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L'INJUSTIFIABLE MAJORITÉ ?

LOI NATURELLE ET LOGIQUES


MAJORITAIRES DANS LA PENSÉE POLITIQUE DE JOHN LOCKE
CHRISTOPHER HAMEL ET JULIETTE ROUSSIN
Christopher Hamel, Juliette Roussin

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Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | « Raisons politiques »

2014/1 N° 53 | pages 81 à 106


ISSN 1291-1941
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ISBN 9782724633580
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https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2014-1-page-81.htm
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Pour citer cet article :


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Christopher Hamel, Juliette Roussin« L'injustifiable majorité ? Loi naturelle et
logiques majoritaires dans la pensée politique de John Locke Christopher Hamel et
Juliette Roussin », Raisons politiques 2014/1 (N° 53), p. 81-106.
DOI 10.3917/rai.053.0081
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dossier
L’injustifiable majorité ?
Loi naturelle et logiques
majoritaires dans la pensée
politique de John Locke

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Christopher Hamel et Juliette Roussin
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I.

Les philosophes contemporains en quête de justifications de la règle


de majorité peuvent-ils espérer tirer des leçons directement pertinentes
des auteurs du passé ? Si l’on se fie à l’article de Mathias Risse traduit
dans ce volume, rien n’est moins sûr. Risse reconnaît que les §§ 95-99 du
Second traité du gouvernement civil représentent un locus classicus dans les
débats sur la règle de majorité 1, mais il soutient que Locke « s’est trompé
en employant l’image du corps en mouvement à l’appui de la règle de
majorité 2 », et que les théoriciens désireux de fonder la règle de majorité
feraient donc mieux d’abandonner un argument tout simplement
« erroné 3 ».
Mais en n’entretenant qu’un rapport d’utilité immédiate aux textes du
passé, les philosophes politiques ne risquent-ils pas de les mésinterpréter
et de se tromper dans l’identification de leurs arguments ? Jeremy Wal-
dron prend ce risque au sérieux dans son livre consacré à la conception
lockéenne de l’égalité 4 et dans le chapitre de The Dignity of Legislation 5
portant sur la justification de la règle de majorité, tout en assumant
d’employer l’argument lockéen, une fois sa logique interne dûment res-
tituée, au service d’une réflexion contemporaine.

1 - Mathias Risse, « Justifier la règle de la majorité », dans ce volume de Raisons politiques,


p. 43.
2 - Ibid., p. 38, 55, 61.
3 - Ibid., p. 44, 54.
4 - Jeremy Waldron, God, Locke, and Equality : Christian Foundations in Locke’s Political
Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
5 - Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, New York, Cambridge University Press, 1999,
chap. 6.
82 - Christopher Hamel et Juliette Roussin

Si Waldron s’intéresse à la justification lockéenne de la règle de majorité,


c’est en effet, d’une part, parce qu’il estime qu’un philosophe politique doit
« explorer les ressources que nous offre notre tradition de pensée politique 6 »
pour contester certaines évidences laissées ininterrogées dans les débats contem-
porains 7. En se penchant sur l’argumentation développée par Locke en faveur
de la règle de majorité, son objectif est en l’espèce de restaurer l’activité légis-
lative des assemblées démocratiques représentatives dans sa « dignité », notam-
ment au regard de la Cour constitutionnelle, institution contre-majoritaire

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jouissant d’après Waldron d’un droit de regard immérité sur les lois votées au
Parlement dans la démocratie américaine. D’autre part, Waldron veut trouver
dans les §§ 95-99, au-delà de l’image du corps physique dont les commenta-
teurs se contentent trop souvent, les rudiments d’un argument normatif en
faveur de la règle de majorité, qui ferait fond sur le désaccord politique profond
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entre les membres de la société pour établir la nécessité d’une règle équitable
de décision commune.
Les enjeux et les difficultés de l’usage contemporain des auteurs du passé
apparaissent ici. Waldron est bien conscient du danger qu’il y aurait à lire ces
paragraphes du Second traité à la lumière de sa thèse personnelle sur la dignité
d’une législation majoritaire 8. Pour autant, Waldron se livre bien à une recons-
truction de la justification de la règle de majorité dont on peut se demander
si elle s’insère encore dans un univers lockéen marqué par le concept de loi de
nature accessible à toute personne rationnelle.
La compatibilité problématique de la justification de la règle de majorité
avec le règne de la loi de nature se fait cependant jour dans le texte de Locke
lui-même. Il se trouve une tension évidente, en effet, entre l’idée qu’existe une
norme politique transcendante, permettant d’orienter la conduite des individus
et de fixer les fins de la société politique, et le fait que cette société, pour
prendre les décisions qui réaliseront et respecteront ces fins, se détermine à la
simple majorité. Peut-on maintenir simultanément la loi naturelle et le principe
de majorité comme deux concepts nécessaires dans l’économie du système
politique lockéen, sans que l’un ne réduise l’autre à rien ?
Répondre à cette question demande de revenir au texte lockéen sans y
chercher d’abord un moyen d’intervenir dans le débat contemporain, mais
pour y repérer, dans les termes mêmes que Locke utilise, la façon dont il justifie
la règle de majorité. En effet la lecture de Waldron n’est pas la bonne, dans la
mesure où il neutralise le rôle que joue la loi de nature dans le Second traité

6 - Ibid., p. 3. Voir p. 2, 5, 6, 63, 88-89, 162, 165.


7 - Bien qu’il attaque férocement l’historicisme de l’École de Cambridge dans son ouvrage sur
Locke qui reprend son analyse de la justification lockéenne de la règle de majorité, Waldron
procède ici, d’un point de vue méthodologique, exactement comme Quentin Skinner dans son
article sur la liberté négative chez Machiavel : il n’utilise pas un auteur du passé pour contribuer
directement au débat contemporain, mais pour déplacer les termes de celui-ci ; voir Jeremy
Waldron, God, Locke, and Equality, op. cit. ; Quentin Skinner, Visions of Politics, Cambridge,
Cambridge University Press, 2002, vol. 2, no 2, chap. 7.
8 - Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 3, 5.
L’injustifiable majorité ? - 83

pour une raison étrangère à la pensée de Locke. Si celui-ci refuse de soumettre


le pouvoir législatif « suprême » à un corps institué chargé d’en limiter la puis-
sance, soutient Waldron, ce n’est pas parce que la loi naturelle rendrait inutile
un tel outil institutionnel. Une telle explication serait « grossière et non
convaincante », poursuit-il, car elle reviendrait à décrire le pouvoir législatif
comme un pouvoir de second ordre, n’ayant pas à se prononcer sur les prin-
cipes 9. Que cet argument soit fondé ou non, Waldron a tort en tout cas d’inter-
préter la thèse de la loi de nature dans les termes d’un débat constitutionnel

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qui est absolument étranger à la pensée de Locke : en l’occurrence, la loi de
nature est précisément ce qui interdit que soit instituée une quelconque forme
de pouvoir ultime (qu’il soit majoritaire ou contre-majoritaire) susceptible de
contraindre les individus.
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Mais dès lors, comment Locke parvient-il à justifier le droit de la majorité


de contraindre la minorité ? Nous allons voir que, malgré les efforts de Waldron
pour démontrer le contraire, Locke ne produit pas de justification satisfaisante
ou achevée de la règle de majorité dans le Second traité du gouvernement civil.
Faut-il, comme nous le suggérions plus haut, rapporter cela au fait qu’existe
une loi naturelle connaissable que la société doit s’efforcer de respecter ? La
prégnance de la loi naturelle permet-elle de justifier de la règle de majorité par
des raisons autres que purement pragmatiques ? Que « la majorité » se voie
accorder un poids et un rôle si importants dans la pensée politique de Locke
doit, à la lumière de ces questions, faire l’objet d’une interrogation redoublée :
pourquoi, dans les deux moments décisifs de sa théorie politique que sont la
constitution de la société politique et l’établissement d’un droit de résistance,
la majorité intervient-elle comme une condition nécessaire, soit d’existence,
soit de réalisation ? Est-ce seulement une nécessité de fait qui impose de faire
sa part au nombre, ou bien y a-t-il quelque chose d’intrinsèquement significatif
ou valable dans le fait majoritaire ?

II.

La lecture que propose Waldron de la justification lockéenne de la règle de


majorité part d’un constat paradoxal : alors même qu’elle apparaît comme une
méthode de décision collective incontournable, la règle de majorité a fait l’objet
dans la tradition philosophique d’une élaboration théorique pour le moins
indigente. Tout se passe comme si les philosophes ne s’attardaient pas à justifier
le principe de majorité précisément parce qu’ils le jugent « inhérent au pro-
cessus même de la prise de décision », selon l’expression de Hannah Arendt 10 ;
son « évidence » et son caractère « naturel » dispenseraient de la justifier pour
elle-même 11.

9 - Ibid., p. 64-66.
10 - Hannah Arendt, De la révolution, trad. fr. Marie Berrane, Paris, Gallimard, 2013, p. 250.
11 - Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 124-125, 128-129 ; voir aussi Jeremy
Waldron, God, Locke, and Equality, op. cit., p. 128.
84 - Christopher Hamel et Juliette Roussin

En un sens, affirme Waldron, Locke ne fait pas exception, qui se contente à


première vue de la justifier en l’inscrivant dans un paradigme « physicaliste 12 » :

Car ce qui fait agir une communauté quelconque, ce ne peut être que le consente-
ment des individus qui la composent ; et puisqu’il est nécessaire que ce qui est un
corps se déplace dans une seule direction à la fois, il est nécessaire que le corps se
meuve dans la direction où l’emporte la plus grande force, qui est le consentement
de la majorité 13.

