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LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

Vincent DUCLERT
Université de Paris X - Nanterre

LES INTELLECTUELS, L’ANTISÉMITISME


ET L’AFFAIRE DREYFUS EN FRANCE

«Le jour où il faudra être ou socialiste, ou


antisémite, l’antisémitisme sera bien fort. Il
faudra tenir compte aussi de la force, réelle,
malgré les crises comme celles de cet hiver,
du ‘parti intellectuel’.» (Elie Halévy, lettre à
Célestin Bouglé, 31 mars 1898, Correspon-
dance 1891-1937, Paris, Bernard de Fallois,
1995, pp. 239-240)

RÉSUMÉ

Comment, pour les intellectuels dreyfusards, défendre les juifs dénoncés par l’anti-
sémitisme sans s’inscrire dans des modèles religieux ou communautaires qu’ils ré-
cusent, sans renoncer à la pensée rationnelle et à l’exigence démocratique qui les
ont fait naître? Cette difficulté majeure, qui a pu laisser penser que les intellectuels
dreyfusards avaient négligé de s’attaquer spécifiquement à l’antisémitisme et qui
expliquerait aujourd’hui, d’une certaine manière, la permanence d’un antisémitisme
résiduel en France, a pourtant été surmontée par un groupe d’intellectuels issus des
milieux scientifiques. Devant un antisémitisme qui prétendait se moderniser au con-
tact de la science, ces intellectuels, ces savants, n’ont pas seulement démontré l’im-
posture radicale de l’antisémitisme au regard de la modernité et de la raison. Ils ont
aussi révélé qu’il s’y logeait un enjeu politique, intellectuel, scientifique, et que la
lutte sur ces terrains-mêmes permettait de le combattre efficacement. Le combat des
intellectuels dreyfusards contre l’antisémitisme au tournant du siècle n’empêchera
pas la dérive antisémite des années trente ni l’antisémitisme d’Etat du régime de
Vichy. Mais il reste néanmoins possible d’en écrire l’histoire.

SUMMARY

The question was, for the intellectuals who supported Dreyfus, how to defend the
Jews denounced by antisemitism without being caught in the religious or com-
munity models which they challenged, and without renouncing the rational thought
and the democratic process that allowed them to rise. This major difficulty, which
may have led some to believe that these pro-Dreyfus intellectuals had failed to
attack antisemitism specifically, and which today would somehow account for the

Revue des Études juives, 158 (1-2), janvier-juin 1999, pp. 105-211
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continued existence of a certain antisemitism, has been overcome by a group of


intellectuals from the scientific community. Facing an antisemitism which claimed
to modernize itself through contact with science, these intellectuals and scientists
have not only demonstrated the fundamental imposture of antisemitism when
confronted with modernity, but have also revealed that behind this imposture
political, intellectual and scientific issues were at stake, and that a debate in these
areas allows for an efficient response to antisemitism. The struggle of pro-Dreyfus
intellectuals against antisemitism at the turn of the century neither prevented the
antisemitic movement of the Thirties nor the state antisemitism of the Vichy ré-
gime. But the story of this struggle can nonetheless be written.

Les intellectuels sont nés dans l'affaire Dreyfus et de l'affaire Dreyfus, et


ils continuent d’exister à travers l'histoire et la mémoire de cette dernière1.
Il n’est donc jamais inutile de revenir sur cet événement fondateur. L'Af-
faire est considérée comme l’acte de baptême des intellectuels et le point
de départ de leur histoire2: plusieurs livres ont été écrits sur ce double avè-
nement qui éclaire la venue du XXè siècle3. L'antisémitisme qui domina
l'opinion publique à cette époque a joué, dans cette naissance souvent cons-
tatée et peu expliquée, un rôle central. C’est le refus de l’antisémitisme sous
toute ses formes qui créa une pensée de l’engagement dans laquelle se re-
trouvèrent les intellectuels dreyfusards: «cela ne se discute pas», écrira
Lucien Herr en réponse à Maurice Barrès qui faisait des intellectuels un
«déchet fatal» de la société, les assimilant aux juifs dont il professait une
haine comparable. Cela créa chez les intellectuels dreyfusards une solidarité
inaugurale avec les juifs opprimés. On a souvent souligné le lien entre le
destin des juifs et l’affaire Dreyfus, on a de même fréquemment insisté sur
le lien entre la naissance des intellectuels et l’affaire Dreyfus. Il est temps
de s’intéresser au troisième terme, le rapport des intellectuels et des juifs
1. L’origine de cet article réside dans une communication au colloque «Aspects de l'anti-
sémitisme moderne en Europe. De l'affaire Dreyfus à la «solution Finale»», tenu à Leipzig
du 11 au 14 janvier 1995 et organisé par le Centre pluridisciplinaire des Etudes Françaises du
Centre d'Etudes Supérieures de l'Université de Leipzig, l'Ambassade de France, la Fondation
Friedrich Erbert, l'Institut français de Leipzig et l'Institut d'Etudes Romanes de l'Université
de Leipzig (Edgar MASS et Kai-Ulrich HARTWICH dir.) dont les actes n’ont pas été publiés.
Une nouvelle version a été présentée au séminaire d’Esther BENBASSA, «Les juifs en France à
l’époque contemporaine» (CNRS-Université de Paris IV-Sorbonne) le 27 janvier 1997. Ma-
deleine REBÉRIOUX, Pierre VIDAL-NAQUET et Jacques JULLIARD ont bien voulu lire une pre-
mière version de ce texte et me faire part de leurs remarques; je les en remercie ainsi qu’Es-
ther BENBASSA et Kai-Hartwich ULRICH pour leur aide et leur fidélité. Ces recherches sur
l’antisémitisme tiennent beaucoup à mes échanges avec Christophe PROCHASSON et Bertrand
JOLY, mais j’en suis, comme le veut l’usage, seul responsable.
2. Cf Pascal ORY et Jean-François SIRINELLI, Les intellectuels en France de l'affaire
Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin «U», 1992 (réédition).
3. Cf Christophe CHARLE, Naissance des «intellectuels» 1880-1900 (Paris, Editions de
Minuit «Le sens commun», 1990, 272 p.) et Christophe PROCHASSON, Les intellectuels, le
socialisme et la guerre 1900-1938 (Paris, Seuil «L’Univers historique», 1993, 360 p.)
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pendant l’affaire Dreyfus avec, au centre, la figure de l’antisémitisme —


combattue par les intellectuels dreyfusards, conservée par les intellectuels
antidreyfusards. Ce sont précisément ces formes dernières d’adhésion com-
plexe à l’antisémitisme, de la conviction délibérée à son exploitation tacti-
que, qui expliquent sa persistance après l’affaire Dreyfus: les intellectuels
antidreyfusards en sortirent, pour cette raison, largement disqualifiés, tandis
que les intellectuels dreyfusards qui avaient choisi de le combattre ne surent
malheureusement maintenir la même détermination.
Les savants, les écrivains, les artistes, ceux qui s’engagent à partir de 1897
dans la défense de Dreyfus et du droit et qui, pour cette raison, sont dénom-
més dans les premiers jours de janvier 1898, à l’occasion d’une fameuse
protestation collective, des intellectuels, connaissent une triple expérience
de l’antisémitisme, en tant que français et citoyen républicain, comme
dreyfusard et juif assimilés, comme penseur critique et élite scientifique en-
fin. Ainsi, au-delà des formes que prendront la compréhension et la réfuta-
tion de l’antisémitisme, celui-ci, par la confrontation qu’il impose aux intel-
lectuels dreyfusards, révèle les principaux caractères de «l’intellectuel»,
cette figure mystérieuse et convoitée qui avait déjà traversé la littérature et
qui s'imposait désormais dans le champ scientifique et civique. L’antisémi-
tisme constitue une approche décisive à ce phénomène essentiel né de l’af-
faire Dreyfus.
Les intellectuels découvrent d’abord la propagande antisémite qui avait
déjà dominé le procès de 1894 et entraîné, pour une large part, la condam-
nation de Dreyfus. Dans cette première phase de l’affaire Dreyfus, l’antisé-
mitisme était dirigé essentiellement contre le «traître Dreyfus»; s’apparen-
tant à une cristallisation de formes confuses qui avait gagné jusqu’aux nota-
bles des lettres — de Barrès à Coppée en passant par Léon Daudet —, il
avait néanmoins reflué après la dégradation du 5 janvier 1895. Avec le dé-
but de la véritable affaire Dreyfus, cette cristallisation ressurgit, bien plus
violente, plus durable. Elle devient une arme des antidreyfusards auxquels
peu d’entre eux ne succombe. Elle contraint les intellectuels juifs à la pru-
dence et au silence. Témoins de cette violence, les intellectuels dreyfusards
la dénoncent, la disent et la dépassent: en tant que français et citoyen d’une
démocratie, ils ne peuvent accepter ce déferlement de haine dont ils analy-
sent, en tant qu’historien, écrivain, philosophe ou savant, l’absurdité, l’irra-
tionalité et la violence.
Mais l’antisémitisme les touche aussi comme dreyfusard et intellectuel.
Parce qu’ils soutiennent le droit à la justice du «traître Dreyfus», ils sont
dénoncés par les antidreyfusards comme membre du «Syndicat» [juif],
comme complices des juifs, comme juifs eux-mêmes. Devant ces accusa-
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tions rituelles que répètera Maurice Barrès4, la réaction des intellectuels


dreyfusards consistera à assumer, à revendiquer même — non pas une qua-
lité de juif associé à un ordre religieux qu’ils récusent par définition —
mais la qualité d’intellectuel, qu’ils partagent et dont ils conçoivent une im-
portante fierté. Cette attitude commune a une double conséquence. D’une
part, l’identité intellectuelle ne peut que s’opposer à l’antisémitisme sous
toutes ses formes. Par ailleurs, les intellectuels juifs sont réintégrés dans le
combat commun, en tant qu’intellectuel, en tant que dreyfusard. L’engage-
ment intellectuel massif et les formes civiques du combat dreyfusard per-
mettent d’intégrer les intellectuels juifs dans un combat qui dépasse la sim-
ple lutte contre l’antisémitisme, qui lance les fondements de l’engagement
démocratique: les intellectuels juifs agissent à ce moment comme des intel-
lectuels dreyfusards, ils sont les intellectuels dreyfusards de la même ma-
nière que ces derniers représentent les juifs opprimés. Ce n’est que plus
tard, après la Première guerre mondiale, et alors que les intellectuels lais-
sent se développer un nouvel antisémitisme, que les intellectuels juifs de-
vront réagir, seuls, comme juifs.
Mais les intellectuels dreyfusards sont confrontés à une troisième forme
d’antisémitisme, puisqu'ils sont jugés responsables de cette dérive de la
pensée et de la société. Cette argumentation développée notamment par le
directeur de la Revue des deux mondes, Ferdinand Brunetière5, les frappe en
tant qu’intellectuel critique, en tant que «scientifique» au sens d’Elie Ha-
lévy, jeune philosophe et historien, rattaché au judaïsme par héritage fami-
lial mais profondément athée et rationnaliste6. Provoqués dans leur essence
même d’intellectuel, ils affrontent alors délibérément l’antisémitisme pour
en déconstruire les bases logiques et en décrire sa faillite au point de vue
scientifique, civique et moral. Cette contre-offensive décisive, peu connue
dans ses termes précis, confirme que la démarche intellectuelle fondée sur
4. Cf Zeev STERNHELL, Maurice Barrès et le Nationalisme français, Paris, Armand Colin
et Presses de la FNSP 1972 (et Bruxelles, Complexe «Historiques», 1985) et La Droite révo-
lutionnaire, 1885-1914. Les origines françaises du fascisme, Paris, Seuil «L’Univers histori-
que», 1978 (et «Points-Histoire», 1978). Egalement Robert SOUCY, Fascism in France: The
Case of Maurice Barrès, Los Angeles-London-Berkeley, University of California, 1972.
S’intéressant davantage au destin littéraire de Maurice Barrès: François BROCHE, Maurice
Barrès. Biographie, Paris, Lattès, 1987.
5. Cf Antoine COMPAGNON, Connaissez-vous Brunetière? Enquête sur un antidreyfusard
et ses amis, Paris, Seuil «Univers historique», 1997, 286 p.
6. En 1932, Elie Halévy se souvint de l'affaire Dreyfus à l'occasion d'un hommage à Lu-
cien Herr disparu six ans plus tôt. Devant les membres de l'Union pour la vérité, Elie Halévy,
qui allait mourir cinq ans plus tard, rappela le rôle incomparable du bibliothécaire de la rue
d’Ulm, «une action méthodique pour la défense et la glorification de l'esprit scientifique.
L'affaire Dreyfus représenta sans doute le point culminant de son influence parce qu'elle
mettait tout à la fois en péril les droits de l'humanité et les exigences de l'esprit critique.» Et
d'ajouter: «Le groupe des ‘dreyfusards’ eut d'ailleurs ses romantiques en même temps que
ses scientifiques».(Bulletin de l'Union pour la vérité, 17 décembre 1932).
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la raison scientifique a été, et demeure, indispensable à la lutte contre l’an-


tisémitisme sous toute ses formes.
La naissance des intellectuels pendant l’affaire Dreyfus correspond donc à
une lutte fondamentale contre l’antisémitisme et à une position de vigilance
à l’égard des tentations qui pourraient se nouer au sein même du monde in-
tellectuel. En faisant de la dénonciation de l'antisémitisme un ressort des
premiers engagements, et de sa réfutation un élément de leur propre défini-
tion, les intellectuels dreyfusards ont accordé à la lutte contre l'antisémi-
tisme une place définitive dans leur propre avènement. La connaissance des
intellectuels, et celle de l'antisémitisme, s'en trouva considérablement ren-
forcée. En même temps, les intellectuels dreyfusards ont révélé toute l'am-
biguïté qui a réuni des antidreyfusards modérés et un antisémitisme ré-
prouvé mais détourné. Cette ambiguïté n'a pas permis qu'une vaste conver-
gence puisse se dessiner chez les intellectuels de l'affaire Dreyfus pour
faire de la déconstruction de l'antisémitisme un principe intellectuel souve-
rain et commun.
Pour avoir méconnu ce devoir de réfutation et ce risque de propagation,
les intellectuels du XXe siècle ont pu manquer à l’histoire qui fut la leur
pendant l’affaire Dreyfus et qui explique leur naissance. Pour avoir mé-
connu cette question centrale du rapport des intellectuels dreyfusards avec
l’antisémitisme, les historiens des intellectuels ont pu donner des intellec-
tuels une définition partielle. Car, et telle est notre problématique, la lutte
des intellectuels dreyfusards contre l’antisémitisme a signifié un engage-
ment intellectuel de grande ampleur, démontrant une démarche critique
ambitieuse et efficace qui définit désormais les intellectuels. Cette lutte
contre l’antisémitisme n’a pas débouché uniquement sur des formes de pen-
sée; elle a forgé également les contours de la société intellectuelle et a ca-
ractérisé le progrès démocratique. Scientifique, sociale, politique, cette lutte
s’est incarnée dans l’affaire Dreyfus, mais elle ne lui a guère survécu. Cette
fragilité n'annule pas cependant la modernité d’une lutte dont on peut,
aujourd’hui, redire les principaux caractères. Et c’est la déconstruction de
l’antisémitisme, par des intellectuels dreyfusards qui agissaient comme
penseurs critiques, qui nous retiendra le plus longuement parce que s’y or-
ganise le lien entre l’individualisme démocratique et l’universalisme criti-
que, attitude de modernité par excellence.

