces : selon Géométrie-Finesse II (Laf. 512, Sel. 670),
l’omission d’un principe mène à l’erreur. Car il est vrai que le malheur de l’homme vient de ce qu’il ne reste
pas chez lui, mais il faut ajouter que s’il ne le fait pas, c’est qu’il en est incapable, pour la raison que Pascal
va expliquer plus bas : demeurer seul avec soi-même conduit à prendre conscience de sa condition mortelle
et de sa misère. Mais si l’on s’en tient à ce seul premier principe que sortir de chez soi plonge l’homme dans
le trouble et l’anxiété, sans y ajouter le second principe, qu’il lui est insupportable de penser à sa condition
misérable, l’on doit logiquement en tirer la conclusion qu’il faut essayer de s’enfermer chez soi, et chercher
en soi-même le vrai bonheur. L’opinion du demi-habile conduit donc à recommander une conduite qui non
seulement ne remédie pas à sa misère, mais qui au contraire l’y plonge plus profondément, et qui de surcroît
s’avère intenable.

Le type du demi-habile qui croit être profond et connaître les causes, alors qu’il ne voit qu’une partie de la
vérité, c’est La Bruyère, Caractères, De l’homme, 99, éd. R. Garapon, Garnier, p. 329, qui reprend à peu
près l’idée de Pascal : « Tout notre mal vient de ne pouvoir être seuls : de là le jeu, le luxe, la dissipation, le
vin, les femmes, l’ignorance, la médisance, l’envie, l’oubli de soi-même et de Dieu ». La Bruyère entre plus
avant dans le détail des défauts de la société de son temps. Mais c’est l’interprétation du demi-habile, celle
que Pascal écarte dès le début du texte.

Pascal pense impossible la recherche du bonheur en soi-même, comme il va l’établir dans la liasse
Philosophes.

Pour approfondir…

Le siège d’une place : voir l’article Sièges du Dictionnaire du grand siècle de F. Bluche (dir.), Paris Fayard,
1990, p. 1448-1449, qui en expose les aspects techniques et les dangers.

Une charge à l’armée : la hiérarchie du commandement militaire n’est pas au XVIIe siècle organisée comme
dans l’armée moderne. La vénalité des charges d’officiers est la règle : on achetait les grandes charges,
comme celles de colonel général ou de maréchal des logis de la cavalerie. Il existe des grades vénaux et
des grades non vénaux. Il faut disposer d’une certaine fortune pour pouvoir acheter une charge d’officier : le
prix d’une compagnie était de plusieurs milliers de livres. L’encadrement est en majorité nobiliaire ; la
vénalité permet aussi à de riches bourgeois d’acheter les charges de capitaine ou de colonel. La charge était
très coûteuse : il fallait parfois avancer la solde, et payer les primes d’engagement. Il en résultait que l’on
pouvait passer d’un grade à un autre sans passer par les intermédiaires. Mais le système de la vénalité ne
garantit pas la compétence : comme le dit la Palatine, « la plupart des officiers sont de jeunes niais, des fils
des gens de robe de Paris, qui de leur vie n’ont vu un homme mort. Toutes ces charges ont été achetées.
Quand ils doivent se battre, ils prennent peur et se sauvent ». Louvois a tendance à multiplier les offices non
vénaux. Voir l’article Officiers du Dictionnaire du grand siècle de F. Bluche (dir.), Paris Fayard, 1990,
p. 1107-1108.

Le métier militaire conjugue donc deux caractères qui devraient en éloigner les hommes : il est dangereux,
et il coûte très cher.

Les divertissements des jeux : sur la réalité des jeux, voir l’article Jeu du Dictionnaire du grand siècle de F.
Bluche (dir.), Paris, Fayard, 1990, p. 792-793. Sur la pensée de Pascal sur le jeu, voir Thirouin Laurent, Le
hasard et les règles. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, Paris, Vrin, 1991.
Les conversations : ces conversations qui divertissent sont directement contraires à la « conversation
intérieure » dont parle Belin Christian, La conversation intérieure, La méditation en France au XVIIe siècle,
Paris, Champion, 2002. C’est plutôt de la conversation de loisir qui fait l’objet du livre de Génétiot Alain,
Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, qu’il faut les rapprocher.

♦ Sur l’idée que l’on peut trouver le bonheur en demeurant seul dans sa chambre

L’idée qu’il est bon de demeurer dans une chambre pour trouver la paix de l’âme et de progresser dans le
bien n’est pas une fiction. On la trouve par exemple chez Mauburnus (Jean Mombaer, c. 1460-c. 1501),
Roseteum exercitationum spiritualium et sacrarum meditationum, éd. de Bâle, 1504, titulus primus, f° V :

Mentis quietem invenire


« Qui volet finem professionis attingere
In bonis proficere
Primo est necessaria ad mentis quietem attingendam. Impossibile enim est, juxta Bern. &
Senecam figere hominem fideliter in uni animum sum qui non prius alicui loco, perseveranter
affixerit corpus suum.
2. Secundo est necessaria ad finem pfessionisque est Deo intimius adherere, ceteris abdicatis
acquirendis. Solitudo enim hoc amministrat tumultus autem, & turba conturbat.
3. Tertio ad vicia declinanda et sananda. Qui enim vult mala vitare : debet in cella manere : ibi enim
ab hostibus multis tutatur. Hinc vulgo dicitur : Cum sis in cella leviter vincis tria bella. Currens
exterius tribus istis decipieris. »

Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en
découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre
condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 222 sq. Exemple de
raisonnement par raisons des effets : Pascal distingue le peuple, dont les agitations, avec tous leurs
aspects fâcheux et leurs conséquences, querelles, dangers, passions, guerres, risque de mort. Le
second degré est celui des philosophes demi-savants qui enregistrent le contraste entre le besoin
d’agitation des hommes et les malheurs qu’ils vont courir. La conclusion qu’il vaudrait mieux rester en
repos dans sa chambre est la concussion du demi-habile. Le troisième degré est celui qui permet de
saisir que la solution de l’isolement dans une chambre conduit l’homme au comble des malheurs, qui est
de prendre conscience de sa misère, et qui remonte à la raison : l’homme qui prend conscience de sa
condition tombe dans l’ennui et le désespoir. Pascal conclut que c’est pour y échapper qu’il se divertit,
c’est-à-dire qu’il cherche à sortir de lui-même.

Sur la distinction entre cause et raison, voir Raisons des effets. Noter que la cause n’est pas récusée : la
cause de l’agitation des hommes est bien le fait qu’ils ne savent pas demeurer seuls dans une chambre.
Mais cette cause n’explique rien : dire que l’homme est hors de chez lui parce qu’il ne peut pas rester dans
sa maison ne renseigne en rien sur les motifs profonds de cette impossibilité.

Mesnard Jean, “Pascal ou la maîtrise de l’esprit”, Bulletin de la Société française de philosophie, n° 3, 2008,
p. 1-38. Voir p. 27 sq.

Laf. 622, Sel. 515. Ennui. Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans
passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son
insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme, l’ennui, la
noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir.

La méthode de Pascal dans son analyse du divertissement, telle que la présente ce début, suppose qu’il
exclut la condamnation brutale et unilatérale du divertissement : c’est le demi habile qui condamne la
conduite des hommes. Pascal, en cherchant les raisons de ces effets, se met d’abord en devoir de la
comprendre, avant de la juger. Il la présente donc dans sa cohérence, comme une réaction rationnelle,
sinon tout à fait raisonnable, à des circonstances qu’il faut expliquer : le divertissement est une manière
d’échapper au spectacle de la misère de l’homme, lorsque l’on n’a pas la possibilité de la recherche d’un
autre souverain bien. Pascal procède avec le divertissement comme avec la casuistique dans les
Provinciales : il le présente dans toute sa cohérence, jusqu’à ses conséquences dernières.

Quelque condition qu’on se figure, où l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté
est le plus beau poste du monde. Et cependant, qu’on s’en imagine accompagné de toutes les satisfactions
qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il
est, cette félicité languissante ne le soutiendra point. Il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent
des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies, qui sont inévitables. De sorte que s’il est
sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets
qui joue et qui se divertit.

Cette première expérience prouve la nécessité du divertissement : elle est faite sur un cas qui résume
tous les autres. Noter que c’est une expérience fictive, ou une expérience de pensée, inspirée des
travaux sur le vide (voir, sur ces expériences imaginaires OC II, éd. J. Mesnard, p. 494 sq., et l’article de
Koyré Alexandre, “Pascal savant”, dans Blaise Pascal, l’homme et l’œuvre, Paris, 1956, p. 270-278
(repris dans Études d’histoire de la pensée scientifique, Paris, 1966, p. 324-351).

Un roi devrait en théorie avoir l’esprit content de contempler la gloire majestueuse qui l’environne ; mais si
nous faisons en pensée l’épreuve de le laisser seul penser à soi sans ses amusements ordinaires, danse,
jeu, agitation de sa cour, il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent
arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables ; donc un roi sans divertissement est un
homme plein de misères.

Ce passage est amplifié à part dans le fragment Divertissement 7 (Laf. 137, Sel. 169).

Sur l’analogie de cette évocation avec la description d’une expérience de physique comme Pascal la
pratique, voir notre commentaire sur Divertissement 7, et Descotes Dominique, L’argumentation chez
Pascal, p. 283.

La démonstration vaut a fortiori pour les autres cas de la condition humaine et de la vie ordinaire, où les
effets du divertissement sont moins visibles, mais non moins réels. En découle une autre conclusion : le
divertissement n’est pas si vain qu’il semble, il a pour fonction de rendre l’homme heureux en lui faisant
oublier sa misère naturelle.

Pensées, éd. Havet, I, p. 55. Port-Royal supprime le roi dans ce fragment, mais donne immédiatement
ensuite le texte de Divertissement 7. Preuve sans doute qu’il y a autre chose que le souci de censure, et que
les éditeurs pensent à éviter les redites.