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En identifiant le consentement de la majorité à la plus grande force dans
le corps politique, Locke semble donc nous inviter à lire son propos de façon
littérale : de même qu’un corps physique est mû par la force qui l’anime, c’est
bien la force du nombre, sa puissance effective, qui conduit le corps politique.
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La « loi de la nature » (§ 96) qui confère à la majorité le droit de valoir pour


la décision de l’ensemble serait proprement une loi physique.
Waldron récuse toutefois cette interprétation littérale en montrant l’inanité
de l’analogie entre corps physique et corps politique. Tout d’abord, selon cette
analogie, le corps politique agissant à la majorité devrait se mouvoir dans la
direction qui résulte de la composition des forces majoritaire et minoritaire.
Or la règle majoritaire n’obéit pas à cette logique du compromis : ce qui
l’emporte et s’impose, c’est bien le point de vue de la majorité tout court 14.
En outre, cette interprétation littérale suppose que le mouvement du corps
politique ait pour cause l’intensité des forces, et non le nombre en tant que
tel. Or la règle majoritaire ne prend pas en compte l’intensité des préférences
des choix exprimés, elle compte des voix égales.
Enfin, l’interprétation suppose résolue la question qui précisément fait pro-
blème : qu’est-ce qui assure la cohésion du corps politique quand celui-ci se
détermine à la majorité ? Si pour Locke l’unité d’un corps physique est donnée,
la possibilité qu’une minorité fasse sécession met en revanche directement en
péril celle du corps politique. Pour que ce dernier demeure unifié, il ne faut
donc pas que la majorité impose par la force ses vues à la minorité, mais que
les individus qui s’associent veuillent demeurer associés et qu’ils le veuillent
quand bien même ils se trouveraient parfois mis en minorité. La seule force
ne suffit donc pas à expliquer la cohésion du corps politique : un argument
normatif est nécessaire pour rendre compte de la soumission de la minorité à
la majorité 15.

12 - Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 130 et suiv.


13 - John Locke, Le second traité du gouvernement : essai sur la véritable origine, l’étendue et
la fin du gouvernement civil, trad. fr. Jean-Fabien Spitz, Paris, PUF, 1994. § 96 (trad. modifiée) ;
les références aux paragraphes du Second traité que nous donnons dans le corps du texte
comme dans les notes renvoient à cette édition ; lorsque nous indiquons les numéros de lignes
après les paragraphes, nous renvoyons à l’édition de référence de Peter Laslett : John Locke,
Two Treatises of Government, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.
14 - Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 130.
15 - Ibid., p. 132, 133-135.
L’injustifiable majorité ? - 85

Pour saisir cet argument, avance Waldron, il faut comprendre que « la plus
grande force » n’est pas une catégorie physique, mais renvoie au contraire à la
logique morale du consentement. Le consentement individuel fonde le pouvoir
du corps politique agissant à la majorité ; c’est l’unique principe de l’action
légitime du corps politique (§ 96) 16. Or, poursuit Waldron, cette logique du
consentement est en tout point incompatible avec une lecture physicaliste du
§ 95. La création de la société politique résulte en effet d’une rationalité télé-
ologique : les individus y consentent pour des raisons, c’est-à-dire en vue de
protéger la vie, la liberté et les biens de chacun 17 ; ces raisons constituent les

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fins de la société et imposent nécessairement des limites à l’usage du pouvoir
conféré. Ainsi Waldron peut-il dire que « le consentement ne renferme pas de
force physique, mais plutôt une force morale relative aux buts pour lesquels le
consentement est requis 18 ». Bien plus, la lecture physicaliste ne se trompe pas
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seulement parce qu’elle voit de la force là où il y a consentement, mais parce


que le fait qu’il y ait consentement exclut que la force soit la cause de l’action 19.
Réfuter l’interprétation littérale de la mention de la force physique au § 96
n’est cependant pas encore justifier la règle majoritaire. Au contraire, en réins-
crivant l’adoption de cette règle dans une conception de l’association où pré-
vaut la logique individualiste et unanimiste du consentement originaire,
Waldron ne fait que rendre plus pressante la nécessité de montrer que le corps
politique peut légitimement obliger tous ses membres, y compris sa minorité.
D’après Waldron, c’est avant tout en raison des « circonstances de la poli-
tique 20 » que l’emploi de la règle majoritaire s’impose. Ces circonstances se
caractérisent par le fait qu’une décision commune doit être prise alors même
que les individus concernés ne s’accordent pas sur ce qu’elle doit être et
qu’aucun d’entre eux n’a de titre particulier à imposer son opinion aux autres.
Or c’est précisément là la situation des associés de la société civile lockéenne
et, par extension, de leurs législateurs. La « diversité d’opinions » (§ 98) que
ceux-ci expriment sur ce qu’il convient de faire – et en particulier sur l’inter-
prétation qu’il convient de donner de la loi de nature – les condamne en effet
à un désaccord politique que Locke considère comme absolument « inévitable »
et qui justifie donc que les membres recourent, pour se déterminer, au principe
de majorité.

16 - John Dunn, La pensée politique de John Locke : Une présentation historique de la thèse
exposée dans les « Deux traités du gouvernement », Paris, PUF, 1991, p. 137, n. 22 soutient la
même thèse.
17 - La considération des fins de l’association encadre ces paragraphes portant sur la règle de
majorité : § 95, l. 6-8 ; § 99, l. 2-3.
18 - Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 136, et 139-140.
19 - Waldron établit ce point en convoquant l’argument de Jean-Jacques Rousseau dans le
Contrat Social, I, 3. Pour Locke, voir notamment § 17, l. 4-8, et surtout § 226, l. 9-11. Voir Ruth
W. Grant, John Locke’s Liberalism, Chicago, University of Chicago Press, 1987, p. 115 pour une
réfutation de la transformation de la force en droit dans l’argument lockéen.
20 - Jeremy Waldron, Law and Disagreement, Oxford, Clarendon Press, 1999, p. 102 ; Jeremy
Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 153-154.
86 - Christopher Hamel et Juliette Roussin

Waldron soutient que la variété des opinions politiques n’est pas toujours
due à une défaillance de la raison ou à « l’opposition des intérêts » (§ 98), mais
peut parfois refléter un désaccord raisonnable entre les hommes quant à ce que
la loi de nature requiert. L’irréductibilité du désaccord moral découle d’après
Waldron de la thèse épistémologique de l’Essai sur l’entendement humain selon
laquelle « il n’existe pas de principes pratiques innés 21 ». Waldron reconnaît
que la loi de nature est pour Locke une norme « éternelle » (§ 135) et objective
des relations morales et politiques, qui est « écrite dans le cœur de tous les

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hommes » (§ 11, trad. modifiée). Mais précisément parce qu’elle n’existe nulle
part « ailleurs que dans l’esprit des hommes » (§ 136), elle ne constitue pas un
commandement qui leur serait immédiatement évident et accessible 22. La loi
de nature n’est pas pour eux un donné auquel ils pourraient se reporter en cas
de différend, mais le résultat d’un effort de raisonnement visant à déterminer
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ce qu’elle signifie et ce qu’elle implique 23. C’est pourquoi les interprétations


que chacun propose de son contenu sont susceptibles de varier, sans qu’il soit
possible de prouver de façon indubitable quel raisonnement est correct ni
quelle interprétation est la bonne 24. Et, ajoute Waldron, ces variations ne sont
pas seulement à rapporter à la faillibilité cognitive des individus, mais égale-
ment à la diversité de leurs « intelligences distinctes 25 ». Loin de faire l’objet
d’un accord immédiat et unanime, le contenu de la loi naturelle est donc selon
Waldron toujours sujet à controverse, car l’ignorance, le doute et la variété des
interprétations sont à son propos toujours possibles, même entre des individus
de bonne foi.
Cette lecture permet à Waldron d’insister sur les avantages du passage à
l’état civil sans pour autant prétendre que les individus parviendraient finale-
ment à s’accorder, en entrant dans la société civile, sur les préceptes de la loi
de nature. La société politique offre en effet aux individus la possibilité inédite
de se reporter à une « loi établie, stable et reconnue, reçue et avouée par le
consentement commun pour la norme du droit et du tort (standard of right

21 - John Locke, Essai sur l’entendement humain, trad. fr. Jean-Michel Vienne, Paris, Vrin,
2001, livre I, 3, p. 91 ; Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 68. Waldron pré-
suppose ici l’unité de la pensée de Locke contre les lectures contextualistes de John Dunn et
Peter Laslett qui prétendent pouvoir isoler le Second traité de la philosophie morale et de l’épis-
témologie lockéenne ; voir Jeremy Waldron, God, Locke, and Equality, op. cit., p. 11, 50, 191.
22 - Sur la distinction entre existence objective et accessibilité immédiate, voir Jeremy Waldron,
God, Locke, and Equality, op. cit., p. 132 ; voir aussi John Locke, Essais sur la loi de nature, Caen,
Centre de philosophie politique et juridique, Université de Caen, 1986, p. 19.
23 - Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 68, 70, 79 ; Jeremy Waldron, God,
Locke, and Equality, op. cit., p. 133. Waldron conçoit précisément le processus législatif comme
la réalisation de cet effort collectif visant à déterminer le contenu de la loi de nature : voir ibid.,
p. 95 ; Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 69.
24 - Locke reconnaît effectivement dans d’autres textes que les avis des « hommes les plus
raisonnables » peuvent être divisés sur les préceptes de la loi de nature, voire qu’il peut régner
un « complet désaccord » à leur propos. Voir John Locke, Essais sur la loi de nature, op. cit.,
p. 9, 11.
25 - Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 160, 178. Waldron s’appuie notam-
ment ici sur le § 82, dans lequel Locke attribue à l’épouse et au mari des « compréhensions
différentes » d’une même réalité.
L’injustifiable majorité ? - 87

and wrong), et pour la mesure commune permettant de trancher tous les dif-
férends (controversies of right) surgissant entre eux » (§ 124). L’établissement
public de la loi positive ne signifie toutefois pas que le désaccord prendrait fin
à l’état civil, ce que Locke reconnaît d’après Waldron en désignant justement
la règle de majorité, et non l’unanimité, comme la méthode de décision col-
lective dans le corps politique (§ 98).
Jusqu’ici cependant, rien n’indique que la règle de majorité soit autre
chose qu’un expédient pour un corps politique en mal d’unanimité. Pour

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justifier le recours à la règle de majorité, Waldron doit encore mettre en
évidence la dimension normative de l’argument du désaccord moral. C’est
dans ce but qu’il s’emploie à reconstruire la justification lockéenne de la règle
de majorité à partir des concepts d’équité et de respect. Waldron fait valoir
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que dans les circonstances de la politique, la manière la plus « équitable » de


procéder, celle qui traite les opinions de chacun avec un respect égal, consiste
à laisser l’avis de la majorité l’emporter. La règle majoritaire est en effet la
seule règle de décision collective qui : 1) reconnaisse l’égalité naturelle de
chacun dans sa prétention à interpréter la loi naturelle (il n’y a plus de sanior
pars) 26, 2) respecte la réalité de la divergence d’opinions entre les individus
en ne les forçant pas à l’unanimité et 3) maximise les chances de chacun de
peser sur la décision collective, à égalité avec tous les autres 27. Pour
comprendre comment Locke peut à la fois insister sur la nécessité du consen-
tement unanime au § 96 et sur l’inévitabilité du désaccord au § 98, il faut
donc selon Waldron substituer à la lecture physicaliste défaillante une « phy-
sique du consentement » dont la loi est le « respect » et la « métrique »
l’« équité 28 » : il ne s’agit pas en comptant les têtes d’agréger des consente-
ments, ce qui n’aurait pas grand sens, mais de suivre les préceptes de la « loi
de la nature et de la raison » (§ 96) en respectant les individus dans leur
égalité. Dès lors qu’on comprend que la prémisse de l’égalité naturelle, réaf-
firmée par Locke au début du § 95, constitue le sous-texte des §§ 96-98, la
règle de majorité s’impose comme la manière la plus équitable de procéder
dans un contexte de désaccord.
La lecture de Waldron s’expose toutefois à une objection classique 29 : le
fait que la règle de majorité soit une procédure équitable, qui accorde à chacun
une part égale dans la détermination collective, ne suffit pas à garantir qu’elle
témoigne aux individus le respect qui leur est dû ni qu’elle les traite absolument
comme des égaux. En effet, le concept de respect n’exige-t-il pas avant tout de

26 - Jeremy Waldron, God, Locke, and Equality, op. cit., p. 128.


