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Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | « Raisons politiques »
ISBN 9782724633580
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2014-1-page-81.htm
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Christopher Hamel et Juliette Roussin
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I.
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jouissant d’après Waldron d’un droit de regard immérité sur les lois votées au
Parlement dans la démocratie américaine. D’autre part, Waldron veut trouver
dans les §§ 95-99, au-delà de l’image du corps physique dont les commenta-
teurs se contentent trop souvent, les rudiments d’un argument normatif en
faveur de la règle de majorité, qui ferait fond sur le désaccord politique profond
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entre les membres de la société pour établir la nécessité d’une règle équitable
de décision commune.
Les enjeux et les difficultés de l’usage contemporain des auteurs du passé
apparaissent ici. Waldron est bien conscient du danger qu’il y aurait à lire ces
paragraphes du Second traité à la lumière de sa thèse personnelle sur la dignité
d’une législation majoritaire 8. Pour autant, Waldron se livre bien à une recons-
truction de la justification de la règle de majorité dont on peut se demander
si elle s’insère encore dans un univers lockéen marqué par le concept de loi de
nature accessible à toute personne rationnelle.
La compatibilité problématique de la justification de la règle de majorité
avec le règne de la loi de nature se fait cependant jour dans le texte de Locke
lui-même. Il se trouve une tension évidente, en effet, entre l’idée qu’existe une
norme politique transcendante, permettant d’orienter la conduite des individus
et de fixer les fins de la société politique, et le fait que cette société, pour
prendre les décisions qui réaliseront et respecteront ces fins, se détermine à la
simple majorité. Peut-on maintenir simultanément la loi naturelle et le principe
de majorité comme deux concepts nécessaires dans l’économie du système
politique lockéen, sans que l’un ne réduise l’autre à rien ?
Répondre à cette question demande de revenir au texte lockéen sans y
chercher d’abord un moyen d’intervenir dans le débat contemporain, mais
pour y repérer, dans les termes mêmes que Locke utilise, la façon dont il justifie
la règle de majorité. En effet la lecture de Waldron n’est pas la bonne, dans la
mesure où il neutralise le rôle que joue la loi de nature dans le Second traité
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qui est absolument étranger à la pensée de Locke : en l’occurrence, la loi de
nature est précisément ce qui interdit que soit instituée une quelconque forme
de pouvoir ultime (qu’il soit majoritaire ou contre-majoritaire) susceptible de
contraindre les individus.
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II.
9 - Ibid., p. 64-66.
10 - Hannah Arendt, De la révolution, trad. fr. Marie Berrane, Paris, Gallimard, 2013, p. 250.
11 - Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 124-125, 128-129 ; voir aussi Jeremy
Waldron, God, Locke, and Equality, op. cit., p. 128.
84 - Christopher Hamel et Juliette Roussin
Car ce qui fait agir une communauté quelconque, ce ne peut être que le consente-
ment des individus qui la composent ; et puisqu’il est nécessaire que ce qui est un
corps se déplace dans une seule direction à la fois, il est nécessaire que le corps se
meuve dans la direction où l’emporte la plus grande force, qui est le consentement
de la majorité 13.
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En identifiant le consentement de la majorité à la plus grande force dans
le corps politique, Locke semble donc nous inviter à lire son propos de façon
littérale : de même qu’un corps physique est mû par la force qui l’anime, c’est
bien la force du nombre, sa puissance effective, qui conduit le corps politique.
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Pour saisir cet argument, avance Waldron, il faut comprendre que « la plus
grande force » n’est pas une catégorie physique, mais renvoie au contraire à la
logique morale du consentement. Le consentement individuel fonde le pouvoir
du corps politique agissant à la majorité ; c’est l’unique principe de l’action
légitime du corps politique (§ 96) 16. Or, poursuit Waldron, cette logique du
consentement est en tout point incompatible avec une lecture physicaliste du
§ 95. La création de la société politique résulte en effet d’une rationalité télé-
ologique : les individus y consentent pour des raisons, c’est-à-dire en vue de
protéger la vie, la liberté et les biens de chacun 17 ; ces raisons constituent les
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fins de la société et imposent nécessairement des limites à l’usage du pouvoir
conféré. Ainsi Waldron peut-il dire que « le consentement ne renferme pas de
force physique, mais plutôt une force morale relative aux buts pour lesquels le
consentement est requis 18 ». Bien plus, la lecture physicaliste ne se trompe pas
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16 - John Dunn, La pensée politique de John Locke : Une présentation historique de la thèse
exposée dans les « Deux traités du gouvernement », Paris, PUF, 1991, p. 137, n. 22 soutient la
même thèse.
17 - La considération des fins de l’association encadre ces paragraphes portant sur la règle de
majorité : § 95, l. 6-8 ; § 99, l. 2-3.
18 - Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 136, et 139-140.