I. LES REFUS INTELLECTUELS DE LA CRISTALLISATION ANTISÉMITE

La vague d’antisémitisme qui frappe l’opinion publique française et fige


les pouvoirs républicains en 1898 conduit les intellectuels dreyfusards, en-
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gagés dans la défense de Dreyfus, à dénoncer l’impact d’une première va-


gue dans la condamnation de 1894 et la violence de la seconde vague en
1898. A partir de 1897, des savants, des artistes, des écrivains, sont témoins
de la haine antisémite qui s’abat sur les premiers dreyfusards comme elle
s’était dirigée, trois ans auparavant, contre le capitaine Dreyfus. Cette vio-
lence de l’opinion publique, ajoutée à la violence de l’arbitraire judiciaire,
en détermine un certain nombre à l’engagement. L’antisémitisme redouble
avec l’extension du camp dreyfusard; le procès Zola voit le verbe et l’image
antisémites prendre des proportions considérables. La cristallisation antisé-
mite est intense, elle caractérise le discours commun des antidreyfusards.
En tant que français et républicain, les intellectuels dreyfusards refusent de
telles dérives; ils dénoncent la haine antisémite et son exploitation par les
antidreyfusards. Ils analysent l’antisémitisme comme l’une des raisons de
l’affaire Dreyfus et l’un des caractères de la gravité de la crise. L’antisémi-
tisme ne les touche pas encore comme intellectuel, sauf les intellectuels
juifs qui optent pour le repli et silence.
Au moment de la «première» affaire Dreyfus, très rares avaient été les
intellectuels à s’inquiéter publiquement de la violence antisémite. La haine
de l'opinion contre les juifs, qu'exprime et suscite à la fois la presse antisé-
mite, mobilise cependant des écrivains d'avant-garde qui feront partie de
l'avant-garde dreyfusarde en 1896-1897. Au lendemain de la dégradation
du capitaine Dreyfus qui avait vu la foule parisienne massée derrière les
grilles de l'Ecole militaire et réclamant la mort, Félix Fénéon, directeur de
la Revue blanche et Victor Barrucand publiaient une courte note de protes-
tation ainsi formulée: «A l'occasion des fêtes du nouvel an, nous avons eu
la dégradation du capitaine Dreyfus et, autour, le noble spectacle de l'im-
mobilité servile des uns et de la fureur lyncheuse des autres»7. C'est dans
ce creuset de la Revue blanche et de l'avant-garde intellectuelle que s'af-
firme le premier dreyfusard, et le premier intellectuel dreyfusard, adversaire
déclaré de l'antisémitisme.

Le travail précurseur de Bernard Lazare


C'est Bernard Lazare8, écrivain d'avant-garde, anarchiste non-violent,
qui, premier parmi les intellectuels dreyfusards, premier parmi les juifs à
7. «Passim», La Revue blanche, 1er février 1895, p. 144. Cf «La Revue blanche», His-
toire, anthologie, portraits (Pascal ORY et Olivier BARROT ed.), UGE «10/18», 1993, et Vin-
cent DUCLERT, «Les revues dreyfusardes en France: l'émergence d'une société intellec-
tuelle», La Revue des revues, no17, 1994, pp. 8-50
8. Cf Nelly WILSON, Bernard-Lazare. L’antisémitisme, l’affaire Dreyfus, et la recherche
de l’identité juive, traduit de l’anglais par Christiane et Douglas GALLAGHER, Paris, Albin
Michel «Présences du judaïsme», 1985, 461 p.; Jean-Denis BREDIN, Bernard Lazare. De
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défendre un juif, s'élève contre l'antisémitisme de la «première affaire


Dreyfus»9, celle du procès et de la dégradation. Dans un article du 17 no-
vembre 1894 publié par La Justice, il dénonce la campagne antisémite qui
accompagne la nouvelle de l'arrestation de Dreyfus, incarcéré et mis au se-
cret depuis le 15 octobre. D'emblée il repère le véritable enjeu de cette
campagne, l'affermissement d'un état d'esprit antisémite beaucoup plus
grave selon lui qu'un parti antisémite qui ne pourrait exister qu'à l'échelle
endémique. Avec cet article, Bernard Lazare met un terme à sa relation
ambigue avec l'antisémitisme qui s'était exprimée notamment dans L'Anti-
sémitisme, son histoire et ses causes paru au printemps 189410. Il entame
désormais un procès général de l’antisémitisme:
Il est certaines manières de penser dont on comprend la généralité et l'impor-
tance que lorsqu'elles sont mises vivement en lumière par un fait inattendu,
c'est le cas pour l'antisémitisme. Assurément, nous en savions l'histoire, nous
en connaissions les théoriciens comme les théories, mais nous imaginions
communément que l'Armée était petite qui suivait des chefs comme M.
Edouard Drumont. Nous nous trompions et il a suffi de l'accusation portée
contre le capitaine Dreyfus pour nous montrer jusqu'à l'évidence notre erreur.
Il est possible qu'il n'existe pas un important parti antisémite, cela est même
certain, mais il s'est créé depuis quelques années un état d'esprit antisémite, ce
qui est beaucoup plus grave11.

C'est vers Bernard Lazare que Mathieu Dreyfus, le frère du capitaine


condamné, se tourne presque naturellement pour enquêter sur les circons-
tances exactes de la condamnation. Les deux hommes se rencontrent à la
fin de février 1895 et Bernard Lazare est chargé de rédiger très rapidement
un premier mémoire sur le procès de 1894. Il établit les multiples illégalités
transformant l'arrêt du conseil de guerre en véritable crime juridique12. Ma-
thieu Dreyfus refuse pourtant sa publication car le silence s'est fait sur
l’anarchiste au prophète, Paris, Editions Bernard de Fallois, 1992; Philippe ORIOL, «Bernard
Lazare anarchiste» (à paraître).
9. Cf Eric CAHM, L'Affaire Dreyfus. Histoire, politique et société, Paris, Hachette «Le li-
vre de Poche-Références», 1994, pp. 14 et suiv.
10. Léon Chailley éditeur, VII-420 p. (cf Philippe ORIOL, Bibliographie de Bernard
Lazare, Paris, Edition du Fourneau, 1994, pp. 7 et suiv.). Lors de sa réédition en 1982, Pierre
VIDAL-NAQUET a signalé les défauts d'analyse de l'auteur et les usages pervers de son livre
(«Sur une réédition», Les juifs, la mémoire et le présent. II, Paris, La Découverte «Essais»,
1991, pp. 85-87).
11. Bernard Lazare, «Le nouveau ghetto», La Justice, 17 novembre 1894 (Philippe ORIOL
précise qu'une partie de cette article a été repris plus tard dans Le Nationalisme juif, Paris,
Stock, 1898 et repris in Juifs et Antisémites, Paris, Editions Allia, 1992).
12. Pour les détails, nous renvoyons à notre livre, L'affaire Dreyfus, Paris, La Découverte
«Repères», 1994, traduit la même année en allemand (traduction de Ulla BIESENKAMP, Die
Dreyfus-Affäre. Militärwahn, Republikfeindschaft, Judenhass, Berlin, Verlag Klaus Wagen-
bach, 1994, 160 p.).
162 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

Dreyfus. Mais l'état d'esprit antisémite demeure, et Bernard Lazare décide


de s'y attaquer de manière à porter l'offensive au cœur du problème. Une
courageuse initiative de l'écrivain Emile Zola va l'aider puissamment13.
Avant même de s'engager explicitement pour Dreyfus, Zola publie en
effet le 16 mai 1896 dans Le Figaro un article solennel, «Pour les juifs».
Zola vise implicitement Drumont14 qui réagit aussitôt dans La Libre Pa-
role15. Bernard Lazare se saisit de l'occasion pour tenter de relancer l'inté-
rêt sur Dreyfus et il publie, en défense de Zola, une série d'articles qui pa-
raissent dans Le Voltaire16 puis sont réunis en brochure par l'éditeur Pierre-
Victor Stock17. Dans la préface, Bernard Lazare insiste sur l'antisémitisme
chrétien et sur le rôle assigné par les antisémites à leur doctrine: «conquérir
pour les citoyens catholiques, aux dépens des autres citoyens, des avanta-
ges, des privilèges et des prébendes. Ils rêvent de la reconstitution de l'Etat
chrétien, celui qui ne conférera des avantages qu'aux fils soumis de
l'Eglise. Quel antisémite osera le nier? Aucun. Je proteste donc maintenant
contre l'antisémitisme, au nom de la liberté, au nom du droit, au nom de la
justice. Serai-je seul à élever la voix?»18 Dans son article du 7 juin 1896,
Bernard Lazare renonce à dialoguer plus longtemps avec Edouard Drumont
qui lui a répondu entre temps19 et proclame plus que jamais la nécessité
d'élargir le cercle des adversaires de l'antisémitisme. Surtout il affirme que
l'antisémitisme n'est qu'un aspect d'une «nouvelle croisade»:
Derrière le décor antisémite, derrière les théories pseudo-scientifiques de
l'aryanisme et du sémitisme, il importe de trouver les causes réelles. Il faut
exposer les vrais mobiles de la nouvelle croisade, celle qui était dirigée hier
contre les Juifs seuls, qui est dirigée en même temps aujourd'hui contre les li-
bres-penseurs, les francs-maçons et les protestants.
Quelques mois plus tard, on reparle de Dreyfus20. La Libre Parole se dé-
chaîne à nouveau contre le capitaine et la brochure peut être enfin publiée.
13. Cf. Alain PAGES, Emile Zola, un intellectuel dans l'affaire Dreyfus. Histoire de J'ac-
cuse (Paris Librairie Séguier, 1991, 398 p.) et «Zola “pour les Juifs”: dénonciation de l'anti-
sémitisme dans l'Affaire Dreyfus», Les intellectuels face à l'Affaire Dreyfus, alors et au-
jourd'hui, colloque international organisé à Ramat Gan (Israël) les 13, 14 et 15 décembre 1994
par l'Université Bar-Ilan, et publié depuis, sous ce titre (Paris, L'Harmatan, 1998, pp. 63-74).
14. «Quel épouvantable document ces énergumènes vont laisser derrière eux! Quel amas
de mensonges, de furieuse envie, de démence exagérée ils entassent volontairement! Quand
un critique voudra descendre dans ce bourbier il reculera d'horreur. Et rien ne serait plus
bête, si rien n'était plus abominable!»
15. Edouard Drumont, La Libre Parole, 18 mai 1896.
16. Le Voltaire: 20, 24 et 31 mai, 7 et 14 juin 1896.
17. Contre l'antisémitisme. Histoire d'une polémique, Paris, P.-V. Stock, 1896, 24 p.
18. Ibid., p. 8.
19. Drumont a publié le 22 mai 1896, dans La Libre Parole, «Un émule de M. Zola».
20. Mathieu Dreyfus a fait diffuser la fausse nouvelle de l’évasion du condamné de l’île
du Diable (cf Jean-Denis BREDIN, L’Affaire, Paris, Fayard/Julliard, 1993, p. 186 et pp. 229 et
suiv.)
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Elle est éditée à Bruxelles le 6 novembre 1896 et envoyée «sous enveloppe


fermée» à 3500 correspondants de choix, journalistes, hommes politiques,
universitaires et savants, etc21. Cette première brochure dreyfusarde ne
place cependant pas au centre de son argumentation la question de l'antisé-
mitisme. Bernard Lazare s'attache essentiellement à démontrer, avec mé-
thode et succès, la machination policière et judiciaire qui a été opérée con-
tre Dreyfus. C'est à peine s'il conclut sur l'antisémitisme et sur le devoir de
le combattre grâce à la justice qui permet de réintégrer les juifs dans la cité
démocratique:
Il est encore temps de se ressaisir. Qu'il ne soit pas dit que, ayant devant soi
un juif, on a oublié la justice. C'est au nom de cette justice que je proteste, au
nom de cette justice qu'on a méconnu. Le capitaine Dreyfus est un innocent
et on a obtenu sa condamnation par des moyens illégaux: il faut que son
procès soit revisé22.

La seconde étude de Bernard Lazare, Une erreur judiciaire. La Vérité


sur l'Affaire Dreyfus (deuxième mémoire avec des expertises d'écritures),
qui paraît un an plus tard les 12 novembre et 3 décembre 1897, associe
cette fois les deux données essentielles qui expliquent l'application de la
raison d'Etat militaire à Dreyfus: à l'intérieur de l'État-major, une campa-
gne de manipulation, à l'extérieur une campagne antisémite de grande en-
vergure que Bernard Lazare assimile à «une terreur morale» L'une ne va
pas sans l'autre. Il s'agit de deux formes d'un même dérèglement intellec-
tuel et civique. Bernard Lazare démontre que c'est la qualité de juif qui ex-
cita contre Dreyfus les préjugés militaires et l'animosité publique: «en
poursuivant le capitaine Dreyfus, ce fut le juif que l'on poursuivit [..] Il n'y
a qu'un traître en France, c'est le “traître Dreyfus” [..] Y a-t-il deux mora-
les en France, une indulgente et douce quand il s'agit d'un chrétien, l'autre
féroce et sans pitié quand il s'agit d'un juif? Quelle est cette hypocrisie
atroce qui veut voir, dans les fils d'Israël seuls, des criminels sans excuse et
qui sait tout admettre, sauf qu'un juif puisse être innocent?»23.
Inscrivant la campagne antisémite dans le long terme de l'antisémitisme
en France, s'intéressant «aux débuts même de l'affaire», l'auteur écrit:
«La façon dont elle fut engagée en put faire présager l'issue. Juif, le capi-
taine Dreyfus fut indéfendable de par la volonté de la canaille antijuive; de
par son ordre, de par l'inexplicable terreur qu'elle exerçait, il ne fut pas
même permis de faire un appel au bon sens et à l'équité. Du jour où elle eut
21. Bernard Lazare, Une erreur judiciaire. La Vérité sur l'Affaire Dreyfus, Bruxelles,
Imprimerie Veuve Monnom, 1896, in-16, 24 p.
22. Ibid.
23. Bernard Lazare, Une erreur judiciaire. La Vérité sur l'Affaire Dreyfus (deuxième mé-
moire avec des expertises d'écritures), p. 9 (réédition par Philippe ORIOL, Paris, Allia, 1993,
XIII-81 p.)
164 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

révélé l'arrestation et la détention du capitaine, elle frappa par avance de


suspicion toute défense. La gazette de l'antisémitisme [La Libre Parole] et
ses alliés les feuilles cléricales, mentant sans scrupules, battirent une im-
mense conspiration juive, dont le but était d'arracher un traître au châtiment
mérité et dont le moyen était la corruption.»24 Bernard Lazare réalise une
étude de presse très serrée pour démontrer la fabrication d'une campagne
d'opinion centrée sur l'antisémitisme. D’autres travaux suivront début 1898
sur le rôle et l’ampleur de la presse antisémite en 1894-95, notamment l’ex-
pertise de Salomon Reinach et l'analyse d’Emile Duclaux dans ses Propos
d’un solitaire.
Dans l’immédiat, Bernard Lazare tente de mobiliser au-delà de la lutte
contre l’antisémitisme en montrant toutes les conséquences de la condam-
nation arbitraire de Dreyfus. Au terme de sa deuxième brochure, celle de
novembre-décembre 1897 qui est donc précisément contemporaine des pre-
miers articles de Zola et du premier engagement significatif des intellec-
tuels, Bernard Lazare conclut à nouveau sur la justice républicaire. Ayant
résumé les acquis des expertises indépendantes qu'il a demandées à des ex-
perts internationaux et qui toute proclament l'absence d'identité d'écriture,
l'auteur lance un appel aux «hommes pour qui la liberté et la justice ne sont
pas des vains mots»:
Ils diront avec moi, car toute cause particulière devient générale, si l'on sait la
regarder: il ne faut plus que d'aussi barbares coutumes judiciaires puissent
substituer dans un libre pays. Il ne faut plus que désormais on puisse un matin
saisir un homme, le retrancher du monde, étouffer sa voix, le condamner dans
un cachot clos, sans que rien de ce qui le défend ou l'accuse puisse être connu
au-dehors. La liberté de tous les citoyens se trouve atteinte par la façon atroce
dont quelqu'un a été jugé, et c'est les défendre tous que d'en défendre un seul.
J'ai défendu le capitaine Dreyfus, mais j'ai défendu aussi la justice et la li-
berté25.