27 - Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 157, 160 ; Jeremy Waldron, God,
Locke, and Equality, op. cit., p. 131.
28 - Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 147.
29 - Ibid., p. 161-162. Waldron formule cette objection à partir de Charles R. Beitz, Political
Equality : An Essay in Democratic Theory, Princeton, Princeton University Press, 1989, p. 63-64 ;
et Ronald M. Dworkin, Une question de principe, trad. fr. Aurélie Guillain, Paris, PUF, 1996,
p. 78-93.
88 - Christopher Hamel et Juliette Roussin

considérer l’« impact substantiel 30 » de la décision collective sur les individus ?


N’est-ce pas sacrifier un élément central de ce concept que de soutenir, comme
le fait Waldron, qu’on montre suffisamment de respect aux individus quand
on garantit leur participation à une procédure de décision collective qui les
traite équitablement ?
La réponse de Waldron à cette objection consiste à montrer qu’un tel
concept de respect substantiel est « inutilisable » dans les circonstances de la
politique : la règle de majorité est précisément requise parce que les individus

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ne s’accordent pas sur la signification et les implications du respect et de l’éga-
lité. Dans ces conditions, limiter cette règle en leur nom reviendrait en réalité
à privilégier sans justification une conception controversée du respect et de
l’égalité. C’est donc uniquement « en ce sens nécessairement appauvri 31 » et
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procédural que le respect égal est possible sur le plan politique.


Locke se serait-il contenté d’une notion de respect aussi pauvre ? On peut
en douter : si « respect » il y a dans la société politique lockéenne, celui-ci passe
par la réalisation des buts de l’association politique – la protection de la vie,
de la liberté et des biens – qui sont loin d’être des objectifs formels. Waldron
propose assurément une justification puissante de la règle de majorité, et il est
sans aucun doute utile et pertinent, en vue de restaurer la dignité perdue du
processus législatif, de convoquer la défense lockéenne du principe de majorité.
Mais les arguments et concepts sur lesquels Waldron fonde sa justification sont
en fait assez éloignés du texte de Locke 32, qui ne se représente pas plus l’éta-
blissement de la société civile dans les circonstances de la politique qu’il ne
mobilise les catégories de respect et d’équité pour penser la légitimité du prin-
cipe de majorité. Il convient donc de revenir au texte des §§ 95-99 afin de
restituer la façon dont Locke parvient – ou non – à fonder la règle de majorité.

III.

L’étude détaillée du texte lockéen, lorsqu’elle est dégagée du souci de l’inter-


préter à l’aune des débats contemporains, laisse en effet le lecteur face à un
constat troublant : au long des §§ 95-99, et dans le § 96 en particulier, Locke
ne propose qu’une justification fuyante, elliptique, et probablement incomplète
de la règle de majorité. Les multiples arguments avancés à l’appui du principe
majoritaire, qu’ils soient pragmatique, ontologique, ou normatif, ne parvien-
nent jamais vraiment à rendre compte de ce qui définit en propre ce principe,
soit le droit conféré à une majorité, parce qu’elle est majorité, de suppléer au
consentement unanime des individus et d’obliger la minorité à se soumettre à
son avis.

30 - Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 162.


31 - Ibid.
32 - Il est révélateur à cet égard que les sections VI et VII du chapitre 6 de The Dignity of Legis-
lation consacrées à la justification du principe de majorité proprement dite ne contiennent aucune
référence au texte de Locke.
L’injustifiable majorité ? - 89

L’adoption de la règle de majorité coïncide pour Locke avec le moment de


l’association : on peut donc penser qu’en revenant sur les conditions du passage
à l’état civil et de la constitution du corps politique, on pourra comprendre
pourquoi celui-ci se détermine à la majorité. L’état de nature consistant en un
état de liberté et d’égalité naturelles d’où toutes formes d’autorité et de sujétion
sont absentes, il ne peut être dépassé, et des relations d’obligation politique entre
les individus instaurées, que si tous y « consentent », rappelle Locke au § 95. Le
consentement est l’opérateur fondamental qui permet l’institution de rapports

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d’inégalité et de sujétion entre des individus qui sont, chacun au même titre que
tous les autres, naturellement libres d’agir et de juger (§§ 4, 6). Waldron a à cet
égard parfaitement raison d’insister sur l’importance du concept dans l’économie
des §§ 95-99. Mais son analyse néglige curieusement ce qui constitue l’aspect le
plus intéressant du consentement pour la justification de la règle majoritaire : la
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remarquable synthèse qu’il accomplit entre la sortie de l’état de nature, la consti-


tution du corps politique et la soumission à l’avis de la majorité.

Quand un certain nombre d’hommes ont ainsi consenti à former une communauté
ou un gouvernement, ils se trouvent par là immédiatement (thereby presently) incor-
porés et ils constituent un corps politique où la majorité possède le droit d’agir et
de diriger (conclude) les autres. (§ 95 ; nous soulignons « par là immédiatement » ;
trad. modifiée)

L’accord initial concentre donc en un seul moment trois actes analytique-


ment distincts : consentir à quitter l’état de nature et à s’unir, c’est s’incor-
porer ; et s’incorporer, c’est nécessairement se soumettre aux décisions de la
majorité 33. En d’autres termes, le principe de majorité ne fait jamais l’objet
d’un consentement explicite séparé : en même temps et par cela même que les
individus acceptent de s’unir, la majorité du corps acquiert le droit d’agir pour
l’ensemble 34. Dès lors que la société civile existe, elle se détermine à la majorité.
Comme l’énonce plus clairement encore le § 97, si le pacte n’impliquait pas
l’adoption tacite de la règle majoritaire, « ce pacte originel par lequel on forme
avec d’autres un corps pour faire une société ne signifierait rien : ce ne serait
pas même un pacte si chacun demeurait libre ». Comme le notait déjà Wal-
dron 35, le lecteur a ainsi l’impression que la règle de majorité est comme natu-
rellement adoptée lors de l’établissement de l’ordre et du corps politiques, sans
avoir besoin d’être davantage justifiée.
Locke s’emploie pourtant à dissiper cette impression au début du § 96,
lorsqu’en un geste radical, il fait de la volonté de la majorité la condition
d’existence du corps politique :

33 - Cette thèse fondamentale selon laquelle les individus s’incorporent par le fait même qu’ils
s’unissent est répétée trois fois dans les paragraphes suivants ; voir § 96, l. 2-3 ; § 97, l. 1-2 ;
§ 99, l. 5-6, et l. 8-11.
34 - Comme le souligne Jean Terrel, l’institution de la règle de majorité est « incluse dans le
pacte originaire » ; voir Jean Terrel, Les théories du pacte social : droit naturel, souveraineté et
contrat de Bodin à Rousseau, Paris, Seuil, 2001, p. 261.
35 - Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 124, 127.
90 - Christopher Hamel et Juliette Roussin

Car, lorsqu’un certain nombre d’hommes ont, par le consentement de chaque indi-
vidu, formé une communauté, ils ont par là même fait de cette communauté un
corps, doté d’un pouvoir d’agir en tant que corps, qui n’existe que par (which is
only by) la volonté et la décision de la majorité. (§ 96, trad. modifiée)

Plus précisément, si l’on décompose les trois étapes de l’argument, Locke


1) rappelle que la communauté formée par le consentement des individus
n’existe que sous la forme d’un corps politique ; 2) émet la thèse ontologique
selon laquelle exister, pour un corps politique, signifie avant tout disposer d’un

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pouvoir d’agir qui lui soit propre 36 ; 3) et affirme enfin que ce corps n’existe
à son tour que par la volonté et la décision de la majorité.
D’un point de vue pratique, il est donc crucial pour le corps de s’en remettre
à la décision de la majorité pour agir – on comprend, sans que Locke précise
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ici pourquoi, qu’il serait sans cela condamné à l’inaction. Mais cet argument
pragmatique est lui-même adossé à une thèse ontologique forte : le corps
n’existe comme tel que dans la mesure où la décision de la majorité vaut pour
le tout. Ou, pour le dire autrement, l’unité d’action que le principe de majorité
rend possible est la condition d’existence du corps politique.
Locke est ici singulièrement proche des réflexions hobbesiennes 37. Chez
Hobbes, en effet, l’accès à l’état civil implique nécessairement de passer d’une
condition de dispersion à l’unicité du corps politique. Ce rapprochement ne
fait toutefois que mieux ressortir la spécificité de la réponse de Locke au pro-
blème de l’unité, et donc de l’existence, du corps politique : car si Hobbes
trouvait dans la volonté du souverain (homme ou assemblée agissant à la majo-
rité) le principe de l’unité du corps politique, Locke évacue ici purement et
simplement toute référence à l’idée de pouvoir souverain 38. Locke insiste certes
sur l’obligation nouvelle que contractent les individus lorsqu’ils consentent à
s’unir, et qui les lie dorénavant aux décisions du corps :

Ainsi, en consentant à former avec d’autres un corps politique soumis à un gou-


vernement, chaque homme se met lui-même dans l’obligation (puts himself under
an obligation), vis-à-vis de chaque membre de cette société, de se soumettre à la
décision de la majorité et de se laisser diriger par elle (to be concluded by it). (§ 97,
trad. modifiée)

L’unité du corps politique suppose donc bien que la majorité ait le droit
de soumettre la minorité, laquelle se trouve corrélativement, comme tous les
individus qui consentent, dans l’obligation de lui obéir. Cela étant, non seu-
lement Locke se garde de parler ici de souveraineté, mais il confirme encore
cette éclipse de la souveraineté en n’exigeant pas, au contraire de Hobbes, que