19 - Waldron établit ce point en convoquant l’argument de Jean-Jacques Rousseau dans le
Contrat Social, I, 3. Pour Locke, voir notamment § 17, l. 4-8, et surtout § 226, l. 9-11. Voir Ruth
W. Grant, John Locke’s Liberalism, Chicago, University of Chicago Press, 1987, p. 115 pour une
réfutation de la transformation de la force en droit dans l’argument lockéen.
20 - Jeremy Waldron, Law and Disagreement, Oxford, Clarendon Press, 1999, p. 102 ; Jeremy
Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 153-154.
86 - Christopher Hamel et Juliette Roussin
Waldron soutient que la variété des opinions politiques n’est pas toujours
due à une défaillance de la raison ou à « l’opposition des intérêts » (§ 98), mais
peut parfois refléter un désaccord raisonnable entre les hommes quant à ce que
la loi de nature requiert. L’irréductibilité du désaccord moral découle d’après
Waldron de la thèse épistémologique de l’Essai sur l’entendement humain selon
laquelle « il n’existe pas de principes pratiques innés 21 ». Waldron reconnaît
que la loi de nature est pour Locke une norme « éternelle » (§ 135) et objective
des relations morales et politiques, qui est « écrite dans le cœur de tous les
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hommes » (§ 11, trad. modifiée). Mais précisément parce qu’elle n’existe nulle
part « ailleurs que dans l’esprit des hommes » (§ 136), elle ne constitue pas un
commandement qui leur serait immédiatement évident et accessible 22. La loi
de nature n’est pas pour eux un donné auquel ils pourraient se reporter en cas
de différend, mais le résultat d’un effort de raisonnement visant à déterminer
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21 - John Locke, Essai sur l’entendement humain, trad. fr. Jean-Michel Vienne, Paris, Vrin,
2001, livre I, 3, p. 91 ; Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 68. Waldron pré-
suppose ici l’unité de la pensée de Locke contre les lectures contextualistes de John Dunn et
Peter Laslett qui prétendent pouvoir isoler le Second traité de la philosophie morale et de l’épis-
témologie lockéenne ; voir Jeremy Waldron, God, Locke, and Equality, op. cit., p. 11, 50, 191.
22 - Sur la distinction entre existence objective et accessibilité immédiate, voir Jeremy Waldron,
God, Locke, and Equality, op. cit., p. 132 ; voir aussi John Locke, Essais sur la loi de nature, Caen,
Centre de philosophie politique et juridique, Université de Caen, 1986, p. 19.
23 - Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 68, 70, 79 ; Jeremy Waldron, God,
Locke, and Equality, op. cit., p. 133. Waldron conçoit précisément le processus législatif comme
la réalisation de cet effort collectif visant à déterminer le contenu de la loi de nature : voir ibid.,
p. 95 ; Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 69.
24 - Locke reconnaît effectivement dans d’autres textes que les avis des « hommes les plus
raisonnables » peuvent être divisés sur les préceptes de la loi de nature, voire qu’il peut régner
un « complet désaccord » à leur propos. Voir John Locke, Essais sur la loi de nature, op. cit.,
p. 9, 11.
25 - Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 160, 178. Waldron s’appuie notam-
ment ici sur le § 82, dans lequel Locke attribue à l’épouse et au mari des « compréhensions
différentes » d’une même réalité.
L’injustifiable majorité ? - 87
and wrong), et pour la mesure commune permettant de trancher tous les dif-
férends (controversies of right) surgissant entre eux » (§ 124). L’établissement
public de la loi positive ne signifie toutefois pas que le désaccord prendrait fin
à l’état civil, ce que Locke reconnaît d’après Waldron en désignant justement
la règle de majorité, et non l’unanimité, comme la méthode de décision col-
lective dans le corps politique (§ 98).
Jusqu’ici cependant, rien n’indique que la règle de majorité soit autre
chose qu’un expédient pour un corps politique en mal d’unanimité. Pour
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justifier le recours à la règle de majorité, Waldron doit encore mettre en
évidence la dimension normative de l’argument du désaccord moral. C’est
dans ce but qu’il s’emploie à reconstruire la justification lockéenne de la règle
de majorité à partir des concepts d’équité et de respect. Waldron fait valoir
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ne s’accordent pas sur la signification et les implications du respect et de l’éga-
lité. Dans ces conditions, limiter cette règle en leur nom reviendrait en réalité
à privilégier sans justification une conception controversée du respect et de
l’égalité. C’est donc uniquement « en ce sens nécessairement appauvri 31 » et
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III.
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d’inégalité et de sujétion entre des individus qui sont, chacun au même titre que
tous les autres, naturellement libres d’agir et de juger (§§ 4, 6). Waldron a à cet
égard parfaitement raison d’insister sur l’importance du concept dans l’économie
des §§ 95-99. Mais son analyse néglige curieusement ce qui constitue l’aspect le
plus intéressant du consentement pour la justification de la règle majoritaire : la
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Quand un certain nombre d’hommes ont ainsi consenti à former une communauté
ou un gouvernement, ils se trouvent par là immédiatement (thereby presently) incor-
porés et ils constituent un corps politique où la majorité possède le droit d’agir et
de diriger (conclude) les autres. (§ 95 ; nous soulignons « par là immédiatement » ;
trad. modifiée)
33 - Cette thèse fondamentale selon laquelle les individus s’incorporent par le fait même qu’ils
s’unissent est répétée trois fois dans les paragraphes suivants ; voir § 96, l. 2-3 ; § 97, l. 1-2 ;
§ 99, l. 5-6, et l. 8-11.
