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du corps en psychanalyse
Jean José Baranes
Langages et mémoire
du corps en psychanalyse
Préface à l’édition de poche de Gérard Bayle
Conception de la couverture :
Anne Hébert
ISBN : 978-2-7492-3428-1
CF - 2000
© Éditions érès 2012
33, avenue Marcel-Dassault, 31500 Toulouse
www.editions-eres.com
Gérard Bayle
Introduction
1. Ce texte est une version largement remaniée d’un travail paru dans
Topique, 42, 1988.
26 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
19 mai 1932
Cette séquence, que j’ai choisie pour son exemplarité
quant au registre dans lequel nous pouvons situer aujour-
d’hui les recherches de Ferenczi, débute le 19 mai 1932
sous le titre :
« À propos des facteurs constitutifs du sentiment de cul-
pabilité » : « Deux patients dont l’un se permet, pour s’amuser,
d’analyser une autre patiente, laquelle parvient bientôt à
découvrir des résistances chez l’analyste » (il s’agit donc ici du
patient « qui s’amuse », et non de Ferenczi, mais la séquence
évoque le style et le rythme sadien et, pourquoi pas, l’auto-
référence). « Elle propose une analyse mutuelle, qui conduit de
manière inattendue à la découverte des faits suivants :
« La “patiente” n’arrivait pas à acquérir la confiance en
cet homme, sans qu’on sache pourquoi. Il était cependant, de
façon manifeste, extraordinairement bon envers elle ; toutefois,
en matière d’argent, il était inconstant :
– à l’égard d’un homme, il se montrait d’une prodigalité
démesurée ;
– à l’égard de la patiente, beaucoup moins ;
– il se souvenait d’avoir un jour laissé en plan une
femme, dans des circonstances où il y allait de sa vie.
« Ces souvenirs conduisirent à la constatation de ten-
dances homosexuelles, ou du moins à une fixation libidinale
prédominante à l’homme 5. La haine contre la mère avait
presque conduit, dans l’enfance, au matricide 6. Au moment
dramatique de la reproduction de cette scène, il rejette, pour
ainsi dire, le couteau violemment loin de lui et devient “bon”.
La dame “analyste” découvre ainsi que, pour sauver sa mère, le
“patient” s’est castré lui-même.
29 mai 1932
« Mon désir originel est : rien ne doit exister qui me
dérange, rien ne doit se trouver sur mon chemin – mais cer-
taines choses mauvaises ne veulent pas m’obéir et s’imposent à
ma conscience – donc il existe aussi d’autres volontés que la
mienne. Mais pourquoi une sorte de photographie du corps
extérieur apparaît-elle en moi ?… (Pourquoi celui qui est
frappé de terreur imite-t-il, dans son angoisse, les traits du
visage terrifiant ?)
« Le masque du souvenir se développe peut-être toujours
aux dépens d’une mort temporaire ou permanente d’un frag-
ment du Moi.
« À l’origine un effet de choc. Magie d’imitation ?
« La mémoire est donc une collection de cicatrices de
chocs pour le Moi. »
Nous voilà bien loin du trauma sexuel, et plutôt du
côté des premières traces mnésiques et du fantasme
d’omnipotence narcissique, dans une théorie de l’altérité
– ou de l’aliénation – inhérente à toute subjectivation.
Même date
Fragment intitulé : « Une façon scientifique de trouver
la vérité ».
Ferenczi donne ici ce qu’on peut sous-titrer « De la
constitution du dehors et du dedans, ou le rôle de la pensée
dans/de la réalité » :
Sandor Ferenczi : notre arrière-pays ? 37
3 juin 1932
À l’opposé, Ferenczi, dans sa logique réparatrice,
arrive le 3 juin 1932 à ses « conséquences théoriques pour la
théorie de la libido et des névroses », qui, évacuant ainsi le
paradoxe de ce corps étranger interne qu’est l’excitation de
la sexualité infantile, le conduit à décider de la nécessité
d’une séparation « plus précisément qu’elle ne l’a été jusque-
là » entre :
a) excitation spontanée ;
b) excitation provoquée.
« Si l’on soustrait b, écrit alors Ferenczi, il reste le désir
de tendresse sans réciprocité. » Plus de division ni de confu-
sion de langue dès lors, mais, au contraire, « ne pas être
déchiré en Moi et en Monde. (La conscience est superflue, la
lutte inutile.) »…
Ainsi, ce crescendo théorique s’originant dans la haine
matricide, pour penser la pensée, le langage et l’identifica-
tion, vient donc s’échouer dans une régression à visée cura-
tive au temps d’« avant la première angoisse ».
Ferenczi sera passé à côté de l’essentiel et du plus com-
plexe à articuler dans le processus analytique autant que
dans l’interprétation, au point de faire basculer tout le cen-
trage si délicat de la cure des cas difficiles. Comme le rap-
pelle R. Diatkine (1986), si l’oscillation entre la place à
donner à l’expérience vécue et au poids des contradictions
internes du sujet constitue un des enjeux centraux de la
théorie freudienne et de son histoire (depuis la théorie ini-
tiale du traumatisme jusqu’à l’hypothèse de la dualité des
instincts), la clinique contemporaine nous confronte pour
des raisons complexes à des inadéquations encore plus insa-
tisfaisantes et traumatiques pour le narcissisme et l’identité,
entre intérieur et extérieur, entre destin des pulsions et
codes symbolisants, et aussi bien entre patients et analystes.
La tentative de reprise subjective des carences de
l’environnement devra passer par la prise en compte dans
Sandor Ferenczi : notre arrière-pays ? 39
7. Ferenczi aura été de ceux qui, comme le dit Yves Bonnefoy, savaient
faire vibrer la corde de l’horizon (Y. Bonnefoy, L’arrière-pays, Paris,
Éd. Skira, 1994).
42 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
doit admettre que ces patients sont ceux qui incitent le plus
activement les analystes au témoignage clinique et à la
réflexion théorique.
Cela n’implique pas que nos divans ne soient pas éga-
lement fréquentés par des analysants qui y trouvent l’apai-
sement de leur souffrance à vivre, la possibilité d’intégrer
une histoire subjective fondée sur les traces corporelles et
mnésiques, et donnant lieu à cette coproduction singulière
de ce récit à plusieurs voix qu’est l’expérience analytique.
Récit non plus considéré aujourd’hui comme vérité histo-
rique ou matérielle, mais sorte de « vérité imaginaire »
donnant une autre consistance à un sujet qui restera, par
principe, en dehors de lui-même.
Tableaux cliniques
La diversité des tableaux cliniques de tels patients est
extrême.
Pour n’en évoquer ici que quelques figures devenues
bien familières aux analystes, on pourrait citer ces analy-
sants qui accompagnent tout progrès dans l’analyse du
paiement d’une livre de chair – éventuellement payée par
l’analyste –, ceux pour qui les conditions souhaitées pour
l’exercice analytique, forcément arbitraires, sont une véri-
table brûlure, toujours à vif, indépassable, plaie ouverte sur
laquelle on reviendra sans cesse, dans une nouvelle folie du
transfert qu’il n’est pas évident de rapporter au « roc du bio-
logique » ou d’interpréter en termes de sentiment de culpa-
bilité et de besoin de punition.
Certaines passions négatives, « hainamorations »
agrippant l’analysant à l’actualité de leur martyre, évoque-
raient plutôt l’intolérable de l’Altérité elle-même. (Où l’on
voit le changement du registre interprétatif, exemplaire de
la pratique contemporaine, qui prend en considération la
souffrance narcissique plutôt que les vicissitudes objectales
et construit des hypothèses sur le passé le plus reculé, de
48 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
Répétitions
Évidemment, l’implication du psychanalyste est
encore plus assurée dans de telles situations, où l’emprise
remplace la relation, où l’objet partiel, fétichisé, mortifié,
devant être toujours à disposition, est au premier plan, où
la distinction entre dedans et dehors est rien moins qu’as-
surée. Mais ce postulat ne vise qu’à un surcroît d’élabora-
tion psychique chez l’analyste, qui passera nécessairement
par l’éprouvé contre-transférentiel, et lui permet de réflé-
chir à ce qui, du côté de l’analyste précédent, aura éventuel-
lement aidé à figer le processus antérieur, mouvement qui,
d’ailleurs, ne tendra vraisemblablement qu’à se reproduire
une fois encore.
La clinique quotidienne nous montre en effet que la
répétition, véritable principe moteur de la mémoire et de
l’activité de pensée, peut en quelque sorte s’enrayer, entra-
vant dès lors, par sa tendance à reproduire de l’identique, ce
temps d’après-coup second qu’est le travail de l’analyse.