36 - Cette thèse est elle aussi centrale, et apparaît à plusieurs reprises dans les §§ 96-99 :
§ 96, l. 6-7 et 9-10 ; § 98, l. 17-18 ; § 99, l. 7-10.
37 - Jean Terrel, Les théories du pacte social, op. cit., p. 260.
38 - La lecture « souverainiste » proposée par Kendall est donc inacceptable. Voir Willmoore
Kendall, John Locke and the Doctrine of Majority-Rule, Whitefish, Kessinger Publishing, 2010.
L’injustifiable majorité ? - 91

les volontés individuelles se fondent dans la volonté du corps. Le point décisif


de la position de Locke est que, si le corps politique est effectivement l’auteur
d’une action unique en vertu de la règle de majorité, en revanche cette action
ne suppose pas l’unicité d’une seule volonté 39. Il s’agit bien de faire corps, mais
pas comme chez Hobbes au prix d’un abandon par chacun de sa volonté et
de son jugement propres au profit de ceux du souverain 40, ni a fortiori de la
substitution de ceux-ci à ceux-là. Il suffit que « l’acte de la majorité » « passe
pour l’acte de l’ensemble » (§ 96 trad. modifiée ; nous soulignons). Au plus

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fort de son moment hobbesien, et alors que la fondation de la société politique
exige de fait quelque chose comme la reconnaissance d’un « pouvoir suprême »
(§ 149), Locke prend donc soin de préserver l’indépendance de jugement des
membres et, ainsi, la possibilité d’une résistance future (là où Hobbes construi-
sait au contraire le moment de l’association de façon à exclure absolument
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cette possibilité) 41. Chez Locke, la logique même de la mission de confiance


(trust) implique, et que l’obéissance soit conditionnelle – car suspendue à la
poursuite effective, par les gouvernants, des fins en vue desquelles les individus
se sont associés – et que les individus se réservent le droit de juger, en dernière
instance, si les gouvernants ont effectivement accompli leur mission 42. Cette
logique n’oblitère pas seulement la souveraineté, elle suppose aussi que c’est
« toujours dans le peuple », conçu distributivement, que le pouvoir suprême
« subsiste » en réalité (§ 149).
Tel quel, l’argument de l’unité du corps ne contient toutefois aucune jus-
tification normative de la règle de majorité ; il n’explicite à vrai dire même pas
la raison pour laquelle cette règle rend possible l’existence d’un corps politique.
En quoi précisément la règle de majorité serait-elle une condition indispensable
de l’existence du corps politique ?
La suite immédiate du texte, qui développe l’image physique servant de
base à Waldron pour penser la « physique du consentement », fournit un début
de réponse. Il peut être utile de citer le texte ici :

Car ce qui fait agir une communauté quelconque n’est que le consentement des
individus qui la composent, et puisqu’il est nécessaire que ce qui est un corps se
meuve dans une seule direction, il est nécessaire que le corps se meuve dans la

39 - Sur l’idée d’assujettissement des volontés particulières à la volonté du souverain, voir


Thomas Hobbes, Léviathan : traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république
ecclésiastique et civile, trad. fr. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, chap. 17, p. 177 ; Thomas
Hobbes, Du citoyen, trad. fr. Philippe Crignon, Paris, Flammarion, 2010, chap. 5, 6-9, p. 161-163.
40 - Voir Willmoore Kendall, John Locke and the Doctrine of Majority-Rule, op. cit., p. 103, 113,
pour cette lecture « hobbesienne » de Locke.
41 - Cette interprétation est cependant contredite au § 212, où Locke soutient que « l’essence
même et l’union de la société consistent dans le fait d’avoir une seule volonté ». On notera
néanmoins que ce passage ne dit pas que l’unicité de la volonté implique, comme chez Hobbes,
que les volontés individuelles s’identifient à elles au point que les individus sont censés percevoir
dans la volonté du souverain leur volonté. Voir Hobbes, Léviathan, op. cit., chap. 17, p. 177.
42 - Voir § 168, sur l’importance du « jugement » ; ce point est très bien mis en évidence par
Peter Laslett ; voir son « Introduction », dans John Locke, Two Treaties, op. cit., p. 108-109. Sur
l’obéissance conditionnelle, voir § 134.
92 - Christopher Hamel et Juliette Roussin

direction où l’emporte la plus grande force, qui est le consentement de la majorité ;


dans le cas contraire, il est impossible qu’il agisse ou qu’il continue de former un
corps ou une communauté, ce que le consentement (consent) de chaque individu
qui s’y était joint avait pourtant voulu qu’il soit ; ainsi, chacun est tenu (bound),
par ce consentement, de se laisser diriger par (to be concluded by) la majorité. (§ 96,
trad. modifiée)

Le corps politique ne doit son existence et sa capacité d’agir qu’au consen-


tement de ses membres ; mais la raison pour laquelle Locke infère de cette

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condition la nécessité de la règle de majorité, plutôt que de l’unanimité, n’est
pas claire à ce stade.
Dans ce passage s’enchevêtrent à y bien regarder trois types d’arguments
distincts : Locke appuie sa démonstration sur la comparaison du corps poli-
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tique à un corps physique, sur des considérations d’ordre pragmatique, et sur


un argument contractualiste enfin. Nous allons voir qu’aucun de ces arguments
ne parvient à lui seul à fournir de justification normative satisfaisante du prin-
cipe majoritaire.
C’est en premier lieu le statut de la comparaison du corps politique à un
corps physique qui pose question dans l’argumentation lockéenne : Locke dit
bien ici que, « puisqu’il est nécessaire » qu’un corps physique se meuve dans la
direction vers laquelle l’emporte la force la plus grande, alors il est également
« nécessaire » qu’un corps politique se dirige là où l’entraîne ce qui est en son
sein l’équivalent de cette force – i.e., la plus grande quantité de consentements.
Ces propos ne font-ils que développer une image, dont la fonction exclusivement
heuristique serait, comme le soutient Waldron, de mieux nous faire comprendre
la logique morale du consentement ? La formulation a l’apparence d’un raison-
nement à défaut d’en avoir la solidité, et la lecture non littérale de Waldron est
peut-être à cet égard trop charitable : Locke suggère bien ici que la nécessité qui
pèse sur les corps physiques opère de la même façon sur les corps politiques, qui
sont naturellement entraînés par ce qui en eux représente la force la plus grande.
Or, et ceci a en revanche été parfaitement établi par Waldron, la naturalisation
du corps politique ne parvient de fait ni à garantir la cohésion de celui-ci, ni à
définir le droit de la majorité autrement que comme un droit du plus fort.
La tonalité réaliste du passage est encore accusée par la réapparition du
motif « pragmatico-ontologique » déjà rencontré : le corps se range à la déci-
sion du plus grand nombre car il lui serait autrement « impossible » (d’une
impossibilité non plus physique, mais pratique) d’agir, et donc de continuer à
exister en tant que corps. Pas plus qu’au paragraphe précédent cependant,
Locke ne donne la raison de cette impossibilité : la règle de majorité ne semble
être autre chose qu’une condition d’existence dont le lecteur à ce stade ne
comprend toujours pas en vertu de quoi elle assurerait, mieux que le consen-
tement unanime originaire, la permanence dans l’existence du corps politique.
Le seul véritable argument, qui se mêle inextricablement aux considérations
pragmatique et naturaliste du passage, est de type contractualiste et fait fond
sur le consentement originaire de tous pour expliquer la soumission du petit
nombre à la majorité. C’est sur cette intrication que Waldron fonde l’idée
L’injustifiable majorité ? - 93

d’une « physique du consentement ». Le raisonnement est simple : si « le


consentement de chaque individu avait pourtant voulu » former un corps poli-
tique pérenne, capable d’agir, il a dû aussi vouloir lui fournir les moyens d’agir ;
ou plus exactement, les individus, « par ce consentement », ont contracté une
obligation envers la majorité. On rencontre à nouveau l’idée que le consente-
ment unanime à former une communauté politique implique immédiatement
aussi l’utilisation de la règle majoritaire pour prendre les décisions collectives
– sans que les individus consentent explicitement à adopter cette règle de déci-

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sion en lieu et place de l’unanimité qui les lie à l’instant du contrat. Mais c’est
justement là qu’achoppe la démonstration : dans ce passage censé justifier que
la communauté politique se détermine à la majorité, Locke ne dit jamais pour-
quoi la règle d’unanimité n’est pas un bon moyen d’action pour la commu-
nauté, ni pourquoi il faut lui préférer la règle de majorité (plutôt qu’une règle
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de majorité qualifiée ou que le tirage au sort, par exemple). Certes, en faisant


de la règle de majorité une méthode de décision qui s’imposerait immédiate-
ment et comme naturellement, Locke échappe en fait à l’objection selon laquelle
l’argument contractualiste ne suffirait pas à fonder le principe majoritaire parce
que, suivant cette objection, l’obligation envers la majorité serait pure affaire
de convention (le corps ayant très bien pu choisir une autre méthode pour se
déterminer). Il demeure que ce passage ne produit pas de défense spécifique
de la règle de majorité – défense qu’on attendrait d’autant plus que Locke
affirme qu’elle s’impose à tous sans jamais faire l’objet d’un choix.
Il serait en vérité bien plus conforme aux prémisses individualistes de Locke
que la décision collective revienne à tous les individus de façon unanime. Le
réquisit d’unanimité laisserait à chacun un droit de veto garantissant sa liberté
égale de ne pas être soumis à la volonté d’un autre 43. À l’inverse, le choix de
la règle de majorité équivaut pour les individus à renoncer dès à présent à leur
liberté et à leur égalité naturelles en s’engageant à agir d’après des décisions
prise par d’autres. Pourquoi Locke substitue-t-il alors à l’unanimité originaire
la règle de majorité ? Il faut en fait attendre le § 98 pour que l’« impossibilité »
de l’unanimité soit expliquée, et qu’apparaisse, en creux, la justification la plus
satisfaisante de la règle de majorité que Locke ait à offrir.