34 - Comme le souligne Jean Terrel, l’institution de la règle de majorité est « incluse dans le
pacte originaire » ; voir Jean Terrel, Les théories du pacte social : droit naturel, souveraineté et
contrat de Bodin à Rousseau, Paris, Seuil, 2001, p. 261.
35 - Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 124, 127.
90 - Christopher Hamel et Juliette Roussin
Car, lorsqu’un certain nombre d’hommes ont, par le consentement de chaque indi-
vidu, formé une communauté, ils ont par là même fait de cette communauté un
corps, doté d’un pouvoir d’agir en tant que corps, qui n’existe que par (which is
only by) la volonté et la décision de la majorité. (§ 96, trad. modifiée)
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pouvoir d’agir qui lui soit propre 36 ; 3) et affirme enfin que ce corps n’existe
à son tour que par la volonté et la décision de la majorité.
D’un point de vue pratique, il est donc crucial pour le corps de s’en remettre
à la décision de la majorité pour agir – on comprend, sans que Locke précise
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ici pourquoi, qu’il serait sans cela condamné à l’inaction. Mais cet argument
pragmatique est lui-même adossé à une thèse ontologique forte : le corps
n’existe comme tel que dans la mesure où la décision de la majorité vaut pour
le tout. Ou, pour le dire autrement, l’unité d’action que le principe de majorité
rend possible est la condition d’existence du corps politique.
Locke est ici singulièrement proche des réflexions hobbesiennes 37. Chez
Hobbes, en effet, l’accès à l’état civil implique nécessairement de passer d’une
condition de dispersion à l’unicité du corps politique. Ce rapprochement ne
fait toutefois que mieux ressortir la spécificité de la réponse de Locke au pro-
blème de l’unité, et donc de l’existence, du corps politique : car si Hobbes
trouvait dans la volonté du souverain (homme ou assemblée agissant à la majo-
rité) le principe de l’unité du corps politique, Locke évacue ici purement et
simplement toute référence à l’idée de pouvoir souverain 38. Locke insiste certes
sur l’obligation nouvelle que contractent les individus lorsqu’ils consentent à
s’unir, et qui les lie dorénavant aux décisions du corps :
L’unité du corps politique suppose donc bien que la majorité ait le droit
de soumettre la minorité, laquelle se trouve corrélativement, comme tous les
individus qui consentent, dans l’obligation de lui obéir. Cela étant, non seu-
lement Locke se garde de parler ici de souveraineté, mais il confirme encore
cette éclipse de la souveraineté en n’exigeant pas, au contraire de Hobbes, que
36 - Cette thèse est elle aussi centrale, et apparaît à plusieurs reprises dans les §§ 96-99 :
§ 96, l. 6-7 et 9-10 ; § 98, l. 17-18 ; § 99, l. 7-10.
37 - Jean Terrel, Les théories du pacte social, op. cit., p. 260.
38 - La lecture « souverainiste » proposée par Kendall est donc inacceptable. Voir Willmoore
Kendall, John Locke and the Doctrine of Majority-Rule, Whitefish, Kessinger Publishing, 2010.
L’injustifiable majorité ? - 91
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fort de son moment hobbesien, et alors que la fondation de la société politique
exige de fait quelque chose comme la reconnaissance d’un « pouvoir suprême »
(§ 149), Locke prend donc soin de préserver l’indépendance de jugement des
membres et, ainsi, la possibilité d’une résistance future (là où Hobbes construi-
sait au contraire le moment de l’association de façon à exclure absolument
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Car ce qui fait agir une communauté quelconque n’est que le consentement des
individus qui la composent, et puisqu’il est nécessaire que ce qui est un corps se
meuve dans une seule direction, il est nécessaire que le corps se meuve dans la
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condition la nécessité de la règle de majorité, plutôt que de l’unanimité, n’est
pas claire à ce stade.
Dans ce passage s’enchevêtrent à y bien regarder trois types d’arguments
distincts : Locke appuie sa démonstration sur la comparaison du corps poli-
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sion en lieu et place de l’unanimité qui les lie à l’instant du contrat. Mais c’est
justement là qu’achoppe la démonstration : dans ce passage censé justifier que
la communauté politique se détermine à la majorité, Locke ne dit jamais pour-
quoi la règle d’unanimité n’est pas un bon moyen d’action pour la commu-
nauté, ni pourquoi il faut lui préférer la règle de majorité (plutôt qu’une règle
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43 - Cette interprétation de la règle d’unanimité suppose que le statu quo est neutre et ne
constitue pas une décision contraignante pour l’individu. Une telle supposition peut néanmoins
être contestée : voir par exemple Thomas Christiano, « Deliberative Equality and Democratic
Order », in Ian Shapiro et Russell Hardin (dir.), Political Order, New York University Press, 1998,
p. 251-287, p. 282. Dans ce cas, évidemment, la règle d’unanimité est interprétée comme une
règle de minorité particulièrement inégalitaire en ce qu’elle confère à un seul individu le pouvoir
de soumettre à sa volonté tous les autres membres de la communauté.
