Michèle Tillard
Ouvrir le menu
Franz Kafka, « La
Métamorphose » (1915)
Kafka (1883-1924).
Métamorphoses, d’Ovide à
Kafka
Métamorphoses
réversibles
La métamorphose réversible est en général
une histoire qui se termine bien : un prince
ou une princesse changés en bête (fauve ou
grenouille, suscitant horreur ou dégoût), qui
retrouvera son aspect initial au terme d’une
série d’épreuves. L’archétype de ce genre de
récit est La Belle et la Bête, récit et film de
Jean Cocteau.
Autre exemple, de l’Antiquité celui-là, de
métamorphose réversible : L’Âne d’or,
d’Apulée. Un jeune homme est victime d’une
erreur de manipulation de sa petite amie,
sorcière maladroite, et il se retrouve changé
en âne ! Au terme de toute une série de
mésaventures, il trouvera enfin le moyen de
reprendre sa forme initiale, en mangeant des
roses… Il y aura gagné une initiation
philosophique !
On peut penser que de telles
métamorphoses sont le reflet populaire de la
croyance en la métempsycose, ou plus
exactement la métemsomatose, croyance
dont le philosophe et mathématicien
Pythagore a été le plus célèbre représentant,
mais dont on trouve également des traces
chez Platon (voir Phèdre, par exemple) :
après la mort, l’âme qui n’a pas su trouver le
chemin du Bien ne peut se libérer du cycle de
l’éternelle répétition ; elle est condamnée à
un nouveau passage sur terre, sous une
forme qui correspond à sa nature et à ses
actes ; elle peut ainsi se réincarner dans un
animal (moins noble que l’homme) ou un
végétal… L’âme ne sortira du cercle infernal
des réincarnations qu’en trouvant le chemin
du Bien.
Métamorphoses
irréversibles
Les métamorphoses réversibles donnent une
chance de retrouver sa forme initiale, voire
de progresser. Mais il est une autre sorte de
métamorphose, plus tragique : celle qui ne
connaît pas de retour.
C’est le cas d’un texte qui a enthousiasmé
toute l’époque classique : les
Métamorphoses d’Ovide, texte extrêmement
connu qui a entre autres influencé La
Fontaine. Ovide a collationné et réuni tous
les récits de l’antiquité racontant une
transformation. Certaines sont heureuses :
Philémon et Baucis changés en arbres pour
ne pas être séparés par la mort. La plupart
sont tragiques, et résultent de la colère,
parfois injuste, toujours dévastatrice, des
Dieux
contre des mortels…
Ovide nous présente, avec une précision
baroque, le moment où l’être humain se
transforme progressivement, tout en
gardant sa sensibilité humaine ; son récit
s’achève au moment où la métamorphose est
complètement terminée.
Voici par exemple la transformation de Niobé
en pierre, après la perte de tous ses enfants :
Veuve de son époux, ayant perdu tous ses
enfants, Niobé s’assied au milieu d’eux. Tant
de malheurs ont épuisé sa sensibilité. Déjà le
vent n’agite plus ses longs cheveux. Son sang
s’est arrêté, et son visage a perdu sa couleur.
Son œil est immobile. Tout cesse de vivre en
elle. Sa langue se glace dans sa bouche durcie.
Le mouvement s’arrête dans ses veines. Sa
tête n’a plus rien de flexible; ses bras et ses
pieds ne peuvent se mouvoir. Ses entrailles
sont du marbre. Cependant ses yeux versent
des pleurs. Un tourbillon l’emporte dans sa
patrie. Là, placée sur le sommet d’une
montagne, elle pleure encore, et les larmes
coulent sans cesse de son rocher. »
Ovide, Métamorphoses, livre VI, v. 301-
312.