Car si le consentement de la majorité n’est pas reçu en raison comme l’acte de


l’ensemble, et s’il n’oblige pas chaque individu, seul le consentement de chaque
individu pourra faire qu’un acte passe pour l’acte de l’ensemble. (§ 98)

Locke ici envisage pour la première fois l’unanimité (« le consentement de


chaque individu ») comme une alternative à la règle de majorité ; mais c’est

43 - Cette interprétation de la règle d’unanimité suppose que le statu quo est neutre et ne
constitue pas une décision contraignante pour l’individu. Une telle supposition peut néanmoins
être contestée : voir par exemple Thomas Christiano, « Deliberative Equality and Democratic
Order », in Ian Shapiro et Russell Hardin (dir.), Political Order, New York University Press, 1998,
p. 251-287, p. 282. Dans ce cas, évidemment, la règle d’unanimité est interprétée comme une
règle de minorité particulièrement inégalitaire en ce qu’elle confère à un seul individu le pouvoir
de soumettre à sa volonté tous les autres membres de la communauté.
94 - Christopher Hamel et Juliette Roussin

pour la rejeter aussitôt, au nom d’une impossibilité non seulement pratique,


mais également morale. Le consentement de tous est « presque impossible à
obtenir jamais », car certains membres seront toujours retenus par des
contraintes matérielles (le travail, une maladie) qui empêcheront le groupe
d’être complet et par conséquent réellement unanime. Surtout, même si les
décideurs se trouvaient tous réunis, il se ferait « inévitablement » jour entre
eux une « diversité des opinions » et des « oppositions d’intérêts » qui condam-
neraient l’assemblée au dissensus et, en raison de l’impératif d’unanimité, la

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société à la dissolution. Contrairement à l’unanimité, la règle de majorité est
donc une méthode de décision capable de concilier l’inéluctabilité du désaccord
avec l’existence pérenne de la société civile.
Établir que la règle de majorité est la seule méthode de décision légitime
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appellerait un argument supplémentaire, fondé sur l’égalité naturelle des per-


sonnes, selon lequel les individus ne consentent à entrer en société qu’à titre
d’égaux, y compris dans la part que chacun prend à la décision commune.
C’est cet argument que Waldron veut lire dans les §§ 95-99 ; mais à bien les
examiner, force est de constater que celui-ci ne s’y trouve qu’à l’état latent 44,
et que la justification lockéenne de la règle de majorité demeure à cet égard
inachevée.
Locke justifie en revanche bel et bien la substitution de la règle de majorité
à l’unanimité, et fournit à cet effet un dernier argument à la fin du § 98, qui
réitère l’idée d’une « naturalité » de la règle de majorité : il est absurde, dit
Locke, de penser que les membres de la société civile se détermineront à l’una-
nimité et non à la majorité, sauf à supposer « que les créatures rationnelles ne
désirent des sociétés et ne les constituent que pour qu’elles soient dissoutes ».
Locke ne pointe pas tant ici un paralogisme qu’une impossibilité de nature ou
encore, un défi à la « loi de la nature et la raison » (§ 96). Les exigences exor-
bitantes de l’unanimité vouent en effet la société à l’inaction, et donc à la
disparition ; or la loi de nature commande aux individus de former une commu-
nauté politique ; indirectement, elle leur commande par conséquent aussi
d’adopter les règles de décision et d’action qui permettront que cette commu-
nauté agisse de concert de façon durable 45. La récurrence de l’idée de naturalité
s’éclaire ainsi : si le principe de majorité a bien le statut d’une règle « par
défaut 46 », s’imposant comme une évidence à laquelle il n’est besoin ni de
consentir ni de donner des raisons 47, on comprend à présent que chez Locke

44 - L’égalité naturelle mentionnée au début du § 95 ne sert pas à démontrer l’équité de la


règle de majorité, mais à rappeler la nécessité du consentement unanime à l’institution de la
société civile ; au § 98, l’égalité est certes présupposée, car ce n’est que couplée à la prémisse
égalitaire que la diversité des opinions et des intérêts s’oppose à ce que la partie la plus sage
de la communauté prenne les décisions au nom de cette dernière ; mais là encore, Locke ne
produit aucun argument explicite en faveur de la règle de majorité à partir de cette prémisse.
45 - C’est l’interprétation que propose Jean-Fabien Spitz dans son édition du Second traité :
voir note 262, p. 211-212.
46 - Jeremy Waldron, God, Locke, and Equality, op. cit., p. 128.
47 - C’est là une lecture que l’on retrouve d’ailleurs chez bon nombre de penseurs jusnatura-
listes. Voir en particulier Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, trad. fr. Paul
L’injustifiable majorité ? - 95

la loi qui la commande n’est pas physique (la règle de majorité ne s’impose
pas parce que la plus grande force doit l’emporter), mais morale 48. La règle
de majorité s’impose comme règle de décision collective en vertu de la loi de
nature et de raison, qui commande aux individus de former une société et de
persévérer dans cette union 49.
L’analyse textuelle directe permet de mesurer que Waldron, désireux d’uti-
liser le texte lockéen à l’appui de sa propre réflexion sur le mode de décision
collective approprié aux circonstances contemporaines de la politique, propose

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des §§ 95-99 une interprétation qui, tout en en faisant ressortir les éléments
implicites les plus intéressants, court souvent le risque de la lecture forcée,
voire de l’anachronisme.
Waldron souligne ainsi à juste titre la « naturalité » de la règle de majorité 50,
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qui n’est pas l’objet d’une convention mais s’impose comme la moins artificielle
des règles permettant de faire agir le corps politique. Toutefois, en décompo-
sant l’établissement de la société politique en deux étapes – d’abord le moment
de l’association, opérant à l’unanimité, puis le moment de la soumission, opé-
rant à la majorité – il a précisément mésinterprété le sens fort auquel la règle
de majorité est pour Locke naturelle : elle est commandée par la loi de nature
parce qu’elle conditionne l’existence même du corps politique.
Waldron a par ailleurs raison de mettre au jour le rôle décisif, quoique
souterrain, que revêt le concept d’égalité naturelle des individus dans l’argu-
ment du § 98 51. Mais en prétendant que cette égalité suppose le respect des
opinions et se traduit par une forme d’équité procédurale, il se méprend sur
la fonction de critère substantiel que joue la préservation de la vie, de la liberté
et des biens dans l’établissement de la société politique.
Enfin, si « la diversité des opinions » est incontestablement la raison prin-
cipale pour laquelle les individus qui s’associent ont recours à la règle de
majorité pour se déterminer, Waldron a tort d’interpréter cette diversité à
l’aune du désaccord profond et permanent sur les questions politiques et

Pradier-Fodéré, Paris, PUF, 1999, vol. 1, livre II, 5, § 17, p. 239 ; Samuel von Pufendorf, Le droit
de la nature et des gens, ou Système général des principes les plus importans de la morale, de
la jurisprudence et de la politique, traduit du latin de M. le baron de Pufendorf par Jean Barbeyrac,
avec des notes du traducteur... et une préface, trad. fr. Jean Barbeyrac, Amsterdam, G. Kuyper,
1706, livre VII, chap. 2, §§ 15-16, p. 215-217. L’idée que la règle de majorité constitue une règle
par défaut fait l’objet d’une discussion parmi les philosophes moraux et politiques contempo-
rains ; voir notamment Brian M. Barry, Political Argument, Facsim. ed., Berkeley/Los Angeles,
University of California Press, 1990, p. 312-316 ; John M. Taurek, « Should the Numbers
Count ? », Philosophy & Public Affairs, vol. 6, no 4, 1977, p. 293-316, p. 314.
48 - Martin Seliger qualifie pour cette raison le principe de majorité de « règle de droit » et non
de fait. Martin Seliger, The Liberal Politics of John Locke, New York, Praeger, 1968, p. 305. Voir
aussi Alex Tuckness, Locke and the Legislative Point of View : Toleration, Contested Principles,
and the Law, Princeton, Princeton University Press, 2009, n. 11, p. 124 ; Willmoore Kendall, John
Locke and the Doctrine of Majority-Rule, op. cit., p. 116.
49 - Voir §§ 16, 134-135, 149.
50 - Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 139.
51 - Jeremy Waldron, God, Locke, and Equality, op. cit., p. 130.
96 - Christopher Hamel et Juliette Roussin

éthiques qui caractérise les circonstances de la politique moderne. Dans l’uni-


vers intellectuel de Locke, marqué par la prégnance d’une loi de nature objec-
tive, « claire et intelligible pour toutes les créatures rationnelles » (§ 124), la
notion de « désaccord raisonnable » n’a pas vraiment de sens. On trouve dans
le Second traité deux sources de ce désaccord moral sur lequel le § 98 fait
fond, dont aucune ne le désigne comme un désaccord insurmontable ou de
principe. D’une part, les hommes, à qui leur raison donne en droit accès aux
préceptes de la loi naturelle, ont dans les faits une connaissance inégale de
celle-ci, selon le degré de leur application et la variété de leurs talents 52.

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D’autre part, les individus font généralement preuve de « partialité » envers
leurs intérêts et ceux de leurs proches lorsqu’ils ont à décider en leur propre
cause 53. Certes, Waldron appuie sa justification de la règle de majorité sur
l’irréductible fossé qui sépare l’objectivité de la loi de nature et la faillibilité
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de la certitude humaine, mais c’est là tirer l’épistémologie morale de Locke


vers un scepticisme qui lui sied peu. La société civile ne doit pas seulement
son existence au fait que ses membres admettent la quasi-impossibilité de
leur unanimité mais, à un niveau plus fondamental, à la claire perception par
tous des finalités de leur union, et du respect ou non de celles-ci par le
gouvernement désigné par la majorité 54.
En postulant la permanence d’un désaccord de principe entre les membres
de la société civile, Waldron prétend concilier l’existence objective de la loi de
nature et la nécessité de recourir à la règle de majorité. Mais en pratique, l’idée
de désaccord raisonnable implique que la décision majoritaire s’impose systé-
matiquement comme l’interprétation légitime de la loi de nature et des fins de
la société politique, puisque, quand bien même la loi de nature « existe » en
tant que norme indépendante, personne n’a plus de titre ou de légitimité qu’un
autre à se prononcer sur ce qu’elle prescrit. Par là, non seulement Waldron ne
parvient pas à maintenir jusqu’au bout ses deux engagements (car reconnaître
l’existence de la loi de nature et ajouter immédiatement qu’on ne peut pas
contester en son nom la décision de majorité, c’est faire comme si elle n’existait
pas) mais, et cela nous intéresse plus directement, il finit par proposer une
vision procédurale de la légitimité politique rigoureusement incompatible avec
l’idée que la société politique n’est légitime qu’autant qu’elle œuvre à la réali-
sation de ses fins 55. Or, toute la théorie de la résistance de Locke repose pré-
cisément sur la possibilité toujours ouverte pour les individus de mettre en
cause les décisions du gouvernement, fût-il majoritaire, lorsque celles-ci consti-
tuent « manifestement » (§ 149) une violation des droits et des fins en vue
desquelles la société a été instituée.

