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Vincent DUCLERT
Université de Paris X - Nanterre
RÉSUMÉ
Comment, pour les intellectuels dreyfusards, défendre les juifs dénoncés par l’anti-
sémitisme sans s’inscrire dans des modèles religieux ou communautaires qu’ils ré-
cusent, sans renoncer à la pensée rationnelle et à l’exigence démocratique qui les
ont fait naître? Cette difficulté majeure, qui a pu laisser penser que les intellectuels
dreyfusards avaient négligé de s’attaquer spécifiquement à l’antisémitisme et qui
expliquerait aujourd’hui, d’une certaine manière, la permanence d’un antisémitisme
résiduel en France, a pourtant été surmontée par un groupe d’intellectuels issus des
milieux scientifiques. Devant un antisémitisme qui prétendait se moderniser au con-
tact de la science, ces intellectuels, ces savants, n’ont pas seulement démontré l’im-
posture radicale de l’antisémitisme au regard de la modernité et de la raison. Ils ont
aussi révélé qu’il s’y logeait un enjeu politique, intellectuel, scientifique, et que la
lutte sur ces terrains-mêmes permettait de le combattre efficacement. Le combat des
intellectuels dreyfusards contre l’antisémitisme au tournant du siècle n’empêchera
pas la dérive antisémite des années trente ni l’antisémitisme d’Etat du régime de
Vichy. Mais il reste néanmoins possible d’en écrire l’histoire.
SUMMARY
The question was, for the intellectuals who supported Dreyfus, how to defend the
Jews denounced by antisemitism without being caught in the religious or com-
munity models which they challenged, and without renouncing the rational thought
and the democratic process that allowed them to rise. This major difficulty, which
may have led some to believe that these pro-Dreyfus intellectuals had failed to
attack antisemitism specifically, and which today would somehow account for the
Revue des Études juives, 158 (1-2), janvier-juin 1999, pp. 105-211
156 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS
24. Ibid., p. 11.
25. Ibid., pp. 73-74
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 165
identité de citoyen en insistant par trop sur une exception juive. Pour eux
aussi, Dreyfus est le symbole de la citoyenneté violée, le symbole de l'hu-
manité souffrante comme le dira le socialiste Jaurès dans Les Preuves pu-
bliées en octobre 1898. Même Dreyfus se défend, dans ses lettres, d'appa-
raître comme une «victime juive». Il se tait sur cette question26. Ce n'est
pas un renoncement total à l'identité juive, mais une volonté de se confor-
mer, publiquement, à l'idéal républicain. Comme dreyfusard, il a compris
que le combat qui s'engageait ne pouvait pas se limiter à la lutte contre
l'antisémitisme et à la défense du judaïsme. Mais c'est en se confrontant
directement à l'antisémitisme, en le dénonçant et en le déconstruisant, qu'il
est parvenu à cette nécessité du dépassement pour défendre la justice, la
vérité et la liberté27. Emile Zola suit lui aussi un parcours assez comparable.
Au moment où Zola écrit son texte célèbre, les savants dreyfusards sont
engagés eux aussi dans la lutte contre l’antisémitisme. Ils ont reconnu l’am-
pleur de son rôle dans la condamnation de Dreyfus et tentent d’avertir l’opi-
nion présente des menaces qu’il représente. Les premiers à avoir perçu la
violence antisémite sont des historiens protestants, inquiets des formes de
haine religieuse qu’ils perçoivent plus que d'autres, mais contraints, comme
les intellectuels juifs, à une prudente réserve.
36. Ibid., p. 110.
37. Ibid., p. 111.
38. En 1906 alors que Dreyfus venait d'être officiellement réhabilité, Gabriel Monod of-
fre une longue préface au recueil des articles de son ami le pasteur Frank Puaux parus dans le
Signal et dans le Revue chrétienne entre 1897 et 1903 (Frank Puaux, Vers la Justice, Paris,
Fischbacher, 1906,pp. I-XXIV).
39. Ibid., pp. IV-V
40. Le 14 janvier 1899, l'historien dépose longuement devant la Chambre criminelle de la
Cour de cassation et restitue son parcours dreyfusard. Il a rédigé préalablement sa déposition
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 169
Quand l'affaire D. a éclaté, j'ai été comme tout le monde frappé de deux cho-
ses: de l'attitude de certains journaux et du fait que le ministre de la guerre
affirmait par deux fois à des reporters sa certitude de la culpabilité de D. avant
même que l'instruction fut achevée. J'ai pensé que les juges militaires seraient
gênés dans leur indépendance à la fois par ces déclarations et par la crainte de
paraître céder à des tentatives de corruption. [..] On comprend que des offi-
ciers, très scrupuleux sur les questions de probité, fussent effrayés par l'idée
seule de pouvoir être soupçonnés. Toutefois ce ne sont pas ces pensées qui me
donnèrent un doute sérieux sur la justice de la sentence portée contre D. car il
me semblait impossible que des officiers condamnassent un camarade comme
traître sans preuves évidentes41.