94 - Christopher Hamel et Juliette Roussin
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société à la dissolution. Contrairement à l’unanimité, la règle de majorité est
donc une méthode de décision capable de concilier l’inéluctabilité du désaccord
avec l’existence pérenne de la société civile.
Établir que la règle de majorité est la seule méthode de décision légitime
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la loi qui la commande n’est pas physique (la règle de majorité ne s’impose
pas parce que la plus grande force doit l’emporter), mais morale 48. La règle
de majorité s’impose comme règle de décision collective en vertu de la loi de
nature et de raison, qui commande aux individus de former une société et de
persévérer dans cette union 49.
L’analyse textuelle directe permet de mesurer que Waldron, désireux d’uti-
liser le texte lockéen à l’appui de sa propre réflexion sur le mode de décision
collective approprié aux circonstances contemporaines de la politique, propose
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des §§ 95-99 une interprétation qui, tout en en faisant ressortir les éléments
implicites les plus intéressants, court souvent le risque de la lecture forcée,
voire de l’anachronisme.
Waldron souligne ainsi à juste titre la « naturalité » de la règle de majorité 50,
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qui n’est pas l’objet d’une convention mais s’impose comme la moins artificielle
des règles permettant de faire agir le corps politique. Toutefois, en décompo-
sant l’établissement de la société politique en deux étapes – d’abord le moment
de l’association, opérant à l’unanimité, puis le moment de la soumission, opé-
rant à la majorité – il a précisément mésinterprété le sens fort auquel la règle
de majorité est pour Locke naturelle : elle est commandée par la loi de nature
parce qu’elle conditionne l’existence même du corps politique.
Waldron a par ailleurs raison de mettre au jour le rôle décisif, quoique
souterrain, que revêt le concept d’égalité naturelle des individus dans l’argu-
ment du § 98 51. Mais en prétendant que cette égalité suppose le respect des
opinions et se traduit par une forme d’équité procédurale, il se méprend sur
la fonction de critère substantiel que joue la préservation de la vie, de la liberté
et des biens dans l’établissement de la société politique.
Enfin, si « la diversité des opinions » est incontestablement la raison prin-
cipale pour laquelle les individus qui s’associent ont recours à la règle de
majorité pour se déterminer, Waldron a tort d’interpréter cette diversité à
l’aune du désaccord profond et permanent sur les questions politiques et
Pradier-Fodéré, Paris, PUF, 1999, vol. 1, livre II, 5, § 17, p. 239 ; Samuel von Pufendorf, Le droit
de la nature et des gens, ou Système général des principes les plus importans de la morale, de
la jurisprudence et de la politique, traduit du latin de M. le baron de Pufendorf par Jean Barbeyrac,
avec des notes du traducteur... et une préface, trad. fr. Jean Barbeyrac, Amsterdam, G. Kuyper,
1706, livre VII, chap. 2, §§ 15-16, p. 215-217. L’idée que la règle de majorité constitue une règle
par défaut fait l’objet d’une discussion parmi les philosophes moraux et politiques contempo-
rains ; voir notamment Brian M. Barry, Political Argument, Facsim. ed., Berkeley/Los Angeles,
University of California Press, 1990, p. 312-316 ; John M. Taurek, « Should the Numbers
Count ? », Philosophy & Public Affairs, vol. 6, no 4, 1977, p. 293-316, p. 314.
48 - Martin Seliger qualifie pour cette raison le principe de majorité de « règle de droit » et non
de fait. Martin Seliger, The Liberal Politics of John Locke, New York, Praeger, 1968, p. 305. Voir
aussi Alex Tuckness, Locke and the Legislative Point of View : Toleration, Contested Principles,
and the Law, Princeton, Princeton University Press, 2009, n. 11, p. 124 ; Willmoore Kendall, John
Locke and the Doctrine of Majority-Rule, op. cit., p. 116.
49 - Voir §§ 16, 134-135, 149.
50 - Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 139.
51 - Jeremy Waldron, God, Locke, and Equality, op. cit., p. 130.
96 - Christopher Hamel et Juliette Roussin
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D’autre part, les individus font généralement preuve de « partialité » envers
leurs intérêts et ceux de leurs proches lorsqu’ils ont à décider en leur propre
cause 53. Certes, Waldron appuie sa justification de la règle de majorité sur
l’irréductible fossé qui sépare l’objectivité de la loi de nature et la faillibilité
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52 - Voir § 124 ; voir aussi John Locke, Essais sur la loi de nature, op. cit., p. 35.
53 - Voir §§ 13, 124-125.