Le combat contre l'antisémitisme disparaît au profit d'une cause plus


large qui englobe la lutte contre l'antisémitisme, celle de la liberté de cha-
que citoyen et de la justice dans la République. Seule pour Bernard Lazare
une telle cause est à même de réduire l'état d'esprit antisémite qui explique,
bien plus que le parti antisémite, le développement de l'affaire Dreyfus. Et
puis, stratégiquement, on ne peut élargir le camp dreyfusard en se position-
nant seulement contre l'antisémitisme. Même les juifs qui entourent Ma-
thieu Dreyfus et Bernard Lazare ne le souhaitent pas. Ils craignent par une
campagne juive de valider les accusations des antisémites sur l'existence
d'un «Syndicat» et ils craignent par-dessus tout de risquer de perdre leur

24. Ibid., p. 11.
25. Ibid., pp. 73-74
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 165

identité de citoyen en insistant par trop sur une exception juive. Pour eux
aussi, Dreyfus est le symbole de la citoyenneté violée, le symbole de l'hu-
manité souffrante comme le dira le socialiste Jaurès dans Les Preuves pu-
bliées en octobre 1898. Même Dreyfus se défend, dans ses lettres, d'appa-
raître comme une «victime juive». Il se tait sur cette question26. Ce n'est
pas un renoncement total à l'identité juive, mais une volonté de se confor-
mer, publiquement, à l'idéal républicain. Comme dreyfusard, il a compris
que le combat qui s'engageait ne pouvait pas se limiter à la lutte contre
l'antisémitisme et à la défense du judaïsme. Mais c'est en se confrontant
directement à l'antisémitisme, en le dénonçant et en le déconstruisant, qu'il
est parvenu à cette nécessité du dépassement pour défendre la justice, la
vérité et la liberté27. Emile Zola suit lui aussi un parcours assez comparable.

Emile Zola et la lutte contre l'antisémitisme


Emile Zola a rompu le silence dès le printemps 1896. Son texte du 16
mai n'est pas directement un plaidoyer pour l'innocence de Dreyfus à la-
quelle il ne s'est pas encore rangé. C'est un solennel et courageux plaidoyer
pour les juifs comme son titre l'indique résolument. «Depuis quelques an-
nées, je suis la campagne qu'on essaye de faire en France contre les Juifs,
avec une surprise et un dégoût croissants. Cela m'a l'air d'une monstruo-
sité, je veux dire une chose en dehors de tout bon sens, de toute vérité et de
toute justice, une chose sotte et aveugle qui nous ramènerait à des siècles en
arrière, une chose enfin qui aboutirait à la pire des abominations, une persé-
cution religieuse ensanglantant toutes les patries. [..] Là est ma continuelle
stupeur, qu'un tel retour de fanatisme, qu'une telle tentative de guerre reli-
gieuse ait pu se produire à notre époque, dans notre grand Paris, au milieu
de notre bon peuple. Et cela dans nos temps de démocratie, d'universelle
tolérance, lorsqu'un immense mouvement se déclare de partout vers l'éga-
lité, la fraternité et la justice!»
Après un déjeuner chez Auguste Scheurer-Kestner le 13 novembre 1897,
Zola est déterminé à l'action. Le 25 novembre, il publie un premier article
26. Nous renvoyons sur ce point à l'article fondateur de Pierre VIDAL NAQUET, «Dreyfus
dans l'Affaire et dans l'histoire» (in Alfred Dreyfus, Cinq années de ma vie, Paris, La Décou-
verte, 1994, pp. 9 et suiv.) et au grand livre de Michael BURNS, Histoire d'une famille fran-
çaise, les Dreyfus. L'émancipation, l'Affaire, Vichy (traduit de l'américain par Béatrice
BONNE), Paris, Fayard «Pour une histoire du XXe siècle», 1994, 700 p. [traduction de
Dreyfus: A Family Affair 1789-1945, Londres, Chatto and Windus 1992 et New York Harper
Collins Publishers, 1992]. Les Carnets 1899-1907 d'Alfred Dreyfus ont été édités par Phi-
lippe GRIOL (préface de Jean-Denis BREDIN, Paris, Calmann-Lévy, 1998, 470 p.).
27. Sur cette question, voir la position divergente de Philippe ORIOL: «seul Lazare dit que
si le capitaine Dreyfus s'était appelé le capitaine Durand, il n'y aurait jamais eu d'affaire
Durand» (Introduction in Bernard Lazare, Une erreur judiciaire. L'affaire Dreyfus, op.cit.,
p. XIII).
166 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

dans Le Figaro qui scelle son engagement dreyfusard. En prenant la dé-


fense de Scheurer-Kestner qui vient d'échouer à lancer une révision légale
du procès Dreyfus, Zola lance sa phrase célèbre: «La vérité est en marche
et rien ne l'arrêtera»28. Son deuxième article publié dès le 1er décembre,
toujours dans Le Figaro29, dénonce la thèse forgée par la presse antisémite
et nationaliste de l'existence d'un Syndicat d'intérêts et de capitaux juifs
qui défendrait Dreyfus afin de corrompre la France. Il souhaite au contraire
l'avènement d'un «Syndicat» de la justice:
des hommes de bonne volonté, de vérité et d'équité, partis des quatre bouts de
l'horizon, travaillant à des lieues et sans se connaître, mais marchant tous par
des chemins divers au même but, cheminant en silence, fouillant la terre, et
aboutissant tous un beau matin au même point d'arrivée. Tous, fatalement, se
sont trouvés, la main dans la main, à ce carrefour de la vérité, à ce rendez-vous
fatal de la justice. Vous voyez bien que c'est vous qui, maintenant, les réunis-
sez, les forcez de serrer leurs rangs, de travailler à une même besogne de santé
et d'honnêteté, ces hommes que vous couvrez d'insultes, que vous accusez du
plus noir complot, lorsqu'ils n'ont voulu qu'une œuvre de suprême répara-
tion30.

Pourquoi proclame-t-il si fortement la nécessité de cette «phalange


dreyfusarde» à laquelle pense au même moment l'historien Gabriel Monod
et l'évidence avec laquelle lui-même y appartient déjà? Parce qu'il faut dé-
fendre la justice et la vérité violées dans l’affaire Dreyfus, et parce que l'an-
tisémitisme est la ruine de l'humanité: «Sous quelle morale, sous quel Dieu
vivons-nous donc, pour que la chose soit possible, pour que la faute d'un
des membres soit reprochée à la famille entière ? Rien n'est plus bas, plus
indigne de notre culture et de notre générosité»31.
Désormais la lutte contre l'antisémitisme est l'un des axes de son inter-
vention jusqu'à «J'Accuse…!». Particulièrement, dans l'article qui suit
aussitôt «Le Syndicat», «Procès-Verbal», Emile Zola consacre un long dé-
veloppement à l'antisémitisme, au fait qu'il a permis d'établir la culpabilité
de Dreyfus puisque rien ne l'accusait, et à sa destruction qui résulterait de
28. Emile Zola, «M. Scheurer-Kestner», in J'Accuse…! La Vérité en marche, [1901],
Bruxelles, Complexe, 1988, p. 44
29. Après son premier article sur Scheurer-Kestner, Zola «comptait dès lors donner, dans
ce journal, une série d'articles sur l'affaire Dreyfus, toute une campagne, à mesure que les
événements se dérouleraient. Le hasard d'une promenade m'en avait fait rencontrer le direc-
teur, M. Fernand de Rodays. Nous avions causé, avec quelque passion, au beau milieu des
passants, et cela m'avait décidé brusquement à lui offrir des articles, le sentant d'accord avec
moi. Je me trouvait ainsi engagé, sans l'avoir prémédité. J'ajoute, d'ailleurs, que j'aurais
parlé à un moment ou à un autre, car le silence m'était impossible. — On se souvient avec
quelle vigueur le Figaro commença et surtout finit par mener le bon combat» (ibid., p. 46).
30. Ibid., p. 52
31. Ibid., p. 49
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 167

la reconnaissance de l'innocence de Dreyfus: «depuis que nous demandons


la lumière, l'attitude de l'antisémitisme est plus violente, plus renseignante
encore. C'est son procès qu'on va instruire, et si l'innocence d'un juif écla-
tait, quel soufflet pour les antisémites. Il pourrait donc y avoir un juif inno-
cent? Puis, c'est tout un échafaudage de mensonge, c'est de l'air, de la
bonne foi, de l'équité, la ruine même d'une secte qui n'agit sur la foule des
simples que par l'excès de l'injure et l'impudence des calomnies»32. C'est
en effet le problème de ces intellectuels que de voir tout un pays républi-
cain, toute une opinion publique souscrire à l'antisémitisme33, particulière-
ment la jeunesse à laquelle Zola adresse un vibrant appel dans une brochure
publiée le 14 décembre 1897. Il la supplie de de renoncer à l'égarement
auquel ont cédé des étudiants34 et de renouer avec la grande tradition répu-
blicaine des Ecoles35.
Pour Zola, le déferlement d'antisémitisme sert une ambition plus large et
plus idéologique qui est de briser le régime de la liberté et de la tolérance et
de restaurer l'Ancien Régime. Il dénonce hautement «la réaction cléricale»
et sa tactique contre les juifs, dans sa seconde brochure publiée le 6 janvier
1898, celle qui précède de quelques jours la parution de «J'Accuse…!»:
Aujourd'hui, la tactique de l'antisémitisme est bien simple. Vainement, le ca-
tholicisme s'efforçait d'agir sur le peuple, créait des cercles d'ouvriers, multi-
pliait les pélerinages, échouait à le reconquérir, à le ramener au pied des
autels. C'était chose définitive, les églises restaient désertes, le peuple ne
croyait plus. Et voilà que des circonstances ont permis de souffler au peuple la
rage antisémite, on l'empoisonne de ce fanatisme, on le lance dans la rue,
criant:
32. J'Accuse…! La Vérité en marche, op. cit., p. 61.
33. «Et nous avons vu aussi, hélas! le désarroi de la foule qu'ils ont pervertie, toute cette
opinion publique égarée, tout ce cher peuple des petits et des humbles, qui court sus aux juifs
aujourd'hui et qui demain ferait une révolution pour délivrer le capitaine Dreyfus, si quelque
honnête homme l'enflammait du feu sacré de la justice» (ibid., pp. 61-62)
34. «Des jeunes gens antisémites, ça existe donc, cela? Il y a donc des cerveaux neufs,
des âmes neuves, que cet imbécile poison a déjà déséquilibrés? Quelle tristesse, quelle in-
quiétude pour le vingtième siècle qui va s'ouvrir! Cent ans après la Déclaration des droits de
l'homme, cent ans après l'acte suprême de tolérance et d'émancipation, on en revient aux
guerres de religion, au plus odieux et au plus sot des fanatismes! Et encore cela se comprend
chez certains hommes qui jouent leur rôle, qui ont une attitude à garder et une ambition vo-
race à satisfaire. Mais chez les jeunes gens, chez ceux qui naissent et qui poussent pour cet
épanouissement de tous les droits et de toutes les libertés, dont nous avons rêvé que resplen-
dirait le prochain siècle! Ils sont les ouvriers attendus, et voilà déjà qu'ils se déclarent antisé-
mites, c'est-à-dire qu'ils commenceront le siècle en massacrant tous les juifs, parce que ce
sont des citoyens d'une autre race et d'une autre foi! Une telle entrée en jouissance, pour la
cité de nos rêves, la cité d'égalité et de fraternité! Si la jeunesse en était vraiment là, ce serait
à sangloter, à nier tout espoir et tout bonheur humain» (ibid., pp. 74-75)
35. «Jeunesse, jeunesse! souviens-toi des souffrances que tes pères ont endurées, des ter-
ribles batailles où ils dû vaincre, pour conquérir la liberté dont tu jouis à cette heure» (ibid.,
pp. 61).
168 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

— A bas les juifs! à mort les juifs!


Quel triomphe, si l'on pouvait déchaîner une guerre religieuse!…. Dieu fera le
reste…..

«J’Accuse…!», enfin, qui paraît le 13 janvier 1898 dans L’Aurore, dé-


nonce «l’odieux antisémitisme, dont la grande France libérale des droits de
l’homme mourra, si elle n’en est pas guérie»36. La cause est entendue: la
lutte contre l’antisémitisme passe par une politique du droit et de la vérité
qui en constitue une réponse supérieure et à laquelle personne ne peut se
dérober, y compris le président de la République que Zola interpelle nom-
mément dans sa lettre:
Vous n’en avez pas moins un devoir d’homme, auquel vous songez, et que
vous remplirez. Ce n’est pas, d’ailleurs, que je désespère le moins du monde
du triomphe. Je le répète avec certitude plus véhémente: la vérité est en mar-
che et rien ne l’arrêtera. C’est aujourd’hui seulement que l’Affaire commence,
puisqu’aujourd’hui seulement les positions sont nettes: d’une part, les coupa-
bles qui ne veulent pas que la lumière se fasse; de l’autre, les justiciers qui
donneront leur vie pour qu’elle soit faite37.

Au moment où Zola écrit son texte célèbre, les savants dreyfusards sont
engagés eux aussi dans la lutte contre l’antisémitisme. Ils ont reconnu l’am-
pleur de son rôle dans la condamnation de Dreyfus et tentent d’avertir l’opi-
nion présente des menaces qu’il représente. Les premiers à avoir perçu la
violence antisémite sont des historiens protestants, inquiets des formes de
haine religieuse qu’ils perçoivent plus que d'autres, mais contraints, comme
les intellectuels juifs, à une prudente réserve.

«L'injustice fondamentale de ce que vous appelez l'antisémitisme»


Revenant sur son engagement en faveur de Dreyfus, Gabriel Monod écrit
en 1906, dans une préface au livre de son ami Frank Puaux, Vers la Jus-
tice38: «je doutais depuis la fin décembre 1894, depuis que j'avais su
qu'Hanotaux doutait aussi. Mon doute s'était changé en quasi-certitude de
l'innocence, depuis la scène atroce et sublime de la dégradation»39. Des
textes plus anciens confirment et développent la «torture du doute» qui
touche Gabriel Monod au moment du procès Dreyfus40:

36. Ibid., p. 110.
37. Ibid., p. 111.
38. En 1906 alors que Dreyfus venait d'être officiellement réhabilité, Gabriel Monod of-
fre une longue préface au recueil des articles de son ami le pasteur Frank Puaux parus dans le
Signal et dans le Revue chrétienne entre 1897 et 1903 (Frank Puaux, Vers la Justice, Paris,
Fischbacher, 1906,pp. I-XXIV).
39. Ibid., pp. IV-V
40. Le 14 janvier 1899, l'historien dépose longuement devant la Chambre criminelle de la
Cour de cassation et restitue son parcours dreyfusard. Il a rédigé préalablement sa déposition
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 169

Quand l'affaire D. a éclaté, j'ai été comme tout le monde frappé de deux cho-
ses: de l'attitude de certains journaux et du fait que le ministre de la guerre
affirmait par deux fois à des reporters sa certitude de la culpabilité de D. avant
même que l'instruction fut achevée. J'ai pensé que les juges militaires seraient
gênés dans leur indépendance à la fois par ces déclarations et par la crainte de
paraître céder à des tentatives de corruption. [..] On comprend que des offi-
ciers, très scrupuleux sur les questions de probité, fussent effrayés par l'idée
seule de pouvoir être soupçonnés. Toutefois ce ne sont pas ces pensées qui me
donnèrent un doute sérieux sur la justice de la sentence portée contre D. car il
me semblait impossible que des officiers condamnassent un camarade comme
traître sans preuves évidentes41.

Un second historien protestant, Gabriel Réville, avoue son inquiétude de-


vant la cristallisation antisémite. Dans les premières semaines de 1898 pa-
raît dans le Siècle le premier article d'une longue série de témoignages re-
pris en volume la même année par l'éditeur dreyfusard Paul-Victor Stock,
sous le titre: Les étapes d'un Intellectuel. Ancien pasteur, professeur d'his-
toire des religions au Collège de France, Réville y décrit le parcours intel-
lectuel qui mène à l'engagement dreyfusard d’ «un vieil ami, célibataire,
occupant une chaire d'enseignement supérieur, avec lequel je vis sur le pied
de la plus étroite intimité [et qui a l'habitude] d'inscrire à peu près quoti-
diennement, sous forme de journal manuscrit, ses opinions et ses impres-
sions sur les événements et les débats à l'ordre du jour»42.
Il a bien voulu me communiquer les pages de ce livre intime où il a noté ses
réflexions sur l'affaire de l'infortuné Dreyfus. On y suit les transitions qui
l'ont mené, presque sans qu'il s'en aperçût, de sa croyance première en la cul-
pabilité de l'ex-capitaine à la conviction diamétralement opposée43.