Bien que les étapes d'un intellectuel soit une reconstruction postérieure
d'un long cheminement à la lumière des événements de la fin 1897-début
dont Rémy RIOUX a publié le texte en 1990 et qui représente une version complémentaire (in
Rémy RIOUX, Gabriel Monod. Visions de l'histoire et pratiques du métier d'historien (1889-
1912), maîtrise dactylographiée, Paris I, 1990, pp. 273-280.). Il existe un autre exposé des
étapes de l'engagement dreyfusard de Gabriel Monod dans son Journal de l'Affaire Dreyfus
resté inédit mais que Joseph Reinach a utilisé à plusieurs reprises pour l'Histoire de l'Affaire
Dreyfus. Le Journal de l'Affaire Dreyfus appartient au fonds Mario Rist que Rémy RIOUX a
pu consulter pour sa recherche, et l'exposé des étapes de son engagement se trouve à la date
du 9 juin 1898. Ce texte était suffisamment important à Gabriel Monod pour qu'il précise en
tête de son Journal: «Si je meurs, on doit publier tout de suite tout ce qui se trouve dans ce
cahier à la date du 9 juin» (Rémy Rioux, Gabriel Monod, op. cit., p. 273).
41. Il ajoute dans son Journal: «Je ne croyais pas que l'usage de pièces secrètes, cachées
à l'accusé et à son défenseur, était possible en France sous la République» (ibid., p. 274)
42. «Il y aura là, ajoute Albert Réville, dans quelque quarante ans, les éléments d'un livre
de Mémoires sur la seconde moitié du dix-neuvième siècle» (Albert Réville, Les étapes d'un
intellectuel, Paris, P.-V. Stock, 1898, p. 1).
43. Ibid.
170 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS
sémites”, en conformité avec la répartition, d'ailleurs très incomplète, des nations de la terre
inscrites dans la Genèse (ch. X). Cela n'empêche qu'il y avait aussi entre eux des diversités
profondes.» (ibid., p. 25).
50. Ibid., pp. 24-25. Comme illustration de «ces familles juives parisiennes» et de ces
«femmes spirituelles et charmantes», citons la famille Halévy et Geneviève Straus, cousine
de Ludovic, tante d’Elie et de Daniel, qui avait épousé en première noces Georges Bizet, qui
régnait sur un grand salon de la vie parisienne, et qui fut l’un des modèles de la duchesse de
Guermantes (Entre le théâtre et l’histoire: la famille Halévy, 1760-1960, Henri LOYRETTE
dir., Paris, Fayard/Editions de la Réunion des Musées Nationaux, 1996; Chantal BISCHOFF,
Geneviève Straus. Trilogie d’une égérie, Paris, Balland, 1992, 308 p.)
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 173
Voilà ce que j'avais à dire de cette bande. Il y en eut d'autres, à cette époque
de pourriture, qui lui firent concurrence: l'histoire, si elle descent jamais dans
cet égout, jugera qu'elle a été la plus infâme. Mais, quoiqu'il advienne, elle
entendra ce fait démontré: la condamnation de Dreyfus a été, pour la plus forte
part, l'œuvre de la Libre Parole, journal fondé par les Jésuites, et de l'exécra-
ble rhéteur qui a déshonoré l'ordre d'Ignace en prétendant le servir»61.
Dans ces jours intenses qui précèdent le procès Zola, les prises de posi-
tion se multiplient pour stigmatiser la persécution des juifs et la perversion
de l’opinion. L’engagement d'Emile Boutroux est significatif. Le 25 jan-
vier, ce grand philosophe spécialiste de Kant, ce professeur à la Sorbonne
qui a épousé la sœur du mathématicien Henri Poincaré fait paraître dans Le
Temps, le 25 janvier 1898, une «lettre à un ami sur l'antisémitisme». La
dénonciation est vigoureuse:
Je ne suis, vous le savez, qu'un méditatif retiré, impropre de toute manière à la
vie active. Mais je n'ai pas besoin de songer à mon devoir, je suis l'impulsion
invincible de mon cœur, en unissant intimement ma vie à celle de mon pays.
Je ne songe point à dissimuler mon émotion actuelle, et je vous répondrai très
librement (..) Quel sens pourrait donc avoir dans notre pays cet accouplement
monstrueux: «Vive l'armée! A bas les juifs!» Et cela devant l'image de
Strasbourg! L'armée est la force organisée en vue de la conservation de la pa-
trie, chez nous, c'est le respect de la dignité humaine et l'égalité civile et poli-
tique de tous les citoyens64.
Les attaques qui ont frappé Scheurer-Kestner ont montré que le tour des
protestants était peut-être aussi venu, et les violences développées contre
les intellectuels dreyfusards indiquent le développement politique de l’anti-
sémitisme. C'est donc que celui-ci n'est pas uniquement antijudaïque. Il an-
nonce bien une contre-révolution générale dont les juifs ne sont que les pre-
mières et les plus symboliques victimes expiatoires, et qui menace les fon-
dements même d’une souveraineté républicaine émancipatrice. La tâche des
intellectuels qui commencent à entourer Zola ou à préparer les grandes péti-
tions est à la fois plus simple et apparemment plus distante de l'antisémi-
tisme. Il faut défendre les droits de l'homme et du citoyen menacés dans
leur survie par le sort fait à Dreyfus et par le nouveau déchaînement de
haine qui marque, en Algérie et à Paris, l'affirmation de la campagne
antidreyfusarde. Zola retrouve la position de Bernard Lazare, et ce choix se
confirme avec «J'Accuse…!» qui opère un découplage de l'Affaire. D'une
64. in E. de Haime, Les faits acquis à l'histoire, Paris, P.-V. Stock, 1898, pp. 201-202.