On voit donc que le champ dans lequel va se déter-
miner le devenir de toute cure analytique est ainsi constitué
par l’écart entre une déliaison et une répétition « utiles » au
processus d’analyse (le terme étant pris dans son sens étymo-
logique de dissolution, déconstruction), et les « déliaisons
dangereuses » (Cahn), celles qui débordent les possibilités
de resexualisation de cet accélérateur qu’est le baquet
analytique.
Il faut souligner à ce propos l’intérêt des travaux sur le
travail du négatif élaborés par des auteurs comme Green et
Guillaumin en particulier, « négatif » étant pris dans un
54 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
Repérages
À ces repérages, qui font désormais partie du corpus
théorique légué par Freud, les psychanalystes ont apporté
des développements ouvrant leur écoute à d’autres registres
de la psyché, qui ne se signifient et ne trouvent, à la limite,
leur transcription langagière, que dans et par l’« impasse »
remise en acte dans le déroulement du processus analy-
tique. Véritable ré-agir, la résistance effrénée de ces patients
négatifs au mouvement habituel de mise en langage du pro-
cessus viendrait en quelque sorte signifier en elle-même la
prégnance de l’agir et de l’emprise dans leur histoire la plus
reculée.
Ces patients – de l’avis général des auteurs – ont tra-
versé durant leur première enfance de véritables expériences
de détresse psychique, expériences vécues-non vécues, ou
plus précisément non inscrites psychiquement en tant que
représentation de mot ; un des effets en est la mise en place
d’un système défensif hyperorganisé contre toute intrusion,
interne ou externe, dénotant bien la vulnérabilité du narcis-
sime et des frontières entre dedans et dehors.
Ce système est rigide, inscrit dans le caractère de
manière durable (cf. l’analité primaire), rétif à toute mobi-
lisation pulsionnelle régressive qui exposerait à l’émergence
de la catastrophe psychique, et de ce fait même mis en crise
par une situation analytique disons « traditionnelle ».
Le poids du monde externe et la difficulté à se consti-
tuer en tant que sujet singulier, hors de la présence et de la
possession de l’Autre, signent alors l’échec du procès de
subjectivation qui est fait du travail de l’investissement pul-
sionnel et de l’appropriation permise par les identifications.
Ici, au contraire, le sujet, en essayant de faire sien « ce qui
56 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
5. Cf. chap. 1.
Les balafrés du divan 57
ENJEUX DE SOCIÉTÉ
Ce qui était à la marge est ainsi devenu de nos jours le
plus familier, pour des raisons assurément complexes, où
intervient le statut de la psychanalyse dans notre culture,
mais aussi l’évolution actuelle de nos sociétés occidentales
vers ce qu’on peut qualifier de déni ou de défense
maniaque, étayée sur le progrès technologique, face à la
finitude et l’inassouvissement de l’humain.
Certains sociologues affirment que le degré d’évolution
d’une société peut s’évaluer à la place et aux modalités des
rituels d’ensevelissement, rites fondateurs de la Cité et de
l’identité subjective. L’omnipotence sous-jacente à certaines
recherches génétiques contemporaines par exemple ne peut
pas ne pas ressurgir, certes sous des formes spécifiques, dans
le matériau psychique que nous avons à connaître.
On pourrait, devant un tel constat, proclamer la « fin »
de la psychanalyse. Certains s’en réjouissent, d’autres se
lamentent, selon les cas. Il n’est pourtant que de recevoir de
nouveaux patients pour se convaincre qu’il n’en est rien, et
que l’espace analytique peut s’instaurer tout aussi solidement
qu’il y a quelques années, aux temps de l’« expansion ».
À condition, toutefois, de prendre en considération le
rapport nouveau établi avec la chose analytique, à laquelle
ne sera pas fait d’emblée le même crédit, et qui implique
dans certains cas une modification du style de l’analyste dès
le premier entretien. Le silence, la relance discrète, autrefois
suffisants, peuvent ne devenir de nos jours que les témoins
de notre inertie et de notre résistance personnelle au chan-
gement. Faire simplement confiance au « cadre » n’est pas
une attitude convenable lorsque l’analyste se trouve en
58 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
6. Et plus encore sans pouvoir compter sur des appuis surmoïques œdi-
piens consistants.
7. Tous inachevés, mais pour autant pas tous traumatisés précocément…
la théorie du trauma précoce deviendrait-elle, prenant le relai du com-
plexe d’œdipe, notre nouvelle mythologie de l’inachèvement ?
Les balafrés du divan 59
DE L’OBSTACLE AU MOTEUR
Il est acquis aujourd’hui que ce point d’ancrage initial
visait à différencier clairement la psychanalyse du terreau
« suspect » de ses origines, l’hypnose et la suggestion. Le
psychanalyste, avec l’honnêteté scientifique du médecin, se
fait un devoir de lever cet obstacle qu’est le transfert, et dont
les « particularités ne sont pas imputables à la psychanalyse,
mais bien à la névrose elle-même ». Ainsi va se constituer,
dans l’écart entre le point de vue objectivant de la neuro-
logie (théorie de la dégénérescence) et le point de vue sub-
jectivant mais séducteur de l’hypnose, un espace
proprement analytique.
Le hic, constate cependant Freud, est que le malade,
une fois le contrat défini et accepté, va devenir rétif et se
refuser à « apporter son concours en toute sérénité au
médecin ». C’est que la folie du transfert 4 est là, qui l’em-
pêche de suivre la règle fondamentale, et s’oppose aux
efforts du médecin au moment où ce dernier, ayant renoncé
à la force de l’hypnose, veut cependant poursuivre sa quête
du temps et du sens perdus.
Je ne reprendrai pas ici le détail de la théorisation pro-
gressive du transfert par Freud, sinon pour y souligner le
lien intime entre chaque étape de cette conceptualisation
avec le destin présagé du transfert, et pour noter le constant
décalage, déjà évident dans le cas Dora, entre les concep-
tions explicites de Freud et l’expérience effective qu’il
consigne dans ses observations.
LE DOUBLE NARCISSIQUE
Le champ dans lequel se détermine le destin des cures
contemporaines, je l’ai souligné plus haut, est ainsi celui de
l’écart entre une déliaison et une répétition « utiles » au pro-
cessus d’analyse (au sens étymologique de « dissolution »,
« dé-construction ») et les « déliaisons dangereuses », celles
qui débordent les possibilités de resexualisation de l’« accé-
lérateur » qu’est le baquet analytique (Laplanche).
Je soutiendrai plus loin, à partir d’un fragment d’ana-
lyse, que le double narcissique y tient une place centrale par
son rôle de pare-excitation, d’information et de stabilisa-
tion primordiale de l’identité, structure encadrante interne
qui est un précurseur indispensable pour l’accession à une
véritable altérité.
On sait que, dans de telles navigations narcissiques,
l’« inéducable » de l’inconscient libidinal se redouble, assi-
mile et résorbe de la pulsion de mort. Mais il peut égale-
ment s’en trouver miné, du fait de l’inlassable travail du
négatif, dans sa double valence de destruction et de figura-
tion originaire préreprésentative.
Le problème qui se pose alors au psychanalyste, face à
certains patients difficiles, devient celui de savoir « jusqu’où
aller trop loin » en assumant de transgresser les limites que
la tradition institue plus ou moins subrepticement, et que la
clinique dément : c’est à un tel parcours que nous convie ce
thème du transfert. Son destin est tout aussi bien ce par-
cours théorique régrédient, où le recentrage originaire
permis par le rappel du modèle hystérique de la remémora-
tion a pour le psychanalyste lui-même une valeur identi-
fiante, que les inévitables dérives de la clinique et des
La maladie humaine ou le malentendu 73
HÉSITATION
En 1937, « au moment de faire la lumière sur les
limites » posées aux capacités de la thérapie analytique dans
« Analyse finie et analyse infinie », Freud va revenir en
arrière et réaffirmer toute l’ambition du projet analytique.
Même si « les dragons des temps primitifs » ne sont pas tou-
jours morts, il s’agit bien de réviser les refoulements infan-
tiles, d’en permettre la correction après coup, de créer un état
qui n’existe jamais spontanément dans le Moi, et cela quels
que soient les distorsions, les effets mutilants liés aux alté-
rations du Moi.