Bien que les étapes d'un intellectuel soit une reconstruction postérieure
d'un long cheminement à la lumière des événements de la fin 1897-début

dont Rémy RIOUX a publié le texte en 1990 et qui représente une version complémentaire (in
Rémy RIOUX, Gabriel Monod. Visions de l'histoire et pratiques du métier d'historien (1889-
1912), maîtrise dactylographiée, Paris I, 1990, pp. 273-280.). Il existe un autre exposé des
étapes de l'engagement dreyfusard de Gabriel Monod dans son Journal de l'Affaire Dreyfus
resté inédit mais que Joseph Reinach a utilisé à plusieurs reprises pour l'Histoire de l'Affaire
Dreyfus. Le Journal de l'Affaire Dreyfus appartient au fonds Mario Rist que Rémy RIOUX a
pu consulter pour sa recherche, et l'exposé des étapes de son engagement se trouve à la date
du 9 juin 1898. Ce texte était suffisamment important à Gabriel Monod pour qu'il précise en
tête de son Journal: «Si je meurs, on doit publier tout de suite tout ce qui se trouve dans ce
cahier à la date du 9 juin» (Rémy Rioux, Gabriel Monod, op. cit., p. 273).
41. Il ajoute dans son Journal: «Je ne croyais pas que l'usage de pièces secrètes, cachées
à l'accusé et à son défenseur, était possible en France sous la République» (ibid., p. 274)
42. «Il y aura là, ajoute Albert Réville, dans quelque quarante ans, les éléments d'un livre
de Mémoires sur la seconde moitié du dix-neuvième siècle» (Albert Réville, Les étapes d'un
intellectuel, Paris, P.-V. Stock, 1898, p. 1).
43. Ibid.
170 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

1898, le témoignage et surtout la méthode sont importants. Albert Réville


commence par examiner à la date du 1er novembre 1894 les «entorses que
[la Libre Parole] inflige continuellement à la justice et à l'histoire; mais
elle doit avoir des accointances avec de hautes administrations. Il est ques-
tion d'une grosse affaire de trahison (..). Pourquoi donc le Moniteur de
l'antisémitisme aurait-il eu l'honneur d'en être instruit le premier?» Puis,
comme Gabriel Monod, Albert Réville s'insurge contre «la régularité dou-
teuse» des affirmations d'un ministre de la Guerre sur la culpabilité absolue
du capitaine Dreyfus. Mais l'auteur déborde la question particulière du gé-
néral Mercier pour s'interroger sur les Conseils de guerre dont la validité
est mise en cause par les propos mêmes du ministre: «Un soldat ne se per-
met pas d'ordinaire de manifester une opinion contraire à celle de son supé-
rieur» (29 novembre 1894). Apprenant que Dreyfus est alsacien, se persua-
dant que sa culpabilité est certaine, il s'imagine «qu'il serait fusillé sans
miséricorde». L'arrêt du Conseil de guerre le satisfait pleinement, mais il
regrette seulement «que le huis-clos ait été jugé nécessaire»44.
A l’image de Gabriel Monod toujours, c'est une rencontre qui installe les
premiers doutes dans la conscience d'Albert Réville, lors d'un dîner chez
«Mme de R***» le 15 mars 189545. Des renseignements lui donnent à pen-
ser que, dans l'armée, certains officiers ne pensent pas Dreyfus coupable46.
La progressive révélation de l'innocence de Dreyfus s'inscrit donc pour
Réville dans la sociabilité de salon habituelle aux savants. Une rencontre
présumée avec Bergson, professeur au lycée Henri IV et futur titulaire au
Collège de France en 1900, auteur en 1889 d'un essai très remarqué sur les
données immédiates de la conscience, l'encourage à pousser son analyse

44. «En Allemagne,…. (ibid., pp. 8-9).


45. «Beau repas, grand luxe de table, vins délicieux, entre autres un certain Chateau-
Yquem qui se recommande à mon bon souvenir» (ibid., p. 14).
46. «J'avais pour voisine de droite une très jolie jeune femme, bretonne,m'a-t-on dit, et
de conversation très agréable. Je la crois très honnête, avec un certain désir de plaire, même
aux vieux comme moi. (..) «Quel affreux personnage!» disais-je avec conviction. Elle me
regarda avec d'un oeil interrogateur. «Ainsi vous êtes bien certain qu'il est coupable?» —
«Hé bien! moi, j'en doute.» — «Mais quelle raison pouvez-vous alléguer?» — «Oh! des
raisons, je n'en ai guère, mais j'ai des.. des.. comment appelez-vous cela, messieurs les sa-
vants?… des intuitions, je crois?» — «Madame, vous et vos pareilles en avez beaucoup, et
je dois avouer qu'elles voient souvent plus clair que nos déductions méthodiques. Encore
faut-il pourtant qu'elles s'appuient sur quelque réalité.» — «Mais où trouvez-vous vos réali-
tés dans cette affaire? On l'a jugé à huis clos. Nul ne sait ce qui s'est passé au conseil de
guerre. Tout ce que j'ai appris de lui avant et après le procès ne cadre pas avec l'idée que je
me fais d'un criminel. J'ai un frère officier qui assistait à la dégradation. Il est revenu chez
nous tout triste. Pressé de questions, il m'a avoué qu'il avait été bouleversé par les dénéga-
tions que l'infortuné n'avait cessé d'opposer aux malédictions de la foule. En rentrant dans la
salle où il devait être ramené en prison, il a eu des mots déchirants. Cela ne sonne pas à mon
oreille comme des paroles de traître ou de grand criminel.» (ibid., pp. 15-16).
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 171

sur «le captif de l'île du Diable» (…)47. La rencontre probable de Réville


avec Bergson ne débouche pas seulement sur une critique théorique de la
déportation de Dreyfus. Car le philosophe a rappelé à l'historien la donnée
fondamentale de l'antisémitisme: «Mais, sans aller jusqu'à dire qu'on a
voulu frapper un juif en sa qualité de juif, ne peut-on pas craindre ce genre
d'entraînement qui consiste à croire capables, puis coupables des plus
grands méfaits ceux qui rentrent dans une catégorie détestée, dénigrée,
constamment présentée sous les couleurs les plus odieuses? Alors on prend
pour des preuves de vagues indices qui par eux-mêmes devraient paraître
tout à fait insignifiants»48. La révélation de cette causalité nouvelle conduit
Albert Réville au début de l'hiver 1895 à raisonner sur l'antisémitisme et à
constater que «le titre ronflant d'antisémites est une enseigne menteuse. Un
peu de critique, s'il vous plaît.» En effet, l'antisémitisme suppose l'exis-
tence d'une race sémite dénoncée alors comme une «race étrangère» qu'il
faut dépouiller de ses droits civils voire expulser du sol national. Or ce pos-
tulat est une «erreur manifeste» car les «juifs de France, les juifs modernes
en général, ne sont pas une race». Le savoir historien d'Albert Réville joue
là puissamment pour rappeler que les juifs sont «comme toutes nos autres
catégories religieuses ou sociales de France, un composé de plusieurs races,
et en très grande partie des mêmes races que nous»49.
47. Réville écrit: «Son îlot l'objective, le met en relief, l'impose individuellement à notre
pensée. Si on l'avait confondu avec la masse des détenus ou des forçats, il est à croire qu'on
l'aurait déjà oublié. Du moins on n'y penserait plus guère. Au contraire, cette espèce de pilori
permanent où il exposé à la face du monde ramène continuellement la pensée et par consé-
quent la réflexion sur sa personne» (ibid., p. 18). Albert Réville n'écrit pas le nom de Berg-
son. Mais il précise qu'il cause avec «B***, le philosophe de ce phénomène psychologique».
Or, si l'on se réfère à l'Essai sur les données immédiates de la conscience, on y reconnaît le
raisonnement rapporté par Réville: «cette façon de l'exhiber tourne à fin contraire de ce
qu'on a voulu faire. Pensez à la différence de l'impression qu'on retire d'un portrait, si bon
soit-il, selon qu'il est encadré ou qu'il ne l'est pas, qu'il l'est mal ou qu'il l'est bien. Le fait
est qu'on a encadré ce malheureux, et dans quel cadre! Premier plan: sa cabane qui serait
quelconque si elle n'était pas la sienne, celle qu'on a faite exprès pour lui, et dont il est le
centre. Tout autour, quelques arpents de terre rocheuse habités par cinq ou six muets. Autour
de ce rocher, la mer. Derrière la mer, un continent immense. Mais c'est toute une combinai-
son artistique, tout un décor grandiose! Mais on aurait voulu concentrer les regards du monde
entier, sur ce point de l'immensité et sur l'individu qui l'occupe, qu'on ne s'y serait pas pris
autrement» (ibid., p. 19).
48. «Que ne dit-on pas encore?, complète-t-il. On prétend que les experts consultés
n'étaient pas d'accord sur l'identité de l'écriture de Dreyfus avec celle d'un document qui lui
serait attribué et qui serait la preuve matérielle de sa culpabilité. Enfin, j'ignore, vous ignorez
aussi, et je doute.» (ibid.,p. 22).
49. Les Israélites faisaient partie d'«un groupe d'anciens peuples réunis par l'étroite pa-
renté de leurs langues, tels que les Arabes, les Chaldéens, les Assyriens, les Araméens ou
Syriens, les Phéniciens ou Cananéens, les Carthaginois, ces grands navigateurs et colonisa-
teurs de l'antiquité. [..] C'est pour la commodité du langage scientifique et parce qu'il y a eu,
entre ces divers peuples une certaine affinité de langage et d'esprit qu'on les appela “peuples
172 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

Que la condamnation de Dreyfus ait pu se faire sur la base de l'antisémi-


tisme oblige Albert Réville à considérer toutes les conséquences d'un tel
phénomène idéologique. D'abord, elle signifie la victoire de l'ignorance, le
triomphe d'«un tas d'ignorants. Si on leur disait: «Enrolez-vous dans notre
croisade contre la religion juive», ils vous enverraient promener. Mais
quand on leur dit: «A bas les sémites et le sémitisme!» cela leur impose, et
pourtant par le fait cela revient au même. Serait-il vrai que ce sophisme bis-
cornu trouve en particulier dans l'armée, jusque dans les hauts grades, des
adeptes convaincus? Je ne puis le croire. ce serait désolant.» Ensuite la re-
connaissance de l'antisémitisme équivaut à une négation de «notre nationa-
lité française»: «Notre nationalité française, si unie, si compacte, bien que
selon mes régions on puisse encore reconnaître les types originaux, est sor-
tie d'un creuset où se sont mélangés des éléments divers et nombreux (..).
Ce qui fait qu'il y a de grandes chances pour qu'en rencontrant un juif
d'aujourd'hui on se trouve en face de quelqu'un dont les ancêtres jadis
étaient cousins et même frères des nôtres.» Enfin ce n'est pas seulement la
forme de la nation qui est en cause mais directement une «société pari-
sienne» que connaît bien Albert Réville:
Quand je pense à ces familles juives parisiennes que je fréquente sans être des
leurs, où il règne tant d'union, tant de cordialité, qui comptent tant de femmes
spirituelles et charmantes, tant d'hommes distingués dans les lettres, dans les
arts, dans les sciences, je me demande quel est donc ce vent de folie qui
pousse à désirer que l'ensemble de notre société parisienne soit mutilé par
l'ablation brutale de l'une de ses branches les plus estimables50.

Ce risque global d'un recul «jusqu'au moyen âge», Albert Réville


s'autorise à l’annoncer parce qu'il le fait au nom d'une science rigoureuse.
«Etudiez donc l'histoire», s'écrit-il. Ainsi dès 1895 et bien que l'affaire
Dreyfus ne soit commencée, certaines de ses dimensions les plus profondes
sont dégagées. Au vu de ses enjeux, on comprend l'ampleur qu'elle prend à
partir de 1898 et l'on y devine déjà le rôle des savants. Une double question
surgit aussitôt de la récurrence de cette vigilance. Au-delà des raisons qui

sémites”, en conformité avec la répartition, d'ailleurs très incomplète, des nations de la terre
inscrites dans la Genèse (ch. X). Cela n'empêche qu'il y avait aussi entre eux des diversités
profondes.» (ibid., p. 25).
50. Ibid., pp. 24-25. Comme illustration de «ces familles juives parisiennes» et de ces
«femmes spirituelles et charmantes», citons la famille Halévy et Geneviève Straus, cousine
de Ludovic, tante d’Elie et de Daniel, qui avait épousé en première noces Georges Bizet, qui
régnait sur un grand salon de la vie parisienne, et qui fut l’un des modèles de la duchesse de
Guermantes (Entre le théâtre et l’histoire: la famille Halévy, 1760-1960, Henri LOYRETTE
dir., Paris, Fayard/Editions de la Réunion des Musées Nationaux, 1996; Chantal BISCHOFF,
Geneviève Straus. Trilogie d’une égérie, Paris, Balland, 1992, 308 p.)
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 173

touchent à la qualité du fait, pourquoi Gabriel Monod et Albert Réville ma-


nifestent-ils ce souci critique à l'égard de la condamnation de Dreyfus? A
l'inverse, pourquoi cette argumentation scientifique ou ce travail du doute
doivent-ils attendre plus de deux ans avant d'être rendus publics?
Leur qualité protestante interdit précisément à Gabriel Monod ou à Al-
bert Réville de dire publiquement leur doute ou dénoncer l'antisémitisme.
Gabriel Monod s'en est expliqué le 14 janvier 1899 devant la chambre cri-
minelle de la Cour de cassation:
je me suis gardé d'en parler, même à mes amis les plus intimes, convaincu
qu'il serait coupable d'émettre des doutes sans preuves, et que, d'ailleurs, ma
qualité de protestant pourrait faire élever des soupçons sur mon absolue impar-
tialité, dans une affaire où les passions religieuses avaient joué un rôle, dès le
premier jour51.

Ce qui interdit d'exprimer publiquement des interrogations reste aussi le


poids de la chose jugée: «je ne pouvais croire que sept officiers eussent pu
se tromper ou s'être trompés à ce point, je ne pouvais croire que l'antisémi-
tisme eût corrompu une si grande part de notre armée et de la France toute
entière (..), avance Gabriel Monod. Je me taisais donc, même avec ma femme
et mes enfants». La «chose jugée» ne peut être autrement, sous peine d'une
grave crise nationale52. Albert Réville surenchérit: «on ne me fera jamais
croire que sept officiers français se soient trouvés unanimes pour condam-
ner un innocent, l'un des leurs, à pire que la mort, s'ils n'ont pas eu par-
devant eux la démonstration péremptoire du crime dont il était accusé. Il y a
chose définitivement jugée, et elle l'a été régulièrement, puisque le conseil
militaire de cassation (je ne sais plus comment on l'appelle au juste) a rati-
fié la sentence. L'esprit de corps, si puissant dans l'armée, n'aurait-il pas
été la sauvegarde de l'accusé, si seulement son crime avait été douteux?»53.
En 1895, Réville ne doute pas de la culpabilité de Dreyfus même s'il de-
meure sensible aux indices qui plaident en faveur de l'innocence54.
Passer à l'aveu public suppose enfin, et ce serait même la première des
raisons au silence des deux savants, sans nul espoir de soutien significatif,
de se heurter à l'arrêt solennel d'un Conseil de guerre, aux institutions de la

51. La révision du procès Dreyfus. Enquête de la Cour de cassation. Instruction de la


chambre criminelle, Paris, P.-V. Stock, 1899, p. 457.
52. «J'ai examiné la question Dreyfus et en ai suivi toutes les péripéties avec le désir pas-
sionné de trouver des preuves de sa culpabilité, sentant quels trouble la découverte de son
innocence causerait dans l'état actuel des esprits», se souvient encore Gabriel Monod (ibid.).
53. Albert Réville, Les étapes d'un intellectuel, op. cit., p. 12
54. Affirmer la culpabilité de Dreyfus est pour un protestant comme Réville une forme
d'allégeance au patriotisme et une manière de revendiquer son appartenance à la nation (ibid.,
p. 3).
174 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

République qui le garantissent, à toute une opinion publique, à ses proches


aussi. Le 6 novembre 1897, Gabriel Monod fait paraître dans deux journaux
parisiens une lettre qui annonce son engagement public dans l'affaire
Dreyfus. Bien qu'agissant de manière individuelle, l'historien annonce l'in-
tervention significative des savants, des poètes et des artistes dans le com-
bat dreyfusard. Sa lettre explicite les raisons d'un tel engagement. Parmi
elle, il y a «le désir de défendre un juif» parce qu'il s'agit d'intolérance et
de violence.
je ne crois pas avoir cédé, en me persuadant de l'innocence de Dreyfus, à un
don-quichotisme chimérique, ni avoir été aveuglé, moi, descendant de persé-
cutés, par l'indignation que j'ai éprouvée en voyant se mêler des haines de re-
ligions et de race à une pure question de justice et de patriotisme, et par le dé-
sir de défendre un juif dans un temps où les juifs sont l'objet de préjugés
cruels et de mesquines persécutions55.