Sur Henri Poincaré, voir l'article de Laurent ROLLET, «Autour de l'affaire Dreyfus. Henri
Poincaré et l'action politique», Revue historique, no 603, juillet-septembre 1997, pp. 49-101.
178 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS
part il y a ce qui s'est passé en 1894 et qui révèle «la chasse aux “sales
juifs”, qui déshonore notre époque»65. D'autre part il y a l'affaire Esterhazy
et la révélation d'un risque fondamental, pas seulement pour Dreyfus, mais
aussi pour la République, la justice et la liberté. L'antisémitisme n'exprime
pas seulement une menace pour les juifs mais le danger fondamental de la
démocratie. C'est une analyse politique, et non pas confessionnelle de l'an-
tisémitisme, un dépassement de l'antisémitisme qui lui-même se trans-
forme. Dans cette argumentation, le combat contre l'antisémitisme devient
universel, un combat pour la sauvegarde de la cité démocratique, et les juifs
sont intégrés dans la cité.
Ce sont d’autres intellectuels, très représentatifs de l'esprit scientifique,
qui développent cet objectif. Ce sont eux aussi que dénoncent les antisémi-
tes, comme intellectuel et dreyfusard. En vain, car ils poursuivent aussitôt
leur argumentation et repoussent l’antisémitisme hors du monde des idées.
Parmi eux agit Lucien Herr, normalien et agrégé de philosophie, éminent
spécialiste de la philosophie allemande, et très inséré dans les milieux de
l’avant-garde littéraire, intellectuel et socialiste66.
«Protestation»
Le bibliothécaire de l’Ecole normale supérieure, maître à penser d’une
génération de normaliens socialistes et libéraux aussi insiste sur l’idée de
dépassement de l'antisémitisme dans un texte programme, «Protestation».
Il paraît immédiatement après «J'Accuse…!» dans la Revue blanche qui
n'avait cessé de faire la preuve d'une grande vigilance depuis la fameuse
note de Félix Fénéon et Victor Barrucand, et il annonce le soutien de toute
la jeune génération à Emile Zola67.
Car il n'est pas vrai que les juifs soient une race et que le reste des Français
soient une autre race et qu'il y a danger à ce que ces deux races se mélangent
et cohabitent. Car la différence de race, fût-elle aussi profonde qu'elle est su-
65. Ibid.
66. Cf Daniel LINDENBERG et Pierre-André MEYER, Lucien Herr. Le socialisme et son des-
tin, Paris, Calmann-Lévy, 1975, 318 p. et Christophe PROCHASSON, Les intellectuels, le socia-
lisme et la guerre, op. cit.; Les intellectuels et le socialisme, Paris, Plon, 1997, 298 p.
67. Ce texte n'est pas signé. Mais on y reconnaît la plume et la pensée de Lucien Herr qui
avait joué par ailleurs un rôle central dans la mobilisation des intellectuels depuis l'automne
1897. Elie Halévy écrit à Célestin Bouglé, le 5 février 1898: «As-tu lu, dans le numéro de la
Revue blanche, un article vigoureux sur la situation? Il faut lire cela et le faire lire, d’autant
que je le crois écrit par un maître de la jeunesse, lui-même jeune. Mais, en somme, mes con-
temporains me dégoutent; ceux qui viendront après seront-ils pire ou meilleurs? Cela dépent
de nous, heureusement, -dans une faible mesure, malheureusement.» (Correspondance 1891-
1937, textes réunis et présentés par Henriette GUY-LOE et annotés par Monique CANTO-
SPERBER, Henriette GUY-LOE et Vincent DUCLERT. Préface de François FURET, Paris, Bernard
de Fallois, 1996, p. 220).
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 179
Pour Lucien Herr, on l'a bien compris, lutter sur le terrain seul de l'anti-
sémitisme revient à séparer le combat dreyfusard du combat universel et
permanent pour le droit et la justice, combat qui est celui des juifs comme
de tous les autres Français69. Cette question est d'autant plus sérieuse que
c'est le droit et la justice qui sont directement mis en cause dans l'affaire
Dreyfus. Dreyfus n'a pas été condamné par l'antisémitisme mais d'abord
par des juges militaires qui ont violé le droit. Par eux, l'Etat s'est dégagé de
la loi.
Le risque majeur que considère en effet Lucien Herr, c'est la menace
contre la démocratie que l'antisémitisme révèle mais n'épuise pas.