52 - Voir § 124 ; voir aussi John Locke, Essais sur la loi de nature, op. cit., p. 35.
53 - Voir §§ 13, 124-125.
54 - Voir §§ 149, 176.
55 - Jean-Fabien Spitz, John Locke et les fondements de la liberté moderne, Paris, PUF, 2001,
p. 220.
L’injustifiable majorité ? - 97

IV.

Le droit de résistance est chez Locke suspendu à l’existence d’une loi de


nature connaissable. C’est la référence à cette loi qui permet aux individus
d’affirmer et de se prouver les uns aux autres que le gouvernement outrepasse
les limites de son pouvoir. La possibilité de la résistance tient ainsi à la fois
au fait que les individus, en entrant en société, conservent la capacité de juger
de l’action que le gouvernement entreprend en leur nom 56, et de ce qu’ils

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peuvent pour cela se renvoyer mutuellement à l’évidence d’une norme
commune que tous reconnaissent pour telle. Cette bipolarité entre jugement
individuel et norme commune invite à se demander pourquoi la « majorité »
intervient à plusieurs reprises dans la théorie lockéenne de la résistance, non
plus comme le lieu possible de l’incarnation du pouvoir constitué, mais éga-
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lement, à un autre niveau, comme l’un des protagonistes de la résistance au


pouvoir. Dans plusieurs paragraphes des chapitres consacrés à la résistance en
effet, c’est la « majorité » du peuple (the majority, the greater part) qui, victime
des agissements iniques du gouvernement, envisage d’« y porter remède 57 ».
Que Locke mobilise ainsi la figure de la majorité dans les deux moments
fondamentaux de sa théorie politique, le moment de la fondation de la société
civile et celui de sa dissolution, est suffisamment remarquable pour que l’on
s’interroge : s’agit-il dans les deux cas de la même majorité ? La majorité du
peuple et le principe de majorité sont deux catégories distinctes 58, et il est
bien entendu que dans une situation de révolution, la majorité qui résiste ne
se détermine pas à le faire par un vote. On peut néanmoins se demander si
la résistance de la majorité n’est pas d’une certaine façon la transposition de
la règle majoritaire sur le plan de la révolution, ne serait-ce que parce que
l’action révolutionnaire effective est ainsi suspendue à la résolution du plus
grand nombre. Locke rencontre-t-il alors dans sa conception de la résistance
la même difficulté que lors de la construction de la société politique ? Ou
parvient-il à justifier de façon plus satisfaisante le fait que l’avis de la majorité
engage l’ensemble à agir ?
Il nous faut avant toute chose comprendre pourquoi Locke mobilise la
notion de majorité dans sa théorie de la résistance. Une première hypothèse
serait que Locke parle ici de la même majorité qui, dans les §§ 95-99, faisait
agir le corps au moment de l’établissement de la société politique. C’est notam-
ment l’interprétation de Waldron :

56 - Voir § 241 : « chaque homme doit juger par lui-même si quelqu’un s’est mis en état de
guerre avec lui ».
57 - § 168 ; voir également § 209, où la résistance découle du fait que « les actes illégaux ont
frappé la majorité du peuple (the majority of the people) » ; § 230, où c’est la sensibilité de la
« majorité » (the greater part) aux injustices du gouvernement qui pousse le peuple à se révolter.
58 - Le principe de majorité est une règle de décision collective pouvant s’appliquer à l’échelle
d’un groupe très restreint comme du peuple dans son entier ; il n’indique rien en lui-même sur
l’extension du groupe.
98 - Christopher Hamel et Juliette Roussin

Dans l’analyse de Locke, le remède à l’abus majoritaire semble être : davantage de


majoritarisme. La majorité législative perd son pouvoir, et il revient désormais au
peuple (agissant par la règle de majorité) de mettre bon ordre à l’affaire. On pourrait
même dire que ce motif majoritarien traverse toute la théorie de la résistance et de
la révolution de Locke 59.

On comprend que Waldron voie dans le texte lockéen une ressource intel-
lectuelle puissante contre l’idée qu’une cour constitutionnelle « contre-majo-
ritaire » devrait veiller à la protection des droits individuels. A-t-il raison

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cependant de convoquer le principe de majorité opérant au commencement
des sociétés politiques pour comprendre le « motif majoritarien » qui traverse
la théorie de la résistance ?
Plusieurs passages permettent d’étayer cette hypothèse. Si c’est la même
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majorité qui vote pour désigner son gouvernement et qui entre en résistance
pour le faire tomber, alors cela signifie que la résistance oppose le corps du
peuple, agissant à la majorité, aux gouvernants tyranniques qui ont trahi la
mission dont ils avaient été chargés. Or, c’est précisément ce qu’affirme Locke
dans les paragraphes qui précisent que la dissolution du gouvernement
n’entraîne pas la dissolution de la société, ni donc le retour des individus à
l’état de nature 60 : « c’est au corps du peuple qu’il convient d’être arbitre »
(§ 242), et non aux « individus » (§ 243), qui lui ont remis leur pouvoir en
entrant dans la société.
Identifier la majorité qui résiste à celle qui, en vertu de l’union de tous en
un seul corps, dispose du droit de contraindre la minorité, pose toutefois pro-
blème. Comme l’indique le § 106 61, cette hypothèse implique de distinguer les
deux actes de l’association et de l’établissement d’un gouvernement que Locke
a pourtant explicitement refusé de considérer séparément dans les §§ 95-99,
où le corps politique n’existe que s’il agit à la majorité. Si c’est bien au moment
même où ils s’associent que les individus accordent à la majorité le droit de
gouverner, alors la dissolution du gouvernement marque simultanément la
disparition du pouvoir de contrainte dont le corps disposait sur ses membres.
Une solution, pour résoudre cette difficulté, serait de convoquer le texte de
Locke sur la « démocratie parfaite » (§ 132) : il y a bien gouvernement dès qu’il
y a société, mais ce gouvernement peut être ou bien celui de la majorité du
peuple (la forme de gouvernement est alors la démocratie parfaite), ou bien
celui de la majorité d’une assemblée de représentants 62. Si les §§ 95-99 décrivent
bien une forme rudimentaire de démocratie parfaite, ce n’est cependant pas

59 - Jeremy Waldron, God, Locke, and Equality, op. cit., p. 131 (nous soulignons).
60 - Voir § 211, « si l’on veut parler avec quelque clarté de la dissolution du gouvernement, il
faut commencer par distinguer entre la dissolution de la société et la dissolution du gouverne-
ment » ; voir encore § 220.
61 - « Le commencement de la société politique dépend du consentement des individus à s’unir
et à former une société, individus qui, une fois ainsi incorporés, peuvent établir la forme de
gouvernement qui leur paraît convenable » (§ 106, trad. modifiée ; nous soulignons).
62 - Voir § 96.
L’injustifiable majorité ? - 99

cette forme de gouvernement que Locke vise généralement lorsqu’il parle du


gouvernement civil. L’exercice tyrannique du gouvernement représentatif
entraîne bien la dissolution de ce dernier, mais il semble que le pouvoir revienne
alors à la majorité démocratique du corps collectif, fondée à résister au nom
du peuple dans son ensemble.
Pour élégante qu’elle soit, cette solution n’en est pas une. Si elle entre en
tension avec la distinction posée par Locke entre société et gouvernement, elle
est également incompatible avec les textes, nombreux, où Locke affirme au

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contraire que la dissolution du gouvernement implique nécessairement, pour les
individus, de « se trouver à nouveau dans la liberté de l’état de nature 63 ». Or
l’enjeu d’une telle affirmation est bien de remettre entre les mains des individus
eux-mêmes le pouvoir de « juger » les gouvernants tyranniques et de s’en défendre
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par la force 64. L’abus de pouvoir par les gouvernants délie par définition les
individus de l’obligation d’obéissance. Prétendre qu’une société agissant à la
majorité survit à la dissolution du gouvernement et possède seule le droit de
juger des injustices revient en fait à affirmer que ses membres ont individuelle-
ment renoncé à exercer leur jugement, et se trouvent en conséquence incondi-
tionnellement soumis au pouvoir souverain de la majorité. Or d’une part,
l’analyse des §§ 95-99 a clairement établi que la majorité ne dispose pas d’un tel
pouvoir souverain sur les individus, et d’autre part tout gouvernement est consti-
tutivement limité par la mission qui lui a été confiée de préserver la vie, la liberté
et les biens des associés, qui conservent toujours en dernière instance la faculté
de juger si cette mission est accomplie conformément à la loi de nature 65.
Il ne saurait être question ici de rendre compte des tensions engendrées,
dans le texte de Locke, par les différents sens que recouvrent les notions de
société, de communauté et de peuple dans le contexte de la résistance. En
revanche, on peut affirmer sans prendre de risque que la majorité invoquée
dans ces paragraphes n’est pas la même majorité que celle qui disposait dans
les §§ 95-99 du droit de contraindre la minorité. Il s’agit en effet ici d’une
majorité d’individus, d’une masse ou d’un peuple conçu de façon distributive
et non pas incorporée 66, Locke se démarquant délibérément par ailleurs de la

63 - § 121 ; voir également §§ 205, 212, 219.