Plus tragique encore, l’histoire de Callisto : si
Niobé avait défié les Dieux, la nymphe, elle,
est pleinement innocente. Violée par Jupiter
malgré sa résistance, elle est chassée par
Diane ; enceinte, elle accouche d’un petit
Arcas, qui suscite la colère de Junon, épouse
de Jupiter…
[466] Depuis longtemps l’épouse du dieu qui
lance la foudre connaissait l’aventure de
Callisto; mais elle avait renvoyé sa vengeance
à des temps plus favorables; maintenant ils
étaient arrivés. Arcas était déjà né de la
nymphe sa rivale. Elle n’eut pas plutôt jeté ses
regards sur cet enfant, que, transportée de
colère, elle s’écria : « Malheureuse adultère,
fallait-il donc que ta fécondité rendît plus
manifestes et le crime de Jupiter et la honte
de sa compagne ! Mais je serai vengée, et je te
ravirai cette beauté fatale dont tu es si fière,
et qui plut trop à mon époux. »[476] Elle dit,
et saisissant la nymphe par les cheveux qui
couronnent son front, elle la jette et la
renverse à terre. Callisto suppliante lui
tendait les bras, et ses bras se couvrent d’un
poil noir et hérissé. Ses mains se recourbent,
s’arment d’ongles aigus, et lui servent de
pieds; sa bouche, qui reçut les caresses de
Jupiter, s’élargit hideuse et menaçante. Et
voulant que ses discours et ses prières ne
puissent jamais attendrir sur ses malheurs,
Junon lui ravit le don de la parole. Il ne sort,
en grondant, de son gosier, qu’une voix
rauque, colère, et semant la terreur. Callisto
devient ourse; mais, sous cette forme
nouvelle, elle conserve sa raison. Des
gémissements continuels attestent sa
douleur; et levant, vers le ciel, les deux pieds
qui furent ses deux mains, elle sent
l’ingratitude de Jupiter, et ne peut l’exprimer.
Combien de fois, n’osant demeurer seule dans
les forêts, erra-t-elle autour de sa maison et
dans les champs qui naguère étaient son
héritage ! combien de fois fut-elle poussée,
par les cris des chiens, à travers les
montagnes ! Celle dont la chasse avait été
l’exercice habituel, fuyait épouvantée devant
les chasseurs. Souvent l’infortunée, oubliant
ce qu’elle était elle-même, se cacha
tremblante à la vue des bêtes féroces; ourse,
dans les montagnes, elle craignait les ours;
elle évitait les loups, et Lycaon son père était
au milieu d’eux.
Ovide, Métamorphoses, Livre II, v. 466-495
En somme, le récit de Kafka commence au
moment précis où s’achève celui d’Ovide : il
nous raconte non la métamorphose – qui
nous est présentée comme un fait naturel,
presque anodin, qui étonne à peine Gregor
qui en est la victime – mais ce qui la suit : la
transformation progressive des relations
familiales autour de Gregor, et sa mise à
l’écart du monde humain, jusqu’à sa mort.
Une curieuse
bestiole
Gregor Samsa se réveille donc un matin,
« après des rêves agités », dans la carapace
d’un insecte non identifié, et dont Kafka
refusera toujours qu’elle soit représentée sur
la couverture de la nouvelle. Peut-on
néanmoins en avoir quelque idée ?
« un dos aussi dur qu’une carapace » et un
abdomen « bombé, brun, cloisonné par des arceaux
plus rigides », telle est la description que Kafka
nous en donne dès la 1ère page. Et il ajoute que
« ses nombreuses pattes, lamentablement grêles
[…] grouillaient désespérément sous ses yeux ».
Cette description peut nous faire penser à un
scarabée, un cafard ou encore une blatte, insectes
assez répugnants qui hantent les logements mal
entretenus. Les « nombreuses pattes » peuvent,
elles, faire plutôt songer à un mille-pattes… encore
que se retrouver avec les six pattes réglementaires
d’un insecte peut sembler pléthorique à un bipède
!…
p. 8, on apprend qu’il est démesurément gros, et
que ses petites pattes semblent avoir une vie à
part.
p. 40-41,Grégor parvient encore à parler, mais
avec « une voix d’animal » (p. 36) : il n’est donc pas
encore complètement métamorphosé.
Au terme de la première partie, Gregor garde
encore les réflexes, les sentiments et même
un peu la voix d’un être humain ; mais sa
transformation physique est achevée. Sa
carapace, ses petites pattes en font un
insecte assez répugnant.
p. 47, il « commence à apprécier ses antennes » :
l’animalisation se poursuit. De même, son odorat
semble se développer (p. 48) : il est attiré par une
écuelle de lait sucré. Ses goût aussi se modifient : le
lait qu’il aimait tant le dégoûte – mais il ignore
quels sont ses nouvelles prédilections. De même, il
se cache sous le canapé comme dans un terrier (p.
