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Langages et mémoire

du corps en psychanalyse
Jean José Baranes

Langages et mémoire
du corps en psychanalyse
Préface à l’édition de poche de Gérard Bayle
Conception de la couverture :
Anne Hébert

Première édition parue sous le titre


Les balafrés du divan, PUF, 2003

ISBN : 978-2-7492-3428-1
CF - 2000
© Éditions érès 2012
33, avenue Marcel-Dassault, 31500 Toulouse
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Le modèle d’exploitation qui m’occupe,
ça n’est pas celui qui épuise ce qu’il explore,
mais celui qui accroît ce qu’il ne connaît pas.
X…
Préface à l’édition de poche

La trace est l’apparition d’un proche, aussi loin-


tain soit ce qui la laissa. L’aura est l’apparition
d’un lointain, aussi proche que soit ce qui la
laissa. Dans la trace, nous nous emparons de la
chose ; dans l’aura, elle s’empare de nous.
Walter Benjamin

Marquer les esprits ne devrait pas faire partie de


l’éthique de la psychanalyse, elle-même issue d’une
confrontation aux aléas de la suggestion. Mais il faut bien
des bornes pour se repérer face à un corpus théorique, si
proche de la psychosexualité infantile qu’il est soumis au
refoulement, à ses retours, à ses levées et à ses reprises.
Freud a tenu à ce que l’Interprétation des rêves marque
le tournant du XXe siècle bien que sa recherche ait été déjà
bien engagée depuis les Études sur l’hystérie. Vint le « tour-
nant des années folles » devant la compulsion de répétition
et certains échecs des tentatives de levée du refoulement.
Ce furent les années de l’étude du déni et du clivage. Du
temps passa, vinrent les états-limite. Selon un schéma sim-
pliste, on en était là à trente ans du « tournant du XXIe siècle » ;
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le psychanalyste se « penchait » sur les productions positives


et négatives de son patient, se gardait de tomber dedans et
interprétait. Mais il faut nuancer. Ce que les analystes alors
formés apprenaient était en même temps bouleversé par cer-
taines recherches individuelles de leurs superviseurs, cités
dans ce livre.
Jean José Baranes fait partie d’une génération d’ana-
lystes pour qui ces apports ont changé la théorie et la pra-
tique de la psychanalyse. Il les prolonge par ses
contributions. Au malaise de l’angoisse de castration liée
aux craintes des manques de l’être, s’ajoutent les vécus gelés
ou catastrophiques du manque à être. Comment les
prendre en compte, comment y faire face ? La psychanalyse
classique de divan en donnait des aperçus, elle ne créait pas
pour autant tous les leviers que l’on pouvait souhaiter afin
de traiter ces patients. Se pencher sur eux ne suffisait pas.
Les manifestations contre-transférentielles étaient elles-
mêmes brouillées. Il fallait de nouveaux points de vues.
Freud avait progressivement épuré le dispositif analy-
tique de certaines sources d’artéfacts liées à la pratique
médicale. Il avait supprimé les visites à domicile, les pres-
criptions de médicaments, les massages, les soins hydro-
thérapiques, les interventions de tiers, etc. Il travaillait avec
des adultes qu’il recevait sur son divan six fois par semaine
pendant une heure. L’idéalisation de cette épuration devait
conduire certains psychanalystes à d’autres retranchements
théoriques ou pratiques.
La psychosexualité infantile en fit les frais en Angle-
terre. En France, certains analystes devinrent quasiment
muets avec leurs patients, à la recherche de signifiants ver-
baux ou dans l’attente du constat par le patient de la fausse
route du transfert. Les patients bons névrosés pouvaient
s’en sortir. Ce n’était pas le cas pour ceux dont le manque à
être nécessitait le maintien d’un analyste, quel qu’il soit ;
mieux valait être mal accompagné que seul.
Préface à l’édition de poche 11

Jean José Baranes avait rapidement compris qu’il fal-


lait autre chose pour comprendre ces cas dits difficiles.
Après les recherches et les souffrances de Ferenczi, une voie
s’ouvrait avec les psychanalystes d’enfants qui avaient pré-
servé le jeu comme approche et comme cadre. Certains
avaient commencé à faire jouer des adultes grâce à la pra-
tique du psychodrame psychanalytique. Cela pouvait
s’étendre et s’accorder avec la psychanalyse des adolescents
pour lesquels le silence en séance et l’immobilité du divan
apparaissaient comme autant de maltraitances. La pratique
psychanalytique en institution aidant, l’auteur de ce livre
s’est confronté à des approches dans lesquelles, adossé à des
tiers, il pouvait se laisser aller à des sensations induites par
la rencontre psychanalytique, et tenter d’en rendre compte.
Freud rappelait que pour casser une noix il vaut mieux
en presser deux l’une contre l’autre. Le paradigme de l’ado-
lescence et la structure topique et dynamique du psycho-
drame sont les deux sources principales des recherches de
Jean José Baranes et renvoient à la prise en compte du
transgénérationnel et de l’hétérogénéité.
Historiciser la rencontre transgénérationnelle de
l’adolescent et de ses parents achoppe parfois sur une abo-
lition temporelle homogénéisante, un télescopage des géné-
rations dans ce que l’on peut considérer comme un Œdipe
catastrophé. À l’opposé, l’hétérogénéité du groupe d’acteurs
de psychodrame donne toutes ses chances à une différencia-
tion historicisée, pour peu que le meneur de jeu puisse
avoir confiance dans tout ce qui émergera, y compris – et
surtout – les « erreurs » au hasard des jeux.
On ne se lance pas dans une telle aventure sans assu-
rances pour le patient et l’analyste.
Le groupe de psychodrame constitue une bonne
représentation de ce garant, tout comme l’écoute d’un ou
de plusieurs collègue ; de même l’assistance d’une bonne
institution ayant intégré la notion des soins à apporter au
12 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

cadre. Autant de liens en réseau constituant un filet de


sécurité, celui justement dont manquent les patients
concernés. Ce n’est pas qu’ils manquent absolument de
liens tissés par l’amour et par la haine d’un ou de plusieurs
objets, le problème vient du relâchement du réseau, des
espaces trop grands dans le maillage, de la destructivité pas-
sive de ces trous. On peut imaginer ces espaces comme des
vides de structure, de chaos de bribes de liens détruits ou
inaboutis, d’excitations bouillonnantes, inhibantes par leur
puissance même, ou jaillissantes dans les décharges destruc-
trices, « vide médian structural » pour l’auteur.
En se laissant couler dans ce manque à être, l’analyste
vient avec tous ses liens et son histoire. La plongée même
est déjà une façon de calmer le désaccordage. Par cette
immersion sensorielle, partie d’un surplomb théorico-
pratique bien intégré, vers ces gouffres et ces brasiers, com-
mence à s’opérer la transformation, la mutation symboli-
sante primaire qui saisira le patient, le psychanalyste et son
groupe. Le patient n’est pas seul dans son monde. Un être
humain est venu, non seulement pour partager ses sensa-
tions, mais aussi pour les qualifier. Le complément de liens
dont bénéficie le patient qualifie alors l’analyste pour une
position de double narcissique qu’il va falloir faire évoluer
jusqu’à ce qu’il devienne facultatif puis qu’il disparaisse
comme tombent les dents de lait.
Le patient pourra alors vivre seul avec, non pas un
objet manquant, mais un objet absent. La trace est habitée
par un sujet et le souvenir d’un objet, ce qui permet d’être
seul en présence du souvenir de l’autre et ouvre le passage
vers la recherche de nouveaux objets.
Ce partage des sensations, du sensoriel, semblerait
mystérieux si l’on s’en tenait à la théorie de l’identification
projective par laquelle le patient fait porter à autrui, et
contrôle en celui-ci, une partie de son fardeau intolérable.
Mais ici, il s’agit d’autre chose, d’une autre approche. Des
Préface à l’édition de poche 13

mouvements, des vibrations, des poussées et des retraits


sont émis et reçus. Pour notre auteur, ils viennent des
mémoires du corps du patient, là où ils circulent sur des
traces en circuit fermé, faute de prise en charge par une
poussée qui leur donnerait un statut de motion pulsion-
nelle d’une représentation de chose. Les mémoires du corps
de l’analyste disposent des moyens de rompre la circularité
en se proposant comme objet. Ce que le patient ressent
transforme le parcours de ses excitations et les oriente vers
la voie pulsionnelle.
Mais sortons un moment de ces allusions métapsycho-
logiques et pensons un peu à ce que nous fait, fait de nous,
la rencontre artistique lorsque nous la trouvons après l’avoir
cherchée1. Les hallucinations d’odeurs induites par un
tableau de Bacon ou de Lucian Freud, celles d’espaces
infinis venant d’œuvres de Rothko, les hallucinations
visuelles colorées et informes d’une composition musicale
de Betsy Jolas ou d’une sonate pour piano de Boulez, le tas-
sement physique à l’écoute d’un poème de Keats, l’envie de
marcher devant une chorégraphie de Pina Bausch, la main
qui s’avance vers une sculpture de Arp sont des exemples de
ces mouvements primaires, avant toute intégration, avant
toute appropriation, avant tout commentaire. Il y a là une
cocréation qui reste à qualifier et à différencier de ce qui se
passe dans une psychanalyse – les artistes sont des passeurs
de sensations – mais la mémoire sensorielle est convoquée
dans les deux cas.
Dans une perspective psychanalytique nouvelle, le lien
transformationnel opère pour le patient comme pour l’ana-
lyste en cocréation. Le premier en sort plus fort de symbo-
lisations symbolisantes, l’autre d’un gain propre à réduire
l’éternel écart théorico-pratique. La cure de parole reprend

1. On s’autorise ici de ce que Jean José Baranes, psychanalyste, praticien


du psychodrame, est aussi artiste plasticien.
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ses droits dans le moment même du passage du déni à la


dénégation, du comblement du clivage au passage par le
refoulement. On peut y voir un refoulement originel après
coup grâce auquel s’opère une symbolisation secondaire
associée et dépendante de la symbolisation primaire. En ce
sens, l’auteur peut légitimement argumenter les théories du
cadre en proposant de les considérer comme des symbolisa-
tions plurielles en latence.
Cet ouvrage de Jean José Baranes montre la présence
de tout son jeu, au sens du jeu d’orgue, cette fois-ci.
Contraste frappant avec sa capacité à refouler ou à abolir
– dont il tire parti ainsi que ses compagnons de psycho-
drame – dans des situations cliniques telle celle de Méli-
Mélo, surnom d’une de leurs patients. Oubli comme s’il
était une plante verte dans le pire des cas, comme si le
refoulé était celui de la sexualité infantile dans le meilleur.
Ce que la cure obscurcit réapparaît au moment de l’écrit, ce
qui ne va jamais sans quelque résistance à braver le refoule-
ment des théories sexuelles infantiles qui restent sous
jacentes aux élaborations novatrices.
Ce livre dégage des perspectives novatrices et fécondes
pour une psychanalyse dont la théorie confirme la corpo-
réité, support d’une éventuelle thérapie corporelle dans
laquelle on ne se touche pas. C’est un tournant.

Gérard Bayle
Introduction

« Un homme se propose la tâche de dessiner le


monde. À mesure que les années passent, il
peuple un espace d’images de provinces, de
royaumes, de montagnes, de baies, de navires,
d’îles, de poissons, d’instruments, d’astres, de
personnes. Un peu avant de mourir, il découvre
que ce patient labyrinthe de lignes trace l’image
de son propre visage. »
El Hacedor, J.L. Borges

Le temps n’est pas si loin où la psychanalyse était


l’objet d’un remarquable clivage, chez les psychanalystes
eux-mêmes, entre une idéalisation de la psychanalyse
« pure » à laquelle les analystes en formation de ma géné-
ration aspiraient sans jamais y atteindre bien évidemment,
et des pratiques considérées comme bâtardes, pour ne pas
dire transgressives – cache-misère ou résistances à la psy-
chanalyse –, qui amenaient les mêmes analystes en forma-
tion à exercer dans le champ de la santé mentale et à y
rencontrer les groupes, les adolescents, les pathologies autis-
tiques ou les psychoses avérées de l’adulte ou de l’enfance,
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et, nécessairement, les institutions qui les « prenaient en


charge » avec plus ou moins de bonheur et de créativité.
Mais il n’était pas alors question d’envisager une
mise en relation de l’un et l’autre champ d’expérience et
de savoir, même si certains pionniers en prenaient le
risque. Parmi ceux-ci, Didier Anzieu, marginalisé dans sa
propre société analytique du fait même de ses intérêts un
peu singuliers pour la culture de groupe et le psycho-
drame, technique introduite depuis peu en France par
Moreno ; René Diatkine, dont la vive intelligence, s’ali-
mentant des contradictions de sa double pratique de psy-
chanalyste et de directeur de centre de santé mentale,
interrogeait inlassablement le processus analytique et les
conceptions que s’en faisaient les psychanalystes ; Michel
de M’Uzan, dont les intérêts pour la psychosomatique et
la création littéraire le menaient à inventer des positions
analytiques originales ; André Green, enfin, qui alliait la
rigueur théorique à l’ampleur de la vision quant aux
limites, aux transformations et aux extensions obligées de
la théorie et de la pratique analytique.
En arrière-plan – ou au premier, selon le cas – se repé-
raient les effets des débats puis du divorce avec Jacques
Lacan, et la place centrale conférée par ce dernier au champ
de la parole et du langage dans la théorie et la pratique de la
cure. Chacun de nous avait à se débrouiller avec ce divorce
parental, et à tracer sa propre voie à partir de cet héritage.
Issu d’un milieu polyglotte, né dans un pays où la plu-
ralité culturelle et religieuse était la règle, je pris très tôt le
parti de la diversité, de la limite et des marges, qui m’appa-
raissent encore aujourd’hui comme lieux de transactions
fertiles entre soi et l’autre, entre dedans et dehors, entre sin-
gulier et pluriel, attaché à mon tour à tenter de comprendre
et théoriser les conditions d’une pensée sur la pensée et ses
aliénations, comme son ancrage dans la pulsion, le corps, la
relation à l’autre et au groupe.
Introduction 17

Toute recherche est dans notre champ de savoir, mise


en tension de certaines problématiques singulières à partir
de son histoire professionnelle et personnelle, comme des
événements de la vie. Il y avait dans le mouvement de
recherche qui m’animait alors, nécessairement, la présence
des théories sexuelles infantiles que tout humain se donne
pour pousser toujours plus loin les énigmes de la sexualité
et du mensonge des adultes, et cela dans le secret, le doute
et la quête transgressive d’un savoir interdit. Mais se posait
à moi, tout autant que le plaisir de pensée, la question de
l’identité et de l’accès à une pensée autonome, par delà les
effets de la destructivité intérieure et des « capacités néga-
tives » à l’œuvre en chacun de nous, de manière inégale-
ment créatrice/destructrice.
C’est ainsi que je m’attachai à explorer dans un premier
temps les conditions de cadre (familial, institutionnel) pour
l’avènement d’un espace potentiel et l’émergence d’un sujet
singulier, la dialectique figure-fond, processus psychiques
– conditions de l’activité de symbolisation, m’apparaissant
comme un axe majeur de la réflexion et des travaux portant
sur les modalités primordiales de l’activité de pensée.
La question du deuil impossible et les travaux de
Torok et Abraham sur la crypte me permirent, dans les
années 1970, de faire la jonction entre les territoires « mar-
ginaux » qui me préoccupaient jusque-là et la cure analy-
tique. Ces travaux contiennent en effet en germe les
questions essentielles, déjà rencontrées à l’aube de la psy-
chanalyse par Ferenczi, auxquelles sont confrontés les ana-
lystes aujourd’hui, et que cet ouvrage tente d’explorer, à sa
manière et selon ses lignes propres : clivage du Moi, mise en
crise de la topique psychique, échec à l’appropriation sub-
jective de son histoire (ou de sa préhistoire) et de son corps
à travers le langage verbal, nécessité enfin d’un autre enga-
gement du psychanalyste que celui, confortable et élégam-
ment sophistiqué, du jeu langagier « ordinaire », celui de la
18 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

névrose de transfert. Remarquons au passage qu’on n’en


parle plus guère d’ailleurs aujourd’hui, lui préférant une
interrogation sur les formes processuelles plus étranges que
la clinique contemporaine nous donne à voir et à entendre,
et qui impliquent, comme on le lira dans le chapitre
conclusif de cet ouvrage, de mener deux registres de
réflexion. D’une part, plutôt que de continuer à opposer
cure analytique « type » et pratiques psychothérapiques, il
était intéressant de prendre en compte la notion de travail
de psychanalyse dans des praticables différents. Avec elle
s’imposait une nouvelle conception du cadre, qui va favo-
riser plus spécifiquement tel ou tel registre du fonctionne-
ment et des processus psychiques, par exemple en faisant
une plus grande place à l’éprouvé et à la « mémoire du
corps ». Et, simultanément, devra s’opérer un renouvelle-
ment des conceptions sur la symbolisation, à partir du
constat de ses limites dans le dispositif analytique « clas-
sique ». La symbolisation dans les setting analytiques d’au-
jourd’hui est plurielle, hétérogène dans ses logiques
psychiques, et doit prendre en considération, plus qu’elle
ne le faisait jusque-là, les registres primaires de la symboli-
sation, ceux où l’analyste devient le médium malléable
d’une expérience jamais vécue à ce jour ou, à tout le moins,
prématurément interrompue. C’est ce que nous ont appris
Winnicott et Bion, qui renouvellent de fond en comble la
pensée freudienne, sans la remplacer d’aucune manière
pour autant.
Je m’expliquerai à présent sur ce qui lie ensemble les tra-
vaux, divers en apparence, réunis dans cet ouvrage et qui
s’étendent sur une vingtaine d’années, fil qui ne m’est apparu
de manière convaincante qu’au fur et à mesure de l’approfon-
dissement de mes conceptions sur le processus analytique.
Tous relèvent du même questionnement sur la symbolisation
dans la clinique analytique, et cela en l’abordant sous des
angles variés afin d’en cerner enjeux et contours. Le lecteur
Introduction 19

pourra constater à la lecture de ces travaux que nombre


d’entre eux demeurent dans la logique d’une « théorie de la
représentation » prévalente et des conditions de son effica-
cité. Ce n’est que tardivement qu’ils donnent toute sa place à
la conception d’une symbolisation réellement plurielle.
Un certain nombre des textes que l’on lira ont déjà été
publiés dans diverses revues de psychanalyse, d’autres ont
été rédigés pour la circonstance. Il m’est en tout cas apparu
que la publication de l’ensemble de ces textes dans cet
ouvrage, certains sans modifications ni réécriture majeure,
d’autres – la majeure partie – largement remaniés ou déve-
loppés, avait l’intérêt de donner témoignage du travail
d’élaboration théorique qui s’est fait au long des années et
aboutit à cette conception renouvelée de la symbolisation.
Aussi bien d’ailleurs que dans les travaux, publiés antérieu-
rement, concernant le cadre institutionnel ou la famille
considérée comme cadre 1, il s’est en effet constamment agi
pour moi d’explorer et d’approfondir cette question. Je pro-
poserai donc, dans les textes que l’on lira ici, d’envisager
aujourd’hui la question de la pratique psychanalytique sous
l’angle de la diversité des modes de travail de la psyché 2.
Certes, la psyché opère en régime névrotique ordinaire
ce travail entrecroisé et complexe des temps et des logiques
psychiques, sorte de tissage et de réinscription permanente
des traces dans les versions successives du fantasme. Dans le

1. Cf. notamment les ouvrages collectifs La question psychotique à l’ado-


lescence (J.J. Baranes et coll., Paris, Dunod, 1991), Le négatif, figures et
modalités (A. Missenard et coll., Paris, Dunod, 1989), et les articles
« La maison natale » (Topique, 28, 1981), « Les chemins de traverse »
(Psychanalyse à l’Université, 7, 272, 1987).
2. C’est bien d’ailleurs une telle position qui est implicitement à l’origine
des travaux des Botella sur la figurabilité (cf. C. Botella et S. Botella,
La figurabilité psychique, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 2001).
20 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

cas des souffrances identitaires narcissiques (Roussillon)


par contre, force est de passer par d’autres registres psy-
chiques que ceux de la symbolisation secondaire. L’affect,
le corps, la perception, la sensorialité, ces exclus de prin-
cipe par le dispositif de la cure « classique » – non pas pour
les évacuer, mais pour en permettre la reprise langagière
par le sujet –, deviennent alors nos points d’appui pour
tenter de redonner à nos patients une enveloppe psychique
(Anzieu) et un accès à ces excitations mal pulsionnalisées
et volontiers clivées, de dramatiser en quelque sorte ces
registres archaïques de la souffrance narcissique qui débor-
dent – ou échappent – au champ du langage verbal : non
pas du méconnu refoulé et des représentations de mot,
mais des traces mnésiques et des représentations de chose,
du matériau psychique dénié clivé ou faisant irruption
sous une forme insuffisamment déplacée-décondensée
dans le langage. C’est à partir de ces figurabilités issues des
traces mnésiques perceptives, survenant dans un espace
psychique intermédiaire ou transitionnel, que le travail de
rêverie de l’analyste (singulier ou collectif selon le dispo-
sitif ) va favoriser ce tissage incessant des psychés et des
régimes psychiques, véritable navette (ou médium mal-
léable) faisant le va-et-vient entre les protagonistes et les
divers registres psychiques.
Un texte sur le journal clinique de Sandor Ferenczi
introduit l’ouvrage et situe les questions qui y seront tra-
vaillées ultérieurement. L’homme fut un précurseur, même
s’il se « noya » dans son amour éternellement déçu pour son
Maître idéalisé, Freud.
Viennent ensuite trois textes sur ces patients chez qui
la souffrance narcissique prévaut et qu’on a pu appeler les
« cas difficiles », appellation dont la pertinence est discutée
ici. Ils mettent à mal, bien souvent, l’analyse et l’analyste, et
appellent de la part de ce dernier à une attitude de présence
en identité malléable, le passage par des phénomènes de
Introduction 21

brouillage entre soi et l’autre (le double narcissique 3) étant


selon moi un passage obligé 4 pour que l’analyse ait quelque
consistance.
Les aléas de l’identité sont au cœur de la probléma-
tique adolescente, et l’on considère de plus en plus les ado-
lescents, par les singularités de leur fonctionnement
mental, par les difficultés auxquelles ils confrontent l’ana-
lyste et par les aménagements qu’il faut leur consentir sans
rien lâcher pour autant sur l’essentiel, comme un nouveau
paradigme pour la cure, paradigme qui prend le relais du
modèle hystérique inaugural en psychanalyse, mais sans
« fixer » des situations cliniques complexes comme c’est
trop souvent le cas lorsqu’on commence à parler de patho-
logies limites ou borderlines. Il m’est arrivé plus d’une fois,
pour « supporter » des patients au narcissisme destructeur
et à l’acharnement caractériel à ne pas vivre, mais à juste
survivre, de me souvenir des acrobaties auxquelles m’ont
entraîné certains traitements d’adolescents, parce qu’eux-
mêmes d’abord étaient contraints à gesticuler et à agir pour
survivre à des agonies primitives réactivées par les remanie-
ments de l’adolescence. On reconnaîtra aisément, dans la
temporalité adolescente décrite dans l’un des chapitres de
l’ouvrage, nombre de nos patients, si impatients de réalisa-
tion immédiate, si intolérants au délai nécessaire au travail
de la psyché et si tentés quelquefois par la politique de la
terre brûlée.
C’est également l’adolescence qui me conduisit à
réfléchir au point de vue transgénérationnel. Plusieurs tra-
vaux montrent ici l’apport de cette perspective dans la cli-
nique contemporaine, les conditions qui en légitiment

3. Double narcissique, ou plus précisément double d’étayage narcissique.


4. Note de 2011 : je serais plus nuancé aujourd’hui, et écrirais que le dit
brouillage des limites et des identités serait comme notre arrière-pays cli-
nique.
22 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

l’usage analytique, les modalités de symbolisation qu’elle


permet, mais aussi les risques auxquels elles exposent
la cure.
Le psychodrame analytique, observatoire privilégié
pour les symbolisations primaires et la construction du
sujet, occupe une place de choix dans le thérapie des
patients dont il est question dans cet ouvrage, et un long
chapitre lui est consacré, dans lequel on trouvera l’analyse
détaillée et la discussion de deux situations cliniques
exemplaires.
La problématique du Double vient ensuite, précédant
le chapitre de conclusion qui reprend et développe les sym-
bolisations plurielles. Elle est un autre fil qui parcourt en fili-
grane tous les textes de cet ouvrage. L’identité et
l’autoreprésentation sont de plus en plus, de l’avis de
nombre d’auteurs, au centre du processus analytique. L’une
et l’autre sont au cœur des symbolisations primaires, qui,
ainsi que l’avait déjà très précisément montré Piera Aula-
gnier dans sa description des divers registres du fonctionne-
ment de la psyché, autoreprésentent le fonctionnement
psychique dans le même temps où elles travaillent. Ainsi se
constituent, à partir de la rencontre avec un environnement
non encore constitué comme tel, des différenciations pri-
mitives qui vont ouvrir la voie au langage, à la représenta-
tion de mot et à la conflictualité psychique.
Cette question du double, dont la paradoxalité et la
valeur essentielle d’opérateur de transformation sont souli-
gnées, ressurgit et envahit la scène lorsque le scénario
névrotique défaille, devenant alors la pièce que vont devoir
jouer, de concert peut-on espérer, l’analyste et son patient,
à la recherche d’une enveloppe de transformation psy-
chique, nouvelle chrysalide pour un à venir plus ouvert.
Mais je laisse à présent le lecteur faire son propre
chemin à partir des réflexions et des cas cliniques nombreux
réunis dans ce livre.
Introduction 23

La psychanalyse, comme le souligne J.-L. Donnet, est


faite d’un va-et-vient entre une théorie du processus et de
l’interprétation, et l’« interprétation » du processus théori-
sant lui-même : l’inconscient est constamment à l’œuvre
dans la théorie qui tente de rendre compte de ses effets, et
l’évolution de la métapsychologie suit le rythme des avan-
cées dans son élucidation, autant que des obstacles liés à la
spécificité de son objet de référence, à savoir l’inconscient.
Les travaux qu’on lira ici en donnent une fois de plus
témoignage.
1

Sandor Ferenczi : notre arrière-pays ?


À propos du « journal clinique » 1

Jusqu’à ce que je parvienne à en saisir la proximité,


deux séries d’images apparemment hétérogènes s’étaient
répétitivement imposées à moi lors de ma première lecture
du journal clinique de S. Ferenczi.
Celles d’un voyage fait aux bords du Nil, lieu pourtant
bien étranger à l’univers culturel de Ferenczi, sinon à la psy-
chanalyse, et qui me rappelait mes émotions de touriste fas-
ciné, inquiété, intimement ému du caractère grandiose et
en même temps précaire des monuments que j’avais sous
les yeux.
Éboulis, formes humaines ou composites, étranges ali-
gnements, perspectives écrasantes, fragment de statuette
passé inaperçu, mais aussi simulacres grossiers des faussaires
qui se déversaient à chaque halte sur notre petit groupe.

1. Ce texte est une version largement remaniée d’un travail paru dans
Topique, 42, 1988.
26 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

Grandiose et précaire, univers de signes et de sens por-


teur de vérité autant que de folie, tel m’apparaît encore ce
journal ultime de Ferenczi…
Une autre image, issue d’un horizon culturel bien diffé-
rent, m’intriguait par son insistance, ma certitude d’un rap-
port à découvrir avec le texte lui-même, mon irritation enfin
à le voir s’échapper. Je pensais à la Pietà, sans qu’il s’agisse
d’une œuvre précise, mais plutôt de la figure emblématique
– peinture ou ensemble sculptural – de la Vierge soutenant
son fils mort. S’y associait un chapitre du livre de J. Kristeva,
Histoires d’amour, intitulé précisément « Stabat Mater », et
dont le caractère singulier avait attaché ma lecture.
C’était le seul passage de ce livre où la page se trouve
divisée en deux textes qu’opposait leur typographie,
chacun se renvoyant et se dérobant l’un à l’autre, dans un
effet que je ne pouvais pas seulement considérer comme
de « modernité ».
Sur la partie droite de la page, une longue réflexion
sur la fonction de la Vierge Marie comme emblème du
Maternel (virginal) dans l’économie symbolique occiden-
tale développe la thèse selon laquelle la Vierge « de la haute
sublimation christique à laquelle elle aspire, et qu’elle
dépasse par moments, aux régions extralinguistiques de
l’innommable, occupe l’immense territoire qui s’étend en
deçà et au-delà de la parenthèse du langage ».
Cela allait bien avec le caractère purement visuel de
ma Pietà, auquel faisait écho le Stabat Mater de Pergolèse.
À gauche de ce premier texte, comme lui faisant
contrepoint, se déroule une sorte d’écriture automatique
faite d’affects et de sensations plutôt que de représentations
ordonnées : « des correspondances d’atomes, des molécules,
des brins de mots, des gouttes de phrases » ; méditation
sensorielle sur le maternel, le féminin, l’enfantement, écri-
ture à prendre assurément pour tentative de mettre en mots
cet irreprésentable.
Sandor Ferenczi : notre arrière-pays ? 27

Un véritable renversement de signes, du moins au


plus, du vide à l’absolu, était donc proposé au lecteur dans
cet accolement, selon une transmutation semblable à celle
que réalise l’univers culturel et religieux occidental de l’in-
nommable du maternel, à sa figure idéalisée.
Surgissait alors le mythe de la Mère idéale, mère,
épouse et fille du Christ, indissolublement liée à son fils
supplicié, après avoir été fécondée par l’Entendu – mythe
dont la transformation en dogme de l’Immaculée Concep-
tion n’avait été acceptée par l’Église qu’à une date très
récente (1854) – et qui constituait, écrivait encore Kristeva,
« le point d’ancrage » d’une totalité idéale et immortelle
puisque se transfigurant par dormition ou par assomption,
selon les Églises.
J’avais, dès lors, mon lien entre les deux courants de
pensée, du Nil à la Pietà : Les statues ramessides du Père
colossal idéalisé autant que le couple Maternel-idéal sont les
productions idéalisantes de l’humain, images de la totalité
– avec leur risque d’idolâtrie sinon de perversion – visant à
retourner le vide, le négatif, l’irreprésentable en une figure
toute-puissante.
Nouvelle figure du masochisme christique, Ferenczi
m’apparaissait, à la lecture de son journal clinique, comme
supplicié offert en rédemption de la Faute (du père ?) et
trouvant son repos dans les bras de l’innocence originelle et
éternelle de l’Enfant-mère purifié, sorte de dogme privé de
l’Immaculée Conception sur lequel il s’immola, réalisant
ainsi une autre forme, sacrificielle, du meurtre du Père 2.
Tel fut l’un des thèmes latents majeurs de ma lecture
de Ferenczi, qui ne m’apparut pourtant qu’après coup, au

2. On aura remarqué que se retrouve là le thème des trois coffrets de


Freud, avec cette différence toutefois que la fille remplace ici la mort, ce
qui n’est pas sans évoquer la position particulière occupée par Anna
Freud auprès de son père vieillissant.
28 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

fil du travail d’écriture de mon propre texte. Plus encore,


on peut penser que Ferenczi devint, dans l’« échec » de sa
cure analytique avec Freud, interminable pour chacun des
deux hommes, et dans le questionnement théorique qui s’y
inscrira, l’envers négatif de Freud, porteur et porte-parole du
négatif en tant que vide médian structural, conduisant à un
malentendu inévitable entre le bâtisseur d’empire (celui de
l’inconscient) et celui qui, errant ou maudit, lui en rappe-
lait constamment le caractère précaire, incarnant de cette
manière l’appel du maternel et de la pulsion de mort.
Mais revenons à l’histoire et au journal clinique :
Le 6 mai 1931, dans une conférence extraordinaire pro-
noncée à l’occasion du 75e anniversaire de Freud, Ferenczi
déclarait : « Il ne faut se dire satisfait d’aucune analyse qui n’a
pas amené la reproduction réelle des processus traumatiques
du refoulement originaire sur lequel repose, en fin de
compte, la formation du caractère et des symptômes. »
Je me propose de développer ici quelques réflexions
sur les implications, dans la théorie et la technique analy-
tique contemporaine, de cette formulation : « la reproduc-
tion réelle des processus traumatiques du refoulement
originaire » dont chaque terme, comme leur agencement,
peut donner lieu à une discussion approfondie et qui
constitue, selon moi, un des fils du canevas sur lequel se
brode le journal de Ferenczi.
Du fait même de son principe, plus encore pour les
circonstances historiques dans lesquelles il a été rédigé et
que je ne reprendrai pas ici, sauf pour souligner l’impor-
tance qu’y tiennent, dans le creuset du transfert sur Freud,
solitude et inachèvement, sinon échéance prochaine de la
mort, le journal clinique met le lecteur dans un état d’exci-
tation interne par son caractère constamment paradoxal :
protéiforme et en même temps cohérent, subjectif et intime
autant qu’universel, foisonnant et incomplet, difficile à
synthétiser enfin selon des axes directeurs.
Sandor Ferenczi : notre arrière-pays ? 29

« L’exposé méthodique, écrivait Granoff en 1958, se


révèle impraticable car il doit rendre compte d’une œuvre
construite avec un appareil conceptuel abracadabrant,
invraisemblable, chaotique, et dont la méthode reste à se
chercher elle-même. Rendre compte du chaos ne se peut
que dans le chaos 3. »
Cette constatation, que Granoff faisait pour l’en-
semble de l’œuvre, s’est trouvée largement confirmée dans
ma lecture du journal clinique : sans même parler de l’ex-
trême difficulté, signalée par les traducteurs, à reconstituer
certains paragraphes griffonnés sur un bout d’enveloppe,
écrits en abréviation ou en plusieurs langues, voire laissés en
suspens à l’état de brouillon ou, plutôt, de pensée qu’on se
formulerait à soi-même pour les reprendre ailleurs et autre-
ment, et en ne s’appuyant que sur les passages les mieux
« charpentés », ces notes quotidiennes sont bien autre chose
que des fragments et témoignent plutôt, me semble-t-il, des
moments ultimes de la recherche menée par Ferenczi tout
au long de sa pratique d’analyste, ainsi que des apories sur
lesquelles il débouche dans sa double tentative de penser et
de panser le patient et lui-même.
Là se trouve une sorte de grenier, trésor longtemps
enfoui contenant en friche bon nombre des questions et des
hypothèses théoriques les plus cruciales de la psychanalyse
contemporaine, dans des termes dont la profondeur et l’appa-
rente simplicité – confinant à une fausse naïveté – vont se
retrouver près de trente ans plus tard chez Winnicott. Par
exemple, que dire de ce raccourci saisissant et vertigineux, qui
sert de titre à l’un des chapitres du livre : « Transformation de
l’analyse mutuelle en “être analysé” tout simplement 4 ».

3. La figure du grotesque proposée par J.-L. Donnet convient ici parfai-


tement dans son sens étymologique strict, issu de l’italien grottesca
(grotte) et signifiant l’outrance : celle de la génialité et du trouble de la
pensée.
4. Journal, p. 123.
30 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

La moisson serait trop abondante, s’il fallait citer « le


Moi autochtone et le Moi hétérogène » (précurseurs du vrai
et du faux self du même Winnicott ?) « se mettre hors de
soi, déménager, se rendre inatteignables » (l’attaque contre
la perception, les liens et la fonction alpha en tant que
défense contre des situations d’angoisse et d’agonie psy-
chique), la prééminence du contre-transfert comme vecteur
et éclairage du transfert, comme passeur de l’affect « proto-
représentation », sa coloration par l’identification projective
avec le risque de confusion entre soi et l’autre que cette der-
nière entraîne, « l’incapacité d’être seul », la référence aux
« parties folles », clivées, projetées et/ou introjectées, etc.
Mieux vaut interrompre là un tel recensement, et me
centrer sur quelques remarques.
La psychanalyse n’est pas pour Ferenczi une science
exacte, devant sacrifier aux exigences de la pensée scienti-
fique ou médicale, mais bien plutôt une histoire de folie et
d’amour, une lutte pour l’existence. Et si Anna Freud, selon
le mot sévère de Lacan, fut le « fil à plomb » de la psycha-
nalyse, Ferenczi, quant à lui, en fut – l’expression est de
Granoff – « le compas, destiné à mesurer l’ampleur des
écarts permis, et par là témoignant de leur possibilité ».
Une fois rappelé que la technique de Freud était inau-
gurale et rien moins que classique, la conception du cadre
analytique de Ferenczi (technique active, néocatharsis, ana-
lyse mutuelle) soulève évidemment la question des aména-
gements utiles à l’exploration et aux traitements de ces cas
difficiles – pour lesquels chacun reconnaissait à Ferenczi une
compétence, voire une appétence, certaine –, mais qui sont
une des questions centrales pour la psychanalyse de nos
jours. En même temps, cette conception très personnelle du
cadre et de l’analyse ne peut que susciter leur qualification
comme pratiques transgressives, ou comme dissidence.
Pourtant la question de savoir « jusqu’où on peut aller trop
loin » concerne tout analyste confronté à des patients
Sandor Ferenczi : notre arrière-pays ? 31

difficiles, à l’appareil psychique et aux capacités de symboli-


sation plutôt insatisfaisants, ou, pour être plus précis, recou-
rant de façon excessive et coutumière à des défenses massives
et automutilantes pour la psyché : ce qu’il est convenu d’ap-
peler, de nos jours, la clinique des troubles de la pensée.
Mais tout autant que la technique, c’est la métapsychologie
interne de l’analyste qui se trouve mise en question, tant
dans ses conceptions théoriques de cette clinique que dans
les visées auxquelles il espère atteindre par de tels aménage-
ments. Ceux-ci, soulignons-le, concernent aussi bien la pra-
tique de l’interprétation (rythme, modalités, visées) que le
dispositif spatio-temporel divan-fauteuil.
Deux registres se font ainsi écho : l’un concernant les
hypothèses métapsychologiques sur le fonctionnement
mental du patient, l’autre ayant trait à la pratique et la
théorie de l’analyste. De ce deuxième point de vue, Granoff
considérait Ferenczi comme une sorte de pierre de touche
de la psychanalyse, identifié à l’essence de la psychanalyse
comme à son histoire, au « vif fond des choses de l’ana-
lyse », dans son rapport au désir et au signifiant, dont
« Thalassa », comme bioanalyse des origines ou théorie des
catastrophes constituait le point culminant. J’envisagerai ici
les choses dans une perspective un peu différente, sous
l’angle du narcissisme, de la constitution de l’identité et des
diverses figures du Négatif – ou de l’intrication/désintrica-
tion de la Pulsion de mort.
Bien avant le pictogramme, le Moi-peau, l’appareil à
penser ou l’hallucination négative, Ferenczi aura donc
exploré et mis en mots les conditions et les entraves du
fonctionnement originaire de la psyché, tout autant que
celles du processus et du cadre analytique, mais en butant
sur les modèles théoriques de l’époque – on y reviendra à
propos du traumatisme – ainsi que sur ses propres limites
internes, dans une démarche qui, si l’on tentait d’en
résumer en quelques mots la portée, aboutira à prendre
32 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

pour génétiquement traumatique ce qui est structural, pour


diachronique et acquis ce qui, bien au contraire, n’est
qu’une série de réorganisations successives d’une dualité
– ou d’une division – inhérente au sujet.
Si l’on trouve donc chez le Ferenczi de 1932, et bien
avant même, un écho aux préoccupations de la psychana-
lyse contemporaine, on ne saurait pour autant esquiver
les désaccords fondamentaux qui touchent et aux visées
de la cure évoquées plus haut, et à la conception du trau-
matisme.
Il ne s’agit pas tant de la croyance de Ferenczi à la
mystique ou à la transmission de pensée (la transmis-
sion d’inconscient à inconscient ayant trouvé depuis la
dénomination, moins parapsychologique, d’« identification
projective »), tout ce qu’on pourrait appeler son « dérapage
vers l’au-delà », que, bien plutôt de sa conception du sujet
comme foncièrement indivis.
Ferenczi postulait, en effet, l’existence d’un paradis
originaire, sorte d’innocence première qu’il s’agirait de
retrouver dans le cadre de la cure afin que l’analyse en soit
véritablement une. Moi-plaisir initial, où l’enfant serait
entièrement bon, sans scories, jusqu’à ce que l’adulte ne
vienne implanter ses parties folles et surtout sa folie sexuelle
dans cette terre vierge, tout en déniant après coup, qui plus
est, les effets destructeurs.
Cette thèse de la pureté inaugurale sera considérable-
ment nuancée dans son exposé au XIIe Congrès interna-
tional de Wiesbaden en septembre 1932 : « La confusion
de langues entre les adultes et les enfants ».
Ferenczi y affirme en effet que le traumatisme, c’est
d’abord l’écart, à être trop grand, entre ce dont l’enfant mû
par ses complexes infantiles a besoin comme tendresse, et
ce que lui impose l’adulte comme passion ; ce qu’on pour-
rait, en utilisant le langage psychanalytique contemporain,
qualifier d’écart économico-symbolique non réductible
Sandor Ferenczi : notre arrière-pays ? 33

entre ce dont l’enfant a besoin comme nourriture psychique


à efficacité symbolisante et ce que l’adulte va lui fournir
comme introject potentiel afin de lui permettre d’élaborer
son histoire et ses exigences pulsionnelles. On aura noté au
passage combien il est précisément aisé de recourir au lan-
gage contemporain pour prolonger la pensée de Ferenczi
telle qu’elle apparaît notée plus ou moins hâtivement dans
les pages de son journal : on ne saurait en dire autant de
bon nombre d’autres écrits psychanalytiques de cette
même époque…
Ainsi, la traumatogène est un point essentiel des thèses
de Ferenczi, mais sa définition du « traumatique », déjà
source de malentendu entre Ferenczi et Freud, reste ambiguë.
Freud aurait-il eu une difficulté insurmontable à
considérer que la traumatogène de Ferenczi était autre
chose qu’une simple régression à une étape de sa pensée,
dont le dégagement (« je ne crois plus à ma neurotica ») fut
à l’origine de la création de l’espace analytique ? Le constat
désabusé de Freud : « Je ne pense plus que vous puissiez
vous corriger comme je me suis corrigé moi-même, une
génération plus tôt », implique-t-il vraiment que ce der-
nier considère le trauma de Ferenczi comme son « trauma
pathogène » de l’époque des lettres à Fliess ? Leur dia-
logue en tous cas n’est pas sans évoquer la blague, rap-
pelée par Ferenczi, du débiteur à son créancier : « Quelle
merveilleuse invention, le téléphone, on entend chaque
mot ! »
Ce qui par contre est indiscutable, c’est l’existence
d’une hésitation constante, chez Ferenczi lui-même, entre
la fidélité au trauma sexuel pathogène comme « modèle
princeps » et l’évocation de toute une série de traumatismes
qui concernent un tout autre registre que celui du sexuel :
la passion, la fureur, la haine de l’adulte dont la « folie »
oblige l’enfant démuni à une identification servile l’assi-
gnant à un rôle de thérapeute ou de nourrisson savant,
34 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

voire le poussant à une véritable fragmentation destructrice


du Moi, sous l’effet du déni parental qui s’obstine à
désavouer les perceptions de l’enfant. C’est là, me semble-
t-il, un des points de butée majeurs de la théorisation de
Ferenczi, que cette description des conditions nécessaires à
l’avènement d’un sujet, dans des termes qui se réfèrent à un
sujet déjà constitué, déjà capable d’établir une relation à un
environnement parental clairement différencié et soumis à
une violence sexuelle génitale.
Du trauma dénié à l’aveu de la réalité des sentiments
contre-transférentiels de l’analyste, qui s’oppose ainsi à
l’hypocrisie professionnelle de bon nombre de ses contem-
porains, nous arrivons à la technique de l’analyse mutuelle,
qui prit la suite de la technique active, puis de la néo-
catharsis.
Ce parti ne pouvait que mettre Ferenczi dans les
embarras que l’on sait – et qu’il reconnaît d’ailleurs dans
son journal clinique – dès lors que s’entrelaçaient plusieurs
aveux, plusieurs patients, donc plusieurs temporalités psy-
chiques. Ce qui aurait pu avoir effet libérateur pour un
patient, au cours de l’analyse mutuelle, ne risquait-il pas,
par exemple, dans le jeu des transferts et des contretrans-
ferts, de fonctionner pour tel autre patient comme interpré-
tation sauvage ?
Quoi qu’il en soit, ces aveux venaient satisfaire et col-
mater des positions masochistes et un dévouement sans
limites dont le caractère de formation réactionnelle par rap-
port à une haine « matricide » m’a semblé être bien indiqué
dans un passage du journal clinique que je serais tenté de
considérer comme un véritable fragment autoanalytique
dont le texte manifeste serait la chronologie de l’élaboration
théorique qu’on peut y suivre, et dont je vais à présent
retracer le déroulement.
Sandor Ferenczi : notre arrière-pays ? 35

19 mai 1932
Cette séquence, que j’ai choisie pour son exemplarité
quant au registre dans lequel nous pouvons situer aujour-
d’hui les recherches de Ferenczi, débute le 19 mai 1932
sous le titre :
« À propos des facteurs constitutifs du sentiment de cul-
pabilité » : « Deux patients dont l’un se permet, pour s’amuser,
d’analyser une autre patiente, laquelle parvient bientôt à
découvrir des résistances chez l’analyste » (il s’agit donc ici du
patient « qui s’amuse », et non de Ferenczi, mais la séquence
évoque le style et le rythme sadien et, pourquoi pas, l’auto-
référence). « Elle propose une analyse mutuelle, qui conduit de
manière inattendue à la découverte des faits suivants :
« La “patiente” n’arrivait pas à acquérir la confiance en
cet homme, sans qu’on sache pourquoi. Il était cependant, de
façon manifeste, extraordinairement bon envers elle ; toutefois,
en matière d’argent, il était inconstant :
– à l’égard d’un homme, il se montrait d’une prodigalité
démesurée ;
– à l’égard de la patiente, beaucoup moins ;
– il se souvenait d’avoir un jour laissé en plan une
femme, dans des circonstances où il y allait de sa vie.
« Ces souvenirs conduisirent à la constatation de ten-
dances homosexuelles, ou du moins à une fixation libidinale
prédominante à l’homme 5. La haine contre la mère avait
presque conduit, dans l’enfance, au matricide 6. Au moment
dramatique de la reproduction de cette scène, il rejette, pour
ainsi dire, le couteau violemment loin de lui et devient “bon”.
La dame “analyste” découvre ainsi que, pour sauver sa mère, le
“patient” s’est castré lui-même.

5. Rappelons le délai extraordinairement long qui fut nécessaire au


mariage de Ferenczi avec sa fiancée Gisèle.
6. Souligné par moi.
36 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

« Même la relation à l’homme (père) est, en fait, la com-


pensation d’une rage meurtrière encore plus profondément
refoulée. »
J’arrête cette citation du journal pour pointer les effets
théoriques de ce qui m’apparaît, dans la succession des
notes suivantes, comme une « percée autoanalytique »
potentielle.

29 mai 1932
« Mon désir originel est : rien ne doit exister qui me
dérange, rien ne doit se trouver sur mon chemin – mais cer-
taines choses mauvaises ne veulent pas m’obéir et s’imposent à
ma conscience – donc il existe aussi d’autres volontés que la
mienne. Mais pourquoi une sorte de photographie du corps
extérieur apparaît-elle en moi ?… (Pourquoi celui qui est
frappé de terreur imite-t-il, dans son angoisse, les traits du
visage terrifiant ?)
« Le masque du souvenir se développe peut-être toujours
aux dépens d’une mort temporaire ou permanente d’un frag-
ment du Moi.
« À l’origine un effet de choc. Magie d’imitation ?
« La mémoire est donc une collection de cicatrices de
chocs pour le Moi. »
Nous voilà bien loin du trauma sexuel, et plutôt du
côté des premières traces mnésiques et du fantasme
d’omnipotence narcissique, dans une théorie de l’altérité
– ou de l’aliénation – inhérente à toute subjectivation.

Même date
Fragment intitulé : « Une façon scientifique de trouver
la vérité ».
Ferenczi donne ici ce qu’on peut sous-titrer « De la
constitution du dehors et du dedans, ou le rôle de la pensée
dans/de la réalité » :
Sandor Ferenczi : notre arrière-pays ? 37

« Lorsque deux impressions sensorielles nous frappent,


venant d’un seul et même point (direction), nous admettons
l’existence d’une chose en dehors de nous, au lieu d’intersection
de la direction d’impact des deux excitations sensorielles,
lorsque ceci est confirmé par d’autres excitations sensorielles, la
certitude de cette existence (réalité) dans le monde extérieur est
accrue. »
Mais la chute est importante pour mon propos :
« La mise en relation de deux excitations synchrones est
un acte de pensée. »

1er juin 1932


Après la pensée, le langage et son lien intime avec
l’identification primaire :
« Parler, c’est imiter. Le geste et la parole (voix) imitent
des objets du monde environnant. “Ma-Ma” c’est de la magie
d’imitation… (plus loin). La peur d’être seul crée une “photo
hyperesthésie traumatique”…, une modification chimiotropique
de la structure, au cours de laquelle l’affirmation de soi est
abandonnée en partie (peut-être de façon temporaire) et le
monde extérieur peut modeler le Moi. Mais une partie du Moi
reste épargnée par la démolition, en fait elle essaye de tirer parti
de cette démolition (cicatrices).
« Les impressions de mimétisme traumatique sont utili-
sées comme des traces mnésiques utiles au Moi. »
On aura noté le glissement, d’une phrase à l’autre du
paragraphe, du modelage du Moi à sa démolition. C’est
dans ce glissement que se condense toute la thèse ferenc-
zienne de la violence pathogène des parents là où, bien plus
tard, Piera Aulagnier désignera la violence fondamentale
comme le temps premier et indispensable de l’accès au lan-
gage et à l’ordre symbolique, modèle de l’identification pri-
maire plutôt que démolition résultant de l’identification
aliénante.
38 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

3 juin 1932
À l’opposé, Ferenczi, dans sa logique réparatrice,
arrive le 3 juin 1932 à ses « conséquences théoriques pour la
théorie de la libido et des névroses », qui, évacuant ainsi le
paradoxe de ce corps étranger interne qu’est l’excitation de
la sexualité infantile, le conduit à décider de la nécessité
d’une séparation « plus précisément qu’elle ne l’a été jusque-
là » entre :
a) excitation spontanée ;
b) excitation provoquée.
« Si l’on soustrait b, écrit alors Ferenczi, il reste le désir
de tendresse sans réciprocité. » Plus de division ni de confu-
sion de langue dès lors, mais, au contraire, « ne pas être
déchiré en Moi et en Monde. (La conscience est superflue, la
lutte inutile.) »…
Ainsi, ce crescendo théorique s’originant dans la haine
matricide, pour penser la pensée, le langage et l’identifica-
tion, vient donc s’échouer dans une régression à visée cura-
tive au temps d’« avant la première angoisse ».
Ferenczi sera passé à côté de l’essentiel et du plus com-
plexe à articuler dans le processus analytique autant que
dans l’interprétation, au point de faire basculer tout le cen-
trage si délicat de la cure des cas difficiles. Comme le rap-
pelle R. Diatkine (1986), si l’oscillation entre la place à
donner à l’expérience vécue et au poids des contradictions
internes du sujet constitue un des enjeux centraux de la
théorie freudienne et de son histoire (depuis la théorie ini-
tiale du traumatisme jusqu’à l’hypothèse de la dualité des
instincts), la clinique contemporaine nous confronte pour
des raisons complexes à des inadéquations encore plus insa-
tisfaisantes et traumatiques pour le narcissisme et l’identité,
entre intérieur et extérieur, entre destin des pulsions et
codes symbolisants, et aussi bien entre patients et analystes.
La tentative de reprise subjective des carences de
l’environnement devra passer par la prise en compte dans
Sandor Ferenczi : notre arrière-pays ? 39

l’analyse d’expressions psychiques et symptomatiques inha-


bituelles en régime névrotique : troubles de la pensée,
dépersonnalisation ou inquiétante étrangeté, agirs compul-
sifs, répétition fantômale, voire position projective proche
d’une activité délirante, ou dépression clinique, plutôt
qu’une activité fantasmatique marquée du sceau d’un « bon
refoulement ».
À partir de ces expressions symptomatiques singu-
lières, tout l’enjeu pour la possibilité d’une reprise du pro-
cessus de subjectivation historicisante dans le cadre
analytique tiendra dans cet écart entre traumatique de l’ex-
périence vécue et contradictions pulsionnelles, menant
selon les cas, selon le caractère « rattrapable ou pas » du
traumatisme narcissique, soit à la subjectivation, soit à
l’aliénation au désir de l’autre.
Selon les repères théoriques choisis, cette probléma-
tique du narcissisme et de l’identité nous amènerait à invo-
quer le pictogramme et la catégorie de l’originaire
(Aulagnier), l’identification à l’activité de rêverie « transfor-
matrice » de la mère (Bion), ou l’installation/investiture
d’une structure encadrante dans un Moi non encore
constitué, l’hallucination négative, le sujet s’édifiant là où
cette investiture de l’objet maternel non encore constitué
comme objet d’investissement libidinal a été consacrée,
dans le circuit du double retournement pulsionnel qui se
prolongera en autoérotisme (Green).
Par rapport à la « traumatophilie » de Ferenczi, avec les
conséquences techniques qui en découlèrent et le font
apparaître plus d’une fois dans ses récits cliniques comme le
« séducteur séduit » par ses patients hystériques, il est inté-
ressant de relever ce qu’écrit M. Khan, qui fut longtemps
l’ardent défenseur de la thèse du « traumatisme cumulatif »
par carence de l’environnement : « Même les nourrissons
ne sont pas totalement démunis, ni les innocentes victimes
d’un “mauvais traitement” externe, qu’il s’agisse de sévérité
40 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

dans l’apprentissage de la propreté ou de l’absence de


contact ou de chaleur avec la mère qui, à bien d’autres
égards, est “suffisamment bonne”… J’ai renoncé à consi-
dérer la séduction sexuelle et agressive de la petite enfance
comme un acte manifestement cruel et fait intentionnelle-
ment par un adulte, ou une séduction inventée de façon
détournée, quand j’ai écrit mon article sur le traumatisme
cumulatif (1963). Pourtant, je n’étais pas pleinement
conscient de ma réfutation du rôle central attribué à la
“théorie de la séduction”… »
Pour M. Khan, la séduction change ainsi de statut :
« Je considère la séduction, écrit-il, comme la substance
nutritive primaire de tout mode de relation mère nour-
risson. Mutuelle, elle dégage, relâche, libère les processus de
maturation et de développement chez le nourrisson et l’en-
fant, qui interviennent dans les structures endopsychiques
dont Freud a fait des instances. »
Dès lors, la relation dedans/dehors n’est plus équi-
voque, mais interactive, quitte à contraindre l’un des parte-
naires à la soumission, avec sa complicité active.
« Le diabolique, souligne M. Kahn, c’est que les
patients peuvent solliciter la même complicité qu’ils ont
vécue avec la mère, par le biais des interprétations. »
Ferenczi n’aura pas su éviter ce diabolique-là, dont on
sait à présent qu’il peut revêtir les formes les plus sour-
noises, c’est-à-dire les plus « amicales », comme me le fit
penser cette patiente, particulièrement soumise à une image
maternelle inquisitrice, en résumant un jour son analyse
dans cette phrase véritablement « lapidaire ».
« À partir du moment où on fait une analyse, tout est
de sa faute ; sinon ce n’est pas la peine. »
Pourtant, même si ce fut dans un vrai malentendu
avec la psychanalyse qui, ainsi que le rappelle Marie Mos-
covi (1986), « ne remplace pas, ne corrige pas les mauvais
parents mais reçoit et interprète dans le transfert “l’inédu-
Sandor Ferenczi : notre arrière-pays ? 41

cable” de l’inconscient », ce que Ferenczi, spéléologue de


l’arrière-pays 7, aura tenté de faire entendre à Freud, en
toute inconscience, dans sa longue plainte d’amour, ce n’est
pas tant qu’il faille compter avec la mère plus encore que ne
l’aurait souhaité Freud – assurément plus porté au paternel
et à sa fonction d’opérateur pour l’activité de pensée –, mais
plutôt que, en deçà même de la figure emblématique de la
Mère idéale, le sujet est implanté de façon structurale sur
un « vide au cœur de l’être », inlassable travail du négatif
dans sa double valence de destruction et de figuration ori-
ginaire et pré-représentative.
La nouvelle de Franz Kafka intitulée « La muraille de
Chine » nous offre, pour conclure, une remarquable méta-
phore de ce travail de pare-excitation, d’information et de
stabilisation primordiale qui fonde nos limites et soutient
les assises de notre territoire psychique – travail toujours
inachevé –, que la cure analytique remet en chantier, travail
d’encadrement qui sera, avant toute figuration représenta-
tive de l’objet et de la pulsion, l’opérateur de transforma-
tion et de passage, de l’entre-deux à la différenciation entre
Moi et non-Moi.
« La muraille de Chine a été terminée, écrit Kafka,
dans sa partie la plus septentrionale. » Pour l’amour de
l’empereur, la construction avance, selon un système assez
particulier : des groupes d’une vingtaine d’ouvriers font
deux par deux, l’une des équipes allant vers l’autre, des
tranches de muraille qui se trouvent ainsi séparées par de
larges espaces vides, grosses lacunes qui ne peuvent être
comblées et se voient, de ce fait, minées du dedans, et atta-
quées du dehors au fur et à mesure que la construction
avance : la brèche se refait au rythme où la suture avance.

7. Ferenczi aura été de ceux qui, comme le dit Yves Bonnefoy, savaient
faire vibrer la corde de l’horizon (Y. Bonnefoy, L’arrière-pays, Paris,
Éd. Skira, 1994).
42 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

Sitôt la tranche finie, ouvriers et contremaîtres ren-


trent chez eux ; ils y sont fêtés, accueillis en héros, com-
blés des marques d’honneur, mais c’est pour bientôt
donner des signes d’impatience : repris par l’envie irrésis-
tible de se remettre à l’œuvre, il leur faut repartir, quitter
la maison plus tôt qu’il n’eût été nécessaire et se mettre à
construire, deux par deux, une nouvelle tranche ailleurs.
On ne s’était pas mis à l’œuvre à la légère et le projet
avait sans doute été longuement médité par l’empereur,
qui n’est peut-être, après tout, que signifiant du Phallus
ou Moi idéal : mais ses messages ne parviennent à ses
sujets que de longs millénaires après leur énonciation der-
rière les remparts du château impérial, que mille lieues
séparent du reste de la Chine.
Pourtant le principe de ces constructions partielles
reste bien énigmatique. Sans doute serait-il intolérable
de passer toute sa vie, campant au même endroit, pour
n’avancer que de quelques kilomètres… Certes, un tel
rempart protège des intrusions étrangères, mais s’agirait-
il, comme l’a prétendu un savant, de fournir la base
solide d’une nouvelle tour de Babel ? Ce savant affirme
en effet que la première ne s’écroula pas en raison du
polyglottisme de ses constructeurs, mais du fait de la fai-
blesse de ses fondations.
L’explication de ce choix ne saurait être si rationnelle,
et le Conseil suprême des chefs doit assurément avoir des
intentions précises, bien qu’elles soient demeurées jus-
qu’alors inconnues de tous. La question va demeurer sans
réponse tout au long de cette nouvelle où, bien sûr, le lec-
teur retrouve le thème si essentiel à Kafka de l’insensé, cette
« non-évidence de l’évident ».
Et la conclusion s’impose d’elle-même : quelque obs-
curité que ce problème suscite, mieux vaut pour chacun
renoncer à la folie de vouloir « remonter le cours du
fleuve » et vouloir en connaître l’origine, puisque cette
Sandor Ferenczi : notre arrière-pays ? 43

construction alimente, ordonne et soutient la vie de


chacun des sujets.
Le Moi-peau de cette Chine intérieure, cette construc-
tion de l’identité à refaire inlassablement malgré la présence
de la mort, n’est-ce pas ce que nous tentons, chacun à notre
manière, d’explorer après Ferenczi ?
Il faut donc bâtir, effacer, reconstruire encore…
« Ce qui compte, c’est ce qui manque et peu importe
qu’on ne le trouve jamais » (Wiesel).
2

Les balafrés du divan 1

« On voit qu’en dépit de leur différence foncière


le Ça et le Surmoi ont un point commun ; tous
deux, en effet, représentent le rôle du passé, le
Ça, celui de l’hérédité, le Surmoi, celui de la tra-
dition, tandis que le Moi est surtout déterminé
par ce qu’il a lui-même vécu, c’est-à-dire par
l’accidentel et l’actuel. »
S. Freud, Abrégé de psychanalyse

Les fins, comme la fin de la cure analytique, sont quel-


quefois bien incertaines dans la clinique contemporaine.
Freud avait assigné, à l’origine, un but précis à la psy-
chanalyse : reconnaître et lever les fausses liaisons des
transferts, ce qui permettait de les liquider du même
coup. Ce modèle d’un travail de remémoration et de
reliaison psychique d’un passé enfoui, mais néanmoins
recomposable, demeurera un paradigme dans les écrits

1. Publié dans la Revue française de psychanalyse, t. LIII, 2, 1989.


46 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

freudiens, et sera conceptualisé de façon plus élaborée


dans le modèle de la névrose de transfert. Mais on sait que
la triade psychonévrose de défense, névrose de transfert,
reconstruction de la névrose infantile ne durera que
quelques années (1914-1920), puisque la pulsion de mort
et la deuxième topique viennent alors mettre en difficulté
ce modèle mémoriel de la cure, en le complétant par la
description de processus inconscients n’ayant aucune ten-
dance spontanée au retour du refoulé et à l’inscription
psychique. L’irreprésentable, la compulsion de répétition
dans sa forme la plus radicale vont prendre à partir de là
le devant de la scène du transfert.
Les théories freudiennes ne se substituant pas l’une à
l’autre, on retrouve la coexistence des deux perspectives
dans « Analyse terminée » comme dans « Constructions »
(1937), le projet de la cure demeurant donc pour Freud
toujours ancré dans le travail de l’oubli et de la mémoire,
véritables principes de l’activité et du temps psychiques.
Mais force lui est de reconnaître que ce que nous qualifions
aujourd’hui de solutions défensives non névrotiques peut
entraver, voire interdire, ce tissage du souvenir que le Moi
obtiendrait par l’intermédiaire d’un « bon » refoulement.
On conçoit mieux, dès lors, que les deux textes ultimes « Le
clivage du Moi dans le processus de défense » et l’« Abrégé
de psychanalyse », laissés inachevés en 1938 par Freud, por-
tent sur les dommages du Moi.