L’intention d’une restitution intégrale du souvenir
enfoui pour cet Homo psychanalyticus est encore plus expli-
cite dans « Constructions », rédigé la même année 1937, où
Freud affirme : « Ce que nous souhaitons, c’est une image
La maladie humaine ou le malentendu 75
FICTION PLAUSIBLE
Sans entrer plus avant dans la critique très étayée faite
par M. Dayan (1985) à une conception de la réalité histo-
rique opposant un peu trop schématiquement réalité évé-
nementielle immuable et fantasme, on voit bien que
Viderman défend là une orientation toute différente de la
cure, conception qui déchaîna les passions lors de la paru-
tion de son livre : Construction de l’espace analytique (1970),
et qui trouve sa logique non plus dans une remémoration,
plus ou moins guidée par l’analyste-miroir silencieux, mais
dans une coproduction de sens, création d’une fiction plau-
sible qui s’élabore et se tisse entre analyste et analysant, à
partir des traces mnésiques et des diverses inscriptions cor-
porelles et psychiques de l’histoire de ce dernier, telles
qu’elles peuvent être reprises dans les multiples réseaux
sémantiques d’un langage verbal et non verbal adressé à un
autre, en avance d’une analyse, et du dialogue théorico-
clinique avec ses collègues.
Ni plus désespérant ?
Animée par une curiosité encyclopédique, Anna se
met à lire la Bible.
À l’occasion d’une lecture, elle établit un parallèle
entre les dix plaies d’Égypte et les Dix Commandements, ce
qui met la « purulence » en regard du : « Tu respecteras ton
père et ta mère. »
Anna associe alors sur son visage :
« Si on ne respecte pas ça, si on ne peut admettre cette
ressemblance, alors, quand on se regarde, on n’a pas de
visage. Moi, j’étais très sujette à ça quand j’avais 15-16 ans,
je passais des heures à me regarder le visage, et à le triturer,
à tripoter les boutons purulents et quand on fait ça de tri-
turer son visage jusqu’à le détruire, alors il ne reste rien de
son identité, de ce qui permet de vous identifier. »
Le télescopage entre le thème de l’identité – voire de
l’hallucination négative – et celui de l’émergence coupable
de la sexualité pubertaire est total, au détriment de cette
dernière. De la même façon, Anna m’attribue dans le trans-
fert narcissique qui s’établit, cette fonction d’un miroir
idéalisé, et cela d’une façon d’autant plus impérieuse qu’il
existe une autre ombre sur le nom, ajoutant encore à la
mise à l’écart – sinon à la forclusion – des hommes dans la
famille maternelle.
À l’âge de 15 ans, Anna apprendra par sa mère, à l’oc-
casion d’un décès, l’existence d’un secret familial, dissimulé
jusque-là par cette famille profondément catholique. Le
nom qu’elle porte est celui d’un grand-père mort dans la
honte : celle d’une faillite douteuse, l’ayant conduit à un
suicide dramatique et spectaculaire.
On conçoit mieux que l’accès à une relation transfé-
rentielle triangulaire soit pour l’heure impossible sur un tel
passif du narcissisme.
C’est au lendemain de cette évocation d’un visage
visible/invisible dans le miroir, temps de l’hallucination
La maladie humaine ou le malentendu 87
STRUCTURES NARCISSIQUES ?
J’interromps ici le récit de cette analyse que j’ai pré-
férée à d’autres cas plus exemplaires, par la répétition sinon
l’impasse transféro-contre-transférentielle, voire par les
acrobaties mentales auxquelles l’analyste est contraint, sim-
plement pour survivre psychiquement.
Ce matériel clinique ne relève pas d’une organisation
franchement « pathologique » du transfert, telle qu’elle peut
apparaître dans les structures psychotiques, psychosoma-
tiques ou perverses, non sans y jouxter à certains égards ;
90 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
10. Pour autant que s’y associe la pluralité des régimes psychiques
(cf. plus loin, Raphaël et les chapitres 10 et 11).
La maladie humaine ou le malentendu 99
RAPHAËL
Un dernier exemple clinique me permettra de m’expli-
quer sur ce hiatus entre les deux registres.
Il faut auparavant souligner qu’il s’agit d’un travail
psychanalytique assez particulier, puisqu’il se mène hors du
cadre de la cure classique, dans un hôpital de jour pour
adolescents 11, sous la forme d’entretiens à type de consulta-
tions thérapeutiques de fréquence variable, bien différentes
d’une psychothérapie codifiée, ce qui impliquerait déjà une
discussion méthodologique et théorique préalable sur le
cadre analytique pertinent à l’adolescence.
Mais ce n’est pas un hasard si la pulsion de mort se
rencontre sous des aspects plus manifestes, ailleurs que
dans les analyses de divan. Dans son travail déjà cité,
N. Zaltzman fait très justement remarquer que l’écho de
l’activité des pulsions de mort se retrouvait surtout dans la
rubrique des faits divers, dans les petits et grands actes
sociaux, ceux que tout pouvoir politique ou toute forme de
société tolère, voire peut orchestrer. Présente dans le geste
glacial et sordide du toxicomane qui pousse le piston de sa
seringue jusqu’à l’extase de l’overdose, ce défi ultime à
l’égard de la Loi, de l’objet, et du désir lui-même, « messe
féroce », servie par un officiant anonyme (Gantheret,
12. Raptus qui n’est probablement pas sans analogie avec certaines
désorganisations de type comitial.
104 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
REPÉRAGES
Bien que Freud ait affirmé clairement, dès L’interpré-
tation des rêves, que le suspens du jugement, la non-discri-
mination délibérée, l’attention flottante étaient les
corollaires chez l’analyste de la règle de libre association
imposée au patient, on sait que sa théorisation ultérieure de
l’appareil psychique fera une place des plus réduites au
contre-transfert, en tout cas quant à son intérêt dynamique
pour la cure. Autant dire que l’opération de retournement
opérée par Freud à propos du transfert, qui en fait non plus
une résistance ou un obstacle mais le centre, le moteur et la
fécondité du processus, ne concernera donc pas le contre-
transfert, demeurant point aveugle sinon plus, aux yeux de
Freud, en tout cas sur le plan de sa théorie.
Désigné explicitement comme tel en 1910 5, celui-ci
sera surtout objet de recommandations de prudence (pour le
médecin, savoir que la patiente peut « s’amouracher » de lui
« constitue un précieux enseignement et un avertissement
d’avoir à se méfier d’un contretransfert peut-être possible 6 »
et de tact, en particulier à l’occasion du célèbre échange avec
DU CONTRETRANSFERT À L’INTERPRÉTATION
J’ai donné plus haut (chap. 3) un fragment de séance
exemplaire du « double narcissique », camarade ou jumeau
imaginaire, autre soi-même, à soi-même étranger, double
de la parole et de l’écriture en séance. Je m’attacherai ici à
explorer la façon dont le contre-transfert « instruit et
induit » l’interprétation, contre-transfert auquel M. Ney-
raut donne le statut ambigu d’être tout à la fois « faute tech-
nique » et « substance de l’interprétation ».
ODILE
Plusieurs années après une analyse que je considérais
comme interrompue prématurément, Odile me téléphone
en urgence, à son retour du Salvador. Il s’est passé là-bas
quelque chose de terrible pour elle, de peu explicable, qui
l’a conduite à interrompre le reportage en cours sur la
répression sanglante des manifestations par le pouvoir
(Odile est journaliste) et à rentrer par le premier avion.
Je suis encore en vacances mais je lui donne rendez-
vous pour le lendemain, sentant qu’il faut la recevoir rapi-
dement. Elle arrive à l’heure, fait plutôt inhabituel. Assez
tendue, elle se met en demeure de m’expliquer ce qui lui est
arrivé. Mais elle me donne le sentiment d’une certaine
confusion, comme s’égarant dans son récit face à quelque
chose d’indicible.
J’avais, il faut le préciser, revu Odile un peu plus d’un
an auparavant, pour un état d’étrangeté passager à tonalité
interprétative paranoïde déclenché par une liaison amou-
reuse avec un homme marié. Elle avait pensé alors que la
femme de celui-ci les poursuivait jusqu’en des endroits rai-
sonnablement inaccessibles, mais sans que le trouble aille
au-delà d’une angoisse floue, diffuse, d’une impression de
bizarrerie de l’ambiance, et d’un flottement transitoire du
sentiment de la réalité.
Dans mon dos, du marbre qui parle 119
PENSER L’ADOLESCENCE
L’adolescence fut longtemps le cendrillon de la psy-
chanalyse, comme disait Anna Freud, son parent pauvre,
longtemps considérée avec une méfiance certaine, sauf par
certains éducateurs pionniers comme August Aichhorn qui
voyait là de grandes perspectives thérapeutiques.