De tels faits ne sont possibles qu'aujourd'hui où des nécessités de défense na-
tionale nous mettent à la merci de 25 000 individus arrogants parce qu'ils se
croient indispensables: qui n'ont pas professionnellement l'habitude de pen-
ser, et qui cependant s'érigent en juges [..] Nous disons que ces choses, inouïes
et indignées, en tout pays, ne sont pas tolérables dans une démocratie. Il n'est
pas tolérable que des individus bottés à qui la nation a délégué la gestion de
ses intérêts défensifs, par cela seul qu'ils ont entre leurs mains le mécanisme
de la Force que nous leur avons confiée, se méprennent sur leur rôle jusqu'à se
croire les maîtres quand ils sont les instruments. [..] Il est inoui que la bureau-
cratie militaire, sous prétexte qu'elle détient des secrets de défense nationale
réclame pour tous ses actes, [..], le bénéfice de ce secret. Il est prodigieux que,
dans ce secret dont elle abuse, cette bureaucratie puisse impunément violer la
loi. [..] Nous protestons contre la bureaucratie, parce qu'elle nous compromet
et nous ridiculise devant l'Europe70.
L’antisémitisme intellectuel
La charge de Lucien Herr se double d’une manifestation de force des in-
tellectuels dreyfusards avec la publication des premières listes de signatai-
res des deux «protestations», les pétitions des «intellectuels» dont le bi-
bliothécaire de l’Ecole normale supérieure est aussi l’un des acteurs princi-
paux, et qui paraissent à partir du 14 janvier 1898.
L'écrivain Maurice Barrès est le premier à réagir à l'offensive majeure
des intellectuels dreyfusards. Il est aussi «le premier des intellectuels
antidreyfusards»71; il s’est, pour ainsi dire, préparé de longue date à cet
engagement antisémite dans l’affaire Dreyfus qui l’avait vu déjà injurier la
personne de Dreyfus dans un article du Journal relatant la dégradation72:
son aventure boulangiste et l’influence de son maître, l’idéologue du ra-
cisme biologique Jules Soury73, ont convaincu Maurice Barrès de la vérité
de l’antisémitisme ou du moins de son rôle dans l’avènement du nationa-
71. Zeev STERNHELL, «Maurice Barrès» in L’affaire Dreyfus de A à Z (Michel DROUIN
dir.), Paris, Flammarion, 1994, p. 121.
72. Maurice Barrès, Le Journal, «La parade de Judas», Le Journal, 6 janvier 1894, repris
dans Scènes et doctrines du nationalisme, Paris, Félix Juven, 1902, pp. 134 et suiv.
73. Jules Soury (1842-1915) enseigne l’ethnologie à l’Ecole pratique des hautes études où
Maurice Barrès a été son élève. Rendu célèbre par ses travaux sur le système nerveux (La
Fonction du cerveau en 1886, Le Système nerveux central en 1897), il sera dépassé dans le
racisme scientiste par Georges Vacher de Lapouge (1854-1936). Sur Jules Soury, voir Toby
GELFAND, «From Religious to Bio-Medical Anti-Semitism: The Career of Jules Soury» in
French Medicine & Culture, Amsterdam & Atlanta, Ed. A. La Berge & M. Feingold, Rodopi
1994, pp. 248-279; voir aussi Jacques DURIN, «Les sciences raciales» in L’affaire Dreyfus de
A à Z, op. cit., pp. 615-920.
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 181
lisme. Son engagement revêt en tout cas une importance supérieure, d’au-
tant plus qu’il dénonce, en plus des juifs, ceux qui défendent le droit et hon-
neur de ces derniers, les intellectuels dreyfusards. Il publie en effet le 1er
février 1898 un long article dans le Journal en réponse à la «protestation
des intellectuels»74. Il y assimile aux juifs les intellectuels, «déchet fatal
dans l'effort tenté par la société pour créer une élite». «Au résumé, con-
clut-il, les juifs et les protestants mis à part, la liste dite des intellectuels est
faite d'une majorité de nigauds et puis d'étrangers». En ramenant cette
vaste entreprise au niveau de la propagande juive, en frappant les intellec-
tuels de la marginalité des juifs, Barrès pense détruire à bon compte cette
résistance intellectuelle et civique: il lui suffit d'invoquer l'antisémitisme.
Un tel article ne fonctionne que dans le contexte de la croyance antisémite,
quasi-naturelle pour un homme comme Barrès qui place le culte de l’ins-
tinct au-dessus de la morale de la raison: «que Dreyfus est capable de tra-
hir, je le conclus de sa race», écrira Barrès lors du procès de Rennes. Et
d’ajouter: «Il n’y a de justice qu’à l’intérieur d’une même espèce»75.
L’amalgame juifs-intellectuels éclaircit l’horizon pour les dreyfusards.