Fragments connexes

Vanité 26 (Laf. 39, Sel. 73). Les hommes s’occupent à suivre une balle et un lièvre : c’est le plaisir même
des rois.
Misère 19 (Laf. 70, Sel. 104). Si notre condition était véritablement heureuse il ne faudrait pas nous
divertir d’y penser.
Grandeur 13 (Laf. 117, Sel. 149). Qui se trouve malheureux de n’être pas roi, sinon un roi dépossédé ?
Trouvait-on Paul Émile malheureux de n’être pas consul ? Au contraire tout le monde trouvait qu’il était
heureux de l’avoir été, parce que sa condition n’était pas de l’être toujours. Mais on trouvait Persée si
malheureux de n’être plus roi, parce que sa condition était de l’être toujours, qu’on trouvait étrange de ce
qu’il supportait la vie. Qui se trouve malheureux de n’avoir qu’une bouche ? Et qui ne se trouverait
malheureux de n’avoir qu’un œil ? On ne s’est peut-être jamais avisé de s’affliger de n’avoir pas trois
yeux, mais on est inconsolable de n’en point avoir.
Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Quelque condition qu’on se figure, si l’on assemble tous les biens
qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde et cependant, qu’on s’en
imagine, accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher, s’il est sans divertissement et
qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est - cette félicité languissante ne le soutiendra
point - il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver et enfin
de la mort et des maladies qui sont inévitables, de sorte que, s’il est sans ce qu’on appelle
divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se
divertit.
Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). La danse, il faut bien penser où l’on mettra ses pieds.
Divertissement 7 (Laf. 139, Sel. 171). On charge les hommes dès l’enfance du soin de leur honneur, de
leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis, on les accable d’affaires, de
l’apprentissage des langues et d’exercices, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans
que leur santé, leur honneur, leur fortune, et celles de leurs amis soient en bon état et qu’une seule
chose qui manque les rendra malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font
tracasser dès la pointe du jour. Voilà direz-vous une étrange manière de les rendre heureux, que
pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Comment, ce qu’on pourrait faire, il ne faudrait
que leur ôter tous ces soins, car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où
ils vont, et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c’est pourquoi après leur avoir tant
préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, et
jouer, et s’occuper toujours tout entiers.
Dossier de travail (Laf. 415, Sel. 34). Agitation. Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a ou un
laboureur etc. qu’on les mette sans rien faire.
Pensées diverses (Laf. 522, Sel. 453). Cet homme si affligé de la mort de sa femme et de son fils unique,
qui a cette grande querelle qui le tourmente, d’où vient qu’à ce moment il n’est point triste et qu’on le voit
si exempt de toutes ces pensées pénibles et inquiétantes ? Il ne faut pas s’en étonner. On vient de lui
servir une balle et il faut qu’il la rejette à son compagnon. Il est occupé à la prendre à la chute du toit pour
gagner une chasse. Comment-voulez-vous qu’il pense à ses affaires ayant cette autre affaire à manier ?
Voilà un soin digne d’occuper cette grande âme et de lui ôter toute autre pensée de l’esprit. (texte barré)

Mots-clés : Affaires – Âme – Amusement – Bonheur – Chrétien – Commun – Compagnie – Dignité –


Divertissement – Domestique – Épreuve – Esprit – Gloire – Grandeur – Jeu – Joie – Loisir – Misère –
Pensée – Plaisirs – Preuves – Roi – Sens – Soin –
Vide.__________________________________________________________________________________
Analyse du texte de RO 217-2 (B et D) et 133 (B et C) : Ainsi l’homme est si
malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui,...

Ainsi l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui par l’état
propre de sa complexion. Et il est si vain qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la
moindre chose comme un billard et une balle qu’il pousse suffisent pour le divertir.


Sur le divertissement et l’ennui, voir

Thirouin Laurent, “Le cycle du divertissement”, Studi francesi, 143, 2004, p. 262-272.
Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 221.

D’où vient que cet homme qui a perdu son fils unique depuis peu de mois et qui est accablé de procès, de
querelles et de tant d’affaires importantes qui le rendaient tantôt si chagrin n’y pense plus à présent. Ne
vous en étonnez pas. Il est tout occupé à savoir par où passera ce sanglier que ses chiens poursuivent. Il
n’en faut pas davantage pour chasser tant de pensées tristes. Voilà l’esprit de ce maître du monde tant
rempli de ce seul souci. (texte barré)

Mais, direz-vous, quel objet a-t-il en tout cela ? Celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu’il
a mieux joué qu’un autre. Ainsi les autres suent dans leur cabinet pour montrer aux savants qu’ils
ont résolu une question d’algèbre qu’on n’aurait pu trouver jusqu’ici. Et tant d’autres s’exposent aux
derniers périls pour se vanter ensuite d’une place qu’ils auront prise, aussi sottement à mon gré. Et
enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages,
mais seulement pour montrer qu’ils les savent, et ceux-là sont les plus sots de la bande, puisqu’ils
le sont avec connaissance, au lieu qu’on peut penser des autres qu’ils ne le seraient plus s’ils
avaient cette connaissance.

♦ La science comme divertissement

Mersenne Marin, L’impiété des déistes, II, p. 116 sq. « Je voudrais lui faire goûter la joie que reçoit l’esprit
quand il s’efforce de pénétrer ce qu’il n’entend pas, et qu’il passe les nuits entières pour comprendre ce
qui est si éloigné de tous les sens, qu’il ne leur paraît rien qu’une perpétuelle impossibilité, comme vous
pourrez voir dans les côtés de la parabole, qui s’approchent toujours de plus en plus de leur axe, et dans
ceux de l’hyperbole, qui s’avoisinent perpétuellement de leur asymptote, sans jamais les pouvoir toucher,
comme je vous dirai tantôt, quand je vous expliquerai vos difficultés touchant la parabole. Or les sens
avec toutes leurs opérations ne sauraient comprendre comment il est possible que deux lignes, qui vont
toujours s’approchant de plus en plus l’une de l’autre, ne se touchent jamais, encore qu’elles fussent
tirées à l’infini : et néanmoins la raison le comprend très facilement, laquelle ne se plaît qu’aux choses
difficiles, et relevées, qui surpassent toutes les choses corporelles, et toute sorte d’imagination. De là
vient que quand elle a surmonté quelque grande difficulté, et qu’elle a compris quelque vérité fort
abstruse, et difficile, au même instant qu’elle a pénétré la difficulté, et qu’elle sait ce qu’elle ignorait, elle
perd ce grand contentement, qu’elle ressentait à la recherche de la difficulté. Ce qui montre clairement
que l’âme raisonnable ne peut être en repos, ni parfaitement contente jusqu’à ce qu’elle contemple, et
qu’elle possède une vérité infinie : assurez-vous qu’il n’y a que la privation de cette vérité, qui soit cause
de l’inquiétude que nous ressentons dans nos esprits, lesquels seront très contents sans se soucier
d’aucune chose, quand ils envisageront la vérité éternelle, qui sera la récompense des bienheureux :
vérité qui rassasiera parfaitement l’esprit, mais qui n’ennuiera jamais. »
♦ Une question d’algèbre

Pourquoi une question d’algèbre, et non de géométrie ?

Pascal considère que la géométrie est une discipline très formatrice. Dans ses dernières années, où il écrit à
Fermat que la géométrie ne fait plus guère partie de ses occupations : « pour vous parler franchement de la
géométrie, je la trouve le plus haut exercice de l’esprit ; mais en même temps je la connais pour si mutile,
que je fais peu de différence entre un homme qui n’est que géomètre et un habile artisan. Aussi je l’appelle
le plus beau métier du monde ; mais enfin ce n’est qu’un métier ; et j’ai dit souvent qu’elle est bonne pour
faire l’essai, mais non pas l’emploi de notre force » (lettre du 10 août 1660).

Il ne renie pas là ce qu’il a écrit dans L’esprit géométrique, I, § 3, OC III, éd. J. Mesnard, p. 391 : « elle seule
sait les véritables règles du raisonnement, et, sans s’arrêter aux règles des syllogismes qui sont tellement
naturelles qu’on ne peut les ignorer, s’arrête et se fonde sur la véritable méthode de conduire le
raisonnement en toutes choses, que presque tout le monde ignore, et qu’il est si avantageux de savoir que
nous voyons par expérience qu’entre esprits égaux et toutes choses pareilles, celui qui a de la géométrie
l’emporte et en acquiert une vigueur toute nouvelle. »

Il n’en va pas de même de l’algèbre. L’algèbre traîne après elle une réputation méritée d’obscurité et de
difficulté. Cela tient en partie à ses origines, car les maîtres d’abaque et de calcul qui ont les premiers usé
de notations symboliques pour mettre au point des méthodes de calcul commercial avaient intérêt à
préserver leurs secrets pour ne pas voir leur science dévaluée. Même lorsque des savants humanistes ont
mis à profit les méthodes de l’algèbre cossique, leur manières d’écrire et de raisonner demeuraient souvent
difficilement accessibles, voire cabalistiques.

Peletier Du Mans, Algèbre, Lyon, De Tournes, 1554, Chapitre I. De l’invention et usage de l’algèbre et de
ceux qui en ont écrit, p. 3, parle des découvertes de Cardan, très ingénieuses, mais estime ses
démonstrations laborieusement, confusément et obscurément cherchées. Pourtant « il a mis toute la peine
qu’il a pu, de réduire l’art en sa simplicité » : p. 3. Quant aux algébristes, « je dirai de tous ensemble, qu’ils
ont eu peu d’égard à la méthode et ordonnance » : p. 4.

Stevin Simon, Arithmétique, Œuvres, p. 7-8, adresse un reproche analogue aux caractères algébriques dits
à l’époque cossiques : « l’opération par iceux caractères est obscure, laborieuse, et ennuyeuse (parce que
telles figures ne nous signifient pas vulgairement ce qu’ils dénotaient aux Arabes) », alors que la notation de
Stevin la rend « claire, légère et plaisante » ; que « les caractères 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 0. (en respect de
plusieurs autres marques signifiant nombres) sont seulement brèves, mais nécessaires ; voire il semble que,
sans leur convenable et naturel ordre, il eût été impossible à l’homme de parvenir aux secrets d’Arithmétique
qu’il a acquis. »

Descartes aussi porte sur l’algèbre tel qu’il l’a connue et pratiquée un jugement sévère : voir Costabel Pierre,
Descartes savant, p. 40 sq. D’après les Regulae IV et XVI, « un certain genre d’arithmétique » « fleurit », qui
« accomplit touchant les nombres ce que les anciens faisaient touchant les figures ». Il renvoie à
l’Arithmétique de Stevin, « contenant les computations des nombres arithmétiques ou vulgaires, aussi
l’algèbre » : p. 41. L’algèbre est ici l’art du calcul sur les puissances, dans lequel les figures employées par
les anciens, carrés, cubes, etc., sont remplacées par des « marques » numériques, et l’emploi de ces
marques est déclaré justifier le nom d’algèbre du fait que les Arabes sont à la fois inventeurs des signes
numériques et du calcul symbolique. Mais ce qui rend l’algèbre difficile, même aux mathématiciens, c’est
qu’à l’époque, les notations symboliques ne sont pas unifiées, et que chaque algébriste a ses symboles
particuliers, que les autres ne peuvent pas toujours comprendre. l’algèbre souffre d’une prolifération dans la
nomenclature des nombres ; il faudrait selon Descartes la débarrasser « de la multitude des nombres et des
figures inexplicables qui le ruinent ». C’est précisément à quoi Descartes s’attache dans sa Géométrie. Voir
dans Cajori Florian, A history of mathematical notations, Dover, New York, 1993, le relevé de ces notations,
et dans Serfati Michel, La révolution symbolique. La constitution de l’écriture symbolique mathématique,
Paris, Petra, 2005, une étude de fond de leur évolution.

Plus tard encore, le P. Lamy Bernard, Éléments des mathématiques, Première partie, Section troisième,
Chapitre I, p. 60 sq., admet que, entre l’algèbre primitive qui usait des nombres cossiques (Ce mot vient de
l’italien cosa, c’est-à-dire chose, qui désignait l’inconnue cherchée pour résoudre un problème), et l’algèbre
moderne, dite spécieuse, parce que ce sont les espèces ou formes des choses mêmes qu’on désigne par
lettres, de grands progrès ont été accomplis en clarté : « Depuis qu’on s’y sert des lettres de l’alphabet, elle
n’a rien que d’aisé ». Mais il avoue tout de même « que d’abord on a peine à se faire à ce calcul ».
En tout cas, le sens de science incompréhensible demeure vivant jusqu’à la fin du XVIe siècle. Voir le
Dictionnaire de l’Académie. Algèbre : science des grandeurs en général. C’est de l’algèbre pour lui : une
personne ne comprend rien à quelque chose.

Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les
matins l’argent qu’il peut gagner chaque jour, à la charge qu’il ne joue point, vous le rendez
malheureux. On dira peut-être que c’est qu’il recherche l’amusement du jeu et non pas le gain.
Faites-le donc jouer pour rien, il ne s’y échauffera pas et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas
l’amusement seul qu’il recherche, un amusement languissant et sans passion l’ennuiera, il faut qu’il
s’y échauffe et qu’il se pipe lui-même en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce qu’il ne
voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu’il se forme un sujet de passion et
qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte pour l’objet qu’il s’est formé, comme les enfants
qui s’effraient du visage qu’ils ont barbouillé.

Une expérience plus complexe détermine la nature du divertissement. Imaginons un joueur auquel nous
enlevons d’abord le droit de jouer en lui accordant l’argent équivalent à son gain éventuel : Vous le
rendez malheureux. Supprimons ensuite le gain en le laissant jouer : la partie ne l’intéressera plus.
Donc le gain et le suspens sont nécessaires ensemble au divertissement. On comprend le phénomène
plus finement : l’homme ne veut pas effectivement l’objet qu’il poursuit, mais un objet à la limite
quelconque pour pouvoir s’obnubiler dans une poursuite qui lui fasse oublier sa misère.

Jungo Michel, Le vocabulaire de Pascal, p. 66-67. Port-Royal remplace se pipe par se pique. La variante se
trouve dans les Copies.

Montaigne, Essais, I, IV. Se piper soi-même.

Laf. 779, Sel. 643. Les enfants qui s’effrayent du visage qu’ils ont barbouillé. Ce sont des enfants ; mais le
moyen que ce qui est si faible étant enfant soit bien fort étant plus âgé ! on ne fait que changer de fantaisie.
Tout ce qui se perfectionne par progrès périt aussi par progrès. Tout ce qui a été faible ne peut jamais être
absolument fort. On a beau dire : il est crû, il est changé, il est aussi le même.

Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, p. 308. ✍

Le passage est conçu comme une expérience analogue à celle du roi auquel on retire son divertissement,
mais d’une structure plus complexe. Ce n’est pas un seul facteur, mais deux successivement que Pascal
supprime ; paradoxalement, quoique dans les deux cas ce soient deux éléments différents qui sont
supprimés, le résultat est le même : en supprimant le jeu et en conservant l’argent, on plonge le joueur dans
l’ennui, ce que le joueur recherche n’est donc pas l’argent seul ; en supprimant l’argent et en conservant le
jeu, on plonge aussi le joueur dans l’ennui, et ce n’est donc pas le jeu à lui seul qui soutient le joueur. Par
conséquent il faut le concours des deux éléments pour que le divertissement lui permette de s’exalter.

D’où vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique et qui accablé de procès
et de querelles était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas, il est
tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis
six heures. Il n’en faut pas davantage.

Une troisième expérience introduit un facteur nouveau : le temps. Soit un homme accablé de procès ; on
lui fait chasser le sanglier quelques heures : « Le voilà heureux pendant ce temps-là. » Donc le bonheur
assuré par le divertissement est limité au temps qu’il dure. Il doit donc être toujours renouvelé pour rester
efficace, quitte à changer constamment d’objet, dans un cycle sans issue. C’est ainsi qu’on fait les
carrières politiques.

Cousin Victor, Rapport à l’Académie, in Œuvres de M. Victor Cousin, Quatrième série, Littérature, tome I,
Paris, Pagnerre, 1849, p. 244. ✍

Laf. 522, Sel. 453. Cet homme si affligé de la mort de sa femme et de son fils unique, qui a cette grande
querelle qui le tourmente, d’où vient qu’à ce moment il n’est point triste et qu’on le voit si exempt de toutes
ces pensées pénibles et inquiétantes ? Il ne faut pas s’en étonner. On vient de lui servir une balle et il faut
qu’il la rejette à son compagnon. Il est occupé à la prendre à la chute du toit pour gagner une chasse.
Comment voulez-vous qu’il pense à ses affaires ayant cette autre affaire à manier ? Voilà un soin digne
d’occuper cette grande âme et de lui ôter toute autre pensée de l’esprit. Cet homme né pour connaître
l’univers, pour juger de toutes choses, pour régler tout un État, le voilà occupé et tout rempli du soin de
prendre un lièvre. Et s’il ne s’abaisse à cela et veuille toujours être tendu il n’en sera que plus sot, parce qu’il
voudra s’élever au-dessus de l’humanité et il n’est qu’un homme au bout du compte, c’est-à-dire capable de
peu et de beaucoup, de tout et de rien. Il n’est ni ange ni bête, mais homme. (Fragment barré.)

Jungo Michel, Le vocabulaire de Pascal, p. 78. Port-Royal remplace le sanglier par un cerf. Le sanglier est
cependant plus intéressant, car c’est un animal dangereux.

Thirouin Laurent, “Se divertir, se convertir”, in Descotes Dominique (dir.), Pascal auteur spirituel, Paris,
Champion, 2006, p. 302-303. ✍

L’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit, si on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque
divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là. Et l’homme, quelque heureux qu’il soit, s’il
n’est diverti et occupé par quelque passion ou quelque amusement qui empêche l’ennui de se
répandre, sera bientôt chagrin et malheureux. Sans divertissement il n’y a point de joie. Avec le
divertissement il n’y a point de tristesse. Et c’est aussi ce qui forme le bonheur des personnes de
grande condition qu’ils ont un nombre de personnes qui les divertissent, et qu’ils ont le pouvoir de
se maintenir en cet état.

Le thème était annoncé dès la liasse Vanité. Voir Vanité 23 (Laf. 36, Sel. 70). Qui ne voit pas la vanité du
monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit,
dans le divertissement et dans la pensée de l’avenir.
Mais ôtez leur divertissement vous les verrez se sécher d’ennui. Ils sentent alors leur néant sans le
connaître, car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable, aussitôt qu’on est
réduit à se considérer, et à n’en être point diverti.

C’est aussi ce qui ressort de l’exemple du roi, qui sans divertissement n’est qu’un homme plein de misères.

François de Sales, Introduction à la vie dévote, IV, XII, éd. Pléiade, p. 274. De la tristesse ; tristesse selon
Dieu, tristesse selon les hommes. ✍

Prenez-y garde, qu’est-ce autre chose d’être surintendant, chancelier, premier président, sinon
d’être en une condition où l’on a le matin un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour
ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes ? Et quand ils sont
dans la disgrâce et qu’on les renvoie à leurs maisons des champs, où ils ne manquent ni de biens, ni
de domestiques pour les assister dans leur besoin, ils ne laissent pas d’être misérables et
abandonnés, parce que personne ne les empêche de songer à eux.

Montaigne, Essais, I, XXXIX. « Notre mort ne nous faisait pas assez de peur, chargeons-nous encore de
celle de nos femmes, de nos enfants, et de nos gens. Nos affaires ne nous donnaient pas assez de
peine, prenons encore à nous tourmenter et rompre la tête de ceux de nos voisins et amis. »

Surintendance : charge qui donne un pouvoir général d’ordonner des finances du roi. On le dit aussi de la
première charge chez le reine, qui donne un pouvoir général pour l’administration de la maison. Sur les
différentes charges de surintendance, voir Bluche François, Dictionnaire du grand siècle, art. Surintendance,
p. 1492.

Chancelier : voir Raisons des effets 6 (Laf. 87, Sel. 121).

Premier président : Président se dit le plus souvent d’un officier créé pour présider toujours à une
compagnie. Ex. : le premier président du parlement, de la chambre des comptes, de la cour des aides.
Disgrâce : voir Bluche François, Dictionnaire du grand siècle, art. Disgrâce, p. 484. Furetière définit la
disgrâce comme une « diminution perte de faveur. L’enfer des courtisans est l’éloignement de la cour, la
disgrâce du prince ». Disgrâcer (sic), c’est éloigner de soi une personne, lui retirer la faveur et la protection
qu’on lui donnait.

Le divertissement est une chose si nécessaire aux gens du monde qu’ils sont misérables sans cela. Tantôt
un accident leur arrive, tantôt ils pensent à ceux qui leur peuvent arriver, ou même quand ils n’y penseraient
pas et qu’ils n’auraient aucun sujet de chagrin, l’ennui de son autorité privée ne laisse pas de sortir du fonds
du cœur où il a une racine naturelle et remplir tout l’esprit de son venin. (texte barré)

Le conseil qu’on donnait à Pyrrhus de prendre le repos qu’il allait chercher par tant de fatigues,
recevait bien des difficultés.

Plutarque, Vies des hommes illustres, Pyrrhus, VII, ch. XXIX-XXXI, éd. G. Walter, Pléiade, I, p. 883-884.
Cinéas était, « en la cour de Pyrrhus » un « homme de bon entendement ». [XXX] : « Voyant que Pyrrhus
était fort affecté à cette guerre d’Italie, le trouvant un jour de loisir, le mit en tels propos : « L’on dit, sire,
que les Romains sont fort bons hommes de guerre, et qu’ils commandent à plusieurs vaillantes et
belliqueuses nations ; si donc les dieux nous font la grâce d’en venir au-dessus, à quoi nous servira cette
victoire ? » Pyrrhus lui répondit : « Tu me demandes une chose qui est de soi-même tout évidente ; car,
quand nous aurons dompté les Romains, il n’y aura plus en tout le pays cité grecque ni barbare qui nous
puisse résister ; mais conquerrons incontinent sans difficulté tout le reste de l’Italie, la grandeur, bonté,
richesse et puissance de laquelle personne ne doit mieux savoir ni connaître que toi-même. Cinéas,
faisant un peu de pause, lui répliqua : « Et quand nous aurons pris l’Italie, que ferons-nous puis après ? »
Pyrrhus, ne s’apercevant par encore où il voulait venir, lui dit : « La Sicile, comme tu sais, est tout
joignant, qui nous tend les mains, par manière de dire, est une île riche, puissante, et abondante de
peuple, laquelle nous sera très facile à prendre, parce que toutes les villes sont en dissension les unes
contre les autres, n’ayant point de chef qui leur commande, depuis qu’Agathoclès est décédé, et n’y a
que des orateurs qui prêchent le peuple, lesquels seront fort faciles à gagner. – Il y a grande apparence
en ce que tu dis, répondit Cinéas ; mais quand nous aurons gagné la Sicile, sera-ce la fin de notre
guerre ? – Dieu nous fasse la grâce, répondit Pyrrhus, que nous puissions atteindre à cette victoire, et
venir à bout de cette entreprise ; parce que ce nous sera une entrée pour parvenir à bien plus grandes
choses. Car qui se tiendrait de passer puis après en Afrique et à Carthage, qui seront conséquemment
en si belle prise, vu qu’Agathoclès s’en était secrètement fui de Syracuse, et ayant traversé la mer avec
bien peu de vaisseaux, fut bien près de la prendre, et quand nous aurons conquis et gagné tout cela, il
est bien certain qu’il n’y aura plus pas un des ennemis qui nous fâchent et qui nous harcèlent maintenant,
qui ose lever la tête contre nous. – Non certes, répondit Cinéas ; car il est tout manifeste qu’avec si
grosse puissance nous pourrons facilement recouvrer le royaume de Macédoine, et commander sans
contradiction à toute la Grèce ; mais quand nous aurons tout en notre puissance, que ferons-nous à la
fin ? » Pyrrhus adonc se prenant à rire, « Nous nous reposerons, dit-il, à notre aise, mon ami, et ne
ferons plus autre chose que faire festins tous les jours, et nous entretenir de plaisants devis les uns avec
les autres, le plus joyeusement et en la meilleure chère qu’il nous sera possible. » Cinéas adonc, l’ayant
amené à ce point, lui dit : « Et qui nous empêche, sire, de nous reposer dès maintenant, et de faire bonne
chère ensemble, puisque nous avons tout présentement, sans plus nous travailler, ce que nous voulons
aller chercher, avec tant d’effusion de sang humain, et tant de dangers ? encore ne savons-nous si nous
y parviendrons jamais, après que nous aurons souffert, et fait souffrir à d’autres des maux et travaux
infinis ». [XXXI] Ces dernières paroles de Cinéas offensèrent plutôt Pyrrhus qu’elles ne lui firent changer
de volonté ; car il entendait bien quel heur et quelle félicité il abandonnait, mais il ne pouvait ôter de son
entendement l’espérance de ce qu’il désirait » (tr. Amyot).