La névrose hystérique était alors le modèle de base du
fonctionnement du psychisme et de la cure. Je soutiens
qu’aujourd’hui c’est l’adolescence qui pourrait faire réfé-
rence, non pas tant parce que les adultes comme on le dit
souvent, se comportent comme des « endeuillés » de leur
adolescence, ou de celle qu’ils n’ont pas pu avoir, mais parce
que les modalités de fonctionnement mental des adoles-
cents – rapport au corps, rapport au temps, persistance de
136 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
TEMPORALITÉ À L’ADOLESCENCE
J’en viens à la temporalité. Le thème s’est imposé à
moi dans le travail clinique avec les adolescents, à partir de
deux ordres de faits.
D’une part, le temps figé des diverses constellations
cliniques où la compulsion de répétition semble occuper
toute la scène psychique, qu’il s’agisse de comportements
addictifs, de somatisations ou d’états psychotiques. Envi-
sager le temps de l’adolescence comme temps de transmis-
sion ou de répétition entre les générations offre un éclairage
pertinent dans ces pathologies graves. Mais, d’un point de
vue plus général, cette perspective transgénérationnelle
– qui conduit également, sur le plan métapsychologique, à
un renouvellement de la réflexion sur la topique psy-
chique – est un des piliers constitutifs d’une temporalité
adolescente, puisque celle-ci est organisée par et dans la dif-
férence et l’échange entre les générations.
Dans un deuxième groupe de situations, presque à
l’opposé du précédent, j’ai été amené à réfléchir sur le rap-
port très singulier que les adolescents les plus « ordinaires »
Les adolescents au présent 139
TEMPORALITÉ EN PSYCHANALYSE
« On naît tous avec une histoire qui nous préexiste.
À l’adolescence, on invente son corps pour échapper à son
destin », me disait un jour un jeune adolescent.
Les adolescents au présent 145
UN TEMPS DE LA SUBJECTIVATION
Le concept d’après-coup reste notre fil rouge pour
penser le temps en psychanalyse. J. Laplanche et J.-B. Pon-
talis l’ont souligné dans leur Vocabulaire : la puberté (nous
dirions aujourd’hui : les processus d’adolescence) réunit
électivement ce « précipité » d’événements psychiques – au
point d’ailleurs que R. Cahn a proposé, comme je l’ai dit
plus haut, de considérer la dynamique de la cure dans son
ensemble comme « processus d’adolescence » –, précipité
ou condensé de situations vécues et de remaniements orga-
niques qui vont permettre au sujet d’accéder à un nouveau
type de significations. Ce qui était déjà là auparavant ne
l’était pas encore ; la signification nouvelle qui surgit donne
sens après coup à ce déjà-là et, de ce fait, le transforme.
Mais l’« après-coup adolescent » ne se réduit pas à
cette resignification, jusque-là inouïe, due à la nouvelle
donne sexuelle pubertaire. La subjectivation – avec ses ava-
tars (Gutton, Baranes, 1991) – est devenue un concept cen-
tral de la réflexion analytique française au cours des
dernières années, et les psychanalystes se préoccupent au
moins autant aujourd’hui des conditions et des limites de la
symbolisation que de la signification sexuelle infantile des
symptômes…
Dans ce vertex théorique, l’après-coup adolescent n’est
plus pensé comme concernant le seul diphasisme temporel
de la sexualité. Il relève plus fondamentalement de l’expé-
rience du trouvé-créé winnicottien – l’environnement
répond si adéquatement au sujet qu’il lui paraît créé par
lui –, que celle-ci advienne dans l’expérience analytique ou
dans la vie quotidienne quand l’adolescent a la chance et les
moyens psychiques d’en faire le lieu de sa créativité et de
son expérience transitionnelle : c’est dans cette articulation
entre l’advenir-à-l’être et les multiples déclinaisons du
registre du désir que va se rejouer la nouvelle donne tempo-
relle de l’adolescence.
Les adolescents au présent 147
POUR CONCLURE
Importance du déni et du clivage psychique, tentation
par l’acte et l’omnipotence au détriment de la pensée, et de
la tolérance au manque ou au deuil : nous tenons là des
paramètres « caractéristiques » de la problématique tempo-
relle à l’adolescence, comme du processus analytique à cet
âge de la vie. Au point d’amener l’analyste à devenir soup-
çonneux et à se demander s’il n’est pas en train de « se faire
rouler » (Ladame, 1992) quand « ça roule » trop bien, c’est-
à-dire quand les choses vont dans la cure en plein régime
névrotique, en passant sous silence la dimension trauma-
tique inhérente à toute adolescence.
Ainsi, pour que la rencontre entre les adolescents et la
psychanalyse ait quelque chance d’advenir, le psychanalyste
aura dû reconnaître et accepter les singularités de la tempo-
ralité adolescente. La rencontre analytique deviendra alors
éminemment féconde, elle sera l’occasion d’une relance
inespérée des premiers échecs de la subjectivation, remise
en chantier qui donne toute sa place à ce nouvel objet de
rencontre que représente l’analyste, tant est grande, à l’ado-
lescence, l’importance de l’autre dans la découverte et l’as-
somption de soi.
Mémoires transgénérationnelles :
le paradigme adolescent
Gabriel
G. – « J’ai fait presque 25 km avec mon fils sur les
épaules, hier. Une ballade dans Paris, tous les deux. Paris
c’est mes racines, maintenant que j’ai quitté Israël et que je
voyage dans le monde entier pour mon boulot. À mon
retour de Montréal, j’ai été au cinéma, j’ai vu Aprile de
Nani Moretti.
« Moretti, c’est beaucoup mieux que Woody Allen.
Les deux sont aussi narcissiques l’un que l’autre, mais
Moretti… ah la scène du scooter dans Rome, et celle de la
partie de water-polo dans Palomba Rossa ! Comment dire ?
C’est plus frais, plus enfant, plus tourné vers la vie.
154 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
Mathieu
Je résumerai ici en une seule phrase, assez vertigineuse,
l’histoire de Mathieu :
« Ce à quoi il ne doit pas penser, même s’il n’y pense
pas, c’est constamment à ça que je pense qu’il pense », me
dit un jour la mère de cet adolescent aux rituels de lavages
nocturnes incoercibles. Ceux-ci se déroulaient en effet dans
la salle de bains où, bien des années auparavant, avait eu
lieu un crime passionnel particulièrement atroce. Contre
Léa
J’en viens à Léa, une adolescente de 23 ans, dont la
première rencontre résume ces enjeux, décisifs pour l’inter-
prétation. En voici le récit détaillé. Léa est une grande et
belle jeune fille un peu forte, qui avait annulé un premier
rendez-vous, et dont la mère m’avait dit au téléphone,
lorsque j’avais proposé un nouvel horaire un peu matinal :
« C’est vraiment pas ses heures… »
Elle arrive aujourd’hui avec plus de vingt-cinq
minutes de retard, et je la garderai néanmoins, on verra
pourquoi, près d’une heure. Elle s’assoit, plutôt trop à l’aise,
mais sans rien de dissonant dans son rapport à la situation.
Mon travail visera très vite à faire surgir du conflit, de l’in-
confort et des pistes d’élaboration là où je pressens négati-
vité et destructivité dépressives.
Ses premiers mots sont éloquents.
« J’arrive tout le temps en retard partout, de toute
façon… C’est parce que je ne peux pas partir. Tout ce que
je fais n’est jamais assez bien, jamais assez fini, alors je ne
peux pas partir ; même aux examens, dans mes études c’est
comme ça. »
Je note l’offrande transférentielle d’insight, et le maté-
riel qui concerne soit un perfectionnisme, soit une diffi-
culté à la séparation-individuation. Les fils narcissiques et
objectaux sont donc déjà là, entrelacés. Il va s’agir de les
démêler et de reconnaître leur poids respectif.
Elle poursuit : « Mais je me dis que de toute façon
tout ça n’a pas beaucoup d’importance. » Devant cette
manifestation masochique agressive – ou de narcissisme
négatif –, j’interviens « à chaud » :
J. J. B. – « Comme ça, au moins, tout revient au
même, c’est remis à zéro. Pourtant, c’est pas vraiment ça
Mémoires transgénérationnelles : le paradigme adolescent 159
“dingue de psy”, elle fait une thèse à la fac. Mon père est
dans l’industrie, elle est très fière quand il sait. (Léa me
raconte une anecdote qui illustre ça.) C’est maladif : mes
parents, ils ne sont pas très ronds ! Mon père, c’est l’an-
goisse pour tout. Ma mère, elle est perfectionniste. »
J. J. B. – « C’est intéressant, cette “compulsion à
savoir” ? Des fois, c’est par rapport à des choses qu’on n’a
pas le droit de savoir, ou qu’on ne peut pas ou qu’on n’a pas
pu savoir. » (Je pense, le nom de famille de Léa aidant, à l’Ho-
locauste.)