«Nous sommes tous responsables de cela»


Avec Gabriel Monod ou Albert Réville, la démarche intellectuelle a eu
raison du légalisme protestant. Du côté des intellectuels juifs, certains se
sentent encore retenus, à l’image de Michel Bréal, historien des religions,
professeur au Collège de France, qui se confie à son ami Jean Psichari, gen-
dre de Renan, directeur adjoint à l’Ecole pratique des hautes études; sa let-
tre est publiée le 30 janvier 1898 dans le quotidien dreyfusard Le Siècle:
Vous me demandez pourquoi mon nom ne se trouve pas parmi ceux qui de-
mandent la révision du procès Dreyfus. C'est que j'ai pensé que l'initiative
devait appartenir à ceux qui ne sont pas les coreligionnaires de Dreyfus. Mais
je n'en suis pas moins de cœur avec vous. Je me joins à toutes ces consciences
honnêtes qui réclament la révision. S'il me fallait quelque chose pour la dési-
rer encore davantage, ce serait la vue du tort moral que se fait la France à
l'étranger. Il est temps que le véritable esprit de notre pays, qui est un esprit de
justice et d'équité, se retrouve. Je vous autorise, mon cher ami, et même je
vous invite à publier cette lettre,
Votre dévoué, Michel Bréal, Membre de l'Institut56.

Les savants juifs ne restent pourtant pas inactifs. En 1897, Salomon


Reinach, frère de Joseph et de Théodore, ancien élève de l'Ecole normale
supérieure et membre de l'Institut, réalise une série d’ «études sur La Libre
Parole de 1894 à 1895» d’abord publiées dans les premiers jours de 1898
dans Le Siècle sous le pseudonyme de «l’archiviste»57; elles sont ensuite

55. Le Temps et le Journal des Débats, 6 novembre 1897.


56. Michel Bréal, «Lettre au directeur du Temps», Le Siècle, 30 janvier 1898 et E. de
Haime, p. 202-203.
57. Par ce choix, Salomon Reinach annonce le rôle des archivistes-paléographes et de leur
méthode dans la révélation de l'innocence de Dreyfus.
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 175

réunies en brochure par l’éditeur Pierre-Victor Stock sous le titre Drumont


et Dreyfus. L’historien de l’Antiquité grecque58 veut comprendre un événe-
ment aussi incompréhensible que la persécution d’un juif en France, à
l’aube du XXe siècle. C’est le devoir de l’historien de démontrer la respon-
sabilité de l’antisémitisme dans la condamnation du capitaine Dreyfus:
Si l’affaire Dreyfus avait éclaté comme un coup de tonnerre dans un ciel se-
rein, elle serait tout simplement incompréhensible. C’est le devoir des histo-
riens de montrer comment certaine presse, docile à un mot d’ordre d’origine
cléricale, a préparé de longue date l’état d’esprit qui a rendu possibles d’aussi
criminels égarements. Cette presse a créé une atmosphère de suspicion autour
des israélites en général, des militaires israélites en particuliers; elle a per-
suadé à une partie du public et à une partie de l’armée que les officiers juifs
étaient comme des candidats perpétuels à la trahison. Quand cette œuvre de
diffamation systématique a été suffisamment avancée, l’incident s’est produit
qui devait donner, en apparence, raison à la campagne entreprise. Une fois la
rage de la persécution allumée, ce ne sont jamais les victimes qui manquent.
  Comme l’a dit Renan, en parlant d’événements antérieurs de dix-neuf siè-
cles, «l’attente produisit son objet». Pour démontrer ce qui précède, il faut
procéder par citations59.

Salomon Reinach restitue alors méthodiquement l’engrenage de la calom-


nie et de la haine antijuive qui n’a guère cessé en France mais qui s’est ac-
céléré au début des années 1890 après la publication de La France juive
d’Edouard Drumont (1886) et de l’exemple de l’antisémitisme russe:
«C’est à peine si quelques protestations se firent entendre et aucun journal
ne publia le détail des scènes horribles auxquelles le grand-duc Serge avait
présidé.»60. L’historien étudie «la genèse» de l’affaire Dreyfus, relevant les
mensonges systématiques de La Libre Parole puis le rôle décisif de la «ga-
zette de l’antisémitisme» dans le procès de 1894 et la condamnation de
Dreyfus. Enfin, Salomon Reinach revient sur les prétendus «aveux» de
Dreyfus qu’il aurait formulés après la parade de dégradation et qui trouve
toute leur fonction en octobre 1897, quand «il s’agit alors de faire flèche de
tout bois» pour contenir la première offensive dreyfusarde. Et, ajoute-t-il,
«parmi les journaux qui, pendant les mois honteux de 1898, insistèrent
avec le plus de violence et de mauvaise foi sur les prétendus aveux de
Dreyfus, la Libre Parole fut naturellement au premier rang.» Au terme de
plus de cinquante pages d'analyse, «l'archiviste» achève sa démonstration:
58. L’ouvrage s’ouvre sur une dédicace provenant d’un papyrus grec de la collection
Morris (folio 3 b.): «Euménides, déesses justes de sanctions, tressez pour l’un de ces hom-
mes la couronne des héros, et marquez l’autre au front du fer rouge, brûlure de l’infamie éter-
nelle.» (L’archiviste [Salomon Reinach], Drumont et Dreyfus. Etudes sur la « Libre Parole»,
Paris, P.-V. Stock, 1898, p.5)
59. Ibid., pp. 7-8.
60. Ibid., pp. 9-10.
176 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

Voilà ce que j'avais à dire de cette bande. Il y en eut d'autres, à cette époque
de pourriture, qui lui firent concurrence: l'histoire, si elle descent jamais dans
cet égout, jugera qu'elle a été la plus infâme. Mais, quoiqu'il advienne, elle
entendra ce fait démontré: la condamnation de Dreyfus a été, pour la plus forte
part, l'œuvre de la Libre Parole, journal fondé par les Jésuites, et de l'exécra-
ble rhéteur qui a déshonoré l'ordre d'Ignace en prétendant le servir»61.

L’antisémitisme de La Libre Parole, déterminant en 1894 et 1895, plus


puissant encore en 1897, se définit donc par son expression de violence et
par son mépris de la vérité. Deux caractères facilement identifiables, et clai-
rement contradictoires avec la France moderne et l’esprit scientifique. Mais
les historiens et les savants n’ont pas réagi quand Dreyfus a été persécuté,
exceptées de rares individualités. En 1898, quand les premiers intellectuels
dreyfusards protestent publiquement contre cette persécution, ils reconnais-
sent aussi leur responsabilité dans la grave crise de 1894-95. Emile Du-
claux, directeur de l’Institut Pasteur, estimant l'enjeu suffisamment grave
pour mériter plus qu’une protestation de quelques lignes, entreprend la ré-
daction d'une série d'articles où il analyse, «comme savant», l’ensemble
des procédés qui ont mené à la condamnation de Dreyfus. Ces articles sont
publiés dans le Siècle à partir du 22 janvier sous le titre général de «Propos
d'un solitaire»62 et signés d'un pseudonyme, lequel disparaît rapidement,
«Jean Georges». Au mois de février, ces articles sont réunis et publiés par
Pierre-Victor Stock et constituent l’une des première brochures d’une lon-
gue série d’interventions scientifiques. Le micro-biologiste souligne le rôle
de l’antisémitisme dans le procès du capitaine Dreyfus et la résignation des
élites aux «passions du dehors»:
c’est certainement sa qualité de juif qui a envenimé, dès l’abord, son affaire,
par les honteuses polémiques qu’elle a suscitées, dans la presse d’abord, dans
le public ensuite. Quand on caresse l’une quelconque de ses mauvaises pas-
sions, le public est comme un gong, et répond à chaque attaque par un long
ébranlement. c’est au milieu de ce tapage passionnel que le procès a été ins-
truit et jugé, et on sait, hélas! par de nombreux exemples que cette atmophère
agitée n’est pas celle où se complaît la justice.
Nous sommes tous responsables de cela; tous, ou presque tous, nous avons,
sans rien savoir, pris parti pour ou contre celui qui n’était encore qu’un accusé.
Je ne fais pas la part des responsabilités, je ne requiers contre personne; j’ex-
plique ou plutôt je rappelle une situation, et je conclus que les bruits du dehors
ont très indûment pénétré dans la salle du Conseil de guerre63.
61. Ibid., p. 53.
62. Cette expression de «propos d'un solitaire» se diffuse: «En mars [1900], il [Dreyfus]
nota quelques réflexions, qu'il intitula, par une rencontre avec Duclaux: Propos d'un soli-
taire», (Joseph Reinach, Histoire de l’Affaire Dreyfus, Paris, Fasquelle, 1905, tome V, p. 49).
63. Emile Duclaux [G. Duclaux?], Propos d’un solitaire. L’affaire Dreyfus, Paris, Aux
bureaux du «Siècle» et P.-V. Stock, 1898, p. 8.
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 177

Dans ces jours intenses qui précèdent le procès Zola, les prises de posi-
tion se multiplient pour stigmatiser la persécution des juifs et la perversion
de l’opinion. L’engagement d'Emile Boutroux est significatif. Le 25 jan-
vier, ce grand philosophe spécialiste de Kant, ce professeur à la Sorbonne
qui a épousé la sœur du mathématicien Henri Poincaré fait paraître dans Le
Temps, le 25 janvier 1898, une «lettre à un ami sur l'antisémitisme». La
dénonciation est vigoureuse:
Je ne suis, vous le savez, qu'un méditatif retiré, impropre de toute manière à la
vie active. Mais je n'ai pas besoin de songer à mon devoir, je suis l'impulsion
invincible de mon cœur, en unissant intimement ma vie à celle de mon pays.
Je ne songe point à dissimuler mon émotion actuelle, et je vous répondrai très
librement (..) Quel sens pourrait donc avoir dans notre pays cet accouplement
monstrueux: «Vive l'armée! A bas les juifs!» Et cela devant l'image de
Strasbourg! L'armée est la force organisée en vue de la conservation de la pa-
trie, chez nous, c'est le respect de la dignité humaine et l'égalité civile et poli-
tique de tous les citoyens64.

La contre-offensive des intellectuels est générale au début de l’année


1898. L’antisémitisme connaît des résistances. Les antisémites frappent
alors ceux qui leur portent les coups les plus sérieux et qu'ils transforment,
en conséquence, en complices des juifs.

II. DES INTELLECTUELS DREYFUSARDS


CONTRE L'ANTISÉMITISME INTELLECTUEL

Les attaques qui ont frappé Scheurer-Kestner ont montré que le tour des
protestants était peut-être aussi venu, et les violences développées contre
les intellectuels dreyfusards indiquent le développement politique de l’anti-
sémitisme. C'est donc que celui-ci n'est pas uniquement antijudaïque. Il an-
nonce bien une contre-révolution générale dont les juifs ne sont que les pre-
mières et les plus symboliques victimes expiatoires, et qui menace les fon-
dements même d’une souveraineté républicaine émancipatrice. La tâche des
intellectuels qui commencent à entourer Zola ou à préparer les grandes péti-
tions est à la fois plus simple et apparemment plus distante de l'antisémi-
tisme. Il faut défendre les droits de l'homme et du citoyen menacés dans
leur survie par le sort fait à Dreyfus et par le nouveau déchaînement de
haine qui marque, en Algérie et à Paris, l'affirmation de la campagne
antidreyfusarde. Zola retrouve la position de Bernard Lazare, et ce choix se
confirme avec «J'Accuse…!» qui opère un découplage de l'Affaire. D'une
64. in E. de Haime, Les faits acquis à l'histoire, Paris, P.-V. Stock, 1898, pp. 201-202.
Sur Henri Poincaré, voir l'article de Laurent ROLLET, «Autour de l'affaire Dreyfus. Henri
Poincaré et l'action politique», Revue historique, no 603, juillet-septembre 1997, pp. 49-101.
178 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

part il y a ce qui s'est passé en 1894 et qui révèle «la chasse aux “sales
juifs”, qui déshonore notre époque»65. D'autre part il y a l'affaire Esterhazy
et la révélation d'un risque fondamental, pas seulement pour Dreyfus, mais
aussi pour la République, la justice et la liberté. L'antisémitisme n'exprime
pas seulement une menace pour les juifs mais le danger fondamental de la
démocratie. C'est une analyse politique, et non pas confessionnelle de l'an-
tisémitisme, un dépassement de l'antisémitisme qui lui-même se trans-
forme. Dans cette argumentation, le combat contre l'antisémitisme devient
universel, un combat pour la sauvegarde de la cité démocratique, et les juifs
sont intégrés dans la cité.
Ce sont d’autres intellectuels, très représentatifs de l'esprit scientifique,
qui développent cet objectif. Ce sont eux aussi que dénoncent les antisémi-
tes, comme intellectuel et dreyfusard. En vain, car ils poursuivent aussitôt
leur argumentation et repoussent l’antisémitisme hors du monde des idées.
Parmi eux agit Lucien Herr, normalien et agrégé de philosophie, éminent
spécialiste de la philosophie allemande, et très inséré dans les milieux de
l’avant-garde littéraire, intellectuel et socialiste66.

«Protestation»
Le bibliothécaire de l’Ecole normale supérieure, maître à penser d’une
génération de normaliens socialistes et libéraux aussi insiste sur l’idée de
dépassement de l'antisémitisme dans un texte programme, «Protestation».
Il paraît immédiatement après «J'Accuse…!» dans la Revue blanche qui
n'avait cessé de faire la preuve d'une grande vigilance depuis la fameuse
note de Félix Fénéon et Victor Barrucand, et il annonce le soutien de toute
la jeune génération à Emile Zola67.
Car il n'est pas vrai que les juifs soient une race et que le reste des Français
soient une autre race et qu'il y a danger à ce que ces deux races se mélangent
et cohabitent. Car la différence de race, fût-elle aussi profonde qu'elle est su-

65. Ibid.
66. Cf Daniel LINDENBERG et Pierre-André MEYER, Lucien Herr. Le socialisme et son des-
tin, Paris, Calmann-Lévy, 1975, 318 p. et Christophe PROCHASSON, Les intellectuels, le socia-
lisme et la guerre, op. cit.; Les intellectuels et le socialisme, Paris, Plon, 1997, 298 p.
67. Ce texte n'est pas signé. Mais on y reconnaît la plume et la pensée de Lucien Herr qui
avait joué par ailleurs un rôle central dans la mobilisation des intellectuels depuis l'automne
1897. Elie Halévy écrit à Célestin Bouglé, le 5 février 1898: «As-tu lu, dans le numéro de la
Revue blanche, un article vigoureux sur la situation? Il faut lire cela et le faire lire, d’autant
que je le crois écrit par un maître de la jeunesse, lui-même jeune. Mais, en somme, mes con-
temporains me dégoutent; ceux qui viendront après seront-ils pire ou meilleurs? Cela dépent
de nous, heureusement, -dans une faible mesure, malheureusement.» (Correspondance 1891-
1937, textes réunis et présentés par Henriette GUY-LOE et annotés par Monique CANTO-
SPERBER, Henriette GUY-LOE et Vincent DUCLERT. Préface de François FURET, Paris, Bernard
de Fallois, 1996, p. 220).
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 179

perficielle, ne saurait en équité motiver des persécutions d'hommes. Car il ne


saurait être question en droit démocratique de ce que les hommes ont dans le
sang et que nous ignorons, mais de ce qu'ils ont dans l'esprit et dans le vouloir
qui est connaissable, et qui socialement, nous intéresse seul. [..] Il y a dans
cette clameur anti-juive un caractère judaïque d'exclusivisme religieux qui ra-
mène les antisémites au niveau des juifs des premiers siècles. Il y a dans cette
persécution de race une superstition judaïque des origines qui nous reporte au
temps où les juifs croyaient au Talmud. Et dans ce déchaînement de la bruta-
lité publique, qui met en question l'acquit le plus clair et le plus humain de la
civilisation française et rationnelle, des hommes libres et libre-penseurs en
viennent à commettre des actes et à proposer des lois qui serviront la politique
des partis de l'autorité brutale et de l'ignorance imposée68.