LES CAS DIFFICILES


Qu’en est-il dans la clinique analytique contempo-
raine ?
À lire la littérature, elle n’est faite, semble-t-il, que de
« cas difficiles ». Plus exactement, sauf à penser les analystes
pris dans une nostalgie indépassable de l’âge d’or des pion-
niers, explorateurs de la terre vierge de l’inconscient, on
Les balafrés du divan 47

doit admettre que ces patients sont ceux qui incitent le plus
activement les analystes au témoignage clinique et à la
réflexion théorique.
Cela n’implique pas que nos divans ne soient pas éga-
lement fréquentés par des analysants qui y trouvent l’apai-
sement de leur souffrance à vivre, la possibilité d’intégrer
une histoire subjective fondée sur les traces corporelles et
mnésiques, et donnant lieu à cette coproduction singulière
de ce récit à plusieurs voix qu’est l’expérience analytique.
Récit non plus considéré aujourd’hui comme vérité histo-
rique ou matérielle, mais sorte de « vérité imaginaire »
donnant une autre consistance à un sujet qui restera, par
principe, en dehors de lui-même.

Tableaux cliniques
La diversité des tableaux cliniques de tels patients est
extrême.
Pour n’en évoquer ici que quelques figures devenues
bien familières aux analystes, on pourrait citer ces analy-
sants qui accompagnent tout progrès dans l’analyse du
paiement d’une livre de chair – éventuellement payée par
l’analyste –, ceux pour qui les conditions souhaitées pour
l’exercice analytique, forcément arbitraires, sont une véri-
table brûlure, toujours à vif, indépassable, plaie ouverte sur
laquelle on reviendra sans cesse, dans une nouvelle folie du
transfert qu’il n’est pas évident de rapporter au « roc du bio-
logique » ou d’interpréter en termes de sentiment de culpa-
bilité et de besoin de punition.
Certaines passions négatives, « hainamorations »
agrippant l’analysant à l’actualité de leur martyre, évoque-
raient plutôt l’intolérable de l’Altérité elle-même. (Où l’on
voit le changement du registre interprétatif, exemplaire de
la pratique contemporaine, qui prend en considération la
souffrance narcissique plutôt que les vicissitudes objectales
et construit des hypothèses sur le passé le plus reculé, de
48 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

telle sorte que l’interprétation de l’investissement libidinal


trouve un étayage plus assuré.)
Chez d’autres encore, le travail du négatif est à ce
point intense qu’il apparaît simultanément et comme ce
qui sape tout processus et comme ce qui, faute de mieux, le
maintient en survie. La souffrance exacerbée, l’agir, la
défense perverse, les somatisations deviennent alors des
modalités ultimes, coûteuses, aberrantes, de continuité psy-
chique, sinon de représentation. Fritz Zorn l’avait écrit
voilà déjà plusieurs années dans Mars. Plus récemment
découverte, l’écriture négative de Fernando Pessoa 2 en
fournit la transcription littéraire.
« Je suis une furie contre moi-même ! », nous disait un
jour cette analysante…
En effet, faute de pouvoir recourir à la souplesse du
refoulement, avec ses réélaborations successives, ses trans-
criptions psychiques, son temps vivant et pulsatile. L’appa-
reil psychique recourt ici à des défenses aussi massives et
radicales que mutilantes. Névroses du vide, troubles de la
pensée, dépressions larvées, organisations psychiques où le
clivage et le déni oblitèrent la possibilité du lien et de la
métaphore, fonctionnements devenant anhistoriques,
anobjectaux, presque uniquement occupés, semble-t-il, à
produire leur effet de déliaison mortifère, selon une pente
qui aboutit à la désobjectalisation et au désinvestissement.
On a décrit en pathologie médicale un « syndrome des
balafrés de l’abdomen », hypocondriaques singuliers qui
réussissent à transporter leur exigence inassouvie sur la
scène du réel et à faire l’objet d’interventions chirurgicales
itératives 3. Certains récidivants de l’analyse ne sont pas sans

2. F. Pessoa, Le livre de l’intranquillité, Paris, Bourgeois éditions, 1999.


3. Les points de passage de telles structures psychiques avec les dysmor-
phobiques, ou plus encore avec le délire corporel de certains transsexuels,
si acharnés à faire reconnaître l’inadéquation, inacceptable, entre leur
apparence corporelle et leur vécu corporel, seraient à repérer.
Les balafrés du divan 49

y faire penser 4, à travers par exemple ce qui se dit comme


érotisation hystérique manifestement défensive, ou comme
relation d’emprise, quasi fétichique, vigilance exigeante et
inquiète ne laissant plus un jeu suffisant au transfert ni au
contre-transfert.
Ce dernier est, selon le mot de Pontalis, pris au mors,
ou au vif… de ce qui constitue une nouvelle clinique psy-
chanalytique, qu’on intitulera clinique des « états limites »,
des « bornes ou confins » de la cure, ou encore « situations
limites de la symbolisation ».
Il faut encore une fois souligner l’extrême diversité des
combinaisons psychiques entre le retrait et les tentatives de
survie. Dans tous les cas, le psychanalyste les pensera sous
l’angle du processus analytique, et des résistances à ce pro-
cessus, et non pas en tant que nosographie psychiatrique
subreptice ; c’est qu’il ne s’agit pour lui que des modalités
de remise en chantier, dans « l’arène du transfert », des
constellations les plus archaïques de la psyché, et non de
telle ou telle organisation symptomatique figée. Le corol-
laire de cette position est évident : l’analyste est impliqué
plus massivement encore dans le surgissement, les avatars et
le devenir de tels cas qu’il ne l’était dans les formes mieux
connues de l’amour de transfert.
On aura remarqué, au passage, la tension entre l’ob-
jectivation nécessaire à la pensée théorico-clinique et la sub-
jectivation inhérente à la pratique analytique. L’une
travaille dans la pensée catégorielle, l’autre organise les
moments de la cure selon une logique radicalement diffé-
rente. Mais ce qui est souligné ici, c’est la possibilité (ou le
risque) de suture de cet écart théorico-pratique, par
exemple en invoquant le « traumatisme précoce », ou les
« structures narcissiques », dans toutes ces situations où le

4. D’où le titre de la première édition, Les balafrés du divan.


50 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

processus analytique patine, d’où le parti adopté ici de ne


parler que de « cas difficiles ».
Les reprises analytiques, seconde analyse ou tranche
venant après un arrêt de l’analyse vécu autrement que
comme fin – fût-elle provisoire – de la cure, sont assez exem-
plaires pour notre propos. Elles offrent quelquefois une
intelligibilité saisissante du parcours antérieur, nouvel entre-
tien préliminaire où « l’histoire analytique » devient, en
somme, une nouvelle histoire infantile, avec ses moments
féconds, ses séductions, ses traumatismes, son histoire anté-
rieure. Faut-il encore que, tel l’Homme aux loups, le patient
ne se confonde pas avec cette histoire de divan…
Précisons toutefois qu’il ne s’agit pas ici des analysants,
de plus en plus nombreux, qui ont eu affaire à l’analyse
durant leur enfance ou leur adolescence, la psychothérapie
étant racontée d’emblée ou pas, et ayant laissé un souvenir
variable. La question, dans ce cas, concernera sans doute
l’évaluation après coup des raisons et des circonstances de
cette première rencontre, mais plus encore son effet d’ou-
verture ou de « frayage » à l’insight, qui pourra s’évaluer à
l’aune de la reviviscence transférentielle actuelle. Entre-
temps, une mise en latence aura de toute façon pu s’ins-
taller, et la première cure, comme tout événement du passé,
aura été reprise dans le mouvement de sa retranscription
psychique, cela quel qu’en soit le récit actuel, souvenir
chargé d’affect sans contenu précis, détail événementiel en
apparence extrêmement plat, ou, à l’opposé, représentation
demeurée inaltérée par le temps, mais dans un statut mal
défini entre souvenir et fantasme.
Il n’est pas rare également de rencontrer actuellement
une autre catégorie de patients ayant touché à l’analyse,
mais dans un rapport ambigu, fait à la fois d’attrait et d’évi-
tement : expériences variées d’« analyse » ou prétendue
telle, pratiques de psychodrame ou de groupes, cycles de
conférences, formations ou thérapies « accélérées », écoles
Les balafrés du divan 51

diverses (reichiennes, corporelles, rêve éveillé dirigé, etc.),


relations médicales se tenant « sur le bord » du divan
d’examen et témoignant clairement des attirances du prati-
cien lui-même.
La liste serait trop longue de ces pratiques, ce qui
constitue en soi un problème qu’on ne saurait éluder, tant
pour les risques qu’y encourrait l’analyse de ces patients que
pour ce qui s’y véhicule – question cruciale pour le fonc-
tionnement psychique – des idéaux et des mythes culturels
que notre société se donne concernant le savoir, la santé, le
temps lui-même, non sans assurément que les psychana-
lystes y aient pris quelque part… Mais ceci ferait l’objet
d’une autre discussion, concernant les rapports complexes
entretenus par la réalité psychique, seul objet d’étude du
psychanalyste, avec le discours de l’Ensemble…
Soulignons simplement que certaines réactions théra-
peutiques négatives y trouvent sinon leur origine, du moins
un solide point d’ancrage…
Pour l’heure, le problème pour le psychanalyste sera de
faire avec ces parcours, sans les considérer comme de simples
résistances, ce qui ne ferait que signer la pesée de ses propres
idéaux, et de son idéalisation, sans doute un peu désuète de
nos jours, d’une « psychanalyse pure ». Certes, il n’est pas
aisé de se voir sans un certain malaise dans le miroir défor-
mant que nous fournissent, avec quelque malice, certains de
nos analysants, mais l’important est que puisse se marquer
la différence avec la rencontre et la perlaboration actuelle,
éventuellement en interrogeant telle ou telle affirmation
tenue pour indiscutable, ou tel présupposé avancé par notre
patient : la pédagogie redevient en somme de bonne guerre
ici, s’il s’agit de reconquérir un territoire « subverti ! »
Mais c’est une troisième catégorie d’analysants qui
pose les questions théoriques et techniques les plus déli-
cates : celle que nous appelions plus haut les « cas diffi-
ciles », et qui, pour nombre d’entre eux, ont fait une ou
52 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

plusieurs expériences analytiques authentiques ayant, nous


disent-ils, « mal tourné ». Les précédents n’adressaient leur
demande que là où ils ne pouvaient pas engager un pro-
cessus analytique authentique, ceux-ci ont fait une expé-
rience vraie du transfert, bien repérable à la façon dont ils
en parlent, mais qui n’a abouti qu’à une situation de dom-
mage psychique accru : ils n’en sont pas, ou bien mal,
« revenus ».
On aura reconnu là le tableau des « plaignants du
divan », ceux dont le processus a tourné au procès les
conduisant à la rupture, au changement, voire « à la
consommation » plus ou moins affolée d’analystes succes-
sifs, ou encore à l’interminable d’un non-processus.
« Plus ça allait, plus j’allais mal… »
« J’avais l’impression qu’il ne me supportait plus, qu’il
avait peur de moi, qu’il ne voulait plus m’écouter… »
« Je parlais dans un grand silence qui me glaçait… »
« À la fin, c’était moi qui lui faisais dire ce que je vou-
lais, j’avais l’impression de mener un bateau ivre, je le/la
bernais tout le temps… »
On pourrait multiplier à l’infini les propos désabusés,
haineux ou dépressifs tenus par ces patients. Toutes les
figures de la relation persécutive peuvent se retrouver ici, le
ton et le style donnant le sentiment d’une relation de haine
ou, plus grave encore, d’une non-relation, dans laquelle le
désinvestissement, le retrait, le silence semblent avoir plus
ou moins radicalement gelé les émois du transfert. Et plutôt
que le contenu manifeste de la plainte, ce qui frappe alors,
c’est le véritable traitement destructif auquel sont soumises
notre écoute et nos interventions.
On sait que l’envers possible de la persécution est
l’Idéalisation. Et l’on pourra pressentir autant de violence
dans la façon dont l’adhérence au psychanalyste, ou à la
« psychanalyse », fonctionne pour certains comme objet
fétiche ou nouvelle religion, retour en tout cas à ces modes
Les balafrés du divan 53

de fonctionnement mentaux où l’imitation, l’incorpora-


tion, voire le collage gémellaire, visent à économiser à la
psyché la souffrance de penser. La désintrication pulsion-
nelle, le masochisme primaire et la marque des formes les
plus radicales du travail du négatif y sont alors repérables.

Répétitions
Évidemment, l’implication du psychanalyste est
encore plus assurée dans de telles situations, où l’emprise
remplace la relation, où l’objet partiel, fétichisé, mortifié,
devant être toujours à disposition, est au premier plan, où
la distinction entre dedans et dehors est rien moins qu’as-
surée. Mais ce postulat ne vise qu’à un surcroît d’élabora-
tion psychique chez l’analyste, qui passera nécessairement
par l’éprouvé contre-transférentiel, et lui permet de réflé-
chir à ce qui, du côté de l’analyste précédent, aura éventuel-
lement aidé à figer le processus antérieur, mouvement qui,
d’ailleurs, ne tendra vraisemblablement qu’à se reproduire
une fois encore.
La clinique quotidienne nous montre en effet que la
répétition, véritable principe moteur de la mémoire et de
l’activité de pensée, peut en quelque sorte s’enrayer, entra-
vant dès lors, par sa tendance à reproduire de l’identique, ce
temps d’après-coup second qu’est le travail de l’analyse.
On voit donc que le champ dans lequel va se déter-
miner le devenir de toute cure analytique est ainsi constitué
par l’écart entre une déliaison et une répétition « utiles » au
processus d’analyse (le terme étant pris dans son sens étymo-
logique de dissolution, déconstruction), et les « déliaisons
dangereuses » (Cahn), celles qui débordent les possibilités
de resexualisation de cet accélérateur qu’est le baquet
analytique.
Il faut souligner à ce propos l’intérêt des travaux sur le
travail du négatif élaborés par des auteurs comme Green et
Guillaumin en particulier, « négatif » étant pris dans un
54 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

sens beaucoup plus large que la négation, cet opérateur si


essentiel pour l’activité de la pensée. Ils ont permis de
relancer la question si controversée de la pulsion de mort,
en l’envisageant de façon renouvelée et moins mani-
chéenne. La déliaison, considérée en tant qu’une des moda-
lités du négatif, est à l’œuvre au quotidien, dans chaque
cure analytique. En cela, chaque cure est potentiellement
une cure difficile, exigeant que soient pris en compte aussi
bien les pensées et les fantasmes inconscients de l’analysant
que les « capacités négatives » de son appareil psychique, la
capacité de celui-ci à tolérer l’inconnu et l’absence.
Cette capacité est précisément ce qui est en défaut
chez les « anti-analysants » décrits par J. McDougall […],
pathologies du caractère, ou patients « Cyborg » de
N. Zaltzman, comme dans ce qu’à la suite de Freud il est
convenu d’appeler les « réactions thérapeutiques néga-
tives ». S’il est vrai que la temporalité singulière de la psyché
se constitue dans la répétition, par la trace et l’écart, témoi-
gnant du tissage psychique qu’opère la mémoire, l’analyste
va trouver ici un temps figé, centré sur l’actuel, la douleur
psychique ou, au contraire, le déni de cette dernière.
J.-B. Pontalis, dans une réflexion sur les termes mêmes
de « réaction thérapeutique négative », rappelait les hypo-
thèses surgissant successivement dans la théorie freudienne
pour rendre compte des difficultés de la pratique :
– jouissance du symptôme, si pénible qu’en soit le vécu ;
– emprise du Surmoi, ce qui vérifie l’aphorisme « quasi
mathématique », lié au jeu des instances : déplaisir pour un
système (le Moi), plaisir pour un autre (le Surmoi) ;
– paradoxe économique du masochisme qui fait jouir là où
ça souffre, et on sait bien que la situation analytique peut
fort bien devenir le terrain d’élection de cette lutte sans
merci, plainte sans fin ou procès perdu d’avance ;
– besoin de punition enfin, inscrit par Freud au principe
même de l’ordre vital, la logique du désespoir de la pulsion
Les balafrés du divan 55

de mort prenant alors le pas sur la logique du plaisir


déplaisir : « Pourvu que ça coûte, mais aussi pourvu que
ça dure ! »

Repérages
À ces repérages, qui font désormais partie du corpus
théorique légué par Freud, les psychanalystes ont apporté
des développements ouvrant leur écoute à d’autres registres
de la psyché, qui ne se signifient et ne trouvent, à la limite,
leur transcription langagière, que dans et par l’« impasse »
remise en acte dans le déroulement du processus analy-
tique. Véritable ré-agir, la résistance effrénée de ces patients
négatifs au mouvement habituel de mise en langage du pro-
cessus viendrait en quelque sorte signifier en elle-même la
prégnance de l’agir et de l’emprise dans leur histoire la plus
reculée.
Ces patients – de l’avis général des auteurs – ont tra-
versé durant leur première enfance de véritables expériences
de détresse psychique, expériences vécues-non vécues, ou
plus précisément non inscrites psychiquement en tant que
représentation de mot ; un des effets en est la mise en place
d’un système défensif hyperorganisé contre toute intrusion,
interne ou externe, dénotant bien la vulnérabilité du narcis-
sime et des frontières entre dedans et dehors.
Ce système est rigide, inscrit dans le caractère de
manière durable (cf. l’analité primaire), rétif à toute mobi-
lisation pulsionnelle régressive qui exposerait à l’émergence
de la catastrophe psychique, et de ce fait même mis en crise
par une situation analytique disons « traditionnelle ».
Le poids du monde externe et la difficulté à se consti-
tuer en tant que sujet singulier, hors de la présence et de la
possession de l’Autre, signent alors l’échec du procès de
subjectivation qui est fait du travail de l’investissement pul-
sionnel et de l’appropriation permise par les identifications.
Ici, au contraire, le sujet, en essayant de faire sien « ce qui
56 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

par nature lui échappe », aura seulement réussi à exclure,


mais à l’intérieur de lui, ce dont il est exclu mais qui va
pourtant persister, indéfiniment, à l’état de non élaboration
psychique.
Le contre-transfert (sur le double plan théorique et
technique) prend de ce fait une place cruciale ici, celle-là
même que lui donnait Ferenczi, dont les travaux sur le trau-
matisme précoce, leur originalité, comme leurs apories,
demeurent des plus contemporaines 5.
Le contre-transfert se voit donc assigner une double
perspective :
– actuelle tout d’abord, qui impose de considérer ce qui se
passe du côté de l’analyste dans toutes les situations de stag-
nation, ou de réaction négative, avant d’en imputer la res-
ponsabilité au patient, fût-ce sous la forme très élaborée des
pathologies du narcissisme ou de caractère ;
– archaïque et rétroactive ensuite, à partir du moment où
l’homologie entre la situation analytique et les conditions
fondatrices de la psyché est admise.
Le rôle de l’objet primaire, de sa perte et du deuil dans
la constitution et le fonctionnement psychiques, la struc-
ture encadrante et l’hallucination négative, les conditions et
les conséquences subjectives d’un non-refoulé parental,
deviennent alors des voies de réflexion et de dégagement
pour la pratique analytique.
La question est plutôt, alors, celle des orientations
théoriques que l’on voudra privilégier, entre une perspec-
tive historique génétique avec sa pente développementale,
et une perspective structurale, où le traumatisme précoce
serait en quelque sorte l’envers de la séduction précoce
inhérente à l’humain, telle que l’a développée Laplanche
par exemple. Notons au passage que les hypothèses trans-

5. Cf. chap. 1.
Les balafrés du divan 57

générationnelles, qui ont fait l’objet de multiples travaux,


rencontrent la même problématique : elle renvoie à celle de
l’histoire en psychanalyse. On y reviendra.

ENJEUX DE SOCIÉTÉ
Ce qui était à la marge est ainsi devenu de nos jours le
plus familier, pour des raisons assurément complexes, où
intervient le statut de la psychanalyse dans notre culture,
mais aussi l’évolution actuelle de nos sociétés occidentales
vers ce qu’on peut qualifier de déni ou de défense
maniaque, étayée sur le progrès technologique, face à la
finitude et l’inassouvissement de l’humain.
Certains sociologues affirment que le degré d’évolution
d’une société peut s’évaluer à la place et aux modalités des
rituels d’ensevelissement, rites fondateurs de la Cité et de
l’identité subjective. L’omnipotence sous-jacente à certaines
recherches génétiques contemporaines par exemple ne peut
pas ne pas ressurgir, certes sous des formes spécifiques, dans
le matériau psychique que nous avons à connaître.
On pourrait, devant un tel constat, proclamer la « fin »
de la psychanalyse. Certains s’en réjouissent, d’autres se
lamentent, selon les cas. Il n’est pourtant que de recevoir de
nouveaux patients pour se convaincre qu’il n’en est rien, et
que l’espace analytique peut s’instaurer tout aussi solidement
qu’il y a quelques années, aux temps de l’« expansion ».
À condition, toutefois, de prendre en considération le
rapport nouveau établi avec la chose analytique, à laquelle
ne sera pas fait d’emblée le même crédit, et qui implique
dans certains cas une modification du style de l’analyste dès
le premier entretien. Le silence, la relance discrète, autrefois
suffisants, peuvent ne devenir de nos jours que les témoins
de notre inertie et de notre résistance personnelle au chan-
gement. Faire simplement confiance au « cadre » n’est pas
une attitude convenable lorsque l’analyste se trouve en
58 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

quelque sorte évalué, après d’autres collègues, dans sa capa-


cité à demeurer vivant et créatif malgré les attaques.
Le livre du sociologue G. Lipovetsky, L’ère du vide,
avait fait il y a quelques années une assez remarquable ana-
lyse de notre société « postmoderne », qui rejoint sur plus
d’un point les réflexions des psychanalystes. Il y est fait, en
particulier, la constatation suivante : là où la société propo-
sait un ou des modèles collectifs idéaux et exigeait le renon-
cement aux individualités, c’est le contraire qui se produit,
l’idéologie individualiste devenant de nos jours le modèle
du social. Le psychologique – ou psychologisme – envahit
dès lors le champ politique, social et culturel. L’accomplis-
sement de soi, le culte hédoniste du loisir, de la jeunesse, du
soin du corps, la formation professionnelle et personnelle,
permanente et indéfinie, nouveau fantasme faustien d’éter-
nité, deviennent les nouvelles exigences idéales auxquelles
chacun est invité à souscrire.
Allant plus loin, M. Gauchet a proposé un modèle de
l’homme occidental, individu soumis de la part du Socius à
l’exigence idéale de l’accomplissement de soi – tâche
impossible par essence 6 –, exigence qui semble bien devenir
le paradigme prévalent de notre Société des Individus 7.
On trouve chez ces deux auteurs une analyse socio-
logique plus raffinée que le modèle grossier de la psychana-
lyse devenant objet de consommation, et qui rend mieux
compte, semble-t-il, du champ dans lequel s’inscrit aujour-
d’hui l’exercice de la psychanalyse. Une société dont les for-
mations imaginaires seraient ainsi étayées sur des formes de
« recyclage social » où le psy occupe une place importante

6. Et plus encore sans pouvoir compter sur des appuis surmoïques œdi-
piens consistants.
7. Tous inachevés, mais pour autant pas tous traumatisés précocément…
la théorie du trauma précoce deviendrait-elle, prenant le relai du com-
plexe d’œdipe, notre nouvelle mythologie de l’inachèvement ?
Les balafrés du divan 59

– aboutissant au retournement de la psychanalyse contre


elle-même –, où la stratégie globale est celle du surinvestis-
sement perceptif, en particulier audiovisuel, où l’éphémère,
l’atemporel, la consommation intensive de communica-
tions sans message à transmettre prennent la place désaf-
fectée par les traditions, par les rites ou les formes
antérieures d’autorité et de modèles sociaux. Bien évidem-
ment, les thérapies comportementales – et les neuro-
sciences – pourront s’y faire une place de choix.
À la dimension historique et de transmission diachro-
nique se substituent ainsi des groupes sociaux organisés en
« structures narcissiques », où le narcissisme du groupe, la
valorisation des particularités et des satisfactions immé-
diates dissimulent bien peu le vide de l’être, des croyances,
des espoirs pour l’avenir, envers d’une société sans doute
plus que jamais menacée par sa réussite technologique et
l’expansion de sa science.
Ces réflexions intéressent le psychanalyste sur un
double plan :
– elles postulent que, de marginale, l’analyse est devenue un
élément essentiel du dispositif de régulation sociale : les
débats sur le statut du psychanalyste, comme sur le rem-
boursement des cures, voire leur prise en charge intégrale
au titre des maladies longues et coûteuses – sous couvert
d’un contrôle médical – en avaient déjà laissé pressentir
l’incidence sur le devenir de la cure et sur la théorie analy-
tique elle-même, l’une et l’autre devenant alors nouvelle
psychologie ou soin médical spécialisé ;
– quant aux formations subjectives intrapsychiques, elles ne
peuvent pas ne pas en subir également le contrecoup et
mettre de ce fait l’analyste en face d’une demande – nou-
veau pacte faustien – plus exorbitante et plus inextinguible
encore, puisque l’intolérance au manque trouve, somme
toute, sa validation dans le socius.
3

La maladie humaine ou le malentendu 1

Depuis l’article publié en 1950 par Ida Macalpine,


chacun admet que le transfert est le produit d’une situa-
tion : le setting analytique. Sa définition, son « manie-
ment », son destin sont à ce titre intimement liés au modèle
théorique qui sous-tend cette dernière. Il est donc intéres-
sant de revenir, dans un premier temps, au modèle inau-
gural freudien, avant de réfléchir sur l’état actuel des
positions théoriques et des difficultés de la pratique qui s’y
représentent, à défaut de s’y résoudre.
La psychanalyse contemporaine, nombre d’auteurs
l’ont rappelé de diverses façons, et en particulier lors des
Colloques de Deauville, est confrontée à la question sui-
vante : comment, dans son système de représentation et de
fonctionnement – où le transfert occupe la place éminente
que l’on sait –, prendre en compte le défaut même de repré-
sentation, voire de représentabilité, et cela dans le triple
champ des figurations sensorielles, émotionnelles et ver-
bales (Guillaumin) ?

1. Ce travail, paru dans la Revue française de psychanalyse, 4, 1988, a reçu


le prix Maurice Bouvet en 1990.
62 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

De quelle(s) psychanalyse(s) parlons-nous aujour-


d’hui, quels modèles théoriques et quelles positions tech-
niques sont pertinents lorsque se trouve mis « hors jeu »,
de façon plus ou moins radicale, le laboratoire de la pensée
(Pontalis), avec ses petites quantités, ses élaborations suc-
cessives, son travail permanent de réorganisation après
coup des traces mnésiques en fonction des exigences
internes et externes ? De façon plus ou moins radicale, j’y
insiste, car ce n’est plus de nos jours uniquement dans les
situations pathologiques « extrêmes », histoires cliniques
impressionnantes par leur caractère tragique sinon fatal,
mais au cœur même de chacune de nos cures, que s’impose
la nécessité de penser l’impossible et non plus l’interdit,
penser ce que le patient ne peut se représenter et qui
demeure d’autant plus agissant, bien que sous d’autres
formes que celles, familières pour nos psychés, des ratés et
des retours du refoulement. Bref, penser l’impensable, l’ir-
représentable, le négatif, tout en demeurant dans une filia-
tion authentiquement freudienne.
La chose n’est pas si aisée, à lire et à constater la multi-
plicité, la diversité, l’hétérogénéité des discours théoriques
contemporains se réclamant de Freud entre deux extrêmes,
celui d’une fidélité bornée à la parole du Maître et celui
d’une révolution radicale tournant le dos aux trajets de la
pensée de Freud et plus encore aux nécessités internes ayant
conduit à son évolution, non sans dénier cette volteface par
souci de légitimation. C’est, bien entendu, une position
tierce que je défendrai, où la réflexion sur le transfert et ses
destins est un fil particulièrement fécond.
En effet, si le système RAR (refoulement, affect, repré-
sentation) [cournut] fondé sur le complexe de castration ne
peut plus valablement constituer le seul modèle du transfert
et de la cure, il ne saurait être abandonné au profit de telle ou
telle pathologie du self ou du narcissisme, coupé du jeu
dialectique des couples d’opposés : objectalité/narcissisme,
La maladie humaine ou le malentendu 63

liaison/déliaison, complexe de castration/irreprésentable des


terreurs sans nom. Faute de quoi, la temporalité singulière de
la psyché, que résume dans sa paradoxalité le concept freudien
d’après-coup, l’après ne prenant densité et matière que d’un
avant qui s’est lui-même « constitué » dans le second temps de
l’après-coup, se trouverait dissoute dans une succession
causale psychogénétique écrasant l’expérience analytique.
On verra pourtant, plus loin, le problème de la vecto-
risation et des visées de l’interprétation, qui surgit dès lors
qu’il ne s’agit plus simplement de repérer les figures fantas-
matiques revécues dans le transfert, mais de favoriser,
simultanément, la constitution d’un espace pour penser ;
dès lors, également, que l’arme classique du psychanalyste
– « voyez la part que vous prenez à votre propre malheur »
(Pontalis) – se voit émoussée par la nécessaire prise en
compte des conditions de la subjectivation (mère fan-
tasmée/réalité du dol interne). On y reviendra à plusieurs
reprises dans cet ouvrage.
Rappeler la définition et les débats classiques sur le
transfert et la névrose de transfert permet de prendre la
mesure de l’écart – dérive ou chemin parcouru – entre les
conceptions freudiennes, visées canoniques du transfert, et
ce à quoi la clinique psychanalytique contemporaine nous
confronte, en dehors même de toute problématique fran-
chement psychotique, psychosomatique ou perverse fixée.

LA GROSSESSE NATURELLE, MODÈLE ŒDIPIEN


DE LA CURE : MÉTROPOLIS

Comme les travaux de Viderman 2 l’ont souligné à


plusieurs reprises, le modèle psychanalytique inaugural de

2. Je me référerai dans ce chapitre, aux travaux suivants : S. Viderman,


Constructions de l’espace analytique. Le céleste et le sublunaire, Paris, PUF,
1977 ; « La bouteille à la mer », Revue française de psychanalyse, 2-3,
1974.
64 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

la névrose est pour Freud celui d’une maladie de la mémoire,


l’objet de l’interprétation étant de faire ressurgir – c’est la
métaphore rebattue de l’archéologue – le passé oublié, trau-
matisme ou désir. Les hystériques souffrent de leurs réminis-
cences, de ce dont ils ne peuvent/veulent pas se souvenir et
qui, néanmoins, reste vivace et actif dans leur psyché, avec
des effets fonctionnels sur le corps ; véritable « Métropolis »
souterraine, fomentant dans l’ombre, sans répit, ses tenta-
tives renouvelées de subversion de l’ordre établi.
Fait important, dans cette première différenciation de
la psyché, l’inconnu-en-soi est de définition négative : non
conscient, autre que conscient. L’ambition thérapeutique
de Freud, par contre, et plus encore son ambition de consti-
tuer la psychanalyse comme science à part entière vont
aboutir à une vision plus positiviste : le projet analytique
vise à la prise de conscience de la représentation refoulée, à
la libération, la plus exacte possible, du souvenir pathogène.
On sait que Freud demeurera dans la plus grande
ambiguïté quant au statut de ce dernier, traumatisme ou
fantasme, puisque la conclusion de sa quête étiologique
opiniâtre sur la réalité de la scène observée par Serguéi Pan-
kejeff aboutira à l’hypothèse d’un relais possible par les
schèmes héréditaires phylogénétiques, à défaut d’une réalité
effectivement vécue. Dans cette perspective de la première
topique, où l’analyse est centrée sur la prise en compte d’un
passé oublié mais enfoui, et donc posé d’une façon ou
d’une autre comme récupérable, l’assèchement du Zuy-
dersee, l’avènement du Moi là où était le Ça, la reconstruc-
tion complète du passé (le passé recomposé) sont
parfaitement plausibles.
Le destin du transfert est simple, du même coup : sa
liquidation se confond très exactement 3 avec le repérage de

3. On retrouvera cette exacte correspondance en 1914, dans Répéter, remé-


morer, élaborer, où seule la remémoration marque la fin, la sortie du
transfert (Donnet).
La maladie humaine ou le malentendu 65

la fausse liaison, qui traduit la suture par l’actuel d’une


lacune dans le tissu associatif, d’où l’aphorisme freudien
rappelé par Viderman : « S’il reste silencieux, c’est donc à
vous qu’il pense. »

DE L’OBSTACLE AU MOTEUR
Il est acquis aujourd’hui que ce point d’ancrage initial
visait à différencier clairement la psychanalyse du terreau
« suspect » de ses origines, l’hypnose et la suggestion. Le
psychanalyste, avec l’honnêteté scientifique du médecin, se
fait un devoir de lever cet obstacle qu’est le transfert, et dont
les « particularités ne sont pas imputables à la psychanalyse,
mais bien à la névrose elle-même ». Ainsi va se constituer,
dans l’écart entre le point de vue objectivant de la neuro-
logie (théorie de la dégénérescence) et le point de vue sub-
jectivant mais séducteur de l’hypnose, un espace
proprement analytique.
Le hic, constate cependant Freud, est que le malade,
une fois le contrat défini et accepté, va devenir rétif et se
refuser à « apporter son concours en toute sérénité au
médecin ». C’est que la folie du transfert 4 est là, qui l’em-
pêche de suivre la règle fondamentale, et s’oppose aux
efforts du médecin au moment où ce dernier, ayant renoncé
à la force de l’hypnose, veut cependant poursuivre sa quête
du temps et du sens perdus.
Je ne reprendrai pas ici le détail de la théorisation pro-
gressive du transfert par Freud, sinon pour y souligner le
lien intime entre chaque étape de cette conceptualisation
avec le destin présagé du transfert, et pour noter le constant
décalage, déjà évident dans le cas Dora, entre les concep-
tions explicites de Freud et l’expérience effective qu’il
consigne dans ses observations.

4. Remarquablement décrite, avec humour et gravité dans La maladie


humaine de Fernando Camon auquel j’emprunte le titre de ce travail.
66 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

TRANSFERTS, REMÉMORATION, RÉSISTANCE


Dans ce temps de découverte, chaque transfert n’a pas
d’autre destin que le symptôme hystérique ; il doit être
traité tout comme celui-ci. Les transferts sont « des réim-
pressions, des copies, des motions et des fantasmes qui doi-
vent être éveillés et rendus conscients à mesure des progrès
de l’analyse ». L’ensemble de la cure de Dora, par contre,
n’est pas assimilé à une relation de transfert (Viderman) et
lorsque Freud s’efforce, par l’interprétation des rêves, de
convaincre la jeune fille de son amour refoulé pour M.K.,
c’est bien évidemment en toute méconnaissance de la répé-
tition transféro-contre-transférentielle qui s’opère dans ce
même mouvement où Freud se détourne de Dora et refuse
son amour pour lui. On voit déjà qu’il y a là un écart
majeur entre cette conception et celle qui, dès 1950, posera
le transfert comme produit de la situation psychanalytique
(Macalpine, Lagache).
On a dit plus d’une fois le coup de génie de Freud,
transformant cet obstacle qu’est alors le transfert en moteur
et levier indispensable de la cure. Ce renversement théo-
rique est inséparable de l’élaboration du concept de résis-
tance et du jeu dynamique des instances (première
topique) apparus dès les Études sur l’hystérie. Mais son
rappel se soutient ici de souligner l’évidence de la préémi-
nence du contretransfert et de la théorie que l’analyste se
fait du transfert et de la cure, sur le destin de l’un et de
l’autre. On peut constater en effet que tout le chapitre 4
des Études sur l’hystérie, chapitre rédigé par Freud seul, tra-
vaille à partir du remplacement de l’abréaction par la
conception d’une résistance actuelle analogue – de même
force psychique – à ce que fut autrefois la défense ayant
causé le refoulement d’une représentation inacceptable
pour le Moi : c’est cette résistance qui doit être levée.
L’accent théorique et technique passe, de ce fait, de la
La maladie humaine ou le malentendu 67

décharge-remémoration à l’intérêt pour ce qui s’y oppose,


ceci grâce à un procédé d’investigation et de traitement qui
« conduit à des couches complexes et pluridéterminées ».
Mais ce n’est seulement que dans les quatre dernières
pages du chapitre que Freud aborde explicitement le thème
du transfert, en tant que cause d’échec de la pression
exercée sur le front d’Emmy. Ce transfert – mésalliance ou
fausse liaison – qui implique d’une façon si inadéquate la
personne du médecin (sur qui l’on a entendu quelque
ragot, envers qui l’on a des griefs, ou dont on redoute un
asservissement sexuel) devra donc entraîner le même travail
que n’importe quel symptôme hystérique ancien. Il
importe peu, pour le résultat à obtenir, que le rejet psy-
chique soit situé dans un passé historique ou dans le pré-
sent. La règle est de ramener de toute façon l’obstacle au
conscient du malade, l’erreur – ou les erreurs – se dissipant
avec la fin de l’analyse. Obstacle donc, mais contraignant à
un travail dont dépend l’issue de la cure ; en cela donc, le
transfert est déjà moteur de cette dernière.

REMÉMORATION, RÉPÉTITION AGIE


Quinze ans plus tard, étoffé par la conception exten-
sive du transfert proposé en 1909 par Ferenczi, le « modèle
hystérique œdipien » (Bergeret) de la cure va se développer
dans les écrits techniques. Je n’en reprendrai ici que deux.

1/1912 – La dynamique du transfert


« Le fait que le plus efficace des facteurs de réussite, le
transfert, puisse devenir le plus puissant agent de résistance
semble au premier abord un immense inconvénient
méthodologique », écrit Freud. Or cette tare de la méthode
ne l’est pas de fait, puisque c’est par le transfert que tous les
conflits sont actualisés, le transfert devenant facteur de
succès grâce à l’effet de suggestion, au sens de Ferenczi (et
68 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

de Freud), c’est-à-dire au sens de l’influence exercée sur un


sujet au moyen des phénomènes de transfert qu’il a été
capable de produire de son propre fait ! On voit, là encore,
que l’effort de Freud pour se dégager de la force et « blan-
chir » le médecin de tout soupçon de séduction le conduit à
cette logique circulaire qui contient déjà un thème dont le
dégagement ne se fera qu’ultérieurement : l’articulation entre
l’effet de vérité (par elle-même, en quelque sorte) de la répé-
tition et la suggestion-séduction « bonne à symboliser ».
Pour l’heure, Freud est aux prises avec la résistance de
transfert de ce patient qui « s’arroge le droit d’enfreindre la
règle fondamentale, oublie toutes les résolutions prises au
début du traitement, accueille avec indifférence tous les
rapports et toutes les conclusions » du médecin (Freud,
1912, p. 59). Cette attitude trouvera son apogée dans
l’amour de transfert, qui va fournir l’opposition classique
entre la résistance par le transfert et la résistance au
transfert.
Un écart croissant se dessine donc, dans ce modèle de
la cure de mémoire, entre la remémoration voulue par le
traitement et la répétition qui, elle, cherche à « reproduire
suivant le mépris du temps et la faculté d’hallucination
propres à l’inconscient ». C’est dans cet écart, et sur le ter-
rain du transfert, « qu’il faut remporter la victoire » (ibid.,
p. 60). Quoi qu’il en soit, ce combat rend à chacun des pro-
tagonistes le service si précieux de conférer aux émois
oubliés un caractère d’actualité sans lequel toute interpréta-
tion resterait lettre morte ou procéderait de l’endoctrine-
ment, cela étant souligné non sans que Freud établisse une
dichotomie très claire : la raison du côté du médecin, qui
vise au savoir et à la réflexion ; la folie du côté du malade
qui, lui, ne souhaite que la mise en acte de ses passions.
Deux ans plus tard, en 1914, dans Répéter, remémorer,
élaborer, si Freud rappelle tout d’abord les progrès successifs
de la méthode depuis l’abandon de l’abréaction, c’est pour
La maladie humaine ou le malentendu 69

réaffirmer que le but, lui, n’a pas varié : il s’agit toujours de


« combler les lacunes de la mémoire, et vaincre les résis-
tances du refoulement ».
Toutefois, entre 1912 et 1914, ont été introduits
l’amnésie infantile et son symétrique totalisateur, le sou-
venir écran, cette formation qui contient « non seulement
quelques éléments essentiels de la vie infantile, mais encore
tout l’essentiel » qu’il faut savoir extraire par l’analyse.

UNE FÉCONDATION ASEPTIQUE


Rien n’est donc perdu, bien au contraire ; et le modèle
se peaufine avec la métaphore du laboratoire, champ asep-
tique où se développe une néocréation, la névrose de trans-
fert que le patient, toujours seul responsable de sa créature,
doit cette fois considérer non plus comme état de maladie,
fût-elle artificielle, mais comme mouvement dynamique
qu’il s’agira de perlaborer plutôt que d’interpréter dans son
caractère d’automatisme de répétition : il faut laisser au
malade le temps de bien connaître cette résistance qu’il
ignorait, de l’élaborer interprétativement (durcharbeiten),
de la vaincre et de poursuivre malgré elle, en obéissant à la
règle analytique fondamentale, le travail commencé.
Freud révélera cependant dans un autre texte des écrits
techniques (« La dynamique du transfert », p. 89) ce qu’il
prétend nier : d’archéologue puis de chirurgien accoucheur,
il fait de l’analyste le véritable géniteur. Certes l’opération
est encore maïeutique : « Mettant en branle certains pro-
cessus, celui de la liquidation de refoulements existants, il
(le psychanalyste) surveille ce processus, est capable d’en
hâter le cours et de balayer les obstacles qui l’entravent,
comme il risque aussi de le gêner. » Mais le doute n’est plus
permis quant à la participation libidinale du médecin, dans
la suite du paragraphe : « Le pouvoir de l’analyste sur les
symptômes est en quelque sorte comparable à la puissance
70 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

sexuelle. » Et, plus encore : « L’homme le plus fort, capable


de créer un enfant tout entier, ne saurait produire dans l’or-
ganisme féminin une tête, un bras ou une jambe seulement,
il n’est même pas capable de choisir le sexe de l’enfant. »

RÉVISION DU MODÈLE : LA RÉPÉTITION À L’ŒUVRE


LE « TOURNANT » : 1920
Cette perspective, contemporaine de la première
topique, de la névrose du transfert comme grossesse trou-
vant un terme naturel, aboutissement heureux de la
triade : névrose infantile, névrose de transfert, résolution
de la névrose de l’adulte, est un modèle prototypique idéal
mais, de nos jours, caduc s’il est envisagé à lui seul. On
sait que cette perspective bien optimiste faisant jouer la
libido objectale et la libido du Moi, la psychosexualité et
l’autoconservation, n’aura d’ailleurs eu qu’un temps pour
Freud lui-même. Six ans plus tard, la deuxième topique et
la pulsion de mort (1920) viennent « ruiner » une si belle
logique et, du même coup, la cohérence du modèle
mémoriel, au profit d’une perspective toute différente,
qui, malgré quelques repentirs, va dominer la suite de
l’œuvre freudienne.
Le point de vue prévalent n’y est plus celui du conflit
et de sa dynamique, mais celui de la topique et de l’éco-
nomique, points de vue précurseurs des travaux contempo-
rains sur le narcissisme, la pensée et l’activité de contenance
psychique. Le projet analytique devient alors plus humble :
il ne s’agit plus des grands travaux d’assèchement des maré-
cages, mais d’un déplacement de l’accent qui passe d’un
recensement à l’infini des contenus de l’inconscient – y
compris dans ses productions littéraires ou mythiques – à
l’étude du travail de transformation et aux modalités de sa
réussite et de son échec. Mais cette déflexion du projet ne va
pas sans le risque d’une possible réification, celle de l’étude
La maladie humaine ou le malentendu 71

d’un Moi travailleur, cohérent, plus ou moins fort. Un tel


détournement méconnaîtrait alors l’enjeu central de la nou-
velle dualité pulsionnelle qui n’est pas d’opposer un instinct
de mort à un instinct de vie, comme deux figures symé-
triques, mais bien plutôt de désigner l’envers négatif de la
vie, et plus encore, comme le souligne J. Guillaumin, de le
situer à l’origine, comme au destin, du dispositif analytique,
ce qui vaut bien évidemment aussi pour le transfert. L’auto-
matisme de répétition, de secondaire qu’il était dans Répéter,
remémorer, élaborer, est ainsi devenu principiel.
En liant étroitement, en 1920, la répétition à l’ins-
tinct (Pulsion) de mort, Freud tentait, par des détours
métabiologiques sinon métaphysiques, de conceptualiser
l’entropie négative dans l’appareil psychique et dans la
cure : il ne fait qu’hypostasier le fonctionnement ordinaire
de la psyché dans cette figure extrême, dramatique certes
dans certains de ses effets. La clinique quotidienne nous
montre que la répétition, notion présente « depuis tou-
jours à l’horizon de la recherche psychanalytique »
(Green), véritable principe moteur de la mémoire et de
l’activité de pensée, peut en quelque sorte s’enrayer, entra-
vant dès lors par sa tendance à la reproduction de l’iden-
tique ce temps d’après-coup second qu’est le travail de
l’analyse : l’excès quantitatif d’excitation non métaboli-
sable entraîne alors, ipso facto, rupture et modification
qualitative du fonctionnement mental.
A. Green avait déjà souligné le lien intime entre
répétition et travail de la (re)présentation (1970). Il est
intéressant de noter que la définition du transfert pro-
posée par M. Neyraut met, de la même façon, la répéti-
tion au principe même du transfert, en tant que celui-ci
serait recherche du connu face à la nouveauté d’une situa-
tion de séduction, demandée de surcroît par le patient
même. C’est la façon dont la répétition s’empare et « fait
jouet » du transfert, et la façon, dont, a contrario, le
72 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

couple transféro-transférentiel ainsi constitué va faire


(re)jouer et évoluer la répétition, qui constitue le mouve-
ment même du processus analytique.

LE DOUBLE NARCISSIQUE
Le champ dans lequel se détermine le destin des cures
contemporaines, je l’ai souligné plus haut, est ainsi celui de
l’écart entre une déliaison et une répétition « utiles » au pro-
cessus d’analyse (au sens étymologique de « dissolution »,
« dé-construction ») et les « déliaisons dangereuses », celles
qui débordent les possibilités de resexualisation de l’« accé-
lérateur » qu’est le baquet analytique (Laplanche).
Je soutiendrai plus loin, à partir d’un fragment d’ana-
lyse, que le double narcissique y tient une place centrale par
son rôle de pare-excitation, d’information et de stabilisa-
tion primordiale de l’identité, structure encadrante interne
qui est un précurseur indispensable pour l’accession à une
véritable altérité.
On sait que, dans de telles navigations narcissiques,
l’« inéducable » de l’inconscient libidinal se redouble, assi-
mile et résorbe de la pulsion de mort. Mais il peut égale-
ment s’en trouver miné, du fait de l’inlassable travail du
négatif, dans sa double valence de destruction et de figura-
tion originaire préreprésentative.
Le problème qui se pose alors au psychanalyste, face à
certains patients difficiles, devient celui de savoir « jusqu’où
aller trop loin » en assumant de transgresser les limites que
la tradition institue plus ou moins subrepticement, et que la
clinique dément : c’est à un tel parcours que nous convie ce
thème du transfert. Son destin est tout aussi bien ce par-
cours théorique régrédient, où le recentrage originaire
permis par le rappel du modèle hystérique de la remémora-
tion a pour le psychanalyste lui-même une valeur identi-
fiante, que les inévitables dérives de la clinique et des
La maladie humaine ou le malentendu 73

théories contemporaines mettent à mal, nécessairement.


Demeurer psychanalyste n’est pas aisé lorsque nos patients
nous confrontent à un appareil psychique et à des capacités
de symbolisation plutôt insatisfaisants, ou, pour être plus
précis, recourant de façon excessive et coutumière à des
défenses massives et automutilantes pour la psyché :
névroses du vide, pathologies narcissiques, troubles de la
pensée, toutes ces pathologies où se marque le poids de la
pulsion de mort, d’une façon souvent plus sournoise que
dans certains exemples cliniques dramatiques auxquels on
pourrait recourir afin d’être plus convaincant lorsque l’acti-
vité de représentance psychique fait la preuve de sa
défaillance. La traversée du miroir y est alors bien fréquente,
témoignage de l’échec à la constitution d’une identité – le
fait qu’on l’appelle Je, Moi ou Sujet montrant la précarité de
nos repères – et des limites stables entre dedans et dehors ;
mais c’est aussi un point de passage obligé, en quelque sorte,
afin que le travail analytique ait quelque cohérence, ainsi
que quelque chance de ne pas s’enliser dans l’interminable,
fût-il saturé de satisfactions sadomasochistes ou réparatrices
pour les deux protagonistes. « La mise au silence, la mise en
absence, l’effacement des représentations, des processus de la
sphère libidinale, et leur remplacement par l’absence, le
négatif, le vide… » (Zaltzman, 1988).
Toutes ces formes de rupture de l’activité de liaison
psychique peuvent en effet y aboutir, ou s’organiser en
agrippement quasi fétichique à l’analyse elle-même, en
tant, cette fois-ci, que « non-processus ».
Il faut souligner ici l’importance des travaux analy-
tiques sur la catégorie du négatif dans ce champ particuliè-
rement complexe et hétérogène des cas difficiles. Ces
travaux, qu’il serait injuste de ne pas tous citer, relancent de
façon renouvelée et moins manichéenne le débat sur la
question si controversée de la pulsion de mort, en l’envisa-
geant sous l’angle d’un travail du négatif à l’œuvre dans la
74 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

psyché, « négatif » étant pris ici dans un sens beaucoup plus


large que celui de la seule négation, cet opérateur si éco-
nomique pour la pensée.
Le travail de N. Zaltzman, intitulé La volonté de mort,
en reprend clairement les enjeux épistémologiques, sur un
point fondamental : la pulsion de mort, fonctionnement
anhistorique, anobjectal de la psyché, uniquement occupé à
produire son effet de déliaison plus ou moins massif, ne sau-
rait être confondue avec le registre libidinal dans lequel on a
trop tendance à la transposer. L’idée d’une tendance négative
aurait au moins cet intérêt de ne pas introduire de connota-
tion figurative et libidinale, là où la pente est au vide, à la
désobjectalisation, au désinvestissement (Green), à l’attaque
contre l’objet-zone complémentaire (Aulagnier).
Mais retournons, avant de poursuivre, aux aléas du
modèle freudien, du point de vue du destin transférentiel,
tel qu’il se trouvait modifié par l’introduction de la
deuxième topique et de la nouvelle dualité instinctuelle.

HÉSITATION
En 1937, « au moment de faire la lumière sur les
limites » posées aux capacités de la thérapie analytique dans
« Analyse finie et analyse infinie », Freud va revenir en
arrière et réaffirmer toute l’ambition du projet analytique.
Même si « les dragons des temps primitifs » ne sont pas tou-
jours morts, il s’agit bien de réviser les refoulements infan-
tiles, d’en permettre la correction après coup, de créer un état
qui n’existe jamais spontanément dans le Moi, et cela quels
que soient les distorsions, les effets mutilants liés aux alté-
rations du Moi.
L’intention d’une restitution intégrale du souvenir
enfoui pour cet Homo psychanalyticus est encore plus expli-
cite dans « Constructions », rédigé la même année 1937, où
Freud affirme : « Ce que nous souhaitons, c’est une image
La maladie humaine ou le malentendu 75

fidèle des années oubliées par le patient, image complète


dans toutes ses parties essentielles. »
Peu importe si la suite du texte est l’occasion d’une volte-
face tout à fait saisissante à propos de la crédibilité de ces
(re)constructions à la Arthur Evans : le centrage de l’argument
y bascule en effet de l’exactitude de la construction, à la convic-
tion du patient auquel l’analyste présente cette dernière.
Et Freud d’affirmer successivement, de manière un
peu chaudronesque, que le psychanalyste, loin de négliger
les réactions du patient, gagnant ainsi comme on le lui
reproche volontiers, à tous les coups, « en fait grand cas » et
que « ces réactions sont la plupart du temps équivoques,
n’autorisant pas de conclusion définitive ».

UNE IMPASSE STRUCTURALE ?


Viderman (1977) peut ainsi souligner fort justement
l’impasse dans laquelle se trouve Freud à tenir à ce lien
entre maladie et mémoire, comme à une nécessité structu-
rale de la psychanalyse ; ce que cet auteur désigne comme
« ambition positiviste d’une histoire récupérable », l’effica-
cité thérapeutique étant au prix de la qualité de la recons-
truction, et cela indépendamment du rôle de l’historien
– ou du psychanalyste – dans la nouvelle organisation créa-
trice de sens inaperçus. « Freud, parvenu au terme de son
œuvre, n’a pas avancé le problème », écrit Viderman. « Le
postulat qui fondait tout ensemble et la théorie et sa visée
technique pouvait se formuler ainsi, dans sa double et com-
plémentaire affirmation de la causation de la névrose et de
sa réversion possible. Le malade est malade d’une histoire
perdue pour guérir en la récupérant. Récupérer sa propre
histoire, c’est se souvenir. Le faire se souvenir dans le pro-
cessus de la cure, c’est rétablir pour le malade, avec le
malade, par la recherche patiente des faits, la continuité
d’une histoire perdue. »
76 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

FICTION PLAUSIBLE
Sans entrer plus avant dans la critique très étayée faite
par M. Dayan (1985) à une conception de la réalité histo-
rique opposant un peu trop schématiquement réalité évé-
nementielle immuable et fantasme, on voit bien que
Viderman défend là une orientation toute différente de la
cure, conception qui déchaîna les passions lors de la paru-
tion de son livre : Construction de l’espace analytique (1970),
et qui trouve sa logique non plus dans une remémoration,
plus ou moins guidée par l’analyste-miroir silencieux, mais
dans une coproduction de sens, création d’une fiction plau-
sible qui s’élabore et se tisse entre analyste et analysant, à
partir des traces mnésiques et des diverses inscriptions cor-
porelles et psychiques de l’histoire de ce dernier, telles
qu’elles peuvent être reprises dans les multiples réseaux
sémantiques d’un langage verbal et non verbal adressé à un
autre, en avance d’une analyse, et du dialogue théorico-
clinique avec ses collègues.