54 - Voir §§ 149, 176.
55 - Jean-Fabien Spitz, John Locke et les fondements de la liberté moderne, Paris, PUF, 2001,
p. 220.
L’injustifiable majorité ? - 97
IV.
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peuvent pour cela se renvoyer mutuellement à l’évidence d’une norme
commune que tous reconnaissent pour telle. Cette bipolarité entre jugement
individuel et norme commune invite à se demander pourquoi la « majorité »
intervient à plusieurs reprises dans la théorie lockéenne de la résistance, non
plus comme le lieu possible de l’incarnation du pouvoir constitué, mais éga-
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56 - Voir § 241 : « chaque homme doit juger par lui-même si quelqu’un s’est mis en état de
guerre avec lui ».
57 - § 168 ; voir également § 209, où la résistance découle du fait que « les actes illégaux ont
frappé la majorité du peuple (the majority of the people) » ; § 230, où c’est la sensibilité de la
« majorité » (the greater part) aux injustices du gouvernement qui pousse le peuple à se révolter.
58 - Le principe de majorité est une règle de décision collective pouvant s’appliquer à l’échelle
d’un groupe très restreint comme du peuple dans son entier ; il n’indique rien en lui-même sur
l’extension du groupe.
98 - Christopher Hamel et Juliette Roussin
On comprend que Waldron voie dans le texte lockéen une ressource intel-
lectuelle puissante contre l’idée qu’une cour constitutionnelle « contre-majo-
ritaire » devrait veiller à la protection des droits individuels. A-t-il raison
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cependant de convoquer le principe de majorité opérant au commencement
des sociétés politiques pour comprendre le « motif majoritarien » qui traverse
la théorie de la résistance ?
Plusieurs passages permettent d’étayer cette hypothèse. Si c’est la même
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majorité qui vote pour désigner son gouvernement et qui entre en résistance
pour le faire tomber, alors cela signifie que la résistance oppose le corps du
peuple, agissant à la majorité, aux gouvernants tyranniques qui ont trahi la
mission dont ils avaient été chargés. Or, c’est précisément ce qu’affirme Locke
dans les paragraphes qui précisent que la dissolution du gouvernement
n’entraîne pas la dissolution de la société, ni donc le retour des individus à
l’état de nature 60 : « c’est au corps du peuple qu’il convient d’être arbitre »
(§ 242), et non aux « individus » (§ 243), qui lui ont remis leur pouvoir en
entrant dans la société.
Identifier la majorité qui résiste à celle qui, en vertu de l’union de tous en
un seul corps, dispose du droit de contraindre la minorité, pose toutefois pro-
blème. Comme l’indique le § 106 61, cette hypothèse implique de distinguer les
deux actes de l’association et de l’établissement d’un gouvernement que Locke
a pourtant explicitement refusé de considérer séparément dans les §§ 95-99,
où le corps politique n’existe que s’il agit à la majorité. Si c’est bien au moment
même où ils s’associent que les individus accordent à la majorité le droit de
gouverner, alors la dissolution du gouvernement marque simultanément la
disparition du pouvoir de contrainte dont le corps disposait sur ses membres.
Une solution, pour résoudre cette difficulté, serait de convoquer le texte de
Locke sur la « démocratie parfaite » (§ 132) : il y a bien gouvernement dès qu’il
y a société, mais ce gouvernement peut être ou bien celui de la majorité du
peuple (la forme de gouvernement est alors la démocratie parfaite), ou bien
celui de la majorité d’une assemblée de représentants 62. Si les §§ 95-99 décrivent
bien une forme rudimentaire de démocratie parfaite, ce n’est cependant pas
59 - Jeremy Waldron, God, Locke, and Equality, op. cit., p. 131 (nous soulignons).
60 - Voir § 211, « si l’on veut parler avec quelque clarté de la dissolution du gouvernement, il
faut commencer par distinguer entre la dissolution de la société et la dissolution du gouverne-
ment » ; voir encore § 220.
61 - « Le commencement de la société politique dépend du consentement des individus à s’unir
et à former une société, individus qui, une fois ainsi incorporés, peuvent établir la forme de
gouvernement qui leur paraît convenable » (§ 106, trad. modifiée ; nous soulignons).
62 - Voir § 96.
L’injustifiable majorité ? - 99
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contraire que la dissolution du gouvernement implique nécessairement, pour les
individus, de « se trouver à nouveau dans la liberté de l’état de nature 63 ». Or
l’enjeu d’une telle affirmation est bien de remettre entre les mains des individus
eux-mêmes le pouvoir de « juger » les gouvernants tyranniques et de s’en défendre
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par la force 64. L’abus de pouvoir par les gouvernants délie par définition les
individus de l’obligation d’obéissance. Prétendre qu’une société agissant à la
majorité survit à la dissolution du gouvernement et possède seule le droit de
juger des injustices revient en fait à affirmer que ses membres ont individuelle-
ment renoncé à exercer leur jugement, et se trouvent en conséquence incondi-
tionnellement soumis au pouvoir souverain de la majorité. Or d’une part,
l’analyse des §§ 95-99 a clairement établi que la majorité ne dispose pas d’un tel
pouvoir souverain sur les individus, et d’autre part tout gouvernement est consti-
tutivement limité par la mission qui lui a été confiée de préserver la vie, la liberté
et les biens des associés, qui conservent toujours en dernière instance la faculté
de juger si cette mission est accomplie conformément à la loi de nature 65.