49)
p. 50 nous avons une idée des proportions de
Gregor : dans la première partie, sa tête atteignait
la poignée de la porte ; ici, son corps « est trop
large pour tenir entièrement sous le canapé ». On
peut donc imaginer un corps d’1,0 m de long sur 1
m de large environ… Un insecte énorme,
surdimensionné, monstrueux, mais plus petit qu’un
homme.
p. 51, nous découvrons son nouveau régime
alimentaire : »Il y avait là des restes de légumes à
moitié avariés ; des os du dîner de la veille,
entourés de sauce blanche solidifiée ; quelques
raisins secs, quelques amandes ; un fromage que
Gregor eût déclaré immangeable deux jours plus
tôt ; une tranche de pain sec, une autre tartinée de
beurre, une troisième beurrée et salée. De plus,
elle joignit encore à tout cela l’écuelle,
vraisemblablement destinée à Gregor une fois
pour toutes, et où elle avait mis de l’eau. »
Que retenir de cet étrange régime ?
Tout d’abord, sa sœur manifeste encore un
minimum d’attention pour Gregor, du moins
celui-ci le perçoit-il ainsi ;
Ensuite, elle est perplexe quant à la nature de
Gregor, et sur son régime alimentaire ; que
mange au juste un insecte ? D’où des
« expériences », comme celle des trois tartines ;
En revanche, pour elle la métamorphose
animale ne fait aucun doute, pas plus que son
caractère irréversible : elle lui dédie « une fois
pour toutes » une écuelle (et non une assiette ou
un plat), et la plus grosse part de ses
propositions relèvent de détritus que l’on
donnerait à peine à un
chien… l’attitude de Grete est, elle aussi, en train
de changer.
Gregor découvre alors ses propres goûts :
fromage avarié, légumes. Il rejette les denrées
fraîches. Sa nature de cafard ou de blatte semble
se confirmer.
Des habitudes nouvelles se créent : attirance
vers la lumière (p. 57)… et myopie croissante. Il
« évolue en tous sens sur les murs et le plafond » et
aime rester « suspendu au plafond ». On apprend
également qu’il secrète un liquide visqueux, qui lui
permet ces évolutions (mais ne le rend que plus
répugnant !) (p. 61). Il commence aussi à « oublier
sa condition d’être humain », au point de souhaiter
que l’on vide sa chambre !
La seconde partie a fait de lui un insecte à
part entière ; toute communication lui est
désormais impossible avec sa famille – il a
perdu la voix – et celle-ci lui manifeste avec
violence son hostilité (son père le bombarde
de pommes).
Gregor, blessé par son père, reste désormais
cloué au sol (p. 73) ; la troisième partie n’est que le
récit de sa lente agonie.
Délaissé par sa famille, laissé par sa sœur dans
une saleté repoussante(sa chambre sert à présent
de débarras), Gregor perd peu à peu tout
sentiment humain. Ses souvenirs se brouillent,
sous l’effet de la colère il « siffle comme un
serpent ». (p. 79). La nouvelle femme de ménage, la
seule à ne pas lui manifester de répugnance,
l’appelle « vieux cafard » (p. 79). Il dépérit – et il est
fait allusion à sa « mâchoire sans dents » ; mais ce
n’est pas pour cela qu’il cesse de s’alimenter ! (p. 8).
C’est pourtant un dernier réflexe humain,
l’attirance pour la musique, qui provoque la
catastrophe finale, la fuite des trois sous-
locataires, et la mort de Gregor.
La métamorphose de Gregor s’apparente
donc à un récit fantastique : il se transforme
en un animal qui évoque des animaux réels,
mais sans toutefois pouvoir leur être
complètement assimilé : ses proportions sont
monstrueuses, sa forme réelle reste floue
(nombre de ses pattes, forme très ronde de
son corps). En revanche, ses habitudes, goûts
alimentaires, attirance vers la fenêtre,
promenades sur les murs et le plafond) sont
bien celles d’un insecte.
Toute la tragédie de Gregor tient au fait que,
comme chez Ovide, la métamorphose reste
incomplète. Gregor conserve jusqu’à la fin le
souvenir de sa vie antérieure (même si ses
souvenirs deviennent flous), le souci de sa
famille, son amour pour sa mère et sa sœur,
sa crainte de son père. Il assiste impuissant à
leur peur, à leur dégradation sociale et
morale, et s’en estime responsable. Il se sent
coupable à leur égard, et son acceptation
finale de la mort s’apparente à un suicide.
Cette métamorphose inachevée se traduit
par le monologue intérieur : la plus grande
partie du récit est relatée du point de vue de
Gregor.