Mon intervention est sans doute trop directe, car Léa
quitte ce registre pour revenir à ce qu’elle appelle l’hystérie
familiale – ce qui ne m’intéresse pas du tout.
Je pointe qu’elle refait peut être ici ce qu’elle a fait avec
sa thérapeute en lui parlant du « bruit », pour esquiver
quelque chose de plus profond et difficile ?
Léa – « C’est pourtant pas des intellos. Un de mes
copains qui avait fait les grandes écoles était complètement
surpris de ça en venant à la maison. »
Tout en notant que la famille est de prédominance
maternelle, je relance :
J. J. B. – « Vous vous faites quelle idée de l’origine de
ça ? »
Léa – « Ma grand-mère était journaliste en Bulgarie, et
depuis elle n’est plus rien. »
J. J. B. – (Mon étonnement.) « Plus rien ? »
Léa – « Oui, elle ne fait rien. Mais c’est curieux qu’elle
ait été journaliste, parce qu’elle n’est pas intelligente… je
veux dire qu’elle ne pense pas. » (L’énigme, encore…)
J. J. B. – « En somme, pour vous, ne rien faire c’est
n’être rien ? » Léa me jette un regard brillant, et lance :
« OUI, c’est toujours ça dans la famille. Ma sœur, qui est
ingénieur, m’a redit ça récemment, devant plein de gens. La
honte. Je ne suis rien depuis que je ne réussis plus. »
J. J. B. – « Et les autres grands-parents ? »
162 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
Nouveaux développements
pour le transgénérationnel 1
LE PARI
Je ne reprendrai pas ici l’histoire de ma première ren-
contre avec Léa, cette adolescente de 23 ans parée durant
son enfance des habits d’un autre temps, dont j’ai donné
le récit détaillé dans le chapitre précédent : elle me semble
résumer remarquablement les enjeux, décisifs pour l’inter-
prétation, du transgénérationnel. Le lecteur s’y reportera.
J’interrogerai plutôt ici, après coup, les positions qui
furent les miennes devant cette adolescente « crucifiée »
entre les besoins narcissiques de ses parents et sa propre
pulsionnalité autant prégénitale qu’œdipienne. Il m’appa-
raît à la relecture que, nouvelle Dora dont je devenais le
Freud, Léa se (re)trouvait comme piégée avec moi par
mon attente trop précise d’un travail d’analyse portant sur
sa conflictualité et ses objets psychiques internes. Je pense
en effet, aujourd’hui, qu’il aurait été utile d’éviter de me
laisser entraîner dans « l’épreuve de force pour l’auto-
nomie », matérialisée par la question de la demande fami-
liale de remboursement des séances. Même si je privilégiai
la ligne interprétative « identitaire-narcissique » sur les
interprétations œdipiennes, mieux eu valu accueillir la
180 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
METTRE EN MOTS ?
Dans mon travail de 1993, j’avais avancé l’idée que les
constructions intergénérationnelles allaient « tendre alors à
introduire du différent, de l’altérité, de la relation entre
appareils psychiques, là où il y a du même en action.
Remettre en jeu, en discours, entre les diverses générations ce
qui, demeuré hors refoulement, reste néanmoins – ou d’au-
tant plus – répétitif et agissant. Là où l’activité de rêverie
parentale n’aura pas été capable de parler un passé, comme
un à-venir par principe imprévisible, l’interprétation inter-
générationnelle – et l’espace de jeu qu’elle permet – viendrait
en somme s’offrir en tant que support au fantasme singulier,
par le biais d’une sorte de récit légendaire ou mythique à
partir duquel se relancera le processus d’historicisation singu-
lier ». Raconter des histoires, en somme, qui permettent de
réintroduire de la transitionnalité…
Il me faut être plus précis et reprendre ici un débat
contemporain essentiel pour la psychanalyse, celui des
divers registres de la symbolisation, qui ne saurait se
résumer à la représentation de mot : une telle « structure
Nouveaux développements pour le transgénérationnel 183
UN FAUX PROBLÈME
Reste une dernière question : celle du statut métapsy-
chologique du transgénérationnel par rapport au triple
point de vue qui spécifie la métapsychologie freudienne.
Rappelons que le modèle d’origine de la psychanalyse, plei-
nement développé en 1915, est celui de la névrose et du
système RAR (représentation-affect-refoulement) [Cournut]
avec ses conflits d’instances, ses contenus sexuels infantiles
pathogènes, son théâtre interne des pulsions. On peut
certes repérer dans la théorie élaborée par Freud des précur-
seurs à nos réflexions, mais il faudra attendre les travaux
d’un Winnicott pour donner toute sa place à ce qui avait
été déjà entrevu par Ferenczi – à savoir, le rôle décisif de
l’environnement primaire dans la constitution du sujet, de
ses capacités de symbolisation et de mémoire individuelle.
Dans son rapport de 1995 au Congrès des psychanalystes
de langue française « La métapsychologie des processus et la
transitionnalité », R. Roussillon (1995) a proposé une
relecture « rétrospective » du travail de théorisation de
Freud à la lumière des apports de Winnicott, en essayant de
dégager, comme conséquence implicite du tournant de
1920 et de la découverte de la compulsion de répétition, la
nécessité d’une position transformationnelle de l’objet dans
la théorie freudienne elle-même 2. Il est intéressant de
UN MOI CORPOREL 1
« Le Moi se fonde sur un Moi corporel, écrit Winni-
cott dans Jeu et réalité, mais c’est seulement lorsque tout se
passe bien que la personne du nourrisson commence à se
rattacher au corps et aux fonctions corporelles, la peau en
étant la membrane-frontière. »
ici, et le fossé est plus ou moins grand selon le cas entre les
sujets « aptes à jouer le jeu de l’analyse et à profiter du site
analytique », et les autres, ceux dont les capacité de repré-
sentation et d’autoreprésentation sont limitées et appellent
à un abord différent, ceux-là qu’on appelle, précisément, les
cas limites.
« Ils en viennent à exiger de l’analyste qu’il réinstaure
constamment, à partir de lieux organisateurs de sa propre
présence, une situation analytique où les mots trouvent
plus de capacité sensorielle. »
Cette citation de P. Fédida, était rappelée par P. Israël,
lors d’un colloque sur le psychodrame, dans un travail très
dense sur « La place du psychodrame dans les pratiques psy-
chanalytiques contemporaines ». Tout en y soulignant tout
ce qui demeurait énigmatique quant à l’efficace d’une
méthode « à la limite de la déchirure » de l’écart théorico-
pratique, Israël avançait plusieurs notions fortes et, en tout
cas, la nécessité de réviser l’accent mis, dans la « psychana-
lyse à la française », sur les théories de la représentation qui,
écrit-il, nous laissent assez démunis face à des charges d’af-
fect qui ne sont pas inscrites dans un contexte représentatif
lisible ou « devinable » : pour faire bref, une grande part
– sinon la plus grande part – de la pratique contemporaine,
en somme. Avec les états limites, souligne Israël, se fier à la
valeur symbolique et polysémique du langage, c’est comme
« faire de l’humour avec quelqu’un qui en est dépourvu »,
ceux pour qui une chose est une chose et sa représentation
le chose même…
D’où son intérêt pour le travail de P. Sullivan (1996),
L’époque du psychodrame, qui démonte sévèrement et de
façon très convaincante ce qu’il appelle le psychodrame
technicien (ou technologique) fondé sur une « doctrine »
de la représentation et du manque – le système refoule-
ment-affect-représentation de J. Cournut – au profit de
l’idée d’une « mémoire du corps », éveillée dans le jeu par
190 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
TROIS MODÈLES
Mais avant de montrer comment ce dispositif permet
d’accéder à, et de remanier des structures caractérielles nar-
cissiques a priori peu accessibles à un abord analytique,
disons, « plus classique », je rappellerai brièvement quelques
conceptions sur cet abord longtemps considéré comme pra-
tique marginale s’adressant aux enfants, aux adolescents ou
aux patients psychotiques, qui devient de nos jours un des
centres de la pratique et de la théorie, et voit son enseigne-
ment se développer très considérablement dans les instituts
de formation.