Il ne saurait être question ici de rendre compte des tensions engendrées,
dans le texte de Locke, par les différents sens que recouvrent les notions de
société, de communauté et de peuple dans le contexte de la résistance. En
revanche, on peut affirmer sans prendre de risque que la majorité invoquée
dans ces paragraphes n’est pas la même majorité que celle qui disposait dans
les §§ 95-99 du droit de contraindre la minorité. Il s’agit en effet ici d’une
majorité d’individus, d’une masse ou d’un peuple conçu de façon distributive
et non pas incorporée 66, Locke se démarquant délibérément par ailleurs de la
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convocation de la majorité dans les passages consacrés à la résistance ne fait
qu’exprimer la réalité de la révolution, qui n’aurait aucune chance d’aboutir si
elle n’avait pas le plus grand nombre de son côté. L’argumentation de Locke
dans les §§ 208-209 est tout à fait claire à cet égard :
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(...) si l’injustice ne touche que quelques individus isolés, ceux-ci ont certes le droit
de se défendre (...) ; et cependant ce droit ne les engagera pas aisément dans une
contestation où ils sont assurés de périr ; en effet, un individu ou un petit nombre
d’hommes opprimés sont aussi incapables de troubler le gouvernement (...) qu’un
fou furieux ou un mécontent entêté le sont de renverser une république bien consti-
tuée (...) (§ 208)
Mais si ces actes illégaux se sont étendus jusqu’à frapper la majorité du peuple (...)
je ne vois pas comment on pourrait empêcher [les individus qui composent cette
majorité] de résister à la force illégale qu’on emploie contre eux. (§ 209, trad.
modifiée)
67 - Voir Quentin Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne, trad. fr. Jérôme
Grossman et Jean-Yves Pouilloux, Paris, Albin Michel, 2001, p. 668-674, 766, 776-777.
68 - Voir également § 230.
69 - Pour la même idée, voir aussi §§ 230, 168.
L’injustifiable majorité ? - 101
Il serait erroné à cet égard d’accorder une portée normative à la lecture fine
que propose Locke du déroulement réel des mouvements de contestation col-
lective, où la majorité en vient peu à peu à s’intéresser au sort d’une minorité
opprimée. En particulier, Locke ne dit certainement pas ici que la résistance
n’est légitime que quand elle est le fait du plus grand nombre 70. La participation
de celui-ci est la condition d’effectivité de la résistance, non de sa légitimité : ce
n’est pas le « droit » des individus isolés de résister à l’oppression dont ils sont
victimes que le § 208 met en doute, mais leur capacité à troubler par là le
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gouvernement ; inversement dans le § 209, la résistance d’une majorité n’est
pas dite légitime parce que majoritaire, mais simplement plus difficile à « empê-
cher » que celle de quelques-uns.
Ne pourrait-on cependant aller plus loin et penser que, sans être un facteur
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70 - Martin Seliger, The Liberal Politics of John Locke, op. cit., p. 306. Locke n’a guère de doute
sur le fait que, au moins à l’état de nature, « le plus grand nombre n’observe pas strictement
l’équité ni la justice » (§ 123, trad. modifiée).
71 - Jean Terrel, Les théories du pacte social, op. cit., p. 287.
72 - Jean-Fabien Spitz, John Locke et les fondements de la liberté moderne, op. cit., p. 225.
J.-F. Spitz emploie cette expression à propos de la majorité gouvernante, non de la majorité
résistante.
102 - Christopher Hamel et Juliette Roussin
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de la réalité et de la gravité des torts commis – et donc, du bien-fondé de la
résistance.
Locke ajoute qu’un peuple ne prendra les armes en masse qu’à certaines
conditions, possiblement cumulatives 74. Il faut en premier lieu que les torts ne
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lorsqu’une longue suite d’abus (...) allant toujours dans le même sens rend l’inten-
tion de ses chefs évidente (visible) pour le peuple, et qu’il ne peut s’empêcher ni de
sentir (cannot but feel) le poids dont il a la charge, ni de voir où on veut le mener,
il n’est guère étonnant qu’il se soulève 75. (§ 225)
Or, ce caractère d’évidence des torts subis, on le voit, n’a pas pour seule
fonction de montrer que l’oppression est une réalité tangible que le peuple est
susceptible de connaître parce qu’il en fait une expérience sensible incontes-
table 76. Locke cherche, plus précisément, à établir que les forfaits des gouver-
nants sont tellement évidents que ceux qui les endurent ne sont pas en mesure
73 - Ce point fait problème cependant et mériterait d’être approfondi ; voir §§ 205, 208-9 et 228.