TRANSFERT ET DESTINS DU TRANSFERT


Ainsi pourraient s’envisager comme suit le transfert et
son devenir : produit de l’ensemble des conditions instau-
rant la situation analytique, le transfert est l’expérience de ce
qui n’a jamais existé comme tel auparavant, et qui se crée de
la rencontre entre un mouvement pulsionnel marqué par ses
formes infantiles premières, en quête de représentation, et une
activité interprétative langagière spécifique 5. Dans cette
perspective, la transmission (expérience personnelle du

5. J.-L. Donnet a bien souligné que l’enjeu psychanalytique majeur rési-


dait dans la rencontre entre l’Erlebnis et son interprétation résolutoire,
intégratrice, « L’enjeu de l’interprétation », Revue française de psycha-
nalyse, n° 5, 1983.
La maladie humaine ou le malentendu 77

divan, tranches, apprentissage technique, élaboration théo-


rique) serait le rassemblement, régulé institutionnellement,
des conditions considérées par le groupe comme suffisam-
ment bonnes pour que cet imprévu puisse advenir. On en
conçoit le caractère nécessairement paradoxal (« de la
meilleure façon de devenir soi-même », en somme).
Le point charnière d’une telle définition réside dans le
postulat d’une activité pulsionnelle toujours en quête de
représentation. S’il s’agit là du credo le plus intime de tout
psychanalyste, on ne peut méconnaître – et c’est le pro-
blème posé à la première topique freudienne, auquel le
concept de pulsion de mort tentait de répondre – la ten-
dance « démoniaque », forcenée, de la compulsion de répé-
tition, tendance non plus représentative, mais se
confondant avec le mouvement même de sa pure reproduc-
tion ; c’est le modèle métapsychologique du Ça et de la
deuxième topique.
Quant au destin du transfert, il ne saurait se
condenser avec la question de la fin de l’analyse formelle, et
dépend étroitement de la possibilité ou non d’accéder dura-
blement à « l’expérience du jeu 6 », avec ce qu’elle implique
d’expérience et de tolérance à l’absence, ce qui est précisé-
ment insupportable, dénié et clivé, dans bon nombre d’or-
ganisations narcissiques – c’est-à-dire au narcissisme
exacerbé parce que trop fragile – qui préfèrent la perte du
Moi et sa dichotomie, à « l’inévitable du deuil, l’indispen-
sable de l’altérité, l’incomplétude narcissique dans l’exercice
de la sexualité » (McDougall, 1973).
On n’aurait, de nos jours, aucune peine à présenter un
« cas difficile » : ils sont légion sur nos divans. Il y a même

6. Cf. A. Green : « Au départ, il y a le désir comme levain du fantasme,


mais seule l’expérience du jeu permet au fantasme de se constituer et de
se structurer) ». On peut ajouter que la fin de l’analyse formelle se pro-
file dans la reconnaissance de ce jeu, en tant que tel, et de sa possible
durée infinie.
78 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

quelque aspect inquiétant à vouloir considérer la pratique


qui nous fonde comme si régulièrement critique et cela
d’autant plus que bon nombre de ces mêmes analysants dif-
ficiles le sont souvent beaucoup moins, sitôt qu’on les
retrouve – et qu’on les écoute différemment – au lendemain
d’un séminaire, d’une lecture, d’un dialogue plus stimu-
lants. Ce qui semblait inertie immuable ou emprise cède
alors bien des fois : la pluralité des appareils psychiques
semble s’être rétablie là où régnait auparavant une iso-
morphie transféro-contre-transférentielle.
Corollairement, l’évocation de tels patients devant un
groupe de collègues entraîne la plupart du temps, par un
effet apparemment paradoxal, une remarquable richesse
associative, sinon un foisonnement d’interprétations pos-
sibles. Paradoxe d’apparence seulement, où les rivalités fra-
ternelles trouvent leur aliment, non sans qu’une ligne de
partage s’établisse entre ceux d’entre nous qui écoutent les
cas difficiles dans le registre de la névrose et d’un fantasme
inconscient aisément transcriptibles – la sexualité et l’Œdipe
sont ici les maîtres mots – et les analystes qui reconnaissent
la valeur signifiante de l’impasse en question pour l’intelli-
gibilité du processus analytique lui-même.
Plutôt que de présenter un de ces cas difficiles, j’ai
choisi une analyse qui « marche », somme toute, mais dont
les particularités transférentielles dans le registre narcissique
m’ont paru assez exemplaires pour illustrer les questions
soulevées dans la pratique contemporaine.
J’y décrirai un moment fécond du processus où la
figure du double narcissique, par sa mise en travail dans le
champ du transfert, entraîna une véritable bascule mutative
dans un processus analytique jusque-là assez « indécis ».
C’est seulement dans le cours ultérieur de l’écriture du
travail que je présente ici, que se dessinèrent lentement,
comme à regret, dans une circulation singulière, les déter-
minations de ce choix qui s’était imposé à moi : par une de
La maladie humaine ou le malentendu 79

ces « coïncidences excessives » qui font, me semble-t-il, l’es-


sence même du processus analytique dans les pathologies
narcissiques – ces patients qui vous parlent de ce qui vous
occupe précisement l’esprit à ce moment-là, qui font les
mêmes voyages, les mêmes démarches, les mêmes examens
médicaux que vous –, ma patiente Anna avait rédigé une
nouvelle littéraire dont elle me rapporta en séance le
canevas, dans le temps où je mettais moi-même en chantier
ce travail sur le transfert. D’où un effet d’écho, étrange
corps-à-corps psychique de l’analyse, entre mon travail et la
nouvelle qu’Anna me donnait à entendre, récit qui venait
précisément illustrer, et de façon saisissante, ce que je ten-
tais d’élaborer théoriquement.
Voici la séance en question :
Après une absence de plusieurs séances, Anna me
déclare, aussitôt allongée :
A. – « Est-ce que vous accepteriez de lire la nouvelle
que je viens d’écrire ? (Silence.)
« Peut-être vous trouverez que c’est au-delà du cadre
de votre intervention ? » (Le silence s’installe plus longtemps.)
J. J. B. – « Votre silence fait écho au fait que je n’ai pas
répondu à votre demande ? »
A. – « Oui, sans doute. Pour moi, c’est important…
Voilà… C’est l’histoire d’une espèce de double naissance
qui n’aurait pas abouti ; enfin, qui aurait abouti à une seule
personne qui en aurait gardé une trace… C’est un lecteur,
qui découvre des lettres dans un bureau, des lettres de son
oncle qui écrit à quelqu’un qui est extrêmement proche
mais qui est absent, on ne sait pas. Puis on comprend qu’il
s’agit d’une sœur siamoise qui n’a jamais existé, qui n’est
pas née. Il en a gardé la déchirure et, progressivement, le
neveu se prend pour l’oncle, et c’est comme si c’était son
histoire, c’est comme s’il ne s’agissait que d’un seul être
double qui aurait deux âmes quand on est censé n’en avoir
qu’une. »
80 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

Ce bref récit aurait aussi bien pu être texte manifeste de


rêve que canevas d’une nouvelle de E. Poe ou de H. James ;
il frappe par l’ambiguïté et l’ellipse de sa formulation : « Une
espèce de naissance qui n’aurait pas abouti » ; par l’indistinc-
tion et le redoublement des personnages mis en scène :
« Quelqu’un qui est extrêmement proche mais qui est
absent », « une sœur siamoise qui n’a jamais existé mais dont
il a gardé la déchirure » ; par sa densité transférentielle, enfin.
Mise en mots de la dualité du sujet, dans le dédouble-
ment de l’écriture hors de la séance, ce récit m’est adressé
après le temps et la distance (l’absence d’Anna) nécessaires
à sa création.
Anna retrouve aussitôt après, comme à l’état naissant,
le souvenir du double imaginaire qu’elle avait inventé vers
l’âge de 4-5 ans, ce petit personnage auquel elle parlait tout
le temps. Peu après, un jeune frère, à la santé fragile, nais-
sait : il n’en fut guère question dans l’analyse.
A. – « Je ne sais plus comment je l’ai appelé. Ma mère
doit s’en souvenir ? »
J. J. B. – « Ce quelqu’un à qui vous parliez comme à
vous-même, à haute voix… De même ici, je suis un person-
nage à qui vous parlez tout le temps, que vous soyez présente
ou non à vos séances. »
A. – (Pensive) « C’est une idée amusante, mais d’une
certaine manière, c’est vrai… En tout cas, quand je ne viens
pas, je sais malgré tout que vous êtes là, que vous m’at-
tendez, je n’ai pas de remords particulier. »
S’enchaîne ainsi, entre nous, un échange associatif et
interprétatif dont la pertinence s’impose sur le moment,
tout autant qu’apparaît une série d’autres fils possibles après
coup à l’écoute et à la relecture. Cet alter ego, ce double
imaginaire, « autre moi-même » qui fut non pas tant
« oublié » que relégué dans les limbes 7, aura permis à Anna

7. En général, l’objet transitionnel est progressivement désinvesti, sur-


tout au moment où se développent les intérêts culturels de l’enfant.
D.W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de
l’inconscient », 1975, p. 25.
La maladie humaine ou le malentendu 81

l’appropriation de cette mère dont le savoir est aujourd’hui


invoqué (« ma mère doit s’en souvenir »), et qui me conduit
à une intervention de transfert dont le centrage articule la
« position » de l’analyse – l’analyste, sitôt le processus
enclenché, c’est-à-dire éventuellement bien avant la pre-
mière séance effective, est un personnage à qui l’analysant
va parler tout le temps – aux particularités de ce processus
analytique singulier que spécifient, comme on va le voir,
l’imprévisibilité des absences d’Anna et mon souci d’une
stagnation possible de la cure.
Sa réponse en forme de négation – « je n’ai pas de
remords particulier » – donnera accès au registre d’une cul-
pabilité encore inaccessible à ce jour.
Je ne développerai pas ici le récit de cette analyse,
sinon pour souligner les conditions de son engagement, et
les modalités singulières de son parcours.
Anna avait 32 ans lors de notre première rencontre,
l’allure d’une adolescente plutôt androgyne, une attitude
directe et désespérée. Elle avait déjà vu un psychanalyste à
l’époque du bac : « Il m’a aidée, dit-elle, à ne pas me foutre
par la fenêtre, mais j’étais trop jeune, je ne pouvais pas dire
les choses. » Ses premiers mots sont une question : « Est-ce
que je vous ai donné mon nom ? », suivie d’un : « Je suis un
accident de capote anglaise », qui situe très clairement
l’identité au vif de sa demande d’analyse.
Enfant non reconnue par son père, trop désirée par
contre par une mère qui vécut jusqu’à la quarantaine assu-
jettie à sa propre mère, veuve écrasante, « un vampire, une
araignée terrible, toujours au premier plan sur les photos,
avec une toute petite chose derrière, ma mère ».
Anna naîtra un an après le décès de cette grand-mère ;
« c’est à partir de là qu’elle, ma mère, a commencé à vivre.
Elle pouvait faire un cancer, comme sa propre mère ou un
enfant. Ça a été moi… l’enfant-roi, l’enfant Dieu, son
enfant, sa mère, son homme, tout ça à la fois pour elle »…
(Un temps.) « Je ne supporte pas mon prénom, Marie-Angé-
lique ; moi, c’est Anna. »
82 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

Le discours d’Anna, marqué par la haine, me laissera


longtemps entendre la souffrance narcissique à être si vio-
lemment assignée à occuper la place du signifiant phallique
maternel.
De fait, Anna va allier les satisfactions masochiques à
la mise en place de défenses à valeur narcissique, notam-
ment dans sa confrontation à un père introuvable – tout
autant que son identité : le défi, l’orgueil qui tiennent la
tête hors de l’eau, de même qu’une attitude de maîtrise nar-
cissique phallique sensible dès nos premiers contacts, et qui
s’était marquée dans son refus antérieur de toute limite,
tant sur le plan de la « morale sexuelle » que sur celui des
engagements politiques.
La question du père est également au centre de ce dis-
cours. Le père présent/absent durant toute son enfance, la
non-transmission du nom du père qui ressurgit à chaque
rentrée scolaire, en face des questionnaires à remplir :
« J’écrivais : née de père inconnu, ou bien j’inventais
un père de fantaisie. »
Anna va s’affronter de plus en plus violemment à ce
père, jusqu’à la rupture définitive, à l’adolescence.
« Du coup, me dit-elle, c’est logique, je ne peux pas
trouver ma place, comme je n’arrive pas à donner une place
à mon père… » puis… « Il était trop con, quand même ; il
disait : “C’est moi qui ai appris la vie à ta mère.” »
Bien que s’étant arrêtée à quelques expériences sans
lendemain au LSD, Anna aurait probablement pu être
toxicomane. Elle récuse et méprise les relations tièdes, la
lâcheté, les médiocres, tous les indices de la finitude et de la
castration inhérents à l’humain. Elle, dont le savoir sur
l’analyse est d’une tout autre qualité que livresque, me
demandera du feu à la 2e séance, et je sens que, comme avec
certains adolescents « impératifs », un silence serait inaccep-
table. Je lui fais simplement remarquer qu’elle sait bien,
pourtant, ce qu’elle vient demander ici. Intervention que je
La maladie humaine ou le malentendu 83

sens être « de bon Surmoi », en regard de l’énergétique


– inverse chez elle – du couple Surmoi-idéal du Moi.
Prise dans une véritable bitriangulation des imagos
(au sens que lui donnent Green et Donnet dans la psy-
chose blanche), Anna exprime sa dépression dans une
oscillation entre la mise en jeu de ses défenses narcis-
siques, et des régressions, tout aussi massives : ratant cer-
taines séances, faute de s’être réveillée à temps,
s’endormant lourdement, « comme un bébé », toute une
journée au début de l’analyse – véritable sommeil
fusionnel sans rêve du narcissisme primaire –, faisant des
rêves, d’autres fois, que l’inquiétante étrangeté colore ;
escaliers inversés à la M.-C. Escher, labyrinthes sans issue,
maisons reposant sur le vide, représentations bien proches
par la qualité affective qui les accompagne, de ce « fan-
tasme exquis, effrayant, de la vie dans le corps maternel »
que citait Freud dans l’Unheimliche.
« Je n’ai pas besoin de me balancer par la fenêtre, moi,
je n’ai qu’à regarder en dedans. C’est un trou noir, un
entonnoir à l’intérieur de moi, dans lequel j’ai constam-
ment l’impression de tomber ou de flotter… (et plus
loin)… Ils ne les ont jamais portées, leurs histoires, c’est
moi qui en ai hérité, ce paquet de linge sale balancé d’une
génération à l’autre. J’ai même envisagé de me convertir,
mais seulement si ça peut se justifier, c’est pas la peine de
faire des schizophrènes. »
Peu après un rêve où elle est affrontée à sa mère sur un
pont trop étroit qui surplombe le vide – ciel vide du nom
du père ? –, Anna doit être hospitalisée quelques jours pour
un accident somatique : vertiges, troubles de l’équilibre,
dont l’apparent caractère hystérique est nuancé par le récit
qu’elle m’en fait après coup, en l’associant à une expérience
déjà ancienne de prise d’acide : la conversion est moins évi-
dente qu’il ne paraît, et la dépersonnalisation toute proche
face à l’expression d’affects hostiles.
84 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

Le transfert prend alors un tour singulier, très évoca-


teur des souffrances narcissiques et dépressives. Des
attaques répétées du cadre se développent à partir de là :
séances ratées, retards importants auxquels il n’est pas ques-
tion – ni possible – de donner un sens, paiements irrégu-
liers, malgré le rappel d’une règle qui – fait important à
souligner, et contraire à mon habitude – s’est formulée en
plusieurs fois au fil des séances. Est-ce une façon de mettre
en acte un fantasme d’intrusion ? Difficulté contretransfé-
rentielle inaugurale en tout cas, que je rationalise – en l’ex-
plicitant même un jour, en réponse à une remarque d’Anna
sur ce point – en disant mon sentiment d’avoir à ne pas lui
imposer trop prématurément un cadre et un code qui
auraient reproduit la violence dont elle se sent l’objet.
Réaction contre-transférentielle également à ce que je
pressentais chez Anna de violence, d’intolérance aux codes
« conformistes » (le père trop con qui voulait être péda-
gogue), de potentialité de rupture inopinée du processus
analytique, surtout.
Le matériel des séances en porte inévitablement la
trace, rêves hautement symboliques mais peu élaborés, dis-
cours fragmentaire, au début parfaitement abstrait et intel-
lectuel, pour laisser peu à peu plus de place à des positions
subjectives et à des souvenirs.
De névrose de transfert, par contre, point. Elle vient,
je suis là, je l’écoute, montrant à l’occasion que j’ai conservé
la trace et le fil des séances antérieures, soulignant quelque
lien associatif, apparemment totalement étranger pour elle,
mais il ne peut être question d’une élaboration continue du
transfert : je fais avec une présence évanescente, imprévi-
sible, fantôme qui me glisse entre les doigts, sans pour
autant se faire oublier : Anna peut arriver, par exemple, très
exactement à l’heure où sa séance prend fin, de préférence,
bien sûr, après une séance « riche », ce en quoi le procédé
évoque la réaction thérapeutique négative.
La maladie humaine ou le malentendu 85

La possibilité m’est offerte, pourtant, par l’intermé-


diaire de deux rêves « familialistes », de pointer la dimen-
sion paternelle œdipienne – fût-elle superficielle – du
transfert, cela vraisemblablement dans un souhait d’ancrage
du tiers, résistance contre-transférentielle assurément à la
plongée en eau profonde, sans limites, à laquelle Anna me
convie. Anna rêve tout d’abord qu’elle est chez moi, avec sa
mère, dans un climat familial.
Elle insiste sur l’image du fauteuil dans lequel son père
s’asseyait lorsqu’il venait dîner à la maison. Tout cela est
suffisamment transparent pour agacer Anna et pour me
passer du même coup toute envie de faire le moindre com-
mentaire.
J’interviendrai, par contre, après le rêve qui suit :
« Un rabbin m’invite à partager le repas familial. Il ne
me demande pas d’argent ; je me retrouve ensuite aux prises
avec un scarabée effrayant que j’essaie de tuer avec une
lance d’Afrique. L’animal est comme une hydre ; il renaît
sans cesse. »
Les associations mènent du côté d’une imago mater-
nelle effrayante. J’interviens alors en m’appuyant sur plu-
sieurs erreurs dans le décompte des séances, Anna ayant été
jusqu’à me payer deux fois le même mois :
J. J. B. – « Afrique, fric, serait-ce la lance du père-
rabbin-analyste ? »
Cette interprétation va entraîner une véritable retraite
dépressive à la séance suivante, accompagnée du simple
commentaire :
« Alors j’en suis encore là ? »
Manifestement Anna préfère une autre version de la
scène primitive, qu’elle exprime de la façon suivante :
« Je suis ma propre cause, la cause de moi-même, née
comme ça par hasard, fille de rien, ni de personne, née du
vide, de l’absence, du rien… On ne peut pas faire plus
prétentieux. »
86 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

Ni plus désespérant ?
Animée par une curiosité encyclopédique, Anna se
met à lire la Bible.
À l’occasion d’une lecture, elle établit un parallèle
entre les dix plaies d’Égypte et les Dix Commandements, ce
qui met la « purulence » en regard du : « Tu respecteras ton
père et ta mère. »
Anna associe alors sur son visage :
« Si on ne respecte pas ça, si on ne peut admettre cette
ressemblance, alors, quand on se regarde, on n’a pas de
visage. Moi, j’étais très sujette à ça quand j’avais 15-16 ans,
je passais des heures à me regarder le visage, et à le triturer,
à tripoter les boutons purulents et quand on fait ça de tri-
turer son visage jusqu’à le détruire, alors il ne reste rien de
son identité, de ce qui permet de vous identifier. »
Le télescopage entre le thème de l’identité – voire de
l’hallucination négative – et celui de l’émergence coupable
de la sexualité pubertaire est total, au détriment de cette
dernière. De la même façon, Anna m’attribue dans le trans-
fert narcissique qui s’établit, cette fonction d’un miroir
idéalisé, et cela d’une façon d’autant plus impérieuse qu’il
existe une autre ombre sur le nom, ajoutant encore à la
mise à l’écart – sinon à la forclusion – des hommes dans la
famille maternelle.
À l’âge de 15 ans, Anna apprendra par sa mère, à l’oc-
casion d’un décès, l’existence d’un secret familial, dissimulé
jusque-là par cette famille profondément catholique. Le
nom qu’elle porte est celui d’un grand-père mort dans la
honte : celle d’une faillite douteuse, l’ayant conduit à un
suicide dramatique et spectaculaire.
On conçoit mieux que l’accès à une relation transfé-
rentielle triangulaire soit pour l’heure impossible sur un tel
passif du narcissisme.
C’est au lendemain de cette évocation d’un visage
visible/invisible dans le miroir, temps de l’hallucination
La maladie humaine ou le malentendu 87

négative constitutive mais aussi effacement possible du


sujet, qu’Anna va effectuer le travail d’écriture rapporté au
début, sans doute dans la nécessité de lier l’excitation res-
surgie alors. Ainsi se trouvaient mis en jeu, dans l’écrit, la
problématique du miroir et du double, l’autoérotisme et la
constitution du Je, l’aptitude et l’intérêt particuliers d’Anna
à penser la représentation lui permettant de symboliser,
sous la forme littéraire d’une nouvelle, les conditions et
l’entrelacs de son exploration transférentielle et de mon
écoute : le processus analytique, en somme.
Mais tout l’intérêt de ce moment transférentiel à si
forte coloration narcissique réside dans son destin immé-
diat. Ce sera assez paradoxalement une remémoration des
plus classiques, autre mise en question des assurances théo-
riques qui nous sont devenues familières, dans l’opposition
trop schématique entre névroses structurées et personna-
lités dépressives ou narcissiques, habituellement définies
par le caractère beaucoup plus aléatoire de l’activité de
remémoration de la névrose infantile 8.
À partir de la retrouvaille de ce temps transitionnel,
Anna se souviendra en effet d’un cauchemar infantile à
répétition condensant figuration de la scène primitive et
fantasme de castration, cauchemar qui apparaîtra ultérieu-
rement comme un des schèmes centraux de son activité
fantasmatique infantile, ainsi que de son aménagement
transférentiel.
En voici le texte :
« Pendant la nuit, les volets s’ouvraient. Un énorme
perroquet essayait d’ouvrir les volets et voulait rentrer dans
la pièce pour me manger les yeux. »

8. Une autre hypothèse interprétative, développée au chapitre conclusif


de l’ouvrage, relierait cette possibilité de remémoration aux effets du tra-
vail d’autoreprésentation effectué par Anna dans la cure.
88 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

De même que je m’étais senti, plus d’une fois, en posi-


tion de suivre « au petit bonheur » les déambulations men-
tales d’Anna, cette dernière associait à ce rêve un jeu de
déambulation, à l’aveugle, dans tout l’appartement durant le
sommeil de sa mère, jeu très fréquent et investi durant son
enfance. Nous en restâmes là à la veille des grandes vacances.
Lorsque je retrouvai Anna, au mois de septembre,
ayant moi-même notablement avancé la rédaction de mon
travail, résorbé nombre de points obscurs et buté sur autant
de questions nouvelles, son allure et son discours s’étaient
considérablement modifiés. Les vacances avaient été
bonnes, Anna trouvant la force de mettre fin à la relation
gémellaire et frustrante qu’elle entretenait avec son ami du
moment, et s’étonnant elle-même de se sentir aussi bien,
jusqu’à ce que je lui rappelle ce sur quoi nous nous étions
quittés : le petit personnage à nouveau enfoui durant notre
séparation, pendant laquelle sa nouvelle avait été retra-
vaillée. D’où sa constatation :
« C’est vrai que je ne me sens plus seule, comme d’ha-
bitude, abandonnée, en carafe. Solitaire, oui, mais je n’ai
plus peur de ça. »
Ce n’est que plusieurs séances plus tard qu’Anna,
poursuivant sa remémoration, m’apprit qu’elle avait subi
durant son enfance un traumatisme chirurgical de portée
non négligeable : intervention ophtalmologique pour un
strabisme convergent d’origine manifestement psychogène
apparu à l’âge de 3-4 ans. Cette remémoration l’amena à
reproduire dès la séance suivante un véritable « strabisme
transféro-contre-transférentiel », en me demandant, en
quelque sorte, d’avoir un œil sur la montre, car elle voulait
partir une demi-heure avant la fin de sa séance !
Le processus et surtout les possibilités d’interprétation
transférentielles redevenaient possibles du même coup ;
mais il avait fallu, avant cela, qu’Anna vérifie répétitive-
ment, de séance en séance, qu’elle pouvait m’abandonner
La maladie humaine ou le malentendu 89

– véritable jeu de la bobine – sans risque de me perdre. La


reprise subjective de son histoire, le passage d’une doléance
quérulente à la reconnaissance de ses résistances agies, en
particulier sur le plan de sa désinvolture agressive concer-
nant l’argent ou les horaires, qui la protégeaient contre des
angoisses d’engloutissement, en furent la conséquence.
Un rêve récent donne la mesure de ce parcours :
Anna est au bord de la mer, accompagnée par quel-
qu’un qu’elle n’a pas revu depuis longtemps, mais qu’elle a
beaucoup aimé. Elle veut absolument conduire cet homme
vers un endroit où il y a des sables mouvants. Ils tombent,
l’un après l’autre, dans des trous, chacun aidant l’autre à
s’en sortir. Elle s’en veut de l’avoir conduit là.
Du strabisme avec sa vision binoculaire dissociée, du
regard désinvestissant l’objet externe de façon clivée, Anna
aboutissait donc à la figuration d’une scène œdipienne, non
dénuée certes de dangers d’engloutissement et de trous psy-
chiques : j’avais fait une série de lapsus dans mes interven-
tions au cours de cette séance, avant de pouvoir faire sentir
à Anna, par l’intermédiaire de ce rêve, combien son exi-
gence d’imposer sa vision des choses à l’autre (sa mère ou
moi dans le transfert) était handicapante pour chacun des
protagonistes.

STRUCTURES NARCISSIQUES ?
J’interromps ici le récit de cette analyse que j’ai pré-
férée à d’autres cas plus exemplaires, par la répétition sinon
l’impasse transféro-contre-transférentielle, voire par les
acrobaties mentales auxquelles l’analyste est contraint, sim-
plement pour survivre psychiquement.
Ce matériel clinique ne relève pas d’une organisation
franchement « pathologique » du transfert, telle qu’elle peut
apparaître dans les structures psychotiques, psychosoma-
tiques ou perverses, non sans y jouxter à certains égards ;
90 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

matériel « ordinairement narcissique 9 », il met, de ce fait


même, l’accent sur les difficultés les plus courantes de la
pratique contemporaine.
Le problème, on ne l’ignore pas, n’y est plus tant celui
de l’expression pulsionnelle sur le plan fantasmatique que
celui des conditions narcissiques de sa figurabilité : carence
de la peau ou du contenant psychique, défaut de la repré-
sentation, voire de la représentabilité (le pictographique
non pensable), recours à l’affect comme passeur de substi-
tution, tels seraient quelques repères possibles dans ces
pathologies du narcissisme et de l’identité. Mais le choix
d’un tel matériel clinique tient également au souci de main-
tenir un continuum entre les cas difficiles et les névroses de
transfert plus traditionnelles, là où la tentation est grande
d’opposer/cliver cas graves et spectaculaires, où l’impact de
la déliaison et de la pulsion de mort se fait le plus manifeste,
à ceux qui « marchent » bien – apparemment tout au
moins – mais n’en sont pas moins exposés, faute d’une
écoute incluant un autre registre que celui classiquement
œdipien, voire prégénital, aux risques de l’analyse infinie ou
encore aux décompensations dépressives, agies et soma-
tiques notamment. Celles-ci font quelquefois suite à l’arrêt
d’un processus analytique dont la fonction vicariante était
passée inaperçue.
J.-B. Pontalis avait bien marqué, à propos de la réac-
tion thérapeutique négative, le risque de bascule et la dis-
tinction à établir entre l’interprétation, proprement
psychanalytique, des motifs d’une résistance, et l’objectiva-
tion des défenses, « l’invocation d’une résistance perma-
nente ou d’une résistance à la découverte des résistances
permettant le passage de l’une à l’autre ».

9. Pour me référer à la pratique ordinaire fréquemment évoquée par


P. Israël.
La maladie humaine ou le malentendu 91

C’est à la même bascule qu’exposerait une sorte de


typologie, sinon de nosographie des « pathologies du trans-
fert », bien que les repères différentiels ne soient pas à rejeter.
Avant d’être intitulées « pathologies narcissiques », les butées
du processus analytique ont trouvé dans l’histoire de la psy-
chanalyse des appellations successives qu’il serait trop long et
assez ingrat de récapituler ici, depuis les personnalités pré-
génitales devenues peu après pathologies du caractère, per-
sonnalités « as if », jusqu’aux anti-analysants, analysants
parasites, états limites, voire « cyborg » (Zaltzman).
Sous une assez grande diversité de manifestations trans-
férentielles, ces cas ont en commun de « gripper » le pro-
cessus analytique, le transformant éventuellement en relation
addictive ou fétichisée, interminable dans sa durée effective,
pur transfert du destin dans sa dimension de fatalité.
Mais le risque de réification d’une telle classification
positiviste des types de transfert est encore accru ici par la
massivité du manque à être, du manque à signifier, du
trouble à être pensé. Parmi les mécanismes hors refoule-
ment du fonctionnement psychique, le déni est un bon
exemple d’une telle dérive puisqu’il sera tantôt opération
psychique bien spécifique avec sa portée mutilante pour
l’appareil psychique et sa valeur explicative imparable,
tantôt, à l’autre extrême, expression d’une surdité tempo-
raire ou durable de l’analyste, et plus souvent encore les
deux à la fois – en communauté du déni – dans la relation
transféro-contretransférentielle. De la même façon, la pul-
sion de mort peut devenir un concept méta psychologique
confortable, puisqu’il conjoint la possibilité de fonctionner
comme vaste fourre-tout non dégagé de quelque notation
métaphysique, à celle de valider n’importe quelle impasse
contretransférentielle.
92 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

TRANSFERT ET NARCISSISME NÉGATIF


Certains patients sont pourtant, indiscutablement, plus
difficiles que d’autres, et font plus ou moins distinctement
éprouver à leur analyste ce qu’exprime bien la pièce de
B. M. Koltès : Dans la solitude des champs de coton (1987).
Quiconque a assisté au spectacle de l’approche impos-
sible, non-rencontre désirée et refusée à la fois par le client
(Laurent Mallet) et le dealer (Isaac de Bankolé), repensait
inévitablement à ces rencontres analytiques avortées, « à
l’heure du crépuscule, où rien n’est plus obligatoire qu’un
rapport sauvage dans l’obscurité », entre celui qui tient sa
langue car il connaît la traîtrise des mots, ces mots qui « le
désarçonneraient lui-même, et le jetteraient vers l’horizon
avec la violence d’un cheval arabe qui sent le désert et que
plus rien ne peut freiner », et l’autre, le client, qui sait dire
non et aime dire non, comme dans cette tirade :
« Capable de vous éblouir de mes non, de vous faire
découvrir touts les façons qu’il y a de dire non, qui com-
mencent par toutes les façons qu’il y a de dire oui, comme
les coquettes qui essaient toutes les chemises et toutes les
chaussures pour n’en prendre aucune, et dont le plaisir
qu’elles ont à les essayer toutes n’est fait que du plaisir
qu’elles ont de toutes les refuser. »
Ce client famélique qui refuse la main tendue à la
manière d’un anorexique ne s’acharne à sa perte que par
peur de la violence de son désir, et de la dette qu’introdui-
rait l’échange : « Mon désir, s’il en est un, si je vous l’expri-
mais, brûlerait votre visage, vous ferait retirer les mains avec
un cri, et vous vous enfuiriez dans l’obscurité comme un
chien qui court si vite qu’on n’en aperçoit pas la queue. »
Nus, seuls, comme on est seul dans un champ de coton,
ne pouvant jouir que de leur haine des hommes, ainsi résis-
tent certains patients qui, dit Koltès, ne peuvent s’empêcher
de mordre la main qui les nourrit. Humains qui s’emploient
La maladie humaine ou le malentendu 93

à fuir le bonheur de peur qu’il ne disparaisse, voire pour qui


la seule façon d’exister est, comme Mars, le héros de F. Zorn,
de ne pas exister ; l’extrême du destin ou du dégât somatique
est ainsi devenu la seule reliaison possible de la pulsion de
mort, fût-elle la solution la plus aberrante.
Et la pièce de Koltès se clôt sur cet échange « tra-
gique », exemplaire de l’inassouvissement d’excitation et du
masochisme primaire :
Le dealer – « S’il vous plaît, dans le vacarme de la nuit,
n’avez-vous rien dit que vous désiriez de moi, et que je n’au-
rais pas entendu ? »
Le client – « Je n’ai rien dit. Je n’ai rien dit. Et vous,
ne m’avez-vous rien, dans la nuit de l’obscurité si profonde
qu’elle demande trop de temps pour qu’on s’y habitue, pro-
posé que je n’ai pas deviné ? »
Le dealer – « Rien. »
Le client – « Alors, quelle arme ? »
La fréquence actuelle, sinon la banalité, de telles
expressions symptomatiques fait cependant question :
Doit-on supposer que la psychanalyse, peste libéra-
trice dans le contexte du refoulement viennois, devient
effectivement plus inquiétante dans un temps où la
déliaison, le précaire, l’incertitude se trouvent au premier
plan de l’humain et de sa culture ? Peut-on donner une
portée plus générale à la constatation assez banale de la dif-
ficulté des traitements psychanalytiques avec les enfants de
psychanalystes, qui donnent à penser qu’il est bien malaisé
de faire fonctionner comme espace d’une révolution inté-
rieure les principes mêmes qui ont présidé à leur éduca-
tion ? La psychanalyse a infiltré à ce point la culture, les
mythes, la pédagogie, qu’un choc en retour peut intervenir,
et de façon non négligeable, dans le système des idéaux de
ces dites pathologies narcissiques.
Mais la mise à plat méthodologique (Laplanche),
nécessaire au fonctionnement de l’écoute analytique, exige
94 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

de méconnaître – ce qui est tout différent d’ignorer – l’in-


cidence de réalité externe des paramètres évoqués ci-dessus.
Les questions soulevées par A. Green, en 1975, dans
son rapport de Londres, L’analyste, la symbolisation et l’absence
dans le cadre analytique, n’en trouvent que plus d’acuité.
Green y écrivait : « L’une des contradictions princi-
pales que rencontre l’analyste aujourd’hui est la nécessité
– et la difficulté – de faire coexister et d’harmoniser le code
interprétatif issu de l’œuvre de Freud et de l’analyse clas-
sique, avec ceux nés des apports de la clinique et de la
théorie de ces vingt dernières années. »
Ces propos demeurent particulièrement pertinents à
propos du transfert, concept sur lequel le consensus est
prompt à s’établir (« il n’y a pas de psychanalyse sans expé-
rience du transfert »), alors que précisément, aujourd’hui
où la horde sauvage s’est à tout jamais dispersée et où l’an-
crage fondateur d’un souvenir récupérable n’apparaît plus
que vœu pieux ou chimère, dessein et destins du transfert
trouvent une réelle difficulté à la théorisation : le contre-
transfert (sur les plans théorique et technique) n’en deve-
nant que plus crucial, et ouvrant notre écoute à d’autres
registres de la psyché, qu’il s’agit néanmoins de faire passer
dans le langage.

CONTRE-TRANSFERT, LANGAGE DE L’INTERPRÉTATION


À l’analyste silencieux des années 1970 fait suite
aujourd’hui, chacun en est à présent convaincu, l’analyste
en état de rêvance émotionnelle. Rêvance, vivance, mou-
vance de l’analyste, toujours en quête de la stabilisation
toute provisoire de sa déstabilisation inévitable. Les patients
de Freud souffraient de trop d’interdits, d’un Vater-Kom-
plex au col amidonné, les nôtres dégoulinent par tous les
pores d’un sac-peau troué, ravaudé, fragile ; ils sont pour-
tant tout aussi acharnés que les précédents à faire triompher
La maladie humaine ou le malentendu 95

leur perte, tant la capacité négative a, tel Janus, deux faces,


selon qu’elle se met au service du Lien – ou de l’espoir de
lien – ou qu’elle refuse, yeux et oreilles bouchés, Amour et
Connaissance au profit de la Haine, de l’Envie, de la Mort ;
complexité de l’humain…
Colette, cette autre patiente, me racontait, au lende-
main d’une séparation fort brève – un bien trop bref week-
end, à mes yeux tout au moins –, qu’elle avait fait un rêve
étrange : des petites ampoules luisant très faiblement
étaient accrochées par des pinces à linge à un fil ininter-
rompu ; câble solide ou fil ténu, elle ne savait pas. Il n’était
pas rouge, je crois, dans les deux cas. Ce qu’elle savait par
contre précisément dans le rêve, c’est qu’une nécessité vitale
la contraignait à courir de l’une à l’autre, pour rebrancher
ces ampoules qui s’éteignaient sans cesse, comme dans un
film tragico-burlesque. Les ampoules en folie.
Je ne rapporterai pas ici l’histoire de cette patiente,
sinon pour dire qu’avant de commencer son parcours ana-
lytique avec moi elle avait, plusieurs années auparavant,
commencé une psychothérapie en face à face dans un dis-
pensaire, peu de temps après avoir lu le livre de Marie Car-
dinale, Les mots pour le dire, et déclenché à quelques
semaines d’intervalle un syndrome hémorragique d’origine
utérine de gravité croissante. S’était alors engagé, entre sa
psychothérapeute et elle, ce qui m’apparut, après coup,
comme une véritable épreuve de force. Ma patiente eut, en
quelque sorte, le dessus puisqu’elle « réussit » à se retrouver
sur une table d’opération pour une hystérectomie totale
avec ovariectomie bilatérale, au décours de laquelle elle
décida de ne plus aller revoir celle qui ne pouvait plus rien
lui envier, et avait fait du même coup la preuve de son
impuissance. Faut-il préciser, avec de telles prémices, le lent
et long travail – véritable maïeutique – qui exigea de moi
de tolérer l’intolérable, l’horreur d’une vie haineuse,
destructrice, auto et hétéromutilante, le récit de scènes de
96 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

violences où ses enfants, par leur seule présence auprès d’elle,


par leur existence, leurs bruits, la musique qu’ils écoutaient,
devenaient d’intolérables persécuteurs, véritables éléments
Béta – dans le langage de Bion – cependant que ses rêves
figuraient toutes les possibilités du sadisme infantile ?
Colette venait à ses séances juste après un homme de
sciences, brillant, fort doué intellectuellement, très au fait
du corpus freudien. Rien de tel pour cette dernière, ges-
tionnaire obscure dont l’enfance était du pur Zola et du
plus noir, peuplé de violences, de scènes d’ivresse, de bruit
et de fureur. A-t-on jamais dit les effets de contiguïté, pour
nos psychés en location, heure après heure, de la succession
de nos patients ?
Ce jour-là, je passai plus inconfortablement encore
d’une séance « lumineuse » à ces petites ampoules qui m’ap-
paraissaient à présent chétives, malingres, des bébés mal
nourris et tout prêts à s’éteindre ; et l’interprétation vint,
qui me surprit autant que ma patiente :
« Les séchoirs dont vous avez rêvé hier, c’est la terreur
sans nom qui vous saisit vous-même quand vous pensez
– non, quand vous avez le sentiment – non, quand vous…
quand je vous laisse choir. »
Je ne veux pas convaincre ici de la pertinence de mon
interprétation, tâche impossible à laquelle mon narcissisme
me convie autant qu’il m’en dissuade ! Chacun puisera dans
son stock de souvenirs des « bonheurs » de l’interprétation,
pour s’identifier à moi, et inversement. Ce que je voudrais
dire, simplement, c’est que c’était vraiment une analyse dif-
ficile, et sur un point très précisément qui me ramène à
mon propos : le traitement particulièrement projectif et
expulsif dont les autres (amants, enfants, partenaires de tra-
vail) étaient en permanence l’objet de sa part – de son inca-
pacité de rêverie maternelle en somme –, avant que je ne
comprenne combien je devais être protégé, moi, de sa vio-
lence, de sa haine, de sa destruction, par tous ces clivages
La maladie humaine ou le malentendu 97

transférentiels latéraux multiples, afin que le fil qui nous


reliait et qui la liait à elle-même ne se rompe pas.
Mais mon interprétation contient, on l’aura
remarqué, un problème technique et théorique complexe,
qui pourrait se formuler de la sorte :
Aurais-je dû dire : « … quand je vous laisse choir ?…
(comme votre mère l’avait fait jadis). »
Ou alors : « Quand vous vivez que vos fantasmes m’ont
détruit pendant notre séparation, qui ne peut être à vos
yeux que le temps d’un coït ineffable dont vous êtes à la fois
excitée et exclue. »
Une des difficultés majeures de l’analyse de ma patiente
se tenait dans cet indécidable entre-deux. René Diatkine
introduisait le Colloque de Deauville de 1986 sur la capacité
de rêverie de l’analyste, en disant : « Depuis la théorie initiale
du traumatisme, jusqu’à l’hypothèse de la dualité des ins-
tincts, toute l’histoire de la psychanalyse peut se concevoir
comme une oscillation entre la place à donner à l’expérience
et le poids des contradictions internes du sujet. »
Le problème de vectorisation résumé par les deux for-
mulations interprétatives serait-il donc un faux problème,
dès lors que les ampoules accrochées par des pinces à linge
devenaient les séchoirs de mon interprétation ? Tenir la
barre sur le cap du sujet comme fiction efficace, tout en
saluant au passage Ferenczi, aventurier moins heureux que
le vaillant Ulysse face au chant des sirènes, c’est sans doute
ça, rester analyste : un passeur langagier, le coproducteur de
cet « ailleurs et autrefois », dont A. Green nous rappelait
qu’il était simplement susceptible d’expliquer – ou de lier
ensemble – ce qui se passe ici et maintenant dans la situa-
tion analytique. « Quoi qu’on lui ait fait, nous dit A. Green,
le sujet a la responsabilité de ses pulsions. » C’est la théorie
du « rattrapage efficace » : la réponse maternelle n’étant
jamais – fort heureusement – tout à fait « ça », il n’y a
jamais d’adéquation parfaite, ni de la part de la mère, ni de
98 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

la part de l’analyste, et il restera donc du travail à faire au


fantasme individuel, pour permettre un rééquilibrage psy-
chique. La difficulté, cependant, c’est « qu’il y a des cas
– je cite encore – où cet écart n’est pas rattrapable ». Pas
rattrapable, c’est pourtant là tout l’enjeu de la reprise dans
l’analyse, du processus de subjectivation historicisante
(A. Green a proposé, ici, le concept de décorporation).
Comme mon deuxième exemple clinique a tenté de le
montrer, l’effet polysémique du langage y est un bon allié
pour l’analyste 10 !
Le postulat du caractère « rattrapable » de cet écart est,
on l’a dit, un incipit de la théorie et de la pratique analy-
tiques. On peut pourtant faire deux remarques à ce propos.
Tout d’abord une constatation : la cure analytique, initiale-
ment lieu de résolution et d’intégration d’une source pul-
sionnelle libidinale à caractère excitant et désorganisateur
pour l’activité psychique (dans l’acte manqué comme dans
le symptôme), semble constituer de nos jours, pour certains
de nos patients, une source d’excitation persécutoire en
elle-même. En partie peut-être pour avoir brûlé ses vais-
seaux au feu de la consommation culturelle et idéologique :
chaque psychanalyste y a contribué à sa façon. Devenue,
quoi qu’on en ait, intégrable dans la série des biens de
consommation intellectuelle, sociale et médicale (les cures
remboursées intégralement par la Sécurité sociale), la psy-
chanalyse se retrouve alors moins « porteuse » et pare-exci-
tante, mais plus excitante, au sens d’une désorganisation
plus difficilement élaborable du même coup.
Ma deuxième remarque prolonge la précédente. Nous
sommes aujourd’hui confrontés, du fait de l’évolution et de
l’approfondissement de notre écoute, autant que des chan-
gements chez les patients, à un autre registre que celui du

10. Pour autant que s’y associe la pluralité des régimes psychiques
(cf. plus loin, Raphaël et les chapitres 10 et 11).
La maladie humaine ou le malentendu 99

corps libidinal. Son exploration se mène actuellement selon


deux axes principaux :
– le rôle de l’objet, de sa perte et du deuil dans la constitu-
tion et le fonctionnement de la psyché, d’une part ;
– les effets de la haine, de soi ou de l’autre. Or, la haine n’est
autre que la forme libidinalisée, articulable, dicible, fût-ce
en actes, de ce que Freud avait nommé pulsion de mort, ce
fonctionnement hétérogène au registre pulsionnel d’Éros.

RAPHAËL
Un dernier exemple clinique me permettra de m’expli-
quer sur ce hiatus entre les deux registres.
Il faut auparavant souligner qu’il s’agit d’un travail
psychanalytique assez particulier, puisqu’il se mène hors du
cadre de la cure classique, dans un hôpital de jour pour
adolescents 11, sous la forme d’entretiens à type de consulta-
tions thérapeutiques de fréquence variable, bien différentes
d’une psychothérapie codifiée, ce qui impliquerait déjà une
discussion méthodologique et théorique préalable sur le
cadre analytique pertinent à l’adolescence.
Mais ce n’est pas un hasard si la pulsion de mort se
rencontre sous des aspects plus manifestes, ailleurs que
dans les analyses de divan. Dans son travail déjà cité,
N. Zaltzman fait très justement remarquer que l’écho de
l’activité des pulsions de mort se retrouvait surtout dans la
rubrique des faits divers, dans les petits et grands actes
sociaux, ceux que tout pouvoir politique ou toute forme de
société tolère, voire peut orchestrer. Présente dans le geste
glacial et sordide du toxicomane qui pousse le piston de sa
seringue jusqu’à l’extase de l’overdose, ce défi ultime à
l’égard de la Loi, de l’objet, et du désir lui-même, « messe
féroce », servie par un officiant anonyme (Gantheret,

11. Hôpital de jour du centre Étienne-Marcel, Paris.


100 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

1986), la pulsion de mort est aussi présente, bien sûr, dans


les institutions que se donne la société pour éduquer, sur-
veiller et punir, institutions que certains psychanalystes s’es-
saient à détourner à des fins thérapeutiques. Une nouvelle
clinique s’y développe, dont l’exploration est riche d’ensei-
gnements, entre autres dans ses effets sur l’écoute analy-
tique utile pour certains analysants de divan.
À l’âge de 16 ans et demi, Raphaël a une histoire sub-
jective qui se confond à présent avec son inscription dans le
réel et le social, en tant que problématique d’enfant battu,
placé, abandonné, pris en charge par la DDASS, un foyer
éducatif, le juge pour enfants. Le père de Raphaël meurt le
jour où celui-ci fête son quinzième anniversaire, sa mère
refuse de s’en occuper, le foyer éducatif où il était placé par
décision du juge tente de s’en débarrasser en le plaçant dans
un centre de soins qui se trouve aussitôt mis en compétition
avec l’hôpital du jour. Au moment où se déroule l’entretien
qui va suivre, sa place au centre de jour est compromise par
la reproduction quasi caricaturale, sur le plan administratif,
des arrachements, conflits, décisions arbitraires et a-sensées
qui ont jalonné son enfance. Bref, une densité du réel qui
occupe et obture pour une bonne part la scène psychique.
Le point qui me préoccupe et dont nous sommes
amenés à parler ce jour-là est celui de raptus violents au cours
desquels Raphaël devient réellement dangereux : crises de
violence survenant de façon répétée, soudaine, aussi inexpli-
cables qu’impressionnantes par leur caractère de décharge
massive, après lesquelles Raphaël s’endort comme un bébé
repu. Littéralement hors de lui, Raphaël fait, ou risque de
faire alors, des dégâts invraisemblables en jetant à l’aveugle
pierres, chaises, tables sur quiconque se trouve à proximité,
sans faire aucune distinction de personne.
Quelques jours avant notre entretien, deux nouvelles
crises ont lieu. La première au centre, pour un motif appa-
remment tout à fait anodin : son meilleur copain lui envoie
La maladie humaine ou le malentendu 101

un élastique dans l’œil ; la deuxième, au foyer. Ainsi se


répète une situation analogue à celle qui s’était déjà pro-
duite au centre, un an auparavant, à l’occasion d’une accu-
sation – justifiée ou non – pour un vol d’argent, et qui
m’avait contraint à contenir physiquement Raphaël : qui-
conque était sur son passage risquait d’y laisser un bras, une
jambe ou un œil !
Or, lorsque Raphaël reparle après coup de ces
moments-là, c’est, très rapidement, avec une espèce de
jouissance d’allure perverse, sorte d’exhibition assez insup-
portable d’une histoire où la jouissance masochique est au
premier plan. Pourtant, Raphaël semble retrouver une
identité par le biais de ce discours : celle de l’enfant mal
aimé et battu qu’il fut dans son enfance.
Quant au clash lui-même, le garçon explique qu’il le
sent venir, tente de se mettre au calme, seul, sans succès le
plus souvent, la moindre stimulation rallumant le brasier.
Raphaël sent monter quelque chose de lui, dont la signifi-
cation phallique est de peu de poids en regard de la formu-
lation saisissante d’une répétition « démoniaque » :
« Quand c’est parti, c’est comme une machine, ça marche
tout seul. » Ce n’est que secondairement que cette violence
instinctuelle désintriquée se relibidinalise, sur un mode
sado-masochique et exhibitionniste des plus précaires.
Évoquant les derniers incidents, Raphaël me dit qu’au
foyer « on lui a dit d’en faire plus que sa part, pour la vais-
selle ». C’est une injustice, et il ajoute : « C’est pas moi qui
ai foutu ma mèr(d)e ce jour-là », offrant ainsi un lapsus
« libidinal » bien peu en rapport avec la violence qui le pré-
cède. Par contre, il ajoute un détail beaucoup plus impor-
tant : Nicole S…, la psychologue, se tenait devant la porte
et il n’y avait aucune issue.
Je lui propose alors, à titre de relais pour penser, l’idée
d’une injustice inacceptable. Oui, mais ça ne convient pas
pour l’épisode de l’élastique dans l’œil, et j’associe soudain,
102 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

devant le trouble de Raphaël, sur le texte de Ferenczi


(1913), « Le dressage d’un cheval sauvage », que je com-
mence à raconter à mon jeune patient, surpris et attentif,
dans l’intention de lui dire, d’une façon assimilable pour
lui, que je comprends combien il est paniqué et déperson-
nalisé dans ces moments-là. L’explosion est sa seule façon
de se récupérer, puisqu’elle expulse l’angoisse non liée et
induit de plus une réponse de l’environnement qui aide à
rétablir ses limites corporelles. Le secret d’Ézer, le maréchal-
ferrant, était d’avoir compris que la jument Cziza n’était si
dangereuse que par effroi, et terreur, face à toute approche
vécue comme néantisante.
Raphaël écoute cette histoire avec beaucoup d’atten-
tion. Je le sens très ému, touché au vif de la relation trans-
féro-contre-transférentielle établie avec moi, des liens avec
mes collègues, avec l’institution dans son ensemble, à tra-
vers l’alternance des coups de gueule et des moments
d’amour ou de séduction qui s’y sont déroulés.
Vient alors un souvenir, déjà raconté plusieurs fois,
mais qui prend ici une tonalité toute différente : le souvenir
du devoir impossible. Raphaël a 7 ou 8 ans. Sa mère lui
ordonne de faire ses devoirs sur la table de la cuisine ; une
déchirure en spirale de la toile cirée, œuvre de son jeune
frère, le gêne pour écrire correctement. Il s’en plaint, mais sa
mère lui interdit de changer de place et exige, en menaçant,
un devoir impeccable. Raphaël trouve alors comme issue la
solution d’une véritable attaque en forme de déni de percep-
tion : il coupe l’aspérité du vinyle, rédige son devoir et le
montre, satisfait, à sa mère qui lui demande, de façon assez
perfide : « Qu’est-ce que tu as fait de la spirale ? » Ce véritable
double lien, du type « si tu fais un bon devoir tu ne seras pas
battu, mais je te battrai quand même », aboutit à l’aveu de
Raphaël et sa sanction : être enfermé toute une nuit dans la
niche à chiens, littéralement mélangé aux deux chiens qui y
dorment, griffant Raphaël au visage quand ils se grattent
La maladie humaine ou le malentendu 103

(la peur pour les yeux), mêlant chaleur, odeur, mouvements,


au point de réaliser une situation expérimentale de perte
d’identité et des limites du Moi, où se condense également
l’horreur exquise du retour dans l’antre maternel.
À ce cauchemar en forme d’interdit d’exister fera suite
un interdit de dire, sinon de penser : « Tu n’as pas le droit
de dire ce qui s’est passé ; si tu veux garder tes parents, tu
dois désavouer ta pensée et tes dires » ; ne pas exister, en
somme, pour pouvoir exister. C’est à partir de cet événe-
ment traumatique, assurément aussi souvenir-écran, mais
dont la valeur disruptive enclenche le processus de répéti-
tion, que la vie de Raphaël deviendra celle de ses démêlés
avec la société.
Mais le point important de cette observation réside
dans le hiatus, écart irréductible entre la crise clastique,
véritable irruption incontrôlable d’une pulsion de mort qui
répond au poids mortifère véhiculé par le discours parental,
et les diverses reprises, récupérations, transcriptions sado-
masochistes ultérieures, dont Raphaël fera le récit complai-
sant à quiconque veut bien l’entendre, à défaut d’être
lui-même « entendu » et soigné à ce plan radicalement
hétérogène au langage, d’une pulsion non véritablement
métabolisée comme pulsion et demeurant pure effraction
d’un raptus corporel auto ou hétérodestructeur 12.
Ainsi se figure chez Raphaël, de façon exemplaire, un
double fonctionnement psychique, dont l’un obéit aux lois
du refoulement, cependant que l’autre est entièrement pris
dans le règne de l’implacable, du répétitif, de l’irreprésen-
table autrement que sous la forme d’une irruption agie,
dans ce cas, et qui serait ailleurs une décompensation soma-
tique ou une organisation perverse.
L’exemple de Raphaël montre bien également les ten-
tatives réciproques de suture qui s’opèrent entre lui et moi,

12. Raptus qui n’est probablement pas sans analogie avec certaines
désorganisations de type comitial.
104 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

à travers la production par chacun de nous de fictions, sou-


venirs, métaphores littéraires ou scientifiques, à la seule fin
de donner un nom, d’humaniser en quelque sorte ce qui
demeure d’un registre hétérogène à la représentation et au
fonctionnement de la zone névrotique préconscient/
inconscient ou refoulement secondaire/retour du refoulé.
C’est bien le même problème que nous retrouvons
dans bon nombre d’impasses ou de cures difficiles de la pra-
tique contemporaine, et dont le fonctionnement en expul-
sion agie a minima d’Anna donnait également un exemple
avec son effet d’entrave aux associations, chez son psycha-
nalyste, assigné à attendre dans l’obscurité.
Les conséquences en sont multiples et importantes,
une fois admis le principe d’une signification, par lui-même
du trouble de pensée contre-transférentiel, et de ce qu’on
peut rattacher à la réaction thérapeutique négative ou à
l’instinct de mort.
Il s’agit, en définitive, de penser et de concevoir un
modèle de l’appareil psychique et de la cure – donc du
destin du transfert – qui intègre du triple point de vue
métapsychologique, dynamique, économique et topique,
des phénomènes psychiques « inconcevables » pour la pre-
mière, voire pour la seconde topique, car mettant en jeu
non plus un inconscient dynamique mais les zones origi-
naires de la psyché (pictogramme ou refoulement origi-
naire). Le terme n’est absolument pas à entendre ici comme
référant à un quelconque archaïque, mais plutôt à l’om-
bilic, le négatif, le non pensable au sens de l’inconscient
refoulé secondairement.
On conçoit donc que ces zones puissent s’agir dans le
fonctionnement le plus sophistiqué de la psyché, par
exemple dans une activité de pensée secondaire très éla-
borée mais radicalement clivée de toute racine pulsionnelle,
comme dans le fonctionnement dit opératoire des patients
décrits par les psychosomaticiens.
La maladie humaine ou le malentendu 105

À partir de là, surgissent plusieurs directions d’explo-


ration selon le registre métapsychologique choisi et, bien
sûr, selon les options de chaque auteur. Le point de vue
économique a été largement privilégié lorsque la dynamique
conflictuelle intrapsychique fait la preuve de son incapacité à
organiser des mouvements d’excitation non liés, aisément
transformables de ce fait en angoisse libre et en dépersonna-
lisation. C’est la perspective adoptée par les psychosomati-
ciens, avec des conséquences techniques importantes sur le
plan de la conduite de la cure, tant par le souci d’éviter les
déferlements quantitatifs que par celui de fournir des repré-
sentations d’attente, relais à visée d’organisation et d’antici-
pation. L’abord des adolescents, toutes différences incluses,
tient compte de tels principes : on en sait la massivité trans-
férentielle, sa précarité, le risque vital à tout instant ; avec les
adolescents, toute « fausse manœuvre » est aussi grave de
conséquences qu’avec les patients atteints d’affections soma-
tiques. Le problème est le même sur le plan topique ; on y
trouve actuellement deux types de modèles, éventuellement
associés chez le même auteur : d’une part, la prise en compte,
dans une véritable topique intersubjective ou transgénéra-
tionnelle, des phénomènes de concaténation, d’engrènement
entre des psychés dont les frontières s’avèrent largement
défaillantes : la psychose en héritage, le non-refoulé ou le
déni parental qui se retrouvent dans les générations succes-
sives en sont de bons exemples. On peut placer cette ligne
dans les recherches sur le rôle de l’objet, la fonction objecta-
lisante ou désobjectalisante de l’objet, le modèle de la double
limite (Green) aussi bien que les travaux de P. Aulagnier sur
la potentialité psychotique, à travers un modèle particulière-
ment élaboré et complet de l’appareillage psychique, depuis
l’originaire jusqu’au Je cogitant. L’autre modèle, comme on
l’a dit plus haut, fait une large place au négatif, à la pulsion
de mort, à la relation d’inconnu, non sans s’exposer, du
même coup, au risque de la mystique. Quoi qu’il en soit, les
106 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

particularités du transfert de ces patients conduisent néces-


sairement le psychanalyste à se proposer et à proposer à son
patient des hypothèses sur le rôle des expériences précoces et
des conséquences négatives sur l’appareil et l’activité psy-
chiques, d’un environnement maternel et parental primaire
dans l’incapacité, pour des raisons diverses et toujours très
complexes, de fournir à l’infans un aliment suffisamment
détoxiqué et psychisable pour que se constitue une trame
psychique : moi-peau, appareil à penser les pensées, ou hal-
lucination négative de la mère comme structure encadrante,
ce champ sans bordure devenant libre dès lors pour la pul-
sion de mort.
Dans tous les cas, ce rôle ne peut être envisagé par
l’analyste que comme fiction plausible, hypothèse surgissant
dans l’après-coup du temps de l’analyse à partir des moda-
lités spécifiques du jeu – ou du grippage du jeu – transféro-
contre-transférentiel ; en sachant qu’il s’agit toujours, dans
le procès analytique, de débusquer le désir à l’œuvre et, sur-
tout, là où le patient voudrait voir nommer la réalité, l’évé-
nement traumatique ou la carence externe comme agent
causal de sa souffrance actuelle. C’est ici pourtant que se
marquerait au mieux la dialectique entre le registre du désir,
objet inaugural de la psychanalyse dans ses diverses formu-
lations langagières, et les exigences du besoin.
Il faut souligner par contre que, ni confirmables ni
infirmables par une quelconque objectivation clinique ou
par l’observation directe, ces constructions après coup
constituent par elles-mêmes, dans l’effort d’adaptation de
l’analyste aux besoins du patient, un temps second et spéci-
fique, alliant la précarité à la pertinence à la façon dont
l’Éros du Banquet était fils par la ruse de Misère et de
Grand Moyen. Ce en quoi conditions de la cure et condi-
tions de la subjectivation se trouveraient, quand même,
dans un rapport optimal.
4

Dans mon dos, du marbre qui parle 1

D’UNE DÉFINITION PRÉALABLE


L’inconscient ignore le temps. Il n’est influencé ni par
la durée, ni par l’écoulement du temps : sa temporalité est
« atemporelle ». Éternellement actualisé, mais sans être
jamais inséré dans un passé et un futur, écrit O. Flournoy.
Seuls ses rejetons seront soumis à la durée, du fait de leur
appartenance à un autre système psychique, le système
préconscient-conscient. Mais si le temps n’est pas un
concept métapsychologique, la question est centrale dans
l’œuvre freudienne, comme elle l’est dans le processus
psychanalytique. Temps de l’actualisation – remémora-
tion/répétition – du symptôme dans le couple transféro-
contre-transférentiel, et de son dégagement par la
possibilité ainsi offerte de rendre ce discours non plus
« symptomatique dans son actualisation mais symbolique
de ce passé symptomatique » (Flournoy).

1. Texte publié dans la Revue française de psychanalyse, t. LIV, 2, 1989.


108 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

Approchant de la fin de sa cure, un analysant résumait


ce mouvement à l’aide d’une formule lapidaire : « Mon
analyse, cela consistait donc à rendre le passé présent, sans
qu’il soit actuel… »
Même si l’analyste semble également ignorer le
temps, dans la mesure où aucun terme n’est posé à
l’avance lors de l’instauration du contrat analytique, la
psychanalyse travaille avec le temps, dans une conti-
nuelle réinscription, jeu de la liaison et de la déliaison,
au cours duquel une histoire déjà faite de matériaux
d’époques différentes va se réorganiser et se réécrire.
Pour autant, et sauf à devenir interminable, pâle ana-
logon de la vie, toute cure devra néanmoins trouver,
sinon une fin, du moins un point d’arrêt. Le contre-
transfert et le transfert dont je me propose de réexaminer
certains caractères tenus pour spécifiques de la pratique
contemporaine et tout particulièrement des « cas diffi-
ciles », y occupe la place éminente que l’on sait. L’un et
l’autre participent d’une même unité dont la définition,
le maniement comme le devenir sont intimement liés au
modèle théorique que l’on se donnera de la situation
analytique. Le couple ainsi défini va y fonctionner selon
trois caractères principaux.
Puisqu’ils sont « inséparablement liés dans le processus
d’élucidation de l’inconscient » (Neyraut), cela implique
qu’ils soient constamment envisagés ensemble dans chaque
mouvement de la pensée.
Mais, pour être indissociables, l’un et l’autre n’en sont
pas moins organisés selon un régime asymétrique propre à
déclencher le déséquilibre et le conflit.
Enfin, même si le temps de surgissement dans la cure
du contre-transfert réactif au transfert de l’analysant est au
centre du travail de l’analyste, la conception selon laquelle
le contre-transfert – ou, plus largement, une disposition
contre-transférentielle de base – précédait, de principe, le
Dans mon dos, du marbre qui parle 109

transfert est actuellement très largement admise par la


communauté analytique 2.
Prolongeant ici une réflexion engagée à propos de cer-
tains « destins funestes » du transfert, je proposerai tout
d’abord la formulation suivante du jeu transféro-contre
transférentiel : si le transfert est le produit de l’ensemble des
conditions instaurant la situation analytique, il est non pas
simple répétition de la névrose infantile, mais expérience de
ce qui n’a jamais existé comme tel auparavant : expérience
« historique » qui se crée de la rencontre entre un mouve-
ment pulsionnel renouant avec ses formes infantiles pre-
mières, en quête de représentation, et une activité langagière
spécifique soutenue par le contre-transfert, considéré ici
comme l’état mental et somatique de l’analyste en séance
(c’est le contre-transfert immédiat ou étroit). Ce dernier
fait lui-même partie d’un ensemble plus large, à savoir la
position subjective de l’analyste, ses identifications notam-
ment professionnelles, son histoire analytique antérieure,
les effets conjoncturels de sa vie du moment, et enfin son
« transfert sur l’analyse », sur le plan de son rapport tant à
la théorie freudienne qu’à l’institution psychanalytique.
Quant au projet analytique lui-même, plutôt qu’à une
reconstruction/remémoration du passé, il vise, à travers ce
dispositif, à la création d’une « fiction efficace » plausible
sur le passé, fiction dont l’efficace réside dans l’expérience
du jeu, pris au sens du trouvé/créé transitionnel (Winni-
cott), avec ce que celui-ci implique d’expérience et de tolé-
rance de l’absence. Posons tout de suite que c’est
précisément cette tolérance à l’absence et à l’inconnu qui
est l’insupportable pour les « pathologies du transfert »,
entraînant déni et clivage, expulsion dans le corps ou dans

2. Le lecteur se reportera à l’article très dense d’A. Green : « Démembre-


ment du contre-transfert », dans J. J. Baranes, F. Sacco et coll., Inventer
en psychanalyse, Paris, Dunod, 2002.
110 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

l’acte, ou encore désinvestissement plus ou moins grave.


J’appellerai celles-ci, afin d’éviter l’étiquetage nosographique,
les « cas difficiles 3 », organisations fréquemment narcissiques
– c’est-à-dire au narcissisme exacerbé parce que trop fragile –,
qui préfèrent la perte ou le clivage du Moi à l’inévitable du
deuil, l’indispensable de l’altérité, l’incomplétude narcissique
dans l’exercice de la sexualité (McDougall). On verra que la
figure transféro-contretransférentielle du double narcissique,
que j’expliciterai plus loin, est, selon moi, un élément crucial
de cette dynamique.
Les travaux psychanalytiques contemporains ont lar-
gement développé et approfondi le statut et les fonctions
du cadre analytique, ensemble des conditions nécessaires et
souhaitables pour qu’un processus analytique puisse s’éta-
blir, se déployer et trouver au bout d’un temps, variable
selon les cas, un terme acceptable pour les deux parties.
Entre-temps, ledit cadre aura fait bordure et étayage à ce jeu
particulier de l’analyse, qualifié de « non-rencontre ordi-
naire » par Ch. David, au sens où l’espace temps qui s’y ins-
talle dès le début de la partie ne devra jamais, sauf à tarir le
processus lui-même, se remplir du bavardage ordinaire
dont est constitué le quotidien de chacun.
En somme, la psychanalyse, c’est d’abord l’évitement
méthodique d’une rencontre ordinaire… L’écrivain
F. Camon a bien décrit l’inouï et l’intransmissible de cette
« folie raisonnée » qui se vit hors du temps des horloges,
bien que délimitée par lui. Engager un tel projet n’est pas
seulement affaire de technique mais aussi bien d’éthique :
un acte grave – c’est-à-dire sérieux ; l’espace analytique en
sera le catalyseur psychique, comme le psychanalyste en
demeure le garant.
Or la clinique psychanalytique montre que certains
patients s’y refusent, fuyant ou gelant le processus, tandis

3. Cf. plus haut.


Dans mon dos, du marbre qui parle 111

que d’autres s’y engagent et s’y perdent corps et biens. Nous


tenterons, dans ce travail, de cerner les enjeux de ces parties
difficiles pour les deux protagonistes.
Mais introduire mon propos de la sorte avait un
double but : insister d’emblée sur la place faite au langage,
à prendre ici dans son sens le plus large, et rappeler les sin-
gularités de ce fonctionnement analytique dont P. Denis a
souligné le caractère ambigu, sinon paradoxal. L’analyste
instaure la situation en répondant d’une façon radicalement
imprévisible pour la logique des processus secondaires aux
demandes et aux adresses du patient : tantôt il s’offre
comme objet pour le transfert, et par son intermédiaire
pour les multiples résurgences de la pulsion aussitôt remise
en chantier, ailleurs il se dérobe, devenant « anti-objet » qui
se refuse (Laplanche), non pas dans le but de frustrer mais
afin de répondre ailleurs et autrement. La remise en
séquence signifiante des discontinuités du discours, dans
l’interprétation, sera alors la visée par laquelle se révèle le
désir inconscient qui sous-tendait cette demande.
J’ai proposé plus haut l’idée que la figure transféro-
contre-transférentielle du « double narcissique » était
exemplaire de certains moments de confusion et d’indis-
tinction des psychés qui sont la trame du fond du jeu
transféro-contre-transférentiel. Il ne s’agit pas tant, alors,
de névrose de transfert classique que de phénomènes de
l’ordre de l’inquiétante étrangeté, états de brouillage des
limites du Moi et de coproduction d’un sens à partir de la
triple régression formelle, temporelle et topique induite
par le dispositif analytique.
Ces moments de la cure – mise en place fondatrice du
spéculaire et de l’identité – pourraient bien être considérés
de nos jours comme le paradigme du processus analytique,
et la condition indispensable à son déroulement optimal,
cela d’autant plus sans doute que la souffrance narcissique
est au premier plan. Une telle position, on le notera, est à
112 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

l’opposé de celle qui postulerait l’existence d’une catégorie


du narcissisme indépendante de tout investissement et de
tout conflit objectal, œdipien et prégénital. Elle affirme au
contraire l’indissociabilité des lignes narcissiques et objec-
tales, aussi bien dans le fonctionnement de la psyché que
dans celui de la cure analytique. Le concept de chimère
psychologique proposé par M. de M’Uzan désigne assez
bien, par l’évocation de cet animal fabuleux, ces « instants
privilégiés où le patient et l’analyste sont sur la même lon-
gueur d’onde, pensent la même chose au même moment »
(Enriquez). Ils constituent l’intime et l’essence du processus
analytique, qui réside autant dans les effets de cette intimité
des psychés que dans l’interprétation des fantasmes ou la
remémoration des souvenirs refoulés.
Je soulignerai ici le point suivant : ce registre de l’in-
quiétante étrangeté est le signe d’une déliaison et d’un flotte-
ment de l’identité qui ouvre au registre des pathologies les
plus graves, et, en même temps, l’état normal auquel doit
accéder ou par lequel doit passer une analyse qui fonctionne
correctement. Y atteindre, le traverser, en « sortir » va
dépendre aussi bien de l’actuel (organisation narcissique et
tolérance contre-transférentielle de l’analyste) que de l’ar-
chaïque le plus reculé du patient. Les travaux de M. de
M’Uzan, en particulier, portent précisément sur ces régions
intermédiaires, ces zones de passage, ces entre-deux « repris »
et rationalisés par l’appareil psychique des analystes, dans leur
incessant besoin de causalité. Mais il faut souligner l’évolu-
tion de cet auteur qui, parti du saisissement de l’inspiration
créatrice dans l’écriture, rencontre et décrit tout d’abord ces
phénomènes dans des situations extrêmes, aux limites de
l’analyse (les patients psychosomatiques) avant d’arriver,
comme je le fais ici, à en affirmer le caractère coutumier et,
plus encore à postuler leur nécessité pour l’interprétation :
« Peut-on imaginer, écrit-il, qu’une parole quelconque
soit jamais dotée d’une évidence comparable à celle d’une
Dans mon dos, du marbre qui parle 113

idée délirante ? Or, nous autres analystes, nous rêvons préci-


sément de provoquer ce sentiment d’évidence, de sorte qu’on
peut se demander si les chances de l’interprétation analytique
ne reposent pas sur la présence, potentiellement active et uti-
lisable chez tout patient, de ces processus psychiques qui
déterminent les évolutions morbides les plus graves 4. »
Zone de l’inquiétante étrangeté, du miroir et du
double dont l’analysant devra faire l’expérience au quoti-
dien des séances, alors que tout son système dynamique,
topique, économique s’y oppose, puisqu’il est organisé
contre l’étranger en soi-même. Se familiariser avec l’étrange,
l’autre en soi, soi en l’autre, c’est l’intime du processus, son
risque, son efficace. « Un travail analytique conséquent, écrit
encore cet auteur, ne peut se dérouler sans que le patient
traverse de ces moments difficiles, qui sont des états plus ou
moins marqués de dépersonnalisation : altération transi-
toire du sentiment (ou spectre) d’identité chez le patient et
parfois même chez l’analyste. »
Mais il faut ajouter que, parce que la sexualité tient
une place centrale dans l’organisation psychique, et parce
que nous sommes des êtres de langage, l’Œdipe et la place
organisatrice du Surmoi paternel demeureront toujours
l’arrimage structurel auquel on reviendra forcément au
bout du trajet, comme durant son parcours ; somme toute,
le langage, véhicule obligé de l’échange analytique, fait de
ce double narcissique un faux « double », puisqu’il devra
nécessairement passer par l’ordre symbolique des mots…
Cela pour souligner qu’on ne saurait penser le pro-
cessus analytique et le temps psychique en dehors d’une
tension structurale, ou d’un jeu dialectique entre l’avant des
toutes premières expériences vécues, à l’abri des soins de la
mère qui couve, fait fonction de pare-excitation et nourrit

4. M. de M’Uzan, « La personne de moi-même », NRP, 48, automne


1983.
114 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

son enfant en stimuli langagiers aisément psychisables,


même s’ils sont « énigmatiques » (Laplanche), et l’après-
coup réorganisateur de l’Œdipe et du complexe de castra-
tion, avec les diverses identifications qu’il permet et
l’instauration du Surmoi qui en découle. Il ne s’agit donc
pas, en parlant ici d’une zone de surgissement de l’inquié-
tante étrangeté, d’opposer les théorisations centrées sur les
premières relations d’objet, le narcissisme et l’identité, au
modèle de la psyché centré sur la structure œdipienne, trop
souvent considéré de nos jours comme désuet et inadapté à
la clinique contemporaine.