64 - § 211 ; à propos de l’appel au ciel dans les passages relatifs à l’état de nature, voir § 21 :
« c’est moi seul qui puis juger de cela en ma propre conscience » ; voir encore le § 168, cité
ci-dessus, n. 66. L’idée selon laquelle les gouvernants, en usurpant leur pouvoir, se placent dans
un « état de guerre » avec les membres du peuple est donc capitale : c’est elle qui permet de
rendre compte de la résistance individuelle que Locke entend justifier puisqu’elle permet de
montrer non seulement que le devoir d’obéissance disparaît, mais en outre que cet état de
guerre autorise chacun à user du droit de recourir au « commun remède dont Dieu a pourvu
tous les hommes contre la force et la violence » (§ 222). Sur l’invocation de l’état de guerre, voir
notamment §§ 205, 207, 222, 226-227, 232.
65 - Voir en ce sens Jean-Fabien Spitz, John Locke et les fondements de la liberté moderne,
op. cit., chap. 5 « L’emprise de la loi naturelle », p. 215-257.
66 - Voir § 168, « lorsque le corps du peuple ou un particulier (any single man) est privé de son
droit (...) il a la liberté d’en appeler au ciel » (nous soulignons). Sur la légitimité de la résistance
individuelle, voir également §§ 202-204 ; § 205, l. 8-9, § 207 ; § 208, l. 6-7 ; § 209, l. 3-8 ; § 230,
l. 17.
100 - Christopher Hamel et Juliette Roussin

conception « éphorale » de la résistance empruntée à la tradition calviniste par


certains monarchomaques pour contenir les conséquences anarchiques d’un
droit de résistance individuel 67.
Si ce n’est pas la majorité en tant qu’elle représente le corps du peuple,
mais des individus délivrés de tout rapport de sujétion politique qui résistent,
pourquoi Locke précise-t-il de façon répétée que la résistance suppose la mobi-
lisation d’une majorité ? Suivant une lecture qui entre étrangement en écho
avec une interprétation possible des §§ 95-99, on peut faire l’hypothèse que la

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convocation de la majorité dans les passages consacrés à la résistance ne fait
qu’exprimer la réalité de la révolution, qui n’aurait aucune chance d’aboutir si
elle n’avait pas le plus grand nombre de son côté. L’argumentation de Locke
dans les §§ 208-209 est tout à fait claire à cet égard :
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(...) si l’injustice ne touche que quelques individus isolés, ceux-ci ont certes le droit
de se défendre (...) ; et cependant ce droit ne les engagera pas aisément dans une
contestation où ils sont assurés de périr ; en effet, un individu ou un petit nombre
d’hommes opprimés sont aussi incapables de troubler le gouvernement (...) qu’un
fou furieux ou un mécontent entêté le sont de renverser une république bien consti-
tuée (...) (§ 208)
Mais si ces actes illégaux se sont étendus jusqu’à frapper la majorité du peuple (...)
je ne vois pas comment on pourrait empêcher [les individus qui composent cette
majorité] de résister à la force illégale qu’on emploie contre eux. (§ 209, trad.
modifiée)

Le raisonnement de Locke est complexe et susceptible, on va le voir, de


plusieurs interprétations. Une chose est claire néanmoins : il est absolument
nécessaire que la plus grande partie du peuple concoure à la résistance pour
que celle-ci ait quelque chance de réussir. C’est donc bien l’argument « prag-
matique », adapté au contexte de la résistance, qui réapparaît ici : de même
que l’on peut « justifier » l’emploi de la règle de majorité en invoquant la force
du nombre, de même la condition du succès de la résistance, ou même sim-
plement de son effectivité, est qu’un nombre suffisamment conséquent de per-
sonnes y prenne part 68. C’est ici la vérité historique des révolutions qui se dit :
la résistance, pour triompher, doit être le fait du plus grand nombre, du peuple
dans son entier 69, tandis que les « individus isolés » qui s’essaient à prendre les
armes contre le gouvernement en place sont invariablement taxés de rébellion.
Tout en posant le caractère incontestable du droit de résister dès lors que des
injustices sont commises, Locke cherche à penser ici le calcul coût-bénéfice
auquel les individus qui s’estiment victimes de ces injustices ont intérêt à se
livrer avant de prendre les armes.

67 - Voir Quentin Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne, trad. fr. Jérôme
Grossman et Jean-Yves Pouilloux, Paris, Albin Michel, 2001, p. 668-674, 766, 776-777.
68 - Voir également § 230.
69 - Pour la même idée, voir aussi §§ 230, 168.
L’injustifiable majorité ? - 101

Il serait erroné à cet égard d’accorder une portée normative à la lecture fine
que propose Locke du déroulement réel des mouvements de contestation col-
lective, où la majorité en vient peu à peu à s’intéresser au sort d’une minorité
opprimée. En particulier, Locke ne dit certainement pas ici que la résistance
n’est légitime que quand elle est le fait du plus grand nombre 70. La participation
de celui-ci est la condition d’effectivité de la résistance, non de sa légitimité : ce
n’est pas le « droit » des individus isolés de résister à l’oppression dont ils sont
victimes que le § 208 met en doute, mais leur capacité à troubler par là le

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gouvernement ; inversement dans le § 209, la résistance d’une majorité n’est
pas dite légitime parce que majoritaire, mais simplement plus difficile à « empê-
cher » que celle de quelques-uns.
Ne pourrait-on cependant aller plus loin et penser que, sans être un facteur
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de légitimation de la résistance, la majorité constitue néanmoins un signe de


sa légitimité ? L’incertitude qui règne dans les circonstances confuses des révo-
lutions contraindrait à « chercher dans la force des armes et du nombre un
signe de la volonté céleste 71 ». S’il est admis que l’individu seul est toujours
fondé à résister dès lors que ses droits sont violés et qu’il a épuisé les recours
juridiques disponibles, peut-on néanmoins faire l’hypothèse que le jugement
que la majorité porte sur les mauvais agissements des gouvernants jouit d’une
« présomption de validité 72 » ?
Pour comprendre cette hypothèse, il convient de rappeler que la certitude
subjective, la conviction intime de la conscience, est une condition de légitimité
de la résistance : « celui qui en appelle au ciel doit être certain (must be sure)
d’avoir le droit pour lui » (§ 176). Or, une telle précision n’a de sens qu’à
admettre que cette condition n’est pas systématiquement remplie. Trois fac-
teurs y font obstacle. Tout d’abord, on ne saurait exclure qu’un « cerveau
échauffé » s’estime à tort lésé et tente de « renverser une république bien consti-
tuée » (§§ 208, 230). Ensuite, il est vraisemblable que l’individu évalue de façon
sincère mais partiale le tort dont il prétend être la victime. Enfin, son évaluation
fût-elle impartiale, elle pourrait encore être erronée, personne n’étant infaillible.
Dans ces conditions d’incertitude irréductible, le ralliement de la majorité
du peuple à la résistance pourrait-il fournir une garantie supérieure, sinon
absolue, du bien-fondé d’un recours aux armes ? Cette hypothèse semble
prometteuse, car Locke laisse entendre à plusieurs reprises que c’est lorsque
l’abus de pouvoir des gouvernants est avéré que le peuple dans son ensemble,
ou sa plus grande partie (greater part), prend part à la résistance. En effet le
naturel paisible du peuple (§ 205), son caractère conservateur (§ 223) et
spontanément indifférent au sort d’autrui (§ 208), voire peu sensible à

70 - Martin Seliger, The Liberal Politics of John Locke, op. cit., p. 306. Locke n’a guère de doute
sur le fait que, au moins à l’état de nature, « le plus grand nombre n’observe pas strictement
l’équité ni la justice » (§ 123, trad. modifiée).
71 - Jean Terrel, Les théories du pacte social, op. cit., p. 287.
72 - Jean-Fabien Spitz, John Locke et les fondements de la liberté moderne, op. cit., p. 225.
J.-F. Spitz emploie cette expression à propos de la majorité gouvernante, non de la majorité
résistante.
102 - Christopher Hamel et Juliette Roussin

l’équité et à la justice (§ 123), y compris quand c’est lui-même qui subit


l’injustice (§§ 225, 230), le dissuadent de se lancer inconsidérément dans la
résistance. La portée de cet argument est assurément limitée : négativement,
il ne permet pas d’interpréter l’inaction de la majorité comme le signe de
l’illégitimité de la résistance de quelques « individus isolés » (§ 208) ; il sug-
gère même, en fait, que le naturel du peuple le porte quelquefois à une
inertie coupable 73. L’argument permet bien en revanche d’interpréter posi-
tivement l’entrée effective du nombre en résistance comme un signe fiable

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de la réalité et de la gravité des torts commis – et donc, du bien-fondé de la
résistance.
Locke ajoute qu’un peuple ne prendra les armes en masse qu’à certaines
conditions, possiblement cumulatives 74. Il faut en premier lieu que les torts ne
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touchent plus quelques citoyens isolés mais frappent « la majorité du peuple »


ou la population entière (§§ 168, 209, 230) et que « la misère » (§ 224) et « le
malheur » soient « généralisé[s] » (§ 230). Mais parce que le peuple est natu-
rellement peu enclin à la révolte, il faut encore que la fréquence et l’intensité
des « abus » soient telles que la majorité du peuple s’en trouve « lassée » et
veuille y remédier (§§ 168, 225). La conjonction de ces trois premières condi-
tions de généralisation, de répétition et d’intensité des « vexations » subies par
la majorité du peuple, en crée une quatrième, qui est la plus importante. Ces
trois conditions rendent en effet les desseins des gouvernants « évidents » et
les abus « manifestes » (§ 230) :

lorsqu’une longue suite d’abus (...) allant toujours dans le même sens rend l’inten-
tion de ses chefs évidente (visible) pour le peuple, et qu’il ne peut s’empêcher ni de
sentir (cannot but feel) le poids dont il a la charge, ni de voir où on veut le mener,
il n’est guère étonnant qu’il se soulève 75. (§ 225)

Or, ce caractère d’évidence des torts subis, on le voit, n’a pas pour seule
fonction de montrer que l’oppression est une réalité tangible que le peuple est
susceptible de connaître parce qu’il en fait une expérience sensible incontes-
table 76. Locke cherche, plus précisément, à établir que les forfaits des gouver-
nants sont tellement évidents que ceux qui les endurent ne sont pas en mesure

73 - Ce point fait problème cependant et mériterait d’être approfondi ; voir §§ 205, 208-9 et 228.
74 - Pour des formulations particulièrement nettes insistant sur la gradation des maux endurés
par le peuple, voir § 168, l. 32-34 ; § 208, l. 5-6 ; § 209, l. 1-8 ; § 210, l. 1-15 ; § 222, l. 27-62 ;
§ 224, l. 3-10 ; § 225, l. 2-11.
75 - Voir aussi § 224 sur l’image du lourd fardeau ; § 149 sur l’idée que la mission de confiance
est « manifestement » négligée, et § 210 sur le fait que « tout le monde (all the world) observe »
les méfaits des gouvernants. Les paragraphes analysant les différents sens auxquels le législatif
est véritablement altéré sont saturés d’expressions trahissant le souci de Locke de souligner
ce que cette altération a d’indubitable : plain (§ 214) ; evident (§ 218) ; certainly (§§ 217, 219),
truly (§ 215, 218) ; in effect (§ 215), effectively, visibly, demonstratively (§ 219).
76 - Cet argument vient répondre spécifiquement à l’objection de l’inconstance et de l’ignorance
du peuple (§ 223).
L’injustifiable majorité ? - 103

de les ignorer ou de ne pas les ressentir 77, malgré tous les efforts des flatteurs
pour « égarer l’entendement du peuple » et lui faire nier l’évidence (§ 94). Nous
sommes bien loin ici de la représentation donnée par Waldron d’un examen
discursif et laborieux du contenu et des implications de la loi de nature qui
contraindrait les individus à s’en remettre à une instance décidant à la majo-
rité 78. Pour autant, en affirmant qu’il est impossible que le peuple ne perçoive
pas que sa vie, sa liberté et ses biens sont en danger, Locke fait bien de la
résistance de plus grande part du peuple une garantie fiable du bien-fondé du