Plusieurs modèles – qu’il serait plus exact de considérer
comme autant de vertex – que je ne ferai que citer briève-
ment, ont été décrits depuis l’introduction du psychodrame
en France, pour rendre compte de l’efficace d’une technique
Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 195
Le modèle du rêve
Dans la phase initiale où les analystes explorent et
découvrent les qualités du psychodrame, le modèle de réfé-
rence de toute activité analytique est le modèle du rêve et de
la névrose. Les conditions de la séance induisent en effet un
état particulier proche du rêve (Anzieu, Pontalis) d’où la place
donnée, et ceci pour une longue période, au rêve comme
modèle de la séance dans la psychanalyse de langue française.
Il va en être de même pour le psychodrame, bien que
les conditions en soient radicalement différentes, ce qui fera
écrire par exemple que celui-ci « permet à la psyché de
mettre en scène les conflits psychiques dans l’espace du
groupe, qui travaille alors selon des procédés figuratifs du
type onirique à forte charge sensitivo-motrice » (Jeammet
et Kestemberg).
Nous savons aujourd’hui que ces procédés figuratifs
relèvent essentiellement du primitif et du clivage psy-
chique, plutôt que du refoulement et d’un jeu souple des
instances psychiques.
Dans ce temps inaugural, on reconnaît certes que le jeu
psychodramatique introduit des paramètres particuliers, mais
par contre leur valeur symbolisante n’est pas encore reconnue
pour ce qu’elle est, à savoir la mise en jeu de modes particu-
liers, spécifiques de symbolisation, ceux des symbolisations
primitives, corporelles ou primaires, bien différentes des sym-
bolisations langagières de l’espace névrotique.
196 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
Le traumatisme
Un deuxième modèle va supplanter ce modèle du
rêve, le modèle « antitraumatique », dans lequel le psycho-
drame, comme la cure d’ailleurs se doivent d’abord de
lutter par leur action « contenante » contre le risque de
perte de continuité psychique avec sa cohorte d’angoisses
de séparation, de liquéfaction, de chute dans le vide. On
voit là que l’accent passe de la conflictualité œdipienne aux
assises narcissiques et aux failles dans sa constitution.
L’espace de transformation
Le modèle de référence devient alors le jeu, et plus
encore le rétablissement, si ce n’est même dans bien des cas
la découverte d’une capacité d’expérimenter un jeu créatif,
ouvert sur le nouveau, l’informe, l’inconnu, plutôt que pris
dans la stérilité de la répétition. Un jeu créatif qui ne sera
pas sans lien avec la créativité primaire, « l’activité libre
spontanée du nourrisson » (Pickler) explorant et créant son
corps sous et dans le regard de la mère.
Le psychodrame devient ainsi le lieu d’un jeu transfor-
mationnel, lieu d’un copensé, coéprouvé, où le thérapeute
médium malléable (Milner, Roussillon) permet, outre tout
ce qui a été dit préalablement de la mise en scène des conflits
intrapsychiques – qui reste pertinent –, de revenir, en s’ap-
puyant sur les « mémoires du corps », à l’ancrage corporel de
l’activité de symbolisation, autre manière de nommer les
symbolisations primitives, qui concernent au premier chef la
constitution du sujet et du même coup les différenciations
entre dedans et dehors – alors que le modèle du rêve ou de la
névrose sous entendaient l’existence d’un sujet constitué,
consistant, même s’il n’est jamais « maître de sa monture » –,
ce travail de « construction » étant un temps préalable obligé
pour que les conflits intrapsychiques puissent eux aussi se
représenter dans et par le langage.
Deux moments cliniques de cure analytique par le
psychodrame illustreront à présent la pluralité des registres
Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 197
BERNARD 8
Bernard est compositeur. Il est proche de la soixan-
taine, et son œuvre tient une grande place dans sa vie, et en
tous cas dans ce qu’il nous en dit dans ce psychodrame qu’il
fréquente assidûment depuis un an et demi.
Mais cette œuvre, plutôt que sublimation réussie,
semble bien plutôt refléter ses conflits intérieurs, et surtout
sa difficulté à renoncer aux rivages de l’omnipotence infan-
tile. Elle est source de tous les conflits dont il expose et va
jouer les circonstances et le déroulement dès le début du
psychodrame, affrontements de tonalité très nettement
paranoïaque avec les « Institutions » qui ne le reconnaissent
pas et lui refusent des conditions de travail et de vie
décentes. Cette œuvre est certes le lieu où s’expriment ses
interrogations sur le vrai et le faux, sur ce qui relève du
superficiel et de l’effet facile ou au contraire de l’expression
la plus authentique du rapport à soi-même et au monde.
Mais elle est aussi le moyen d’une répétition inlassable – par
exemple quant il oublie d’apporter ses œuvres à la veille
d’une audition dans laquelle il sait devoir tenir une position
centrale – de ce qui apparaitrait superficiellement comme
l’expression d’une névrose d’échec, ou d’un solide maso-
chisme mais qui relève bien plus à nos yeux de cet impos-
sible renoncement à l’autosuffisance grandiose. La posture
de l’artiste maudit, mal aimé de la société qui lui refuse tout
9. Mais l’indignation est plus forte chez lui que l’indignité… (Denis).
Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 199
La séance suivante
Bernard démarre « sur les chapeaux de roue » : la
convocation de sa femme a été reportée avec une désinvol-
ture inacceptable… puis, au lieu de poursuivre sur ce
thème paranoïaque, il se calme en constatant avec étonne-
ment qu’il s’était senti comme coupé en deux durant la
semaine, une partie de lui étant totalement engagée dans ce
conflit, tandis que l’autre pouvait, de façon tout à fait
imprévue, composer tranquillement. Il associe alors sur
Cézanne, qui s’était enfermé dans son atelier en apprenant
la mort de sa mère et avait peint toute la journée, avec l’in-
tense concentration que cela implique 10.
Le directeur de jeu l’interroge alors sur sa réaction à la
mort de sa mère, et une scène est jouée, dans laquelle Ber-
nard se met en scène, dédoublé mais d’une autre façon : il
sera deux personnages différents, lui à l’âge où il apprend ce
décès, et lui aujourd’hui, identifié à Cézanne. Le jeu com-
mence, et pendant que « sa mère » lui reproche son indiffé-
rence, le psychodramatiste qui joue Cézanne insiste sur le
caractère élationnel/fusionnel de l’acte de création, qui
abolit mort et séparation.
Bernard reprendra cette idée dans ses commentaires
après le jeu, en constatant : « ma mère est ma matière… ses
états affectifs, sa douleur et sa détresse sont la source de ma
créativité ».
11. En ceci, le trouble de penser est bien ressenti/ considéré comme crise
dans l’autoreprésentation, qui est – à ce stade – plutôt protoreprésenta-
tion de l’objet-zone complémentaire (Aulagnier).
204 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
PREMIERS COMMENTAIRES
Que s’est-il donc passé dans cette séquence, à nos yeux
cruciale dans le travail d’appropriation subjective, pour
Bernard ?
Nous sommes bien évidemment réduits à des hypo-
thèses, rien ni personne n’en donnera jamais la preuve, mais
celles que nous avançons témoignent de notre compréhen-
sion de la dynamique du transfert et du contre-transfert,
mais aussi de nos conceptions du travail de la psyché.
Nous avons, selon nous, assisté à l’émergence d’un
moment de fonctionnement mental de type hallucinatoire
et à sa tentative de symbolisation. Cette rupture du pen-
sable survient à un moment du traitement où les figures
persécutrices habituelles de notre petit « Poil de carotte »
– figures habituelles et protectrices, puisque rien n’est
meilleur pour la continuité psychique qu’une bonne persé-
cution – cèdent la place à la possibilité, très nouvelle, d’ac-
céder à une rémémoration sensorielle forte : celle du vécu
corporel de protection par la mère (l’épisode du métro pen-
dant la guerre). La rupture traumatique brutale dans l’envi-
ronnement actuel, soutien narcissique fort de Bernard, sa
compagne, vient faire résonnance, deuxième temps trauma-
tique de cette rémémoration, et entraine une crise dans la
pensée et dans l’autoreprésentation.
Dit autrement, Bernard – cet homme familier du pas-
sage par des registres sensoriels non-langagiers – parce qu’il
a pu, grâce à l’espace potentiel de la cure psychodramatique,
renoncer à son fonctionnement omnipotent et clôturant
habituel, se trouve confronté dans cette séance :
Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 205
MÉLI-MÉLO 14
Ceci nous permet une transition aisée avec le cas sui-
vant, Méli Mélo, qui nous permettra d’approfondir le rôle
transformationnel de l’environnement thérapeutique.