REPÉRAGES
Bien que Freud ait affirmé clairement, dès L’interpré-
tation des rêves, que le suspens du jugement, la non-discri-
mination délibérée, l’attention flottante étaient les
corollaires chez l’analyste de la règle de libre association
imposée au patient, on sait que sa théorisation ultérieure de
l’appareil psychique fera une place des plus réduites au
contre-transfert, en tout cas quant à son intérêt dynamique
pour la cure. Autant dire que l’opération de retournement
opérée par Freud à propos du transfert, qui en fait non plus
une résistance ou un obstacle mais le centre, le moteur et la
fécondité du processus, ne concernera donc pas le contre-
transfert, demeurant point aveugle sinon plus, aux yeux de
Freud, en tout cas sur le plan de sa théorie.
Désigné explicitement comme tel en 1910 5, celui-ci
sera surtout objet de recommandations de prudence (pour le
médecin, savoir que la patiente peut « s’amouracher » de lui
« constitue un précieux enseignement et un avertissement
d’avoir à se méfier d’un contretransfert peut-être possible 6 »
et de tact, en particulier à l’occasion du célèbre échange avec

5. « Perspectives d’avenir pour la technique psychanalytique », 1910.


6. Observations sur l’amour de transfert, 1914.
Dans mon dos, du marbre qui parle 115

Ferenczi à propos de l’épisode du baiser (1931). La question


n’étant pas résolue pour autant, le contre-transfert sera ulté-
rieurement promis à une résolution durable – sous réserve de
tranche d’analyse –, par le recours à l’analyse de l’analyste :
deuxième règle fondamentale proposée par le même
Ferenczi, l’analyse prescrite institutionnellement sera non
seulement l’occasion de faire in vivo l’expérience des singula-
rités du fonctionnement de l’inconscient, mais également la
possibilité d’élucider/liquider, de la manière la plus complète
et la plus approfondie possible, les complexes inconscients
« gênants » de l’analyste (Donnet). Ainsi ce dernier devenait-
il disponible et lucide à l’analyse du transfert produit sponta-
nément par son patient…
L’histoire de la pensée freudienne montre régulièrement
qu’elle n’avança qu’au rythme des résistances et des obstacles
à lever : témoignage d’un écart « théorico-pratique » dont
Donnet a souligné le caractère structural, inéluctable – ana-
logue à la discordance théorico-pratique de l’enfant en quête
de savoir sur la sexualité. L’hétérochronie obligée du signi-
fiant est la source de toute investigation.
Mais la fécondité de cet écart en psychanalyse dépendra
étroitement de la possibilité d’un va-et-vient entre une
théorie du processus et de l’interprétation, et l’« interpréta-
tion » du processus théorisant lui-même : l’inconscient est
constamment à l’œuvre dans la théorie qui tente de rendre
compte de ses effets, et l’évolution de la métapsychologie suit
le rythme des avancées dans son élucidation, autant que des
obstacles liés à la spécificité de son objet de référence, à savoir
l’inconscient ; ce caractère autoréférentiel de la métapsycho-
logie, présent dans L’interprétation des rêves, vaut assurément
pour celle des « cas difficiles ». Ils sont devenus si habituels et
caractéristiques du jeu transféro-contre-transférentiel et du
fréquent « grippage » de ce jeu dans la clinique contempo-
raine, qu’ils justifient de réfléchir sur leur statut dans notre
pratique.
116 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

À l’origine, la thérapeutique des névroses fut pour


Freud celle d’une maladie de la mémoire, où l’analyse est
centrée sur la prise en compte d’un passé oublié, mais
demeurant enfoui et actif dans les profondeurs de la psyché.
Dans ce modèle encore proche de l’abréaction, le but
assigné par Freud à la cure est précis : il s’agit de reconnaître
et lever les fausses liaisons des transferts (sur la personne du
médecin), ce qui permet de liquider ceux-ci du même
coup ; « les transferts sont des réimpressions, des copies des
motions et des fantasmes qui doivent être éveillés et rendus
conscients à mesure des progrès de l’analyse ». Mais cet obs-
tacle du transfert qu’il faut lever n’est en aucun cas impu-
table à la psychanalyse, c’est la névrose elle-même qui en est
l’origine. Il s’agissait certes, pour Freud, de fonder un
champ d’investigation bien démarqué du terreau suspect de
ses origines, l’hypnose et la suggestion, mais nous sommes
bien loin, on le voit, des conceptions nouvelles introduites
dans les années 1950 par les travaux de Lagache en France,
de Macalpine et Rivière en Angleterre, aboutissant à consi-
dérer le transfert comme un produit spécifique de la situa-
tion et du dispositif, et le contre-transfert comme un
facteur de communication et d’information précieux pour
l’activité interprétative de l’analyste.
Une deuxième remarque : si, dans ce modèle mémo-
riel de la cure, le psychanalyste renonce à la force pour se
livrer à une quête patiente et obstinée du sens et du temps
perdu, il nous faut constater que cette même question de la
force fait retour de nos jours, sous la forme du traumatique
et du quantitatif, dans les cures : jeu de la force et du sens
dans lequel la mise en crise du second amène à revenir au
premier paramètre. Le traumatique et l’effraction quantita-
tive sont certes pensés de nos jours selon de tout autres
repérages que ceux de la séduction sexuelle : les conditions
ou les préconditions nécessaires à l’activité de symbolisation
dans le transfert seront alors les axes prévalents du travail
Dans mon dos, du marbre qui parle 117

analytique, articulables le plus souvent à des carences pri-


maires de l’environnement. Plus encore, lorsque cette force,
ainsi mise entre parenthèses par Freud pour théoriser sa
méthode, ressurgit dans le contretransfert, elle devient le
plus souvent le guide de notre activité interprétative, de
même qu’elle pourra être envisagée comme le plus sûr
indice métapsychologique d’un traumatisme narcissique
précoce.
À partir du « tournant de 1920 » et de la deuxième
topique, le projet analytique va déplacer son accent ; il
prend la mesure de ses limites. Même si les textes tardifs
réaffirment que rien n’est oublié des promesses initiales
d’une reconstruction la plus fidèle des années enfouies, le
point de vue prévalent n’y est plus celui du conflit et de sa
dynamique, mais la topique et l’économique. Il ne s’agira
pourtant plus des grands travaux d’assèchement des maré-
cages de la mémoire, mais plutôt – précurseur en cela des
travaux contemporains sur le narcissisme, la pensée et l’ac-
tivité de contenance psychique – de l’étude du travail de
transformation par la psyché, et des modalités de sa réussite
ou de son échec. Mais il est important de noter, comme
l’ont souligné A. Green et J.-B. Pontalis, qu’avec la nouvelle
dualité pulsionnelle et l’instinct de mort, Freud va cette fois
installer au cœur même du Ça et de la psyché un principe
d’anti-vie, d’anti-liaison.
En somme, la deuxième topique freudienne prend
acte de ce que la répétition, cette force habituellement à
l’horizon et au principe même de l’activité de (re)présenta-
tion (Green), peut laisser place à une pure répétition de
l’identique, enrayement de son fonctionnement ne visant
plus qu’à la simple décharge. Là où régnaient seulement
l’interdit et le désir « naturellement » représentables dans la
névrose de transfert, l’entropie négative, l’irreprésentable,
l’impossible trouvent dès lors une place centrale.
118 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

DU CONTRETRANSFERT À L’INTERPRÉTATION
J’ai donné plus haut (chap. 3) un fragment de séance
exemplaire du « double narcissique », camarade ou jumeau
imaginaire, autre soi-même, à soi-même étranger, double
de la parole et de l’écriture en séance. Je m’attacherai ici à
explorer la façon dont le contre-transfert « instruit et
induit » l’interprétation, contre-transfert auquel M. Ney-
raut donne le statut ambigu d’être tout à la fois « faute tech-
nique » et « substance de l’interprétation ».

ODILE
Plusieurs années après une analyse que je considérais
comme interrompue prématurément, Odile me téléphone
en urgence, à son retour du Salvador. Il s’est passé là-bas
quelque chose de terrible pour elle, de peu explicable, qui
l’a conduite à interrompre le reportage en cours sur la
répression sanglante des manifestations par le pouvoir
(Odile est journaliste) et à rentrer par le premier avion.
Je suis encore en vacances mais je lui donne rendez-
vous pour le lendemain, sentant qu’il faut la recevoir rapi-
dement. Elle arrive à l’heure, fait plutôt inhabituel. Assez
tendue, elle se met en demeure de m’expliquer ce qui lui est
arrivé. Mais elle me donne le sentiment d’une certaine
confusion, comme s’égarant dans son récit face à quelque
chose d’indicible.
J’avais, il faut le préciser, revu Odile un peu plus d’un
an auparavant, pour un état d’étrangeté passager à tonalité
interprétative paranoïde déclenché par une liaison amou-
reuse avec un homme marié. Elle avait pensé alors que la
femme de celui-ci les poursuivait jusqu’en des endroits rai-
sonnablement inaccessibles, mais sans que le trouble aille
au-delà d’une angoisse floue, diffuse, d’une impression de
bizarrerie de l’ambiance, et d’un flottement transitoire du
sentiment de la réalité.
Dans mon dos, du marbre qui parle 119

Juste avant de venir à son rendez-vous aujourd’hui,


Odile s’était demandé s’il n’aurait pas mieux valu qu’elle
enfouisse tout ça. C’est ce qu’elle aurait sans doute fait si
elle ne m’avait pas eu immédiatement au téléphone. Elle
avait appelé son amie Stella depuis la petite ville où elle se
trouvait, avait réussi à la joindre, et l’avait trouvée à son
arrivée à l’aéroport. Ça l’avait beaucoup rassurée. Pour moi,
c’était la même chose : il était très important qu’elle me
trouve, mais c’était pour elle une sorte de pile ou face : soit
arriver à me joindre sur-le-champ, soit tout éjecter.
Odile se souvient, en me disant cela, qu’elle avait éga-
lement appelé Stella il y a huit ans, la première fois que c’était
arrivé. Une remarque banale, un rien qui l’avait fait cra-
quer ; au cours du reportage, quelqu’un avait dit, en regar-
dant une femme âgée aux cheveux roux : « C’est fou ce
qu’elle te ressemble ! On dirait que c’est toi. »
Aussitôt, ça avait été la panique…
« Je ne savais plus qui j’étais, je suis partie me réfugier
dans une grande salle vide et me suis mise à sangloter.
C’était terrible, comme un déchirement, un hurlement
inexplicable : pour une remarque banale, anodine, sur une
ressemblance… Pourquoi est-ce que ça me touchait à ce
point ? J’ai réussi à joindre Stella, ma meilleure amie, et le
fait qu’elle soit disponible, qu’elle m’écoute m’a rassurée…
Cette fois-ci, c’était à la fin du reportage. On devait partir
pour X. et puis tout à coup ce qui se passait là devenait
d’une importance vitale pour moi, alors que ça ne signifiait
rien pour eux, rien. »
Je note en l’écoutant l’actualité de son transfert
puisque Odile s’adresse à moi avec la même familiarité que
si elle m’avait quitté hier, sa difficulté à organiser et à situer
les personnages dans le récit qu’elle fait, l’inexprimable
enfin de ce qui a déclenché l’angoisse : l’écart, véritable
fossé qui va bientôt séparer Odile de ses compagnons de
travail et faire basculer son sentiment d’identité.
120 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

« Ils considéraient ça comme un caprice et n’ont pas


compris l’importance que ça avait… Au début, ça s’est gâté
avec Jacques. Pour un rien, il m’a reprochée d’être partie
d’une soirée avant lui en le laissant sans argent ni papiers
d’identité. Et le lendemain Pierre m’a dit : “Jacques te
trouve insupportable.” Ça a fait, à partir de là, comme une
machine dans ma tête, qui s’est mise à tourner de plus en
plus vite, une hélice, dans la tête… Il fallait que je parte très
vite, tout de suite, par le premier avion, c’est seulement ça
qui pouvait me sauver. J’étais comme folle ; ça doit être ça
la folie, j’en ai eu très peur juste après. Arrivée ici, j’ai
trouvé Stella (qui l’a en somme aidée à se rassembler). Mais
je n’ai toujours pas compris ce qui s’était passé. À un
moment c’était terrible là-bas, je n’existais plus, j’étais
comme transparente, il fallait que je hurle, que je leur fasse
ou que je me fasse du mal rien que pour exister. Arracher la
nappe, les frapper, je ne sais pas… (il s’agissait, semble-t-il
pour elle, d’attaquer le lien qui unit les deux hommes, Pierre
et Jacques, et qui l’exclut au point de l’anéantir). »
Odile fait alors un lapsus, appelant Malou, son amie
Stella, du prénom d’une autre amie qu’elle m’avait adressée
pour une psychothérapie, peu de temps après avoir arrêté sa
propre analyse. Stella est ainsi un transfert latéral, porteur
de l’investissement de l’analyste, mais aussi représentant de
Bernadette, la meilleure amie – et rivale – de l’adolescence
d’Odile, amie devenue schizophrène par la suite. (La peur
de la folie est ainsi articulable à la culpabilité, tant œdipienne
que liée aux fantasmes d’attaque destructrice du corps
maternel, qui ressurgissent lors de la liaison d’Odile avec cet
homme marié, aussi bien qu’au jeu de miroir entre Odile et
son amie, Bernadette.)
Odile revient à la peur de la folie, et à cette machine
qui se met à tourner dans sa tête de plus en plus vite.
« Je ne réunis pas les morceaux du puzzle. Je vous ai
téléphoné pour ça. »
Dans mon dos, du marbre qui parle 121

J’interviens là pour confirmer qu’il était sans doute


important que je sois là, disponible, juste à ce moment pour
qu’elle réussisse à ne pas enfouir ce qui avait ressurgi là. Je
pense, en faisant cette intervention, aux particularités de
cette analyse où l’expulsion agie alternait avec les temps d’éla-
boration et de remémoration. En particulier la confusion et
la perte d’identité avaient ressurgi d’une façon violente dans
diverses expériences amoureuses d’allure passionnelle qu’il
n’avait pas toujours été aisé d’articuler au transfert.
Odile suit vraisemblablement le même fil associatif,
puisqu’elle me parle au moment même de sa liaison avec
Jacques, de sa relation idyllique avec lui, absolue, sans
nuages. Je sais par contre que le prix à payer en est le
contrôle et le clivage : Odile ne vit avec son ami Jacques
que durant les reportages, puis tout s’arrête pour reprendre
au même point quelques mois plus tard. Elle a également
un autre amant qui vit à l’étranger et qu’elle retrouve pour
d’autres parenthèses analogues.
Repensant à ces expériences passionnelles, je pointe le
lien qu’elle établit elle-même entre la rupture dans la rela-
tion avec Jacques (leur dispute) et l’épisode de panique à
propos de la ressemblance avec la femme rousse.
Odile associe aussitôt sur sa mère :
« Je pense tout de suite à ma mère ; on dit que je lui
ressemble beaucoup, ça me trouble beaucoup, ça. Je ne sais
plus qui je suis quand je m’en aperçois… Mais quand
même, le puzzle (on y revient) n’est pas cohérent. Pourquoi
est-ce que je me trouve dans des états de panique pareils,
qu’est-ce qui s’est passé ? »
Afin d’amorcer un mouvement de retour sur le passé,
j’explore le chiffre huit, indiqué pour la précédente expé-
rience :
J. J. B. – « Qu’est-ce qui s’est passé à 8 ans ? »
Et Odile, après un délai, retrouve le souvenir d’une
période « glauque » (mot employé pour parler de ce qu’elle
a vécu au retour du Salvador).
122 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

« New Delhi, ma mère et mon beau-père, j’étais laide,


pas aimée, je me sentais étrangère, je ne parlais pas la même
langue que les autres… »
J. J. B. – « Pas la même langue, une question de
langue ? »
Elle acquiesce, pour associer alors sur une autre coupure
de langue, celle qui s’était agrandie entre Bernadette et elle :
« Elle me disait, c’est terrible la folie », puis, après un temps,
Odile me pose la même question qu’à son amie Stella à
l’aéroport : « Croyez-vous que je puisse devenir folle ? »
Je réponds que je crois surtout qu’elle déterre des
choses qu’elle avait eu besoin d’enfouir il y a très long-
temps, et reviens à la machine dans la tête, en insistant sur
la métaphore de l’hélice et sur l’importance de l’avion qui
était pour elle, sur le moment, la seule issue pour sortir de
la panique. Je m’avance plus encore en affirmant, avec une
conviction qui me surprend un peu moi-même, qu’il y a
sans doute là un lien précis avec les circonstances de la mort
de son père durant la dernière guerre, ce père que j’identifie
dans mon souvenir à un pilote de guerre mort en héros à
20 ans, peu avant la naissance d’Odile.
J’entends rattacher par là cette crise de dépersonnalisa-
tion avec ce qui a été au centre de l’analyse de ma patiente et
de son histoire infantile : après la mort de ce père héroïque,
Odile avait été investie par sa mère comme objet phallique, à
la fois emblème et remplacement du père disparu et idéalisé.
Son processus analytique avait consisté en particulier à se
forger une image et une langue propres, et à se désidentifier
du récit autobiographique que sa mère avait écrit et publié
sur elles deux. Odile m’avait apporté ce livre dès la première
séance sur le divan, ce que j’avais évidemment accepté, et
nous avions longuement analysé les significations de ce don,
qui me faisait dépositaire de sa double identité, et me don-
nait le témoignage écrit du poids exercé sur elle par le regard
et le récit maternels, relayés par toute sa famille paternelle.
Dans mon dos, du marbre qui parle 123

Néanmoins, tout en continuant à l’écouter, j’ai le sen-


timent d’avoir fait une confusion contre-transférentielle
importante, qu’Odile a relevée et corrige d’ailleurs :
« Je ne vois pas à quoi vous pensez, mon père est mort
en sautant sur une mine, non, je ne vois pas… (puis)… je
ne sais pas du tout pourquoi je pense à ça là maintenant
mais je vais vous le raconter : cet hiver, j’avais des douleurs
dorsales et un jour où ma mère était là, j’ai eu un blocage
du dos, et je me suis mise à hurler de douleur. Elle était
dans la cuisine, mon fils est venu m’aider et elle n’a pas
bougé. Après je lui ai demandé si elle n’avait pas entendu,
et comment c’était possible, et elle m’a répondu qu’elle
épluchait des légumes, que de toute façon je faisais toujours
des histoires, et qu’elle n’aurait rien pu faire pour moi, pour
me soulager ; alors elle n’a pas bougé… J’étais soulagée
qu’elle ne soit pas là quand je suis rentrée du Salvador ; elle
m’aurait dit :
« So, what ? Et alors, quelle histoire tu as fait pour pas
grand-chose ! »
« C’est vrai qu’il y avait la tension, l’angoisse, le risque
lié à la situation politique, mais ça j’en ai l’habitude, c’est
autre chose qui se passait pour moi, un hurlement du
dedans que je ne maîtrisais pas et qui m’affolait… Mon fils
lui aussi m’en a parlé longtemps, il a été très impressionné
de ça, de l’absence de réaction de ma mère…
« Une autre fois, j’avais été au Chili, c’était vraiment
dangereux, je lui avais demandé de s’informer de mon
retour ; je pouvais y rester, et elle n’a rien fait : elle était chez
des amis, alors elle ne pouvait pas téléphoner !… »
J’ai, quant à moi, la conviction que le puzzle se reforme,
tout en me demandant le pourquoi de mon flottement ou de
mon trouble de mémoire survenu en écho à cette place sal-
vatrice accordée par Odile à l’avion. Je me dis après coup
que, même si « ça n’est pas tout à fait ça », mon intervention
a tout de même confirmé à Odile qu’elle pouvait se trouver
124 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

et se voir dans le regard de son analyste. Est-ce également


l’effet de la référence à un tiers paternel ? Cette dernière est
en tout cas beaucoup plus calme, sans confusion ; elle fait
alors un véritable travail de pensée au lieu du déballage
confus et angoissé qu’était son récit au début de notre entre-
tien. Elle pense et associe, ce qui l’amène à retrouver soudain
le véritable déclencheur de la crise :
« La veille, avant mon rêve, Pierre, qui est juif, m’avait
beaucoup parlé du film Shoah et des camps de concentra-
tion. Surtout de cet homme, juif, qui devait pour survivre
lui-même chronométrer les cris des juifs qu’on gazait. Cet
homme entendait les cris, les mouvements des gens qui se
débattaient, se cognaient contre les murs, puis plus rien.
C’était une interview en Israël et il racontait ça, paraît-il, de
façon froide, technique, jusqu’à ce qu’il parle des Polonais
qu’on gazait. Et c’est là, où en somme c’était moins proche
de lui, qu’il a craqué et qu’il s’est mis à pleurer. »
Et Odile, très émue, affirme :
« C’est là la pièce manquante du puzzle. Moi, j’étais
dans cet état de panique, de hurlement, de mouvements
pour me débattre et m’en sortir, seule, hurlante, désespérée,
murée vive. »
On remarquera ici le peu de place, quasi opératoire,
faite à ce que la réalité psychique devait négocier des cir-
constances extérieures de la réalité et que Pierre, témoin
impuissant de la répression sanglante d’une révolution, éla-
bore comme on l’a vu, à sa façon. Pour Odile, au contraire,
le danger d’une identification trop massive la conduit tout
d’abord à un mouvement de désinvestissement (« Je suis
habituée à ça ») puis, secondairement, à la panique identi-
taire, surgie à la suite du récit de ce dernier, et qui sera
refoulée jusqu’à ce qu’elle soit remémorée lors de notre
séance.
« C’est comme quand j’étais enfant, et que ma mère
m’a laissée pour tourner un film et que j’avais le sentiment
Dans mon dos, du marbre qui parle 125

que je n’existais pas pour elle : je la retrouvais le week-end,


mais j’avais sangloté toute la semaine. »
La séance arrive à son terme, et Odile a pu y articuler
l’épisode actuel et son passé vécu, à la faveur de l’investisse-
ment transférentiel demeuré en latence depuis la fin de
l’analyse, auquel elle envisage d’ailleurs de donner une
suite. Bien sûr, ce qui a été retrouvé là d’une mère absente
et sourde à ses appels devrait être élaboré longuement afin
d’y retravailler la place de l’investissement pulsionnel, de
l’avidité orale et de l’analité en particulier (le cloaque
– chambre à gaz). Mais c’est un des aspects de notre pra-
tique que de nous confronter bien souvent à des parcours
de divan marqués par la rupture, les processus interrompus
et repris, sans qu’il y ait là une simple répétition de l’iden-
tique. Je la quitte, tout en continuant à penser à l’hélice et
à ce père salvateur, et en ayant à l’esprit une représentation
graphique assez imprécise, quoique insistante. Je me trouve
ainsi conduit à rechercher, peu de temps après son départ,
le livre publié par la mère d’Odile, qui parle de l’Odile idéa-
lisée, celle qui faisait écran à la reconnaissance de l’enfant
en détresse. Couvrant toute la page de dos, se trouvait, à ma
grande surprise, non pas l’emblème paternel auquel je m’at-
tendais, mais une photographie de la mère d’Odile en uni-
forme des Forces françaises libres. Cette photo, revenue à
plusieurs reprises dans l’analyse d’Odile, s’associait pour
moi aux uniformes d’aviateurs qui m’avaient fait rêver si
souvent au lendemain de la guerre, avaient fait l’objet de
mille et une fantaisies œdipiennes, reprises via un signifiant
précis et un jouet d’enfant, au cours de ma propre analyse.
Au lendemain de cette séance, Odile fit un rêve qu’elle
me rapporta à la séance suivante.
Elle est dans le désert, il y a là trois bébés qui ressem-
blent à des dattes (où je pouvais entendre dattes ou dates),
elle se demande si elle allait les nourrir ou pas, ils étaient
dans un état de grande détresse…
126 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

Trois enfants : le chiffre de sa fratrie, celui des trois


séances d’analyse, avec la reprise du travail sur les dates du
passé, ce fut assez pour reconduire Odile à réinterroger sa
mère, mais pour la première fois dans un climat de grand
soulagement et de détente réciproques, et pour apprendre
que celle-ci avait fait une tentative de suicide peu après sa
naissance, dans le contexte paradoxal de la libération de
Paris en août 1944. Celle-ci marquait en effet, en même
temps, l’aboutissement tant attendu des espoirs de la Résis-
tance et l’absence définitive de l’homme avec qui ce projet
avait été forgé. Autre forme de la mère morte (Green), la
mère d’Odile lui avait ainsi délivré un double message,
dont elle convenait seulement aujourd’hui, et qu’Odile for-
mula ainsi pour moi : « En somme ma mère me disait : “Tu
es tout pour moi, mais surtout ne me demande rien, ne te
fais pas exigeante, ne pèse pas pour moi, car je ne pourrais
pas y répondre…” »

LES PATHOLOGIES DU TRANSFERT


Si la séance présentée ci-dessus illustre bien, me
semble-t-il, le jeu, double vacillement identitaire constam-
ment à l’œuvre entre analyste et analysant, on aura
remarqué que le point charnière de la définition proposée
au début de ce travail pour le couple transfert – contre-
transfert résidait dans le postulat d’une activité pulsionnelle
toujours en quête de représentation. Credo le plus intime
de tout psychanalyste, c’est aussi le problème posé à la pre-
mière topique, auquel le concept d’instinct de mort tentait
de répondre. Ce problème ressurgit avec la question de la
réaction thérapeutique négative et des impasses ou des
limites de la cure.
En affirmant en 1920 l’existence de processus psy-
chiques inconscients qui n’ont plus aucune tendance spon-
tanée au retour du refoulé et à l’inscription psychique,
Dans mon dos, du marbre qui parle 127

Freud ouvrait donc la voie à la pensée du clivage plutôt


qu’au refoulement, aux opérations psychiques telles que le
déni, le désaveu, la forclusion, formes extrêmes d’un travail
du négatif ayant un effet d’anti-pensée. De telles opérations
retournées contre leur propre activité peuvent occuper une
place centrale dans les « cas difficiles ». Si l’analogie avec
l’attaque contre les perceptions douloureuses dont certains
psychotiques ou autistes nous offrent la caricature extrême
est facile à faire, l’analyste aura toujours, néanmoins, à
interroger, dans chaque cas, sa propre implication devant
un tel destin du transfert. Ainsi peut-on situer les deux axes
ou paradigmes du temps psychique dans la cure :
– d’un côté, les diverses formes de transfert qui font
opposition/ouverture à son déploiement et à la coproduc-
tion entre analysant et analyste de ce processus d’historici-
sation et de mémoire subjective spécifique intégrant la
mémoire parlée et vécue dans la cure, au détriment de la
vérité historique ;
– et, de l’autre, en relation dialectique avec le précé-
dent, le contre-transfert, qui procède de la singularité et de
la subjectivité la plus radicale, même s’il y a lieu d’en parler
en termes théoriques, forcément objectivants.
Réfléchissant au contre-transfert dans les cas difficiles,
Joyce McDougall remarquait que les analysants difficiles à
comprendre n’étaient pas forcément des « cas difficiles »,
dans la mesure où la complexité de leur structure et de leurs
symptômes était un défi lancé à l’analyste et à sa recherche
théorique. Les cas difficiles sont plutôt ceux qui déclen-
chent régulièrement chez l’analyste déception, désillusion,
non-pensée ou une souffrance psychique excessive ; ceux
qui ne répondent ni aux attentes ni aux efforts de l’analyste,
et chez qui le processus analytique ne se déclenche pas, ou
est constamment saboté par le mode de fonctionnement du
patient ; que ce sabotage soit inconscient ou parfois délibé-
rément entretenu par une infinité de moyens qui débordent
128 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

largement les catégories nosographiques. De tels patients


sont, souvent, aussi acharnés à engager, poursuivre, para-
lyser ou reprendre éventuellement une cure analytique
qu’intolérants à l’imprévisible, comme à l’inouï du jeu
polysémique du langage. De la répétition, assurément, mais
pour autant qu’elle demeure sans surprise excessive… Qu’il
s’agisse de névroses de caractère, personnalités prégénitales,
« as if personality », « faux-self », organisations borderline,
structures narcissiques, anti-analysants, analysants-para-
sites, patients « cyborg », ou dés-affectés de l’analyse, il est
utile de rappeler que ces cas difficiles ont porté au cours du
cinquantenaire les noms les plus divers : W. Reich ne
s’était-il pas vu confier en 1930 un séminaire sur les cas
rebelles ? Mais plus encore – telle est la précarité de nos
repères pour le bien de la psychanalyse d’ailleurs, sinon
pour notre confort mental –, bon nombre de ces patients
difficiles le sont souvent beaucoup moins dès lors qu’on les
retrouve et qu’on les écoute autrement au lendemain d’un
colloque, d’une lecture ou d’un dialogue stimulant entre
analystes, sinon d’une tranche d’analyse. Ce qui semblait
inertie immuable ou emprise cède alors bien souvent.
Pourtant, ce n’est pas uniquement dans de telles
situations, mais aussi bien au quotidien de chaque cure,
qu’il importe de prendre en compte le poids de la
déliaison, de l’équilibre narcissisme/libido objectale et de
la pulsion de mort.
En cela, chaque cure analytique est potentiellement
une cure difficile, exigeant que le psychanalyste soit attentif
aussi bien aux pensées et aux fantasmes inconscients de
l’analysant, tels qu’ils se réactualisent dans le transfert,
qu’aux « capacités négatives » de leurs deux appareils psy-
chiques, la souffrance à tolérer l’inconnu et l’absence
concernant autant l’analyste que son analysant. Pour
prendre une métaphore guerrière, terrorisme et fanatisme
prennent le pas sur le conflit classique, lorsque la rupture
Dans mon dos, du marbre qui parle 129

ou la décharge agie prévalent sur le conflit d’instance : le


problème, de nos jours, est non seulement celui de l’analyse
des contenus fantasmatiques du conflit intrapsychique,
mais également celui des conditions de leur mise en repré-
sentation symbolique.
J’ai tenté de cerner dans le chapitre 2 de cet ouvrage la
diversité des tableaux cliniques de ces « cas difficiles ». Le
tableau des « anti-analysants » décrit par Joyce McDougall
en soulignait la proximité avec les patients psychosoma-
tiques caractérisés par la pauvreté du langage, l’étouffement
affectif et le manque d’activité fantasmatique consciente,
quasi-arriération affective contrastant souvent avec un
fonctionnement intellectuel très élaboré.
Dans tous les cas, ces situations sont à penser sous
l’angle du jeu transféro-contre-transférentiel, en tant que
résistances à ce processus analytique. Et, en contrepoint des
propositions de classification de ces transferts narcissiques
par Kohut par exemple (soi-grandiose, transfert en miroir,
transfert idéalisé étant les polarités d’un univers dans lequel
l’analyste n’est qu’une « fonction mise au service du main-
tien de l’équilibre narcissique du patient »), on rappellera
ici les remarques de Green sur la brève durée d’utilisation
du concept (trop narcissique ?) de narcissisme par Freud
lui-même, l’importance que cet auteur donne à la complé-
mentarité d’un « vertex narcissique » et d’un « vertex
objectal » et non pas à une ligne développementale auto-
nome du narcissisme, la typologie transférentielle qu’il pro-
pose enfin (inclusive, exclusive et réflexive) selon les « types
de discours narcissiques » et selon l’implication contre-
transférentielle de l’analyste. Il s’agit bien, somme toute, de
s’approcher au plus près du miroir de Narcisse, mais sans
succomber comme lui au bord de son image dans l’oubli du
conflit intrapsychique !…
Les questions soulevées par ces situations qui semblent
bien devenir de nos jours l’ordinaire des psychanalystes, sont
130 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

multiples et chacune justifierait un travail particulier. J’en


ferai ici seulement un inventaire ouvert à la discussion.
Peut-on parler, dans ces cas, d’organisations psycho-
pathologiques spécifiques ? S’agit-il par exemple de
pathologies psychotiques plus ou moins larvées n’ayant pas
résisté à la déliaison inhérente à la situation analytique elle-
même ? La pathologie du narcissisme si souvent invoquée
conduit-elle à l’idée de structure narcissique liée à un
trouble développemental spécifique, comme l’affirme
Kohut ? Doit-on y voir de nouvelles pathologies, à penser
en particulier sous l’angle du traumatisme précoce ou d’un
deuil impossible ? Ou s’agit-il, au contraire, de l’effet
conjoint sur le déroulement du processus analytique, des
modifications de l’écoute, de l’approfondissement et de
l’extension des registres de l’interprétation, ainsi que des
exigences surmoïques et des idéaux de l’analyste, dans un
temps où l’étayage culturel et sociétal de la psychanalyse est
devenu moins fiable ?
Les uns rappelleront ici le « tournant de 1920 » et les
écrits tardifs de Freud, pour affirmer que, dès ce moment
déjà, étaient introduites au cœur même de l’appareil psy-
chique, et donc de l’analyse, des résistances indépassables
car inhérentes au fonctionnement de la psyché lui-même.
La question risque alors de tourner au dogmatisme et au
conflit de croyance, dans lequel on sera pour ou contre la
pulsion de mort, et les perspectives théoriques avancées se
trouvent, à partir de là, évaluées à l’aune de la description
freudienne de Thanatos. D’autres, à l’opposé, vont faire un
constat de carence des thèses freudiennes face à une cli-
nique qui, ne devant plus rien au modèle hystérique œdi-
pien, nécessiterait une conceptualisation radicalement
différente, et la rupture avec les acquis antérieurs. La place
est faite alors pour l’analyse exclusive de la relation d’objet,
des positions schizoparanoïdes et dépressives, ou encore
pour l’analyse quasi exclusive du self et des différentes
formes du transfert narcissique.
Dans mon dos, du marbre qui parle 131

Était-il possible de prédire ces évolutions, soit dans le


déroulement du processus, soit, mieux encore, dès les pre-
miers entretiens ? C’est la question classique, longtemps
peu valorisée, mais redevenant actuelle des indications ou
des paramètres d’analysabilité pertinents.
Souvenons-nous, à ce propos, de la théogonie de Cas-
sandre : fille de Priam et d’Hécube, celle-ci avait acquis le
don de prophétie d’Apollon lui-même de la façon suivante.
Le dieu Apollon, amoureux de la belle Cassandre, lui avait
promis de lui apprendre à deviner l’avenir si elle consentait
à se donner à lui. Cassandre accepta le marché, reçut les
leçons du dieu, pour se dérober ensuite, une fois instruite.
Alors, Apollon lui cracha dans la bouche, lui retirant non
pas le don de prophétie, mais celui de la persuasion. C’est
cette disjonction entre l’oracle et sa crédibilité qui deviendra
dans le langage courant mauvais présage, et lamentation
stérile sur le pire. Quand on sait que l’enjeu le plus impor-
tant de l’interprétation tient non pas tant dans sa valeur
informative, mais précisément dans la conviction qu’elle
entraîne – en cela, l’interprétation est bien co-naissance et
non pas savoir appris –, la théogonie convient bien à nos
nouvelles Cassandre analytiques, irrémédiablement dis-
jointes et clivées, pour s’être refusées aux plaisirs et aux
rayons de l’Éros apollonien.
Quelle place faut-il accorder enfin aux effets psy-
chiques individuels des mythes, modèles et idéaux concer-
nant la santé, le soin, la vie mentale, voire la mort, que
produisent aujourd’hui notre culture et nos sociétés ?
Et, en particulier, notre époque ne voit-elle pas se déve-
lopper de plus en plus cette résistance nouvelle provenant de
l’expansion même de la psychanalyse et de sa transformation
en nouvel idéal collectif, l’idéologie individualiste « psy »,
loin de s’opposer à l’institué, étant devenue le modèle même
du social ? Si cette hypothèse que j’ai développée plus haut
(chap. 2) est cohérente, la psychanalyse indéfinie par
132 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

exemple, forme particulière de réaction thérapeutique néga-


tive, trouverait d’autres logiques. Tout cela, évidemment, afin
de réfléchir aux hypothèses « bonnes à la symbolisation » et
au contre-transfert, face à des virages négatifs de la cure qui
risquent de durer.

L’HYPOTHÈSE TRAUMATIQUE ET LE CONTRETRANSFERT


Il est de bonne règle analytique, devant toute situation
de stagnation du transfert, de commencer par s’interroger
sur soi-même… avant d’envisager d’imputer à l’autre, fût-
ce sous la forme d’une pathologie subtile du narcissisme, ou
toute autre forme de réaction dite thérapeutique négative,
des aléas, régressions ou impasses du processus analytique.
Quelle zone de sa propre névrose infantile, quel trauma-
tisme éventuellement feraient écran à écouter ce qui se dit ?
Pourtant, la théorisation des impasses de la cure a apporté
des perspectives nouvelles en prenant en considération le
fait lui-même. L’« obstacle » du contretransfert devenait un
indice pour la reconstruction de certaines traces « prélanga-
gières » qui ne parviendraient à se signifier que dans la souf-
france et, plus encore, dans la mise en échec de l’analyste.
D’où une position intrinsèquement paradoxale du contre-
transfert.
L’hypothèse traumatique, on l’a souligné plus haut,
fait donc retour de nos jours dans la cure. Ainsi, les diffi-
cultés de la cure pourront conduire l’analyste à les inter-
préter comme un véritable réagir exercé sur l’analyste, en
écho des traumatismes, empiétements ou de l’emprise de
l’objet primaire. L’environnement maternel et parental aura
été dans l’incapacité, pour des raisons diverses et toujours
surdéterminées, de fournir à l’infans une représentation du
réel et du corps suffisamment « assimilable » pour que se
constitue une trame psychique consistante et fonction-
nelle : qu’il s’agisse du Moi-peau pour Anzieu, de l’appareil
Dans mon dos, du marbre qui parle 133

à penser les pensées pour Bion, ou du couple structure


encadrante interne et hallucination négative de la mère
pour Green, ces précurseurs nécessaires pour les futurs
investissements des zones érogènes et les autoérotismes ne
se sont pas organisés de façon susceptible à atteindre dans
la cure à une névrose de transfert analysable, « celle dont la
résolution purement interprétative conjoint harmonieuse-
ment vérité et changement, pour manifester l’effectivité du
sens » (Donnet).
De multiples travaux concernant le rôle de l’objet pri-
maire – tel qu’il peut être ainsi « reconstruit » dans la cure
à partir des modalités singulières du jeu transféro-contre-
transférentiel – prennent là leur origine, de même que les
recherches sur la problématique de l’absence ou de l’empié-
tement (transgénérationnel) dans la constitution de la
psyché. Tous ces travaux soulèvent la question du trauma-
tisme psychique, concept qui tient peut-être son succès
contemporain de sa valeur de dégagement utile, sinon
assuré à tous les coups, pour le contre-transfert. Mieux vaut
dans certains cas, pour la psyché de l’analyste, penser que le
patient a été, dans un temps antérieur, le traumatisé d’un
autre… (Brusset).
Derrière le vide et les diverses formes du désinvestisse-
ment dont l’analyste va éprouver les effets, comme sous
l’agrippement ou la destructivité toxicomaniaque qui ont été
les uns et les autres décrits plus haut, il y aura donc bien sou-
vent l’angoisse « agonistique » d’abandon par l’objet et, plus
encore, de perte de toute capacité de représentation de la psyché.
Mais il faut souligner que le retrait comme l’excès d’em-
prise, les solutions non névrotiques à type d’agir ou de soma-
tisations, comme la sur-névrotisation de l’hystérie dite
archaïque, la traumatophilie – cette nouvelle appellation des
névroses de destinées , peuvent les unes et les autres renvoyer
de façon quelquefois indécidable à une carence par défaut de
présence (l’agonie primitive impensable de Winnicott) ou
134 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

par excès de présence de l’environnement primaire (patho-


logie de l’empiétement et de l’emprise)…
Encore faut-il rappeler que la suite de l’évolution psy-
chique aura inévitablement réorganisé ces traumatismes
précoces, permettant par exemple, par un nouvel investisse-
ment libidinal, par une modification du régime économique
et libidinal du couple parental, etc., de suturer plus ou
moins efficacement ces dommages primaires. La possibilité
d’organiser des fantasmes originaires qui tiennent, une
scène primitive « bien libidinalisée », une organisation des
zones érogènes et notamment de l’analité, et, bien entendu,
la réorganisation œdipienne seront autant de paramètres
qui vont intervenir dans la suite et, sans nul doute, donner
sa forme ultérieure au processus. Tant il est vrai, et
constamment vérifié dans la cure, que le temps psychique
est fait d’un mouvement tout autre que linéaire, dans lequel
c’est l’après qui signifie l’avant, et se transforme en le faisant
advenir.
« Ici, le temps s’étire d’une tout autre manière… »
5

Les adolescents au présent

« Connaître, c’est expérimenter concrètement. Un


livre de cuisine ne supprimera pas votre faim. »
Takuan

PENSER L’ADOLESCENCE
L’adolescence fut longtemps le cendrillon de la psy-
chanalyse, comme disait Anna Freud, son parent pauvre,
longtemps considérée avec une méfiance certaine, sauf par
certains éducateurs pionniers comme August Aichhorn qui
voyait là de grandes perspectives thérapeutiques.
La névrose hystérique était alors le modèle de base du
fonctionnement du psychisme et de la cure. Je soutiens
qu’aujourd’hui c’est l’adolescence qui pourrait faire réfé-
rence, non pas tant parce que les adultes comme on le dit
souvent, se comportent comme des « endeuillés » de leur
adolescence, ou de celle qu’ils n’ont pas pu avoir, mais parce
que les modalités de fonctionnement mental des adoles-
cents – rapport au corps, rapport au temps, persistance de
136 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

la croyance dans l’omnipotence infantile – sont bien


proches de celles des patients d’aujourd’hui.
Deux périodes marquent l’évolution des idées et des
théories psychanalytiques de l’adolescence en France, une
fois passé le purgatoire initial.
Le premier temps que je qualifierai de « littéraire ou
romantique », est celui de l’odyssée adolescente, dans
laquelle l’adolescent en crise, nouveau Rimbaud, invente
son corps et son histoire face à un psychanalyste qui répond
à l’urgence identificatoire dudit adolescent, par une inten-
sité de présence dans la rencontre qui doit, disait Lebovici,
un des premiers analystes intéressé par les adolescents,
« marquer » ceux ci (quasiment « au fer rouge »), cette ren-
contre fût-elle sans lendemain.
Le deuxième temps commence dans les années 1970-
1980, il est contemporain de la création de lieux de soins
spécifiques tels que les hôpitaux de jour, et va mettre au
point une métapsychologie, des modalités d’abord et de
travail psychanalytiques spécifiques de l’adolescence. Le
courant précédent mettait l’accent sur « l’œdipe flam-
boyant » (Kestemberg) de l’adolescence, celui-ci va prendre
beaucoup plus en compte la répétition et la destructivité,
autrement dit la mise en crise des assises narcissiques, le
processus d’adolescence étant alors considéré comme un
temps central pour la subjectivation (Cahn), pour l’appro-
priation subjective du corps et de l’histoire pour le dire
autrement.
Pour ces derniers auteurs, si l’adolescent doit bien se
débrouiller avec l’actualité d’un corps sexué, dominé par les
perceptions et la sensorialité bien plus que par l’activité de
pensée et de représentation dans et par le langage, cet actuel
d’un corps sexué convoque et réactive l’archaïque, ce temps
de constitution de l’identité et d’un espace psychique auto-
nome ; c’est tout ce cheminement complexe que condense
le concept de subjectivation.
Les adolescents au présent 137

Notons au passage, qu’on a été jusqu’à envisager la


cure analytique comme un processus d’adolescence théra-
peutique (Cahn). Si ce point de vue est discutable il reste
que le monde de l’adolescence est riche d’enseignement
pour les psychanalystes, en tant que monde où la référence
à la seule symbolisation secondaire, langagière ne saurait
suffire, et oblige à d’autres propositions, d’autres stratégies,
d’autres cadres de soins. La question des médiations
s’inscrit ici.
La version romantique de la crise d’adolescence mettait
la puberté et la reviviscence de l’œdipe (la pulsion chauffée
au rouge) au centre de l’après-coup adolescent. Et en effet la
puberté réunit électivement ce précipité d’événements psy-
chiques, de situations vécues et de remaniements somatiques
qui ouvrent à une resignification nouvelle : ce qui était déjà
là ne prend sens qu’après coup, dans l’accès à la sexualité
adulte, avec le risque de débordement que l’on sait.
Pour le second courant théorique, par contre cet
après-coup adolescent ne se réduit pas à cette requalifica-
tion due à la nouvelle donne sexuelle pubertaire, il relève,
plus fondamentalement, de l’expérience du trouvé créé
Winnicottien, et de sa réactualisation, qui donne à l’adoles-
cent sa chance d’en faire le lieu de sa créativité, et le temps
conclusif d’un « devenir soi même » par où l’adolescent
trouve sa place dans la différence des sexes et des généra-
tions. Et ceci au point que le silence d’une adolescence
muette devrait, à la limite, inquiéter le clinicien !
Mais on sait que cette condensation entre une réacti-
vation œdipienne chauffée à blanc et une crise des assises
narcissiques peut aussi déclencher les déliaisons et désorga-
nisations les plus graves.
Quel que soit le courant théorique auquel on se ral-
liera, une chose est sûre : Winnicott disait à propos des
bébés « un bébé, ça n’existe pas » (sans sa mère, son regard,
son nourrissage, son portage et ses mots) ; on pourrait dire
138 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

la même chose de l’adolescent et de ses parents. Le temps


de l’adolescence – fût-elle la plus normale – est temps de
mise en crise et de réorganisation du rapport entre les géné-
rations. Si les adolescents interrogent et provoquent la
sexualité des parents, ils interrogent également la transmis-
sion entre les générations, et l’expérience clinique montre
qu’il s’agit d’un moment électif pour l’émergence, souvent
violente, des secrets de famille, et autres squelettes dans les
placards, mise en cause des dénis et clivages qui viennent
entraver cette appropriation subjective de l’histoire person-
nelle évoquée plus haut.
« Pourquoi, dira l’adolescent, serait-il interdit de
demander ? »

TEMPORALITÉ À L’ADOLESCENCE
J’en viens à la temporalité. Le thème s’est imposé à
moi dans le travail clinique avec les adolescents, à partir de
deux ordres de faits.
D’une part, le temps figé des diverses constellations
cliniques où la compulsion de répétition semble occuper
toute la scène psychique, qu’il s’agisse de comportements
addictifs, de somatisations ou d’états psychotiques. Envi-
sager le temps de l’adolescence comme temps de transmis-
sion ou de répétition entre les générations offre un éclairage
pertinent dans ces pathologies graves. Mais, d’un point de
vue plus général, cette perspective transgénérationnelle
– qui conduit également, sur le plan métapsychologique, à
un renouvellement de la réflexion sur la topique psy-
chique – est un des piliers constitutifs d’une temporalité
adolescente, puisque celle-ci est organisée par et dans la dif-
férence et l’échange entre les générations.
Dans un deuxième groupe de situations, presque à
l’opposé du précédent, j’ai été amené à réfléchir sur le rap-
port très singulier que les adolescents les plus « ordinaires »
Les adolescents au présent 139

entretiennent avec le temps. Rapport fait de mouvance,


d’investissements aussi massifs que labiles et discontinus,
marqué par la véritable affinité élective des adolescents
pour la satisfaction immédiate et sans détour du besoin
comme du désir dans le recours à l’action, rapport enfin qui
s’ancre dans l’expérience corporelle adolescente.
De quelles façons la conflictualité psychique s’engage-
t-elle et s’exprime-t-elle dans cette temporalité des adoles-
cents, situés au carrefour « entre rêve et action » (Ladame) ?
« Time is on my side », chantait Mick Jagger à la fin
des années 1960…
On pourrait dire de façon lapidaire que l’adolescence
est électivement un temps de l’acte, dont tout l’enjeu va résider
dans la possibilité que cet usage « électif » de l’actuel fasse
« après-coup » au sens métapsychologique (cf. Laplanche et
Pontalis, 1967).
Le temps psychique se confond bien souvent avec l’ac-
tuel, l’évident, et la représentation avec la chose même, ce
qui ne saurait être interrogé de front. Il semble bien, en
effet, que les adolescents mettent en pratique le proverbe
chinois placé en exergue de ce chapitre, qui pourrait servir
de slogan au privilège revendiqué pour l’expérience immé-
diate. On sait qu’il est important, quand on s’occupe d’ado-
lescents, de reconnaître toute sa densité à l’expérience
vécue, à la saveur de cette cuisine à laquelle nos abords cli-
niques et théoriques donnent quelquefois un parfum de
papier… Or il faut souligner l’existence d’une contradic-
tion potentielle entre la position analytique, qui invite
implicitement à « régresser » et à se tourner vers le passé, et
l’adolescence, engagée au contraire dans l’actuel, l’expé-
rience à vivre dans le présent, l’effectivité autoappropria-
trice de l’action. Là où le psychanalyste invite à penser,
propose le délai et les petites quantités psychiques, l’ado-
lescent qui se trouve, lui, aux prises avec une véritable
« polysensorialité corporelle traumatique » à contenir et à
140 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

métaboliser, va bien souvent se sentir en panne de repré-


sentation et en nécessité de faire feu de tout bois, c’est-à-
dire de s’exprimer en « signes » agis pour eux-mêmes, plutôt
qu’en langage symbolique et vecteur de sens pour l’autre.
Les objets mnésiques de l’adolescence seront alors plutôt de
l’ordre de la mémoire amnésique dont parle A. Green :
connotés souvent d’une qualité hallucinatoire ou de déper-
sonnalisation, à expression maximale d’un sens minimal,
mise en sens aux limites du non-sens, ils se rapprocheront
souvent davantage du signal que du signifiant.
On rappellera ici l’importance des perceptions pour
les adolescents, à travers le simple exemple du rôle conféré
au regard de l’adulte, volontiers vécu comme intrusif ou
séducteur, dès lors qu’il n’est pas un autre soi-même ; jeu
également du double, de l’alter ego que tel adolescent amè-
nera plus ou moins régulièrement avec lui jusqu’aux portes
de la séance, et que le psychanalyste aurait tort de consi-
dérer comme expression d’une résistance au transfert ou de
toute autre attaque contre le cadre ; une seconde peau,
plutôt, qui marque les limites d’un travail strictement intra-
psychique et le besoin d’une externalisation des conflits
et des angoisses dans un espace psychique élargi
(Jeammet).
Mais il est important de souligner que de telles problé-
matiques sont devenues familières pour tout analyste qui
aura eu à faire avec ces analysants adultes dont la cure
tourne aussi à l’actuel plus qu’à l’élaboration interprétative,
à la souffrance quantitative et à la déqualification du lan-
gage, renouant sans doute par là avec la catégorie freu-
dienne des névroses actuelles.
Ainsi, le psychanalyste devra tenir avec les adolescents
la position paradoxale d’être un « passeur » entre le passé de
la sexualité infantile, ce présent si intensément investi, et un
futur encore indécidable. L’occasion est propice pour la
subjectivation de son histoire par l’adolescent, alors même
Les adolescents au présent 141

que celui-ci revendique l’actualité absolue de son expé-


rience. Elle peut être propice également pour le psycha-
nalyste, car si toute situation limite de la psychanalyse est
stimulante pour la pensée en tant qu’elle nous contraint à
l’élaboration contre-transférentielle et à l’avancée concep-
tuelle, l’adolescence, loin d’être affaire de « spécialiste », est
bien l’une de celles-là. Elle nous invite à revenir, du fait des
multiples aléas possibles sur le chemin, à ce qui fait l’es-
sence même du processus analytique.

ENTRE L’ACTUEL ET L’ARCHAÏQUE


Entre l’actuel et l’archaïque, l’adolescence explore le
temps, en ayant à se débrouiller avec un présent dominé par
la perception et la sensorialité bien plus que par l’activité de
pensée et la représentation psychique (qui en seront cepen-
dant l’issue).
Lorsque la voix mue et se cherche, sautant sans crier
gare du grave à l’aigu selon la situation ou le fantasme
inconscient qui affleure, c’est le même malaise corporel, la
même persécution par le corps sexué, la même oscillation
des registres de la pensée et de l’affect entre organisation et
désorganisation qui occupent la scène. Les adolescents sont
confrontés à un corps nouveau, véritable trauma-corps
étranger interne qu’ils devront contenir. Placés au carrefour
de la resexualisation œdipienne et du narcissisme en crise,
passant sans crier gare des identifications les plus subtiles à
l’imitation la plus archaïque, frôlant à tout moment l’in-
quiétante étrangeté, ils doivent également s’affronter au
deuil et à la perte : celle de l’omnipotence infantile, comme
celle du savoir attribué jusque-là aux parents.
Les voilà contraints, sinon même sommés, par le pro-
cessus pubertaire qui les change de pied en cap, de prendre
parti, selon le mot de R. Cahn. Il leur faut renoncer à l’ab-
solu intemporel du vert paradis des amours enfantines pour
142 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

découvrir la finitude, l’autre différent et, avec celui-ci, le


dialogue amoureux.
« Le temps, c’est le non-rétractable », disait un jour ce
philosophe.
Cette découverte adolescente de la sexualité génitale
dans la rencontre de l’autre, véritable co-naissance, crée de
l’irréversible. L’autre est là, semblable mais différent, orien-
tant vers lui le désir qui était jusque-là satisfait par le même
du narcissisme phallique. Avec l’expérience corporelle ado-
lescente de la différence des sexes, le jour se lève sur une
transformation du rapport au temps.
Pris dans une double problématique temporelle,
interne et externe, en conflit avec l’actualité étrange et
inquiétante d’un corps qui le désigne, l’assaille et l’assigne à
une identité sexuelle définitive, partant à la découverte du
code, c’est-à-dire des lois du socius et des repères que celui-ci
lui offre comme garantie et comme place dans l’ordre des
générations et de la parenté, l’adolescent mettra ce temps en
acte plutôt qu’en pensée et en sens, préférant par là sa magie
avec l’illusion de contrôle omnipotent de la réalité qu’elle
permet. Il lutte ainsi contre la passivité, niant la dépendance
aux dépens de la réalité elle-même. À la limite, remarque
Cahn, l’acte, l’investissement du réel, l’agrippement addictif
aux perceptions deviennent simultanément et le moyen
d’une représentation primitive, anti-traumatique (Jeammet,
Botella), et un moyen de fuir le fantasme ; l’acte est devenu
l’externalisation ordinaire d’un scénario fantasmatique dénié
par le sujet.
J’ai décrit jusque-là, quelles qu’en soient les singula-
rités, un deuxième temps du traumatisme « bon pour la
symbolisation », après coup organisateur du diphasisme de
la sexualité humaine. Mais on sait bien que l’adolescence,
par la réactivation des angoisses les plus primitives, tou-
chant aux fondements de l’identité et non plus de la seule
identité sexuelle, peut aussi bien ouvrir aux déliaisons et
aux désorganisations les plus graves.
Les adolescents au présent 143

D’où l’importance de l’évaluation dans la rencontre


analytique à cet âge de la vie ; d’où celle de pouvoir tempo-
riser précisément ce qui, de la problématique adolescente,
fait urgence et bien souvent enjeu vital.

LE PSYCHANALYSTE TEL UN PÊCHEUR À LA LIGNE


Est-ce l’effet du caractère déroutant, profondément
« insaisissable » de cette période de turbulence ? Devant le
kaléidoscope que nous donnent à voir, avec quelle indiffé-
rence affectée, les adolescents, la difficulté à établir des
repères suffisamment consistants a été soulignée par les psy-
chanalystes soucieux de dégager une sorte d’« unité spéci-
fique » qui pourrait rendre compte de la diversité des
expressions et symptômes manifestes.
Une fois acquis que les adolescents sont tous
« dingues » (selon le mot de V. Smirnof) ou qu’ils donnent
aisément le tournis, il nous faut admettre que la variabilité,
voire la versatilité symptomatique, est inhérente à la struc-
ture même de l’adolescence. L’adolescence est chaos, émul-
sion, indécidable et diversité des possibles, et cela jusqu’au
vertige pour les adultes certes, mais d’abord pour les adoles-
cents eux-mêmes. Il n’est pas mauvais, de ce fait, qu’ils ren-
contrent sur leur route un « pêcheur à la ligne » attentif à
leur désarroi et capable de donner du temps au temps.
Encore faudra-t-il que celui-ci, allant au-delà de cette ver-
satilité, s’interroge sur la qualité de l’équilibre narcissico-
objectal et du fonctionnement différencié des instances
psychiques, éléments déterminants quant à l’engagement
dans l’une des deux voies qui se présentent à l’adolescence :
– soit l’attrait, la possibilité, le plaisir – ou même la néces-
sité – de vivre au présent toute expérience, quelle qu’en soit
la complexité. L’adolescent entre alors dans une expérience
à valeur initiatique, du moins tant qu’elle reste balisée par
la culture et le Surmoi ;
144 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

– soit, à l’opposé, le refus massif de l’objet et de ce qu’il


implique : l’adolescent est alors contraint au déni, à la
haine, au narcissisme négatif, à la déliaison, à l’évacuation
de la psyché ou même à l’« excorporation » du corps. C’est
que, si elle donne sens à ce que l’adolescent entend tout
d’abord vivre au sens plein du terme, c’est-à-dire éprouver,
expérimenter et agir par lui-même, la psyché oblige surtout
à connaître la souffrance de penser, la finitude et le futur
qui définissent l’âge d’homme.
La première solution caractérise le fonctionnement
mental le plus coutumier pour les adolescents. Les percep-
tions, l’expérience vécue au présent ont leur pleine fonction
psychique : elles relayent une symbolisation et une activité
de représentation pulsionnelle en difficulté. L’engagement
sensoriel, perceptif et moteur que permet l’actuel assure
une fonction de figurabilité qui est anti-traumatique et pré-
représentative, à l’instar de certains jeux présymboliques de
l’enfant. La mise en scène par l’acte est souvent indispen-
sable au rétablissement de la liaison psychique, face aux
« déliaisons dangereuses » (Cahn, 1991) de cet âge.
La deuxième solution est à la base de toutes les rup-
tures, qu’on les envisage comme des ruptures du dévelop-
pement liées à la problématique œdipienne ravivée, ou
comme des crises subjectives, des temps de perte et d’avè-
nement du sujet. Ces deux axes interprétatifs – l’Œdipe et
le narcissisme – font encore débat entre psychanalystes
français et anglais, entre les tenants du développement
centré sur l’Œdipe, et les partisans d’une vision plus com-
plexe, dans laquelle la reviviscence après coup des premières
expériences vécues prend toute son ampleur.