Ainsi le combat des antidreyfusards ne concerne pas seulement un groupe
religieux de la société française, mais la forme même de la société et les
valeurs qui la fondent: c’est l’avenir de la société démocratique et de l’éga-
lité civique qui est en question. Il est temps d’opposer une fin de non-rece-
voir à la dérive antisémitiste, même conduite par un écrivain qui avait pu
incarner les espoirs de la jeune génération. «Oui, il faut exécuter Barrès;
mais s’il se borne à réclamer Boulanger II, il a écrit des choses plus igno-
bles», écrit Elie Halévy à son père Ludovic76. «Cela ne se discute pas»,
estime Lucien Herr dans une réponse immédiate qui n’est pas seulement
l’expression d’une rupture avec Maurice Barrès. Son nouvel article de la
Revue blanche est aussi une démolition des thèses racistes des antisémi-
tistes, une mise en demeure du nationalisme intégral et l’affirmation d’une
solidarité universelle des hommes libres dans laquelle les juifs sont com-
pris, parce que libérés des mythes comme les intellectuels:
Votre idée — et c’est, je crois, toute votre opinion dans l’affaire qui obsède,
par le monde entier, les hommes qui ont à quelque degré le souci de la jus-
tice — c’est que l’âme française, l’intégrité française, est aujourd’hui insultée
et compromise, au profit d’étrangers, par l’infâme machination d’autres étran-
gers, grâce à la complicité de demi-intellectuels, dénationalisés par une demi-
Pour Herr, affirmer sa solidarité avec les juifs lui permet d’exposer
l’idéal social et politique qui correspond à «l’âme française» et qui fonde
l’unité des hommes dans la cité démocratique. Barrès feindra de ne pas
comprendre, commentant la réponse de Lucien Herr avec sa logique: «Je
ne savais pas qu'il fût juif!»78. Mais les intellectuels dreyfusards et les sa-
vants juifs comprendront le sens du texte. Les premiers ne craindront pas
d’affirmer leur solidarité en tout lieu et tout temps avec les juifs, comme
Ferdinand Buisson, professeur à la Sorbonne et directeur honoraire de l’en-
seignement primaire, qui déclara, le 10 mai 1899, au cours d’un meeting or-
ganisé au Grand Orient de France:
On prétend que nous nous sommes mêlés de ce qui ne nous regardait pas.
C’est une erreur, citoyens. Nous avions le droit de nous mêler de l’Affaire,
parce que nous en avions le devoir (..). Je sais bien que nous tenterions de ré-
pondre: «Suis-je le gardien de mon frère? Et de quel droit me charger, moi
simple particulier, d’un pareil fardeau? Et puis, est-ce qu’un sale juif est mon
frère? Est-ce qu’un officier de famille riche est mon frère, à moi pauvre
ouvrier, pour qui il n’eût pas levé le doigt? Est-ce que je sais, est-ce que j’ai
besoin de savoir s’il est coupable ou si c’est un autre?» Vaines défaites, vains
sophismes. Oui, quoi que tu fasses, citoyen d’une démocratie, tu es le gardien
de ton frère; en république, chacun est le gardien des libertés de tous. Oui,
quoique nous fassions pour nous dérober, nous nous sentons solidaires de no-
tre pays. Et si Dreyfus, condamné à tort par un conseil de guerre qui paraît
avoir été indignement trompé, ne trouvait pas de justice dans la conscience du
peuple français, ce serait plus qu’une erreur, ce serait un crime, et ce serait le
crime du peuple français79.
77. Lucien HERR, «A M. Maurice Barrès», La Revue blanche, 15 février 1898, pp. 242-
244.
78. Charles ANDLER, Vie de Lucien Herr (1864-1926), réédition François Maspero, Paris,
1977, p. 126.
79. Ferdinand Buisson, «Le colonel Picquart en prison», discours du 10 mai 1899, Le
Siècle 11 mai 189.
80. Philippe E. LANDAU, L'opinion juive et l'affaire Dreyfus, Paris, Albin Michel «Pré-
sences du judaïsme» poche, 1995, 154 p.
184 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS
plus habile, plus difficile à combattre, mais aussi plus dangereuse que
le simple antisémitisme intellectuel. Il s'agit pour eux de démontrer que
les intellectuels dreyfusards, dont la naissance confirmerait l’arrogance et
la faillite de la science, sont responsables de l'antisémitisme qui les
frappe désormais: c’est la science moderne qui, en forgeant l’idée de la dis-
tinction des races, aurait donné de nouvelles bases à l’antisémitisme jusque-
là confiné dans l’antijudaïsme religieux ou l’anticapitalisme populaire. Re-
fuser l’engagement intellectuel, limiter les prétentions de la science, revenir
à la spécialisation des disciplines constituent en conséquence les moyens
d’une lutte efficace contre l’antisémitisme, selon les intellectuels anti-
dreyfusards qui professent en même temps leur hostilité à cette forme de
violence.
Une telle argumentation permet ainsi de rejeter l'antisémitisme en même
temps que les intellectuels, et d'appeler au retour d'une société religieuse.
Cette argumentation comporte cependant un risque redoutable dont ces in-
tellectuels antidreyfusards n'ont pas forcément conscience mais qui va
transformer l'antisémitisme: ils sont amenés à accepter une perversion de la
science et de l'esprit scientifique qui pourront désormais servir de caution
moderne à l'antisémitisme. Ainsi, tout à leur haine de l'intellectuel et de
son «individualisme», les intellectuels antidreyfusards ont ouvert une boîte
de Pandore. Le représentant le plus achevé de cette stratégie dangeureuse,
débouchant sur un désastre intellectuel, est Ferdinand Brunetière.