Pour Lucien Herr, on l'a bien compris, lutter sur le terrain seul de l'anti-
sémitisme revient à séparer le combat dreyfusard du combat universel et
permanent pour le droit et la justice, combat qui est celui des juifs comme
de tous les autres Français69. Cette question est d'autant plus sérieuse que
c'est le droit et la justice qui sont directement mis en cause dans l'affaire
Dreyfus. Dreyfus n'a pas été condamné par l'antisémitisme mais d'abord
par des juges militaires qui ont violé le droit. Par eux, l'Etat s'est dégagé de
la loi.
Le risque majeur que considère en effet Lucien Herr, c'est la menace
contre la démocratie que l'antisémitisme révèle mais n'épuise pas.
De tels faits ne sont possibles qu'aujourd'hui où des nécessités de défense na-
tionale nous mettent à la merci de 25 000 individus arrogants parce qu'ils se
croient indispensables: qui n'ont pas professionnellement l'habitude de pen-
ser, et qui cependant s'érigent en juges [..] Nous disons que ces choses, inouïes
et indignées, en tout pays, ne sont pas tolérables dans une démocratie. Il n'est
pas tolérable que des individus bottés à qui la nation a délégué la gestion de
ses intérêts défensifs, par cela seul qu'ils ont entre leurs mains le mécanisme
de la Force que nous leur avons confiée, se méprennent sur leur rôle jusqu'à se
croire les maîtres quand ils sont les instruments. [..] Il est inoui que la bureau-
cratie militaire, sous prétexte qu'elle détient des secrets de défense nationale
réclame pour tous ses actes, [..], le bénéfice de ce secret. Il est prodigieux que,
dans ce secret dont elle abuse, cette bureaucratie puisse impunément violer la
loi. [..] Nous protestons contre la bureaucratie, parce qu'elle nous compromet
et nous ridiculise devant l'Europe70.

La bureaucratie militaire, c'est la mort de la République en tant que dé-


mocratie.
68. «Protestation», La Revue Blanche, 1er février 1898, p. 165.
69. Lutter sur le seul terrain de l'antisémitisme revient aussi à accepter de confes-
sionnaliser l'engagement dreyfusard. Pierre VIDAL-NAQUET me fait remarquer que Lucien
Herr voit dans le judaïsme le symbole du fait religieux qu'il considère comme hostile au pro-
grès. La position antidreyfusarde de l'ultra-catholique Ferdinand Brunetière confirme a con-
trario cette analyse.
70. Ibid. p. 164
180 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

Si la lutte contre l'antisémitisme ne participe désormais qu'indirectement


au combat politique des intellectuels, en revanche l'antisémitisme est sou-
mis à un pilonnage philosophique et scientifique de première importance,
lui aussi inauguré par Herr dans le même article.
Nous en voulons à la jeunesse des universités de ses acclamations pour les bu-
reaucrates bottés et pour ses clameurs anti-juives, parce qu'elle n'a pas le droit
d'être ignorante et de ne pas penser librement. La haute conception kantienne
et rationaliste où la République les a élevés, leur a enseigné à ne jamais res-
pecter des hommes, même haut placés, mais seulement des idées [..] Ils doi-
vent savoir que toute autre philosophie les reconduit aux philosophies de la
servitude. Ils ont été élevés dans la culture de méthodes rigoureuses, qui con-
trôlent les affirmations même des plus grands, et critiquent les témoignages les
plus officiellement estampillés. Cet esprit critique de révision incessante et de
méfiance contre l'affirmation pure, qu'ils ont dû prendre dans le travail scien-
tifique, et dont l'habitude nous semblait garante de leur émancipation morale,
nous nous plaignons qu'ils le laissent dans leur cabinet au lieu de l'introduire
dans leur vie.

L’antisémitisme intellectuel
La charge de Lucien Herr se double d’une manifestation de force des in-
tellectuels dreyfusards avec la publication des premières listes de signatai-
res des deux «protestations», les pétitions des «intellectuels» dont le bi-
bliothécaire de l’Ecole normale supérieure est aussi l’un des acteurs princi-
paux, et qui paraissent à partir du 14 janvier 1898.
L'écrivain Maurice Barrès est le premier à réagir à l'offensive majeure
des intellectuels dreyfusards. Il est aussi «le premier des intellectuels
antidreyfusards»71; il s’est, pour ainsi dire, préparé de longue date à cet
engagement antisémite dans l’affaire Dreyfus qui l’avait vu déjà injurier la
personne de Dreyfus dans un article du Journal relatant la dégradation72:
son aventure boulangiste et l’influence de son maître, l’idéologue du ra-
cisme biologique Jules Soury73, ont convaincu Maurice Barrès de la vérité
de l’antisémitisme ou du moins de son rôle dans l’avènement du nationa-
71. Zeev STERNHELL, «Maurice Barrès» in L’affaire Dreyfus de A à Z (Michel DROUIN
dir.), Paris, Flammarion, 1994, p. 121.
72. Maurice Barrès, Le Journal, «La parade de Judas», Le Journal, 6 janvier 1894, repris
dans Scènes et doctrines du nationalisme, Paris, Félix Juven, 1902, pp. 134 et suiv.
73. Jules Soury (1842-1915) enseigne l’ethnologie à l’Ecole pratique des hautes études où
Maurice Barrès a été son élève. Rendu célèbre par ses travaux sur le système nerveux (La
Fonction du cerveau en 1886, Le Système nerveux central en 1897), il sera dépassé dans le
racisme scientiste par Georges Vacher de Lapouge (1854-1936). Sur Jules Soury, voir Toby
GELFAND, «From Religious to Bio-Medical Anti-Semitism: The Career of Jules Soury» in
French Medicine & Culture, Amsterdam & Atlanta, Ed. A. La Berge & M. Feingold, Rodopi
1994, pp. 248-279; voir aussi Jacques DURIN, «Les sciences raciales» in L’affaire Dreyfus de
A à Z, op. cit., pp. 615-920.
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 181

lisme. Son engagement revêt en tout cas une importance supérieure, d’au-
tant plus qu’il dénonce, en plus des juifs, ceux qui défendent le droit et hon-
neur de ces derniers, les intellectuels dreyfusards. Il publie en effet le 1er
février 1898 un long article dans le Journal en réponse à la «protestation
des intellectuels»74. Il y assimile aux juifs les intellectuels, «déchet fatal
dans l'effort tenté par la société pour créer une élite». «Au résumé, con-
clut-il, les juifs et les protestants mis à part, la liste dite des intellectuels est
faite d'une majorité de nigauds et puis d'étrangers». En ramenant cette
vaste entreprise au niveau de la propagande juive, en frappant les intellec-
tuels de la marginalité des juifs, Barrès pense détruire à bon compte cette
résistance intellectuelle et civique: il lui suffit d'invoquer l'antisémitisme.
Un tel article ne fonctionne que dans le contexte de la croyance antisémite,
quasi-naturelle pour un homme comme Barrès qui place le culte de l’ins-
tinct au-dessus de la morale de la raison: «que Dreyfus est capable de tra-
hir, je le conclus de sa race», écrira Barrès lors du procès de Rennes. Et
d’ajouter: «Il n’y a de justice qu’à l’intérieur d’une même espèce»75.
L’amalgame juifs-intellectuels éclaircit l’horizon pour les dreyfusards.
Ainsi le combat des antidreyfusards ne concerne pas seulement un groupe
religieux de la société française, mais la forme même de la société et les
valeurs qui la fondent: c’est l’avenir de la société démocratique et de l’éga-
lité civique qui est en question. Il est temps d’opposer une fin de non-rece-
voir à la dérive antisémitiste, même conduite par un écrivain qui avait pu
incarner les espoirs de la jeune génération. «Oui, il faut exécuter Barrès;
mais s’il se borne à réclamer Boulanger II, il a écrit des choses plus igno-
bles», écrit Elie Halévy à son père Ludovic76. «Cela ne se discute pas»,
estime Lucien Herr dans une réponse immédiate qui n’est pas seulement
l’expression d’une rupture avec Maurice Barrès. Son nouvel article de la
Revue blanche est aussi une démolition des thèses racistes des antisémi-
tistes, une mise en demeure du nationalisme intégral et l’affirmation d’une
solidarité universelle des hommes libres dans laquelle les juifs sont com-
pris, parce que libérés des mythes comme les intellectuels:
Votre idée — et c’est, je crois, toute votre opinion dans l’affaire qui obsède,
par le monde entier, les hommes qui ont à quelque degré le souci de la jus-
tice — c’est que l’âme française, l’intégrité française, est aujourd’hui insultée
et compromise, au profit d’étrangers, par l’infâme machination d’autres étran-
gers, grâce à la complicité de demi-intellectuels, dénationalisés par une demi-

74. Deux «protestations» réunissent entre le 14 janvier et le 4 février 1898 près de 1500


noms de grands savants, d'écrivains, de professeurs, etc.
75. Cité par Zeev STERNHELL, «Maurice Barrès», art. cit., p. 123.
76. Elie Halévy, lettre à Ludovic Halévy du 4 février 1898 (Correspondance, op. cit.,
p. 218).
182 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

culture. Nous connaissons fort bien la demi-douzaine de pantins lugubres, de


maniaques inquiétants et d’industriels avisés qui plantent chaque jour plus en
avant dans les cerveaux sans défense la loi fanatique et furieuse en cet extrava-
gant rocambolisme. Vous êtes trop sage pour être dupe tout à fait: mais il n’y
a pas à dire, vous êtes dupe jusqu’à un certain point: au moins vaut-il mieux
pour vous que vous le soyez en effet, puisque vous agissez comme si vous
l’étiez.
On pourrait, à la rigueur, déterminer jusqu’à quel point vous l’êtes sincère-
ment. Il y a chez vous une idée constante, fixe à force d’être constante, fixe à
force d’être, si je compte bien, votre unique idée. C’est l’idée de la race, et des
sous-races dans la race: c’est l’idée des petites patries locales se fondant dans
les petites patries provinciales, et des petites patries provinciales se rejoignant
dans leurs résultante commune, dans la grande patrie française, substance uni-
que, âme que vous voulez close et intangible. Cette métaphysique ethnique, si
vous la regardiez d’un peu près, de votre oeil d’analyste, si vous en retranchiez
ce qu’elle contient de Michelet et de Taine confusément et hâtivement assi-
milé, vous y trouveriez bien du verbalisme romantique [..].
Tout cela, c’est de la littérature: ce n’est ni de la vérité, ni de la vie. Soyez
convaincu que, si le mot race a un sens, vous êtes, comme nous tous, non pas
l’homme d’une race, mais le produit de trois, de six, de douze races fondues en
vous et indissolublement mêlées. Les impulsions que vous sentez surgir du
plus profond de vous, et que vous jugez précieuses entre toutes, primordiales
et souveraines, soyez persuadé qu’elles sont, aux heures de défaillance céré-
brale, la poussée aveugle de l’antique brutalité qui couve, mal éteinte, au fond
de vous. L’homme qui, en vous, hait les juifs, et hait les hommes d’Outre-Vos-
ges, soyez sûr que c’est la brute du douzième siècle, et le barbare du dix-sep-
tième siècle. Et croyez que le monde moderne serait peu de chose, s’il n’était
l’avènement du droit nouveau, la lente croissance d’une volonté raisonnable,
maîtresse de ces instincts et tueuse de ces haines.
Ce qui est, en moi, de race, de nature, ce sont quelques traits, peut-être es-
sentiels, peut-être secondaires, de mon caractère et de mon tempérament. Il se
peut que mes réactions, mes impulsions et mes passions ne soient ni tout à fait
celles d’un Toulousain, ni tout à fait celles d’un Normand. Je consens que
vous les déclariez germaniques, ou italiennes, ou suisses: que vous importe?
Ce qui vous concerne, ce n’est pas le rythme et l’allure de ma conduite, c’est
cette conduite elle-même, et les motifs abstraits qui dirigent ma conduite, mo-
tifs dont je défie plus savant que vous de déterminer les origines: c’est enfin la
cohérence et la dignité, la valeur éthique de ma conduite. [..]
L'âme française ne fut vraiment grande et forte qu'aux heures où elle fut à
la fois accueillante et donneuse. Vous voulez l'ensevelir dans la raideur tétani-
que où l'ont mises les rancunes et les haines. Les jeunes gens dont vous raillez
la demi-culture savent qu'en effet il ne possèdent pas plus que vous toute la
vérité; mais ils ont en eux quelque chose qui est de l'absolu, la foi en un idéal
humain, et cette force naïve d'action généreuse balaiera les haines absurdes
que surexcitent les malhabiles. Prenez garde, vous vous croyez d'accord avec
la nation: vous avez avec vous cette grosse fraction bruyante, fluctuante et
changeante de la nation, qui vous a déçus lors du boulangisme, et qui n'est pas
une force, et vous avez les parlementaires que vous méprisez, et les intérêts
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 183

satisfaits, et le monde, et le capitalisme juif et chrétien, et les Semaines reli-


gieuses de la France entière; et tout cela, vous le savez, c'est une faiblesse.
Vous avez contre vous à la fois le vrai peuple et les hommes de volonté réflé-
chie, les déracinés, ou, si vous le voulez bien, les désintéressés, la plupart des
hommes qui savent faire passer le droit et un idéal de justice avant leurs per-
sonnes, avant leurs instincts de nature et leurs égoïsmes de groupes. Ceux-là,
qui sont la force active, auront raison de vous et des brutalités que vous dé-
chaînez77.

Pour Herr, affirmer sa solidarité avec les juifs lui permet d’exposer
l’idéal social et politique qui correspond à «l’âme française» et qui fonde
l’unité des hommes dans la cité démocratique. Barrès feindra de ne pas
comprendre, commentant la réponse de Lucien Herr avec sa logique: «Je
ne savais pas qu'il fût juif!»78. Mais les intellectuels dreyfusards et les sa-
vants juifs comprendront le sens du texte. Les premiers ne craindront pas
d’affirmer leur solidarité en tout lieu et tout temps avec les juifs, comme
Ferdinand Buisson, professeur à la Sorbonne et directeur honoraire de l’en-
seignement primaire, qui déclara, le 10 mai 1899, au cours d’un meeting or-
ganisé au Grand Orient de France:
On prétend que nous nous sommes mêlés de ce qui ne nous regardait pas.
C’est une erreur, citoyens. Nous avions le droit de nous mêler de l’Affaire,
parce que nous en avions le devoir (..). Je sais bien que nous tenterions de ré-
pondre: «Suis-je le gardien de mon frère? Et de quel droit me charger, moi
simple particulier, d’un pareil fardeau? Et puis, est-ce qu’un sale juif est mon
frère? Est-ce qu’un officier de famille riche est mon frère, à moi pauvre
ouvrier, pour qui il n’eût pas levé le doigt? Est-ce que je sais, est-ce que j’ai
besoin de savoir s’il est coupable ou si c’est un autre?» Vaines défaites, vains
sophismes. Oui, quoi que tu fasses, citoyen d’une démocratie, tu es le gardien
de ton frère; en république, chacun est le gardien des libertés de tous. Oui,
quoique nous fassions pour nous dérober, nous nous sentons solidaires de no-
tre pays. Et si Dreyfus, condamné à tort par un conseil de guerre qui paraît
avoir été indignement trompé, ne trouvait pas de justice dans la conscience du
peuple français, ce serait plus qu’une erreur, ce serait un crime, et ce serait le
crime du peuple français79.