TEMPORALITÉ EN PSYCHANALYSE
« On naît tous avec une histoire qui nous préexiste.
À l’adolescence, on invente son corps pour échapper à son
destin », me disait un jour un jeune adolescent.
Les adolescents au présent 145

J’avais été frappé par la profondeur de cette remarque,


que je tenterai à présent de décondenser à partir des quatre
points suivants.
Comme on a pu le remarquer, je préfère parler de
temporalité à l’adolescence plutôt que de temps, afin de
bien mettre l’accent sur un temps pensé comme processus,
un temps se faisant dans la durée, comme l’écrit E. Lévinas,
un temps qui est expérience du mouvement et de la
réponse. La mort, qu’est-ce d’autre que l’immobile et la
non-réponse ? Il est aisé de transposer cette conception au
fonctionnement psychique. En régime névrotique, la tem-
poralité est faite de réinscriptions psychiques incessantes
dans le dialogue à l’autre, alors que, dans le registre le plus
pathologique, les dénis d’existence ou de signification vont
en altérer les deux organisateurs centraux : la différence des
sexes et celle des générations.
Si le temps n’est pas un concept métapsychologique à
proprement parler, la cure analytique est singulièrement
une machine à remonter/explorer le temps, que ce soit sous
la forme de la remémoration – ce « miroir aux alouettes de
la psychanalyse » (Green) à la fois leurre et preuve – ou de
l’actualisation de la relation d’objet dans l’ici-et-maintenant
des séances.
Le temps en psychanalyse, ni temps linéaire des hor-
loges, ni temps biologique – que cependant la pulsion repré-
sente pour l’appareil psychique –, est celui d’une histoire
subjective faite de réécritures à des époques différentes, avec
des matériaux différents qui allient conjoncture et structure
selon les variations du fantasme singulier et la constance des
schèmes organisateurs originaires. Le passé tire de ces réécri-
tures toute son épaisseur et son feuilleté. Entre l’intempora-
lité des processus primaires et de l’inconscient, d’une part, et
la temporalité des processus secondaires, du système percep-
tion-conscience et du Moi, d’autre part, cette machine à
explorer le temps opère selon une causalité non linéaire sin-
gulière et complexe, dont l’après-coup est le modèle princeps.
146 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

UN TEMPS DE LA SUBJECTIVATION
Le concept d’après-coup reste notre fil rouge pour
penser le temps en psychanalyse. J. Laplanche et J.-B. Pon-
talis l’ont souligné dans leur Vocabulaire : la puberté (nous
dirions aujourd’hui : les processus d’adolescence) réunit
électivement ce « précipité » d’événements psychiques – au
point d’ailleurs que R. Cahn a proposé, comme je l’ai dit
plus haut, de considérer la dynamique de la cure dans son
ensemble comme « processus d’adolescence » –, précipité
ou condensé de situations vécues et de remaniements orga-
niques qui vont permettre au sujet d’accéder à un nouveau
type de significations. Ce qui était déjà là auparavant ne
l’était pas encore ; la signification nouvelle qui surgit donne
sens après coup à ce déjà-là et, de ce fait, le transforme.
Mais l’« après-coup adolescent » ne se réduit pas à
cette resignification, jusque-là inouïe, due à la nouvelle
donne sexuelle pubertaire. La subjectivation – avec ses ava-
tars (Gutton, Baranes, 1991) – est devenue un concept cen-
tral de la réflexion analytique française au cours des
dernières années, et les psychanalystes se préoccupent au
moins autant aujourd’hui des conditions et des limites de la
symbolisation que de la signification sexuelle infantile des
symptômes…
Dans ce vertex théorique, l’après-coup adolescent n’est
plus pensé comme concernant le seul diphasisme temporel
de la sexualité. Il relève plus fondamentalement de l’expé-
rience du trouvé-créé winnicottien – l’environnement
répond si adéquatement au sujet qu’il lui paraît créé par
lui –, que celle-ci advienne dans l’expérience analytique ou
dans la vie quotidienne quand l’adolescent a la chance et les
moyens psychiques d’en faire le lieu de sa créativité et de
son expérience transitionnelle : c’est dans cette articulation
entre l’advenir-à-l’être et les multiples déclinaisons du
registre du désir que va se rejouer la nouvelle donne tempo-
relle de l’adolescence.
Les adolescents au présent 147

Nous arrivons au troisième point : le temps de l’ado-


lescence la plus normale est temps de mise en crise et de
réorganisation de la temporalité qui relèvent d’une triple
logique : celle des transformations corporelles, celle du
fonctionnement psychique et celle des rapports avec l’envi-
ronnement et le socius. Dans cette dernière logique, la tem-
poralité adolescente passe par une mise en question du
rapport entre les générations.
Mais de même qu’elle interroge et provoque la sexua-
lité des parents, l’adolescence peut être le temps d’une
interrogation transgénérationnelle sur l’emprise véhiculée
par les secrets de famille ou les autres mécanismes psy-
chiques de dénis ou clivages. L’expérience clinique montre
qu’elle est un moment électif pour l’émergence souvent vio-
lente de ce qui, demeurant hors refoulement et d’autant
plus actif entre les psychés, venait entraver cette appropria-
tion subjective de l’histoire personnelle évoquée plus haut.
Pour reprendre la théorisation du temps proposée par
M. Fain, si l’inconscient est normalement temporalisé par
la génitalité et la possibilité de mise en latence, le dipha-
sisme « névrotique » est, dans ces constellations cliniques
sévères, remplacé par une évolution monophasique tout
entière sous le régime de l’excitation traumatique et du
déni, entravant de ce fait toute possibilité de constituer un
scénario de scène primitive et de fantasmer l’originaire.

ENTRE L’URGENCE ET L’AVENIR


Enfin, dernier point, cette temporalité singulière de
l’adolescence devra être prise en compte dans toute sa spé-
cificité par le psychanalyste lors de sa rencontre avec l’ado-
lescent, sauf à s’exposer à bien des déconvenues. Elle rend
nécessaire un aménagement du cadre et oblige à une com-
plexité très singulière de la tactique interprétative, constam-
ment partagée entre l’urgence – à entendre ici sur le strict
148 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

plan de l’urgence des « besoins » de la psyché – et le long


terme. Déjà, en 1958, Kurt Eissler écrivait qu’il fallait uti-
liser avec les adolescents « à la fois » la technique classique,
la technique pour délinquants, les techniques pour schizo-
phrènes et les techniques inductrices de conflits entre le
Moi et les fantasmes pervers. Autant dire qu’une vie n’y suf-
firait qu’avec peine !…
Mais, au-delà de recommandations de pure tech-
nique, c’était déjà porter l’accent sur cette diversité des pro-
blématiques si particulière à l’adolescence, que nous
connaissons mieux aujourd’hui. Avec les adolescents, force
sera de trouver le mot juste, la réponse à côté suffisante
pour permettre le délai, le différé, ce détour par le temps
auquel les adolescents, aux prises avec un corps génital
– véritable « boulet rouge » dans son exigence de satisfac-
tions immédiates –, consentent si difficilement. D’où plus
d’un malentendu, sinon plus d’une rupture de l’analyse par
exemple, dans lesquelles aura pesé la méconnaissance par
l’analyste de cette valeur indispensable de l’agir.
Pour que la crise soit féconde, il aura fallu que le psy-
chanalyste ait pu tolérer sans séduire, contenir et néan-
moins soutenir l’interdit et les limites, maintenir les règles
du jeu nécessaires au développement d’un processus analy-
tique consistant. Savoir tenir sur l’essentiel n’est pas du plus
simple, à constater la vigueur des débats entre courants et
écoles analytiques sur le cadre formel le plus convenable
dans l’abord psychanalytique des adolescents. On connaît
les discussions répétées entre tenants (anglo-saxons, en par-
ticulier) du cadre le plus orthodoxe d’une cure à quatre
séances par semaine et les défenseurs d’une position plus
ouverte, qui, sans rien lâcher sur le fond, accompagnerait
au pas à pas le rythme propre de l’adolescent en crise grave.
Les adolescents, dit-on volontiers, font vieillir leurs parents
en bousculant leurs certitudes ; ils peuvent leur donner
ainsi l’occasion de devenir de meilleurs parents : à la fois
Les adolescents au présent 149

suffisamment bons et « suffisamment mauvais », à la façon


dont J.-L. Donnet définit le Surmoi… Ce sera le cas aussi
pour le psychanalyste, invité à redéfinir ce qu’il considère
comme essentiel au processus analytique, par delà ces varia-
tions obligées de la technique.

POUR CONCLURE
Importance du déni et du clivage psychique, tentation
par l’acte et l’omnipotence au détriment de la pensée, et de
la tolérance au manque ou au deuil : nous tenons là des
paramètres « caractéristiques » de la problématique tempo-
relle à l’adolescence, comme du processus analytique à cet
âge de la vie. Au point d’amener l’analyste à devenir soup-
çonneux et à se demander s’il n’est pas en train de « se faire
rouler » (Ladame, 1992) quand « ça roule » trop bien, c’est-
à-dire quand les choses vont dans la cure en plein régime
névrotique, en passant sous silence la dimension trauma-
tique inhérente à toute adolescence.
Ainsi, pour que la rencontre entre les adolescents et la
psychanalyse ait quelque chance d’advenir, le psychanalyste
aura dû reconnaître et accepter les singularités de la tempo-
ralité adolescente. La rencontre analytique deviendra alors
éminemment féconde, elle sera l’occasion d’une relance
inespérée des premiers échecs de la subjectivation, remise
en chantier qui donne toute sa place à ce nouvel objet de
rencontre que représente l’analyste, tant est grande, à l’ado-
lescence, l’importance de l’autre dans la découverte et l’as-
somption de soi.

EN FORME DE POST SCRIPTUM


Fragment d’une analyse d’hystérie : Dora « la suço-
teuse », cette jeune fille douée à l’intelligence précoce,
atteinte de toux et d’enrouement, va rencontrer une première
150 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

fois le professeur à l’âge de 16 ans, au début de l’été. Le trai-


tement psychique proposé ne s’engagera que deux ans plus
tard, sur la pression de ses parents inquiets devant la dépres-
sion de Dora, ses troubles du caractère ainsi que ses ten-
dances suicidaires, et cela malgré la résistance que la jeune
fille oppose à se faire soigner par Freud.
À une relecture centrée sur la problématique adoles-
cente de ce texte canonique passionnant, on ne peut qu’être
frappé par le « climat » intense de sensualité qui entoure
Dora, dont la sexualité post-pubertaire paraît comme
chauffée au rouge, entre la gouvernante, les relations entre
Mme K. et son père, elle et Mme K., M. K. enfin. En contre-
point, le silence ou la défaillance du pare-excitation et de la
position contre-œdipienne maternelle en sont d’autant plus
marquants.
La quête identificatoire de l’adolescente transparaît
aisément dans le récit de Freud. Lacan y a montré la succes-
sion de renversements dialectiques, à travers la subtile cir-
culation de cadeaux précieux, par exemple. Mais si le
kaléidoscope identificatoire, la présence du corps saturent
le récit, la « traque » freudienne n’est pas moins intéressante
à relever, véritable investigation-inquisition active et forcé-
ment excitante, même si Freud dénie tranquillement la pas-
sion qui anime son enquête au profit de la « froide
analyse » : le psychanalyste, rappelle-t-il, est comme un
gynécologue, il lui faut appeler un chat un chat, la théorie
venant tempérer et élaborer pour Freud le mystère excitant
à lever – au-delà de la démonstration à faire en faveur de
l’interprétation des rêves.
Sans revenir sur l’homosexualité « ratée » par Freud,
on parlerait, de nos jours, d’une communauté du déni
défensive par l’utilisation de l’infantile contre l’actuel,
M. K. (et Freud lui-même) apparaissant régulièrement,
sans être nommés pour autant, derrière le père de Dora.
Paradoxes de l’adolescence : Freud, en même temps qu’il
Les adolescents au présent 151

apporte ce remarquable plaidoyer pour l’analyse, va ainsi


éviter l’analyse du transfert en allant chercher le père de
Dora, au lieu d’aborder la scène pubertaire actuelle vécue
dans la passion avec M. K. Si le désir infantile est bien la
puissance formatrice du rêve, si l’Œdipe infantile est bien
présent, la référence au père de Dora protège cette dernière
de son désir actuel, c’est-à-dire du plein effet après coup de
ce même Œdipe…
Et si Dora avait, en fuyant l’analyse avec Freud, mis en
acte la rupture de transfert si cruciale pour les auteurs
anglo-saxons ? Mais c’est là relancer la discussion, jamais
achevée, des facteurs actuels et des « ratés » antérieurs, œdi-
piens ou archaïques dans le trouble adolescent. Temporalité
à l’adolescence…
6

Mémoires transgénérationnelles :
le paradigme adolescent

TROIS ILLUSTRATIONS CLINIQUES


Je développerai mon propos sur le transgénérationnel à
partir de trois situations cliniques, de qualité bien différentes
quant au statut de la temporalité entre les générations.

Gabriel
G. – « J’ai fait presque 25 km avec mon fils sur les
épaules, hier. Une ballade dans Paris, tous les deux. Paris
c’est mes racines, maintenant que j’ai quitté Israël et que je
voyage dans le monde entier pour mon boulot. À mon
retour de Montréal, j’ai été au cinéma, j’ai vu Aprile de
Nani Moretti.
« Moretti, c’est beaucoup mieux que Woody Allen.
Les deux sont aussi narcissiques l’un que l’autre, mais
Moretti… ah la scène du scooter dans Rome, et celle de la
partie de water-polo dans Palomba Rossa ! Comment dire ?
C’est plus frais, plus enfant, plus tourné vers la vie.
154 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

« C’est vrai que l’Américain parle plus de sa famille, de


ses parents dans ses films… C’est peut-être là leur différence ?
C’est comme si Allen devait porter toute la souffrance du
monde, non seulement sa névrose bien sûr, mais aussi celle
des générations précédentes. Je ne supporte plus d’aller voir
ses films, il a trop de complaisance à fouiller ses entrailles. »
(Un silence.)
« Mon père m’a téléphoné hier, il doit partir à la
retraite bientôt, et c’est une véritable débâcle de souffrances
et de lamentations. La sinistrose. Cette fois-ci, je ne me suis
pas laissé faire. Je l’ai vertement renvoyé à sa plainte ; là, je
ne l’ai pas raté, je vous assure…
« Je comprends pourquoi j’ai quitté si tôt mes parents,
à 18 ans, sans retour ; c’était un duo de lamentations per-
manent, ces deux-là ; comme une seule voix… Et pourtant
je suis redevable à mon père de son opiniâtreté, de son
acharnement au travail. Ma mère est née en Israël, elle est
Sabra. Lui est né en Pologne, à B. ; ses parents sont venus
en Israël parmi les premiers pionniers, avant l’Holocauste,
par croyance, enfin, disons : par idéologie. Des pionniers
quoi, mais incroyants.
« Mon père a toujours été très critique vis-à-vis d’Is-
raël, il a entraîné ma mère avec lui. Pas par politique, même
pas, non ; il est négatif et critique vis-à-vis de tout, de tout
savoir, de toute croyance. Personne ni rien ne trouvent
grâce à ses yeux. Et çà, c’est dur à vivre au quotidien, ce
décapage-là…
« C’est étrange quand même d’être aussi accroché au
malheur… Enfin, oui, il y avait eu cette histoire, qu’on m’a
racontée un jour : paraît-il que son père avait épousé ma
grand-mère pour sa fortune, pas par amour. Une des plus
riches familles de B., paraît-il. Il est reparti un jour, après
leur installation en Israël, et n’a plus donné de ses nouvelles
depuis. »
J. J. B. – « Alors au fond, votre père, c’est ce procès-là,
celui de son propre père qu’il vous a transmis ?… Procès, ou
quête d’amour constamment déçue ? »
Mémoires transgénérationnelles : le paradigme adolescent 155

Nous sommes là devant de la transmission intergéné-


rationnelle aisément symbolisable, l’analyste n’a qu’un mot
à dire pour que G. poursuive sa route. À travers sa rupture
avec sa famille, son exil volontaire, son orientation profes-
sionnelle si opposée à l’humanisme de son père – les choix
professionnels qu’il a faits le conduisent aujourd’hui, après
une révolte adolescente disons de bon aloi, vers des hautes
technologies assez hermétiques aux non-spécialistes –, G. a
pu, par le biais d’un travail identificatoire singulier, faire
quelque chose de ce qui lui a été transmis, le symboliser
pour son propre compte et s’approprier subjectivement ce
qui était mémoire collective.
Tous n’ont pas cette chance, ni ces possibilités de sym-
bolisation.
Avançons une métaphore : celle d’une soirée de fête
familiale, anniversaire, mariage ou autre. Une salle a été
louée pour la circonstance, il y a un buffet, l’orchestre joue,
on danse. Pour accueillir les invités et garder la porte vis-à-
vis des intrusions gênantes, un huissier a été posté à l’entrée
de la salle, avec pour mission de ne laisser entrer que les per-
sonnes munies d’un emblème ou de tout autre signe de
reconnaissance « syntone au Moi ». Certains invités ont des
drôles de têtes mais, enfin, ils appartiennent quand même
à la famille, on ne les refoulera pas. D’autres viennent
déguisés, ce sont les symptômes, et pour la plupart, en
payant tribut d’entrée, ils réussiront à franchir le barrage,
immobilisant au besoin pendant un temps plus ou moins
long l’huissier et une partie des invités venus en renfort.
Mais voilà que surgit un peu plus tard la branche honnie de
la famille, celle par laquelle le malheur et la honte arrivent,
les cousins ou oncles fraudeurs, ruinés, incestueux, ceux à
qui l’on avait très délibérément caché la soirée et qui vien-
nent quand même ! À ceux-là nul accès à la fête n’est pen-
sable ; mieux encore, on restera sourd à leurs appels, à leurs
cris, même aux jets de pierre dans les fenêtres auxquels ils
156 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

vont se livrer depuis la rue. Ils n’existent littéralement pas.


On sera prêt au besoin, pour assurer une étanchéité qu’on
voudrait à toute épreuve, à pousser les meubles devant les
fenêtres, et même à ouvrir une cloison mobile, quitte à ce
qu’elle rétrécisse la pièce et la sépare en deux parties,
pourvu qu’elles puissent s’ignorer l’une l’autre. La fête
continuera, dans cet organisation topique particulière, en
dépit – ou, plutôt, en déni – des perturbateurs – visiteurs –
fantômes indésirables du Moi.
On aura reconnu dans cette métaphore, déjà citée par
Freud à propos du refoulement 1 mais développée ici, l’op-
position entre le refoulement et ses compromis d’un côté,
et le déni – avec son corollaire habituel, le clivage du Moi –
et la dualité aconflictuelle qui en résulte. Dans ce dernier
cas, lorsque ce qui vient du dehors est intolérable, la rela-
tion dedans/dehors est en crise et avec elle ce qui deviendra
dans la théorie freudienne les pathologies du Moi (patho-
logies du contenant et non plus des contenus fantasma-
tiques pathogènes), que Freud va mettre au centre de sa
réflexion métapsychologique à partir de 1920 2.

Mathieu
Je résumerai ici en une seule phrase, assez vertigineuse,
l’histoire de Mathieu :
« Ce à quoi il ne doit pas penser, même s’il n’y pense
pas, c’est constamment à ça que je pense qu’il pense », me
dit un jour la mère de cet adolescent aux rituels de lavages
nocturnes incoercibles. Ceux-ci se déroulaient en effet dans
la salle de bains où, bien des années auparavant, avait eu
lieu un crime passionnel particulièrement atroce. Contre

1. S. Freud (1922), « Résistance et refoulement », dans Introduction à la


psychanalyse, Paris, PB Payot, 1961.
2. Le modèle du fonctionnement psychique dit de « la double limite »
d’A. Green décrit bien ces enjeux.
Mémoires transgénérationnelles : le paradigme adolescent 157

toute évidence, un silence opaque en avait soigneusement


dissimulé circonstances et conséquences jusqu’à ce que les
symptômes obsessionnels d’un des enfants entraînent le
retour de l’intolérable : dès lors, chaque action insolite,
sinon chaque pensée de Mathieu, était interprétée par sa
mère comme réactivation de la scène traumatique déniée.
La lutte pour l’appropriation subjectivante de l’histoire à
laquelle procède tout adolescent était bien compromise par
une telle prédiction parentale en forme – violente – d’in-
terdit de penser. »
L’histoire de Mathieu était exemplaire à cet égard de
ce que divers auteurs (H. Faimberg, R. Cahn notamment)
ont qualifié de télescopage des générations ou d’identifica-
tion aliénante.
Je ne reprendrai pas ici l’abondant matériel clinique
déjà publié dans deux ouvrages collectifs Le négatif et La
question psychotique à l’adolescence, pour son caractère assez
exemplaire des questions auxquelles confrontent les décom-
pensations sévères de l’adolescence. Elles obligent bien sou-
vent l’analyste qui s’y engage à rencontrer la famille et ses
diverses distorsions plus ou moins pathogènes.
Ainsi se constitua, au cours d’un travail d’une ving-
taine d’années avec des adolescents pris en charge dans un
hôpital de jour parisien 3, un « album de famille » assez par-
ticulier, des plus nourris en secrets de famille inavouables
et en situations complexes tout aussi inassimilables pour la
psyché, cela au point de me trouver un temps « pris » par
le transgénérationnel, cette thématique ayant d’ailleurs pu
apparaître dans certains travaux français comme une véri-
table idée fixe confinant à la « folie du sens ». Ce n’est
qu’au fil des ans que le travail simultané de théorisation et
d’auto-analyse m’a permis de mieux dégager, et de cerner
les enjeux théorico-cliniques tout à fait fondamentaux qui

3. L’hôpital de jour du centre Étienne-Marcel, Paris.


158 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

s’y engageaient, et que je développerai plus loin. Mais je


tenterai de montrer auparavant comment la question
surgit dans la pratique analytique la plus quotidienne.

Léa
J’en viens à Léa, une adolescente de 23 ans, dont la
première rencontre résume ces enjeux, décisifs pour l’inter-
prétation. En voici le récit détaillé. Léa est une grande et
belle jeune fille un peu forte, qui avait annulé un premier
rendez-vous, et dont la mère m’avait dit au téléphone,
lorsque j’avais proposé un nouvel horaire un peu matinal :
« C’est vraiment pas ses heures… »
Elle arrive aujourd’hui avec plus de vingt-cinq
minutes de retard, et je la garderai néanmoins, on verra
pourquoi, près d’une heure. Elle s’assoit, plutôt trop à l’aise,
mais sans rien de dissonant dans son rapport à la situation.
Mon travail visera très vite à faire surgir du conflit, de l’in-
confort et des pistes d’élaboration là où je pressens négati-
vité et destructivité dépressives.
Ses premiers mots sont éloquents.
« J’arrive tout le temps en retard partout, de toute
façon… C’est parce que je ne peux pas partir. Tout ce que
je fais n’est jamais assez bien, jamais assez fini, alors je ne
peux pas partir ; même aux examens, dans mes études c’est
comme ça. »
Je note l’offrande transférentielle d’insight, et le maté-
riel qui concerne soit un perfectionnisme, soit une diffi-
culté à la séparation-individuation. Les fils narcissiques et
objectaux sont donc déjà là, entrelacés. Il va s’agir de les
démêler et de reconnaître leur poids respectif.
Elle poursuit : « Mais je me dis que de toute façon
tout ça n’a pas beaucoup d’importance. » Devant cette
manifestation masochique agressive – ou de narcissisme
négatif –, j’interviens « à chaud » :
J. J. B. – « Comme ça, au moins, tout revient au
même, c’est remis à zéro. Pourtant, c’est pas vraiment ça
Mémoires transgénérationnelles : le paradigme adolescent 159

puisque vous semblez souffrir de vos retards… » (Un temps.)


« Vous faites quelles études ? »
Léa – « Licence d’histoire. Mais j’ai redoublé. »
(Le thème de la nullité et de l’échec va s’avérer inépuisable.)
J. J. B. – « Pourquoi celles-là précisément ? »
Léa – « J’aimais beaucoup lire, j’étais toujours avec un
livre à la main. »
Je note l’emploi du passé. Léa se vit, comme la suite le
montrera, dans un temps fini, passé, interrompu par
l’« explosion » dont elle va me faire le récit. Mais, aupara-
vant, elle me parlera de sa situation thérapeutique de la
façon suivante :
L. – « Je voyais déjà quelqu’un depuis pas longtemps,
six mois, mais j’arrivais toujours très très en retard, cinq
minutes avant la fin, et puis je pensais qu’elle ne me com-
prendrait pas. »
Et comme elle ajoute qu’elle m’a choisi sur la liste
parce que j’étais installé plus près de chez elle, je souligne
les deux niveaux logiques de sa réponse.
Sur ma demande, elle tente donc d’aller plus loin. Elle
avait vu le D’X… Il ne pouvait pas la caser dans son emploi
du temps, et l’avait envoyée à Mme M… Et aussitôt, Léa
m’apporte un insight :
« Je me suis aperçue récemment que je ne lui disais
rien de mes vrais problèmes, les études ou les problèmes ali-
mentaires, et que je ne lui parlais que de mes histoires avec
les garçons que je fréquentais. Du bruit, quoi. »
L’« explosion » (c’est le mot qu’elle emploie) survient
donc il y a quatre ans.
« Mes parents avaient toujours beaucoup investi sur
moi, parce qu’on est quatre. J’ai une sœur plus âgée, qui
jouait du violoncelle, mais elle n’était pas douée… »
Vient alors le tableau d’une enfant hyperdouée, à la
réussite surinvestie par ses parents, flûte traversière, scolarité,
toujours le nez dans ses études, jour et nuit, cela jusqu’en
160 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

classe préparatoire aux grandes écoles. Alors survient un pre-


mier échec, le redoublement, mais « ça avait déjà commencé
l’année précédente : je ne savais pas pourquoi j’étais là… J’ai
TOUT fait. Pour mes parents, ça a été terrible. J’ai quitté la
maison, je dormais n’importe où, avec n’importe qui. J’ai
arrêté mes études, il y avait des conflits terribles avec mes
parents, j’étais paumée, complètement ».
Je pense, en écoutant le récit de Léa, qu’elle a eu de la
chance de s’en tirer, et d’être encore en vie, avec cet achar-
nement à s’autodétruire. Je me dis également qu’elle parle
de cette période dans un après-coup, ce qui est de bon
augure pour le travail envisagé aujourd’hui.
Revenons à son récit. Elle rencontre le Pr S… et se fait
hospitaliser deux semaines, sur sa demande, « pour faire
l’expérience », dit-elle. Elle était très déprimée. Après c’était
des cycles, elle était tantôt « très excitée, faisant n’importe
quoi, les garçons, hypersexe », tantôt « complètement
régressée, une petite fille de 4 ans, complètement
angoissée », « je ne pouvais pas sortir sans ma mère ».
J’interviens à nouveau pour pointer le changement de
registre interprétatif depuis qu’elle m’a parlé de l’hospitali-
sation et des médecins : avant, elle me parlait de sa conflic-
tualité psychique ; à présent, elle décrit des comportements.
Cela, pour la « maintenir » dans un échange intersubjectif
ou psychique.
J’en profite pour continuer et souligner que les pro-
blèmes avec ses parents dont elle m’a parlé sont d’abord ses
problèmes internes.
Cette intervention l’intéresse beaucoup, et elle me
confirme qu’elle avait pensé ça, voilà peu, ce qui va ouvrir
sur le thème transgénérationnel.
Je l’interroge : « Est-ce que vous avez pu comprendre
pourquoi vos parents vous avaient idéalisée comme ça ? »
Léa – « Je ne me suis jamais posé la question comme
ça. Ils sont toujours assoiffés de culture. Il faut qu’ils sachent
tout sur tout, ma mère surtout. Elle est avocate mais elle est
Mémoires transgénérationnelles : le paradigme adolescent 161

“dingue de psy”, elle fait une thèse à la fac. Mon père est
dans l’industrie, elle est très fière quand il sait. (Léa me
raconte une anecdote qui illustre ça.) C’est maladif : mes
parents, ils ne sont pas très ronds ! Mon père, c’est l’an-
goisse pour tout. Ma mère, elle est perfectionniste. »
J. J. B. – « C’est intéressant, cette “compulsion à
savoir” ? Des fois, c’est par rapport à des choses qu’on n’a
pas le droit de savoir, ou qu’on ne peut pas ou qu’on n’a pas
pu savoir. » (Je pense, le nom de famille de Léa aidant, à l’Ho-
locauste.)
Mon intervention est sans doute trop directe, car Léa
quitte ce registre pour revenir à ce qu’elle appelle l’hystérie
familiale – ce qui ne m’intéresse pas du tout.
Je pointe qu’elle refait peut être ici ce qu’elle a fait avec
sa thérapeute en lui parlant du « bruit », pour esquiver
quelque chose de plus profond et difficile ?
Léa – « C’est pourtant pas des intellos. Un de mes
copains qui avait fait les grandes écoles était complètement
surpris de ça en venant à la maison. »
Tout en notant que la famille est de prédominance
maternelle, je relance :
J. J. B. – « Vous vous faites quelle idée de l’origine de
ça ? »
Léa – « Ma grand-mère était journaliste en Bulgarie, et
depuis elle n’est plus rien. »
J. J. B. – (Mon étonnement.) « Plus rien ? »
Léa – « Oui, elle ne fait rien. Mais c’est curieux qu’elle
ait été journaliste, parce qu’elle n’est pas intelligente… je
veux dire qu’elle ne pense pas. » (L’énigme, encore…)
J. J. B. – « En somme, pour vous, ne rien faire c’est
n’être rien ? » Léa me jette un regard brillant, et lance :
« OUI, c’est toujours ça dans la famille. Ma sœur, qui est
ingénieur, m’a redit ça récemment, devant plein de gens. La
honte. Je ne suis rien depuis que je ne réussis plus. »
J. J. B. – « Et les autres grands-parents ? »
162 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

Léa – « Il y avait mon grand-père maternel, il est mort


il y a cinq ans. (Je relève la corrélation temporelle.) Non, ça
n’a rien à voir. Je l’aimais beaucoup. Il avait de l’allure, il
était calme, silencieux. Il était tailleur. »
J. J. B. – « Oui, il ne vous demandait rien, lui ! »
Léa – « Oui, c’était mon refuge quand j’étais petite.
Du côté paternel, pas grand-chose, la… (elle hésite sur le
mot) la confection. »
Je propose qu’on se revoie, et Léa me demande :
« Est-ce que vous êtes conventionné ? Sinon ça va
poser un problème… »
J’ai rapporté ce premier entretien, certes pour son
caractère assez exemplaire d’un certain nombre des ques-
tions que les décompensations sévères de l’adolescence
posent à la psychanalyse, tant en ce qui concerne le
« cadre » analytique que le maniement du transfert et du
contre-transfert, mais surtout pour interroger les partis
interprétatifs qui furent les miens dans cette première ren-
contre. On aura constaté que la sollicitation contretransfé-
rentielle intense dont témoignent mon activité
interprétative et mes diverses interventions portait en
germe mon inquiétude pour Léa, tant sur le plan de ses
capacités d’autodestruction que sur la prégnance des iden-
tifications aliénantes et de l’utilisation narcissique réci-
proque à l’œuvre dans cette famille.
Léa était alors une adolescente qu’on pourrait dire très
« malade », presque dépersonnalisée lors de certaines
séances, prise entre son apragmatique dépressif, qui la fai-
sait rester au lit presque toute la journée, et une nécessité
obsessionnelle de suivre un cursus universitaire insensé,
dénarcissisant et angoissant. Léa semblait mise en danger
par le caractère excitant de l’objet : ainsi dans cette séance,
faisant immédiatement suite au projet qu’elle vienne deux
fois par semaine, où elle me fit le récit d’une rencontre avec
un homme âgé qui l’avait entraînée dans un état quasi
Mémoires transgénérationnelles : le paradigme adolescent 163

hypnotique à (re)fumer toute une soirée. J’ai le souvenir


de séances « fortes », dans lesquelles j’allais chercher – non
sans avoir le sentiment de lui faire violence quelquefois –
les contradictions de Léa qui passait du gel aux pleurs, en
ayant le sentiment que la souffrance dépressive valait
mieux pour elle que le désinvestissement et la tentation de
l’inerte.
Mais le pari proposé à Léa – celui de considérer ses
conflits avec ses parents, d’abord, comme conflictualité
interne – était probablement trop difficile à tenir, et il se
trouva d’ailleurs démenti d’emblée par la présence intrusive
des parents dans la réalité à travers la « condition suspen-
sive » posée par eux d’entrée de jeu – le remboursement de
la prise en charge par la Sécurité sociale. Pour moi, dans le
contexte familial précis d’un milieu fort aisé matérielle-
ment, il s’agissait d’un discrédit – mise à l’écart, institution-
nalisation de la « pathologie » et de l’anormalité de leur
fille – et non pas d’une forme de triangulation ou de répa-
ration par le socius, comme cela peut se rencontrer. Et
devant la violence du conflit qui surgit dans la réalité à ce
propos, mettant sérieusement en question la possibilité de
poursuivre le travail engagé avec moi, seul le souvenir de ces
situations dans lesquelles on ne peut qu’accroître la glu
dans laquelle on est pris, et des échecs thérapeutiques vécus
au centre de jour avec des familles à symptômes psycho-
tiques et à défenses « perverses », me permit de me dégager
un peu. Je pensais à ces états d’aliénation marqués par un
interdit : de penser, ou de faire, proféré par un parent et
dont l’expression passait ici par cette « prescription » paren-
tale d’une psychothérapie remboursée par la Sécurité
sociale – et la mutuelle du père de Léa – au nom d’une
autonomie fallace. En effet, Léa m’avait expliqué que sa
mère lui avait dit : « Maintenant c’est à toi de te prendre en
charge. » Il était normal, à ce titre, qu’elle ne coûte plus rien
à ses parents à qui, d’ailleurs, elle en avait tellement fait
164 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

« baver » sur le plan financier. Logique du chaudron, à


laquelle on peut encore ajouter la menace de retaliation.
« Mon père – qui vient d’offrir une voiture de grande
valeur à ma sœur qui est ingénieur et n’en a pas besoin – n’a
que l’argent qu’il dépense à la bouche et il ne me donnerait
plus rien si je lui coûtais autant d’argent. »
L’argument m’était apparu clairement dans cette
séance comme l’expression d’un écartèlement de la psyché
de Léa entre tous les discours qui la traversaient, l’amenant
à soutenir dans une même phrase les opinions les plus
opposées.
On voit donc que la ligne interprétative adoptée avec
Léa centre mon écoute sur le registre narcissique, l’identité
et les identifications, notamment sur le plan de la transmis-
sion familiale du couple Idéal du Moi/Surmoi. Vertex
considérés ici comme autant de « conditions » nécessaires
sinon suffisantes pour une symbolisation des conflits intra-
psychiques de l’adolescence. Autrement dit, cette ligne
s’écarte assez radicalement des positions défendues en par-
ticulier par M. et E. Laufer (1989) et leur école, qui
auraient centré la psychopathologie, à travers l’analyse de la
symptomatologie et sa reviviscence dans le transfert, sur le
complexe d’Œdipe, le corps sexué comme ennemi interne,
et la qualité de la relation aux parents internes. Non pas
qu’il s’agisse pour moi de récuser ces problématiques tout à
fait essentielles – et qui feront l’objet du travail analytique
ultérieur avec Léa –, mais, tout autant sinon même priori-
tairement, de prendre en compte les modalités de leur sub-
jectivation par l’adolescent.

L’ADOLESCENCE, UN TEMPS DE LA GÉNÉRATION


L’adolescence m’apparaît occuper dans le débat sur le
transgénérationnel une place privilégiée, et cela pour plu-
sieurs raisons :
Mémoires transgénérationnelles : le paradigme adolescent 165

– en tant qu’elle est une problématique de la marge et des


limites, dans un espace psychique élargi où l’objet externe
retrouve toute l’importance de passeur et la fonction objec-
talisante qui fut la sienne au temps mythique du narcis-
sisme primaire ;
– en tant qu’elle est chaos ou télescopage mêlant castration
et néantisation, réactivation à vif des désirs incestueux et
parricides œdipiens, en même temps que résurgence de la
problématique identitaire et narcissique ;
– en tant, enfin, qu’elle est double intégration du corps et du
code, chiasme des temporalités psychiques et des généra-
tions, rencontre de l’individuel et du collectif. L’adolescence
ouvre à une temporalité nouvelle par l’accès qu’elle donne à
la sexualité adulte, et par l’adéquation dès lors possible entre
le mot et la chose. En même temps que cette découverte de
l’amour génital, surviennent le deuil et la perte : deuil des
illusions de l’enfance, renoncement au fantasme d’omni-
potence des parents internes, deuil, enfin, de la bisexualité
imaginaire. Simultanément l’adolescent accède par ce renou-
veau des « possibles » à un nouveau code social.
En ce sens, l’adolescence est le temps d’une double
intégration, celle du corps sexué et celle du code par où
l’adolescent en devenir d’adulte va trouver sa place dans la
société et l’ordre des générations.
Mais cette intégration, on le sait, peut voler en éclats
sous le coup de boutoir du débordement traumatique lié à
l’excitation interne, le devenir de cette actualité trauma-
tique dépendant de façon majeure de ce qui s’est joué au
temps primaire de l’indistinction sujet-objet et du pro-
cessus de subjectivation – bref, aux conditions de la symbo-
lisation.
À l’adolescence, si le déclencheur est toujours
l’Œdipe, la charge de rupture étant dans la dimension pul-
sionnelle de la crise, la suite va très vite embrayer sur la
ligne narcissique, l’équilibre narcissico-objectal et l’identité.
166 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

Or l’expérience clinique nous montre que les adoles-


cents peuvent se trouver dans la situation d’avoir à élaborer
ces pulsions en excès, ce trop de sensorialité, ces images
parentales redevenant excitantes, cette crise narcissique
enfin, à partir d’un « manque à signifier » entravant les pos-
sibilités de mise en sens de la rupture.
Je désigne par là deux registres :
– d’une part, une valence négative particulière de l’environ-
nement familial actuel qui, par son trop d’empiétement ou
par son pas assez d’investissement, entretiendra une crise
dont il est étroitement partie prenante ;
– mais aussi et surtout, ce qui, sous-jacent à cette crise et
comme révélée par elle, procède de courts-circuits dans le
temps et la différence des générations.
On peut dire que le temps de l’adolescence, temps géné-
ratif, rencontre le temps de l’adulte, dans un processus histori-
cisant de mise en crise réciproque entre les générations.
Certains adolescents permettent éventuellement à
leurs parents de pouvoir devenir de meilleurs parents, c’est-
à-dire capables de se confronter à des questions qui avaient
pu être évacuées jusque-là. Mais, bien souvent, la crise est,
à l’opposé, révélatrice des points d’achoppement dans la
symbolisation, par les parents eux-mêmes, d’une histoire
antérieure, produisant alors un télescopage des générations
plutôt qu’un après-coup. Ce qui est normalement temps des
générations, mémoire et temps de transmission et de trans-
formation du transmis entre les générations, temps géné-
ratif et généalogique dans son principe, défaille. Une
fonction parentale suffisamment bonne assure la transmis-
sion des interdits et l’induction – le mot est pris ici au sens
de ce qui se passe dans un champ magnétique – d’une acti-
vité psychique assurant la « vectorisation » pulsionnelle. Ici,
au contraire, celle-ci ne se fait plus sous le régime d’un
refoulement secondaire souple, soumis aux prescriptions de
l’interdit surmoïque œdipien et donc d’identifications
Mémoires transgénérationnelles : le paradigme adolescent 167

secondaires post-œdipiennes, mais dans le déni, le clivage et


les identifications aliénantes.
Certes, l’histoire de tout sujet, remise en crise à l’ado-
lescence, se fonde sur le projet et le fantasme que ses géni-
teurs avaient organisés dès, ou avant même, sa conception,
le faisant porteur d’un projet hérité du narcissisme parental
qu’il a vocation de réaliser. Mais si ces inscriptions pre-
mières indiquent à chacun un certain parcours, qu’il aura
ensuite loisir de varier et de subjectiver au gré de sa dyna-
mique pulsionnelle propre, la place particulière qui sera
désignée a priori dans certains cas dans la psyché familiale
peut être non pas signe transmis, « indication », prénom,
marque corporelle ouverte à la métaphore et à la représen-
tation, mais assujettissement au sens le plus fort.
Au lieu d’une temporalité différentielle, où chacun trou-
verait sa place et son identité singulière, vont alors se produire
engrènements et non-différenciations entre générations.
Confronté à l’étrangeté quasi traumatique d’un corps
sexuel nouveau, l’adolescent aux prises avec un « trop de sen-
sorialité » et à un tel « manque à signifier » risque d’être
conduit aux solutions défensives les plus invalidantes pour la
psyché. Sans être centrés sur la problématique adolescente,
les travaux de P. Aulagnier sur le porte-parole, le processus
identificatoire et la rencontre à valeur identifiante entre un
fantasme inconscient et un événement réel, ceux de M. Enri-
quez, ont remarquablement montré l’impact du dénié chez
l’un des parents sur l’activité de pensée et de théorisation
– des origines en particulier – chez le descendant.
Constamment pris entre l’actuel et l’archaïque, l’ado-
lescent a besoin d’organisateurs symboliques (parents ou
substituts) pour l’aider à constituer un espace de subjecti-
vité. Certaines aliénations en révèlent la carence, la fantas-
matisation individuelle se voyant alors remplacée – la
clinique du secret familial en est remplie – par les dénis
d’existence ou de signification les plus divers (Enriquez,
168 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

Cahn, Penot), par l’utilisation narcissique d’un enfant au


profit de l’un de ses ascendants, par l’appropriation ou l’in-
trusion dans la psyché de l’autre (Faimberg) aboutissant à
une adaptation servile de l’enfant aux besoins du parent.
Rappelons que Ferenczi avait, le premier, soulevé la ques-
tion – majeure – dans les repères et les concepts de
l’époque, avant de s’y fourvoyer dans une plainte sans fin.
Les effets sur le thérapeute, en particulier dans les his-
toires de secret de famille, montrent la capacité de tout
secret à ressurgir, car ce qui est tenu hors du refoulement
fascine en même temps qu’il embarrasse ; chacun connaît
par exemple ces secrets plus ou moins « tragiques », révélés
directement ou par un dossier médical anonyme, et dont
les parents exigent le maintien. Lié par ce qu’il sait, mis
dans un état d’excitation « traumatique » par sa participa-
tion involontaire au secret familial, acteur d’une scène pri-
mitive indicible, le thérapeute risque de succomber à un
« effet théorique » (Donnet) : la certitude d’un lien entre la
symptomatologie de l’enfant-cible et le non-dit. Or cette
interprétation qui se présente comme exhaustive ne saurait
aller de soi, faute de quoi l’identification aliénante inaugu-
rale se reproduirait dans la cure, cette « préhistoire »
demeurant corps étranger indicible et entrave à la mise au
jour du désir inconscient avec ses chemins, ses détours, ses
mille manières de se symboliser.

LES RÉPÉTITIONS TRANSGÉNÉRATIONNELLES


Quelle serait, schématiquement résumée, la logique
sous jacente aux répétitions transgénérationnelles ? Ce qui
se transmet dans ces répétitions n’est autre que ce qui reste
en souffrance dans le processus même de transmission
(Kaës, 1993) aboutissant à un dépôt du négatif, contenu
brut, non pensé, passant sans transformation de génération
en génération : « Un paquet bien ficelé balancé d’une
Mémoires transgénérationnelles : le paradigme adolescent 169

génération à l’autre », disait cette patiente, avec interdiction


expresse de l’ouvrir – « circulez, il n’y a rien à voir 4 ».
Les moyens en seront l’engrènement à l’identique, la
disqualification, l’emprise, la séduction narcissique, les stra-
tégies antœdipiennes et l’incestuel sous toutes ses formes,
bien décrites par Racamier et son école (1990). Avec, dans
le registre identificatoire, les identifications aliénantes, nar-
cissiques, projectives ou vampiriques dont on retrouvera les
effets sur le transfert et le contre-transfert.
Les constructions intergénérationnelles vont tendre
alors à introduire du différent, de l’altérité, de la relation
entre appareils psychiques, là où il y a du même en action.
Remettre en jeu, en discours, entre les diverses générations,
ce qui, demeuré hors refoulement, reste néanmoins – ou
d’autant plus – répétitif et agissant. Là où l’activité de
rêverie parentale n’aura pas été capable de parler un passé,
comme un à-venir par principe imprévisible, l’interpréta-
tion intergénérationnelle – et l’espace de jeu qu’elle
permet – viendrait en somme s’offrir en tant que support
au fantasme singulier, par le biais d’une sorte de récit légen-
daire ou mythique à partir duquel se relancera le processus
d’historicisation singulier.
Mais comme toute réflexion sur le traumatisme, l’évé-
nement et l’histoire « réelle », l’argument transgénéra-
tionnel expose à un risque qu’il ne faut pas sous-estimer : ce
qui se veut processus de relance pour la métaphore visant à
transformer, dans les cas heureux, les conditions et les
modalités du fonctionnement psychique des divers prota-
gonistes engagés dans une répétition pathologique à plu-
sieurs générations peut devenir procédure : celle d’un
procès accusant les parents ou d’une enquête plus ou moins
policière menée à la recherche d’une causalité clairement
assignable, hypothèse étiologique linéaire visant à rendre

4. Cf. Anna, chap. 3.


170 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

compte de telle ou telle organisation psycho pathologique


actuelle.
Une telle réduction des questions sur l’origine, si elle
devenait une nouvelle « clé prêt-à-porter de la pensée » pour
toute analyse qui stagne par exemple, aboutirait, de fait, à
l’extinction de la démarche analytique elle-même. Le sort
fait dans un passé récent aux travaux originaux de Torok et
Abraham sur la crypte en fournit un exemple remarquable :
dans la suite de leurs travaux (1968-1974), les divans pari-
siens se peuplèrent rapidement de patients cryptophores
– lieu de l’innommable –, de deuils non faits et des reve-
nants les plus divers…
Mais cette curiosité fascinante pour un originaire trop
excitant parce qu’il ne trouve pas sa mise en sens dans un
fantasme de scène primitive « efficace » ne suffit pas à
rendre compte du succès du transgénérationnel dans la
théorisation française des vingt dernières années. L’enjeu
fondamental du débat est ailleurs.

LES ENJEUX MÉTAPSYCHOLOGIQUES


DU TRANSGÉNÉRATIONNEL

Il serait logique de repartir de Freud, fondateur de la


méthode et de la théorie psychanalytiques.
Je préfère ne dégager les enjeux et les effets des options
théoriques inaugurales de la psychanalyse que dans un
second temps. Pour l’heure, il me semble utile de situer les
orientations et le point de départ théorique et clinique de
ces travaux contemporains. On peut, de manière un peu
schématique, dégager trois groupes de travaux sur le thème
transgénérationnel.
Un premier groupe réunit des travaux d’analystes qui
s’intéressent aux états et aux pathologies psychotiques, qu’il
s’agisse d’adolescents ou non. La question de l’emprise, de
l’engrènement et de la non-différenciation des générations
Mémoires transgénérationnelles : le paradigme adolescent 171

et des psychés est au premier plan de la problématique, et


elle conduirait plutôt l’analyste à souhaiter d’atteindre au
refoulement pudique de ce qui est exhibé parfois de façon
bien crue.
Les thérapeutes de famille ou les théoriciens du
groupe et notamment R. Kaës. Pour tous ceux-ci, l’angle
d’attaque du sujet est différent de celui des analystes de pra-
tique du divan-fauteuil, d’où une plus grande familiarité
avec des problématiques mettant en crise le modèle de la
cure individuelle et faisant de principe une autre place à la
relation à l’environnement et au rôle de l’objet dans l’inter-
subjectivité.
Mais aussi, et c’est par là qu’il sera possible de problé-
matiser au mieux la question qui nous occupe, des travaux
d’analystes de divan « classiques » préoccupés par l’évolu-
tion de la pratique analytique, l’allongement et l’approfon-
dissement des cures, la nécessité enfin de conceptualiser de
façon renouvelée le théâtre intime – espace de jeu du désir
et de la pulsion – que Freud avait dévoilé et laissé en héri-
tage. Troisième topique (dite « réalitaire ») de Torok et
Abraham, conception originale de la psyché des psycho-
somaticiens (Marty, 1976), double limite de Green, Moi-
peau d’Anzieu (1985), pour ne citer que ceux-ci, autant
d’explorations et d’élaborations aux conséquences immé-
diates sur la pratique et la conduite de la cure.
On voit donc que, loin d’être simplement « occupés/
fascinés » par des situations psychopathologiques singu-
lières dont le pouvoir excitant aura « produit » entre-temps
des adeptes de la crypte ou du fantôme, nous sommes sur
une terre fertile, celle des bornes ou confins de la théorie
freudienne, et, en tout cas, engagés dans une réflexion sur
un problème métapsychologique, sinon épistémologique
fondamental, comme en témoigne la très grande profusion
de travaux – qu’on ne saurait tous citer ici – sur ce thème
entre les années 1970 et 1990 en France. Celles-ci – les
172 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

situations cliniques – ne faisaient que révéler celui-là – le


problème méta-psychologique.
Car de quoi s’agit-il ?
Revenons aux origines de la métapsychologie freu-
dienne afin de mesurer les conséquences sur le développe-
ment de la théorie, des partis pris freudiens.
Conflits d’instances, contenus sexuels infantiles
pathogènes, théâtre interne des pulsions, le modèle d’ori-
gine de la psychanalyse est celui de la névrose et du système
représentation affect-refoulement (Cournut). Par rapport à
ce modèle inaugural de la cure de mémoire qu’est la cure
analytique, M. Enriquez pose la question de la place à
donner « à l’expérience vécue et au poids des contradictions
internes du sujet – qui est l’objet de la recherche et de la
pratique analytique –, dans les cas où l’expérience vécue est
particulièrement traumatique et entravante pour le déve-
loppement psychique ». Question qui réunit plusieurs pro-
blématiques :
– la topique psychique et sa double orientation, non seule-
ment intrapsychique (la monade décrite par Freud) mais
aussi intersubjective ;
– le traumatisme psychique et ses implications, qui vont
être bien différentes selon que le paradigme en cause est la
pulsion ou le Moi : séduction sexuelle, dans le premier cas ;
effraction narcissique, dans le second ;
– le processus de subjectivation enfin, dans ses rapports
avec la question de ce qui se transmet entre les générations
pour produire ou non « du sujet ».
Certes on peut repérer dans la théorie élaborée par
Freud des précurseurs à nos réflexions. Mais il faudra
attendre les travaux d’un Winnicott pour donner toute sa
place à ce qui avait été déjà entrevu par Ferenczi – à savoir, le
rôle décisif de l’environnement primaire dans la constitution
du sujet, de ses capacités de symbolisation et de mémoire
individuelle.
Mémoires transgénérationnelles : le paradigme adolescent 173

Le problème est qu’aujourd’hui une autre dérive


guette la psychanalyse, évolution de la culture aidant : celle
de la réalité, comme telle, du traumatisme psychique, qu’il
s’agisse de maltraitance, d’inceste ou autres. Il n’est pas rare
en effet de constater de nos jours deux faits : l’extension
d’une véritable position idéologique de l’enfance maltraitée
dans la culture comme dans nombre de lieux de soins, et,
simultanément, le recours, dans certains travaux contempo-
rains, à une théorie développementale « molle » : la mère
insuffisamment bonne, l’environnement mal adapté aux
besoins du bébé y deviennent la cause de tous les maux psy-
chiques, ruptures du développement à l’adolescence com-
pris. Plus d’après-coup ni d’hétérogénéité des registres
psychiques dès lors, pour ne pas même parler des aléas
complexes du désir, mais une pathologie transgénération-
nelle réduite à la transmission de la faute, partout où il y a
échec dans la constitution d’un roman des origines, échec à
l’appropriation historicisante du corps et de l’histoire évé-
nementielle – ce qui est tout autre chose.
S’il est de bonne clinique de s’interroger sur la qualité
de la fonction « pare-excitante » de la mère et des failles de
l’environnement maternel et, plus généralement, parental,
c’est pour ouvrir la voie à la question des conditions de la
symbolisation, et non pas pour la clore dans une étiologie
linéaire, nouveau déterminisme « trans-génétique ». C’est
dans cette perspective, et dans celle-ci seulement, qu’il faut
situer le thème transgénérationnel.
7

Nouveaux développements
pour le transgénérationnel 1

Quelle vectorisation pour l’écoute et l’interprétation,


entre l’élaboration interprétative de la pulsion, œdipienne ou
prégénitale (le « sexuel ») et celle de la souffrance narcissique-
identitaire, témoignant de l’échec à l’appropriation subjective
du réel et de l’histoire ? Telle était la question posée dans mon
travail « Mémoires transgénérationnelles : le paradigme ado-
lescent » (chap. 6). Pour développer mon propos, je m’étais
appuyé sur un exemple clinique : celui d’une consultation psy-
chanalytique avec une adolescente, que je présentai à nouveau,
quelques temps plus tard, lors d’une journée d’études du CPGF
(Centre de psychanalyse groupale et familiale) dans un texte où
j’interrogeais le concept de symbolisation primaire dans ce
champ précis.
Le travail qui suit est, à la manière d’un repentir en
peinture, une relecture de ce premier article, favorisée et appro-
fondie par l’insight suscité en moi par la discussion de mon

1. Texte publié dans la Revue française de psychanalyse, t. LXVI, 1, 2002.


176 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

intervention, et qui me conduira dans les mois qui suivirent


aux conceptions sur les symbolisations plurielles que je déve-
loppe dans cet ouvrage.
Je fus frappé en effet d’entendre mes collègues « spécia-
listes » me faire constater, indirectement, que ma position de
clinicien et ma théorisation du transgénérationnel – mais aussi
bien, pouvais-je me dire, de la symbolisation – étaient elles-
mêmes prises dans les rets de « mon » transgénérationnel et de
mes identifications professionnelles, et cela au point de justifier
dans une certaine mesure l’impasse clinique que je présentais ce
jour-là à mes auditeurs. D’où ce texte, qui reprend et appro-
fondit les perspectives présentées dans le chapitre précédent.

En concluant ma contribution à l’ouvrage collectif


Transmission de la vie psychique entre générations, j’écrivais,
en 1993 : « Plus qu’aux schémas déterministes tradition-
nels, les scientifiques préfèrent aujourd’hui les métaphores
ouvertes, l’auto-organisation et les attracteurs étranges.
Augurons que le concept de transmission transgénération-
nelle pourra conserver cette voie pour l’avenir, celle de “ce
rien de mystère et d’indéfini qui marquent à tout jamais le
fond de nos origines” » (Racamier).
Qu’il soit appelé trans ou inter, le générationnel – « ce
qui est relatif à la transmission-transformation, à des degrés
infiniment variables, des matériaux psychiques, entre les
sujets des générations successives » (Carel, 1997) – est passé
depuis lors de l’adjectif au substantif, et il atteint assuré-
ment aujourd’hui, comme cela se produisit avant lui pour
le « sexuel », son modèle, au statut de « concept psychana-
lytique de bonne tenue » (Racamier), parti de l’observation
de la pathologie individuelle pour atteindre au registre
général de la vie psychique. Mais cela est conditionné néan-
moins par les conceptions qu’on se fera du rapport de la
cure analytique à la vérité historique, et plus généralement
de la métapsychologie elle-même, spécialement en ce qui
Nouveaux développements pour le transgénérationnel 177

concerne la question de l’originaire et de ce qu’on appelle


communément le point de vue génétique. J’y reviendrai
plus loin.
Je situerai mon propos sous un angle particulier, la
question du travail psychique de symbolisation – qui ne peut
s’évaluer pleinement que dans la dynamique transféro-
contretransférentielle –, de ses conditions et de ses moda-
lités diverses. Question d’autant plus cruciale que nous
nous trouvons régulièrement confrontés aujourd’hui à ces
cures qui « ne marchent pas », qui durent interminable-
ment ou s’enferrent dans la répétition. Elles ont conduit les
psychanalystes à approfondir l’outil métapsychologique,
notamment en faisant place à la perspective transgénéra-
tionnelle, ou à inventer des détours « bons pour la symbo-
lisation » (Donnet) qui peuvent, le cas échéant, passer par
des aménagements du cadre (psychodrame analytique,
abord familial, groupe, relaxation, etc.).
De fait, cette nouvelle clinique aboutit, comme on le
verra plus loin, à mettre en question le primat jusqu’ici
donné à la parole et au verbal, au profit de conceptions
plus larges, ouvrant sur les diverses modalités selon les-
quelles l’appareil psychique travaille : il y a lieu de penser
les symbolisations au pluriel, le langage et la mémoire du
corps retrouvant dès lors une place éminente, au lieu de la
mise en suspens, sinon du refoulement, dont ils furent
l’objet lors de la constitution du corpus analytique initial,
cependant que l’analyste se trouve engagé dans la cure en
tant qu’objet transformationnel pour une symbolisation
se faisant dans l’espace intermédiaire. L’analyste neutre,
voilà la véritable fiction, nous dit-on, et d’insister sur
l’importance cruciale de l’implication de l’analyste en tant
que sujet, pour qu’il « se passe quelque chose » dans la
cure (Bollas, 1996). Certes, l’analyste neutre et muet n’est
plus d’actualité, et heureusement. Cependant, la question
n’est pas tant de savoir s’il y avait de la séduction, de la
178 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

suggestion, voire de l’emprise dans la cure, et si elle le


serait moins à être assumée pleinement aujourd’hui : le
problème pour la psychanalyse est ailleurs, il concerne au
premier chef la question du danger – ou du mal, comme
le dit Green.
L’originalité de la psychanalyse avait consisté à
retourner de l’externe à l’interne la problématique neuro-
historique de l’époque, l’hérédo-dégénérescence lâchant dès
lors du terrain au profit d’une internalisation du mal : le
danger n’est pas venu du dehors, il est intérieur, en chacun
de nous, nous avons un William Wilson à l’intérieur, un
autre nous-même, inéducable pulsionnel qui rend légitime
de poser – en cela, la psychanalyse est bien une philosophie
du soupçon –, sitôt franchie la porte du cabinet d’analyse,
la question de l’implication subjective : « Quelle est la part
que vous prenez à votre propre malheur ? »
Ce langage convenait pleinement au registre de la
névrose telle qu’elle fut décrite à l’origine dans sa cuirasse
victorienne.
Or nous avons à faire aujourd’hui avec un change-
ment dans la culture et en psychanalyse. Le mal vient à
nouveau du dehors, le danger n’est plus interne mais
externe. J’en tiens pour preuve, entre mille autres, cette
anecdote : s’il était fréquent, il y a trente ans, de susciter un
trouble, voire un malaise mêlé d’attraction, en se présentant
comme psychanalyste (ce spécialiste en commerces et trac-
tations troubles de l’inconnu interne), c’est aujourd’hui aux
agriculteurs et à leur savoir sur ce que nous ingérons qu’on
réserve le même accueil, alors que plus rien ne saurait sur-
prendre de l’intimité d’une thérapie ni du divan, Nanni
Moretti aidant !
La demande de nombre d’analysants, acharnés à faire
la preuve de la malveillance incestueuse de leurs ascendants
– ou de leurs analystes –, est-elle bien différente ? Et que
dire des théorisations analytiques qui imputent à l’environ-
Nouveaux développements pour le transgénérationnel 179

nement, maternel le plus souvent, une carence « causa-


trice » de la souffrance narcissique ? Plus d’après-coup ni
d’hétérogénéité des registres psychiques dès lors, pour ne
pas même parler des aléas complexes du désir, mais une
pathologie transgénérationnelle réduite à la transmission de
la faute, partout où il y a échec dans la constitution d’un
roman des origines, échec à l’appropriation historicisante
du corps et de l’histoire événementielle (Enriquez) – ce qui
est une tout autre chose, qui, comme le souligne
Ch. Bollas, relève de la réussite ou non du processus de
transformation des faits en éléments psychiques, but ultime
de toute cure.