L’anecdote est reprise dans Montaigne, Essais, I, XLII, De l’inéqualité qui est entre nous, éd. Pléiade, p. 289.
« Quand le roi Pyrrhus entreprenait de passer en Italie, Cinéas son sage conseiller lui voulant faire sentir la
vanité de son ambition : Et bien Sire, lui demanda-il, à quelle fin dressez-vous cette grande entreprise ?
Pour me faire maître de l’Italie, répondit-il soudain : Et puis, suivit Cinéas, cela fait ? Je passerai, dit l’autre,
en Gaule et en Espagne : Et après ? Je m’en irai subjuguer l’Afrique, et enfin, quand j’aurai mis le monde en
ma subjection, je me reposerai et vivrai content et à mon aise. Pour Dieu, Sire, rechargea lors Cinéas, dites-
moi, à quoi il tient que vous ne soyez dès à présent, si vous voulez, en cet état ? Pourquoi ne vous logez
vous dès cette heure, où vous dites aspirer, et vous épargnez tant de travail et de hasard, que vous jetez
entre deux ? »
Une version parodique de cette histoire est présentée par Rabelais, Gargantua, XXXIII, dans le conseil de
guerre de Picrochole. Pascal connaissait sans doute ce texte.

Boileau, Epître I, OC, Pléiade, p. 104-105.

Boullier, Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, § XXIII-XXXVII, p. 72.
Défense de l’exemple contre Voltaire, en remontant à la source, les Épîtres de Boileau, et Plutarque.

Dire à un homme qu’il soit en repos, c’est lui dire qu’il vive heureux. C’est lui conseiller d’avoir une condition
toute heureuse et laquelle puisse considérer à loisir, sans y trouver sujet d’affliction.
Aussi les hommes qui sentent naturellement leur condition n’évitent rien tant que le repos, il n’y a rien qu’ils
ne fassent pour chercher le trouble.
Ainsi on se prend mal pour les blâmer ; leur faute n’est pas en ce qu’ils cherchent le tumulte. S’ils ne le
cherchaient que comme un divertissement, mais le mal est qu’ils le recherchent comme si la possession des
choses qu’ils recherchent les devait rendre véritablement heureux, et c’est en quoi on a raison d’accuser
leur recherche de vanité de sorte qu’en tout cela et ceux qui blâment et ceux qui sont blâmés n’entendent la
véritable nature de l’homme. (texte barré)

La vanité : le plaisir de la montrer aux autres. (en marge du texte barré)

Pour approfondir…

♦ Critiques et objections à la théorie du divertissement

Voltaire, Lettres philosophiques, éd. O. Ferret et A. McKenna, Paris, Garnier, 2010, p. 176-177. Contre la
critique pascalienne du divertissement, qui prive l’homme de l’espérance, qui est son instinct pour
améliorer sa condition.

Rousseau Jean-Jacques, Rousseau juge de Jean-Jacques, II, OC I, p. 814. « Faible ressource, allez-vous
dire, que des visions contre une grande adversité ! Eh Monsieur, ces visions ont plus de réalité peut-être que
tous les biens apparents dont les hommes sont tant de cas, puisqu’ils ne portent dans l’âme un vrai
sentiment de bonheur, et que ceux qui les possèdent sont également forcés de se jeter dans l’avenir faute
de trouver dans le présent des jouissances qui les satisfassent. »

Kolakowski Leszek, Dieu ne nous doit rien. Brève remarque sur la religion de Pascal et l’esprit du
jansénisme, Paris, Albin Michel, 1995, p. 177 sq. Avec le raisonnement de Pascal, toute activité humaine, y
compris celles qui sont utiles à la vie, est illicite. Pascal ne s’adresse qu’à un monde de privilégiés.

Lefebvre Henri, “Divertissement pascalien et aliénation humaine”, in Blaise Pascal. L’homme et l’œuvre,
Paris, Éd. de Minuit, 1956, p. 196-203. Pascal détourne par la doctrine du divertissement les jeunes
énergies du travail qui les libérerait de l’aliénation qu’ils subissent. La théorie du divertissement détourne la
jeunesse de se syndiquer.

Voir sur ce point la réponse de J. Mesnard à H. Lefebvre in Blaise Pascal. L’homme et l’œuvre, Paris, Éd. de
Minuit, 1956, p. 204 : la théorie du divertissement a une valeur descriptive et non prescriptive.

♦ Échos modernes de la description pascalienne du divertissement

L’analyse de Pascal a reçu des échos dans la pensée du XXe siècle : l’engagement politique, puis
esthétique d’André Malraux, la fraternité virile, qui lui semblent permettre à l’homme de dépasser sa
condition faible et solitaire, ne sont-ils pas une sorte de divertissement nécessaire dans le désespoir de
l’athéisme ?

Voir Preuves par discours II (Laf. 428, Sel. 682). Comme s’ils pouvaient anéantir l’éternité en en détournant
leur pensée : l’attitude du divertissement est précisément ce que Sartre appelle mauvaise foi. La mauvaise
foi, selon L’être et le néant, p. 87, est mensonge à soi ; la dualité du trompeur et du trompé n’y a pas lieu : la
conscience s’affecte elle-même de mauvaise foi. « Je dois savoir très précisément cette vérité pour me la
cacher plus soigneusement ». « On peut vivre dans la mauvaise foi [...] mais (cela) implique un style de vie
constant et particulier » : p. 88. Les conduites de mauvaise foi : p. 94 sq. « La mauvaise foi est un type d’être
dans le monde, comme la veille ou le rêve, qui tend par lui-même à se perpétuer » : p. 109.

De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si
recherchés.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 223. L’universalité du
divertissement tient au fait qu’il rend compte des activités les plus diverses, sous les deux formes
apparemment opposées qu’il peut prendre, le divertissement au sens ordinaire du terme et les affaires, le
loisir et le travail.

Mesnard Jean, “L’exemple dans les Pensées de Pascal”, in Poétique de la pensée, Études sur l’âge
classique et le siècle philosophique, En hommage à Jean Dagen, Paris, Champion, 2006, p. 569-585.
Exemple traité en preuve : p. 582.

Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 56. Port-Royal supprime la conversation des femmes.

La Bruyère, Caractères, De l’homme, 99. « Tout notre mal vient de ne pouvoir être seuls : de là le jeu, le
luxe, la dissipation, le vin, les femmes, l’ignorance, la médisance, l’envie, l’oubli de soi-même et de Dieu. »

Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir
l’argent qu’on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu’on court, on n’en voudrait pas s’il était offert.
Ce n’est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’on
recherche ni les dangers de la guerre ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne
d’y penser et nous divertit.

Paradoxe de la recherche du tracas.

Le on n’en voudrait pas s’il était offert reviendra à propos de l’expérience sur le joueur, un peu plus bas.

Laf. 522, Sel. 453. Cet homme si affligé de la mort de sa femme et de son fils unique, qui a cette grande
querelle qui le tourmente, d’où vient qu’à ce moment il n’est point triste et qu’on le voit si exempt de toutes
ces pensées pénibles et inquiétantes ? Il ne faut pas s’en étonner. On vient de lui servir une balle et il faut
qu’il la rejette à son compagnon. Il est occupé à la prendre à la chute du toit pour gagner une chasse.
Comment voulez-vous qu’il pense à ses affaires ayant cette autre affaire à manier ? Voilà un soin digne
d’occuper cette grande âme et de lui ôter toute autre pensée de l’esprit. Cet homme né pour connaître
l’univers, pour juger de toutes choses, pour régler tout un État, le voilà occupé et tout rempli du soin de
prendre un lièvre. Et s’il ne s’abaisse à cela et veuille toujours être tendu il n’en sera que plus sot, parce qu’il
voudra s’élever au-dessus de l’humanité et il n’est qu’un homme au bout du compte, c’est-à-dire capable de
peu et de beaucoup, de tout et de rien. Il n’est ni ange ni bête, mais homme. (Fragment barré.)
Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise. (en marge)

Mesnard Jean, “Achèvement et inachèvement dans les Pensées de Pascal”, Studi francesi, 143, anno
XLVIII, maggio-agosto 2004, p. 300-320. Voir p. 310. Aspect général. Inachèvement du texte.

Raisons des effets 19 (Laf. 101, Sel. 134). Le peuple a les opinions très saines. Par exemple :
1. D’avoir choisi le divertissement, et la chasse plutôt que la prise. Les demi-savants s’en moquent et
triomphent à montrer là-dessus la folie du monde. Mais par une raison qu’ils ne pénètrent pas on a
raison.

Voir la note sur le mot prise dans notre commentaire sur le fragment Raisons des effets 19.

De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement.


Mesnard Jean, “L’exemple dans les Pensées de Pascal”, in Poétique de la pensée, Études sur l’âge
classique et le siècle philosophique, En hommage à Jean Dagen, Paris, Champion, 2006, p. 569-585.
Exemple traité en preuve : p. 582.

Remuement : Jungo Michel, Le vocabulaire de Pascal, p. 68. Dans le sens de mouvement agité, le mot
vieillit. Corneille l’emploie encore au sens d’émeute. Le copiste lit renommée, mais les éditeurs de Port-
Royal donnent le tumulte du monde. D’après Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 56, Port-Royal
hésite devant le mot familier et met tumulte à la place de remuement.

De là vient que la prison est un supplice si horrible.


Mesnard Jean, “L’exemple dans les Pensées de Pascal”, in Poétique de la pensée, Études sur l’âge
classique et le siècle philosophique, En hommage à Jean Dagen, p. 569-585. Exemple traité en preuve :
p. 582.

Pillorget René et Suzanne, France baroque, France classique, II, Récit, Bouquins, Paris, Robert Laffont,
1995, p. 956 sq. La prison n’est jamais en France conçue comme une institution : les prisons françaises sont
des lieux de sûreté, où les prévenus sont gardés jusqu’à leur jugement. Le roi peut par lettre de cachet faire
enfermer ceux qu’il estime dangereux pour la sécurité du royaume. Conditions de détention : p. 957. Visites
aux prisonniers : p. 957.