Le déplacement — de la lutte contre l'antisémitisme vers le combat pour


la raison et la justice — autorise alors les intellectuels juifs à entrer pleine-
ment dans le combat dreyfusard80. On pourrait même dire que le statut in-

77. Lucien HERR, «A M. Maurice Barrès», La Revue blanche, 15 février 1898, pp. 242-
244.
78. Charles ANDLER, Vie de Lucien Herr (1864-1926), réédition François Maspero, Paris,
1977, p. 126.
79. Ferdinand Buisson, «Le colonel Picquart en prison», discours du 10 mai 1899, Le
Siècle 11 mai 189.
80. Philippe E. LANDAU, L'opinion juive et l'affaire Dreyfus, Paris, Albin Michel «Pré-
sences du judaïsme» poche, 1995, 154 p.
184 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

tellectuel leur permet de s'intégrer à l'engagement dreyfusard. Les pétitions


des «intellectuels» et le procès Zola seront importants dans cette formation
de l’éthique intellectuelle et dans cette reconnaissance politique des juifs.
C'est l'affirmation de la politique des droits de l’homme et du citoyen, dé-
fendus par les intellectuels dreyfusards, à l'image toujours de Ferdinand
Buisson, futur président de la Ligue du même nom, parlant le 4 juin 1899 à
Reims: «Il faut avoir le courage de leur résister en face, dans ce pays qui, il
y a cent ans, a eu le courage d'émanciper les juifs et d'en faire des ci-
toyens»81. Une lettre de Michel Bréal du 5 juin 1899, publiée dans Le Siè-
cle, montre ainsi le chemin parcouru par les intellectuels juifs qui se pen-
sent désormais en tant qu'intellectuels dreyfusards soucieux de la vérité:
Je vois que certains journaux rééditent un propos qu'ils attribuent au capitaine
Dreyfus: Ma race se vengera sur la vôtre. Ce propos a pour seul garant M. du
Paty de Clam. Il ne mérite aucune confiance. Il portera la marque d'un esprit
violent et haineux, vaguement hanté de souvenirs théologiques. Il est bien du
même homme qui, ne trouvant aucune raison pour expliquer la prétendue tra-
hison de Dreyfus, a fini par dire: c'est donc quelque fatalité de race. Il y a eu
assez de mensonges en cette affaire. N'en laissons pas circuler de nouveaux
après que les premiers ont été démasqués!82.

Pierre Birnbaum a montré que les sociologues juifs comme Durkheim se


sont engagés «pour l'amour de la science»83 et Perrine Simon-Nahum a ob-
servé que l'engagement des philologues juifs et l'avènement de la sociolo-
gie durkheimienne les ont menés jusqu'à «séculariser» l'étude du ju-
daïsme: «De là découle l'impossibilité de traiter le judaïsme autrement que
d'un point de vue politique»84. Plus que jamais les juifs devenaient, avec
les intellectuels juifs, cet «homme libéré des mythes»85 que Lucien Herr
avant Maurice Blanchot reconnaissait et qui conduisit l'antisémitisme à
s'emparer du totalitarisme afin de mieux requalifier les juifs et les détruire;
mais avec eux, c'est toute l'humanité intellectuelle, toute l'humanité, qui
allait être attaquée.
Ainsi les intellectuels dreyfusards forgèrent-ils l'argumentation qui per-
mit de combattre l'antisémitisme sans se laisser enfermer dans un engage-

81. Ferdinand Buisson, «A Reims», Le Siècle, 5 juin 1899.


82. Michel Bréal, «Un mensonge de du Paty de Clam», Le Siècle, 5 juin 1899.
83. Cf Pierre BIRNBAUM, Destins juifs. De la Révolution française à Carpentras, Paris,
Calmann-Lévy, 1995, pp.71-101.
84. Perrine SIMON-NAHUM, «La science du judaïsme français», in Michel DROUIN (dir),
L'affaire Dreyfus de A à Z, Paris, Flammarion, 1994, p. 604. L'auteur écrit que cette voie
politique d'interrogation du judaïsme conduisit les juifs «à renoncer à toute spécificité intel-
lectuelle» (p. 605).
85. Maurice BLANCHOT, «Les intellectuels en question», Le Débat, N° 29, mars 1984,
p. 22.
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 185

ment de type religieux ou scientiste. Grâce à l'usage de la raison, ils s'offri-


rent d'analyser l'idéologie antisémite et son rôle dans l'affaire Dreyfus. Ce
faisant, ils dominaient et dépassaient l'antisémitisme. En même temps,
parce qu’agissait la raison scientifique, les intellectuels dreyfusards intégrè-
rent les juifs dans un combat de nature universelle. L'argumentation
dreyfusarde fut très efficace. Elle permit un reflux rapide de l'antisémi-
tisme, un engagement important contre le préjugé antisémite et un sursaut
politique qui conduisit au renforcement de la République. Cette victoire fut
cependant de courte durée. Car les intellectuels antidreyfusards modérés,
intéressés au même titre par le rejet de l'antisémitisme qui niait toute di-
mension intellectuelle — et donc la leur —, renoncèrent à ce qui était préci-
sément leur identité et exploitèrent l'antisémitisme contre les intellectuels
dreyfusards. Ceux-ci développèrent, en tant que penseurs critiques et repré-
sentants scientifiques, des réfutations décisives à la thèse qui associait la
naissance de l’antisémitisme au développement de la science. Mais ce qui
survécut de ce débat intellectuel fut bien davantage une forme de banalisa-
tion conférée à l’antisémitisme par les intellectuels antidreyfusards que sa
déconstruction définitive menée par les intellectuels dreyfusards. Des armes
intellectuelles avaient été dressées contre l’antisémitisme moderne; elles ne
servirent malheureusement que dans le court temps de l’affaire Dreyfus et
de la mobilisation dreyfusarde.

III. LA REFUTATION DE L'ANTISÉMITISME:


UN ACTE FONDATEUR DES INTELLECTUELS

La violence verbale, et la pauvreté conceptuelle des thèses de Maurice


Barrès ne pouvaient satisfaire en effet des intellectuels antidreyfusards plus
modérés, moins hystériques, mal à l'aise avec le préjugé antisémite en lieu
et place de l'argumentation critique. Cette élite antidreyfusarde n’est pas
sans savoir que les intellectuels des pétitions appartiennent bel et bien à
l'intelligence du pays et qu’ils disposent du soutien de l’étranger86. Elle
n’est pas sans découvrir que ces intellectuels ne cessent de se renforcer,
et que le procès Zola est leur victoire. De grands noms de l’Académie
française, fondateurs d’une Ligue de la Patrie française destinée à prouver
que «l'intelligence française» n’est pas unanime dans l’affaire Dreyfus,
développent contre les intellectuels dreyfusards une autre argumentation,
86. En plus, le maître-verrier de Nancy Emile Gallé, l'ami de Barrès, celui qu'invoque
l'écrivain pour démonter que «dans toute opération, il y ainsi un pourcentage de sacrifiés», a
signé lui aussi la «protestation des intellectuels».
186 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

plus habile, plus difficile à combattre, mais aussi plus dangereuse que
le simple antisémitisme intellectuel. Il s'agit pour eux de démontrer que
les intellectuels dreyfusards, dont la naissance confirmerait l’arrogance et
la faillite de la science, sont responsables de l'antisémitisme qui les
frappe désormais: c’est la science moderne qui, en forgeant l’idée de la dis-
tinction des races, aurait donné de nouvelles bases à l’antisémitisme jusque-
là confiné dans l’antijudaïsme religieux ou l’anticapitalisme populaire. Re-
fuser l’engagement intellectuel, limiter les prétentions de la science, revenir
à la spécialisation des disciplines constituent en conséquence les moyens
d’une lutte efficace contre l’antisémitisme, selon les intellectuels anti-
dreyfusards qui professent en même temps leur hostilité à cette forme de
violence.
Une telle argumentation permet ainsi de rejeter l'antisémitisme en même
temps que les intellectuels, et d'appeler au retour d'une société religieuse.
Cette argumentation comporte cependant un risque redoutable dont ces in-
tellectuels antidreyfusards n'ont pas forcément conscience mais qui va
transformer l'antisémitisme: ils sont amenés à accepter une perversion de la
science et de l'esprit scientifique qui pourront désormais servir de caution
moderne à l'antisémitisme. Ainsi, tout à leur haine de l'intellectuel et de
son «individualisme», les intellectuels antidreyfusards ont ouvert une boîte
de Pandore. Le représentant le plus achevé de cette stratégie dangeureuse,
débouchant sur un désastre intellectuel, est Ferdinand Brunetière.

«Réponse à quelques “intellectuels”»: de la responsabilité des savants et


des juifs dans l’antisémitisme
Dans un article essentiel pour comprendre l’anti-intellectualisme, «Après
le procès. Réponse à quelques ‘intellectuels’»87 publié le 15 mars 1898 dans
la Revue des deux mondes, Ferdinand Brunetière qui en est le directeur, qui
est aussi membre de l’Académie française et historien renommé de la litté-
rature française, commence par se défendre d'être un antisémite. Il qualifie
même l'antisémitisme, auquel il consacre l'une des trois parties de sa ré-
flexion élargie sur l'affaire Dreyfus, de «danger public [dont] nous en som-
mes tous plus ou moins responsables». Et d'ailleurs, poursuit-il plus loin,
«je ne me dissimule pas, si je n'en crois pas devoir parler plus longuement,
ce que le mot recouvre de préjugés héréditaires, d'appétits honteux, de pas-
sions basses!». Brunetière rappelle même au détour d'une note de son arti-

87. Ferdinand Brunetière, «Après le procès», La Revue des deux mondes, 15 mars 1898,
pp. 428-446. Sur l'anti-intellectualisme, voir le dossier de Mil-neuf-cent. Revue d'histoire in-
tellectuelle, no 15, 1997.
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 187

cle publié en brochure qu'il a combattu La France juive88. Antoine Compa-


gnon a montré, dans son livre de 1997, combien le rapport de Brunetière au
judaïsme a été complexe, intime aussi, nourri d’une grande amitié avec
Flore Singer, grande dame du Paris intellectuel et mondain, issue de ces fa-
milles exceptionnelles faites de fidélités juives, de conversions catholiques
et d’idées libérales89. Brunetière ne fut pas antisémite, mais se compromit
avec l’antisémitisme. Il incarna le destin mélancolique de ces modérés qui
n’ont pas compris, ou compris trop tard, que leurs valeurs les portaient da-
vantage vers les dreyfusards que vers les antidreyfusards90. Comme l’écrit
Antoine Compagnon, «il rata une occasion d’agir en accord avec ses princi-
pes durant l’affaire Dreyfus»91. Le destin antidreyfusard de Brunetière fut
celui d’une ligne impossible, rapidement dépassée par la surenchère antisé-
mite et la dérive antirépublicaine: c’est l’histoire de la Ligue de la Patrie
française92, que Brunetière voulait constituer en rassemblement de l’intelli-
gence conservatrice, et dont il quitta rapidement les instances dirigeantes
quand la Ligue bascula dans l’extrémisme idéologique. Antoine Compa-
gnon a raison d’insister sur ce profil impossible de modéré, de rappeler
aussi ce que lui firent payer, en termes de carrière et de notoriété, des intel-
lectuels dreyfusards du «lendemain» comme Gustave Lanson93. Cette épu-
ration douteuse aura des conséquences désastreuses, en laissant le champ
libre, dans certains milieux conservateurs voire modérés, à l’antisémitisme
racial des pseudo-ethnologues d’une part, à l’antisémitisme politique de
l’Action française de l’autre.
Le mérite principal de Brunetière a été de contraindre les intellectuels
dreyfusards à une réflexion approfondie sur le sens de leur engagement et
sur les valeurs qu’ils défendaient. La controverse qu’il ouvre en mars 1898
se révèlera d’une haute tenue intellectuelle. Par le jeu des mémoires mili-
tantes et des historiographies fermées, il ne restera que peu de choses de ce
grand débat intellectuel qui n’est pas seulement contemporain de la nais-
sance des intellectuels mais qui dit cette naissance et donne une définition
essentielle des intellectuels. La diabolisation des antidreyfusards a pu servir
88. Ibid, n 1 p. 12
89. Antoine COMPAGNON, Connaissez-vous Brunetière?, op. cit. Tout le livre est construit
sur cette relation d’amitié liant Brunetière et Flore Singer qui en est «la prima donna» (p. 12).
90. L’engagement antidreyfusard de Ferdinand Brunetière était loin d’être irrémédiable
ou automatique(cf Marie-Laurence NETTER, «Ferdinand Brunetière contre les intellectuels»,
Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, 1993, pp. 66-70; «Ferdinand Brunetière», L'Af-
faire Dreyfus de A à Z, Michel Drouin dir., Paris, Flammarion, 1994, pp. 151-155).
91. Ibid., p. 10.
92. Cf Jean-Pierre RIOUX, Nationalisme et conservatisme. La Ligue de la patrie française
(1899-1904), Paris, Beauchesne, 1977, 119 p.
93. Marcelin Berthelot agira de même avec Pierre Duhem.
188 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

les dreyfusards pour consolider la victoire politique du Bloc des Gauches,


et faire oublier les petites lâchetés des personnalités. Mais elle a desservi
également le camp dreyfusard, ou en tout cas les intellectuels critiques ha-
bitués à respecter la complexité du réel et la dignité de leurs adversaires. Si
ces intellectuels conservateurs, antidreyfusards par fidélité à des valeurs es-
timables, demeurent à découvrir94, il reste aussi à mieux connaître les intel-
lectuels du camp dreyfusard, ceux-là précisément qui répondirent à Brune-
tière, développèrent les moyens de récuser définitivement toute compromis-
sion avec l’antisémitisme95 et persistèrent dans un scepticisme actif. Au
cœur de l’affaire Dreyfus, Brunetière a donné ainsi l’occasion d’écrire, à
notre avis, l’une des plus belles pages de philosophie critique et de philoso-
phie morale.
Début 1898, alors que les apparences du droit continuent de plaider en
faveur des antidreyfusards, Brunetière est encore loin d'être isolé dans le
camp de leurs intellectuels. Il en est même l'un des piliers, et tous les
antidreyfusards légalistes, ceux qui croient que Dreyfus est bien coupable
parce qu’il a été jugé légalement ou même ceux qui estiment que la sécurité
nationale vaut bien une injustice, pensent comme Brunetière96. Ils ne pro-
fessent pas d'opinion antisémite, ils s'en défient même. Ce refus de l'anti-
sémitisme est profond. Mais ce démenti n’empêche pas une reprise de l'an-
tisémitisme. Car le projet que s'est donné Brunetière de rechercher les cau-
ses de l'antisémitisme dérape et débouche sur une double et assez perverse
relégitimation de l'antisémitisme, par hostilité politique d’abord. L’auteur
commence par admettre les nombreuses et habituelles justifications à l'anti-
sémitisme qu'il fait siennes en cherchant à les critiquer97. Ainsi l'antisémi-
tisme ne serait souvent, selon lui, que l'expression d'un malaise social de-
vant la réussite exemplaire des «plus récents de la famille»:
94. Comme du reste les antidreyfusards dans leur ensemble (cf Bertrand JOLY,
«Antidreyfusards, antidreyfusisme. Une histoire à écrire», Jean Jaurès cahiers trimestriels,
no137, juillet-septembre 1995, pp. 84-91). La thèse de celui-ci sur Paul Déroulède permet
ainsi d’aborder le nationalisme «républicain» et non antisémite (Bertrand JOLY, «Paul Dé-
roulède 1846-1914», thèse de doctorat d’histoire (sous la direction de Jean-Marie Mayeur,
Université de Paris IV, 1996, 2 vol., à paraître sous une forme abrégée aux éditions Perrin).
95. L’affirmation du refus de l’antisémitisme et l’énonciation intellectuelle de cette posi-
tion publique se répétèrent en 1899 dans l’Enquête sur l’antisémitisme dirigée par Henri
Dagan qui obtient des réponses de nombreux intellectuels dreyfusards (Paris, P.-V. Stock).
Antoine Compagnon note à juste titre le nombre des références qui concernent Brunetière,
«indice de la notoriété» de son intervention (Connaissez-vous Brunetière? op. cit., p. 148
note 4)
96. Bertrand JOLY, «Les antidreyfusards croyaient-ils Dreyfus coupable?», Revue histori-
que, no590, janvier-mars 1994, pp. 401-437.
97. Les notes de la seconde édition en amplifient la portée à trop vouloir au contraire les
minimiser: Ferdinand Brunetière, Après le procès. Réponse à quelques «intellectuels», Paris,
Librairie académique Didier/Perrin, 1898, XII-94 p.
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 189