87. Ferdinand Brunetière, «Après le procès», La Revue des deux mondes, 15 mars 1898,
pp. 428-446. Sur l'anti-intellectualisme, voir le dossier de Mil-neuf-cent. Revue d'histoire in-
tellectuelle, no 15, 1997.
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 187
98. Ibid., pp. 14-15 et 17-18 (en note, Brunetière ajoute, à propos de ce membre de
phrase: «je le regrette, comme n'étant pas assez exact ou comme étant trop général. Si quel-
ques Israélites sont nouveaux parmi nous, il y a beaucoup d'anciens, le plus grand nombre
peut-être; et j'ai eu tort de paraître oublier que la plupart de nos protestants sont d'aussi
vieille souche que nous.»)
99. Ibid., p. 26.
100. Remarquons que l’esprit scientifique et l’individualisme démocratique ont permis
justement aux juifs de s’émanciper.
190 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS
111. Sur les catholiques dreyfusards, voir l’article fondateur de Jean-Marie Mayeur, «Les
catholiques dreyfusards», Revue historique, avril-juillet 1979, pp. 337-361.
112. Voir le procès Jean Grave qui précéde l’affaire Dreyfus et organise une première
mobilisation intellectuelle.
113. Emile Duclaux, Avant le procès, Paris, P.-V. Stock, 1898, p. 35.
194 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS
118. Bouglé ajoute cependant: «Je sais bien que j'exagère. La politique propre à l'antisé-
mitisme est encore dans les limbes, et son»groupe«naît à peine. Il importe: petit parti devien-
dra grand, pourvu que nous lui prêtions vie; et puisque ses adhérents font du bruit comme
quatre, il n'est peut-être pas inutile de se demander, dès maintenant, quelle idée générale leur
sert de grosse caisse (..)» (Célestin Bouglé, «Philosophie de l'antisémitisme (l'idée de
race)», La Grande Revue, 1er janvier 1899, p. 144)
119. «Si l'on analyse la composition du public de la Libre Parole, on croit déjà tenir la
solution….» (Ibid.).
120. Ibid.
121. Ibid., p. 145
196 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS
l'usage qu'elles font de l'idée de race. L'idée de race sera son cheval de
bataille»122
En effet, l'argument scientifique donne à l'antisémitisme un caractère
d'efficacité et une valeur de vérité que n'avaient ni le préjugé catholique ni
le préjugé socialiste. Toutes les objections peuvent être aussitôt balayées123.
L'antisémitisme s'est donc modernisé, il dispose d'un langage de vérité.
L'antisémitisme se fonde désormais sur «l'idée que la conformation anato-
mique détermine fatalement les caractères et les esprits, que les qualités
corporelles, fixées dans les organismes, immodifiables malgré le change-
ment des milieux, commandent les qualités morales, que les destinées d'une
nation dépendant, par suite, de la nature des éléments ethniques qui la cons-
tituent»124. L'antisémitisme se veut donc une science: «c'est l'anthropolo-
gie qui sera la»science«des antisémites. La philosophie de l'antisémitisme
est une branche de la métaphysique des races»125. Cet argument scientifi-
que ne vient pas de Drumont qui l'a seulement exploité, mais d'intellectuels
opposés à la science et aux savants et qui rendent ceux-ci responsables de
l'idée de race. Au premier rang de ces intellectuels figurent, selon Bouglé,
Barrès et Brunetière126. Puisque l'antisémitisme se veut scientifique, il lui
importe donc d'étudier la valeur scientifique de l'idée de race, d'analyser
cette anthropologie appliquée à l'histoire.
Bouglé commence à observer que la «philosophie des races» date de la
première moitié du siècle et qu'elle répondait au sentiment populaire des
«nationalités»127. De la nécessité de «fonder ces qualités dans la matière, à
122. Ibid.
123. «Interrogez quelque antisémite de salon, et quand vous lui aurez demandé pourquoi,
enfin, les juifs ne peuvent pas être de bons Français, puisque de bons Français catholiques
sont, comme des juifs, dans les affaires, puisque de bons Français protestants ou libres pen-
seurs sont, comme les juifs, en dehors de l'Eglise catholique, il vous répondra sans sourciller,
d'un ton tranchant, au nom de la science: “Affaire de race. Ils n'ont pas la France dans le
sang. Leur conformation anatomique les empêche à jamais d'acquérir la générosité française,
la délicatesse française, l'esprit français. Transportez-les sur tous les points de notre territoire,
ouvrez-leur toutes nos situations sociales: vous ne changerez rien à leur nature. Partout la
race sémite reconnaîtra les siens, -et fera des siennes!”» (Ibid., pp. 145-146)