Bluche François, Dictionnaire du grand siècle, p. 1257 sq. La prison n’est pas une peine, mais un simple lieu
de garde où sont détenus les prévenus en attente de leur jugement. Multiplicité des statuts des prisons :
p. 1257. Diversité des conditions de détention. Jusqu’en 1724, les prisons sont gérées sur le mode de la
ferme, de sorte que les geôliers cherchent à accroître leur bénéfice aux dépens des prisonniers. Conditions
de détention : p. 1257.

Lesne-Jaffro Emmanuèle, “Le récit de prison dans les mémoires du XVIIe siècle”, L’idée d’opposition
dans les Mémoires d’Ancien Régime, dir. J. Tatin et Jean Garapon, Cahiers d’Histoire Culturelle, 16
(2005), p. 37-48.

Arnauld d’Andilly Angélique de Saint-Jean, Aux portes des ténèbres, Relation de captivité, éd. L. Cognet,
Paris, La Table ronde, 1954.

Fontaine Nicolas, Mémoires ou histoire des Solitaires de Port-Royal, éd. P. Thouvenin, Paris, Champion,
2001.

Donetzkoff Denis, Saint-Cyran épistolier, p. 233. Saint-Cyran et le bon usage de la prison. Voir Lettres de
Saint-Cyran, lettre 571, p. 1137 : « C’est toute la gloire que je tire de ma prison, qui a été plus fâcheuse et
pénible que je ne puis dire. Elle m’a plus confirmé dans l’espérance de la rémission de mes péchés que tout
ce que j’avais pu faire de bon auparavant, parce que Dieu m’a fait la grâce de la supporter, si je ne me
trompe, en cette manière si éloignée de nos sens et de nos raisons qu’il nous a marqué dans son
Évangile. »

De là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible.

Mesnard Jean, “L’exemple dans les Pensées de Pascal”, in Poétique de la pensée, Études sur l’âge
classique et le siècle philosophique, En hommage à Jean Dagen, p. 569-585. Loc. cit.

L’idée est reprise dans Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La Logique, I, X, p. 81-82. « Ce qui rend au
contraire la solitude ennuyeuse à la plupart du monde, est que les séparant de la vue des hommes, elle les
sépare aussi de celle de leurs jugements et de leurs pensées. Ainsi leur cœur demeure vide et affamé, étant
privé de cette nourriture ordinaire et ne trouvant pas dans soi-même de quoi se remplir. » Les philosophes
païens jugent la vie solitaire insupportable. Mais les auteurs de la Logique ajoutent que la seule religion
chrétienne rend la solitude aimable parce qu’elle remplit le cœur.

Sur l’expérience de la solitude à Port-Royal, voir La solitude et les Solitaires de Port-Royal, Chroniques de
Port-Royal, 51, Paris, Bibliothèque Mazarine, 2002.

Et c’est enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois de ce qu’on essaie sans cesse à
les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs.

Le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi et à l’empêcher de penser à lui. Car il
est malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense. (en marge)

Voir Divertissement 5 (Laf. 137, Sel. 169).

Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui font sur cela les
philosophes et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir
après un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne
nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères qui nous en détournent, mais la chasse nous
en garantit.

La mort et des misères qui nous en détournent : l’expression n’est pas claire.

Cousin Victor, Rapport à l’Académie, in Œuvres de M. Victor Cousin, Quatrième série, Littérature, tome I,
Paris, Pagnerre, 1849, p. 176-177. Texte et glose de Port-Royal, p. 206, sur les philosophes : « ceux qui
s’amusent simplement à montrer la vanité et la bassesse des divertissements des hommes, connaissent
bien à la vérité une partie de leurs misères ; car c’en est une bien grande que de pouvoir prendre plaisir à
des choses si basses, et si méprisables : mais il n’en connaissent pas le fond qui leur rend ces misères si
nécessaires, tant qu’ils ne sont pas guéris de cette misère intérieure et naturelle, qui consiste à ne pouvoir
souffrir la vue de soi-même. »
Fragment Divertissement n° 5 / 7 – Papier original : RO 146-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Divertissement n° 190 p. 57 v° et 59 / C2 : p. 82-83

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVI - Misère de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 206 / 1678 n° 1 p. 200-201
Éditions savantes : Faugère II, 38, III / Havet IV.3 / Michaut 365 / Brunschvicg 142 /
Tourneur p. 205-3 (voir p. 212) / Le Guern 127 / Lafuma 137 / Sellier 169

Divertissement.

La dignité royale n’est-elle pas assez grande d’elle-même, pour celui qui la possède, pour le rendre
heureux par la seule vue de ce qu’il est ? Faudra-t-il le divertir de cette pensée comme les gens du commun ?
Je vois bien que c’est rendre un homme heureux de le divertir de la vue de ses misères domestiques pour
remplir toute sa pensée du soin de bien danser, mais en sera-t-il de même d’un roi, et sera-t-il plus heureux
en s’attachant à ses vains amusements qu’à la vue de sa grandeur, et quel objet plus satisfaisant pourrait-on
donner à son esprit ? Ne serait-ce donc pas faire tort à sa joie d’occuper son âme à penser à ajuster ses pas
à la cadence d’un air ou à placer adroitement une barre, au lieu de le laisser jouir en repos de la
contemplation de la gloire majestueuse qui l’environne ? Qu’on en fasse l’épreuve. Qu’on laisse un roi tout
seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnies, penser à lui tout à
loisir, et l’on verra qu’un roi sans divertissement est un homme plein de misères. Aussi on évite cela
soigneusement et il ne manque jamais d’y avoir auprès des personnes des rois un grand nombre de gens
qui veillent à faire succéder le divertissement à leurs affaires, et qui observent tout le temps de leur loisir
pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu’il n’y ait point de vide. C’est-à-dire qu’ils sont environnés
de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi,
sachant bien qu’il sera misérable, tout roi qu’il est, s’il y pense.

Je ne parle point en tout cela des rois chrétiens comme chrétiens, mais seulement comme rois.

Ce fragment est une « dilatation » d’un passage du fragment précédent, où la condition royale est inscrite
dans l’argumentation d’ensemble sur le divertissement. Pascal précise ici le paradoxe relatif au besoin
que le roi ressent d’être diverti par des activités vaines, alors que sa condition, qui est la plus haute et la
plus noble de l’État, devrait suffire à absorber toutes ses pensées. Le fragment est un bon exemple de la
technique par laquelle Pascal étoffe et développe à part des idées qu’il a d’abord seulement esquissées.
Analyse détaillée...

Fragment Divertissement n° 5 / 7 – Papier original : RO 146-2


Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Divertissement n° 190 p. 57 v° et 59 / C2 : p. 82-83

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVI - Misère de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 206 / 1678 n° 1 p. 200-201
Éditions savantes : Faugère II, 38, III / Havet IV.3 / Michaut 365 / Brunschvicg 142 /
Tourneur p. 205-3 (voir p. 212) / Le Guern 127 / Lafuma 137 / Sellier 169
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Bibliographie ✍
DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p.
283.

DESCOTES Dominique, “Aspects littéraires des œuvres de Pascal sur le vide et l’hydrostatique”, in
Équinoxe 6, Rinsen Books, Kyoto, Japon, 1990, p. 31-48.

DESCOTES Dominique, “La rhétorique des expériences sur le vide”, in CLÉRO Jean-Pierre (éd.), Les
Pascal à Rouen, 1640-1648, Colloque de l’Université de Rouen, 2001, p. 237-261.

DESCOTES Dominique, “Le vide dans le vide”, XVIIe siècle, n° 207, 2-2000, p. 257-272.

FERREYROLLES Gérard, “Le prince selon Pascal”, in L’image du souverain dans les lettres françaises
des guerres de religion à la révocation de l’édit de Nantes, Paris, Klincksieck, 1985, p. 169-176.

FERREYROLLES Gérard, Pascal et la raison du politique, Paris, Presses Universitaires de France,


1984.

KOYANAGI Kimiyo, Pascal : de l’intuition à l’affirmation (thèse en japonais), Presse Universitaire de


Nagoya, 1992.

KOYANAGI Kimiyo, “Pascal et l’Expérience du vide dans le vide”, Japanese Studies in the History of
Science , 17, 1978, p. 105-127.

LICOPPE Christian, La formation de la pratique scientifique. Le discours de l’expérience en France et en


Angleterre (1630-1820), Éditions La Découverte, Paris, 1996.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 223.

NOËL Etienne, Gravitas comparata, seu comparatio gravitatis aeris cum hydrargyri gravitate, Paris,
Cramoisy 1648.

THIROUIN Laurent, “Le cycle du divertissement”, in Le Pensées di Pascal : dal disegno all’edizione,
Studi francesi, Rosenberg e Sellier, 143, anno XVIII, fasc. II, mai-août 2004, Rosenberg e Sellier, p. 260-
272.

SELLIER Philippe, “Salomon de Tultie : l’ombre portée de l’Ecclésiaste dans les Pensées”, Port-Royal et
la littérature, 2e édition, Paris, Champion, 2010, p. 221-237.

✧ Éclaircissements

La dignité royale n’est-elle pas assez grande d’elle-même, pour celui qui la possède, pour le rendre heureux
par la seule vue de ce qu’il est ? Faudra-t-il le divertir de cette pensée comme les gens du commun ?

Pascal ne considère pas ici la condition du roi dans sa fonction proprement politique. Sur ce point, voir
Ferreyrolles Gérard, Pascal et la raison du politique, Paris, Presses Universitaires de France, 1984. Mais
il ne s’agit ici du souverain que sous l’aspect de sa vie personnelle et sociale.

L’exemple du roi a été traité dans le fragment Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168) : Quelque condition
qu’on se figure, si l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau
poste du monde et cependant, qu’on s’en imagine, accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le
toucher, s’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est - cette
félicité languissante ne le soutiendra point - il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des
révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables, de sorte que, s’il est
sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets
qui joue et qui se divertit.

Les liasses Misère et Vanité ont déjà montré ce qu’était un roi auquel les revers de fortune ont ôté tout ce
qui pouvait lui servir de divertissement : la conclusion était qu’il était étonnant qu’il ne tombe pas dans le
désespoir et ne finisse par le suicide.

Vanité 3 (Laf. 15, Sel. 49). Persée roi de Macédoine, Paul Émile. On reprochait à Persée de ce qu’il ne se
tuait pas.

Le roi Persée est pris comme exemple des sentiments que peut susciter le spectacle de sa misère : voir
Grandeur 13 (Laf. 117, Sel. 149). Qui se trouve malheureux de n’être pas roi, sinon un roi dépossédé ?
Trouvait-on Paul Émile malheureux de n’être pas consul ? Au contraire tout le monde trouvait qu’il était
heureux de l’avoir été, parce que sa condition n’était pas de l’être toujours. Mais on trouvait Persée si
malheureux de n’être plus roi, parce que sa condition était de l’être toujours, qu’on trouvait étrange de ce
qu’il supportait la vie. Qui se trouve malheureux de n’avoir qu’une bouche ? Et qui ne se trouverait
malheureux de n’avoir qu’un œil ? On ne s’est peut-être jamais avisé de s’affliger de n’avoir pas trois yeux,
mais on est inconsolable de n’en point avoir.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 223. Raisonnement sur un cas
limite permettant d’universaliser la proposition et toute la théorie du divertissement.