J’évoquais plus haut l’intéressant travail de R. Rous-
sillon « La métapsychologie des processus et la transitionna-
lité », tentative de relecture rétrospective de l’œuvre
freudienne à la lumière des apports de Winnicott, visant à y
faire apparaître la nécessité d’une position transformation-
16. B Brusset arrive à une formulation très proche de celle-ci dans son
rapport pour le congrès de Lisbonne (2006).
Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 211
« LE CRI », OU LA RÉGRESSION
TRAUMATIQUE-ANTITRAUMATIQUE
« SYMBOLISATION DE LA SYMBOLISATION »
Un autre temps intéressant va apparaître, avec l’intro-
duction de scénarios symbolisant la situation symbolisante
elle-même : jeux d’enfants qui excluent ou dont s’exclue
Méli-Mélo, groupes dans lesquels elle hésite à entrer, puis
scène d’école dans laquelle Méli-Mélo exprime clairement
son identification à la « maîtresse de jeu ».
C’est au cours d’une de ces scènes qu’apparaît la figure
de Paul, garçon dont la destructivité devant tout mouve-
ment de construction (il casse ses legos) est interprétée dans
le jeu comme une tentative pour s’approprier la maitresse
pour lui tout seul. Durant cette scène, « les enfants » rap-
prochent leurs chaises autour de Méli-Mélo, afin de bien
marquer corporellement que chaque participant du psycho-
drame est ici une partie du monde interne de Méli-Mélo.
À la séance suivante, fait inhabituel, celle-ci commence
par revenir sur Paul. Elle n’imaginait pas qu’il pouvait
POST SCRIPTUM
Un an plus tard, Méli-Mélo nous rapportait un rêve,
fait la semaine précédant une interruption du PSD pour les
vacances de Noël.
« Je marchais… il y avait un appareil à glaces pour les
enfants, et dans un sac, j’avais des gâteaux… j’avance, je
marche, ma veste s’envole… je cours derrière pour aller la
chercher et je me retrouve dans une pièce avec des carrés de
bois (comme ceux de la salle d’attente), j’en ouvre un, je
Le psychodrame, un observatoire privilégié pour les symbolisations 221
FIGURES DU DOUBLE
« Le thème du double, c’est le monde de M. C. Escher 1. »
Telle fut l’idée qui s’imposa un matin à moi alors que je
travaillais sur ce thème, idée dont la fécondité et les déploie-
JOCELYN
Lorsque j’ouvre la porte de ma salle d’attente ce ven-
dredi après-midi, Jocelyn se lève et passe devant moi
comme à l’habitude pour entrer dans mon bureau. Je me
fais intérieurement la réflexion, sans tout de suite savoir ce
qui avait changé dans son allure physique, que les adoles-
cents sont décidément bien versatiles et changeants, et me
souviens en un bref flash de cet adolescent caméléon qui
changeait de look, de coiffure, de vêtements presque à
chaque séance, modèle de l’« effet Zelig » que j’avais décrit
il y a déjà longtemps.
Nous nous asseyons et Jocelyn commence.
« Je ne sais pas de quoi vous parler aujourd’hui ; la der-
nière fois j’ai parlé de ma sœur 2, mais je ne sais pas quoi en
dire de plus. Ça va bien aujourd’hui, je suis content, ce
matin j’ai fait un exposé sur la pulsion de mort en classe,
plus exactement sur le thème d’“Éros et Thanatos”, j’ai lu à
cette occasion “Au-delà du principe de plaisir” de Freud et
après j’ai été très angoissé jusqu’à l’exposé… Forcément,
n’est-ce pas ? Mais ça s’est très bien passé. »
Je remarque que Jocelyn, dont les parents sont des
familiers du milieu « psy », prononce Freud à l’allemande
– comme il convient de le faire dans ces milieux – et je
l’écoute développer très longuement ses réflexions sur la
répétition à l’œuvre chez ses parents, et plus spécialement
chez sa mère.
« Elle, c’est caricatural, mon père lui dit toujours
qu’elle a une compulsion de l’échec, il y a toujours la petite
chose qui fout tout par terre, juste au moment où tout
marche. Vous vous souvenez de cette fois, il y a deux ans,
où j’étais venu ici dans tous mes états après une scène ter-
rible entre mes parents. Ma mère avait voulu quitter la
maison, elle était partie, d’ailleurs, et j’avais déjeuné avec elle
le lendemain pour la raisonner. C’était l’explosion à la
maison, parce que ma mère devait faire quelque chose pour
mon père et elle avait oublié, et ça l’avait mis dans une situa-
tion professionnelle très difficile. Mon père, la répétition, ça
se voit moins… Après le groupe de philo la dernière fois on
avait travaillé mon exposé ensemble, mon père et moi… En
fait c’est mon père qui a tout fait, il m’a exposé ses idées, moi
j’ai juste emporté ses notes et j’ai fait mon (je pense in petto :
son) exposé ; ça a très bien marché alors que j’étais assez
angoissé avant… » Et Jocelyn continue sans me laisser le
temps de souffler, sur sa propre problématique, en me disant
qu’il a beaucoup changé depuis qu’il vient me voir.
Il s’en rend compte.
Avant, il y avait ces inhibitions au travail qui faisaient
qu’il était complètement en échec en classe ; en première,
quand il était venu me consulter, il ne faisait plus rien alors
qu’à présent il s’intéresse à ce qu’il fait en classe, il est
délégué des élèves et se dépense sans compter pour ça. Et
puis il n’a plus ces troubles étranges, proches de la déper-
sonnalisation, qui le mettaient dans un état bizarre. Jocelyn
en arrive ainsi à se demander comment se décide une fin
d’analyse. Quels sont les critères de guérison dans un travail
analytique comme celui qu’il fait avec moi ? Il y a aussi le
problème de l’argent. Il sait bien que ça amène une grande
complication que ce soit ses parents qui payent. Il vaudrait
mieux pour la bonne marche du traitement qu’il paye de sa
poche, ça irait sans doute plus vite…
Sans doute un peu irrité par des considérations si
savantes, je lui fais remarquer qu’il faut pour ça gagner sa
vie, ce qui n’est pas encore son cas puisqu’il est encore étu-
diant. Jocelyn est un peu désarçonné, mais il se reprend vite
et continue de plus belle, en même temps que je me sens de
L’adolescent et son double : diversité et fonctions 227
Freud et le double
On sait que Rank a été le premier psychanalyste à
inventorier et classer les multiples figures du double (âme,
ombre, diable, reflet, gemellité) dans ses deux textes
célèbres de 1914 sur « Don Juan et le double », où il se livre
à une exégèse très approfondie de la littérature et des
mythes. Si, comme on le verra, on ne saurait plus parler du
double dans les mêmes termes aujourd’hui, le travail de
Rank demeure fondateur par les axes qu’il trace avec la har-
diesse des pionniers défricheurs, à partir d’une hypothèse
qui sera reprise par Freud dans L’inquiétante étrangeté. Le
« motif du double » répond à la dynamique plurivoque
d’un fantasme, celui du désir d’immortalité du Moi face à
la mort. Le texte L’inquiétante étrangeté est rédigé entre Pour
introduire le narcissisme de 1914 et la dernière théorie des
pulsions en 1919-1921. L’investigation de Freud se situe
donc entre l’élaboration théorique d’une « illusion d’univo-
cité » du Moi – c’est le narcissisme – dont la durée concep-
tuelle sera relativement brève, et celle de l’introduction, au
sein même du Moi, de la déliaison la plus radicale, la pul-
sion de mort.
Freud reprend dans son travail l’essentiel des thèses de
Rank sur le motif du double. « Pourquoi le double ? », se
demande-t-il. Certes, Rank a vu juste : « Le double était à
l’origine une assurance contre la disparition du Moi, un
démenti énergique de la puissance de la mort, et il est pro-
bable que l’âme immortelle a été le double du corps. » Et
Freud ajoute aussitôt que cette création pour se garder de
l’anéantissement n’est d’ailleurs pas bien différente de « la
mise en scène du rêve qui aime à exprimer la castration par
redoublement ou multiplication du symbole génital ».
L’adolescent et son double : diversité et fonctions 235
DOUBLE ET SYMBOLISATIONS
Mais on passerait à côté des enjeux métapsycho-
logiques les plus cruciaux du double si l’on en restait à ce
registre de la conflictualité psychique entre instances, déjà
remarquablement établi par Rank.