124. Ibid.
125. Ibid., p. 146
126. «Et d’abord, d’où est venue la force, au moins apparente, de la métaphysique des
races? Nous ne faisons pas à M. Drumont l’honneur ou l’injure de prétendre qu’il a inventée
de toutes pièces: il l’a seulement exploitée avec adresse. Il a su, pour bien mener sa barque,
trouver le vent. D’où partaient donc les souffles puissants qui ont gonflé ses voiles? “De la
science même”, répond Brunetière, fidèle à sa tactique. Si nous avons cru à la vertu des races,
c’est la faute aux savants.» (ibid., p. 147)
127. «Il semble bien, en effet, que le sentiment populaire, dans la première moitié de ce
siècle, appelait une philosophie des races. les guerres du premier Empire avaient comme jon-
glé avec les peuples; les territoires avaient été découpées et distribués, au hasard de l'épée,
entre les généraux heureux; les nations étaient redevenues, dans la main de César, comme
l'argile dans la main du potier. c'est alors, sous cette pression insupportable, que les senti-
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 197
faut-il point s'étonner que les jeunes sciences sociales apportent au vieux
spiritualisme l'hommage de leur reconnaissance». Bouglé enfonce davan-
tage le clou, en jeune spécialiste des nouvelles sciences sociales. «La plu-
part des récentes conquêtes des sciences sociales s'accomplissent ainsi en
dehors de l'anthropologie; ou plutôt elles gagnent sur ses terres et l'expro-
prient peu à peu [..]. L'alliance première des historiens et des anthropolo-
gues est aujourd'hui dénoncée; l'explication «par la race» n'apparaît plus
que comme un pis-aller. «C'est au moment où elle est bannie du cabinet
des savants, remarque M. Darlu, que l'idée de race descend dans la rue, agi-
tée par des journalistes ignorants». Bouglé conclut sur «l’anthropologie
chère aux antisémites», qui ne ressemblent en rien à de la science:
Un fatalisme mystique et un matérialisme paresseux, voilà ce qu'il y a au fond
de la métaphysique des races: on a enfin compris que les sciences sociales,
pour se constituer, n'avaient besoin ni de l'un ni de l'autre. Des phrases va-
gues, tant qu'on voudra, des substantifs imposants, des symboles ingénieux,
l'anthropologie chère aux antisémites peut encore en fournir; mais des expli-
cations scientifiques satisfaisantes, jamais134.
134. Ibid., p. 154
135. Ibid., p. 157
136. «Par toute son histoire, en unifiant intimement tant de provinces diverses, la France
avait la première — combien de fois l'a-t-on répété!— triomphé de la matière sous les deux
espèces du sol et de la race. Par ses déclarations solennelles de 89, du jour où elle prétendait,
en vertu d'un acte volontaire, se constituer en nation libre, c'était toutes les formes du maté-
rialisme et du fatalisme qu'elle semblait répudier à jamais» (Ibid., pp. 157-158)
137. «Si nous protestons contre l'annexion, est-ce parce que nous pouvons prouver que
les Alsaciens-Lorrains ont “le sang latin” ou “le crane celte”? Leur volonté, telle est la vraie
raison de notre protestation inlassable. Quelle que soit la couleur de ses yeux ou la forme de
sa tête, si un homme veut, de toutes les forces de son âme, rester Français, nous n'acceptons
pas qu'on l'arrache à la France» (ibid., p. 158).
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 199
138. Ibid.
139. «Vous me demandez mon avis sur la prétendue banqueroute de la science: ce mot
représente, à mon avis, une illusion de personnes étrangères à l’esprit scientifique. […] Ce
n’est pas qu’elle [la science] ait jamais prétendu fournir des solutions dogmatiques et abso-
lues sur les questions d’origine et de fin de toutes choses. Cela est du domaine de l’hypothèse
et de l’imagination. Si nos méthodes excluent le “mystère”, cela ne signifie nullement que
nous prétendions posséder le dernier mot de l’univers. Nous connaissons parfaitement toute
l’étendue de nos ignorances et nous avons la modestie de notre impuissance.» (L’Echo de
Paris, 12 janvier 1895, cité par Jacqueline LALOUETTE, La Libre Pensée en France 1848-
1940, préface de Maurice AGULHON, Paris, Albin Michel «Histoire», 1997, p. 173).
140. De la même manière, Brunetière suggère un amalgame entre l’anticléricalisme poli-
tique et le laïcisme intellectuel, et il ne rend pas justice des philosophes, «non suspect [s] de
cléricalisme» dont il cite pourtant les propos sévères sur l’anticléricalisme (Après le procès,
op. cit., note 1 pp. 19-20).
200 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS
141. «J'en viens à toi et te félicite de ton article, paru dans la Grande Revue. Qui osera
dire que ce que tu affirmes n'est pas vrai? La Ligue des droits de l'homme devrait distribuer
ton article, tiré à part, à tous ses adhérents» (Lettre d'Elie Halévy à Célestin Bouglé, 1er jan-
vier [1899] in Elie Halévy, Correspondance, op. cit., pp. 257-258)
142. Alphonse Darlu, M. Brunetière et l'individualisme. A propos de l'article après le
procès, Paris, Armand Colin, 1898, 78 p. Sur l’article d’Alphonse Darlu, voir Michel
WINOCK, «Une question de principe» in La France de l’affaire Dreyfus (Pierre BIRNBAUM
dir.), Paris, Gallimard «Bibliothèque des histoires», 1994, pp. 543-572
143. Ferdinand Brunetière, «Après une visite au Vatican», Revue des deux mondes, 1er
janvier 1895, pp. 97-118; Alphonse Darlu, «Réflexions d’un philosophe sur une question du
jour: science morale et religion. Après une visite au Vatican de M. Brunetière», Revue de
métaphysique et de morale, mars 1895, pp. 239 et suiv. (republié dans Alphonse Darlu, M.