LE PARI
Je ne reprendrai pas ici l’histoire de ma première ren-
contre avec Léa, cette adolescente de 23 ans parée durant
son enfance des habits d’un autre temps, dont j’ai donné
le récit détaillé dans le chapitre précédent : elle me semble
résumer remarquablement les enjeux, décisifs pour l’inter-
prétation, du transgénérationnel. Le lecteur s’y reportera.
J’interrogerai plutôt ici, après coup, les positions qui
furent les miennes devant cette adolescente « crucifiée »
entre les besoins narcissiques de ses parents et sa propre
pulsionnalité autant prégénitale qu’œdipienne. Il m’appa-
raît à la relecture que, nouvelle Dora dont je devenais le
Freud, Léa se (re)trouvait comme piégée avec moi par
mon attente trop précise d’un travail d’analyse portant sur
sa conflictualité et ses objets psychiques internes. Je pense
en effet, aujourd’hui, qu’il aurait été utile d’éviter de me
laisser entraîner dans « l’épreuve de force pour l’auto-
nomie », matérialisée par la question de la demande fami-
liale de remboursement des séances. Même si je privilégiai
la ligne interprétative « identitaire-narcissique » sur les
interprétations œdipiennes, mieux eu valu accueillir la
180 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

souffrance de Léa sur un mode moins « actif », moins


interprétant, et plus contenant. Sans doute aussi aurai-je
dû être plus attentif à la problématique groupale familiale
en tant que telle. Je cite ce que j’écrivais :
« Le pari proposé à Léa – celui de considérer ses conflits
avec ses parents, d’abord, comme conflictualité interne –
était probablement trop difficile à tenir, et il se trouva
d’ailleurs démenti d’emblée par la présence intrusive des
parents dans la réalité à travers la “condition suspensive”
posée par eux d’entrée de jeu – le remboursement de la prise
en charge par la Sécurité sociale. Pour moi, dans le contexte
familial précis d’un milieu fort aisé matériellement, il s’agis-
sait d’un discrédit – mise à l’écart, institutionnalisation de la
“pathologie” et de l’anormalité de leur fille – et non pas d’une
forme de triangulation ou de réparation par le socius, comme
cela peut se rencontrer. Et devant la violence du conflit qui
surgit dans la réalité à ce propos, mettant sérieusement en
question la possibilité de poursuivre le travail engagé avec
moi, seul le souvenir de ces situations dans lesquelles on ne
peut qu’accroître la glu dans laquelle on est pris, et des échecs
thérapeutiques vécus au centre de jour avec des familles à
symptômes psychotiques et à défenses “perverses”, me permit
de me dégager un peu. Je pensais à ces états d’aliénation mar-
qués par un interdit : de penser, ou de faire, proféré par un
parent et dont l’expression passait ici par cette “prescription”
parentale d’une psychothérapie remboursée par la Sécurité
sociale – et la mutuelle du père de Léa – au nom d’une auto-
nomie fallace. »
Sans doute… mais fallait-il encore pouvoir interroger
simultanément ma position d’analyste et les identifications
à mes aînés à l’œuvre en sourdine…
En somme, en dépit du fait que ma pratique clinique
et institutionnelle m’avait largement familiarisé avec des
opinions et des stratégies considérées, à l’époque, dans les
milieux analytiques qui étaient les miens, comme à la limite
Nouveaux développements pour le transgénérationnel 181

de la transgression, j’avais sans doute un peu trop vite joué


avec Léa la carte de l’indication d’analyse d’adolescent
« exemplaire ». Cela ne minimise en rien l’importance de
l’élaboration psychique effectuée par Léa au cours des
quelques mois pendant lesquels nous avons travaillé
ensemble, mais rend peut être compte, autrement que
comme une résistance au transfert, de la nécessité
qu’éprouva celle-ci de prendre du champ en partant pour-
suivre ses études à l’étranger. Elle dont certaines séances
m’apparaissaient comme l’expression d’un écartèlement de
sa psyché entre tous les discours qui la traversaient, jusqu’à
l’amener à soutenir dans une même phrase les opinions les
plus opposées, ne se retrouvait-elle pas dans un conflit de
loyauté analogue avec moi ?
Comme je l’ai dit plus haut, la ligne interprétative
adoptée dans mon écoute se centrait pourtant, très naturelle-
ment, sur le registre narcissique, l’identité et les identifica-
tions, notamment sur le plan de la transmission familiale du
couple Idéal du Moi/Surmoi. Vertex considérés par moi
comme autant de « conditions » nécessaires sinon suffisantes
pour une symbolisation des conflits intrapsychiques de l’ado-
lescence. Cette ligne s’écarte assez radicalement des positions
défendues en particulier par M. et E. Laufer (1989) et leur
école, qui furent au centre des débats franco-anglais sur l’ana-
lyse des adolescents. Ceux-ci, à l’opposé, auraient sans doute
centré la psychopathologie, à travers l’analyse de la sympto-
matologie et sa reviviscence dans le transfert, sur le complexe
d’Œdipe, le corps sexué comme ennemi interne, et la qualité
de la relation aux parents internes. Non pas qu’il s’agisse pour
moi de récuser ces problématiques tout à fait essentielles – et
qui furent l’objet du travail analytique ultérieur avec Léa –,
mais, tout autant sinon même prioritairement, de prendre en
compte, via la problématique transgénérationnelle de Léa, les
modalités de leur subjectivation, comme l’a bien montré
R. Cahn (1991).
182 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

Le thérapeute fonctionne constamment, constate


A. Carel, dans une oscillation – je dirais : une disponibilité
interne – entre deux registres psychiques : l’un, attentif à
l’archaïque, à l’écoute de l’émergence des agonies primi-
tives ; l’autre, œdipien, qui encadre, soutient le contact
intime en référence à une position paternelle.
H. Faimberg, quant à elle, a proposé de parler à ce
propos d’un « temps narcissique de l’Œdipe » dont la
reconnaissance vise à aider l’adolescent à « faire une discri-
mination entre ses propres vérités psychiques et les mul-
tiples occultations intrusives et destructives qui procèdent
des parents ». Autant dire que le psychanalyste est aux anti-
podes de toute écoute unitaire…

METTRE EN MOTS ?
Dans mon travail de 1993, j’avais avancé l’idée que les
constructions intergénérationnelles allaient « tendre alors à
introduire du différent, de l’altérité, de la relation entre
appareils psychiques, là où il y a du même en action.
Remettre en jeu, en discours, entre les diverses générations ce
qui, demeuré hors refoulement, reste néanmoins – ou d’au-
tant plus – répétitif et agissant. Là où l’activité de rêverie
parentale n’aura pas été capable de parler un passé, comme
un à-venir par principe imprévisible, l’interprétation inter-
générationnelle – et l’espace de jeu qu’elle permet – viendrait
en somme s’offrir en tant que support au fantasme singulier,
par le biais d’une sorte de récit légendaire ou mythique à
partir duquel se relancera le processus d’historicisation singu-
lier ». Raconter des histoires, en somme, qui permettent de
réintroduire de la transitionnalité…
Il me faut être plus précis et reprendre ici un débat
contemporain essentiel pour la psychanalyse, celui des
divers registres de la symbolisation, qui ne saurait se
résumer à la représentation de mot : une telle « structure
Nouveaux développements pour le transgénérationnel 183

narrative », d’autant plus attirante pour le thérapeute qu’il


y a eu déni ou secret « à mettre en mots », ne serait rien en
effet sans l’impact, essentiel pour l’efficacité de cette sym-
bolisation langagière, de l’intense engagement affectif, cor-
porel, perceptif fourni par la situation thérapeutique,
qu’elle soit individuelle ou groupale, qu’il s’agisse de
consultations analytiques espacées ou d’une thérapie analy-
tique familiale plus codifiée. Il suffit, pour s’en convaincre,
de lire avec soin les protocoles de séances ou récits de cure
rapportés à l’appui du générationnel. Force est de passer en
effet, ici, par d’autres registres psychiques que ceux de la
symbolisation secondaire dans le langage. Le corps, la per-
ception, la sensorialité – ces exclus de principe par le dispo-
sitif de la cure « classique » – deviennent les points d’appui
de l’analyste pour tenter de redonner à ces patients en souf-
france identitaire/narcissique une enveloppe psychique et
un accès à ces excitations mal pulsionnalisées et volontiers
clivées, de dramatiser en quelque sorte, tout comme en
psychodrame auquel me faisaient d’ailleurs penser certaines
séances avec Léa, ces registres archaïques de la souffrance
narcissique qui débordent – ou échappent – au champ du
langage verbal. Les registres psychiques mobilisés et actifs ici
relèvent non pas tant du méconnu refoulé et des représenta-
tions de mot que des traces mnésiques perceptives et des
représentations de chose, du matériau psychique dénié-clivé
ou faisant irruption sous une forme insuffisamment
déplacée/décondensée dans le langage.
Mais on aura bien compris que, ce faisant, nous
sommes passés d’un modèle « névrotique » de la cure, dans
lequel l’espace de l’intrapsychique et le fonctionnement des
instances conviennent, à un modèle dont Bollas a bien
montré qu’il était tout autre, processus faisant une place
majeure à l’objet transformationnel qu’est l’analyste, pour
que les faits « historiques » deviennent des éléments psy-
chiques, des objets de réflexion, « objets mentaux qui
184 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

s’unissent à leur tour avec d’autres objets mentaux afin de


constituer des chaînes de significations croisées qui enri-
chissent la vie symbolique d’un individu ».
Faut-il encore, pour cela, que l’analyste assume d’être
polyglotte, exilé de toutes les terres fermes…

UN FAUX PROBLÈME
Reste une dernière question : celle du statut métapsy-
chologique du transgénérationnel par rapport au triple
point de vue qui spécifie la métapsychologie freudienne.
Rappelons que le modèle d’origine de la psychanalyse, plei-
nement développé en 1915, est celui de la névrose et du
système RAR (représentation-affect-refoulement) [Cournut]
avec ses conflits d’instances, ses contenus sexuels infantiles
pathogènes, son théâtre interne des pulsions. On peut
certes repérer dans la théorie élaborée par Freud des précur-
seurs à nos réflexions, mais il faudra attendre les travaux
d’un Winnicott pour donner toute sa place à ce qui avait
été déjà entrevu par Ferenczi – à savoir, le rôle décisif de
l’environnement primaire dans la constitution du sujet, de
ses capacités de symbolisation et de mémoire individuelle.
Dans son rapport de 1995 au Congrès des psychanalystes
de langue française « La métapsychologie des processus et la
transitionnalité », R. Roussillon (1995) a proposé une
relecture « rétrospective » du travail de théorisation de
Freud à la lumière des apports de Winnicott, en essayant de
dégager, comme conséquence implicite du tournant de
1920 et de la découverte de la compulsion de répétition, la
nécessité d’une position transformationnelle de l’objet dans
la théorie freudienne elle-même 2. Il est intéressant de

2. À la manière dont R. Kaës l’avait fait pour la transmission dans l’ou-


vrage collectif Transmission de la vie psychique entre les générations, Paris,
Dunod, 1993.
Nouveaux développements pour le transgénérationnel 185

souligner qu’il met l’accent sur la place faite par Freud à


l’hallucinatoire comme modalité de retour « d’un événe-
ment oublié des toutes premières années, de quelque chose
que l’enfant a vu ou entendu à une époque où il savait à
peine parler » (S. Freud, « Constructions », 1937). C’est
bien cette voie d’avant le langage et la représentation de
mots que nous empruntons dans l’espace de transformation
psychique que nous proposons à nos patients.
Devrait-on pour autant aboutir à une troisième
topique, ou à un quatrième point de vue qui viendrait
s’ajouter aux points de vue dynamique, topique et éco-
nomique qui spécifient la métapsychologie freudienne, le
générationnel relayant ici le génétique 3 ?
Je ne le crois pas et partage en cela l’opinion de Rous-
sillon, qui fait de cette question un « faux problème méta-
psychologique ». La psychanalyse, écrit Roussillon, est
« une expérience centrée sur la générativité associative,
c’est-à-dire le développement des capacités de métabolisa-
tion de l’expérience subjective présente ou passée », tout
autre chose, donc, que la quête d’un « contenu » dernier,
origine assignable de la pathologie devenant raison ultime,
causalité objectivable. Plus encore, souligne-t-il : « Toute
théorie de l’originaire fait courir au psychisme et à l’organi-
sation de la pensée métapsychologique le risque d’une fixa-
tion, d’un arrêt, d’une clôture. »
Et, en même temps, impossible de s’en passer, mais à
la condition de considérer que la référence à l’histoire,
comme les théories de l’originaire sont une nécessité pour
chacun des vertex métapsychologiques et non pas leur réifi-
cation en un vertex ou une métapsychologie spécifiques.

3. J’intitulais en 1984 un de mes premiers travaux sur la question : « Vers


une métapsychologie transgénérationnelle ? »
8

Le psychodrame, un observatoire privilégié


pour les symbolisations

UN MOI CORPOREL 1
« Le Moi se fonde sur un Moi corporel, écrit Winni-
cott dans Jeu et réalité, mais c’est seulement lorsque tout se
passe bien que la personne du nourrisson commence à se
rattacher au corps et aux fonctions corporelles, la peau en
étant la membrane-frontière. »

1. Le lecteur trouvera un autre développement de cette thèse sur les sym-


bolisations primaires dans le chapitre « L’invention de l’interprétation »,
dans Inventer en psychanalyse, Paris, Dunod, 2002.
Je voudrais ici dire l’intérêt que j’ai trouvé, au cours de cette recherche
sur les symbolisations primaires, à la lecture des travaux de certains psy-
chomotriciens français (C. Potel notamment). Leur abord relationnel du
corps souffrant est riche d’enseignements pour les spécialistes de la
langue que nous sommes. Entre autres textes, cf. C. Potel, La psycho-
motricité, entre théorie et pratique, Paris, In Press, 2000 ; et Corps Brûlant,
corps adolescent, Toulouse, érès, 2006.
188 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

Ce Moi corporel inaugural, aube archaïque de l’acti-


vité de représentation, est fait de rythmes propres, anar-
chiques et sans accord avec le rythme d’autrui, de
sensorialités qui vont s’organiser en traces somato-
psychiques dans l’établissement et l’organisation de la
continuité spatio-temporelle. À partir des engrammes
constitutifs de sa connaissance du monde environnant, cet
ancrage corporel se situant à la limite des données neuro-
physiologiques et psychiques deviendra un sujet désirant
dans la relation à l’autre. Freud écrivait, à propos de ce Moi
corporel, cette phrase souvent citée, et demeurée pour moi
énigmatique jusqu’aux travaux d’Anzieu sur le Moi-peau :
« […] Il n’est pas seulement une entité de surface,
mais il est lui-même la projection d’une surface. »
Le destin de cette projection dépendra étroitement,
on le sait mieux aujourd’hui, de la qualité du bain rela-
tionnel qui va entourer le petit d’homme, fait d’échanges
peau à peau, de gestes et de mots, plaisirs du sein, des bras,
du lit de la mère auquel l’enfant devra renoncer par l’acti-
vité de pensée et l’acceptation de la triangulation œdi-
pienne. Lorsque ce passage du Moi-peau au Moi-pensant
fait problème comme c’est le cas dans bon nombre de struc-
tures non névrotiques, il y aura lieu de revenir à cette toile
de fond composée des traces mnésiques, « toile de fond sur
laquelle viennent s’inscrire des systèmes de correspondance
intersensorielles » constituant, écrit Anzieu, « un espace
psychique premier, dans lequel peuvent s’emboîter d’autres
espaces sensoriels et moteurs ; elles (il s’agit ici des commu-
nications tactiles primaires) fournissent une surface imagi-
naire où disposer les produits des opérations ultérieures de
la pensée ».

LORSQUE TOUT SE PASSE BIEN


Lorsque tout se passe bien, écrit Winnicott… Ce n’est
précisément pas le cas avec les patients dont nous parlons
Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 189

ici, et le fossé est plus ou moins grand selon le cas entre les
sujets « aptes à jouer le jeu de l’analyse et à profiter du site
analytique », et les autres, ceux dont les capacité de repré-
sentation et d’autoreprésentation sont limitées et appellent
à un abord différent, ceux-là qu’on appelle, précisément, les
cas limites.
« Ils en viennent à exiger de l’analyste qu’il réinstaure
constamment, à partir de lieux organisateurs de sa propre
présence, une situation analytique où les mots trouvent
plus de capacité sensorielle. »
Cette citation de P. Fédida, était rappelée par P. Israël,
lors d’un colloque sur le psychodrame, dans un travail très
dense sur « La place du psychodrame dans les pratiques psy-
chanalytiques contemporaines ». Tout en y soulignant tout
ce qui demeurait énigmatique quant à l’efficace d’une
méthode « à la limite de la déchirure » de l’écart théorico-
pratique, Israël avançait plusieurs notions fortes et, en tout
cas, la nécessité de réviser l’accent mis, dans la « psychana-
lyse à la française », sur les théories de la représentation qui,
écrit-il, nous laissent assez démunis face à des charges d’af-
fect qui ne sont pas inscrites dans un contexte représentatif
lisible ou « devinable » : pour faire bref, une grande part
– sinon la plus grande part – de la pratique contemporaine,
en somme. Avec les états limites, souligne Israël, se fier à la
valeur symbolique et polysémique du langage, c’est comme
« faire de l’humour avec quelqu’un qui en est dépourvu »,
ceux pour qui une chose est une chose et sa représentation
le chose même…
D’où son intérêt pour le travail de P. Sullivan (1996),
L’époque du psychodrame, qui démonte sévèrement et de
façon très convaincante ce qu’il appelle le psychodrame
technicien (ou technologique) fondé sur une « doctrine »
de la représentation et du manque – le système refoule-
ment-affect-représentation de J. Cournut – au profit de
l’idée d’une « mémoire du corps », éveillée dans le jeu par
190 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

les postures et la gestuelle plus et autrement que par les


mots d’une interprétation langagière qui serait donnée, en
manière de caricature analytique, par le directeur de jeu au
décours de la scène jouée. Je cite Sullivan : « Les mouve-
ments, postures et attitudes que le patient manifeste d’em-
blée ou qu’il voit accomplir devant lui éveillent ce que
certains appellent une “mémoire du corps” comme retrans-
cription des images motrices, comme évocation immédiate
et affective, mémoire du corps qui a au moins autant de
valeur que la mémoire des mots. »
P. Israël proposait, à partir de là, une conception du
psychodrame comme coup de force permanent, « passage
en force » visant à un remaniement économique fondé sur
le caractère « organisateur-désorganisateur » de l’effraction
traumatique analytique.
Je me proposerai d’envisager ici la question des divers
modes de symbolisation de la psyché, qui ne peuvent en
aucun cas, comme on l’a dit à plusieurs reprises, se résumer
à la symbolisation langagière, sous l’angle de la situation
psychodramatique.
Mais je voudrais auparavant rappeler une donnée plus
classique en psychodrame psychanalytique, la place donnée
à la spatialisation topique de la psyché dans l’espace du
groupe, qui travaille alors selon des procédés figuratifs du
type onirique à forte charge sensitivo-motrice.
Ph. Jeammet, auteur avec É. Kestemberg d’un des
ouvrages princeps sur le psychodrame analytique indivi-
duel, le rappelle :
« La scène est une invitation à la figuration des fan-
tasmes, aussi bien dans son choix que dans la façon de la
jouer, de la faire dériver de son projet initial : elle facilite les
productions fantasmatiques tout en ménageant les défenses
du patient. Comme dans le rêve, le patient est en même
temps celui qui rêve et celui qui participe – activement ou
tangentiellement – au déroulement d’un scénario qui lui
Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 191

échappe et dont, dans le temps du jeu, il peut se donner à


croire qu’il n’en est pas l’auteur, ce qui n’empêche pas, bien
au contraire, les réactions imprévues : ces dernières le met-
tent en contact avec des productions psychiques et des atti-
tudes jusqu’alors méconnues. »
Ce méconnu est, comme on le verra plus loin majori-
tairement de l’ordre du clivé.
« Le psychodrame, note encore Jeammet, permet un
renforcement de l’étayage des processus psychiques sur le
cadre mis en place. L’externalisation des mouvements incons-
cients, des instances et des imagos archaïques dans le groupe
des cothérapeutes et du meneur de jeu permet simultané-
ment une aide aux processus de figuration et, par là même,
de liaison, d’une part, et un renforcement des facteurs de dif-
férenciation – la topique psychique –, d’autre part. Ces deux
ordres de données, auxquels il faudrait adjoindre le “plaisir de
fonctionnement” cher à É. Kestemberg, sont rendus possibles
par le recours très particulier aux stimulations perceptivo-
motrices que le psychodrame permet 2. »
C. Chabert, elle, met l’accent sur les difficultés
majeures de certains adolescents non pas tant à extérioriser
leurs productions fantasmatiques qu’à « maintenir un sys-
tème intériorisé de représentations et d’affects », avec son
corrélat sur le plan du sentiment de la continuité d’exister
et de la transitionnalité. « Il s’agit, écrit-elle, de suivre pas à
pas les attaches précaires des représentations et des affects
en s’efforçant de trouver les mots justes, les mots “aptes à
l’affect 3” », selon l’expression de Piera Aulagnier.

2. R. Roussillon, qui a dégagé, le premier, puis développé la notion d’une


symbolisation primaire opérant de manière radicalement différente de la
symbolisation « ordinaire » langagière – qu’elle prépare –, souligne que
cette symbolisation, autosymbolisante, travaille dans l’écart et la ren-
contre avec l’objet primaire pour former la source des premières matrices
signifiantes, premiers éléments matriciels d’une activité de symbolisation
alliant l’hallucinatoire traumatique et la perception.
3. Souligné par moi.
192 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

D’UN MOUVEMENT QUI TROUVERAIT SA FORME


C’est sur les qualités de cette aptitude à la symbolisa-
tion que porte ce travail. Nous faisons l’hypothèse que les
registres psychiques mobilisés et actifs en psychodrame
relèvent non pas tant du méconnu refoulé et des représen-
tations de mot que des traces mnésiques et des représenta-
tions de chose, du matériau psychique dénié-clivé ou
faisant irruption sous une forme insuffisamment déplacée-
décondensée dans le langage. Formes, rythmes, sensorialités,
perceptions ou expressions infraverbales – bref, ce qui a échappé
au travail de la langue et à la chanson des corps dans la rela-
tion primitive – trouve ici la possibilité de son actualisation et
de sa transformation. C’est à partir de ces figurabilités issues
des traces mnésiques perceptives, survenant dans un espace
psychique intermédiaire ou transitionnel, que le travail de
rêverie, en même temps singulier et collectif, va favoriser
une sorte de tissage incessant des psychés et des régimes
psychiques, véritable navette (ou médium malléable 4) fai-
sant le va-et-vient entre les protagonistes et les divers
registres psychiques 5.
En régime névrotique ordinaire, la psyché opère ce
travail entrecroisé et complexe des temps et des logiques
psychiques, tissage et réinscription permanente des traces
dans les versions successives du fantasme.
Dans le cas des souffrances identitaires-narcissiques 6
avec leur sexualité inachevée selon le mot de H. Faimberg,
comme avec les adolescents qui en sont une sorte de

4. La notion de médium malléable de M. Milner rend bien compte de


cette malléabilité « transformationnelle » de l’objet qui accueille les traces
perceptives premières pour leur donner forme.
5. Il y aurait sans doute à revenir aux travaux consacrés par O. Avron,
certes dans des paramètres différents, à la scénarisation et à la mentalité
de groupe en psychodrame.
6. L’expression est de R. Roussillon ; la notion de souffrance identi-
taire/narcissique recouvre la vaste champ des « pathologies narcissiques ».
Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 193

paradigme par les singularités de leur fonctionnement


mental, force est de passer par d’autres registres psychiques
que ceux de la symbolisation secondaire, comme je l’indi-
quai plus haut. Le corps, la perception, la sensorialité, ces
exclus de principe par le dispositif de la cure « classique » –
non pas pour les évacuer, mais pour en permettre la reprise
langagière par le sujet – deviennent nos points d’appui pour
tenter de redonner à nos patients une enveloppe psychique
et un accès à ces excitations mal pulsionnalisées et volontiers
clivées, de dramatiser en quelque sorte ces registres
archaïques de la souffrance narcissique qui débordent – ou
échappent – au champ du langage verbal.
Plus que la cure « classique » sans doute, le dispositif
du psychodrame analytique est, par sa position au carrefour
entre la mise en jeu du corps et son expression langagière
transféro-contre-transférentielle, un « observatoire » privi-
légié 7 pour l’exploration des « conditions » de la symbolisa-
tion, cet « en-deçà de la symbolisation » pour celui qui la
postule uniquement langagière, auquel je préfère aujour-
d’hui une conception des symbolisations qui les considère
comme plurielles.
Fait important, cette pluralité des symbolisations tra-
vaillant de manière simultanée et hétérogène, dans une hété-
rochronie des registres psychiques rend caduque l’opposition
entre symbolisation et conditions de la symbolisation, à
moins que l’on admette que ces « conditions » ne soient elles-
mêmes rien d’autre que de la symbolisation, mais qui tra-
vaille autrement que celle du lapsus, du rêve ou du mot
d’esprit.

7. Je considère le psychodrame comme un dispositif qui permet une


« lecture » plus aisée des phénomènes psychiques de même nature, mais
très condensés, qui surviennent dans le cours d’une cure classique. M. de
M’Uzan ou C. Botella et S. Botella, en particulier, en ont donné de mul-
tiples exemples, touchant notamment à la perturbation identitaire du
psychanalyste. Le cadre analytique classique peut également devenir le
lieu de leur mise en acte. Mais cela ferait l’objet d’un autre travail.
194 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

Chacun de ceux-ci signe en effet une certaine qualité du


fonctionnement des instances intrapsychiques, une « bonne
habitation de la maison psyché », alors que les symbolisations
primaires se caractérisent par trois ordres de faits.
Elles sont ancrées dans la sensorialité et dans l’affect,
et opèrent à partir des traces perceptives et mnésiques pour
retrouver la source des premières matrices signifiantes.
Elles se déploient non plus dans l’intrapsychique mais
dans l’espace intermédiaire ou transitionnel et, de ce fait,
« appellent » la présence et les capacités transformation-
nelles de l’objet.
Elles s’autosymbolisent en même temps qu’elles tra-
vaillent à symboliser, contribuant ainsi de façon centrale à
la constitution de l’identité et à l’autoreprésentation.
Pluralité des symbolisations donc, mais aussi nécessité
de l’implication de l’environnement pour retrouver la
source des premières matrices signifiantes via les symbolisa-
tions primaires !…

TROIS MODÈLES
Mais avant de montrer comment ce dispositif permet
d’accéder à, et de remanier des structures caractérielles nar-
cissiques a priori peu accessibles à un abord analytique,
disons, « plus classique », je rappellerai brièvement quelques
conceptions sur cet abord longtemps considéré comme pra-
tique marginale s’adressant aux enfants, aux adolescents ou
aux patients psychotiques, qui devient de nos jours un des
centres de la pratique et de la théorie, et voit son enseigne-
ment se développer très considérablement dans les instituts
de formation.
Plusieurs modèles – qu’il serait plus exact de considérer
comme autant de vertex – que je ne ferai que citer briève-
ment, ont été décrits depuis l’introduction du psychodrame
en France, pour rendre compte de l’efficace d’une technique
Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 195

qui met en tension les registres corporel et langagier, et


s’adresse aujourd’hui à des patients en grande difficulté à
jouer le jeu de l’analyse et à profiter du site analytique, du fait
de la précarité de leur capacité de représentation et d’auto-
représentation. Des patients pour qui, du même coup, toute
régression est vécue comme un risque majeur pour la psyché,
ce que notera bien J. Press dans son rapport sur les construc-
tions présenté à Genève (2007).

Le modèle du rêve
Dans la phase initiale où les analystes explorent et
découvrent les qualités du psychodrame, le modèle de réfé-
rence de toute activité analytique est le modèle du rêve et de
la névrose. Les conditions de la séance induisent en effet un
état particulier proche du rêve (Anzieu, Pontalis) d’où la place
donnée, et ceci pour une longue période, au rêve comme
modèle de la séance dans la psychanalyse de langue française.
Il va en être de même pour le psychodrame, bien que
les conditions en soient radicalement différentes, ce qui fera
écrire par exemple que celui-ci « permet à la psyché de
mettre en scène les conflits psychiques dans l’espace du
groupe, qui travaille alors selon des procédés figuratifs du
type onirique à forte charge sensitivo-motrice » (Jeammet
et Kestemberg).
Nous savons aujourd’hui que ces procédés figuratifs
relèvent essentiellement du primitif et du clivage psy-
chique, plutôt que du refoulement et d’un jeu souple des
instances psychiques.
Dans ce temps inaugural, on reconnaît certes que le jeu
psychodramatique introduit des paramètres particuliers, mais
par contre leur valeur symbolisante n’est pas encore reconnue
pour ce qu’elle est, à savoir la mise en jeu de modes particu-
liers, spécifiques de symbolisation, ceux des symbolisations
primitives, corporelles ou primaires, bien différentes des sym-
bolisations langagières de l’espace névrotique.
196 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

Le traumatisme
Un deuxième modèle va supplanter ce modèle du
rêve, le modèle « antitraumatique », dans lequel le psycho-
drame, comme la cure d’ailleurs se doivent d’abord de
lutter par leur action « contenante » contre le risque de
perte de continuité psychique avec sa cohorte d’angoisses
de séparation, de liquéfaction, de chute dans le vide. On
voit là que l’accent passe de la conflictualité œdipienne aux
assises narcissiques et aux failles dans sa constitution.

L’espace de transformation
Le modèle de référence devient alors le jeu, et plus
encore le rétablissement, si ce n’est même dans bien des cas
la découverte d’une capacité d’expérimenter un jeu créatif,
ouvert sur le nouveau, l’informe, l’inconnu, plutôt que pris
dans la stérilité de la répétition. Un jeu créatif qui ne sera
pas sans lien avec la créativité primaire, « l’activité libre
spontanée du nourrisson » (Pickler) explorant et créant son
corps sous et dans le regard de la mère.
Le psychodrame devient ainsi le lieu d’un jeu transfor-
mationnel, lieu d’un copensé, coéprouvé, où le thérapeute
médium malléable (Milner, Roussillon) permet, outre tout
ce qui a été dit préalablement de la mise en scène des conflits
intrapsychiques – qui reste pertinent –, de revenir, en s’ap-
puyant sur les « mémoires du corps », à l’ancrage corporel de
l’activité de symbolisation, autre manière de nommer les
symbolisations primitives, qui concernent au premier chef la
constitution du sujet et du même coup les différenciations
entre dedans et dehors – alors que le modèle du rêve ou de la
névrose sous entendaient l’existence d’un sujet constitué,
consistant, même s’il n’est jamais « maître de sa monture » –,
ce travail de « construction » étant un temps préalable obligé
pour que les conflits intrapsychiques puissent eux aussi se
représenter dans et par le langage.
Deux moments cliniques de cure analytique par le
psychodrame illustreront à présent la pluralité des registres
Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 197

mobilisés en psychodrame et cet ancrage corporel de l’acti-


vité de pensée en séance, si essentiel avec tous ces patients
qui remplacent ce fonctionnement souple des instances par
les logiques du clivage et de la destructivité.

BERNARD 8
Bernard est compositeur. Il est proche de la soixan-
taine, et son œuvre tient une grande place dans sa vie, et en
tous cas dans ce qu’il nous en dit dans ce psychodrame qu’il
fréquente assidûment depuis un an et demi.
Mais cette œuvre, plutôt que sublimation réussie,
semble bien plutôt refléter ses conflits intérieurs, et surtout
sa difficulté à renoncer aux rivages de l’omnipotence infan-
tile. Elle est source de tous les conflits dont il expose et va
jouer les circonstances et le déroulement dès le début du
psychodrame, affrontements de tonalité très nettement
paranoïaque avec les « Institutions » qui ne le reconnaissent
pas et lui refusent des conditions de travail et de vie
décentes. Cette œuvre est certes le lieu où s’expriment ses
interrogations sur le vrai et le faux, sur ce qui relève du
superficiel et de l’effet facile ou au contraire de l’expression
la plus authentique du rapport à soi-même et au monde.
Mais elle est aussi le moyen d’une répétition inlassable – par
exemple quant il oublie d’apporter ses œuvres à la veille
d’une audition dans laquelle il sait devoir tenir une position
centrale – de ce qui apparaitrait superficiellement comme
l’expression d’une névrose d’échec, ou d’un solide maso-
chisme mais qui relève bien plus à nos yeux de cet impos-
sible renoncement à l’autosuffisance grandiose. La posture
de l’artiste maudit, mal aimé de la société qui lui refuse tout

8. Extrait de l’article intitulé : « Un lieu pour construire du sujet, psy-


chodrame et symbolisations plurielles », RFP, vol. 72, 5, 2008.
198 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

épanouissement et toute reconnaissance sociale est un


refuge et une figure héroïque inversée confortables, mais
Bernard peut tout de même s’en « décoller » au fil des
séances – par exemple quand il termine et signe un jour une
série de partitions restées inachevées, et donc intempo-
relles , il va nous apporter des éléments de son histoire qui
nous permettent de penser son vécu infantile qui va se
répéter comme on le verra dans la relation transféro-contre-
transférentielle. Bernard est né après un enfant mort peu
avant la naissance ? en bas âge ? Ceci n’est pas clair, mais
enfant en tous cas dont sa mère n’a jamais pu faire le deuil,
et il va devenir en grandissant une sorte de « Poil de
carotte » identifié masochiquement à sa place de victime. Il
nous sidèrera lors d’une séance en nous apprenant qu’il
avait un jour découpé toutes les lanières du martinet dont
sa mère le menaçait régulièrement, pour ensuite le recons-
tituer patiemment en recollant avec soin chaque lanière,
avant d’en faire cadeau à celle-ci pour son anniversaire !
Enfant unique, Bernard ne trouve pas plus de secours
objectal ni narcissique du côté paternel, tant il est agrippé,
semble-t-il, à son martyre d’enfant inadéquat et décevant.
L’affrontement, à la moindre occasion, aux valeurs bour-
geoises de ce père, à l’argent et au « nœud papillon » devient
alors une solution, prolongement d’un registre œdipien
plutôt de bon aloi à nos yeux par rapport à ce qui aurait pu
s’organiser comme position mélancolique, avec son risque
de dépression clinique durable 9. Intéressante également
nous apparaît sa richesse de figuration sensorielle : les
lumières de son « antre » (c’est le nom qu’il donne au lieu
où il compose), celle des matins, les vives colorations de ses
rêves. Et nous nous interrogeons, au gré de notre contre-
transfert, sur les qualités de sa musique, comme nous

9. Mais l’indignation est plus forte chez lui que l’indignité… (Denis).
Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 199

constatons la variabilité de notre « réceptivité » au per-


sonnage : selon les personnes, selon les séances, Bernard
est irritant et « insupportablement narcissique », ou au
contraire touchant, émouvant, voire même presque
séduisant…
Il n’empêche, cette analyse est tout de même préoccu-
pante au début par la massivité caricaturale des défenses
caractérielles narcissiques – raison même de l’indication de
psychodrame – qui font des premiers mois de ce traitement
une sorte de monologue fermé sur lui même mené par cet
homme au sourire carnassier, à la surdité prononcée à
l’égard de tout ce qui vient de l’autre.
Il n’est pas inutile de rapporter ici les conclusions du
collègue qui a indiqué la cure par le PSD :
« Que faire pour cet homme de la soixantaire ? Je
n’imagine pas une psychothérapie en face à face, ni pour lui
ni pour l’analyste. Il demande une femme “pour aller très
loin” : on pense bien sûr à la mère. J’aimerais l’avis du
Dr X. pour le cas où il aurait une place dans un groupe (ce
qui sera récusé par le Dr X. par crainte que ce patient ne
“sabote tout le groupe”). Je doute d’ailleurs que ce patient
accepterait.
Je ne vois guère d’autre issue […]
Et il conclut : en résumé, personnalité narcissique
avec des traits de caractère projectifs et une rigidité impor-
tante, probable imprégnation alcoolique sous-jacente chez
un homme intelligent, au vocabulaire recherché et auquel
on prêterait volontiers, à l’entendre parler des lieux et de
l’espace, un réel don artistique. »
Le début du traitement va de fait largement confirmer
les inquiétudes du consultant. Qu’il s’agisse de nier les
efforts du directeur de jeu ou les interventions de l’un ou
l’autre des psychodramatistes, Bernard va longtemps « rem-
plir » l’espace des séances et du jeu par le récit de ses conflits
avec les autorités institutionnelles à propos de son lieu de
200 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

travail : celui-ci est invivable, inconfortable, mal chauffé,


mal fagoté pourrait-on dire pour en souligner l’évidente
dimension d’enveloppe psychique déhiscente et de narcis-
sisme défaillant. Comment pourrait-il dès lors permettre à
Bernard d’exprimer sa créativité, encombré qu’il est de sur-
croit par la présence de sa compagne-mère et de l’enfant
que Bernard a eu sur le tard avec elle, et qui exprime lui
aussi des besoins personnels ?…
D’entrée de jeu également, Bernard nous indique
aussi les solutions qu’il a adoptées pour lutter contre sa
détresse narcissique : l’attaque contre les liens, pratiquée de
mille manières, oubli des noms des thérapeutes, effacement
des interventions du directeur de jeu – qui aura plus d’une
fois le sentiment de « prêcher dans le désert » –, attaques du
setting et du jeu lui-même, qui trouveront leur apogée dans
cette séance où Bernard donne le thème du jeu, se lève,
s’entretient avec la plus grande sthénie avec un interlocu-
teur imaginaire et se rassoit, avant même que le jeu ait pu
être « construit »…
L’impossibilité d’intégration de la destructivité le
conduit aussi répétitivement à s’attaquer et à s’effacer lui
même, par exemple en « s’oubliant » dans la distribution
des rôles ; enfin, l’omnipotence infantile apparaît en clair
dans le contenu de rêves à caractère grandiose dont il se
délecte à nous raconter les détails en séance, comme celui
où il se voit face à un immense oiseau-phallus-phœnix, ou
celui, plus omnipotent encore si cela était possible, de la
descente de la 5e avenue à New York, tel Hannibal partant
à la conquête de Rome, juché majestueusement sur le dos
d’un énorme éléphant ; et, de fait, notre patient n’est pas
sans évoquer le pachyderme… à cette différence près que sa
cuirasse est bien fragile et vulnérable…
La séquence que j’ai choisi de présenter pour illustrer
et discuter mes conceptions des symbolisations plurielles va
porter sur deux séances successives, à huit jours d’intervalle
Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 201

dans lesquelles on peut voir, comme faisant suite à d’une


atténuation de ses défenses narcissiques, une véritable crise
de dépersonnalisation et de l’activité de représentation, qui
va être suturée pourrait-on dire par le recours en séance à
des modes plus primitifs de symbolisation.
Le contexte récent est le suivant : Bernard vient de
retrouver, chose rarissime, au cours d’une séance récente un
souvenir d’enfance extrêmement vif, et considéré comme
tout à fait improbable par sa mère lorsqu’il en avait parlé à
cette dernière, décédée entretemps. Elle lui avait dit qu’il
était trop jeune, et qu’il était donc impossible à ses yeux
qu’il ait conservé un tel souvenir.
« Il a moins de deux ans, sa mère descend avec lui dans un
abri souterrain, la guerre fait rage autour d’eux, il sent le contact
du manteau blanc (protecteur) de celle-ci tout contre lui. »
Juste avant cette remémoration, la mise en scène d’un
rêve l’avait confirmé dans la possibilité de (re)trouver en lui
des sources vives et du plaisir à vivre.
Tout ceci rend Bernard plus assuré, il prend consis-
tance sous nos yeux, donne et affirme ses opinions, rentre
plus dans les jeux au lieu de nous apparaître – et de se res-
sentir lui-même – comme un personnage présent-absent,
absent à lui-même.
Bernard change, en somme, et c’est précisément
cette ouverture nouvelle dans son fonctionnement
qui causera la crise.
Survient alors un événement extérieur qui prend une
dimension « traumatique ». Sa femme, suspectée de malver-
sation, risque d’être renvoyée de la boutique de luxe où elle
travaille. Lorsqu’il nous en fait le récit, la passion para-
noïaque n’est pas très loin et nous évoquons même, sans y
croire plus que ça, la possibilité d’une issue délirante devant
la violence des propos et l’idée d’un véritable guet-apens
qui lui aurait été dressé. Nous sommes certes familiers du
discours de persécution de Bernard, mais cela rassure notre
202 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

petit groupe de voir qu’il peut jouer une scène à ce propos


et plus encore qu’il peut entendre ce que lui dit le directeur
de jeu : sa façon habituelle de « disparaître à lui-même »
n’est-elle pas à relier au danger que représente pour lui l’in-
tensité de ses sentiments, et notamment sa violence ?

La séance suivante
Bernard démarre « sur les chapeaux de roue » : la
convocation de sa femme a été reportée avec une désinvol-
ture inacceptable… puis, au lieu de poursuivre sur ce
thème paranoïaque, il se calme en constatant avec étonne-
ment qu’il s’était senti comme coupé en deux durant la
semaine, une partie de lui étant totalement engagée dans ce
conflit, tandis que l’autre pouvait, de façon tout à fait
imprévue, composer tranquillement. Il associe alors sur
Cézanne, qui s’était enfermé dans son atelier en apprenant
la mort de sa mère et avait peint toute la journée, avec l’in-
tense concentration que cela implique 10.
Le directeur de jeu l’interroge alors sur sa réaction à la
mort de sa mère, et une scène est jouée, dans laquelle Ber-
nard se met en scène, dédoublé mais d’une autre façon : il
sera deux personnages différents, lui à l’âge où il apprend ce
décès, et lui aujourd’hui, identifié à Cézanne. Le jeu com-
mence, et pendant que « sa mère » lui reproche son indiffé-
rence, le psychodramatiste qui joue Cézanne insiste sur le
caractère élationnel/fusionnel de l’acte de création, qui
abolit mort et séparation.
Bernard reprendra cette idée dans ses commentaires
après le jeu, en constatant : « ma mère est ma matière… ses
états affectifs, sa douleur et sa détresse sont la source de ma
créativité ».

10. Mais on peut évidemment penser ici à l’alexithymie de la journée de


Meursault dans L’étranger (Camus).
Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 203

Et comme il s’excuse pour la « grossièreté » de cette


expression, le directeur de jeu lui fait remarquer qu’on parle
aussi bien de matière noble que de matières fécales, et
demande à Bernard si sa façon de s’enfermer seul avec son
œuvre en se maintenant hors champ de la reconnaissance
par ses pairs/pères, ne serait pas une façon de rester seul
avec cette mère, et de ne jamais s’en séparer. Le trouble de
penser suit immédiatement cette interprétation.
Bernard commence en effet alors à développer une
idée, mais elle lui échappe en même temps qu’elle lui
vient… il a l’idée d’un jeu, et puis aussi, il y a une odeur
qu’il vient de ressentir ici-même, en parlant, mais elle
(l’idée ? la perception sensorielle ?) s’est évanouie, elle s’est
comme diffusée, dispersée. Il faudrait… oui, c’est ça, qu’il
puisse dire ce qu’il pense sur le travail de créateur, et les
psychodramatistes seraient là, mais ça ne se passerait pas
dans le psychodrame, non, çà se passerait ailleurs, dehors,
dans une salle de concert et ils seraient là chacun personnel-
lement, pour lui permettre… pour l’aider à dire et pour
contenir ce qu’il cherche à exprimer.
La scène n’est pas jouée – comment aurait-elle pu
l’être dans ces termes ? –, mais Bernard sort alors son
trouble, présent jusque dans le flou de son langage, et il
retrouve la cohérence ordinaire de son discours, ce qui lui
est souligné par un psychodramatiste, qui se lève de
manière spontanée, avec le sentiment d’une intervention
« dans l’urgence » et joue en double le trouble et son apai-
sement :
« Après m’être senti tout à l’heure “comme évanoui,
effluvé, dispersé” dans mes sensations, je me retrouve enfin
– au sens le plus littéral – à nouveau “dans le langage 11”. »

11. En ceci, le trouble de penser est bien ressenti/ considéré comme crise
dans l’autoreprésentation, qui est – à ce stade – plutôt protoreprésenta-
tion de l’objet-zone complémentaire (Aulagnier).
204 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

Ainsi peut être soulignée et mise en mot par le jeu en


double, la « crise » représentative, à la limite de la déperson-
nalisation, dans la séquence qui vient de se dérouler.
La séance se termine peu après.

PREMIERS COMMENTAIRES
Que s’est-il donc passé dans cette séquence, à nos yeux
cruciale dans le travail d’appropriation subjective, pour
Bernard ?
Nous sommes bien évidemment réduits à des hypo-
thèses, rien ni personne n’en donnera jamais la preuve, mais
celles que nous avançons témoignent de notre compréhen-
sion de la dynamique du transfert et du contre-transfert,
mais aussi de nos conceptions du travail de la psyché.
Nous avons, selon nous, assisté à l’émergence d’un
moment de fonctionnement mental de type hallucinatoire
et à sa tentative de symbolisation. Cette rupture du pen-
sable survient à un moment du traitement où les figures
persécutrices habituelles de notre petit « Poil de carotte »
– figures habituelles et protectrices, puisque rien n’est
meilleur pour la continuité psychique qu’une bonne persé-
cution – cèdent la place à la possibilité, très nouvelle, d’ac-
céder à une rémémoration sensorielle forte : celle du vécu
corporel de protection par la mère (l’épisode du métro pen-
dant la guerre). La rupture traumatique brutale dans l’envi-
ronnement actuel, soutien narcissique fort de Bernard, sa
compagne, vient faire résonnance, deuxième temps trauma-
tique de cette rémémoration, et entraine une crise dans la
pensée et dans l’autoreprésentation.
Dit autrement, Bernard – cet homme familier du pas-
sage par des registres sensoriels non-langagiers – parce qu’il
a pu, grâce à l’espace potentiel de la cure psychodramatique,
renoncer à son fonctionnement omnipotent et clôturant
habituel, se trouve confronté dans cette séance :
Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 205

– au débordement « traumatique 12 » de la symbolisation


langagière, qu’il s’agisse de l’excès de ses désirs incestueux
(l’odeur maternelle), ou à l’opposé du non/vécu de perte
catastrophique de ce rapport corporel à la mère (la couleur
blanche et le blanc de l’absence) ;
– à la possibilité de sa symbolisation en séance, ceci entre
autres dans l’intervention en double. Symbolisation des
effets du débordement de la psyché, prise entre le trop de la
rémémoration incestueuse et le pas du tout de la carence du
contenant maternel – assuré dans l’actuel par sa com-
pagne –, ou encore à l’impossibilité de circuler entre les
deux… Quoiqu’il en soit, cette souffrance psychique primi-
tive aboutissait à un même résultat : celui de la possibilité
qui nous était donnée de transformer ce non symbolisé pri-
maire en matériau intégrable pour la psyché.
Quant à la demande que les psychodramatistes ne
jouent pas un rôle, mais soient « eux mêmes » – être là eux-
même, en personne, on a envie de dire « en chair et en os » –
elle pourrait, de ce point de vue, être entendue comme
appel à appropriation subjective de cet éprouvé saturé en
sensorialité qui déborde les capacités psychiques de symbo-
lisation.
Cette hypothèse nous sera, selon moi, confirmée par
le déroulement de la séance suivante.
Bernard revient huit jours plus tard avec, dit-il, « un
petit bout de rêve » dont il ne sait pas quoi faire. Le direc-
teur de jeu est absent ce jour-là (ce dont Bernard avait été
prévenu à la fin de la séance rapportée plus haut) et c’est
moi qui dirige le psychodrame en son absence. Je note la
modestie avec laquelle il parle de ce rêve, qui contraste avec
les rêves grandioses si valorisés d’habitude, et je le sollicite
pour qu’il en dise plus.

12. Le trauma actuel externe faisant écho à la potentialité traumatique


interne, pour reprendre ici les termes de J. Press.
206 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

« C’était dans un endroit familier pour moi, un climat


bizarre, un peu étrange, une grande dune… un endroit où
je suis chez moi… En haut de la dune, un bunker, block-
haus à la forme étrange d’un sous marin en béton, je suis
sur le bout de la plateforme, il y a une lumière bien connue,
celle que j’avais déjà vue dans un autre rêve. »
Interrogé après le jeu, Bernard précisera que la lumière
du rêve est la même que celle qui éclairait un ancien espace
de travail, « cet autre antre » dont il a conservé une nostalgie
indépassable, la même aussi que celle qui baignait le rêve de
naissance d’un grand oiseau, fait plusieurs semaines aupara-
vant. Une lumière ni hostile, ni agréable, « entre chien et
loup », neutre.
« Sur la gauche, comme un grand mur de sable, très
haut, cette immense dune, imposante, jaune, mais faite
d’une matière bizarre, “limite décor” : on ne savait pas si
c’était la réalité ou si c’était un mur factice, un décor. »
« Je suis au bout, je dois plonger, il y a un fort courant,
dangereux qui peut vous faire dériver au large, mais comme
je suis familier des lieux, j’ai une mémoire des lieux, des
repères qui me permettent de trouver le contre courant. » Et
Bernard insiste à plusieurs reprises, comme surpris lui même
par cet éprouvé inhabituel, se situant à l’opposé de l’omnipo-
tence habituelle : il a dès le début le sentiment qu’il va s’en
sortir, il a ces repères en lui (qui tiennent et le tiennent) : « Je
ne comptais que sur moi et je savais que ça irait… »
Les rôles sont distribués, la dune, la lumière, les cou-
rants marins (non sans mal et en dernier) et la scène est
jouée, dans une grande concentration de Bernard, quasi
immobile.
Après la scène, Bernard demande à faire une paren-
thèse, à propos de cette sécurité intérieure éprouvée là : il a
fait beaucoup de navigation à une époque de sa vie, mais
n’a jamais eu peur en mer, même dans les conditions les
plus dangereuses.
Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 207

Je suis frappé de la reprise dans le rêve des aspects d’in-


quiétante étrangeté (le factice, le familier étranger) et
décide de les relier à la rupture de la fois précédente : je lui
rappelle donc qu’il avait aussi parlé d’une odeur à la séance
précédente, est-ce qu’il a retrouvé ce dont il s’agissait ?
« Une odeur d’algue ? » (je n’y pensais pas moi-même
en revenant sur la « crise » de la semaine précédente)…
« peut-être »…
Puis il associe.
« Il y aussi une odeur très importante pour moi, celle
des pins, de la résine, c’est aussi celle des bateaux…, c’est
cette odeur que j’ai recherché chaque fois que je voulais
acheter un parfum… c’est la même odeur qui me manque
cruellement certaines fois quand je compose 13. »
Une odeur de mère ?

MÉLI-MÉLO 14
Ceci nous permet une transition aisée avec le cas sui-
vant, Méli Mélo, qui nous permettra d’approfondir le rôle
transformationnel de l’environnement thérapeutique.
J’évoquais plus haut l’intéressant travail de R. Rous-
sillon « La métapsychologie des processus et la transitionna-
lité », tentative de relecture rétrospective de l’œuvre
freudienne à la lumière des apports de Winnicott, visant à y
faire apparaître la nécessité d’une position transformation-

13. Dans la suite de cette séquence, Bernard fit un « rêve humoristique »


qui ouvrit largement à la polysémie et à l’interprétation du pulsionnel,
de l’œdipe et de la castration.
14. Extrait de l’article intitulé « J’ai mal à ma mère », RFP, vol. 71, 1,
2007.
L’observation de Méli-Mélo a été rédigée à partir de l’élaboration collec-
tive du groupe de psychodrame. Une première lecture en avait été
donnée au colloque de Chambéry sur l’œuvre de René Kaës (avril 2005).
208 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

nelle de l’objet. Quelque soit l’intérêt d’une telle démarche,


elle ne doit pas effacer le véritable retournement opéré par
Winnicott, par rapport aux thèses Freudiennes, par exemple
avec son article de 1955 « les aspects métapsychologiques et
cliniques de la régression au sein de la situation analytique »,
où il écrit :
« Il est normal et sain qu’un individu soit capable de
défendre le self contre une carence spécifique de l’environ-
nement en gelant la situation de carence. Ceci s’accompagne
d’une hypothèse inconsciente (qui peut devenir un espoir
conscient) : il se présentera ultérieurement l’occasion d’une
nouvelle expérience, la situation de carence sera alors
dégelée et revécue, l’individu ayant régressé dans un milieu
qui fait l’adaptation nécessaire. »
Cette citation appelle plusieurs commentaires.
Le gel, la congélation qui peut aisément se traduire en
termes de déni-clivage du Moi, opération bien différente
d’un refoulement, n’efface pas toute attente d’un insu dif-
férent ; « l’hypothèse inconsciente » en serait le témoignage,
qui confirme bien qu’il y a clivage entre registres différents
du psychisme. Le dégel, la reviviscence de ce qui n’a pas été
pleinement vécu lors de la situation primitive, implique
également que la régression trouve un milieu « qui fait
l’adaptation nécessaire », adaptation qui se fera en terme de
cadre et en terme de processus, et le psychodrame en est un
exemple privilégié – lui dont le dispositif fait travailler les
différentiels (topique, spatial, temporel) à partir d’une
indifférenciation consentie « tous dans le même bain ».
Dans son texte précurseur, Winnicott, pour qui la
régression traduit toujours l’existence d’une organisation
du Moi et la menace d’un chaos, souligne l’importance du
contretransfert de l’analyste, qui gagne toujours à affronter
de telles difficultés ; il différencie clairement ces régressions
à l’état de dépendance, des régressions instinctuelles, et met
l’accent sur les modalités spécifiques de symbolisations qui
Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 209

s’y expriment, notamment en passant par l’acte par exemple


« il faut tolérer le passage à l’acte dans ce genre de travail,
écrit-il, afin que le sentiment de réalité (le vrai self)
reprenne son développement ».
Manière de dire avant la lettre la pluralité des registres
de symbolisations (voir chap. 11), la nécessité de faire tra-
vailler les symbolisations primaires à partir de la situation
gelée, mais manière aussi d’introduire le débat pulsion-
environnement.

REFORMULER LA THÉORIE DE LA PULSION


Faut-il rappeler que les situations de gel psychique
dont parle Winnicott aboutissent à des défaillances plus ou
moins massives de l’activité de représentation, à une cli-
nique du déni-clivage du Moi, plutôt qu’à un fonctionne-
ment souple des instances intra-psychiques ?
On a alors à faire à de l’excitation psychocorporelle
non ou mal liée, à des troubles des limites avec confusion
entre dedans et dehors, qui vont donner une tonalité très
singulière aux mouvements régressifs et obliger l’analyste à
un travail préalable d’appropriation et d’objectalisation, de
pulsionnalisation de la pulsion – ce que d’autres auteurs
qualifient de subjectivation – pour pouvoir donner sa
pleine mesure au fantasme et au champ du langage ; travail
de « léchage 15 », ou de symbolisations primaires qui devra
aller chercher les traces perceptives-mnésiques corporelles
(la mémoire du corps) pour élaborer les angoisses les plus
primitives, qu’il s’agisse d’agonie et de perte du contenant
psychique, ou des aléas de la destructivité. L’une et l’autre
font barrage au « laboratoire de la pensée et des petites
quantités psychiques », bref aux symbolisations secondaires
langagières.

15. Comme on parle d’un « ours mal léché ».


210 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

Remarquons au passage que, chemin faisant, la


théorie de la pulsion se transforme elle aussi, et la pulsion
devient dès lors « exigence de travail psychique de liaison et
de transformation imposée à la psyché » non plus seule-
ment en raison de son lien au corporel, mais aussi du fait
de la situation (primitive) intersubjective (Kaës), et donc
également de son lien à l’objet16.
« Un bébé, ça n’existe pas [seul] », disait Winnicott…
Cela veut-il dire que la théorie de la pulsion est
devenue caduque ? Bien au contraire, pourrait-on dire puis-
qu’elle en sort enrichie et complétée, plutôt que de voir la
psychanalyse se transformer, comme cela arrive trop sou-
vent, en psychologie psychodynamique développementale
réparatrice des carences précoces et autres défauts de l’envi-
ronnement premier. Rappelons d’ailleurs à ce sujet, comme
le remarque D. Ribas, que pour Winnicott la valeur répara-
trice de la régression, loin de relever d’un quelconque « don
du bon qui aurait pu manquer » procède en bonne part de
la capacité de l’analyste à assumer les reproches adressés à
l’objet primaire, permettant ainsi le passage de l’utilisation
de l’objet dans la destruction, à la relation à l’objet. On se
souvient de l’expression devenue célèbre du même Winni-
cott : « l’analyste est utilisé pour ses failles ».

J’AI MAL À MA MÈRE


Voyons à présent ces différents aspects de la relation
transférocontretransférentielle dans la clinique. Je mettrai
l’accent sur deux moments du processus, représentatifs à
mes yeux de deux polarités opposées de la régression :
– le temps de l’agir, ou la régression « traumatique-
antitraumatique » ;

16. B Brusset arrive à une formulation très proche de celle-ci dans son
rapport pour le congrès de Lisbonne (2006).
Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 211

– le temps de l’oubli, ou la régression « anti-évolutive-


évolutive ».
Méli-Mélo est le surnom que nous avions choisi de
donner à notre patiente, on verra plus loin pourquoi, non
sans avoir régulièrement hésité entre nous sur son
prénom. Méli-Mélo a 42-44 ans, mais surtout elle est
comme sans âge.
Dès le début, elle va nous frapper par la virtuosité de
ses stratégies négatives, qui déploient tout l’éventail des
manières de dire « Non », « Ne pas », ou « Je… ne pas »,
stratégie clairement affichée d’ailleurs sur les chaussures de
tennis noires qu’elle porte, et sur lesquelles sont inscrits ces
deux mots : « no name »…
Méli-Mélo ne nomme pas les acteurs des jeux qu’elle
finit, non sans mal, par proposer, elle ne précise pas les
situations et refuse d’en différencier les personnages, préfé-
rant rester dans le flou et l’indécis. Ceci, joint à mille autres
manières de malmener subrepticement le cadre (retards
répètés, non discrimination entre les lieux de la consulta-
tion tels que le couloir, la salle d’attente et la pièce où nous
la recevons, propositions de jeux laissés « à l’initiative des
acteurs » qu’elle se refuse à choisir, ou à qui elle demande
de jouer leur propre personnage, etc.) conduit la directrice
de jeu à très vite allier – après quelques séances « explora-
toires » – rigueur et réceptivité, rappelant régulièrement à
Méli-Mélo les règles du jeu du psychodrame, tout en lais-
sant se dérouler un discours flou, parsemé de plages de
silence, ambigü, chuchoté quasiment dans son oreille. L’in-
forme et la limite…
D’entrée de jeu donc, Méli-Mélo nous confronte à des
mouvements psychiques peu cernables en quête de forme.
Non advenu et terreurs agonistiques primitives d’une part,
destructivité incoercible de l’autre ; telles seront les deux
problématiques entre lesquelles nous allons osciller, étant
entendu qu’une configuration œdipienne caricaturalement
violente aura été esquissée au premier abord.
212 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

Le rappel de quelques notes des consultations initiales,


menées par le Dr M., consultant chevronné, va nous per-
mettre de compléter le tableau clinique avant de décrire
plus précisément certains mouvements processuels qui
nous ont paru significatifs.
Le Dr M. note que l’impression initiale est celle d’une
histoire grave, à tonalité psychotique. La patiente évoque
allusivement une psychanalyse de dix ans, dont elle émerge
« zombique, cramponnée à une femme (un double) dont
elle copiait les gestes vitaux ». Elle a recommencé une ana-
lyse mais elle perçoit quelque chose qui ne va pas chez son
analyste. La difficulté à entendre sa parole, basse et mar-
monnée, renvoie à une « inhibition de toujours à parler »,
mais la lecture du compte rendu, qu’il serait impossible de
résumer ici, donne surtout le sentiment d’un entretien
constamment menacé par une sorte d’hypercomplexité du
fonctionnement mental dont les mouvements se retour-
nent sur eux-même.
Le consultant conclut ainsi le premier entretien :
« Sans doute voit-on là la trace d’un travail analy-
tique et est-on conduit à évoquer une forme d’arriération
affective, très incestuelle, avec une organisation phobique
serrée. Mais le débat (il s’agit d’une consultation
publique) évoque la possibilité de vécus projectifs débor-
dant le Moi. »
Le deuxième entretien « confirme et approfondit les
données du premier entretien, en particulier la gravité des
troubles relationnels borderline et l’importance des acquis
psychologiques », et plus loin : « le sentiment est envahis-
sant, l’amour une malédiction jouissive et douloureuse
qu’aucune distance intersubjective ne peut réguler ». Enfin,
nouveau commentaire de conclusion du Consultant, sur
lequel nous reviendrons, « il s’agit d’une borderline dont
tout le rapport à la parole est marqué par le refus de la cou-
pure qu’elle implique, et par l’aspiration fusionnelle, qu’elle
devrait contenir ».
Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 213

L’évolution ultérieure des consultations va montrer


qu’une reprise de psychothérapie devient envisageable, mais
un psychodrame est plus indiqué pour que puisse s’y jouer
clairement le problème des limites et de l’empiètement.
C’est dans ce contexte que nous commençons à tra-
vailler avec elle.
Comme je l’ai dit en introduction, je mettrai l’accent
sur deux moments privilégiés du processus, tout en mesu-
rant bien l’arbitraire d’un tel « découpage » du matériel des
séances, qui a été retravaillé à partir des divers points de vue
apportés dans le groupe des thérapeutes.

« LE CRI », OU LA RÉGRESSION
TRAUMATIQUE-ANTITRAUMATIQUE

Un premier moment intéressant dans le processus


analytique, moment que nous avons nommé « le cri de
Munch », survient au bout de quelques mois de traitement,
première (co)figuration plus que représentation à propre-
ment parler, passant par un agir d’une des analystes.
Quelques séances auparavant, une cothérapeute que
nous appellerons Mme R., alors débutante dans notre
groupe mais analyste confirmée par ailleurs, touche le corps
de Méli-Mélo au cours d’une scène ; nous lui « apprenons
donc le métier » en lui rappelant qu’en psychodrame on ne
se touche pas, on fait semblant, ce qu’elle intègre très bien
sur le moment. D’où notre surprise lorsque peu de temps
après, rebelote, et non des moindres : elle va prendre la
patiente par le bras et ne plus la lâchera malgré nos regards
désapprobateurs.
Ce jour là, Méli-Mélo propose une scène dans laquelle
elle veut s’approcher d’un bébé de 10 mois tout seul sur la
plage, sans sa mère. Mme R. joue un bébé quasi autiste, assis,
sourd, muet, absorbé en lui-même. Au moment où Méli-
Mélo s’approche du bébé, comme mue par un mouvement
214 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

intense qui la surprend elle-même, le thérapeute attrape


brutalement son bras et s’y agrippe littéralement, plus
qu’elle ne lui prend la main, faisant ainsi véritablement
corps avec elle. L’élaboration contre-transférentielle qui va
suivre immédiatement le jeu conduit notre collègue à évo-
quer le souvenir d’une séquence de psychothérapie avec un
enfant autiste au cours de laquelle elle s’était trouvée litté-
ralement « pénétrée » par un petit garçon qui avait, en
trombe, fourré son poing sous ses jupes, seul moyen pour
lui, à ce moment de la thérapie, d’avoir un contact psy-
chique avec l’autre. Elle écrira, dans son commentaire après
coup de la séance, que le bébé mis en scène par Méli-Mélo,
lui « évoque un très jeune enfant autiste, emmuré dans ses
sensations corporelles et viscérales, qui tentera de commu-
niquer (avec elle) dans une grande violence ». « Méli-Mélo
écrit-elle, me faisait vivre un partie d’elle autistique (ou non
née ?) qui cherche à s’agripper à toute approche vivante psy-
chiquement, sans lâcher prise. »
L’agir, dès lors, prenait le sens d’une régression qui
« stoppait » littéralement la désorganisation potentielle, une
régression antitraumatique en somme, s’opposant à une
déstructuration plus massive (Chervet).
Méli-Mélo avait réactivé dans le jeu cette détresse, et
son besoin de contact si cruellement nié tout au long dans
ses défenses par le rien.
Il faut souligner, fait important, l’intense excitation qui
envahit l’ensemble du groupe au cours de ce moment d’éla-
boration contre et inter-transférentielle à chaud. Le devenir
psychique de cette excitation très primitive, excitation dévo-
rante/destructrice du bébé Méli-Mélo dépendra comme
nous le montrerons plus loin de la capacité du groupe à per-
laborer et transformer ladite excitation très peu liée 17.

17. Une telle intervention pourrait être qualifiée de passage à l’acte.


Nous soutenons au contraire qu’il s’agit d’un passage par l’acte, et d’une
intervention en double narcissique.
Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 215

Je passerai plus rapidement sur une succession de


mises en scènes de l’objet-zone complémentaire qui vont
faire suite à cette première ouverture, à travers des thèmes
tels que décrocher la lune, attraper le ballon resté accroché
dans l’arbre – Méli-Mélo refusera d’ailleurs d’aller le cher-
cher, préférant rester addictivement collée à l’autre –, jeux
qui renvoient Méli-Mélo à un souvenir d’enfance dans
lequel elle demande à sa mère d’aller lui chercher des petits
pois en pleine nuit, demande paradoxale s’il en est puis-
qu’éloignant la mère pour prendre plus efficacement pos-
session d’elle. Accrocher, décrocher, coller à l’autre…
Tête comme clivée du corps, Méli-Mélo nous montre
dans le même temps qu’elle est assurément plus à l’aise
devant un ordinateur ou un problème de mathématiques
que dans la relation humaine à l’autre, mais la dynamique
comme l’économie pulsionnelle sont encore loin, pourrait-
on dire, le fonctionnement de Méli-Mélo alliant excitation
traumatique débordante et vidage brutal, en tout ou rien,
plutôt que mouvements de désir élaborés.
Dans le groupe des psychodramatistes, les positions
sont variées de l’un à l’autre, ni unitaires ni conflictuelles ;
Mme R., directement mobilisée contre-transférentiellement
comme on l’a vu plus haut, et très intéressée par ces modes
archaïques de fonctionnement de Méli-Mélo, apporte alors
au groupe des textes théoriques sur le bi et le tridimen-
sionnel, ainsi que sur les précurseurs corporels de la sépara-
tion (psychique).
Pour ce qui me concerne, je me trouve dans la posi-
tion de beaucoup intervenir dans les scènes, de manière
assez active, entre des formulations en double et des tenta-
tives de « greffe imaginaire » (Kristeva), en ayant le senti-
ment de jeux riches mais qui tombent dans le vide d’une
séance à l’autre ; l’absence de continuité domine à mes
yeux, et la partie qui se joue autour de la contenance et sa
défaillance va apparaître de plus en plus cruciale. Je me sens
216 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

être comme l’incarnation de pensées, quelquefois grossière-


ment œdipiennes incestueuses (jouer un père qui propose à
sa fille adolescente de venir s’asseoir sur ses genoux par
exemple), en quête d’appareil à penser les pensées. Ceci
produit chez moi un état singulier, mélange d’implication
intense mais sans lendemain et de désinvestissement aussi
rapide : en somme de l’excitation animant un kaléidoscope
d’ombres sans suite, ni continuité narrative.
Il est intéressant de noter que cet état s’étaye 18 sur la
confiance que je fais au groupe et au directeur de jeu tant
pour la fonction de contenir l’excitation que dans sa capacité
à introduire du tiers et de la distance. De fait fonction de
holding maternel et fonction tierce vont se jouer constam-
ment dans des allers-retours entre directeur de jeu et groupe.