74 - Pour des formulations particulièrement nettes insistant sur la gradation des maux endurés
par le peuple, voir § 168, l. 32-34 ; § 208, l. 5-6 ; § 209, l. 1-8 ; § 210, l. 1-15 ; § 222, l. 27-62 ;
§ 224, l. 3-10 ; § 225, l. 2-11.
75 - Voir aussi § 224 sur l’image du lourd fardeau ; § 149 sur l’idée que la mission de confiance
est « manifestement » négligée, et § 210 sur le fait que « tout le monde (all the world) observe »
les méfaits des gouvernants. Les paragraphes analysant les différents sens auxquels le législatif
est véritablement altéré sont saturés d’expressions trahissant le souci de Locke de souligner
ce que cette altération a d’indubitable : plain (§ 214) ; evident (§ 218) ; certainly (§§ 217, 219),
truly (§ 215, 218) ; in effect (§ 215), effectively, visibly, demonstratively (§ 219).
76 - Cet argument vient répondre spécifiquement à l’objection de l’inconstance et de l’ignorance
du peuple (§ 223).
L’injustifiable majorité ? - 103
de les ignorer ou de ne pas les ressentir 77, malgré tous les efforts des flatteurs
pour « égarer l’entendement du peuple » et lui faire nier l’évidence (§ 94). Nous
sommes bien loin ici de la représentation donnée par Waldron d’un examen
discursif et laborieux du contenu et des implications de la loi de nature qui
contraindrait les individus à s’en remettre à une instance décidant à la majo-
rité 78. Pour autant, en affirmant qu’il est impossible que le peuple ne perçoive
pas que sa vie, sa liberté et ses biens sont en danger, Locke fait bien de la
résistance de plus grande part du peuple une garantie fiable du bien-fondé du
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recours aux armes.
Pour achever de convaincre son lecteur que l’expérience de l’oppression,
lorsqu’elle est généralisée, constitue un gage de légitimité, Locke décrit le peuple
qui entre en résistance comme étant guidé par « l’intelligence propre aux créa-
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tures raisonnables » (§ 230) qui évaluent si les fins de l’association sont ou non
respectées, et s’opposent en conscience au gouvernement tyrannique en fonc-
tion de la compréhension qu’elles se font des exigences de la loi de nature.
Parce que celle-ci est « évidente et intelligible à toutes les créatures raisonna-
bles » (§§ 124, 12), on peut avoir l’assurance que la résistance est légitime dès
lors que le peuple, « dans son ensemble » et de façon convergente 79, « est en
conscience persuadé (in their conscience persuaded) » (§ 209) et « acquiert la
conviction (if they universally have a persuasion) fondée sur des preuves mani-
festes qu’on trame des entreprises contre ses libertés (their liberties) » (§ 230) 80.
Si l’entrée en résistance d’une majorité non dénombrable 81 peut donc
constituer ce test de légitimité, ce n’est pas parce que le plus grand nombre
serait plus habilité que l’individu à résister, mais bien parce qu’un tel phéno-
mène témoigne de la tendance, inévitable selon Locke, qu’ont les consciences
individuelles à converger dans l’appréciation des torts qu’elles subissent ou
perçoivent et dans la conviction qu’il est nécessaire d’œuvrer à rétablir un
gouvernement légitime. En ce sens, il est frappant que les passages où intervient
cette majorité non numérique ne présupposent aucune distinction avec la
minorité, mais insistent au contraire sur le fait que lorsque la majorité ressent
l’oppression (§ 209) ou envisage d’y porter remède (§ 168), ce n’est pas elle
77 - Voir § 209 : « il est (...) impossible, lorsqu’un gouvernant veut réellement le bien de son
peuple et, tout ensemble, la sauvegarde de ses sujets et de leurs lois, que ceux-ci ne le voient
ni ne le sentent » (nous soulignons) ; voir aussi § 222 l. 57-58, 60 ; § 230, l. 18.
78 - Jeremy Waldron, The Dignity of Legislation, op. cit., p. 79, 82 ; Jeremy Waldron, God, Locke,
and Equality, op. cit., p. 132-133.
79 - Voir Jean-Fabien Spitz, John Locke et les fondements de la liberté moderne, op. cit., p. 171,
197, 210-211, 255, notamment, pour l’analyse de la convergence non institutionnelle des raisons,
qui permet d’interpréter le pluriel de people, dans le contexte de la résistance, « distributivement
comme somme de raisons individuelles convergeant dans leurs jugements » (p. 210).
80 - La mention de la raison et de la conscience doit être rapportée à la thèse centrale selon
laquelle les individus n’ont pas renoncé à leur capacité de jugement en se soumettant à un
pouvoir ; voir § 8, où « la raison et la conscience » dictent à l’individu la mesure des peines qu’il
doit administrer à ceux qui transgressent la loi de nature ; voir aussi § 21, l. 22-23.