Pascal ne se contente pas de ce cas limite. Le cas de l’homme du commun est examiné dans le fragment
Dossier de travail (Laf. 415, Sel. 34). Agitation. Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a ou un laboureur
etc. qu’on les mette sans rien faire.

Je vois bien que c’est rendre un homme heureux de le divertir de la vue de ses misères domestiques pour
remplir toute sa pensée du soin de bien danser, mais en sera-t-il de même d’un roi, et sera-t-il plus heureux
en s’attachant à ses vains amusements qu’à la vue de sa grandeur, et quel objet plus satisfaisant
pourrait-on donner à son esprit ? Ne serait-ce donc pas faire tort à sa joie d’occuper son âme à penser à
ajuster ses pas à la cadence d’un air ou à placer adroitement une barre, au lieu de le laisser jouir en repos
de la contemplation de la gloire majestueuse qui l’environne ?

Domestique : qui est d’une maison, sous un même chef de famille. Le mot désigne aussi les officiers,
valets à gages, intendants, secrétaires, pages, laquais d’un grand seigneur. Ici, domestique répond au
sens latin : qui concerne la maison et la famille. Ce n’est pas le sens moderne du mot.

L’idée n’est pas ironique : la condition royale mérite en effet qu’on la contemple avec satisfaction, lorsqu’elle
est prise dans sa véritable fonction. Voir ce que Pascal écrit dans la XIVe Provinciale, § 5 : les rois sont
« ministres de Dieu pour le bien », « pour se rendre terribles […] aux méchants ». Le troisième Discours sur
la condition des Grands insiste sur le fait que le prince doit mettre son plaisir à être bienfaisant : voir OC IV,
éd. J. Mesnard, p. 1033-1034.

Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168) : La danse, il faut bien penser où l’on mettra ses pieds.

Barres, au pluriel, se dit d’un jeu ou course, où les deux partis se placent toujours en des lieux opposés. Il y
avait aussi autrefois un exercice militaire, qui était de lancer la barre, où celui-là montrait plus de force qui la
jetait plus loin (Furetière). Richelet précise que c’est un « jeu où deux groupes de jeunes gens se rangent en
haie à la tête, et à quelque distance les uns des autres, sortent de leur rang, et courant les uns après les
autres, tâchent de s’attraper et de se faire prisonniers, et celui qui attrape son camarade, lui donnant de la
main quelque petits coups sur l’épaule, lui dit j’ai barres sur vous, et l’arrête. Ceux qui jouent à ce jeu disent
commencer ses barres, c’est commencer à courir. Il ne semble donc pas que ce soit à ce jeu que pense
Pascal. Les Copies remplacent barre par balle. La leçon balle peut se recommander de plusieurs
références :
Vanité 26 (Laf. 39, Sel. 73). Les hommes s’occupent à suivre une balle et un lièvre : c’est le plaisir même
des rois.

Laf. 522, Sel. 453. Cet homme si affligé de la mort de sa femme et de son fils unique, qui a cette grande
querelle qui le tourmente, d’où vient qu’à ce moment il n’est point triste et qu’on le voit si exempt de toutes
ces pensées pénibles et inquiétantes ? Il ne faut pas s’en étonner. On vient de lui servir une balle et il faut
qu’il la rejette à son compagnon. Il est occupé à la prendre à la chute du toit pour gagner une chasse.
Comment voulez-vous qu’il pense à ses affaires ayant cette autre affaire à manier ? Voilà un soin digne
d’occuper cette grande âme et de lui ôter toute autre pensée de l’esprit. (texte barré).

Mais le manuscrit porte indiscutablement barre.

Qu’on en fasse l’épreuve. Qu’on laisse un roi tout seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin
dans l’esprit, sans compagnies, penser à lui tout à loisir, et l’on verra qu’un roi sans divertissement est un
homme plein de misères.

Le manuscrit porte les preuve, et non lepreuve (c’est-à-dire l’épreuve) comme dans les Copies. Cette
leçon n’est pas recevable. On peut corriger de deux manières :

soit on met le substantif preuve au pluriel pour l’accorder à l’article. Preuve, en langue classique, signifie non
seulement le moyen de persuader dans une démonstration, mais en général « des signes, des marques de
la vérité de quelque chose ». C’est peut-être le sens ici.

Soit on interprète le mot comme une graphie fautive de lespreuve (l’épreuve), orthographié espreuve,
comme dans le Dictionnaire de l’Académie et dans Furetière. Le mot épreuve appartient bien au lexique de
Pascal, au sens d’expérience, d’essai que l’on fait de quelque chose (Furetière), comme en témoignent
plusieurs fragments des Pensées. Le mot répond au verbe éprouver que Pascal emploie dans le premier
chapitre du Traité de l’équilibre des liqueurs, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1043. De même, dans le Traité de la
pesanteur de la masse de l’air, au moment d’alléguer une expérience qu’il a réalisée avec un ballon sur une
haute montagne, Pascal écrit que « l’épreuve en a été faite ». Il faut donc substituer à les preuve du
manuscrit la leçon l’épreuve.

Le manuscrit porte compagnies au pluriel, et les Copies remplacent par le singulier. Compagnie signifie
souvent réunion mondaine, société, ou, selon Furetière, au sens étroit, réunion d’un petit nombre d’amis
assemblés dans un lieu pour s’entretenir, pour se divertir, pour se visiter. Mais ce mot de Compagnie
désigne aussi un corps constitué, ou une assemblée de personnes établies pour de certains emplois,
principalement un corps de magistrats (Furetière). On dit que les Compagnies ont harangué le roi. Il y a
plusieurs compagnies, les Parlements, les Chambres des comptes, les Cours des Aides ; on parle alors de
compagnies souveraines. Ce sont celles auxquelles le roi a affaire. Le pluriel du manuscrit doit donc être
conservé pour préserver les deux sens.

Sellier Philippe, “Salomon de Tultie : l’ombre portée de l’Ecclésiaste dans les Pensées”, Port-Royal et la
littérature, 2e édition, Paris, Champion, 2010, p. 221-237. Voir p. 236 : le fait qu’un roi sans divertissement
soit un homme plein de misère est le bilan du roi Salomon dans l’Ecclésiastique.

Pascal se sert ici des modèles de description qu’il a créés dans ses travaux sur le vide et la pression
atmosphérique. Il s’agit évidemment d’une expérience tout aussi fictive que celle du philosophe sur une
planche du fragment Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78), car ni un roi ni un philosophe ne se laisseraient traiter de la
sorte.

Sur la rhétorique de ces descriptions, voir



Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 84 sq.
Koyanagi Kimiyo, Pascal : de l’intuition à l’affirmation (thèse en japonais), Presse Universitaire de
Nagoya, 1992.
Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, p. 283.
Descotes Dominique, “Aspects littéraires des œuvres de Pascal sur le vide et l’hydrostatique”, in
Équinoxe 6, Rinsen Books, Kyoto, Japon, 1990, p. 31-48.
Descotes Dominique, “La rhétorique des expériences sur le vide”, in Cléro Jean-Pierre (éd.), Les
Pascal à Rouen, 1640-1648, Colloque de l’Université de Rouen, 2001, p. 237-261.
Licoppe Christian, La formation de la pratique scientifique. Le discours de l’expérience en France et
en Angleterre (1630-1820), Éditions La Découverte, Paris, 1996.

On trouve dans ce passage les différents éléments d’une expérience de physique :

1. un sujet d’expérience, l’homme, considéré dans les deux extrêmes de sa condition : une échelle de
degrés du plus haut, le roi, au plus bas, le moindre des sujets qui se divertit ;

2. des données quantitatives portées au maximum :

d’une part des éléments qui demeurent constants, qui sont supposés soutenir la pensée du roi et l’empêcher
de tomber dans l’ennui : ce sont le poste souverain, la puissance, la dignité, les biens, toutes choses qui ne
varieront pas, de sorte que leur permanence n’empêchant pas l’effet, on peut conclure qu’ils n’interviennent
pas efficacement dans sa production ;

d’autre part des éléments soumis à une variation qui peut aller jusqu’à l’annulation entière : ce sont ceux qui
composent le divertissement, les « satisfactions des sens », les « soins dans l’esprit », les plaisirs tels que la
chasse, la danse, les conversations des femmes : leur suppression fait que le roi sombre dans la misère, ce
qui permet de conclure qu’il ne se soutenait que grâce à ces divertissements.

3. une situation initiale (la condition ordinaire du roi jouissant de ses divertissements), à laquelle est
appliquée une opération qui fait varier certains éléments (suppression des divertissements), un processus
qui fait l’objet d’une observation (la chute du roi privé de ses divertissements), et une situation finale
(l’identification du roi à un homme plein de misères).

4. le fragment Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168) précise aussi un détail important : Pascal fixe un point
de repère auquel la condition du roi avec son divertissement, puis sans son divertissement, est comparée :
celle du moindre de ses sujets qui se divertit : le roi, qui est infiniment plus heureux que lui tant qu’il jouit du
divertissement, tombe bien en-dessous de lui lorsqu’il s’en trouve privé.

5. le vocabulaire de la statique, notamment les verbes soutenir et tomber, que Pascal emploie souvent dans
la description des effets de la pression atmosphérique sur la colonne de mercure dans ses différentes
« expériences nouvelles ». L’expression « afin qu’il n’y ait point de vide » témoigne du fait que Pascal est
tout à fait conscient d’utiliser ici le modèle rhétorique de la physique.

Un roi sans divertissement est un homme plein de misères : cette formule réduit la condition du roi à celle
d’un simple sujet, en ajoutant des misères plus grandes que celles de l’humanité ordinaire. Voir Ferreyrolles
Gérard, “Le prince selon Pascal”, p. 169. Le roi comme homme n’est pas d’une autre essence que ses
sujets. On rejoint l’idée des Trois discours sur la condition des grands : l’âme d’un duc n’est pas d’une autre
nature que celle d’un batelier. G. Ferreyrolles ajoute que, depuis la chute, tout homme est un roi dépossédé,
y compris le roi régnant : p. 170.

Pour approfondir…

♦ Divertissement et vide dans le vide

Ce passage peut être envisagé comme une expérience analogue à celle du vide dans le vide telle que
Pascal la présente dans le Récit de la grande expérience de l’équilibre des liqueurs (OC II, éd.
J. Mesnard, p. 679) et le Traité de la pesanteur de la masse de l’air (chapitre VI, OC II, éd. J. Mesnard,
p. 1086-1088).