« SYMBOLISATION DE LA SYMBOLISATION »
Un autre temps intéressant va apparaître, avec l’intro-
duction de scénarios symbolisant la situation symbolisante
elle-même : jeux d’enfants qui excluent ou dont s’exclue
Méli-Mélo, groupes dans lesquels elle hésite à entrer, puis
scène d’école dans laquelle Méli-Mélo exprime clairement
son identification à la « maîtresse de jeu ».
C’est au cours d’une de ces scènes qu’apparaît la figure
de Paul, garçon dont la destructivité devant tout mouve-
ment de construction (il casse ses legos) est interprétée dans
le jeu comme une tentative pour s’approprier la maitresse
pour lui tout seul. Durant cette scène, « les enfants » rap-
prochent leurs chaises autour de Méli-Mélo, afin de bien
marquer corporellement que chaque participant du psycho-
drame est ici une partie du monde interne de Méli-Mélo.
À la séance suivante, fait inhabituel, celle-ci commence
par revenir sur Paul. Elle n’imaginait pas qu’il pouvait

18. Comme pour l’agir précédemment décrit.


Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 217

détruire pour exprimer une demande d’aide ou d’amour.


Elle, elle ne savait pas demander. Sa demande passait par la
maladie : elle faisait de l’asthme, ce qui lui permettait de
rester à la maison. Méli-Mélo propose alors une scène « entre
un malade imaginaire et un médecin ». Elle joue le médecin,
je joue le malade qui arrive et se plaint :
« J’ai mal à ma mère. Quand elle n’est pas là, j’as-
phyxie, quand elle est là et envahit tout, je ne sais plus quoi
faire (de moi). »
Méli-Mélo-médecin suggère alors que le malade
puisse en parler à sa mère !
Je ne suis pas mécontent, sur le moment, de la réussite
langagière qui pointe la relation impossible entre Méli-
Mélo et sa mère, et surtout de la richesse symbolisante de
cette séquence très intense qui est suivie d’une élaboration
interprétative du directeur de jeu, faite à partir des associa-
tions et des remémorations de Méli-Mélo.
Nous arrivons ainsi à la semaine qui suit, semaine où
nous travaillons en séminaire sur le matériel régulièrement
noté par deux d’entre nous. C’est là que va se produire un
phénomène de groupe tout à fait saisissant.

« LE TROU » OU « LE BLANC DE PENSÉE » :


LA RÉGRESSION ANTI-ÉLABORATIVE-ÉLABORATIVE

Il est certes habituel et familier que la mémoire des


séances antérieures soit inégalement répartie dans le groupe
et cela fait partie du jeu entre nous chaque semaine. Mais
ici, nous constatons avec une surprise croissante qu’aucun
de nous ne se souvient de ce qui s’est passé la semaine pré-
cédente : y a-t-on joué une scène, et laquelle ? Qui est inter-
venu ? Pour dire ou jouer quoi ? Je suis d’autant plus
intéressé de constater ce trouble de mémoire de mes col-
lègues, que je m’étais senti ce jour là complètement « plante
verte », désinvesti, impatient de terminer cette séance et le
218 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

séminaire, comme étranger au matériel et à ce qui se passait


ce jour-là, (ou comme habité par un ailleurs non-représen-
table) et me faisant sur ce psychodrame des commentaires
qui – après coup – m’apparaissent comme totalement inac-
tuels : je me parlais en effet de ce psychodrame en cours
comme si décidément rien ne s’était passé depuis le début
de cette prise en charge, avec une patiente engluée dans des
formations archaïques invalidantes, où je ne pouvais déci-
dément pas trouver ma place !
Mes collègues continuent à chercher, et c’est la
conjonction entre le souvenir de l’évocation d’une maladie
par Méli-Mélo et l’explicitation de mon état psychique à
mes collègues qui lève brutalement le refoulement. L’un
d’entre nous se souvient soudainement d’avoir eu un vécu
analogue de plante verte avec une patiente asthmatique. Et
aussitôt, chacun retrouve la scène et la phrase clé : « j’ai mal
à ma mère »…
Quel sens pouvait-on donner à ce trou de mémoire
bien singulier ? Reproduction en identification projective,
dans le groupe des analystes, du fonctionnement en négatif
et en clivage de Méli-Mélo ? Certes… mais la question du
statut métapsychologique de cet oubli collectif que nous
appellerons entre nous tantôt « trou (de mémoire) », tantôt
« blanc (de pensée) » est plus complexe qu’il ne paraît. Du
refoulement assurément, à première vue, et du plus ordi-
naire, puisqu’il cède grâce à la perlaboration associative du
groupe, à partir des signifiants « plante verte », « maladie »,
« asthme » ; mais c’est ne pas tenir compte de mon ressenti
contre-transférentiel, bien proche analogiquement de la réac-
tion thérapeutique négative, puisque fait successivement
d’une certaine satisfaction, puis d’un désinvestissement, véri-
table retour de flamme haineux attaquant la réussite langa-
gière, retour en arrière balayant l’avancée opérée la veille…
On se souvient du commentaire du consultant : « tout
le rapport à la parole est marqué par le refus de la coupure
Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 219

qu’elle implique, et (par) l’aspiration fusionnelle qu’elle


devrait contenir ».
Notre défaillance passagère collective était certes
expression contre-réagie de la défaillance du contenant
maternel primaire, mais aussi de son corollaire, la destruc-
tivité intense de Méli-Mélo – qui est l’œuf, qui est la poule
dans cette affaire ? – quoiqu’il en soit, ce qui aurait été pur
déni-clivage chez Méli-Mélo, expression de sa haine contre
la pensée et contre la parole qui sépare, aura réussi ainsi à
devenir simple refoulement grâce au travail du groupe,
fonctionnant comme chambre d’écho des mouvements
psychiques de Méli-Mélo, et formidable appareil à trans-
former ces derniers.
On pourrait, si on essayait d’être métapsychologique-
ment plus précis, faire l’hypothèse ici d’un mouvement de
réorganisation de la topique à partir de la catastrophe
(Thom) psychique produite par l’interprétation « J’ai mal à
ma mère ». M. de M’Uzan avait de longue date mis l’accent
sur l’ébranlement topique produit par l’interprétation. En
accord avec les remarques pertinentes de G. Bayle 19 sur la
nature du refoulement, analogue à un refoulement origi-
naire, à l’œuvre dans cet exemple, on pourrait parler ici de
refoulement « originant » (Kaswin), ouvrant à de nouvelles
modalités de fonctionnement mental, ainsi que la suite sem-
blera le confirmer.
En effet, dans la séance qui fit suite, notre séminaire
celle-ci, après un silence dans lequel elle apparaît comme
songeuse, en appui actif sur le bras du fauteuil, commence
par faire une série de liens entre les séances précédentes : le
petit Paul qui échoue à se faire aimer, la boule de feu qu’elle
cherche à approcher et dans laquelle elle veut pénêtrer
(boule de feu qui avait été interprétée comme représenta-
tion de la formidable énergie pulsionnelle qui bouillait sous

19. Communication orale lors de la présentation de ce cas à ETAP.


220 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

la glace), le bébé laissé seul sur la plage. Elle en arrive ainsi


à constater, véritable insight ou autoreprésentation consis-
tante, la contradiction dans ses désirs, entre le rapproché
trop brûlant et l’éloignement trop excitant. Nous sommes
tous assez impressionnés sinon même sidérés par cette éton-
nante « ressaisie » par Méli-Mélo d’éléments qui seraient
auparavant demeurés isolés, voire clivés les uns des autres.
Au lieu de celà, la dynamique de notre groupe sem-
blait bien lui permettre de reprendre à son compte les
moments-clés joués dans le psychodrame autour de
l’amour, la perte, l’absence, véritable (re)naissance mais
dont elle pouvait conserver l’histoire. Par là, se dessinait le
chemin qui conduirait des traces corporelles primitives
d’une excitation non liée, d’une destructivité diffuse, et
retournée contre elle-même, à une utilisation de l’objet,
préludant à sa reconnaissance comme autre différent.
Nous allons arrêter là ce compte rendu qui soulève de
multiples questions ; disons simplement qu’à partir de là il
sera possible à Méli-Mélo de représenter l’absence et la
scène primitive dans ce lieu où se vivaient jusque-là les
gouffres des agonies primitives et la chute dans des trous
sans fond. Les figures de la pulsion, les mouvements pul-
sionnels dans toute leur ambivalence, pourront dès lors
faire leur entrée sur la scène psychique…

POST SCRIPTUM
Un an plus tard, Méli-Mélo nous rapportait un rêve,
fait la semaine précédant une interruption du PSD pour les
vacances de Noël.
« Je marchais… il y avait un appareil à glaces pour les
enfants, et dans un sac, j’avais des gâteaux… j’avance, je
marche, ma veste s’envole… je cours derrière pour aller la
chercher et je me retrouve dans une pièce avec des carrés de
bois (comme ceux de la salle d’attente), j’en ouvre un, je
Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 221

passe et j’arrive dans une autre pièce plus petite…, je me


sens comme enfermée ou piégée (elle associe sur la peur de
mourir ou d’étouffer. »
Un appareil à glace, des biscuits pour la route, une enve-
loppe psychique qui s’envole, l’asphyxie de l’asthme infantile,
Méli-Mélo n’arrivait-elle pas en son temps à elle, à élaborer
dans sa propre enveloppe psychique et dans l’espace du rêve,
ce que nous avions mis en travail – pour son compte – dans
notre espace groupal, près d’un an auparavant ?
Dans le rapport cité plus haut, J. Press montre fine-
ment que le texte de Freud de septembre 1937 « Construc-
tions », élaboration de l’impensé de « Analyse sans fin,
analyse avec fin » en mettant l’accent sur le surgissement, en
réponse à une construction de l’analyste, de « souvenirs très
vivaces », excessivement nets, voire de « véritables halluci-
nations », exprimant le retour « d’un événement oublié des
toutes premières années, de quelque chose que l’enfant a vu
ou entendu à une époque où il savait à peine parler »,
ouvrait la voie à bien des travaux contemporains dans les-
quels la perception, les traces mnésiques corporelles et l’hal-
lucinatoire apparaissent comme porteurs, parallèlement au
refoulement, d’un pouvoir historique, d’une vérité émer-
geant d’un en deçà du langage…
9

L’adolescent et son double :


diversité et fonctions

« Tant que je serai suivi par un double ou un


spectre, ce sera la preuve que je suis là. »
A. Artaud

« L’originel peut se concevoir comme “des forces


qui créent des formes. Dans l’ordre du vivant
l’asymétrie est maîtresse et motrice, elle organise
l’axe du temps”. »
J.-D. Vincent

FIGURES DU DOUBLE
« Le thème du double, c’est le monde de M. C. Escher 1. »
Telle fut l’idée qui s’imposa un matin à moi alors que je
travaillais sur ce thème, idée dont la fécondité et les déploie-

1. L’œuvre troublante de Maurits Cornelis Escher – né en 1898 à Leu-


warden en Hollande, mort en 1972 en laissant une œuvre importante qui
enthousiasma le monde scientifique – a été remarquablement analysée par
M. Gagnebin dans son livre Esthétique et psychanalyse, Paris, PUF, 1994.
224 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

ments potentiels m’apparurent progressivement. Monde


étrange et fascinant de transmutations insolites, jusqu’au ver-
tige, d’animaux passant de l’oiseau au poisson, du vivant à
l’inanimé, perspectives impossibles, escaliers revenant à leur
point de départ, fenêtres ou portes ouvrant sur le vide ou se
heurtant à un mur. Monde de l’imaginaire, du factice et de
la mystification perceptive pouvant se perpétuer à l’infini, en
abyme, dans la captation inquiétante et passionnelle des jeux
de miroir. J’avais la veille rédigé une note clinique sur un
moment d’analyse particulièrement intéressant sur ce thème,
et me sentais un peu perplexe – voire un peu perdu – sur la
forme à donner au présent travail. Je regardai autour de moi
les nombreuses versions inachevées de mes travaux des der-
nières années sur le double, et, à la lumière de cette compa-
raison picturale, ce qui tendait à l’informe ou à la répétition
se mit clairement en place. Je redécouvris une évidence, déjà
écrite antérieurement mais qui n’avait pas pour autant
empêché mon « embarras » de s’installer. Pour se sortir de la
captation fascinante par cet univers chatoyant, fortement
saturé de perceptif, jouant constamment sur l’indécidable, la
limite et son franchissement, il faut penser le double : son
statut méta psychologique – c’est-à-dire sa mise en relation
avec les autres concepts de la métapsychologie –, sa fonction-
nalité pour la psyché et dans la cure analytique. Et cela n’est
possible qu’en acceptant de perdre quelque chose du miroi-
tement inépuisable des figures, cliniques ou autres, qui se
voient convoquées dès qu’on énonce ce thème, le « motif du
double » (Freud). Cela seul permettra de revenir aux enjeux
libidinaux et narcissiques du transfert – contre-transfert dans
la cure analytique.
C’est donc ce cheminement que je vais vous proposer
à présent, en suivant une fois encore le paradigme de l’ado-
lescence.
L’adolescent et son double : diversité et fonctions 225

JOCELYN
Lorsque j’ouvre la porte de ma salle d’attente ce ven-
dredi après-midi, Jocelyn se lève et passe devant moi
comme à l’habitude pour entrer dans mon bureau. Je me
fais intérieurement la réflexion, sans tout de suite savoir ce
qui avait changé dans son allure physique, que les adoles-
cents sont décidément bien versatiles et changeants, et me
souviens en un bref flash de cet adolescent caméléon qui
changeait de look, de coiffure, de vêtements presque à
chaque séance, modèle de l’« effet Zelig » que j’avais décrit
il y a déjà longtemps.
Nous nous asseyons et Jocelyn commence.
« Je ne sais pas de quoi vous parler aujourd’hui ; la der-
nière fois j’ai parlé de ma sœur 2, mais je ne sais pas quoi en
dire de plus. Ça va bien aujourd’hui, je suis content, ce
matin j’ai fait un exposé sur la pulsion de mort en classe,
plus exactement sur le thème d’“Éros et Thanatos”, j’ai lu à
cette occasion “Au-delà du principe de plaisir” de Freud et
après j’ai été très angoissé jusqu’à l’exposé… Forcément,
n’est-ce pas ? Mais ça s’est très bien passé. »
Je remarque que Jocelyn, dont les parents sont des
familiers du milieu « psy », prononce Freud à l’allemande
– comme il convient de le faire dans ces milieux – et je
l’écoute développer très longuement ses réflexions sur la
répétition à l’œuvre chez ses parents, et plus spécialement
chez sa mère.
« Elle, c’est caricatural, mon père lui dit toujours
qu’elle a une compulsion de l’échec, il y a toujours la petite
chose qui fout tout par terre, juste au moment où tout
marche. Vous vous souvenez de cette fois, il y a deux ans,

2. Il était apparu dans cette séance que la violente intolérance de Jocelyn


à l’égard de sa sœur provenait du fait que le « contrat » imaginaire qui
liait sa mère à Jocelyn avait été brutalement déchiré par la naissance de
celle-ci.
226 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

où j’étais venu ici dans tous mes états après une scène ter-
rible entre mes parents. Ma mère avait voulu quitter la
maison, elle était partie, d’ailleurs, et j’avais déjeuné avec elle
le lendemain pour la raisonner. C’était l’explosion à la
maison, parce que ma mère devait faire quelque chose pour
mon père et elle avait oublié, et ça l’avait mis dans une situa-
tion professionnelle très difficile. Mon père, la répétition, ça
se voit moins… Après le groupe de philo la dernière fois on
avait travaillé mon exposé ensemble, mon père et moi… En
fait c’est mon père qui a tout fait, il m’a exposé ses idées, moi
j’ai juste emporté ses notes et j’ai fait mon (je pense in petto :
son) exposé ; ça a très bien marché alors que j’étais assez
angoissé avant… » Et Jocelyn continue sans me laisser le
temps de souffler, sur sa propre problématique, en me disant
qu’il a beaucoup changé depuis qu’il vient me voir.
Il s’en rend compte.
Avant, il y avait ces inhibitions au travail qui faisaient
qu’il était complètement en échec en classe ; en première,
quand il était venu me consulter, il ne faisait plus rien alors
qu’à présent il s’intéresse à ce qu’il fait en classe, il est
délégué des élèves et se dépense sans compter pour ça. Et
puis il n’a plus ces troubles étranges, proches de la déper-
sonnalisation, qui le mettaient dans un état bizarre. Jocelyn
en arrive ainsi à se demander comment se décide une fin
d’analyse. Quels sont les critères de guérison dans un travail
analytique comme celui qu’il fait avec moi ? Il y a aussi le
problème de l’argent. Il sait bien que ça amène une grande
complication que ce soit ses parents qui payent. Il vaudrait
mieux pour la bonne marche du traitement qu’il paye de sa
poche, ça irait sans doute plus vite…
Sans doute un peu irrité par des considérations si
savantes, je lui fais remarquer qu’il faut pour ça gagner sa
vie, ce qui n’est pas encore son cas puisqu’il est encore étu-
diant. Jocelyn est un peu désarçonné, mais il se reprend vite
et continue de plus belle, en même temps que je me sens de
L’adolescent et son double : diversité et fonctions 227

plus en plus décalé, vaguement irrité, associant sur la diffi-


culté des analyses d’enfants trop mêlés au « milieu psy », ce
qui aboutit à ce que, lorsque Jocelyn termine sa péroraison,
me regardant fixement en attendant manifestement un
commentaire – éloge, contradiction ou interprétation –, il
se retrouve, face à mon silence un peu gêné.
Je ne sais vraiment pas ce que je vais faire de tout ça,
d’autant plus que Jocelyn me semble percevoir à son tour
mon embarras et s’en inquiéter vaguement. Le silence se
prolonge, de plus en plus lourd, interminable, me faisant
me sentir un peu écrasé et minable d’ailleurs, jusqu’à ce que
je dise, juste pour relancer la discussion.
« Et ça ne vous a pas trop gêné, vous, d’avoir les notes
de votre père en classe ? C’est bien elles que vous avez lues ? »
Il y a sans doute là quelque chose qui me choque, sans
que je comprenne bien encore quoi ; je dois me dire qu’il n’y
a pas eu beaucoup de travail personnel dans cette histoire !
Jocelyn répond, sans la moindre gêne, comme chaque
fois qu’il est question de telle ou telle évidence symbiotique
partagée par lui et l’un de ses parents.
« Non, j’ai d’ailleurs pensé que c’était lui qui était là à
ma place et qui faisait l’exposé, mais ça a été très bien »…
Un suspens, puis : « Enfin… la veille, comme ça brusque-
ment, je n’ai pas très bien compris, je me suis rasé la barbe 3
et j’ai changé ma couleur d’yeux, j’ai mis des lentilles de
couleur bleue, je ne sais pas bien pourquoi. »
Ce « petit fait anodin », acte symptôme de la vie quoti-
dienne, m’éclaire sur ce qui se joue entre nous et me permet
alors de souligner à Jocelyn sa formulation « j’ai pensé qu’il
était à ma place », plutôt que de dire par exemple qu’il avait
le sentiment d’être là avec son père près de lui ou en lui, ou
tout autre mode d’identification hystérique.

3. Le père de Jocelyn porte un fin collier de barbe.


228 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

« Vous avez d’ailleurs fait la même chose au début de


la séance, en me parlant savamment de choses qui sem-
blaient vous préoccuper bien peu, de fait » (Jocelyn opine
du chef). « Alors, pour la barbe, il fallait bien rétablir une
petite différence… »
Il est l’heure, la séance s’arrête sur ces mots.
Je reprendrai ici le récit des premières rencontres avec
Jocelyn, que j’avais, quelques années auparavant, présenté
dans un travail précédent comme exemplaires du rapport du
double au Moi idéal et à la bisexualité. Depuis, Jocelyn avait
fait un travail analytique approfondi qui lui avait permis de
se dégager des engagements narcissiques aliénants qui
étaient les siens, ce qui lui donnait la possibilité d’utiliser
pleinement la portée élaborative de moments transféro-
contre-transférentiels tels que celui que je viens de relater.

DOUBLE ET MOI IDÉAL : L’UNITÉ PERDUE


Je rencontrai pour la première fois Jocelyn quelques
jours avant de participer à une table ronde sur le thème du
double. Le garçon était venu me consulter après une trans-
formation corporelle et psychique insupportable : une véri-
table métamorphose brutale était survenue en effet à
l’occasion d’une chute pondérale de près de 18 kg, elle-
même consécutive, selon Jocelyn, à une intervention den-
taire ayant entravé l’alimentation pendant trois semaines.
Le premier entretien m’avait laissé un peu perplexe sur
la structure du garçon, devant ce qui se percevait comme
suspens ou réticence dans son récit. Je donnerai en détail la
deuxième séance.
Jocelyn savait, pour la fois précédente ; il avait, me dit-
il, le modèle d’une première séance, mais aujourd’hui il est
tout désemparé pour ce deuxième rendez-vous. Il associe sur
le fait qu’il est devenu autre, différent, qu’il avait toujours
voulu être comme il était devenu, c’est-à-dire un grand jeune
L’adolescent et son double : diversité et fonctions 229

homme séducteur et grand tombeur de filles, mais voilà, me


dit-il, qu’il se trouvait maintenant en difficulté avec ce
double physique.
Je suis intéressé, et un peu perplexe, de l’entendre me
parler de MON sujet, juste après un échange téléphonique à
propos de la table ronde à laquelle je dois participer pro-
chainement, et interviens, plutôt pour rétablir les rôles :
« Le double physique, c’est celui que vous êtes mainte-
nant ? »
« Non, c’est celui que j’ai perdu, celui que je ne suis
plus. »
« Votre histoire me fait penser à celle de Pinocchio » (de
l’usage de la culture comme médiation symbolisante à
l’adolescence).
« Ah ? Je n’ai jamais pensé comme ça… Pinocchio,
c’est cette marionnette qui voulait devenir un petit garçon
et qui l’est devenu ? Mais la différence, c’est que moi j’ai
vraiment changé, c’est un vrai changement de sexe. Avant
c’était une femme et maintenant que j’ai changé, c’est
comme si je l’avais perdue. »
Jocelyn paraît ému, il poursuit :
« Vous savez, j’ai vécu cet amaigrissement vraiment
comme un accouchement, c’était comme une naissance,
comme si je l’avais expulsée, comme si j’avais avorté d’elle.
Avant, elle était là de façon concrète, comme mon double
féminin. Au début, il y a quatre ans, elle était moi, j’avais
besoin de voir à travers ses yeux, et pas seulement à travers
les miens. Alors j’avais besoin de la faire exister dans ma vie,
à l’école, je lui avais donné un nom ; je ne peux pas le
dire… c’est secret.
(Silence.)
« Bref, elle était moi, j’étais elle. C’est après seulement
qu’elle a été à côté de moi, comme une sœur jumelle, quoi,
mais depuis que j’ai changé et que je suis devenu un autre,
que j’ai rencontré des filles, elle a disparu.
230 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

« Maintenant c’est autrement : elle est revenue, je la


rencontre parfois dans un rêve, mais comme on peut ren-
contrer une personne étrangère, et ça, c’est le plus difficile,
je sais pas quoi faire avec ça. Avant, avec elle, j’étais com-
plet, je faisais une unité, un ensemble à deux, ça fonction-
nait comme les jumeaux je crois. »
Un peu plus tard dans la même séance, Jocelyn me
parlera des morts de sa famille maternelle, frères et sœurs
auxquelles sa mère a « survécu ». Il me dira : « Ma grand-
mère a toujours fait souffrir ma mère avec ça. Elle lui a tou-
jours reproché d’être la seule qui a survécu. »
Plus tard encore, Jocelyn, continuant d’évoquer son
corps d’avant le changement, me parlera de deux parte-
naires rencontrées successivement : l’une avec laquelle
c’était sûr, permanent, stable, mais un peu ennuyeux quand
même, « non vivant », l’autre avec laquelle il y avait un
décalage, une asymétrie, mais aussi un risque, celui de
devenir à son tour son jouet.
Nouveau Nathanaël, Jocelyn me rappelait – certes a
minima – le dilemme amoureux de celui-ci entre Clara et
Olympia dans L’homme au sable… Double féminin de la
bisexualité, double de la mère portée à la perfection (ce
mouchoir magique, disait cette autre patiente), redouble-
ment des deuils non faits dans les générations précédentes,
les diverses significations de cette création par Jocelyn d’un
Doppelganger dont la perte était aujourd’hui pour lui si
désorganisante apparaîtront progressivement dans la cure
psychothérapique.
Jocelyn pourra ultérieurement découvrir dans la cure
que ce besoin de reduplication à l’identique lui permettait
de se défendre contre les angoisses de castration et de sépa-
ration, liées à la découverte de l’autre différent, de la fini-
tude, de la limite obligée dans l’identité sexuelle. À un autre
niveau, transgénérationnel, il découvrit qu’il tentait de col-
mater-dénier ainsi, parallèlement, les deuils non faits dans
la lignée maternelle.
L’adolescent et son double : diversité et fonctions 231

L’ADOLESCENT, INQUIÉTANT ÉTRANGER


Décrire des figures du double est d’une grande bana-
lité, rien ne se prête mieux que ce thème à devenir idée fixe.
Je viens d’en donner un exemple clinique paradigmatique,
mais il y en aurait bien d’autres qui viendraient à l’esprit tant
le thème est fascinant. L’adolescence est un temps électif
pour l’inquiétante étrangeté et la thématique de l’automate :
les affinités du processus d’adolescence et de la probléma-
tique du double nous permettront d’en dégager les enjeux,
véritables motifs au sens fort, non pas celui de la calligraphie
qui dessinerait les occurrences diverses du double en cli-
nique ou dans la psychopathologie de la vie quotidienne 4,
dont l’inventaire peut se poursuivre à l’infini, mais de ce qui
motive, cause, explique, ce qui met en mouvement la psyché
et la séance d’analyse. Le brouillage des limites entre réalité
interne et réalité externe, entre rêve et réalité, entre soi et
l’autre, entre passé et présent, fait intrinsèquement partie
– et ce avec une violence non négligeable – de la probléma-
tique adolescente. « L’adolescence, écrit R. Cahn, est le
temps d’un brusque et profond vacillement de la relation au
monde et à soi-même, dans un vécu mêlé d’étrangeté, de rup-
ture des repères familiers, de déjà éprouvé en même temps
qu’inconnu au Moi. La réalité vacille, l’unheimlich renvoie à
un réel terrifiant, indéchiffrable, chaos mêlant castration et
néantisation, en attente d’une mise en représentation à valeur
contenante 5, cependant que le heimlich est celui des pre-
mières introjections et du travail de rêverie, de contenance
et de mise en sens maternels. »
L’adolescence remet en chantier le rapport au sem-
blable et à l’autre différent, conduisant les adolescents à

4. On retrouve la présence d’un double tout au long de la vie de Freud,


et d’abord le double d’écriture ; voir C. Couvreur et coll., Le double,
Paris, PUF, coll. « Monographies de la RFP », 1995.
5. Souligné par moi.
232 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

s’éprouver dans le chaos, dans le désastre comme dans l’as-


somption jubilatoire des transformations de leur identité,
en relation et en référence à un autre semblable. Et les ado-
lescents seront d’autant plus friands de semblable, et les
figures du double d’autant plus insistantes, que cet affron-
tement à l’altérité aura suscité de résistances psychiques.
Dans ce temps charnière, face au risque de débordement de
la psyché, le recours à la figurabilité par le double sera alors,
bien souvent, une sorte de bouclier de Persée, passage
obligé permettant – ou pas, selon les cas – d’organiser le
chaos sans se couper des forces vives de la pulsion 6. Le pro-
cessus d’adolescence est mis en tension, sinon en crise de la
psyché par l’intrication de l’exacerbation pulsionnelle œdi-
pienne chauffée à blanc, d’une part, et de la résurgence de
la problématique identitaire et narcissique, d’autre part.
L’une et l’autre peuvent contraindre l’appareil psy-
chique – face au risque de sa perte – à ne pouvoir se réta-
blir pour continuer à symboliser le réel qui l’assaille, qu’en
s’autopercevant ou s’autoreflétant dans le mirage unitaire
d’un Moi idéal. D’implicite, l’autoreprésentation qui fait
en régime ordinaire la toile de fond – ou la scène – du
théâtre psychique vient alors au premier plan. Elle devient
le scénario lui-même. Faute de rester « schème » d’enve-
loppe et de transformation (Tisseron), la défaillance du
double – cet « abouchement ou ombilic du Moi », insépa-
rable en cela du narcissisme primaire – le fait resurgir sous
une forme figurée, perception/affect plus que représenta-
tion, et résurgence de l’originaire plus que retour de refoulé.
Surgit alors un climat d’affect particulier, l’inquiétante

6. J’ai proposé l’hypothèse selon laquelle la référence lauférienne centrale


aux Trois essais de Freud – la thèse du corps sexué traumatique – serait le
bouclier de Persée qui permet à ces auteurs d’aborder latéralement, là
encore, les rivages narcissiques de l’adolescence sans s’y référer explicite-
ment et sans s’y perdre.
L’adolescent et son double : diversité et fonctions 233

étrangeté, lié à ce mouvement d’autoperception qui remet


en cause les limites entre dedans et dehors, entre cadre et
processus : la voie est ouverte aux diverses figures psycho-
pathologiques du double.
Encore faut-il faire la différence, en les distinguant du
dédoublement interne autoréflexif du fonctionnement psy-
chique le plus banal, entre :
– le double externe matérialisé de l’alter ego qui prend le
relais du compagnon imaginaire de l’enfance, dont tel ado-
lescent ne pourra se passer, mais qui pourrait bien se per-
vertir en double narcissique vicariant ou fétichisé ;
– le recours à un fantasme du double comme organisateur
psychique face à des déliaisons majeures ;
– ou la rupture avec la réalité et le délire d’un double per-
sécuteur.
Nous tenterons plus loin de clarifier ces différentes
problématiques du double entre les deux paramètres ou
vertex que nous proposons pour penser le double : d’un
côté, la figure du double exprimerait un conflit psychique
d’instance ; de l’autre, elle est non plus figure mais pro-
cessus de transformation.

DÉVELOPPEMENTS AU-DELÀ DE L’ADOLESCENCE :


QUELLE PROPOSITION MÉTAPSYCHOLOGIQUE
POUR LA DOUBLE ?

Il sera possible, à partir de ces prémices, de développer


quelques perspectives plus générales sur la dynamique de la
cure analytique en dehors même de l’adolescence. À un
moment de la culture où le récit bien tempéré des senti-
ments amoureux laisse place à un corps en crise, en quête
de représentation sinon d’une unité à jamais inaccessible, la
problématique du double à l’adolescence, avec les conflits
discontinus, fragmentés, chaotiques et hétérogènes qui sont
le régime régulier de cette dernière, se trouve de ce fait aux
234 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

« premières loges » de la réflexion sur les « cas difficiles » en


analyse, ainsi que de la conception que nous pouvons nous
faire des paradigmes de la cure elle-même.

Freud et le double
On sait que Rank a été le premier psychanalyste à
inventorier et classer les multiples figures du double (âme,
ombre, diable, reflet, gemellité) dans ses deux textes
célèbres de 1914 sur « Don Juan et le double », où il se livre
à une exégèse très approfondie de la littérature et des
mythes. Si, comme on le verra, on ne saurait plus parler du
double dans les mêmes termes aujourd’hui, le travail de
Rank demeure fondateur par les axes qu’il trace avec la har-
diesse des pionniers défricheurs, à partir d’une hypothèse
qui sera reprise par Freud dans L’inquiétante étrangeté. Le
« motif du double » répond à la dynamique plurivoque
d’un fantasme, celui du désir d’immortalité du Moi face à
la mort. Le texte L’inquiétante étrangeté est rédigé entre Pour
introduire le narcissisme de 1914 et la dernière théorie des
pulsions en 1919-1921. L’investigation de Freud se situe
donc entre l’élaboration théorique d’une « illusion d’univo-
cité » du Moi – c’est le narcissisme – dont la durée concep-
tuelle sera relativement brève, et celle de l’introduction, au
sein même du Moi, de la déliaison la plus radicale, la pul-
sion de mort.
Freud reprend dans son travail l’essentiel des thèses de
Rank sur le motif du double. « Pourquoi le double ? », se
demande-t-il. Certes, Rank a vu juste : « Le double était à
l’origine une assurance contre la disparition du Moi, un
démenti énergique de la puissance de la mort, et il est pro-
bable que l’âme immortelle a été le double du corps. » Et
Freud ajoute aussitôt que cette création pour se garder de
l’anéantissement n’est d’ailleurs pas bien différente de « la
mise en scène du rêve qui aime à exprimer la castration par
redoublement ou multiplication du symbole génital ».
L’adolescent et son double : diversité et fonctions 235

Explication rassurante, donc, puisqu’elle ramène bien rapi-


dement l’inconnu (la mort) au connu (la castration).
Or, dans L’inquiétante étrangeté comme dans la confé-
rence de 1932, « Rêve et occultisme » (XXXe conférence) ou
dans les textes sur la télépathie et les transferts de pensée,
Freud se verra inéluctablement entraîné, dans son explora-
tion de la thématique du double, au-delà de cette interpré-
tation œdipienne et de l’angoisse liée au complexe de
castration.
Rappelons le passage souvent cité :
« Il s’agit du motif du double dans toutes ses gradations
et spécifications, c’est-à-dire de la mise en scène de person-
nages qui, du fait de leur apparence semblable, sont forcé-
ment tenus pour identiques, de l’intensification de ce rapport
par la transmission immédiate de processus psychiques de
l’un de ces personnages à l’autre – ce que nous nommerions
télépathie – de sorte que l’un participe au savoir, aux senti-
ments et aux expériences de l’autre, de l’identification à une
autre personne, de sorte qu’on ne sait plus à quoi s’en tenir
quant au Moi propre, ou qu’on met le Moi étranger à la place
du Moi propre – donc dédoublement du Moi, division du
Moi, permutation du Moi – et enfin retour permanent du
même, de la répétition des mêmes traits de visage, caractères,
destins, actes criminels, voire des noms à travers plusieurs
générations successives 7. »
C’est que Freud, sans l’appréhender pleinement, s’af-
fronte, dès ce temps-là de sa réflexion, à la question du nar-
cissisme primaire et des limites – ou des conditions – de la
représentation, ouvrant en cela, au-delà de la « psychanalyse
des contenus », sur une « psychanalyse des processus »
(Roussillon) de transformation, symbolisation ou subjecti-
vation dans la cure, et cela dès 1920.

7. S. Freud, L’inquiétante étrangeté, Paris, Gallimard, p. 236.


236 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

Cela apparaît bien dans la différence entre les deux


démarches d’écriture. Lorsque Freud aborde le thème du
double, même s’il semble explicitement adopter les vues de
Rank sur les liens entre le double et la mort, c’est en contre-
point de la démarche de ce dernier. Alors que l’un (Rank)
inventorie les figures du double dans les mythes, les reli-
gions, la littérature et la psychopathologie, du héros au
Don Juan, l’autre (Freud), même s’il l’interprète comme
affect de l’Œdipe et de la castration, en entrevoit toute la
portée en décrivant l’inquiétante étrangeté dans des termes
qui ouvrent la voie aux travaux ultérieurs sur les pathologies
narcissiques, celles du Moi idéal, de plus en plus courantes
aujourd’hui, sur les cas difficiles, et le transgénérationnel.
La question des limites de l’activité de représentation
du Moi est en effet posée implicitement dans le texte de
Freud sur le double : la théorie d’un Moi pensé comme
fonction, forme et relation (Green) viendra au centre de la
réflexion contemporaine.
Car il s’agit bien aujourd’hui, pour les psychanalystes,
de penser les problématiques hors champ du système refou-
lement-représentation-affect (Cournut), notre pierre angu-
laire, puisque nos patients travaillent certes dans le
psychique et le langagier, mais aussi hors de ces para-
mètres… Le monde aussi d’ailleurs, semble-t-il, aujour-
d’hui, et les adolescents au premier chef.
À la façon dont l’espace peut être utilisé par certaines
organisations psychiques pour pallier l’impossibilité du temps
psychique, l’affect, les perceptions, la sensorialité – et leurs
modalités d’expression singulières dans le transfert-contre-
transfert – pallieront l’échec de la représentation de mot.
En somme, le perceptif et l’hallucinatoire, « frayages »
vers le représentatif et la psychisation de l’originaire, tel
serait le champ spécifique de la problématique du double.
À la manière dont les battements du cœur ne sont pas
perçus en régime normal, et ne le sont que lorsque celui-ci
L’adolescent et son double : diversité et fonctions 237

« s’emballe » ou vient à défaillir, la perception de soi en


double signe la crise de la représentation et le renversement
du fond, de la trame de la vie psychique, en forme percep-
tible. Le regard de la mère est le premier miroir, le premier
double.

POUR UN INVENTAIRE DES FIGURES DU DOUBLE :


DOUBLE DANS LA CULTURE, PSYCHOPATHOLOGIE
DU DOUBLE

Le double occupe depuis toujours une place de choix


dans toutes les créations humaines. L’ubiquité du thème
traverse les catégories de l’espace et du temps – avec une
efflorescence remarquable au XIXe siècle dans le mouvement
du romantisme allemand – ainsi que dans les divers
registres du savoir sur l’humain en anthropologie, dans la
mythe, la littérature, comme dans la clinique psychiatrique
et la psychopathologie. Si on voulait faire l’inventaire des
multiples récits, littéraires ou autres, qui le représentent et
le problématisent comme autant de figures conflictuelles de
la psyché, le double pourrait ainsi s’ordonner selon trois
axes, se déployant entre dualité et duplicité :
Ici figure intemporelle d’un autre soi-même échap-
pant à la mort. Comme l’affirme Green, le double – Moi
immortel – se constitue pour maintenir la cohésion
menacée du Moi : « C’est lorsque apparaît le désir d’anéan-
tissement, au moment où le sujet aspire au zéro, que le
dédoublement salvateur s’opère : il devient deux. » Après
Freud et Rank, E. Morin l’a bien repéré : « Le double est un
alter ego, et plus précisément un ego alter que le vivant res-
sent en lui, à la fois extérieur et intime, tout au long de son
existence. » Mais plus encore, « il est le mouvement élémen-
taire de l’esprit humain qui d’abord ne se pose et ne connaît
son intimité qu’extérieurement à lui-même, c’est-à-dire pro-
jeté et aliéné » (Morin, 1970).
238 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

On sait que tout l’univers décrit dans l’œuvre de


J.L. Borges par exemple 8 est construit sur « l’énergique
démenti à la puissance de la mort » (Rank) que produisent
redoublements et jeux de miroirs à l’infini.
Ailleurs, il représentera le jeu des instances psychiques.
Freud l’indiquait déjà, lorsqu’il écrivait, dans L’inquiétante
étrangeté : « L’idée du double ne disparaît pas avec le narcis-
sisme primaire car elle peut, au cours des développements
successifs du Moi, acquérir des contenus nouveaux » : qu’il
s’agisse des turpitudes diaboliques du Ça (Dr Jekyll et Mister
Hyde, Goliatkine dans Le Double de Dostoievski, ou Le
Horla de Maupassant) ; qu’il s’agisse de l’évaluation sévère
de celles-ci par le Surmoi (William Wilson de Poe ou Le Por-
trait de Dorian Gray de Wilde) ; ou encore qu’il reflète les
affres du Moi (Le Nez de Gogol et de Dostoievski) ou soit le
compagnon imaginaire de ce dernier.
Ailleurs encore, le double sera spectre de l’identité et
de la bisexualité psychique, comme on le constate en explo-
rant des univers aussi dissemblables que le statut de la
gemellité dans les cosmogonies africaines, Bantous en par-
ticulier, la mythologie grecque avec le mythe d’Orphée et
Eurydice par exemple, ou – plus proches de notre univers
culturel – la plupart des nouvelles de H. James.

DOUBLE ET SYMBOLISATIONS
Mais on passerait à côté des enjeux métapsycho-
logiques les plus cruciaux du double si l’on en restait à ce
registre de la conflictualité psychique entre instances, déjà
remarquablement établi par Rank.
Si le double est un thème complexe, c’est surtout
parce qu’il est figure du paradoxe constituant de la psyché,
ayant à voir en cela avec la transitionnalité et la « naissance »

8. Ainsi que nombre des nouvelles de J. Cortazar.


L’adolescent et son double : diversité et fonctions 239

du sujet. La problématique du double renvoie à ce qui


fonde ce dernier, et cela spécialement à travers les symboli-
sations primaires : inscriptions corporelles, traces mné-
siques prélangagières, investissement libidinal de l’objet
contemporain de l’avènement du sujet. Redisons le : à la
manière dont les battements du cœur ne sont pas perçus en
régime normal, et ne le sont que lorsque celui-ci « s’em-
balle » ou vient à défaillir, le renversement qui fait que la
trame de la vie psychique, son fond, devient forme,
témoigne toujours d’une crise de l’activité de représenta-
tion, et passe par des symbolisations autres, qu’on appellera
selon les auteurs primaires, primitives (les communications
primitives de J. McDougall), ou corporelles.
On verra plus loin (chap. 11) que ces symbolisations
primaires se caractérisent par trois ordres de faits :
– elles sont ancrées dans la sensorialité et dans l’affect et
opèrent à partir des traces perceptives et mnésiques, dont la
réactualisation sensori-perceptive « hallucinatoire » dans la
cure permet de « donner forme », d’esquisser des contours,
en vue de la possibilité ultérieure de donner du sens ;
– elles se déploient non plus dans l’intrapsychique mais
dans l’espace intermédiaire ou transitionnel ;
– elles s’autosymbolisent, enfin, en même temps qu’elles
travaillent à symboliser, contribuant ainsi de façon centrale
à la constitution de l’identité et à l’autoreprésentation.
Piera Aulagnier l’avait déjà très clairement montré
dans sa description des divers registres de fonctionnement
de la psyché, celles-ci autoreprésentent le fonctionnement
psychique dans le même temps où elles travaillent 9.

9. Ainsi se constituent, à partir de la rencontre avec un environnement


non encore constitué comme tel, des différenciations primitives qui vont
ouvrir la voie au langage, à la représentation de mots et à la conflictua-
lité psychique.
240 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

Au delà des figures que nous avons décrites dans la


première partie de ce chapitre, la problématique du double
devient alors cruciale, l’identité et l’autoreprésentation
étant au cœur des symbolisations primaires. Lorsque le scé-
nario névrotique défaille, comme c’est régulièrement le cas
à l’adolescence, ce motif du double ressurgit et envahit la
scène, devenant alors la pièce que vont devoir jouer, de
concert peut-on espérer, l’analyste et son patient, à la
recherche d’une enveloppe de transformation psychique,
nouvelle chrysalide pour un à-venir plus ouvert.

DOUBLE ET SETTING ANALYTIQUE


On voit donc que les différentes problématiques du
double se déploient entre deux paramètres ou vertex : d’un
côté, on rencontrera les diverses expressions psychopatho-
logiques du double, qui seront autant d’avatars imaginaires
de sa figuration, et de l’autre sa portée symbolique ou
« symboligène », par son émergence lors de temps cruciaux
pour la subjectivation dans la cure analytique, témoignage
alors de sa fonctionnalité de base pour la psyché.
Pour le dire autrement : la problématique du double
– dont on peut énumérer interminablement les matérialisa-
tions, ressemblant en cela aux transformations formelles
inépuisables des dessins de M.C. Escher évoquées au début
de ce chapitre – est ce qui, entre dehors et dedans, fonde le
sujet. Plus que renvoyant à une conflictualité d’instance
particulière, il est opérateur (transitionnel) de transforma-
tion psychique, figure de la limite et du paradoxe, mise en
place fondamentale du spéculaire, pare-excitation, informa-
tion et stabilisation primordiale de l’identité, ayant à voir en
cela avec la « naissance » du sujet.
On conçoit donc que l’affect de dépersonnalisation et
d’inquiétante étrangeté en soit l’indicateur privilégié.
Mais le setting analytique n’induit-il pas régulière-
ment une régression topique, dynamique et formelle qui
L’adolescent et son double : diversité et fonctions 241

déséquilibrent le Moi, mis en porte à faux entre rêve et vie


éveillée, dans l’insolite d’un estompage des limites entre
instances, entre intérieur et extérieur, entre analyste et
patient, tous éléments suscitant volontiers des sentiments
éphémères d’inquiétante étrangeté ?
Notre métier d’analyste est tissé de ces coïncidences
excessives qu’on n’en finit pas de se raconter dès que le sujet
est abordé dans un climat propice aux confidences. Télé-
pathie ? transmissions mystérieuses et occultes ? Le terreau
originaire de la psychanalyse sent le souffre et l’affect,
prompt à rappeler sa force. On sait qu’il est quelquefois le
passeur de communications primitives 10 bien singulières.
Les travaux de Ch. David et M. de M’Uzan ont décrit
cette ambiguïté féconde de la cure, ce dernier en particulier
ayant développé ses intuitions initiales sur le vécu d’inquié-
tante étrangeté inhérent au processus créateur, et soutenu
que la chimère transféro-contre-transférentielle – ce flou
consenti de l’identité et des limites psychiques – était le
principe et l’efficace du processus analytique.
Mais il arrive, à l’opposé, particulièrement dans les
« cas difficiles », avec ces patients qui (se) refusent d’entrer
dans le refoulement secondaire et la métaphore, lui préfé-
rant le déni-clivage du Moi, avec les expressions symptoma-
tiques diverses qui en découlent : somatisation, passage
dans l’agir, dépressions narcissiques, pour ne pas parler
d’analyses interminables – ou indéfinies –, que l’analyste
soit sollicité par son patient à faire durablement fonction de
double externe vicariant. Le risque est grand alors de trans-
former la cure en objet fétichisé, ce qui est évidemment
tout autre chose que la perlaboration de l’insolite ambiguïté
de la situation analytique évoquée ci dessus.
On a vu, chemin faisant dans cet ouvrage, que ces
patients souffrent plus de leur difficulté à exister, à s’auto-

10. J. McDougall.
242 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

représenter dans le plaisir, à être seuls en présence de l’ana-


lyste, que de leur sexualité infantile. Plus que de régime
névrotique et de réminiscences pathogènes, il s’agira donc
de régime archaïque – traumatique ou narcissique – en crise
et de crise de la représentance psychique. Nous aurons là un
champ électivement ouvert à la dépersonnalisation, à l’in-
quiétante étrangeté et au double. Ici, il s’agirait plutôt de
soutenir un narcissisme et une continuité psychique
défaillants, avec tous les risques de captation imaginaire et
d’aliénation certes, mais avec aussi la possibilité offerte, là,
d’un étayage transformationnel utile pour le devenir ulté-
rieur du sujet 11.
On pourrait ainsi établir un gradient de cette théma-
tique du double dans la séance d’analyse :
– implicite et comme allant de soi en régime ordinaire (ce
dédoublement interne, que matérialise la présence silen-
cieuse ou interrogative de l’analyste, entre le « hum » et le
« qu’est-ce que vous en pensez ? ») ;
– ailleurs, au contraire, le brouillage des limites va jusqu’à
la dépersonnalisation ou l’inquiétante étrangeté, le surgisse-
ment d’un double marquant alors une crise de la représen-
tance et de l’autoperception psychique ; mais ce brouillage
en est l’issue elle-même, à la manière dont le transfert est à
la fois moteur et résistance.
Dans cette perspective, le registre de l’inquiétante
étrangeté devient donc, tout à la fois, le signe d’une
déliaison et d’un flottement de l’identité qui ouvre aux
pathologies les plus graves, et en même temps l’état normal
auquel doit accéder, ou par lequel devra passer, une analyse
suffisamment approfondie.

11. Sur plus d’un point, cette emprise de l’analyste en double rejoint les
hypothèses de R. Roussillon sur le concept de « médium malléable »,
créé par M. Milner et développé ultérieurement par le premier dans ses
travaux sur les paradoxes constitutifs de l’originaire et de la naissance de
la représentation.
L’adolescent et son double : diversité et fonctions 243

Y atteindre, le traverser, en « sortir » dépendra aussi


bien de l’actuel (organisation narcissique et tolérance
contre-transférentielle de l’analyste à un tel brouillage des
limites) que de l’archaïque le plus reculé du patient. De la
qualité des ancrages œdipiens aussi, sans doute.
Autant dire que l’opposition souvent avancée entre
« cas difficiles » et dynamique ordinaire du transfert nous
apparaît de moins en moins pertinente. C’est que le pro-
blème de l’identité ne concerne pas seulement, tant s’en
faut, les « cas difficiles », et il est plus souvent question dans
les cures, de nos jours, de la « contenance psychique » que
du destin des pulsions d’une personnalité psychique com-
posite certes, mais néanmoins « contenue » dans son espace
psychique singulier, comme elle l’est par un dispositif ana-
lytique « bien tempéré » (Donnet).
Habituelle paradoxalité du double 12, on pourrait dire
que le double (externe) hantera volontiers ceux à qui le
double (interne) manque.
La position d’un certain nombre d’auteurs contempo-
rains, dont les Botella, va plus loin. Elle met au plus crucial
de la cure, comme son efficace même, ce registre du double
et de l’inquiétante étrangeté. Et ce sont précisément ces
phénomènes de l’ordre de l’inquiétante étrangeté, ces états
de brouillage des limites du Moi qui coproduisent alors du
sens à partir de la régression induite par la cure.
Dans ces registres de la psyché, interprétations de
mouvements pulsionnels ou de conflits d’instance bien dif-
férenciés seraient plutôt pour l’analyste des compromis
dénégatoires « symptomatiques » par rapport à un registre
sous-jacent qui ne sera atteint et perlaboré dans l’analyse
que grâce à la sensorialité, au perceptif et à l’affect. On voit
donc que cette position élargit considérablement le débat

12. Bien notée par N. Carels dont son rapport au LXe CPLF (2002,
Bruxelles).
244 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

en situant le spectre de l’inquiétante étrangeté et du double


au principe de l’élaboration des traces-formes-choses en
représentation de mots dans la cure, la sensorialité et les
perceptions des symbolisations primaires constituant un
recours alternatif et complémentaire à la représentation et à
la symbolisation secondaire.

TROIS PROPOSITIONS POUR CONCLURE


Pour me résumer et conclure, je proposerai trois axes
pour penser le double.
Le « motif » du double est un état d’affect, décrit en
1919 par Freud comme inquiétante étrangeté, figuration
hypersensorielle plutôt que représentation, à laquelle il pré-
lude. Il serait « pré-représentation », témoin et effet d’une
opération psychique : la réflexion ou pliure, précurseur
obligé du dialogue intérieur du rêve. La structure enca-
drante de Green, cette fonction maternelle formatrice du
Je, en serait en somme l’avers « normal ».
Le double est ainsi toile de fond de tout événement
psychique aussi bien qu’expression de sa défaillance, la toile
de fond devenant alors figure(s) dont l’inventaire de Rank
a fait le relevé minutieux et dont le surgissement signe une
crise de l’activité de représentation « ordinaire » : le décor
(normalement silencieux) du théâtre psychique devient
alors le scénario lui-même.
Deux exemples picturaux peuvent illustrer mon
propos. D’un côté, la toile du peintre représentée par Vélas-
quez au premier plan des Ménines : lorsqu’il peint les
Ménines, ce chef-d’œuvre de la machinerie représentative
dont M. Foucault a magistralement démonté les ressorts
dans Les mots et les choses (1966), Vélasquez représente le
peintre en majesté, un peu en retrait de sa toile, faisant face
au spectateur, « le visage légèrement tourné et la tête penchée
sur l’épaule ». Derrière lui, comme en abyme, les Infantes,
L’adolescent et son double : diversité et fonctions 245

sujet de la toile, les personnages de la cour et, centrant le


tableau, un miroir dans lequel se reflète le couple royal. Ainsi
se construit un réseau complexe et subtil de relations, d’es-
quives et d’échanges qui fait visible l’invisible et complexifie
le manifeste jusqu’à l’énigmatique.
On se reportera à la lecture qu’en propose M. Foucault
en montrant que le seul élément du tableau qui « donne à
voir ce qu’il doit montrer » est le miroir, au centre du tableau,
qui ne reflète ni le peintre, ni les personnages du tableau,
mais le couple royal, Philippe IV et son épouse Marianna.
Ceci lui permet de développer dans toute son ampleur l’arti-
culation entre la représentation et l’absence. Dans les
Ménines, « la surface foncée de la toile retournée, tableaux
accrochés au mur, spectateurs qui regardent, et qui sont à
leur tour encadrés par ceux qui les regardent ; enfin au
centre, au cœur de la représentation, au plus proche de ce qui
est essentiel, le miroir […]. Toutes les lignes intérieures du
tableau, et surtout celles qui viennent du reflet central poin-
tent vers cela même qui est représenté, mais qui est absent ».
De même, nul ne peut voir quel est le tableau « véri-
table » peint par le peintre, puisqu’on n’en voit que le
châssis de dos – son outil de travail –, au premier plan…
Toute autre est la démarche du peintre contemporain
Fontana lorsqu’il expose, accrochés à la cimaise, des châssis
présentés et accrochés de dos. Ici, loin d’être le pivot de
toute la série des dédoublements, redoublements, opposi-
tions dialectiques ou de paires contrastées – bref, du travail
de métaphorisation à l’œuvre dans les Ménines –, la toile est
passée du statut d’outil de la représentation à celle d’objet
même de la représentation. Pour Fontana, dans une mise en
crise radicale de la peinture, rien d’autre n’est à voir que la
toile, de dos…
Dans les cures de patients en grande souffrance
identitaire-narcissique et, de ce fait, inaptes au recours aux
petites quantités et aux permutations symboliques du langage,
246 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

l’issue de la cure dépendra de la capacité des deux protago-


nistes à traverser ce carrefour de l’inquiétante étrangeté et du
double. C’est par là qu’une autoreprésentation consistante,
intimement liée à l’autre face de l’inquiétante étrangeté, la
familiarité du monde que l’on retrouve inchangé au réveil
malgré la rupture de la nuit et du séjour dans le monde du
rêve ou du cauchemar, deviendra possible.
10

Double narcissique,
logique du clivage et interprétation 1

« L’originalité de la psychanalyse est d’avoir


permis de sortir le processus de connaissance de
la situation où il risquait de s’enliser, en faisant
l’hypothèse que la connaissance de soi ne pouvait
s’accomplir qu’en présence d’un autre soi-même,
à qui serait dévolue la fonction de réfléchir, au
sens étroit du terme, l’image qui se forme “à son
sujet”, lui-même se plaçant dans une position de
neutralité. »
A. Green, L’inconscient et la science

Avant de se refléter à l’infini dans les jeux de miroir de


l’univers borgésien ou de produire les effets ambigus allant
sans cesse de l’Un à la vanité immédiate de son affirmation

1. Ce travail a été rédigé avant le rapport de Gérard Bayle sur « les cli-
vages » publié dans la RFP 60, numero spécial, 1996. Le lecteur pourra
s’y reporter, ainsi qu’à son livre Clivages paru en 2012 aux PUF, coll. « Le
fil rouge ».
248 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

auxquels excellait Henri James, le double fut la figure


d’élection du Romantisme, depuis Le Horla de Maupassant
jusqu’aux multiples présences de l’étrange familier des
Contes d’Hoffmann. Qu’il s’agisse de littérature ou de
philosophie, l’Un est double, de principe. La psychanalyse
ne pouvait pas manquer de rencontrer à son tour cette caté-
gorie fondamentale de la pensée : elle en a fait, selon les
options choisies, un temps génétique ou un fait structural
de l’avènement du sujet. Il n’est pas tellement surprenant,
que cette problématique du double vienne aujourd’hui au
premier plan de la théorie de la cure, tantôt implicite et
comme allant de soi, ailleurs, au contraire, brouillant les
limites jusqu’à l’inquiétante étrangeté ou la dépersonnalisa-
tion : Œdipe semble bien souvent céder la place à Narcisse
sur nos divans comme dans l’espace social et culturel…
Le registre de l’inquiétante étrangeté devient alors,
comme on l’a avancé au chapitre précédent, tout à la fois le
signe d’une déliaison et d’un flottement de l’identité qui
ouvre aux pathologies les plus graves, et en même temps
l’état normal auquel doit accéder, ou par lequel devra passer
une analyse suffisamment approfondie. Y atteindre, le tra-
verser, en « sortir » dépendra aussi bien de l’actuel (organi-
sation narcissique et tolérance contre-transférentielle de
l’analyste à un tel brouillage des limites) que de l’archaïque
le plus reculé du patient.
Ubiquité de la catégorie du double… Aborder ce
thème produit chez celui qui s’y essaye le sentiment qu’il
atteint là à une catégorie fondamentale de l’être et de la
pensée, et qu’en même temps elle ne peut que lui échapper.
Aussi, selon le moment, sera-t-il tenté par le mirage d’une
saisie encyclopédique de cette réalité irréelle : c’est le ressort
subtil des écrits de J.L. Borges. Ailleurs, il aura l’assurance
de retrouver les débats épistémologiques sur les assises de la
réflexion et du Je, auquel J. Lacan fournit sa contribution
en portant l’accent sur le dédoublement et la spécularité du
Double marcissique, logique du clivage et interprétation 249

sujet et de l’objet du désir. Il peut enfin, plus modestement,


explorer les enjeux de la thématique du double en clinique
analytique ; c’est le parti que nous prendrons dans ce tra-
vail, une fois rappelées dans le chapitre précédent, quelques
données fondamentales sur les conceptions de Freud sur le
motif du double, ainsi que sur la place du double dans la
culture.