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recours aux armes.
Pour achever de convaincre son lecteur que l’expérience de l’oppression,
lorsqu’elle est généralisée, constitue un gage de légitimité, Locke décrit le peuple
qui entre en résistance comme étant guidé par « l’intelligence propre aux créa-
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tures raisonnables » (§ 230) qui évaluent si les fins de l’association sont ou non
respectées, et s’opposent en conscience au gouvernement tyrannique en fonc-
tion de la compréhension qu’elles se font des exigences de la loi de nature.
Parce que celle-ci est « évidente et intelligible à toutes les créatures raisonna-
bles » (§§ 124, 12), on peut avoir l’assurance que la résistance est légitime dès
lors que le peuple, « dans son ensemble » et de façon convergente 79, « est en
conscience persuadé (in their conscience persuaded) » (§ 209) et « acquiert la
conviction (if they universally have a persuasion) fondée sur des preuves mani-
festes qu’on trame des entreprises contre ses libertés (their liberties) » (§ 230) 80.
Si l’entrée en résistance d’une majorité non dénombrable 81 peut donc
constituer ce test de légitimité, ce n’est pas parce que le plus grand nombre
serait plus habilité que l’individu à résister, mais bien parce qu’un tel phéno-
mène témoigne de la tendance, inévitable selon Locke, qu’ont les consciences
individuelles à converger dans l’appréciation des torts qu’elles subissent ou
perçoivent et dans la conviction qu’il est nécessaire d’œuvrer à rétablir un
gouvernement légitime. En ce sens, il est frappant que les passages où intervient
cette majorité non numérique ne présupposent aucune distinction avec la
minorité, mais insistent au contraire sur le fait que lorsque la majorité ressent
l’oppression (§ 209) ou envisage d’y porter remède (§ 168), ce n’est pas elle

77 - Voir § 209 : « il est (...) impossible, lorsqu’un gouvernant veut réellement le bien de son
peuple et, tout ensemble, la sauvegarde de ses sujets et de leurs lois, que ceux-ci ne le voient
ni ne le sentent » (nous soulignons) ; voir aussi § 222 l. 57-58, 60 ; § 230, l. 18.
78 - Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 79, 82 ; Jeremy Waldron, God, Locke,
and Equality, op. cit., p. 132-133.
79 - Voir Jean-Fabien Spitz, John Locke et les fondements de la liberté moderne, op. cit., p. 171,
197, 210-211, 255, notamment, pour l’analyse de la convergence non institutionnelle des raisons,
qui permet d’interpréter le pluriel de people, dans le contexte de la résistance, « distributivement
comme somme de raisons individuelles convergeant dans leurs jugements » (p. 210).
80 - La mention de la raison et de la conscience doit être rapportée à la thèse centrale selon
laquelle les individus n’ont pas renoncé à leur capacité de jugement en se soumettant à un
pouvoir ; voir § 8, où « la raison et la conscience » dictent à l’individu la mesure des peines qu’il
doit administrer à ceux qui transgressent la loi de nature ; voir aussi § 21, l. 22-23.
81 - Voir Jean-Fabien Spitz, John Locke et les fondements de la liberté moderne, op. cit., p. 183,
pour l’idée que le plus grand nombre, en résistance, n’implique pas « la notion d’une majorité
numérique ».
104 - Christopher Hamel et Juliette Roussin

mais « tous » les hommes qui résistent (§ 209), car « chacun » ne « pourra
s’empêcher d’être intérieurement convaincu de la nécessité de se défendre par
les armes 82 ». Locke suppose donc ici que l’illégitimité de l’exercice tyrannique
du pouvoir frappe la conscience de chaque individu.
Contrairement à ce que suppose Waldron donc, quand Locke invoque la
majorité dans le contexte de la résistance, il ne reconduit pas le raisonnement
de l’institution de la société selon lequel la majorité jouit du droit de
contraindre la minorité. Il cherche au contraire à montrer que « la plus grande

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partie du peuple », et même le peuple en tant qu’ensemble de consciences non
assujetties à un pouvoir contraignant, s’accorde fondamentalement dans sa
perception des plus grands maux politiques – soit l’usage tyrannique du pou-
voir et la violation par celui-ci des fins en vue desquelles la société avait été
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instituée.

V.

Selon la signification que l’on attache au désaccord politique dans l’univers


lockéen, il apparaîtra plus ou moins légitime que la communauté s’en remette
à la majorité pour se déterminer. Si, comme le suggère Waldron, le désaccord
est un désaccord raisonnable des opinions, dans un contexte où existe une loi
de nature immuable et éternelle mais où la faillibilité et les « difficultés du juge-
ment 83 » humaines condamnent les individus à l’incertitude à son sujet, alors 1)
le principe de majorité se justifie par la reconnaissance de l’égalité de chacun
dans sa prétention à interpréter la loi naturelle, et 2) la majorité jouit d’une
« présomption de validité 84 » qui explique aussi bien que la communauté se
range à son avis lorsqu’elle se détermine à agir, et que la résistance du plus grand
nombre ait peu de chances d’être le résultat d’une erreur de jugement ou d’un
emportement passager des passions. En revanche, si le désaccord est exclusive-
ment dû à l’ignorance et à l’intérêt, et n’est donc théoriquement pas indépassable,
alors force est d’admettre que la règle majoritaire n’est qu’un substitut pratique
à une unanimité possible en droit, sans que l’on comprenne pourquoi la majorité
pourrait être autorisée à prendre des décisions contraignant l’ensemble. Quant
à la résistance, le nombre n’ajoute rien à l’affaire : l’individu qui juge en
conscience que le gouvernement trahit sa mission n’a pas besoin de la confir-
mation d’une quelconque majorité pour que sa résistance soit légitime ; et la
convergence des jugements individuels en la matière n’est pas tant le signe du
bien-fondé de la résistance qu’une condition de son effectivité.
Il nous semble que, entre ces deux extrêmes, la théorie lockéenne de la
majorité oscille en fait perpétuellement. Si la majorité du corps politique

82 - § 210, nous soulignons : « how can a man any more hinder himself from being persuaded
on his own mind ». On notera également qu’aux §§ 209 et 230, la majorité est l’objet (passif) des
torts commis, le peuple comme ensemble distributif le sujet (actif) de la résistance.
83 - John Rawls, Libéralisme politique, trad. fr. Catherine Audard, Paris, PUF, 2006, p. 83.
84 - Jean-Fabien Spitz, John Locke et les fondements de la liberté moderne, op. cit., p. 225.
L’injustifiable majorité ? - 105

constitué ne peut prétendre être l’interprète exclusif et autorisé de la loi natu-


relle, la contestation du pouvoir politique des gouvernants par « la plus grande
part » du peuple compris sous sa forme distributive constitue bel et bien,
comme nous avons tâché de le montrer, un indice fiable du fait que ceux-ci
en ont abusé. C’est pourquoi aussi Locke offre une justification si incomplète
de la règle de majorité, partagé qu’il est entre la conviction qu’existe une loi
naturelle qui doit dicter ses fins et ses actions à l’association politique, et que
cette même association ne peut pour ce faire se déterminer autrement qu’à la

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majorité. Le fait que l’adoption de la règle de majorité soit naturelle, car dictée
par la loi naturelle elle-même, ne résout assurément que partiellement cette
tension.
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AUTEURS
Agrégé et docteur en philosophie, Christopher Hamel est chercheur postdoctorant FRS-
FNRS au Centre de Théorie Politique, à l’Université libre de Bruxelles. Spécialiste d’histoire
de la pensée politique (16e-18e siècle), il a publié L’esprit républicain : droits naturels et
vertu civique chez Algernon Sidney, traduit Common Sense de Thomas Paine et la confé-
rence inaugurale de Quentin Skinner à Queen Mary (La vérité et l’historien).Ses recherches
portent notamment sur la pensée républicaine, dans ses dimensions historique et
contemporaine.
Agrégée de philosophie, Juliette Roussin prépare une thèse de philosophie politique à
PHICO-Nosophi (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) sur les théories contemporaines
de la légitimité démocratique. Elle a récemment publié « Démocratie contestataire ou
contestation de la démocratie ? L’impératif épistémique et ses ambiguïtés » dans la
revue Philosophiques.

RÉSUMÉ
L’injustifiable majorité ? Loi naturelle et logiques majoritaires dans la pensée poli-
tique de John Locke
Le présent article se propose d’analyser la justification de la règle de majorité dans les
quelques paragraphes qu’y consacre John Locke dans le Second traité du gouvernement
civil. Partant de l’interprétation ingénieuse qu’en a récemment donnée Jeremy Waldron,
nous montrons que le pouvoir de la majorité ne doit sa légitimité que dans les conditions
morales définies par la loi de nature dans l’univers lockéen, et suggérons que le concept
contemporain de « circonstances de la politique » sur lequel Waldron entend fonder sa
reconstruction ne parvient pas à saisir la spécificité, et indissociablement la limite, de la
justification de la règle de majorité dans ces paragraphes du Second traité. L’étude
détaillée du texte nous permet en effet d’établir que les différents arguments qu’y déve-
loppe Locke ne fournissent pas de justification véritablement satisfaisante de la règle de
majorité. Nous examinons enfin le sens de la mention de la majorité du peuple dans le
contexte de la résistance, pour montrer que la logique majoritaire qui s’affirme au moment
de la dissolution du gouvernement et de l’entrée des individus en résistance ne saurait
être identifiée à celle qui opère lors de la création de la société politique.
106 - Christopher Hamel et Juliette Roussin

ABSTRACT
The Unjustifiable Majority? Natural law and majority rule in John Locke’s political
thought
This article considers the justification of majority rule found in John Locke’s Second Trea-
tise on Civil Government. We first consider Jeremy Waldron’s recent interpretation, sho-
wing that, in Locke’s thought, the power of the majority owes its legitimacy only to moral
conditions defined by natural law. We then suggest that the contemporary notion of “cir-
cumstances of politics”, upon which Waldron grounds his reconstruction, fails to grasp
the specificity and, inextricably, the limits of the defense of majority rule in these sections

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of the Second treatise. Detailed analysis of the text shows that the different arguments
Locke develops do not provide a genuinely satisfactory justification of majority rule. Finally,
we consider the reasons Locke makes mention of the majority of the people in the context
of resistance, and show that the majoritarian scheme which takes place when the gover-
nement is dissolved and individuals go into resistance should not be identified with the
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scheme that operates when a political society is created.

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