Voir sur cette expérience


Descotes Dominique, “Le vide dans le vide”, XVIIe siècle, n° 207, 2-2000, p. 257-272. ✍
Koyanagi Kimiyo, “Pascal et l’Expérience du vide dans le vide”, Japanese Studies in the History of
Science , 17, 1978, p. 105-127. ✍

Le principe de l’expérience a été indiqué, sans mention d’aucun auteur, dans le Liber novus praelusorius du
P. Mersenne (juillet 1648) ; voir le texte dans OC II, éd. J. Mesnard, p. 636 : « le fait du vide dans le vide
suffit à montrer clairement que le cylindre d’air extérieur est la cause pour laquelle le cylindre de vif-argent
contenu dans le tube occupe toujours la hauteur de deux pieds trois ou quatre doigts ; en effet, le tube mince
enfermé dans le gros ne peut retenir son mercure, qui descend complètement, et qui bientôt y remonte
lorsque l’air pénètre dans le gros. »

Les schémas ci-dessous permettent de saisir le principe de l’expérience, qui consiste à effectuer une
expérience de Torricelli dans une autre expérience de Torricelli : en d’autres termes, on fait le vide autour
d’un tube barométrique, pour observer ce qui arrive lorsque l’on supprime la pression de l’air autour d’un
baromètre. L’opération est connue par la description qu’en a donnée le P. Étienne Noël dans sa Gravitas
comparata, seu comparatio gravitatis aeris cum hydrargyri gravitate, Paris, Cramoisy 1648 (les difficultés de
la réalisation concrète sont étudiées par K. Koyanagi dans les études mentionnées plus haut). Voir dans
OC II, éd. J. Mesnard, le texte du P. Noël :

« Soit un tube de verre de trois pieds, plein de vif-argent, et fermé à chaque extrémité par une peau de
vessie ; soit ce tube avec un vase introduit dans un autre tube de six pieds, fermé à son extrémité inférieure
par une membrane, en sorte que le vase soit fixé à la partie supérieure du long tube ; soit l’extrémité
bouchée du grand tube élevé perpendiculairement plongée dans un récipient plein de vif-argent ; soit le tube
lui-même rempli de vif-argent ; soit fermée son extrémité supérieure, et ouverte l’inférieure ; le vif-argent
descendra jusqu’à la hauteur de vingt-sept pouces. Voilà donc entouré d’éther [le P. Noël, partisan du plein,
pense que le tube n’est pas vide, comme le pense Pascal, mais est rempli d’éther] le petit tube plein de vif-
argent : si l’on débouche son orifice intérieur maintenu plongé dans le vase, tout le vif-argent coulera en bas.
Par un trou étroit, que l’on fermera aussitôt avec le doigt, qu’on laisse un peu d’air s’écouler dans le grand
tube : alors le vif-argent qui est dans le vase du petit tube refluera dans son tube ; et celui qui est dans le
long tube descend. Telle est la nouvelle expérience fort ingénieusement inventée, il n’y a pas si longtemps,
après beaucoup d’autres, par Monsieur Pascal » (tr. J. Mesnard).

Figures de J. Thirion
Présentation du dispositif réel tel qu’il a été construit au Japon sous la direction de K. Koyanagi.
Clichés K. Koyanagi.

L’expérience du divertissement est conçue sur le même modèle. Elle consiste à montrer que, lorsqu’on
prive le roi de tout ce qui le soutient, il tombe au plus bas degré de l’ennui. Pascal considère d’abord le
roi tout entouré de sa puissance et de ses divertissements. Il supprime alors le divertissement, tout en
conservant au roi sa puissance et sa dignité : celui-ci tombe alors dans l’ennui, parce qu’il a perdu le
soutien qui l’empêchait de voir sa condition misérable, de la même façon que la plus haute colonne de
mercure, si on supprime l’air extérieur qui pèse sur elle et la soutient, chute à son niveau le plus bas.

D’autres fragments suggèrent des expériences analogues.

Misère 19 (Laf. 70, Sel. 104). Si notre condition était véritablement heureuse il ne faudrait pas nous divertir
d’y penser.

Divertissement 7 (Laf. 139, Sel. 171). On charge les hommes dès l’enfance du soin de leur honneur, de leur
bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis, on les accable d’affaires, de
l’apprentissage des langues et d’exercices, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que
leur santé, leur honneur, leur fortune, et celles de leurs amis soient en bon état et qu’une seule chose qui
manque les rendra malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la
pointe du jour. Voilà direz-vous une étrange manière de les rendre heureux, que pourrait-on faire de mieux
pour les rendre malheureux ? Comment, ce qu’on pourrait faire, il ne faudrait que leur ôter tous ces soins,
car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont, et ainsi on ne peut trop
les occuper et les détourner. Et c’est pourquoi après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque
temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, et jouer, et s’occuper toujours tout entiers.

Aussi on évite cela soigneusement et il ne manque jamais d’y avoir auprès des personnes des rois un grand
nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement à leurs affaires, et qui observent tout le temps
de leur loisir pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu’il n’y ait point de vide. C’est-à-dire qu’ils
sont environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état
de penser à soi, sachant bien qu’il sera misérable, tout roi qu’il est, s’il y pense.

En sorte qu’il n’y ait point de vide : il y a peut-être là une ironie discrète : l’homme est bien la seule
créature du monde dans laquelle il y ait du vide.

Merveille : chose rare, extraordinaire, surprenante, qu’on ne peut guère voir ni comprendre. Merveilleux se
prend souvent ironiquement : vous êtes un merveilleux homme, pour dire vous êtes extraordinaire dans vos
manières (Furetière).

♦ La cour et la société qui entoure les princes

L’ironie du fragment consiste en ce que l’on considère d’ordinaire que ce sont les courtisans qui ont
besoin du roi et viennent faire leur cour pour en obtenir des avantages. Pascal suggère que c’est en
réalité le roi qui a besoin de sa cour pour l’occuper en permanence par des divertissements sans laisser
aucune faille.

Sur la place du roi au milieu de sa cour, voir

Le Roy Ladurie Emmanuel, avec Fitou Jean-François, Saint-Simon ou le système de la Cour, Paris, Fayard,
1997.
Bély Lucien, La société des princes, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1999.
Élias Norbert, La société de cour, Paris, Flammarion, 1985.

Je ne parle point en tout cela des rois chrétiens comme chrétiens, mais seulement comme rois.

Ferreyrolles Gérard, “Le prince selon Pascal”, in L’image du souverain dans les lettres françaises des
guerres de religion à la révocation de l’édit de Nantes, Paris, Klincksieck, 1985, p. 169-176. Voir p. 173,
sur le roi comme chrétien. Pascal entend que le christianisme offre au roi, tout comme à l’homme en
général une autre perspective que celle de son anéantissement dont l’horreur le faisait choir dans le
divertissement et les charges. Le roi conserve ses distractions, car la concupiscence ne disparaît jamais
de l’âme de l’homme, mais cela reste un délassement, et les charges un devoir d’état.

Les princes sont considérés comme princes chrétiens dans les Trois discours sur la condition des grands,
notamment dans le troisième : voir OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1033-1034.

« Je veux vous faire connaître, Monsieur, votre condition véritable ; car c’est la chose du monde que les
personnes de votre sorte ignorent le plus. Qu’est-ce, à votre avis, d’être grand seigneur ? C’est être maître
de plusieurs objets de la concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux désirs
de plusieurs. Ce sont ces besoins et ces désirs qui les attirent auprès de vous, et qui font qu’ils se
soumettent à vous : sans cela ils ne vous regarderaient pas seulement ; mais ils espèrent, par ces services
et ces déférences qu’ils vous rendent, obtenir de vous quelque part de ces biens qu’ils désirent et dont ils
voient que vous disposez.

Dieu est environné de gens pleins de charité, qui lui demandent les biens de la charité qui sont en sa
puissance : ainsi il est proprement le roi de la charité.

Vous êtes de même environné d’un petit nombre de personnes, sur qui vous régnez en votre manière. Ces
gens sont pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupiscence ; c’est la
concupiscence qui les attache à vous. Vous êtes donc proprement un roi de concupiscence. Votre royaume
est de peu d’étendue ; mais vous êtes égal en cela aux plus grands rois de la terre ; ils sont comme vous
des rois de concupiscence. C’est la concupiscence qui fait leur force, c’est-à-dire la possession des choses
que la cupidité des hommes désire.

Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu’elle vous donne, et ne prétendez pas
régner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n’est point votre force et votre puissance
naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc point les dominer par la force, ni les
traiter avec dureté. Contentez leurs justes désirs ; soulagez leurs nécessités ; mettez votre plaisir à être
bienfaisant ; avancez-les autant que vous le pourrez, et vous agirez en vrai roi de concupiscence.

Ce que je vous dis ne va pas bien loin ; et si vous en demeurez là, vous ne laisserez pas de vous perdre ;
mais au moins vous vous perdrez en honnête homme. Il y a des gens qui se damnent si sottement, par
l’avarice, par la brutalité, par les débauches, par la violence, par les emportements, par les blasphèmes ! Le
moyen que je vous ouvre est sans doute plus honnête ; mais en vérité c’est toujours une grande folie que de
se damner ; et c’est pourquoi il n’en faut pas demeurer là. Il faut mépriser la concupiscence et son royaume,
et aspirer à ce royaume de charité où tous les sujets ne respirent que la charité, et ne désirent que les biens
de la charité. D’autres que moi vous en diront le chemin : il me suffit de vous avoir détourné de ces vies
brutales où je vois que plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter faute de bien connaître
l’état véritable de cette condition. »
Fragment Divertissement n° 7 / 7 – Papier original : RO 217-1
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Divertissement n° 192 p. 59-59 v° / C2 : p. 83-84

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVI - Misère de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 202-203 / 1678 n° 1 p. 197-
198
Éditions savantes : Faugère II, 31, I / Havet IV.1 / Michaut 460 / Brunschvicg 143 /
Tourneur p. 205-3 (voir p. 213) / Le Guern 129 / Lafuma 139 / Sellier 171

Divertissement.

On charge les hommes, dès l’enfance, du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du
bien et de l’honneur de leurs amis. On les accable d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices.
Et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et
celles de leurs amis soient en bon état, et qu’une seule chose qui manque les rendra malheureux. Ainsi on
leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà, direz-vous, une
étrange manière de les rendre heureux. Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ?
Comment, ce qu’on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins, car alors ils se verraient, ils
penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont. Et ainsi on ne peut trop les occuper et les
détourner, et c’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on
leur conseille de l’employer à se divertir, à jouer et à s’occuper toujours tout entiers.

.........................

Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure.

Le fragment insiste sur la nature d’entreprise collective du divertissement, qui était déjà marquée dans
Divertissement 4 et Divertissement 5, à propos de la manière dont les courtisans s’efforcent de distraire
le roi de sa condition misérable en organisant autour de lui un divertissement continu. Dans
Divertissement 7, l’organisation de la diversion est présentée comme un véritable système d’éducation,
par lequel on charge les hommes, dès leur enfance, d’une infinité de charges et d’affaires qui les font
tracasser dès la pointe du jour.

Analyse détaillée...
Fragments connexes

Misère 19 (Laf. 70, Sel. 104). Si notre condition était véritablement heureuse il ne faudrait pas nous
divertir d’y penser.
Dossier de travail (Laf. 414, Sel. 33). Misère. La seule chose qui nous console de nos misères est le
divertissement. Et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche
principalement de songer à nous et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans
l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement
nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort.
Dossier de travail (Laf. 415, Sel. 34). Agitation. Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a ou un
laboureur etc. qu’on les mette sans rien faire.
Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le
monde, ni que moi-même ; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses ; je ne sais ce que c’est
que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait
réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste.
Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette
vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce
peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’à un autre de toute l’éternité qui
m’a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment
comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce que je connais est
que je dois bientôt mourir ; mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter.
Comme je ne sais d’où je viens, aussi je ne sais où je vais ; et je sais seulement qu’en sortant de ce
monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité, sans savoir à laquelle
de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. Voilà mon état, plein de faiblesse et
d’incertitude.
Miracles III (Laf. 879, Sel. 442). Hommes naturellement couvreurs et de toutes vacations, hormis en
chambre. (texte barré)

Fragment Divertissement n° 2 / 7 – Papier original : RO 121-2


Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Divertissement n° 184 p. 53 / C2 : p. 75

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVI - Misère de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 217 / 1678 n° 4 p. 211
Éditions savantes : Faugère II, 39, IV / Havet IV.5 / Brunschvicg 169 et 168 / Tourneur
p. 205-1 / Le Guern 124 / Lafuma 134 et 133 / Sellier 166

Divertissement.

Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés,
pour se rendre heureux, de n’y point penser.

Nonobstant ces misères, il veut être heureux, et ne veut être qu’heureux, et ne


peut ne vouloir pas l’être. Mais comment s’y prendra-t-il ? Il faudrait, pour bien
faire, qu’il se rendît immortel. Mais ne le pouvant, il s’est avisé de s’empêcher d’y
penser.

Pascal apporte ici l’explication d’un paradoxe que Montaigne s’était contenté de constater : face à ce qui
fait leur malheur, la maladie, l’ignorance, la mort, bref toute la misère exposée dans les premières liasses
des Pensées, la seule réaction de la plupart des hommes consiste à ne pas y penser. Montaigne
s’étonnait d’un tel abrutissement. Pascal l’explique en soulignant que, connaissant la condition humaine,
et faute de pouvoir trouver par lui-même les remèdes à ses misères, l’homme peut difficilement faire
autre chose. Pascal ne porte donc pas sur le divertissement une condamnation vertueuse : il en
comprend fort bien la nécessité dans l’état actuel de la nature humaine. Mais la dernière phrase en
souligne malgré tout l’inconséquence.

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Fragments connexes

Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94). Sur quoi la fondera-t-il, l’économie du monde qu’il veut gouverner ? Sera-ce
sur le caprice de chaque particulier, quelle confusion ! Sera-ce sur la justice, il l’ignore. Certainement s’il
la connaissait il n’aurait pas établi cette maxime la plus générale de toutes celles qui sont parmi les
hommes, que chacun suive les mœurs de son pays.
Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Que fera donc l’homme en cet état ? Doutera-t-il de tout ?
Doutera-t-il s’il veille, si on le pince, si on le brûle ? Doutera-t-il s’il doute ? Doutera-t-il s’il est ? On n’en
peut venir là, et je mets en fait qu’il n’y a jamais eu de pyrrhonien effectif parfait. La nature soutient la
raison impuissante et l’empêche d’extravaguer jusqu’à ce point.
Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre
heureux et ceux qui font sur cela les philosophes et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de
passer tout le jour à courir après un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère
notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères qui nous en
détournent, mais la chasse nous en garantit.
Divertissement 6 (Laf. 138, Sel. 170). Divertissement. La mort est plus aisée à supporter sans y penser
que la pensée de la mort sans péril.
A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182). Incroyable que Dieu s’unisse à nous.
Cette considération n’est tirée que de la vue de notre bassesse, mais si vous l’avez bien sincère, suivez-
la aussi loin que moi et reconnaissez que nous sommes en effet si bas que nous sommes par nous-
mêmes incapables de connaître si sa miséricorde ne peut pas nous rendre capables de lui. Car je
voudrais savoir d’où cet animal qui se reconnaît si faible a le droit de mesurer la miséricorde de Dieu et
d’y mettre les bornes que sa fantaisie lui suggère. Il sait si peu ce que c’est que Dieu qu’il ne sait pas ce
qu’il est lui-même. Et tout troublé de la vue de son propre état il ose dire que Dieu ne le peut pas rendre
capable de sa communication. Mais je voudrais lui demander si Dieu demande autre chose de lui sinon
qu’il l’aime et le connaisse, et pourquoi il croit que Dieu ne peut se rendre connaissable et aimable à lui
puisqu’il est naturellement capable d’amour et de connaissance. Il est sans doute qu’il connaît au moins
qu’il est et qu’il aime quelque chose. Donc s’il voit quelque chose dans les ténèbres où il est et s’il trouve
quelque sujet d’amour parmi les choses de la terre, pourquoi si Dieu lui découvre quelque rayon de son
essence, ne sera-t-il pas capable de le connaître et de l’aimer en la manière qu’il lui plaira se
communiquer à nous. Il y a donc sans doute une présomption insupportable dans ces sortes de
raisonnements, quoiqu’ils paraissent fondés sur une humilité apparente, qui n’est ni sincère, ni
raisonnable si elle ne nous fait confesser que ne sachant de nous-mêmes qui nous sommes nous ne
pouvons l’apprendre que de Dieu.
Commencement 5 (Laf. 154, Sel. 187). Partis.
Il faut vivre autrement dans le monde, selon ces diverses suppositions.
1. (s'il est sûr qu'on y sera toujours) si on pourrait y être toujours. […]
5. s'il est sûr qu'on n'y sera pas longtemps, et incertain si on y sera une heure.
Cette dernière supposition est la nôtre.
Commencement 16 (Laf. 166, Sel. 198). Nous courons sans souci dans le précipice après que nous
avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir.
Fondement 16 (Laf. 239, Sel. 271). L’homme n’est pas digne de Dieu mais il n’est pas incapable d’en
être rendu digne. Il est indigne de Dieu de se joindre à l’homme misérable mais il n’est pas indigne de
Dieu de le tirer de sa misère.
Amour propre (Laf. 978, Sel. 743). La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que
soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit
plein de défauts et de misère ; il veut être grand, et il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit
misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de
l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet
embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de
s’imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses
défauts.
Sel. 784 (ms Joly de Fleury), en donne le premier mouvement, qui conclut en tout état de cause à
l’indignité de l’homme : Pourquoi Dieu ne se montre-t-il pas ? – En êtes-vous digne ? – Oui. – Vous êtes
bien présomptueux, et indigne par là. – Non. – Vous en êtes donc indigne.

Mots-clés : Bonheur – Homme – Guérir – Ignorance – Misère – Mort – Pensée – Vouloir.

Fragment Divertissement n° 1 / 7 – Le papier original est perdu


Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Divertissement n° 183 p. 53 / C2 : p. 75

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janv. 1670 p. 279 / 1678 n° 18 p. 275
Éditions savantes : Faugère II, 40, VI / Havet VI.13 / Michaut 886 / Brunschvicg 170 /
Le Guern 123 / Lafuma 132 / Sellier 165

Si l’homme était heureux, il le serait d’autant plus qu’il serait moins diverti,
comme les saints et Dieu.

- Oui, mais n’est-ce pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le
divertissement ? Non, car il vient d’ailleurs et de dehors et ainsi il est dépendant et
partant sujet à être troublé par mille accidents qui font les afflictions inévitables.

Le fragment prend pour point de départ une remarque qui a été faite dans la liasse Misère : la recherche
du divertissement est la preuve que la condition de l’homme n’est pas heureuse. Ici, Pascal approfondit le
raisonnement dans une direction nouvelle, suivant un mouvement de renversement du pour au contre.
Après la reprise de l’énoncé de Misère 19 (Laf. 70, Sel. 104), il propose une objection qui pourrait être
faite par un interlocuteur qui s’adonnerait au divertissement, ou du moins chercherait à en justifier la
nécessité : si la condition de l’homme est irrémédiablement malheureuse, il ne sert à rien de chercher à y
remédier, et il est plus habile de chercher à l’oublier en demandant au divertissement un remède à la
tristesse et à l’ennui. Suit alors un nouveau renversement, qui contredit cette objection : celle-ci serait
valable si le divertissement était solide et durable, permettant à l’homme de méconnaître la misère de sa
condition continuellement jusqu’au terme de sa vie. Mais tel n’est pas le cas, car le divertissement ne
dépend pas de nous, il relève de ce que les philosophes stoïciens appellent des sources extérieures du
bonheur, de sorte que, dès qu’elles disparaissent, l’homme retombe dans le malheur. Le bonheur qui ne
dépend pas de nous est donc nécessairement discontinu, et les afflictions inévitables.
Il faut remarquer que Pascal ne commet pas l’erreur de s’en prendre au divertissement pour des raisons
moralisatrices : il se garde de faire la leçon aux autres en blâmant leur conduite, il se contente de remarquer
que le recours au divertissement pour oublier la misère ne réussit pas : c’est une solution qui, à première
vue, peut sembler bonne, mais qui, dès qu’on y réfléchit, s’avère défectueuse et inefficace. Cette
observation pragmatique a plus de chance de toucher le lecteur qu’un long sermon vertueux.

Un dernier renversement du pour au contre serait possible, mais Pascal évite de le développer
prématurément : il consisterait à dire qu’au lieu de se divertir en poursuivant des objets « du dehors »,
inconstants par nature, on devrait se convertir à un bien constant, qui ne risque ni de décevoir, ni de
s’évanouir. Mais quel bien ? La connaissance de ce « souverain bien » ne sera donnée au lecteur que dans
les liasses suivantes : comme il est trop tôt pour s’en expliquer, Pascal arrête le renversement du pour au
contre à la pénultième étape.

Analyse détaillée...
Fragments connexes

Misère 19 (Laf. 70, Sel. 104). Si notre condition était véritablement heureuse il ne faudrait pas nous
divertir d'y penser.
Divertissement 7 (Laf. 139, Sel. 171). On charge les hommes dès l'enfance du soin de leur honneur, de
leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l'honneur de leurs amis, on les accable d'affaires, de
l'apprentissage des langues et d'exercices, et on leur fait entendre qu'ils ne sauraient être heureux sans
que leur santé, leur honneur, leur fortune, et celles de leurs amis soient en bon état et qu'une seule
chose qui manque les rendra malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font
tracasser dès la pointe du jour. Voilà direz-vous une étrange manière de les rendre heureux, que
pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Comment, ce qu'on pourrait faire, il ne faudrait
que leur ôter tous ces soins, car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu'ils sont, d'où ils viennent, où
ils vont, et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner.
Dossier de travail (Laf. 395, Sel. 14). Quand nous voulons penser à Dieu n'y a-t-il rien qui nous détourne,
nous tente de penser ailleurs; tout cela est mauvais et né avec nous.
Dossier de travail (Laf. 414, Sel. 33). Misère. La seule chose qui nous console de nos misères est le
divertissement. Et cependant c'est la plus grande de nos misères. Car c'est cela qui nous empêche
principalement de songer à nous et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans
l'ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d'en sortir, mais le divertissement
nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort.
Pensées diverses (Laf. 687, Sel. 576). J'avais passé longtemps dans l'étude des sciences abstraites et le
peu de communication qu'on en peut avoir m'en avait dégoûté. Quand j'ai commencé l'étude de l'homme,
j'ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas propres à l'homme, et que je m'égarais plus de ma
condition en y pénétrant que les autres en l'ignorant. J'ai pardonné aux autres d'y peu savoir, mais j'ai cru
trouver au moins bien des compagnons en l'étude de l'homme et que c'est la vraie étude qui lui est
propre. J'ai été trompé. Il y en a encore moins qui l'étudient que la géométrie. Ce n'est que manque de
savoir étudier cela qu'on cherche le reste. Mais n'est-ce pas que ce n'est pas encore là la science que
l'homme doit avoir, et qu'il lui est meilleur de s'ignorer pour être heureux.

Mots-clés : Accident – Affliction – Bonheur – Dehors – Dépendance – Dieu – Divertissement – Homme –


Saint.

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