FIGURES DU DOUBLE : LE COLOSSOS 2


Dans son livre Mythe et pensée chez les Grecs paru en
1965, J.-P. Vernant, explorant la pensée mythique à l’âge
classique, temps de dégagement dans la civilisation hellé-
nique d’une « psychologie » et d’une intériorité subjectives,
consacre un chapitre de son étude à la catégorie psycho-
logique du double. Chapitre intéressant notre propos, en ce
qu’il resitue l’universalité structurale de la « forme » du
double, au-delà des cas difficiles, qui furent à l’origine de
notre propre réflexion sur le thème du double en analyse.
« C’est à travers des formes – et par ces formes –, écrit-
il, que la pensée construit ses objets. » Ainsi pour le
Colossos : effigie, statue, idole avant tout caractérisée par
son immobilité, la fixité et le silence de la pierre dressée 3.
Le Colossos tient la place du défunt dans certaines
sépultures, lorsque ce dernier n’a pas pu être enseveli pour
des raisons diverses : il n’est pas alors lieu de représentation
symbolique du défunt, il n’est pas là en tant qu’image du
mort, mais bien plutôt comme son double, comme le mort
est lui-même un double du vivant. Ce double, nous dit Ver-
nant, est plus encore psyché, figure présymbolique plus que

2. J. J. Baranes, « Double narcissique et clivage du Moi », dans C. Cou-


vreur et coll., Le double, Paris, PUF, coll. « Monographies de la RFP »,
1995.
3. Qu’on se souvienne ici, à l’opposé, des récits « effrayés » sur les
colosses « musicaux » de la plaine de la vallée des rois en haute Égypte.
250 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

représentant, qui arrête par sa présence l’errance sans ombre


du disparu sans cela suspendu entre monde des vivants et
royaume des morts.
On pressent déjà la singularité, le statut d’intermé-
diaire ou de passeur, pourrait-on dire, de cette figure qui,
écrit Vernant, est là sans être image : pierre nue, qui peut
aussi se dresser, hors du tombeau, dans un espace que sa
sauvagerie « voue aux puissances infernales ». Ainsi, le
double Colossos est à la fois la pierre qui relègue et sépare à
tout jamais le mort des vivants qu’il aurait pu poursuivre,
mais il est également la présence insolite et ambiguë du mort
attendant les libations prescrites et dues aux trépassés.
Les rituels rapportés par Vernant montrent le lien
étroit qui existe entre idole de pierre et psyché, ainsi que le
rapport qu’ils entretiennent avec des réalités comme l’image
du rêve, l’ombre et l’apparition surnaturelle.
Ces phénomènes disparates trouvent leur logique, dans
le contexte culturel de la Grèce archaïque, dans la présence
de l’invisible, monde incontrôlable de l’infernal. Un double
est tout autre chose qu’une image : ni imitation de l’objet,
ni illusion de l’esprit, ni création de la pensée, il est une réa-
lité extérieure au sujet mais qui, dans son apparence même,
s’oppose par son caractère insolite aux objets familiers et au
décor ordinaire de la vie. Il joue sur les deux plans contrastés
à la fois : dans le moment où il se montre présent, il se révèle
comme appartenant à un inaccessible ailleurs.
Il est sans doute délicat d’opérer des transpositions
trop étroites entre catégories mentales rapportées dans la
narration du mythe et ce que nous tentons de conceptua-
liser dans la cure. Pourtant, cette ambiguïté de la figure de
double nous intéresse tout particulièrement. Le double n’a
pas en effet le statut d’un représentant ordinaire, souligne
bien Vernant. Il est lieu de l’étrangeté et de ce rapport de
limite entre même et différent que contient le mort, et plus
encore la psyché du disparu. Rapport d’« équation » et d’in-
Double marcissique, logique du clivage et interprétation 251

quiétante étrangeté plutôt que relation symbolique à pro-


prement parler. L’apparition de Patrocle à Achille l’illustre
bien dans le mythe grec : lorsque ce dernier s’endort au
terme d’une longue nuit de deuil, il voit son ami Patrocle
se dresser devant lui. Mais il ne s’agit pas d’un rêve ordi-
naire, plutôt d’une présence en face et, en même temps,
d’un effet de leurre, tromperie, fumée, ombre ou envol
d’un oiseau…
À lire Vernant, on sent bien la nécessité, comme la dif-
ficulté de l’auteur, à penser cette catégorie intermédiaire
entre signe et figure, dans la mesure où il s’agit pour lui
d’inscrire dans le système symbolique du rite religieux 4 ce
qui n’est précisément pas rituel, ni libation ou objet de
sacrifice et de rite, mais pierre, surface, cadre de transforma-
tion : le regard de Gorgone, sur lequel Vernant écrira bien
plus tard, change en pierre celui qui la regarde dans les
yeux. Dans l’opposition entre pétrifié et mobile, terne et
brillant, visible et non-visible, le Colossos sert à attirer, fixer
l’invisible sans être pour autant l’image elle-même.
« Il n’est donc pas un simple signe figuratif. Sa fonc-
tion est tout à la fois de traduire dans une forme visible la
puissance du mort et d’en effectuer l’insertion […] dans
l’ordre des vivants. » Mais ce signe est « agi » par les
hommes, assurant de ce fait la régulation des relations entre
deux mondes opposés. Le double est ainsi à la fois regard ou
miroir pétrifiant, attracteur de mort et stabilisateur des puis-
sances de l’étrange, mais aussi cadre opérateur ayant fonction
de médiateur entre le même et l’autre.
Il est devenu banal de constater que la psychanalyse, à
mesure qu’elle explorait les extensions données à son
champ, en rencontrait inévitablement les limites, au point

4. Rappelons que Vernant part des seuls faits religieux pour atteindre aux
grands cadres de la pensée : catégories de la mémoire et du temps, espace,
fonction technique, trajet du mythe à la raison.
252 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

même que l’élaboration interprétative et la théorie en vien-


nent à privilégier, sinon à se confondre avec, un « travail sur
les limites », celui-ci devenant l’objet même de la psychana-
lyse. C’est dans cette perspective, notamment explorée sous
l’angle du paradoxe par R. Roussillon, que nous prolonge-
rons les réflexions qui vont suivre sur le thème du double
narcissique 5 – concept métapsychologique et figure trans-
féro-contre-transférentielle – que j’ai déjà abordé à plu-
sieurs reprises dans ce livre.
Cette thématique du double narcissique, mise en
place fondamentale du spéculaire, tient selon moi une place
cruciale dans le destin de toute cure par son rôle de pare
excitation, d’information et de stabilisation primordiale de
l’identité. À soi-même étranger : le double s’inscrit d’em-
blée comme figure de la limite et du paradoxe. Il apparaîtra
comme tel dans la cure analytique, sorte de passage obligé
dans l’expérience de soi-même, entre dédoublement et alté-
rité. Véritable structure encadrante interne, précurseur
indispensable pour l’accession à l’altérité, il y est condition
indispensable à un déroulement optimal du processus ana-
lytique, et cela au point d’en devenir le paradigme, dès lors
que la souffrance narcissique s’accuse.
Le double narcissique se traduira dans la cure par l’ex-
périence transféro-contre-transférentielle de moments de
confusion et d’indistinction des psychés : plutôt qu’indice
de quelque « dérapage » inquiétant du processus psychana-
lytique, ils en sont comme la trame de fond, et cela plus
encore lorsque l’analyse se déroule – comme c’est très régu-
lièrement le cas de nos jours – dans des registres différents
de la névrose de transfert « œdipienne » classique : assez
paradoxalement, ce sont ces phénomènes de l’ordre de l’in-
quiétante étrangeté, ces états de brouillage des limites du

5. Sans doute serait-il plus juste de parler de double d’étayage narcis-


sique.
Double marcissique, logique du clivage et interprétation 253

Moi qui coproduisent alors du sens à partir de la régression


topique induite par la cure.
Pour reprendre ici le modèle de la double limite de
Green, la problématique du double, de cette trame de fond
qu’elle est régulièrement, vient au premier plan de la cure
lorsque – autre manière de décrire la crise de la représen-
tance – les limites entre dedans et dehors sont mises en
crise, plus que les limites entre instances psychiques :
encore faut-il rappeler que la situation analytique produit
inévitablement, par elle-même, une telle mise en crise, ou
fragilisation (M’Uzan) des limites du Moi. Ce qui était
qualifié d’hypnose ou de théorie de la séduction aux com-
mencements de la psychanalyse devient alors, à un autre
niveau, séduction ou trauma narcissique, mise en crise de
l’identité et des limites.
Dans un modèle développemental, on retrouvera ici
les rivages de la mère où s’origine le sujet, et la transition-
nalité décrite par Winnicott.

LE PARADIGME DU REFOULEMENT
Comme on l’a souligné plus haut, les indications d’un
travail psychanalytique débordent de nos jours très large-
ment les problématiques névrotiques et psychotiques
franches, pour concerner les organisations – ou désorgani-
sations – psychiques les plus diverses, qu’il s’agisse de
pathologies dites borderline ou limites, de « carences » nar-
cissiques – avec leurs cuirasses caractérielles ou leurs vulné-
rabilités délétères –, d’expressions agies ou somatiques.
À tous ces registres psychopathologiques, on recon-
naîtra un point commun : l’extrême difficulté à ce que
s’établisse une aire de jeu langagier, et, partant, le tissage
d’une histoire partageable entre l’analyste et l’analysant, par
le biais du dispositif de la cure. On parle de ce qui vient à
l’esprit, pose la règle fondamentale – ce qui permet de
254 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

découvrir que rien n’est moins libre que l’association


dénommée telle –, mais sans agir d’aucune manière. Encore
faut-il, bien sûr, que le langage ne soit pas, lui non plus, pris
dans cet agir, qui est toujours, en séance, agir sur l’autre. À
cette condition près, le dispositif de la cure est un véritable
appareil à décondenser et à articuler, séance après séance, la
répétition et le retour pulsionnel que la situation analytique
sollicitent. Un corps mis au repos, afin que puisse se dire,
dans un autre langage, ce qu’il en est – ce qu’il en fut – pour
lui du besoin, du désir et de leur histoire antérieure :
« La peau historiée 6, écrit M. Serres, porte et montre
l’histoire propre ou visible, usure, cicatrices des blessures,
plaques durcies par le travail, rides et sillons des anciennes
espérances, taches, boutons, eczéma, psoriasis, envie ; là où
s’imprime la mémoire. »
Ainsi se présente la psyché dans la cure, appareil de
mémoire volontiers amnésique (Green), espace-temps
d’inscriptions fonctionnant sur des registres hétérogènes,
s’effaçant, se tissant et se réorganisant inlassablement
autour des figures matricielles du fantasme, au fil des évé-
nements vécus la vie durant.
Par rapport à un tel paradigme du travail psychique,
les travaux contemporains sur les échecs ou les entraves
dans ce processus d’historicisation/appropriation subjective
sont amenés à prendre de plus en plus en compte d’autres
paramètres que le refoulement et ses divers avatars, et tout
particulièrement le couple déni de réalité et clivage du Moi.
L’inscription psychique des traces mnésiques d’origine per-
ceptive, leur devenir et leurs transformations ou non en
représentations de choses et de mots circulant entre elles de
manière suffisamment fluide, leur (re)mise à disposition
associative dans la cure sont de nos jours au centre de nos

6. Citation qui évoque nécessairement les travaux d’Anzieu sur le Moi-


peau.
Double marcissique, logique du clivage et interprétation 255

questions sur le processus analytique. Ils conduisent à faire


travailler dans le contretransfert d’autres registres psy-
chiques dans lesquels, comme le montre l’analyse de Léon,
la thématique narcissique, et notamment celle du dédou-
blement, est centrale.

LÉON
Léon, ces derniers temps, apporte en analyse des rêves
d’une grande douceur, lui qui m’avait dit dès la première
séance qu’il n’avait aucun souvenir de son enfance et plus
spécialement de ses parents, parce qu’il n’y avait eu aucune
relation entre lui et eux. Il m’avait, depuis, largement
montré ses capacités de clivage, de répression des affects,
d’attaque contre les liens psychiques et sentimentaux, son
sentiment chronique d’irréalité, ainsi qu’une disposition
fort inquiétante au passage à l’acte et à la somatisation.
Ainsi, avait-il déclenché dès les premières séances une
inflammation muqueuse surinfectée, grave, de la cavité
buccale à type de pemphigus mal définissable, m’avait-il
signalé chemin faisant qu’il avait été opéré d’une tumeur
cancéreuse de la peau, et qu’il occupait ses loisirs à faire de
la course en montagne en solitaire dans des zones de gla-
ciers dans lesquelles, bien entendu, il ne voyait pas âme qui
vive durant plusieurs jours. Et ce n’était pas le récit de son
grave accident en montagne, à 25 ou 28 ans je crois, qui
pouvait me rassurer, même si – ou parce que – cet accident
se passait lors d’une des rares sorties faites avec son père,
alpiniste confirmé, et avait été l’occasion – sinon le pré-
texte – d’un des seuls moments de rencontre père-fils !…
Léon est un de ces patients remarquablement lucides
sur les significations de leurs mouvements inconscients
puisque toute leur économie vise à ne jamais s’impliquer
dans leur vie comme dans leur discours sur leur vie. Mais
quelle panique, comme on le verra plus loin, dès que le déni
256 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

se fissure et que le clivage devient moins opérant !... L’ana-


lyse avance bien, selon moi en tout cas, puisque Léon
associe, disserte, rêve, se relance à partir de mes interpréta-
tions, est ému aux larmes quelquefois, retrouve des souve-
nirs d’enfance où ses parents sont effectivement
remarquablement indifférents à leur progéniture, pris dans
leur relation de couple faiblement libidinale, leurs intérêts
professionnels, leur « hérédité » d’handicapés affectifs (Léon
dixit) enfin. Le grand-père paternel de Léon en particulier,
anatomopathologiste comme son père, n’est intéressé que
par l’anatomie des cadavres qu’il dissèque et qu’il décrit
minutieusement tout au long de sa vie dans ses écrits scien-
tifiques. Du côté maternel, un vide de remémoration, mal
rempli par une activité professionnelle débordante.
Une enfance sans mots, sans joie, sans réaction des
adultes aux sollicitations de leur fils. L’évocation de terreurs
intenses dans l’enfance lorsqu’on le laisse seul à la maison le
soir sera discrète, et vite recouverte. Léon est, bien sûr, un
homme subtil, intelligent, très cultivé, avec qui les séances
ne sont jamais « lourdes ». Il a des intérêts divers, milite
contre les horreurs de la guerre et de l’Holocauste. On aura
compris que c’est un patient que j’aime bien, et à qui j’au-
rais volontiers donné les trois séances qu’il « mérite » bien,
si sa situation de cadre supérieur dans l’industrie n’avait pas
été traitée avec un tel déni de réalité – il n’a pas un sou et
ne peut pas, en tout cas lorsqu’il me rencontre pour la pre-
mière fois, se payer trois séances d’analyse par semaine.
Mais Léon n’a tellement pas de besoins…
Dans ce contexte, j’accueille avec un certain intérêt
l’évolution dont témoignent ses rêves actuels : Léon rêve
qu’il rencontre une femme très tendre, qui aurait pu être sa
mère ; il en rêve deux fois de suite. Il ne se passe pas grand-
chose dans le rêve, simplement le bonheur d’avoir un
échange non sexuel que rien ne vient « casser » et qui ne
s’efface pas au réveil. Mais la sensation du rêve est proche
Double marcissique, logique du clivage et interprétation 257

de l’ineffable, inexprimable par les mots, ce qui m’amène à


proposer à Léon une interprétation « Winnicottienne » sur
sa difficulté à nommer avec des mots l’éprouvé de quelque
chose qui n’a jamais été vécu par lui à ce jour. De la même
façon, Léon considérera comme une avancée psychique la
possibilité d’éprouver de la colère, de la souffrance, à défaut
de haine pour ses parents.
À la fin de la séance où il me rapporte ces deux rêves, je
préviens Léon d’une modification du cadre des séances :
étant absent deux samedis de suite en novembre, je lui pro-
pose – mais sans doute assez tard pour des raisons où inter-
vient mon contre-transfert – deux séances de remplacement,
dont nous fixons ensemble les dates et les horaires.
Quelques jours plus tard, il me raconte encore un
rêve, de montagne cette fois. Il escalade une montagne
escarpée ; c’est difficile, il est avec son père mais celui-ci est
très attentif à ce qui se passe, contrairement à ce qui arriva
lors de la seule ascension non encordée entre père et fils : à
la dernière étape de l’ascension, le père de Léon s’était senti
trop fatigué pour continuer et il avait confié son fils, alors
âgé d’une quinzaine d’années, au premier alpiniste qui pas-
sait sur la piste pour accomplir cette dernière ascension par-
ticulièrement risquée. Je ne vois rien à ajouter à ce récit et
à l’analyse qu’en fait Léon, puisqu’il relie les divers rêves
entre eux, en perçoit la dimension de transfert paternel
positif, et qu’il me donne par ailleurs au cours de cette
même séance des informations très positives et intéressantes
sur l’évolution de ses perspectives professionnelles. À la fin
de la séance toutefois, Léon me demande, une fois levé du
divan, de lui redonner mes dates d’absence, car il ne s’y est
plus retrouvé, les dates que je lui avais données ne corres-
pondant pas au calendrier. Il s’était demandé s’il ne se trom-
pait pas, ne sachant plus s’il s’agissait de décembre ou de
novembre, et finalement ne s’y était plus du tout retrouvé,
au point de ne plus savoir, au moment de me quitter, quand
258 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

il devrait revenir cette semaine. Cette confusion est suffi-


samment importante, surtout après le récit de son rêve,
pour produire-induire chez moi un mouvement analogue,
qui nous amène à nous « mélanger » littéralement, carnet
de rendez-vous sous les yeux, jusqu’à ce que je donne à
Léon des jours et des heures qui ne correspondent plus du
tout à ceux que j’avais proposés initialement, et dont je
retrouverai bien sûr très facilement le souvenir après la
séance. Bref, non pas de l’inquiétante étrangeté, ni du fan-
tôme, ni du double, mais un trouble de pensée partagé
dont l’autoanalyse consécutive me mène sur un chemin
psychiquement douloureux de mon histoire, réactivée par
l’une des absences en question. Je n’en dis pas plus ici,
sinon pour souligner que je parle ici, délibérément, de
trouble de la pensée réciproque et pas de lapsus ou d’autre
« psychopathologie de la vie quotidienne ».
Peu de temps après cette séance qui continue à me
travailler en sourdine, le colloque pour lequel j’avais dû
déplacer une des séances m’amène à évoquer brièvement
cette séance pour son exemplarité de l’hétérogénéité des
registres psychiques à l’œuvre dans la cure, et du mode
d’expression transféro-contre-transférentiel des « zones
traumatiques » de la psyché : un bel exemple de clivage
entre rêve et agir (même s’il s’agit de micro-agir), entre
fonctionnement névrotique ou limite, et registre trau-
matique…
On l’a compris, je fais l’hypothèse que Léon a rêvé
d’un père idéalisé pour ne pas avoir à affronter l’horreur de
la faille, fissure ou gouffre de la séparation – mais aussi bien
horreur de la dépendance à l’autre –, et que notre confusion
commune procède de ce qui n’aurait pas été symbolisable
pour lui – et pour moi aussi à ce moment-là, mais à un
autre niveau, radicalement distinct du sien dans son énoncé
manifeste, en tout cas. On voit que ma position est très dif-
férente de celle qui interpréterait en termes d’identification
Double marcissique, logique du clivage et interprétation 259

projective un éprouvé commun à l’analyste et au patient


ou, a fortiori, une imputation des éprouvés de l’analyste au
non-pensé du patient (sur le mode du « ce que vous me
faites éprouver à votre place… »). Il est probable que ma
surprise un peu vertigineuse est liée à l’écart brutal entre
récit d’un rêve apparemment de « bonne qualité » pour la
psyché, et trouble de la pensée. Pris à froid, j’aurai en
somme enclenché en moi une certaine désorganisation, qui
était latente jusque-là entre nous.
Je revois Léon le lundi, en étant très en forme comme
on l’est après certains week-ends « bons pour l’analyse », et
lui propose ma lecture seconde de son rêve. Bien entendu,
je ne me souviens plus de ce qui m’y a conduit, car j’ai pro-
gressivement le sentiment d’une séance cauchemar. Plus je
parle, plus l’écart se creuse entre Léon et moi, plus je
m’éprouve « mauvais », pédagogique ou faisant du forcing
interprétatif – l’une de ces séances où l’on se dit qu’il aurait
mieux valu se taire, car ça va ensuite de mal en pis ! Léon
semble un peu étonné, je le sens, ce qui n’est pas fait pour
me soulager, mais, me dit-il, il va réfléchir à tout ce que je
lui dis, qu’il comprend bien intellectuellement, mais qu’il
ne ressent pas.

Séance suivante
Léon prend la parole sitôt allongé, avec une certaine
véhémence : « Je voudrais revenir sur ce que vous m’avez
suggéré la dernière fois. »
Il reprend très correctement et très clairement mon
hypothèse interprétative de son rêve, ajoutant à mon crédit
que, s’il s’agit d’une peur de la dépendance à mon égard, il
n’est pas étonnant qu’il ne ressente rien quand je la désigne
puisque c’est précisément ce dont il veut ne rien savoir.
« Oui, je vais peut-être y réfléchir »… Un temps, une
imperceptible hésitation, puis il poursuit.
260 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

« Mais il y a quand même une autre interprétation


possible : ce serait votre besoin que j’aie besoin de vous. Il
y a quelque chose qui m’a frappé et à quoi j’ai repensé, et
qui irait dans le sens de cette deuxième hypothèse. La der-
nière fois, vous parliez non pas comme d’habitude sur un
ton interrogatif ou allusif, mais vous aviez un autre ton, une
façon décidée et affirmative de parler qui ne vous est pas
habituelle. Alors… D’ailleurs moi je me trompe très fré-
quemment dans les dates de rendez-vous, et j’avais proba-
blement “calé” votre absence sur les vacances de Noël. »
Puis il développe pour les assimiler l’une à l’autre la
démarche du professeur de philo qui enseigne et impose
forcément certaines de ses vues à ses élèves, et celle du
médecin qui affirme un diagnostic avec l’autorité qui s’im-
pose pour « affirmer la vérité ». Je suis, on l’imagine, dans
mes petits souliers, et, sentant qu’il faut avancer mais ne
sachant pas comment m’y prendre, je me décide, de
manière un peu exploratoire 7, à souligner que Léon assi-
mile deux démarches opposées, puisque l’une s’adresse à un
sujet pensant tandis que l’autre s’exerce sur un sujet objec-
tivé, le malade.
Mais Léon me vient en aide : il me dit qu’il ne me dit
pas ça de façon agressive, polémique ou persécutée, mais
qu’au contraire il lui semble qu’il y a là possibilité de véri-
table rencontre et espoir de parole, et cela d’autant plus que
j’avais, me rappelle-t-il opportunément, déjà évoqué ce
problème de séparation/dépendance à propos des grandes
vacances d’été. Voilà qui me décide à me « lancer » et à lui
dire qu’il est en effet indécidable de savoir si ce que je lui
dis est « bon pour lui parce que je pense que c’est bon pour
lui » ou si je le dis parce que c’est bon pour moi, ou encore
pour imposer mon pouvoir sur lui. Et je commente mon

7. Mais qui méconnaît délibérément l’adresse en transfert paternel de


Léon.
Double marcissique, logique du clivage et interprétation 261

intervention de la dernière fois en explicitant mon


embarras, et en justifiant mon interprétation sur son rêve
par deux raisons :
– la confusion qui suivit son récit et qui nous concerna tous
les deux, ce qui me laissait penser que le rêve n’avait pas
suffi à « suturer le traumatique et la rupture » ;
– et… j’ai un blanc sur ma deuxième raison, que je ne peux
donc pas lui donner jusqu’à ce que Léon associe sur son fan-
tasme ou son angoisse majeure, la pensée que « ça va se casser,
il va y avoir une catastrophe, quelque chose va s’effondrer ».
Cela me permet de retrouver mon fil et de terminer ma
phrase en disant que, dès le début, j’avais été sensible, sinon
soucieux de la capacité de clivage de Léon et de la dissocia-
tion entre son fonctionnement affectif et les ruptures soma-
tiques ou agies qu’il m’avait donné à entendre. D’où mon
intervention de « guide de haute montagne ». En même
temps que cette expression me vient à l’esprit, je poursuis
cette fois plus « psychodramatiquement ».
« D’ailleurs, ça doit bien se passer comme ça, des fois en
montagne, vous avez bien dû vous trouver dans la situation
de dire, dans un passage dangereux : “Fais-moi confiance, tu
comprendras plus tard, quand tu seras grand.” »
(Rire tendu de Léon.)
« Oui, bien sûr, enfin, vous savez, moi, la première et
seule fois où j’ai été encordé avec mon père… » Le souvenir
du récit me revient brusquement : il s’est désencordé.
« J’ai sorti mon couteau et j’ai coupé la corde qui nous
liait. Depuis, je fais de la montagne en solitaire la majeure
partie du temps. »
Je dis alors, simplement : « Comme vous avez été tenté
de faire ici [en m’idéalisant dans votre rêve]. » Et le passage
difficile est franchi. J’ai eu chaud, et respire plus légèrement
en entendant Léon associer et me demander s’il m’a raconté
ce qui s’était passé cet été en montagne, qui aurait pu être très
grave et avait fait que tout le monde s’était bien moqué de lui.
262 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

Suit le récit d’une double « négligence », ou plutôt


équivalent suicidaire.
D’une part, lors d’une ascension très difficile, tech-
nique et dangereuse sur les aiguilles de R..., la corde qui le
reliait à sa partenaire s’était tout simplement « défaite »,
alors qu’il s’agit d’un nœud très particulier en raison du
danger de chute de plus de 100 m, et que Léon « fait »,
depuis 30 ans.
D’autre part, une autre fois, au lieu de mettre ses
chaussures, trop vieilles et usées, il emprunte une paire de
chaussures et se retrouvera sur des pentes où l’on s’accroche
sur 2 cm tout au plus, avec une chaussure trop petite et
l’autre trop grande, séparées l’une de l’autre par un écart de
deux pointures. Situation générale qu’il résume ainsi, reve-
nant à l’histoire de la corde : « C’est fort, je m’attache à toi
de telle sorte que je puisse me détacher sans avoir à me
détacher » (et son histoire de corde me fit alors penser au
démantèlement de Meltzer).
C’en est assez pour moi ; la séance se termine et je ne
résiste pas au plaisir de dire à Léon, mezzo-voce :
« Alors, vous allez pouvoir vous acheter une nouvelle
paire de chaussures ? »
Il rigole et me répond :
« C’est prévu ! »

On pourrait, à partir de ce matériel, discuter plusieurs


points.
Tout d’abord, Léon se présente comme un patient
intelligent et subtil qui demande une analyse alors qu’il n’est
plus tout jeune – il a dépassé la cinquantaine – en raison de
la souffrance qu’il commence à éprouver en constatant l’ari-
dité croissante de sa vie affective et relationnelle. Sa vie psy-
chique est dominée par une répression affective qui
n’aboutit en aucune façon à une pensée opératoire, même si
Double marcissique, logique du clivage et interprétation 263

l’on peut s’interroger sur la qualité de sa mentalisation


devant des somatisations diverses et sérieuses survenues
avant qu’il ne répète dans le transfert un mouvement ana-
logue, en déclenchant une affection dermatologique de la
muqueuse buccale peu de temps après avoir commencé à
parler de lui sur le divan. De ce point de vue, on peut
d’ailleurs penser que Léon, à l’opposé de son enfance vécue
dans l’indifférence radicale de ses parents, trouve enfin la
possibilité – voire un malin plaisir – de faire « réagir » son
analyste par l’expérience puis le récit des risques qu’il prend
en montagne, par exemple. Il est certain que cette dimen-
sion du « soin » et du souci (le holding et le handling de Win-
nicott) est présente dans mes interventions et finement
relevée, d’ailleurs, par mon patient, qui trouve certainement
son compte dans la situation analytique. La mise en jeu
d’une aire psychique partagée, experiencing dont on a pu
voir la profondeur, modifie sans aucun doute radicalement
son rapport à lui-même et à autrui à partir de la chambre
d’écho qu’il trouve en moi.
Certains souvenirs rapportés par Léon à propos de
lui-même ou de sa fratrie évoquent de fait une véritable
« maltraitance » psychique par le rien. L’intrusion inces-
tueuse n’est pas la seule modalité de mise à mal de la
psyché. Le silence, le vide du désinvestissement, l’absence
d’écho et de chaleur partagée peuvent également produire
une sorte de manque à signifier général de tout mouve-
ment de vie dont l’univers glacé d’Ingmar Bergman est
assez représentatif. On pense également ici à la figure
prototypique de la mère morte de Green, mais rien dans
cette cure ne me permet d’en affirmer l’existence. Plutôt
un univers de haine froide et de conventions sociales sur
plusieurs générations, rendant bien problématique l’éla-
boration de la violence comme des sentiments amoureux,
faute des identifications qu’apporterait un fantasme de
scène primitive. Léon me dira bien évidemment qu’il a
264 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

longtemps ignoré comment naissaient les enfants, et qu’il


n’a gardé aucun souvenir de sa réaction à la naissance
d’une petite sœur.

ABSENCE ET MÉMOIRE
Il est utile de quitter à présent l’analyse du matériel
pour situer et élargir le débat théorique, la question sous-
jacente à cette présentation de matériel clinique étant bien,
eu égard aux logiques du clivage à l’œuvre chez Léon, celle
du statut et de la fonctionnalité, chez lui, des fantasmes ori-
ginaires. Dit d’une autre manière, quelle capacité chez Léon
d’élaborer l’absence : fantasme de scène primitive ou
gouffre où se perd l’activité de représentation ?
Depuis les indignations fort convaincantes de Ber-
geret à propos de la méconnaissance, sinon du déni par les
analystes d’un registre sous-jacent à l’interprétation œdi-
pienne, de nombreux travaux ont été publiés sur le registre
traumatique, hallucinatoire (C. et S. Botella) ou sémiotique
chez l’hystérique (Kristeva), sous-jacent à la signification et
au travail du refoulement. Et si ce cas présenté ici est exem-
plaire, il est important de prendre en compte, chez tout
patient, l’hétérogénéité des registres ou des logiques psy-
chiques et les fonctionnements « hors refoulement » dont le
déni de réalité et le clivage entre les représentations sont les
formules de base. Je souscris tout à fait à l’opinion qui
affirme que l’interprétation doit aussi pouvoir se situer à ce
niveau psychique, et selon des modes de germination des
interprétations spécifiques, analogues à ceux dont M’Uzan
a proposé l’inventaire dans ses travaux sur la chimère et le
transfert paradoxal.
Le travail en double (Botella), la thématique du
double narcissique s’inscrivent dans cette recherche de
modèles utiles pour penser les situations où la représenta-
tion et le travail de mémoire font défaut et se voient rem-
Double marcissique, logique du clivage et interprétation 265

placés par du perceptif, de la sensorialité, du corporel non


ou peu symbolisé. La séquence présentée ici montre entre
autres choses que, même s’il n’est pas affronté aux affres de
l’inquiétante étrangeté, l’analyste ne peut pas faire autre
chose, dans ces cas-là, que de prendre des risques, afin
d’éviter l’enlisement du désinvestissement ou la rupture du
cordon qui le lie, indissolublement, à son analysant.
La lettre de Freud à Fliess du 6 décembre 1896 l’affir-
mait déjà clairement : « Ce qui est essentiellement nouveau
dans ma théorie est la thèse que la mémoire n’est pas pré-
sente une mais plusieurs fois et qu’elle est déposée en diffé-
rentes espèces de signes. » Répétition et différence,
réarrangement et retranscription sont donc pour Freud au
principe du fonctionnement de l’appareil psychique dès les
lettres à Fliess, dans L’esquisse – ce modèle des diverses
sortes de frayages des neurones et du détour, véritable
boucle branchée en dérivation, par l’association –, dans le
chapitre 7 de L’interprétation des rêves – schéma optique et
première topique –, comme dans le bloc magique.
Il s’agit pour nous, aujourd’hui, de repenser la fécon-
dité mais aussi les butées de ces modèles issus de l’expé-
rience de la cure de mémoire, en même temps qu’ils
l’orientent tout entière. Par quels détours retrouver cette
mémoire de l’infantile lorsqu’elle est clivée, non inscrite
psychiquement, hors des mots de la langue et d’autant plus
agissante ? Telle est la question à laquelle nous confrontent
bien souvent nos patients.
« Le sujet, écrit Green dans son travail sur Temps et
mémoire, se constitue dans la répétition qui marque le pas-
sage renouvelé sur des traces existantes » : il peut aussi s’y
perdre s’il n’y a pas non plus d’après-coup qui permette la
(re)signification de cette répétition, mais simple répétition
de l’identique. Et Green souligne, après avoir décondensé le
schéma du jeu de la bobine, que la mère est l’élément
moteur de l’histoire, mais une mère suffisamment absente/
266 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

présente pour que l’enfant ait la possibilité et le désir de la


ramener par des détours ou, plus exactement, des spirales.
« Ce qui importe, écrit-il, est le destin de “l’oubli”,
différent de l’anéantissement, de la mise hors jeu, du dépé-
rissable, du refusé, du rejeté 8. »
L’organisation psychique tiendrait donc sa féconde
complexité de sa capacité, dans laquelle le refoulement joue
un rôle majeur, à transformer l’indésirable en cause absente.
Plutôt que de clivage, Green parle de comportements
mortifères « s’acharnant sur l’organisation psychique », « atta-
quant la concaténation, mise en chaîne du travail associatif ».
Se distinguent ainsi l’oubli au sens de la soustraction
(de l’indésirable) et la division de ce qui est ensemble : notre
clivage du Moi, formulé par l’auteur comme « subversion de
la coupure, qui ne pose plus des termes qu’elle désunit et
réunit, mais qui se coupe elle-même, devient l’objet de sa
propre opération. La section ne passe plus ni entre le Moi et
le sexe, ni à l’intérieur du Moi lui-même, mais à l’intérieur
du pouvoir de structuration de la coupure ».
En somme, on trouve là un fonctionnement du Moi
qui attaque son propre fonctionnement. Le Moi se clive,
faute de pouvoir s’autoreprésenter représentant, comme le
montre assez clairement l’analyse de Léon. L’indésirable,
lequel n’est autre – soulignons-le une fois encore – que l’ab-
sence déclinée sur ses divers registres : absence du pénis de
la mère, absence de cette dernière résultant elle-même de la
souffrance du manque et du désir pour l’autre, sont
devenus non plus « cause absente » qui pousse à penser et à
fantasmer, mais absence de cause, destruction de la signifi-
cation, perte de la capacité de recombinaison psychique.
Plus que toute « vision traumatique » précise, fût-ce celle de
l’absence de pénis chez la mère décrite par Freud en 1927
dans son article sur le fétichisme, cette perte de la capacité

8. Il manque à cette liste les mots « dénié/clivé »…


Double marcissique, logique du clivage et interprétation 267

de représentation face à l’absence 9 que l’on pourrait


opposer presque terme à terme à la capacité d’être seul
auprès de la mère (Winnicott), présente mais hallucinée
négativement, est « le traumatique » par excellence.
Dans ce même article de 1927, Freud souligne égale-
ment l’importance du registre sensoriel à valeur « stabilisa-
trice ». Pour faire échec à la menace de désorganisation par
l’excitation, à la faillite de la topique et du refoulement, à la
brutale désintrication pulsionnelle enfin qui balayent la
fonction de liaison du Moi, le sujet pourra recourir à ce
procédé du clivage qualifié de rusé par Freud. Il investit
massivement un élément de réalité. Une « chose » extérieure
devient alors vitale pour le narcissisme. On retrouvera ce
procédé à l’œuvre aussi bien dans les conduites agies (per-
verses ou non) que dans les addictions et, d’une façon plus
générale, dans le registre comportemental. À la faillite plus
ou moins durable de l’introjection pulsionnelle et de la
symbolisation, viendra ainsi faire « pièce », au sens littéral
du terme, un investissement de la perception plus ou moins
complexe selon les capacités « restantes » de figuration pré-
représentative de l’appareil psychique.
Une telle problématique met en place l’ensemble des
enjeux dont nous discutons : la capacité représentative du
Moi est intimement liée au fonctionnement de l’illusion 10
et des idéaux (Moi idéal en particulier), les régimes de fonc-
tionnement de la psyché sont hétérogènes et variables, le
conflit psychique pouvant ainsi coexister avec des « dupli-
cités » intérieures dudit Moi ; rétablir l’illusion, enfin, lors-
qu’elle est gravement mise en danger, passera par la quête
externe de leurres aux qualités sensorielles particulières.
Nous voilà ainsi ramenés à la question du double, dès
lors qu’on pense celui-ci comme figure processuelle à forte

9. Le trouble de pensée partagé, dans l’exemple cité.


10. J’emploie ici le terme « illusion » au sens de Winnicott. Ce terme
implique un espace potentiel à valeur transitionnelle.
268 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

charge sensorielle et d’affect, jouant de son statut paradoxal


entre l’interne et l’externe, en relation étroite avec l’image nar-
cissique et l’Idéal. Rosolato propose de lui conférer le statut de
fantasme originaire plutôt que d’instance psychique à propre-
ment parler. Je considérerais pour ma part volontiers le
double comme une figure matricielle, opérateur de transforma-
tion passant par l’affect (heimlich/unheimlich) d’étrangeté et de
familiarité. À ce titre, le double, pivot spéculaire (Rosolato,
1978) et opérateur psychique biface, ouvre, par sa paradoxa-
lité même, au « pire » – c’est l’investissement du leurre-fétiche
externe qui peut devenir indispensable à la continuité narcis-
sique au point d’en pétrifier toute vie psychique – comme au
meilleur : le double assure alors la transition – traversée ou
passage – entre l’identique et l’altérité, permettant du même
coup un remaniement des clivages du Moi.

LE RÔLE DE L’ANALYSTE : HOMOLOGIE ENTRE


SITUATION ANALYTIQUE ET AVÈNEMENT DU SUJET

Il ne s’agissait plus, depuis longtemps déjà, de retrouver


dans « les » transferts le souvenir pathogène enfoui sous les
divers déguisements du refoulement, selon un modèle de
l’histoire remémorée, interprétée et reconstruite qui restitue-
rait audit sujet la vérité de son désir interdit. Renonçant à
cette remémoration cathartique, l’analyste opérait néan-
moins un travail de décondensation en allant de l’actuel au
passé antérieur, la déliaison ainsi créée permettant que des
ensembles et des liens nouveaux se produisent à partir du
matériel de la séance. Et si le Moi, pour reprendre les termes
de la deuxième topique, n’était pas le moteur de la cure, ce
rôle revenant aux forces pulsionnelles inéducables dont le Ça
est le réservoir, il en était cependant tacitement le bénéfi-
ciaire. Sa capacité d’organiser autrement et donc de gérer la
diversité des mouvements psychiques sans recourir à des
compromis symptomatiques trop invalidants s’en voyait en
Double marcissique, logique du clivage et interprétation 269

principe renouvelée. Même s’il était plus souvent mené que


guidant sa monture, le Moi et, avec lui, le transfert demeu-
raient au centre du débat.
De nos jours, il n’est pas tant question du destin des
pulsions d’une personnalité psychique composite certes,
mais « contenue » dans son espace psychique singulier,
comme elle l’est dans le dispositif analytique, que de penser
et panser les blessures de mémoire (Schneider), dans un
mouvement rétro-introspectif créateur par lui-même de
subjectivation. Faire jouer, dans l’intersubjectivité très par-
ticulière de la relation transféro-contre-transférentielle, un
certain mode d’éprouvé et de pensée produira du sens
– consensus et conaissance sur l’histoire vécue –, là où
la force « brutale », impérative de l’exigence pulsionnelle
– destructivité plutôt qu’Éros – dominait.
Le centrage sur le transfert a, de ce fait, cédé le pas à
l’attention portée au contre-transfert ou, plus précisément,
au couple transféro-contre-transférentiel, et cela à travers
deux problématiques.
L’une, actuelle : c’est celle de la portée interprétative
du contre-transfert, au sens où ce dernier « porte » en
latence l’interprétation, que cette dernière soit ou non pro-
férée par l’analyste. C’est par là que le « travail en double »,
s’appuyant sur la régression topique de l’analyste en séance,
avec son réinvestissement onirique très particulier du per-
ceptif, permet d’accéder, dans le brouillage des limites
dedans-dehors, au registre de l’identification et de l’homo-
sexualité primaires. La « peur absolue » pour la psyché,
selon les Botella, c’est celle du vide, de la perte d’objet
vécue comme équivalent de la perte du Moi. C’est là, selon
eux, le registre traumatique/archaïque/hallucinatoire sous-
jacent à toute névrose. Les théories sexuelles infantiles,
comme les souvenirs-écrans, suturent et élaborent à la fois
ce registre de la rupture, du clivage du Moi et de la perte de
sa capacité représentative : l’animisme et la figurabilité
270 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

viennent alors au secours de l’analyste afin qu’il retrouve le


chemin de ces zones archaïques clivées de la psyché, qui
sont autant de ruptures dans la continuité narcissique.
L’autre axe du processus procède d’une reconstruction
en commun de la naissance du sujet et de l’objet, c’est-à-dire
de ce qui fait qu’on est sujet de son désir et non pas porteur
d’inclusions ou d’implantations en provenance de l’objet.
Cela ne peut être que reconstruit – cf. la fin du texte de 1937
sur la conviction et le caractère hallucinatoire de certaines
reviviscences dans la cure – dans cette copensée si singulière
du processus analytique. Reconstruction – mais le terme
convient-il toujours ? (Baranes, 2002) – qui va concerner la
place faite à l’objet et à l’environnement primaires, ainsi
qu’aux perceptions dans les négociations frontalières, vitales
pour l’identité. Mais la distinction établie ici n’est que d’ex-
position, car les deux problématiques se renvoient nécessaire-
ment l’une à l’autre : en effet, reconstruire les conditions
d’avènement du sujet n’a de sens et de force qu’à s’étayer sur
l’expérience actuelle du transfert – contre-transfert, jeu et
passage du dédoublement externe à un double intérieur. Les
Botella ont montré la place des doubles matériels homo-
sexuels (Fliess et Jung notamment) pour l’étayage narcissique
et le déploiement de la pensée de Freud.
Il n’est pas rare en clinique de prendre la mesure de cet
étayage – mais aussi de son risque aliénant – à l’occasion
d’une rupture du cadre analytique, par exemple : une déchi-
rure/décollement avec le double externe s’ensuit, mettant en
difficulté sérieuse le préconscient et la mentalisation. Ainsi, on
voit que l’intime et l’essence du processus analytique résident
autant dans les effets de ces « instants privilégiés » de coïnci-
dence entre deux psychés, véritable trouvé-créé réciproque,
que dans l’interprétation des fantasmes ou la remémoration
des souvenirs infantiles. Trouvé-créé, mais aussi dédouble-
ment réflexif et décentrement qui en permettent l’expérience
et l’issue. Les travaux de M. de M’Uzan, ainsi que la théorie
du Moi-peau de D. Anzieu, sont sur ce plan d’une grande
Double marcissique, logique du clivage et interprétation 271

portée. Le premier s’est attaché, dans des travaux qu’il fau-


drait pour la plupart citer ici, à saisir finement la clinique de
ces registres intermédiaires, zones de passage, « entre-deux »
ou régions frontalières de l’inquiétante étrangeté. Le second
nous propose, à travers les développements et approfondisse-
ments successifs donnés à son concept de Moi-peau, une lec-
ture entièrement renouvelée de la métapsychologie
freudienne, travaillant prioritairement autour des concepts
d’excitation (l’enveloppe externe pare-excitante), d’une part,
et de communication (l’enveloppe interne), d’autre part.
Soulignons certains points communs à ces deux auteurs :
attachés l’un et l’autre à explorer la création, et en particulier
la création littéraire, ils partent de situations limites de la psy-
chanalyse (les patients psychosomatiques pour M’Uzan, les
groupes, pour Anzieu) avant d’arriver à faire de la question
du frontalier une théorie générale de la cure et du psychisme.
Le double narcissique procède sans doute lui aussi de cette
« topique équivoque » dont parle Guillaumin à propos du
dédoublement créateur, externalisation de la psyché du créa-
teur sur un support externe : il n’est que de voir la souffrance
de celui-ci dès lors qu’un autre commente, apprécie ou cri-
tique l’œuvre à peine achevée, non encore devenue exté-
rieure. Qu’il s’agisse de peinture ou d’écriture par exemple,
l’œuvre est là, à disposition, au-dehors, mais mille liens invi-
sibles l’unissent pourtant à son créateur, jusqu’à ce que
s’opère cette transformation par le regard de l’autre 11.

11. Dans les exemples cliniques que j’avais rapportés antérieurement sur
ce thème, j’ai été frappé de constater après coup la place centrale de
l’écriture, en tant qu’expérience subjectivante/désubjectivante : en même
temps que je rédige mon article qui relate un moment de son analyse,
Anna (chap. 3) écrit pendant ses vacances un récit qui est écriture d’un
autre, jumeau imaginaire ou oncle présent absent, Odile (chap. 4) me
donne au début de sa cure l’autobiographie rédigée par sa mère qui la
fixe dans un récit écrit par un autre et elle attend de l’analyse qu’elle lui
permette de s’en déprendre : effets de réverbération ou de concaténation
signifiante de cette présence du double.
272 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

L’analyste, alors, n’est plus l’accoucheur bienveillant et


neutre d’une grossesse à risques variés, mais le rêveur et gar-
dien du cadre, conteneur et contenant, espace de métaboli-
sation des projections les plus archaïques du patient.
Décodeur de répétitions qui ne passent pas aisément par le
langage verbal, mais plutôt par ses éprouvés, ses rêveries et,
tout autant sinon plus, par ses « pannes psychiques », voire
ses troubles de pensée. L’analyse passe alors de la comédie
de boulevard ou de la tragédie grecque à chœur et à cadre
bien établis, à une écriture des bornes, des confins, du hors-
cadre. Plutôt que des conflits nettement représentables en
termes de jeu d’instances, se vivent des souffrances primor-
diales, des « ratés » du narcissisme intimement mêlés aux
mouvements œdipiens les plus ordinaires.
Double mouvement, donc, de la théorisation lorsque
la cure « patine » : le contre-transfert – l’objet primaire 12.
L’espace d’illusion créatrice, ou espace transitionnel du
trouvé-créé si bien inventé par Winnicott, et le rôle du
temps auto : autoreprésentation, dédoublement/ redouble-
ment préludant à une différenciation sujet/objet, déjà-là
structurellement bien que non encore advenu, organisation
« intriquante » des autoérotismes sont à la base de l’identité
subjective.
Pour cela, il faut un analyste – il a fallu une mère –,
mère porteuse et rêveuse mais aussi mère « intriguante »
potentiellement femme. La censure de l’amante décrite par
Fain et Braunschweig dit bien cette « ouverture » au refou-
lement qu’offre la mère à son enfant en se détournant des

12. On conçoit bien que, dans ce mouvement même de la théorie vers


l’intersubjectivité sujet-objet, la pulsion ait risqué de « se perdre » au
profit de la relation d’objet, de l’intérêt porté à l’environnement ou au
thème transgénérationnel. L’intérêt actuel pour la perception serait alors
un recentrement sur une métapsychologie de l’intrapsychique : de quelle
façon se fait le passage et la métabolisation de l’externe en interne hors
ou préreprésentatif.
Double marcissique, logique du clivage et interprétation 273

soins maternels qu’elle lui prodigue, pour se consacrer au


tiers déjà présent dans sa psyché Pour que ce travail de l’ab-
sence, du négatif et de la mise en représentation s’opère, le
temps du double narcissique est, comme nous avons essayé
de le montrer, tout à fait crucial, corde de l’horizon ou
basse continue du thème narcissique.
Des images sensorielles s’imposent ici à l’écriture. Non
pas miroir, mais réverbération, mirage et chiasme de l’expé-
rience sensorielle encore en devenir de représentation.
11

Les symbolisations plurielles

« Ces terres d’ombre que nous portons au centre


de nous-même… »

L’évolution considérable de la psychanalyse en France


au cours des trente dernières années aura abouti à un cer-
tain nombre de réévaluations et de recentrages dont il serait
bien hasardeux de vouloir faire la somme ici, mais dans les-
quels l’adresse du psychanalyste à nos patients a indiscuta-
blement « changé de cap ».
Là où nous avions appris, au cours de notre forma-
tion, à repérer la part que ces derniers prenaient, en toute
inconscience, à leur malheur névrotique – et à le leur sou-
ligner –, s’opère aujourd’hui un tout autre travail, sorte
d’artisanat mené en commun, copensé sinon même co-
éprouvé, s’appuyant sur une mémoire sensorielle du corps
et visant à créer un espace de jeu pour le Je.
J’ai rappelé l’aphorisme classique, véritable projet ana-
lytique des années 1970-1980, énoncé par J.-B. Pontalis :
276 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

« Voyez en quoi vous êtes l’artisan de votre propre mal-


heur. »
De cette phrase, qui convenait pleinement au registre
de la névrose, les psychanalystes ne conserveraient aujour-
d’hui que la partie initiale, légèrement modifiée : « Voyons
ensemble – avec la mémoire sensorielle du corps – quel arti-
sanat de pensée possible, quel jeu pour le Je. »
Cela, sans abandonner, bien sûr, et c’est un aspect non
négligeable de la question, les repères « freudiens » clas-
siques du fonctionnement psychique.
Entre ces deux énoncés, se sera opéré un véritable chan-
gement de paradigme métapsychologique, dont les travaux
analytiques contemporains portent la marque. Le rapport de
A. Gibeault, La symbolisation, publié en 1989, mettait au
centre de sa démarche la définition classique du symbole :
sum bolon, dont les deux fragments, analogues à ceux de la
tessère, étaient séparés par une opération de refoulement. La
cure, sinon déjà le mot d’esprit, en permettait très « naturel-
lement » la réunion. Pourtant A. Green, en précurseur, avait
déjà attiré notre attention en 1975 dans son rapport de
Londres : « L’analyste, la symbolisation et l’absence dans le
cadre analytique » sur le fait que les choses n’allaient pas tou-
jours aussi simplement, loin de là, et que la psychanalyse
devrait prendre en compte d’autres facteurs (le travail du
négatif entre autres) et d’autres modalités de la trace, de la
mémoire et du retour dans l’espace psychique, modalités seu-
lement esquissées par Freud dans ses travaux d’après 1920. Et
cela au point de contraindre les analystes à changer de vertex,
le refoulement cédant alors le terrain, dans le fonctionne-
ment mental de leurs patients, au clivage du Moi, au déni de
réalité et à des opérations psychiques et non psychiques
(l’acte, la somatisation, le comportement ou le caractère 1,

1. Vont se retrouver sous cette rubrique les névroses de caractère et de


comportement qui ont fortement mobilisé les auteurs français dans les
années 1960 dans la suite des travaux de M. Bouvet.
Les symbolisations plurielles 277

aussi bien que le délire) qui vont venir progressivement


camper puis occuper le centre de l’espace analytique.
C’est ainsi qu’une place de plus en plus grande sera
faite à ce qui agit l’analyste 2 dans l’analyse.
Agir ou emprise dont on a pu lire plusieurs exemples
dans les chapitres de ce livre, et que l’on va dès lors consi-
dérer comme communication primitive, forme de retour,
via ces modalités nouvelles du transfert et du contre-trans-
fert indissolublement liés, de ce qui n’a pas été « suffisam-
ment subjectivé » par et de l’environnement premier.
Bien entendu, ces contenus demeurent d’autant plus
actifs qu’ils sont en deçà des mots et comme échappant à leur
pouvoir de négociation : excitations mal pulsionnalisées, ou
encore registre traumatique, opérant en deçà des souffrances
névrotiques de l’enfance qui, elles, peuvent devenir romances
du transfert ou, mieux encore, névrose de transfert.
Ce qui agit l’analyste donc, mais aussi ce qui passe
impérativement par d’autres canaux que ceux de l’échange
langagier lesté par la permutabilité du complexe d’Œdipe,
à savoir l’affect – dont Green encore avait, de longue date,
souligné la valeur de passeur –, l’éprouvé corporel, les per-
ceptions et la sensorialité, toutes ces mémoires du corps qui
viennent pallier les failles de la représentation.

UNE NOUVELLE CLINIQUE


La question est d’autant plus cruciale que nous nous
trouvons régulièrement confrontés à une nouvelle clinique,
celle de ces cures qui « ne marchent pas », qui durent inter-
minablement ou s’enferrent dans la répétition, ou, plus
exactement, parce qu’il est devenu habituel de penser nos cures
dans d’autres paramètres qui aboutissent, comme on l’a vu

2. On se reportera au rapport de J. Godfrind-Haber et J. Haber sur ce


thème de « l’agir partagé », Congrès des psychanalystes de langue française,
Bruxelles, 2002.
278 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

tout au long de cet ouvrage, à mettre en question le primat


jusqu’ici donné à la parole et au verbal, au profit de concep-
tions plus larges, ouvrant sur les diverses modalités selon
lesquelles l’appareil psychique travaille.
Il y a lieu de penser les symbolisations au pluriel. Le lan-
gage et la mémoire du corps retrouvent dès lors une place
éminente, au lieu de la mise en suspens, sinon du refoule-
ment, dont ils furent l’objet lors de la constitution du corpus
analytique initial. L’analyste, quant à lui, se trouve engagé
dans la cure en tant qu’objet transformationnel pour une
symbolisation se faisant dans l’espace intermédiaire.
Je pense en particulier, en rédigeant ces lignes, à ces
situations de troubles de la pensée ou d’échec à la pulsion-
nalisation de l’excitation, qui s’expriment comme des sortes
d’états traumatiques permanents recourant volontiers à
l’agir utilisé en tant que forme ou mode de figurabilité pré-
représentative, aux somatisations ou, encore, à une intolé-
rance au cadre qui peut aller jusqu’à une inaptitude plus ou
moins radicale à l’utilisation (au sens de Winnicott) trans-
formationnelle de l’analyste. Il s’agit de trouver dès lors
d’autres types d’interprétation que la classique interpréta-
tion de transfert ou que la construction, fût-elle la plus
sophistiquée et la plus pertinente, pour « donner force et
sens à une expérience du patient qui se fraye un chemin
dans l’analyse vers une création nouvelle » (Ferruta, 2002)
et qui ouvrent, de ce fait, des voies nouvelles.

AVATARS DE LA SYMBOLISATION
Il fallait donc réviser l’accent mis, dans « la psychana-
lyse à la française » (Israël), sur les théories de la représenta-
tion, et passer de la pensée au pensoir, l’appareil à penser les
pensées (Bion).
Ce changement de vertex va entraîner, dans son mou-
vement même, une réévaluation des conceptions sur la
symbolisation, dont la révision se fera en deux temps.
Les symbolisations plurielles 279

Tout d’abord, un temps centré explicitement sur ces


théories de la représentation mais durant lequel se déve-
loppe, toujours à partir de la clinique analytique, un double
questionnement réuni sous le vocable de « conditions » de la
symbolisation, sorte d’en-deçà de la symbolisation pour qui
la postulera uniquement langagière : les conditions de cadre
tout d’abord, à la recherche d’un « divan bien tempéré »
(Donnet). Dans cette exploration des détours « bons » pour
la symbolisation, les conceptions théoriques sur le cadre
vont ainsi passer progressivement de l’opposition tradition-
nelle plus ou moins tranchée entre cure type et variantes de
la cure type – opposition sous laquelle n’avait pas manqué
pas de resurgir l’opposition freudienne entre l’or pur de
la psychanalyse et le vil plomb de la psychothérapie/
suggestion – à une conception plus large dans laquelle les
conditions d’un travail analytique vont être envisagées
comme autant de dispositifs, détours ou « praticables »
favorisant plus spécialement, selon le cas, tel ou tel régime
psychique. Ainsi, entre autres, pour le psychodrame analy-
tique comme on l’a vu plus haut.
Mais aussi ce qui, du processus et non plus du cadre
dans la situation analytique, est favorable à la symbolisa-
tion. Le contre-transfert y est, bien sûr, concerné au pre-
mier chef : le silence de l’analyste miroir laisse ainsi la place
à un mode de présence participative de l’analyste à un
ouvrage de création de sens mené en commun, au plus près
des éprouvés.
Ceux-ci, notons-le, seront initialement considérés
comme pur produit d’une identification projective issue de
la psyché du patient et qu’il faut lui restituer/renvoyer sous
forme d’interprétations, avant d’être reconnus pour eux-
mêmes, comme résultant de l’état de séance (C. et
S. Botella), terreau commun ou chimère (M’Uzan), à partir
desquels seulement il deviendra possible d’aborder le vrai
des conflits pulsionnels de l’infantile.
280 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

Dans cette véritable mutation de point de vue, on


imagine bien – et cela a bien été le cas – tous les mésusages
et réductionnismes possibles de la psychanalyse, face au
paradoxe d’un changement obligé prenant en compte,
d’une part, ces « conditions » de la condition de sujet
(autrement dit, le narcissisme et l’identité avec leurs effets
sur l’appareil psychique, et non plus seulement le registre
de la conflictualité pulsionnelle) et, d’autre part, la nécessité
de tenir ferme néanmoins sur la centralité de la sexualité
infantile et du conflit œdipien, repères « freudiens » clas-
siques du fonctionnement psychique.
Un des risques théoriques qui en résulte est une diffi-
culté à situer clairement cette nouvelle clinique : les
conceptions nouvelles de la cure faisant une place centrale
à cette souffrance narcissique identitaire sont-elles à consi-
dérer comme étant l’ordinaire de la cure ou bien comme
son extrême plus ou moins exceptionnel (les cas difficiles,
les pathologies de la représentation, etc.).
Sans doute y a-t-il là un effet de notre intérêt pour le
langage et sa fonction symbolisante, qui nous fait toujours
(re)mettre la représentation au centre de la cure, comme
l’écrit d’ailleurs A. Green dans son récent livre, La pensée
clinique :
« Ce qui permet de s’arracher à la domination exclusive
de la force, c’est la représentation qui acquiert le pouvoir de se
poser en objet substitutif à l’objet de la pulsion. Grâce à la
représentation, la force se déplace, elle est mise à profit pour
faire tenir ensemble les éléments de la représentation et pour
fixer celle-ci afin d’en permettre la transformation. »
Et, plus loin :
« Rien ne peut se construire à défaut de penser cet
alliage de la force et du sens par la médiation de la repré-
sentance. »
Mais le même auteur avait souligné auparavant que la
psyché travaillait, entre force et sens, sur un « ensemble de
Les symbolisations plurielles 281

régimes qui vont de leurs précipitations somatiques »


– dont le mode d’expression sera, selon les cas, somatique,
hallucinatoire ou agi – « jusqu’aux formes intellectuelles de
l’abstraction ».
Cette pluralité des régimes et des inscriptions psy-
chiques, rappelons-le, était déjà établie par Freud dès L’es-
quisse (lettre 52) ; encore faut-il, et c’est le point de vue que
je défends ici, articuler ces registres autrement qu’en termes
« hiérarchiques », sinon idéologique, comme ce fut trop
souvent le cas. Certes, le laboratoire de la pensée (Pontalis),
avec ses petites quantités, ses élaborations successives, son
travail permanent de réorganisation après coup des traces
mnésiques en fonction des exigences internes et externes,
est un modèle idéal pour l’activité psychique. Mais cela
n’implique pas qu’il doive l’être également pour le psycha-
nalyste, qui serait d’ailleurs vite détrompé par la clinique si
c’était le cas…
J’en viens au deuxième temps des conceptions
contemporaines sur la symbolisation. Les travaux de
R. Roussillon y sont une référence « incontournable » et
spécialement ceux qui, partant de Winnicott, dégageaient
le concept de symbolisations primaires. C’est à partir des
travaux de ces auteurs que j’en suis moi-même arrivé à
l’idée d’une pluralité des symbolisations, ces « symbolisa-
tions plurielles » travaillant de manière simultanée et hété-
rogène, dans une hétérochronie des registres psychiques, ce
qui rend caduque l’opposition entre symbolisation et
« conditions » de la symbolisation, à moins que l’on n’ad-
mette que ces « conditions » ne sont elles-mêmes rien
d’autre que de la symbolisation, mais qui travaille autre-
ment que celle du lapsus, du rêve ou du mot d’esprit.
Chacun de ceux-ci signe en effet une certaine qualité
du fonctionnement des instances intrapsychiques : le
registre « sophistiqué » du « bon rêve » (Khan) témoigne en
effet d’une bonne habitation de la maison psychique et
282 Langages et mémoire du corps en psychanalyse

d’une capacité à mettre en scène les conflits entre instances


qui peuvent la déchirer. Mais il faut bien souligner que
l’humour, comme le rêve impliquent également une capa-
cité de dédoublement, de dialogue avec soi-même, celui du
« je (me) dis que… », autrement dit un sentiment d’iden-
tité stable et continu.
À la limite, l’usage de tels registres psychiques n’appel-
lerait de la part de l’analyste qu’un « hum » de relance ou
d’approbation, alors que les symbolisations primaires se
caractérisent par leur ancrage dans la sensorialité, dans les
percepts et dans l’affect, opérant autrement dit à partir des
traces mnésiques corporelles, dont la réactualisation sensori-
perceptive « hallucinatoire » dans la cure permet de
retrouver la source des premières matrices signifiantes,
qu’on peut qualifier au plus près en termes de traces
sonores, couleurs vocales, rythmes, formes, mouvements
d’énergies ; cette transformation des traces perceptives
issues de l’expérience vécue en représentation (de) chose,
puis de mots a d’ailleurs été au centre de la théorisation des
psychoses et des états limites notamment, avec le picto-
gramme de P. Aulagnier, les signifiants formels de
D. Anzieu, ou les signifiants de démarcation de G. Roso-
lato, jusqu’aux travaux récents des Botella ou de Roussillon
– qui embrassent un champ bien plus large – pour ne
pas citer Bion ou Winnicott, présents l’un et l’autre en
filigrane.
Ainsi pourra-t-on « donner forme », esquisser des
contours, en vue de la possibilité ultérieure de donner du sens.
Symbolisations primaires qui se déploient donc non
plus dans l’intrapsychique mais dans l’espace intermédiaire
ou transitionnel, entre sujet et objet, et appellent impérieu-
sement, de ce fait, la présence et les capacités transforma-
tionnelles de l’objet – l’analyste.
Piera Aulagnier avait dégagé la première le mouve-
ment « auto » du fonctionnement inaugural de la psyché ;
Les symbolisations plurielles 283

les symbolisations primaires s’autosymbolisent en même


temps qu’elles travaillent à symboliser, contribuant ainsi de
façon centrale à la constitution de l’identité et de l’auto-
représentation.
Sans doute faut-il voir, dans l’accent mis aujourd’hui
sur ce registre de théorisation, l’expression de l’importance
qu’a prise de nos jours la problématique identitaire : la
question du « manque à être » est plus cruciale dans la psy-
chanalyse contemporaine que celle du « manque dans
l’être » des structures névrotiques ; d’où, également, l’im-
portance de la problématique du double.
Pluralité des symbolisations donc, mais on aura com-
pris que, ce faisant, nous sommes passés d’un modèle
« névrotique » de la cure dans lequel l’espace de l’intra-
psychique et le fonctionnement des instances concourent
au travail de remémoration du passé refoulé, à un modèle
dont Bollas a bien montré qu’il était tout autre, processus
faisant une place majeure à l’objet transformationnel qu’est
l’analyste, pour que les faits « historiques » deviennent des
éléments psychiques, des objets de réflexion, « objets men-
taux qui s’unissent à leur tour avec d’autres objets mentaux
afin de constituer des chaînes de significations croisées qui
enrichissent la vie symbolique d’un individu ».

« Remettre ses pieds dans les traces du corps », me


disait un jour cette patiente…
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SULLIVAN, P. 1996. L’époque du psychodrame, Monographies VI,
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VERNANT, J.-P. 1965. « La catégorie psychologique du double »,
dans Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspero.
VIDERMAN, S. 1970. Construction de l’espace analytique, Paris,
Denoël.
VIDERMAN, S. 1974. « La bouteille à la mer », Revue française de
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VIDERMAN, S. 1977. Construction de l’espace analytique, 2, Le
céleste et le sublunaire, Paris, PUF.
WILGOVICZ, P. 1991. Le vampirisme, Lyon, Césura.
ZALTZMAN, N. 1977. « Un mot primitif : la chimère du sexe »,
Topique, 20.
ZALTZMAN, N. 1979. « La pulsion anarchiste », Topique, 24.
ZALTZMAN, N. 1987. La volonté de mort, Communication pré-
sentée aux Journées d’Études freudiennes sur la pulsion de
mort, Paris, 19-20 septembre.
ZALTZMAN, N. 1988. « Une volonté de mort », Topique, 41.
Table des matières

Préface à l’édition de poche, Gérard Bayle . . . . . . . . . . . . . . . . 9


Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
1. Sandor Ferenczi : notre arrière-pays ?
À propos du « journal clinique » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
2. Les balafrés du divan. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
3. La maladie humaine ou le malentendu. . . . . . . . . . . . . . . . . 61
4. Dans mon dos, du marbre qui parle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
5. Les adolescents au présent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
6. Mémoires transgénérationnelles :
le paradigme adolescent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
7. Nouveaux développements
pour le transgénérationnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175
8. Le psychodrame, un observatoire privilégié
pour les symbolisations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187
9. L’adolescent et son double : diversité et fonctions . . 223
10. Double narcissique, logique du clivage
et interprétation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 247
11. Les symbolisations plurielles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 275
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 285
Collection
« érès poche – psychanalyse »

Pierre Bruno
Le père et ses noms
Pierre Bruno, Fabienne Guillen,
Dimitris Sakellariou, Marie-Jean Sauret
Phallus et fonction phalique
Marie-José Del Volgo
L’instant de dire
Le mythe individuel du malade dans la médecine moderne
Ophélia Avron
La pensée scénique
Groupe et psychodrame
Marcel Czermak
Patronymies
Considérations cliniques sur les psychoses
Joël Dor
Le père et sa fonction en psychanalyse
Jean-Pierre Lebrun
Un monde sans limite
Suivi de Malaise dans la subjectivation
Jacques Hassoun
Les contrebandiers de la mémoire
Michèle Benhaïm
L’ambivalence de la mère
Jean-Jacques Rassial
Le passage adolescent
Antonino Ferro
L’enfant et le psychanalyste
Sous la direction de Thierry Vincent
Soigner les anorexies graves
La jeune fille et la mort
Gérard Pommier
La névrose infantile de la psychanalyse
Serge Lesourd
Adolescences... rencontre du féminin

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