Si le double est un thème complexe, c’est surtout
parce qu’il est figure du paradoxe constituant de la psyché,
ayant à voir en cela avec la transitionnalité et la « naissance »
10. J. McDougall.
242 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
11. Sur plus d’un point, cette emprise de l’analyste en double rejoint les
hypothèses de R. Roussillon sur le concept de « médium malléable »,
créé par M. Milner et développé ultérieurement par le premier dans ses
travaux sur les paradoxes constitutifs de l’originaire et de la naissance de
la représentation.
L’adolescent et son double : diversité et fonctions 243
12. Bien notée par N. Carels dont son rapport au LXe CPLF (2002,
Bruxelles).
244 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
Double narcissique,
logique du clivage et interprétation 1
1. Ce travail a été rédigé avant le rapport de Gérard Bayle sur « les cli-
vages » publié dans la RFP 60, numero spécial, 1996. Le lecteur pourra
s’y reporter, ainsi qu’à son livre Clivages paru en 2012 aux PUF, coll. « Le
fil rouge ».
248 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
4. Rappelons que Vernant part des seuls faits religieux pour atteindre aux
grands cadres de la pensée : catégories de la mémoire et du temps, espace,
fonction technique, trajet du mythe à la raison.
252 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
LE PARADIGME DU REFOULEMENT
Comme on l’a souligné plus haut, les indications d’un
travail psychanalytique débordent de nos jours très large-
ment les problématiques névrotiques et psychotiques
franches, pour concerner les organisations – ou désorgani-
sations – psychiques les plus diverses, qu’il s’agisse de
pathologies dites borderline ou limites, de « carences » nar-
cissiques – avec leurs cuirasses caractérielles ou leurs vulné-
rabilités délétères –, d’expressions agies ou somatiques.
À tous ces registres psychopathologiques, on recon-
naîtra un point commun : l’extrême difficulté à ce que
s’établisse une aire de jeu langagier, et, partant, le tissage
d’une histoire partageable entre l’analyste et l’analysant, par
le biais du dispositif de la cure. On parle de ce qui vient à
l’esprit, pose la règle fondamentale – ce qui permet de
254 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
LÉON
Léon, ces derniers temps, apporte en analyse des rêves
d’une grande douceur, lui qui m’avait dit dès la première
séance qu’il n’avait aucun souvenir de son enfance et plus
spécialement de ses parents, parce qu’il n’y avait eu aucune
relation entre lui et eux. Il m’avait, depuis, largement
montré ses capacités de clivage, de répression des affects,
d’attaque contre les liens psychiques et sentimentaux, son
sentiment chronique d’irréalité, ainsi qu’une disposition
fort inquiétante au passage à l’acte et à la somatisation.
Ainsi, avait-il déclenché dès les premières séances une
inflammation muqueuse surinfectée, grave, de la cavité
buccale à type de pemphigus mal définissable, m’avait-il
signalé chemin faisant qu’il avait été opéré d’une tumeur
cancéreuse de la peau, et qu’il occupait ses loisirs à faire de
la course en montagne en solitaire dans des zones de gla-
ciers dans lesquelles, bien entendu, il ne voyait pas âme qui
vive durant plusieurs jours. Et ce n’était pas le récit de son
grave accident en montagne, à 25 ou 28 ans je crois, qui
pouvait me rassurer, même si – ou parce que – cet accident
se passait lors d’une des rares sorties faites avec son père,
alpiniste confirmé, et avait été l’occasion – sinon le pré-
texte – d’un des seuls moments de rencontre père-fils !…
Léon est un de ces patients remarquablement lucides
sur les significations de leurs mouvements inconscients
puisque toute leur économie vise à ne jamais s’impliquer
dans leur vie comme dans leur discours sur leur vie. Mais
quelle panique, comme on le verra plus loin, dès que le déni
256 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
Séance suivante
Léon prend la parole sitôt allongé, avec une certaine
véhémence : « Je voudrais revenir sur ce que vous m’avez
suggéré la dernière fois. »
Il reprend très correctement et très clairement mon
hypothèse interprétative de son rêve, ajoutant à mon crédit
que, s’il s’agit d’une peur de la dépendance à mon égard, il
n’est pas étonnant qu’il ne ressente rien quand je la désigne
puisque c’est précisément ce dont il veut ne rien savoir.
« Oui, je vais peut-être y réfléchir »… Un temps, une
imperceptible hésitation, puis il poursuit.
260 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
ABSENCE ET MÉMOIRE
Il est utile de quitter à présent l’analyse du matériel
pour situer et élargir le débat théorique, la question sous-
jacente à cette présentation de matériel clinique étant bien,
eu égard aux logiques du clivage à l’œuvre chez Léon, celle
du statut et de la fonctionnalité, chez lui, des fantasmes ori-
ginaires. Dit d’une autre manière, quelle capacité chez Léon
d’élaborer l’absence : fantasme de scène primitive ou
gouffre où se perd l’activité de représentation ?
Depuis les indignations fort convaincantes de Ber-
geret à propos de la méconnaissance, sinon du déni par les
analystes d’un registre sous-jacent à l’interprétation œdi-
pienne, de nombreux travaux ont été publiés sur le registre
traumatique, hallucinatoire (C. et S. Botella) ou sémiotique
chez l’hystérique (Kristeva), sous-jacent à la signification et
au travail du refoulement. Et si ce cas présenté ici est exem-
plaire, il est important de prendre en compte, chez tout
patient, l’hétérogénéité des registres ou des logiques psy-
chiques et les fonctionnements « hors refoulement » dont le
déni de réalité et le clivage entre les représentations sont les
formules de base. Je souscris tout à fait à l’opinion qui
affirme que l’interprétation doit aussi pouvoir se situer à ce
niveau psychique, et selon des modes de germination des
interprétations spécifiques, analogues à ceux dont M’Uzan
a proposé l’inventaire dans ses travaux sur la chimère et le
transfert paradoxal.
Le travail en double (Botella), la thématique du
double narcissique s’inscrivent dans cette recherche de
modèles utiles pour penser les situations où la représenta-
tion et le travail de mémoire font défaut et se voient rem-
Double marcissique, logique du clivage et interprétation 265
11. Dans les exemples cliniques que j’avais rapportés antérieurement sur
ce thème, j’ai été frappé de constater après coup la place centrale de
l’écriture, en tant qu’expérience subjectivante/désubjectivante : en même
temps que je rédige mon article qui relate un moment de son analyse,
Anna (chap. 3) écrit pendant ses vacances un récit qui est écriture d’un
autre, jumeau imaginaire ou oncle présent absent, Odile (chap. 4) me
donne au début de sa cure l’autobiographie rédigée par sa mère qui la
fixe dans un récit écrit par un autre et elle attend de l’analyse qu’elle lui
permette de s’en déprendre : effets de réverbération ou de concaténation
signifiante de cette présence du double.
272 Langages et mémoire du corps en psychanalyse
AVATARS DE LA SYMBOLISATION
Il fallait donc réviser l’accent mis, dans « la psychana-
lyse à la française » (Israël), sur les théories de la représenta-
tion, et passer de la pensée au pensoir, l’appareil à penser les
pensées (Bion).
Ce changement de vertex va entraîner, dans son mou-
vement même, une réévaluation des conceptions sur la
symbolisation, dont la révision se fera en deux temps.
Les symbolisations plurielles 279
Pierre Bruno
Le père et ses noms
Pierre Bruno, Fabienne Guillen,
Dimitris Sakellariou, Marie-Jean Sauret
Phallus et fonction phalique
Marie-José Del Volgo
L’instant de dire
Le mythe individuel du malade dans la médecine moderne
Ophélia Avron
La pensée scénique
Groupe et psychodrame
Marcel Czermak
Patronymies
Considérations cliniques sur les psychoses
Joël Dor
Le père et sa fonction en psychanalyse
Jean-Pierre Lebrun
Un monde sans limite
Suivi de Malaise dans la subjectivation
Jacques Hassoun
Les contrebandiers de la mémoire
Michèle Benhaïm
L’ambivalence de la mère
Jean-Jacques Rassial
Le passage adolescent
Antonino Ferro
L’enfant et le psychanalyste
Sous la direction de Thierry Vincent
Soigner les anorexies graves
La jeune fille et la mort
Gérard Pommier
La névrose infantile de la psychanalyse
Serge Lesourd
Adolescences... rencontre du féminin