Brunetière et l'individualisme, op. cit., pp. 51-78, avec des notes de 1898).
144. «je me souviens qu'à l'apparition de la France juive de M. Drumont, il a dit tout de
suite qu'il avait peu lu de livres plus dangereux. Et cette parole s'est vérifiée» (Alphonse
Darlu, M. Brunetière et l'individualisme, op. cit., p. 26).
145. Ibid., p. 47. Ferdinand Brunetière est l’auteur d’une des plus sévères critiques de La
France juive (Revue des deux mondes, 1er juin 1886).
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 201
mes, ou quand nous lisons leurs premiers travaux, nous reprenons confiance
dans l’avenir et nous oublions un moment les doutes, les inquiétudes inspirées
par le spectacle des choses publiques148.
les maisons israélites (..)Voilà pour la question de fait soulevée par M. Brune-
tière. Je ne la résous pas, remarquez-le; je présente seulement des arguments
et des doutes contre la solution fournie, et je laisse le lecteur juge. En cela je
reste fidèle à cette méthode scientifique que M. Brunetière malmène tout au
long de son dernier article, avec d’autant plus de vigueur que cette fois il se
sent hors du débat. Et il a raison, car il appert, comme on dit au Palais, tant de
son dernier article que d’un article antérieur qui fit un jour beaucoup de bruit
en tombant [«Après une visite au Vatican»], qu’il ne sait pas ce que c’est que
la science, qu’il la voit où elle n’est pas, et qu’il ne la voit pas où elle est.
Grave défaut quand on s’est donné mission d’appliquer la bastonnade155.
L'esprit scientifique, mais aussi l'individualisme tant décrié par les intel-
lectuels antidreyfusards, guident les hommes vers la justice et la solidarité
comme le reconnaissent Darlu — «L'individualisme, qui réclame la liberté
pour tous les individus, n'enseigne pas l'égoïsme, mais la justice»163 — et
Duclaux:
Il est certain qu’un troupeau de moutons est bien plus facile à conduire qu’une
troupe humaine, et que tout progrès intellectuel chez ceux qui obéissent se
tourne en obstacle pour ceux qui commandent. Je reconnais le danger comme
M. Brunetière. Je sais aussi qu’on préconise deux principaux moyens d’y pa-
rer. L’un est d’abaisser ceux qui servent, et au besoin de les dompter. L’autre
est d’élever ceux qui détiennent l’autorité, de quelque nature qu’elle soit, de
façon que les distances restent les mêmes. Je ne sais pas quel choix fera mon
pays. Mais le mien est tout fait: je reste «intellectuel»164.
Et Durkheim de renchérir: «Non seulement l'individualisme n'est pas
l'anarchie, mais c'est désormais le seul système de croyances qui puisse
proclamé le droit égal de tous les hommes; elle a interdit comme un crime
de sacrifier une vie humaine à la gloire ou au bonheur de quelques-uns; elle
a fait descendre la fraternité chrétienne du ciel sur la terre; pour emprunter
à Renan une bonne parole, elle ‘a substitué aux fins égoïstes la grande fin
divine: perfection et vie pour tous’»179. Aussi peut-on dire que tout recul de
la démocratie, dans des pratiques quotidiennes ou dans celle de l’Etat, in-
duit une résurgence de l’antisémitisme.
Renan disait aussi, vers la fin de sa vie, que «tout juif est un libéral (..)
Les ennemis du judaïsme, au contraire, regardez-y de près, vous verrez que
ce sont en général les ennemis de l’esprit moderne.»180 La lutte contre l’an-
tisémitisme pendant l’affaire Dreyfus fut bien une résistance de l’esprit mo-
derne, que l’historien Gustave Bloch, père de Marc Bloch, désignait sous le
nom d’«esprit scientifique», évoquant précisément la figure disparue
d’Emile Duclaux: «quand on veut désigner un esprit libre, ouvert et déba-
rassé de préjugés, on l’appelle esprit scientifique»181. Il n’est pas inutile de
se souvenir, à l’heure où s'achève le second moment du centenaire de l’af-
faire Dreyfus, celui qui commémore précisément l’intervention des savants,
des artistes et des écrivains pour la défense du droit et de Dreyfus, de rap-
peler qu’une pensée rationnelle et volontaire a su repousser la violence de
l’antisémisme, un temps durant.
179. Alphonse Darlu, M. Brunetière et l'individualisme, op. cit., p. 33. Sur Renan, voir le
jugement plus réservé de Pierre BIRNBAUM dans «La France aux Français» Histoire des hai-
nes nationalistes, Paris, Le Seuil «XXè siècle», 1993, pp. 117 et suiv.
180. Ernest Renan, «Identité originelle et séparation graduelle du judaïsme et du christia-
nisme» (1883) cité par Antoine COMPAGNON, Connaissez-vous Brunetière?, op. cit., p. 39.
181. Gustave Bloch, «Emile Duclaux», Bulletin de l’Association des anciens élèves d
el’Ecole normale supérieure, 1905, p. 92.