81 - Voir Jean-Fabien Spitz, John Locke et les fondements de la liberté moderne, op. cit., p. 183,
pour l’idée que le plus grand nombre, en résistance, n’implique pas « la notion d’une majorité
numérique ».
104 - Christopher Hamel et Juliette Roussin
mais « tous » les hommes qui résistent (§ 209), car « chacun » ne « pourra
s’empêcher d’être intérieurement convaincu de la nécessité de se défendre par
les armes 82 ». Locke suppose donc ici que l’illégitimité de l’exercice tyrannique
du pouvoir frappe la conscience de chaque individu.
Contrairement à ce que suppose Waldron donc, quand Locke invoque la
majorité dans le contexte de la résistance, il ne reconduit pas le raisonnement
de l’institution de la société selon lequel la majorité jouit du droit de
contraindre la minorité. Il cherche au contraire à montrer que « la plus grande
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partie du peuple », et même le peuple en tant qu’ensemble de consciences non
assujetties à un pouvoir contraignant, s’accorde fondamentalement dans sa
perception des plus grands maux politiques – soit l’usage tyrannique du pou-
voir et la violation par celui-ci des fins en vue desquelles la société avait été
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instituée.
V.
82 - § 210, nous soulignons : « how can a man any more hinder himself from being persuaded
on his own mind ». On notera également qu’aux §§ 209 et 230, la majorité est l’objet (passif) des
torts commis, le peuple comme ensemble distributif le sujet (actif) de la résistance.
83 - John Rawls, Libéralisme politique, trad. fr. Catherine Audard, Paris, PUF, 2006, p. 83.
84 - Jean-Fabien Spitz, John Locke et les fondements de la liberté moderne, op. cit., p. 225.
L’injustifiable majorité ? - 105
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majorité. Le fait que l’adoption de la règle de majorité soit naturelle, car dictée
par la loi naturelle elle-même, ne résout assurément que partiellement cette
tension.
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AUTEURS
Agrégé et docteur en philosophie, Christopher Hamel est chercheur postdoctorant FRS-
FNRS au Centre de Théorie Politique, à l’Université libre de Bruxelles. Spécialiste d’histoire
de la pensée politique (16e-18e siècle), il a publié L’esprit républicain : droits naturels et
vertu civique chez Algernon Sidney, traduit Common Sense de Thomas Paine et la confé-
rence inaugurale de Quentin Skinner à Queen Mary (La vérité et l’historien).Ses recherches
portent notamment sur la pensée républicaine, dans ses dimensions historique et
contemporaine.
Agrégée de philosophie, Juliette Roussin prépare une thèse de philosophie politique à
PHICO-Nosophi (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) sur les théories contemporaines
de la légitimité démocratique. Elle a récemment publié « Démocratie contestataire ou
contestation de la démocratie ? L’impératif épistémique et ses ambiguïtés » dans la
revue Philosophiques.
RÉSUMÉ
L’injustifiable majorité ? Loi naturelle et logiques majoritaires dans la pensée poli-
tique de John Locke
Le présent article se propose d’analyser la justification de la règle de majorité dans les
quelques paragraphes qu’y consacre John Locke dans le Second traité du gouvernement
civil. Partant de l’interprétation ingénieuse qu’en a récemment donnée Jeremy Waldron,
nous montrons que le pouvoir de la majorité ne doit sa légitimité que dans les conditions
morales définies par la loi de nature dans l’univers lockéen, et suggérons que le concept
contemporain de « circonstances de la politique » sur lequel Waldron entend fonder sa
reconstruction ne parvient pas à saisir la spécificité, et indissociablement la limite, de la
justification de la règle de majorité dans ces paragraphes du Second traité. L’étude
détaillée du texte nous permet en effet d’établir que les différents arguments qu’y déve-
loppe Locke ne fournissent pas de justification véritablement satisfaisante de la règle de
majorité. Nous examinons enfin le sens de la mention de la majorité du peuple dans le
contexte de la résistance, pour montrer que la logique majoritaire qui s’affirme au moment
de la dissolution du gouvernement et de l’entrée des individus en résistance ne saurait
être identifiée à celle qui opère lors de la création de la société politique.
106 - Christopher Hamel et Juliette Roussin
ABSTRACT
The Unjustifiable Majority? Natural law and majority rule in John Locke’s political
thought
This article considers the justification of majority rule found in John Locke’s Second Trea-
tise on Civil Government. We first consider Jeremy Waldron’s recent interpretation, sho-
wing that, in Locke’s thought, the power of the majority owes its legitimacy only to moral
conditions defined by natural law. We then suggest that the contemporary notion of “cir-
cumstances of politics”, upon which Waldron grounds his reconstruction, fails to grasp
the specificity and, inextricably, the limits of the defense of majority rule in these sections
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of the Second treatise. Detailed analysis of the text shows that the different arguments
Locke develops do not provide a genuinely satisfactory justification of majority rule. Finally,
we consider the reasons Locke makes mention of the majority of the people in the context
of resistance, and show that the majoritarian scheme which takes place when the gover-
nement is dissolved and individuals go into resistance should not be identified with the
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