Francs-maçons, protestants, et juifs, qui tous avaient ce grand avantage de


n'être liés par aucun engagement au passé, se sont donc précipités en foule par
la porte qui leur était ouverte: ils sont entrés; ils se sont emparés de la politi-
que, de l'administration, de l'école; ils y règnent; et, si nous voulons être sin-
cères, il faut en convenir, l'antisémitisme n'est qu'un nom pour dissimuler le
vif désir de les déposséder. Qu'il n'y ait rien là de très noble, on peut le soute-
nir; mais il n'y a rien que de très naturel et même, en un certain sens, il n'y
rien que de très légitime. La France est à tous les Français; et on aura beau
dire qu’en tout temps, en tout lieux, -et particulièrement sous le régime du suf-
frage universel inorganique — ce sont les minorités qui gouvernent, cela est
vrai, mais cela n’en vaut peut-être pas mieux, et puisque cela ne dure qu’aussi
longtemps que les majorités ne s’en aperçoivent point. En réalité, la représen-
tation légale, politique ou administrative, depuis tantôt vingt ans, n’est pas
proportionnelle chez nous aux quantités sociales qu’elle est censée repré-
senter; et là, certainement, — avec l’une des causes du malaise actuel, et de la
faiblesse du gouvernement — là aussi est l’une des causes de l’antisémitisme.
Trente-huit millions de Français ne se sentent pas plus d'humeur aujourd'hui
qu'il y a cent ans à plier éternellement sous la domination de quelques centai-
nes d'entre eux, les derniers venus, les plus récents de la famille98.

Mais Brunetière trouve également les causes de l'antisémitisme chez les


juifs eux-mêmes, les savants juifs, les linguistes, les philologues, les histo-
riens des religions. Il le dit dès ses premières pages et le redit au terme
d’une démonstration, «quelques Juifs ne sont pas tout à fait innocents de
l’antisémitisme»99. Pour lui, les juifs émancipés partagent en effet la res-
ponsabilité de l'antisémitisme avec l’esprit scientifique et avec l’individua-
lisme démocratique, les deux grands ennemis de Brunetière100. L’antisémi-
tisme découle selon lui du progrès de la science et du rôle, en son sein, des
savants juifs:
avec la naïveté qui les caractérise, avec la confiance ingénue qu’ils ont dans la
parole du linguiste ou de l’anthropologiste, nous avons vu l’historien et le cri-
tique, à leur tour, se proposer d’expliquer, par cette inégalité des races, l’évo-
lution des littératures et le développement de la civilisation. Etonnons-nous,
après cela, que, de leurs livres à tous et de leur enseignement, la théorie ait
passé dans les journaux, se soit insinué dans les imaginations populaires, y ait
étendu ses racines; et qu’on ne l’en puisse arracher désormais qu’avec la su-
perstition de la science! A l’évidente vérité que la nature proclamait d’elle-
même, et dont le christianisme, puis la philosophie du XVIIIe siècle et de la
révolution française avaient fait le dogme de l’égalité, une science orgueil-

98. Ibid., pp. 14-15 et 17-18 (en note, Brunetière ajoute, à propos de ce membre de
phrase: «je le regrette, comme n'étant pas assez exact ou comme étant trop général. Si quel-
ques Israélites sont nouveaux parmi nous, il y a beaucoup d'anciens, le plus grand nombre
peut-être; et j'ai eu tort de paraître oublier que la plupart de nos protestants sont d'aussi
vieille souche que nous.»)
99. Ibid., p. 26.
100. Remarquons que l’esprit scientifique et l’individualisme démocratique ont permis
justement aux juifs de s’émanciper.
190 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

leuse, et d’ailleurs incertaine, a substitué le dogme physiologique de l’inégalité


des races; — et l’antisémitisme nous est venu de là101.
Comme illustration de ces trois faits, les savants juifs, la citoyenneté dé-
mocratique, le progrès scientifique, Ferdinand Brunetière cite un nom, Ja-
mes Darmesteter, juif émancipé, universitaire républicain, philologue de re-
nom, professeur de persan au Collège de France, frère d’Arsène Darmeste-
ter qui avait été maître de conférences à la Sorbonne, marié à Mary Robin-
son, et disparu prématurément en 1894. James Darmesteter, qui a été
l’élève de Michel Bréal, qui est aussi le disciple de Renan, avait été le pro-
moteur du «franco-judaïsme», synthèse entre les valeurs laïques du ju-
daïsme et les valeurs de la France républicaine102. Brunetière, qui connaît
son œuvre, le prend à témoin de la responsabilité des juifs dans la naissance
de l’antisémitisme; mais il révèle surtout le dogmatisme de sa propre pen-
sée religieuse et son refus de l’histoire des religions:
Faut-il produire [..] des témoins encore plus autorisés? De qui est donc cette
page: «Le Juif (du moyen âge) s’entend à dévoiler les points vulnérables de
l’Eglise, et il a à son service, pour les découvrir, outre l’intelligence des livres
saints, la sagacité redoutable de l’opprimé. Il est docteur de l’incrédule; tous
les révoltés de l’esprit viennent à lui, dans l’ombre ou à ciel ouvert. Il est à
l’œuvre dans l’immense atelier du blasphème du grand empereur Frédéric et
des princes de Souabe et d’Aragon; c’est lui qui forge tout cet arsenal meur-
trier de raisonnement et d’ironie qu’il léguera aux sceptiques de la Renais-
sance, aux libertins du grand-siècle; et tel sacarsme de Voltaire n’est que le
dernier et retentissant écho d’un mouvement murmuré, six siècles auparavant,
dans l’ombre du ghetto, et plus tôt encore, au temps de Celse et d’Origène, au
berceau même de la religion du Christ». Ainsi s’exprimait, il y a tantôt quinze
ans James Darmesteter, dans sa brochure intitulée: Coup d’oeil sur l’histoire
du peuple juif [103]; et s’il était encore de ce monde, ne regretterait-il pas
aujourd’hui ces paroles? Mais, par hasard, s’il les maintenait, lequel de nous
poserait la question religieuse: nous, à qui l’on dénoncerait le Juif comme «le
docteur éminent de l’incrédulité», ou lui, Juif, qui nous l’aurait lui-même
dénoncé comme tel?104
101. Ibid., pp. 9-11.
102. Cf Michael R. Marrus, Les Juifs de France à l’époque de l’affaire Dreyfus [1972],
Bruxelles, Complexe «Historiques», 1895, pp. 122-133; Perrine SIMON-NAHUM, La Cité in-
vestie. La «Science du judaïsme» français et la République, Paris, Editions du Cerf «Biblio-
thèque franco-allemande», 1991, chapitre IX notamment; Antoine COMPAGNON, Connaissez-
vous Brunetière?, op. cit., pp. 45-49.
103. Coup d’oeil sur l’histoire du peuple juif (Paris, Librairie nouvelle, 1880; republié
dans Les Prophètes d’Israël, Paris, Calmann-Lévy, 1892).
104. Ferdinand Brunetière, Après le procès, op. cit., pp. 24-25. Après l’article de Du-
claux, Brunetière persiste, dans une note de la publication en brochure (cf. note 97): «On en-
tend bien ce que je veux dire: je ne reproche pas à Darmesteter, ni à aucun de ceux qui peu-
vent penser comme lui, d’avoir ainsi pensé, et d’avoir écrit ou d’écrire selon leur pensée.
C’est leur droit, comme c’est le mien de penser le contraire, et de l’écrire aussi. Mais, quand
ils se donnent pour les précurseurs et les héritiers du ‘voltairianisme’, je leur reproche de ne
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 191

C'est à Darmesteter que Brunetière réserve de dures attaques, allant jus-


qu’à caricaturer son œuvre tout en se drapant dans les habits de l'honnêteté
morale quand celle-ci coûte peu. D’où cette conclusion inévitable: «ces
passions, ces appétits, ces préjugés, qu'on avait autrefois le courage d'ap-
peler de leur vrai nom, c'est la science qui leur a procuré le moyen de se
déguiser.»105 Le directeur de la Revue des deux mondes ne fait pas profes-
sion d'antisémitisme, n'use pas des classiques et odieuses injures infligées
aux juifs, raisonne avant d'accuser106. Il réactive cependant la mentalité an-
tisémite ambiante, les formes de cristallisation que nous avons observées,
par hostilité envers les intellectuels dreyfusards et ce qu’ils représentent,
l’individualisme démocratique et l’universalité critique. Il utilise complai-
samment l'antisémitisme pour dénoncer le mal qu'il voit dans la Républi-
que laïque, dans la raison scientifique et dans les juifs émancipés107. Pour
Ferdinand Brunetière, les savants sont donc doublement responsables du
développement de l'antisémitisme. En tant que savants et en tant qu'intel-
lectuels. Ses arguments sont variés même s'ils cachent davantage des régle-
ments de compte envers de grands rationalistes comme Darmesteter, Renan
ou Taine. Comment Brunetière procède-t-il pour mener une accusation qui
n'est pas évidente de prime abord. L'antisémitisme vient essentiellement du
fait que la science moderne a posé le principe des races et de leur inégalité:
«songez plutôt que, depuis tantôt un demi-siècle, ce langage a passé pour
celui de la science, et ces inventions du linguiste ou de l’anthropologie pour
une forme du progrès.»108

La portée d’un raisonnement antidreyfusard


En résumé, l’antisémitisme qui a saisi la France s’explique pour Brune-
tière par trois raisons. Une raison scientifique parce que la science aurait
admis et popularisé la distinction des races voire leur inégalité, une raison
politique car la démocratie républicaine a donné aux juifs de France une
pas admettre qu’on le leur reproche, et même d’exiger que, sous prétexte de ‘libéralisme’,
nous applaudissions à la continuité de leur effort pour ‘écraser l’infâme’. Il faut avoir la fran-
chise et le courage de s’avouer ouvertement l’adversaire de ceux que l’on combat.» (note 1,
pp. 25-26).
105. Ibid., p. 26.
106. «Je n'injurie personne, je n'accuse personne, je ne mets en doute la bonne foi de
personne.» (ibid., p. II
107. Sur l’émancipation des juifs de France, leur laïcisme et leur républicanisme, voir
Michael R. MARRUS, Perrine SIMON-NAHUM et Antoine COMPAGNON (op. cit.) ainsi que Pierre
BIRNBAUM (dir.), Histoire politique des Juifs de France, Paris, Presses de la FNSP, 1990, Es-
ther BENBASSA, Histoire des Juifs de France, Paris, Seuil «Points-Histoire», 1997, 378 p. et
Jean-Jacques BECKER, Annette WIEVIORKA (dir.), Les Juifs en France de la Révolution fran-
çaise à nos jours, Paris, Liana Levi, 1998, 445 p. (sur l'affaire Dreyfus: Pierre BIRNBAUM,
pp. 75-94).
108. Ibid., p. 30.
192 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

place supérieure à ce qu’elle était auparavant, une raison intellectuelle dans


la possibilité offerte aux juifs de s’émanciper, d’étendre la raison critique et
de menacer davantage l’ordre religieux de la société. Les intellectuels
dreyfusards qui sont des savants, des démocrates et des amis des juifs
quand ils ne sont pas juifs eux-mêmes deviennent donc, très logiquement,
les ennemis de Brunetière, «les ennemis de l’âme française» selon le titre
d’une conférence prononcée à Lille le 15 mars 1899109.
Les attaques contre les intellectuels dreyfusards s'expliquent par plu-
sieurs raisons: l'existence de ceux-ci permet aux intellectuels juifs de
ne plus être seulement identifiés comme des juifs, mais comme des intel-
lectuels, comme des citoyens dont la conscience est éclairée par le savoir.
Politiquement, le droit et la démocratie défendus par les intellectuels accor-
dent aux juifs une reconnaissance politique décisive. Personnellement, les
intellectuels permettent que l'individu puisse exister hors du groupe. Ce
que Durkheim a bien compris dans les propos de Brunetière:
au lieu de reprendre à nouveau la discussion des faits, on a voulu, d'un bond,
s'élever jusqu'aux principes: c'est à l'état d'esprit des «intellectuels», aux
idées fondamentales dont ils se réclament, et non plus au détail de leur argu-
mentation qu'on s'est attaqué. S'ils refusent obstinément «d'incliner leur logi-
que devant la parole d'un général d'armée», c'est évidemment qu'ils s'arro-
gent le droit de juger par eux-mêmes de la question; c'est qu'ils mettent leur
raison au-dessus de l'autorité, c'est que les droits de l'individu leur paraissent
imprescriptibles. C'est donc leur individualisme qui a déterminé leur schisme.
Mais alors, a-t-on dit, si l'on veut ramener la paix dans les esprits et prévenir
le retour de semblables discordes, c'est cet individualisme qu'il faut prendre
corps à corps. Il faut tarir une fois pour toute cette inépuisable sources de divi-
sions intestines. Et une véritable croisade a commencé contre ce fléau public,
contre «cette grande maladie du temps présent110.

Au fond, le plus grave, ce ne sont pas les quelques intellectuels anti-


sémites marginaux mais ce sont ces grands intellectuels prestigieux comme
Brunetière et Lemaître qui, par réaction politique, sociale et intellectuelle,
exploitent l'antisémitisme et finissent par l'accepter. Ce sont ces intellec-
tuels qui installent les mécanismes qui seront à l’œuvre sous Vichy et dans
la Collaboration, et pas uniquement les quelques antisémites hystériques
qui ne représentent qu'eux-mêmes ou presque et qui sont incapables de
transformer l’antisémitisme en une idéologie cohérente et autonome. Ce
sont ces intellectuels là qui trahissent leur propre éthique d'intellectuel et
leur foi chrétienne, en tout cas selon des catholiques dreyfusards comme

109. Ferdinand Brunetière, Les ennemis de l’âme française, Paris, J. Hetzel, sd, 90 p.


110. Emile Durkheim, «L'individualisme et les intellectuels», Revue bleue, juillet 1898,
p. 7
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 193

Paul Viollet qui va répondre lui aussi à Ferdinand Brunetière111. La


question de leur responsabilité dans le développement et la permanence
d'une mentalité antisémite en France se pose avec plus de force lorsqu'on
observe la façon dont il s'empare de la question de l'antisémitisme pour at-
taquer les intellectuels dreyfusards, les accusant d'en être les véritables res-
ponsables.
Mais les intellectuels ne sont pas tout. La première responsabilité dans le
développement massif puis dans la permanence cachée de l'antisémitisme
au tournant du siècle réside dans les pratiques non démocratiques de l'Etat
républicain en France. L'idéal politique défendu par les dreyfusards n'a pas
réussi à changer l'Etat comme il a réussi à transformer la société. C'est
d'abord l'Etat, les fonctionnaires, qui ont fait Vichy et qui ont anticipé la
déportation des juifs étrangers réfugiés sur le sol français puis la déporta-
tion des juifs français. C'est le même Etat qui, quarante ans plus tôt, a fait
condamner Dreyfus et a refusé jusqu'au bout la révision de son procès.
C'est le même Etat qui tolère l'antisémitisme comme il tolère l'emprison-
nement des socialistes et des anarchistes ou la censure des idées d’avant-
garde112
Que l'Etat républicain n'ait pas été démocratisé dans l'affaire Dreyfus ne
doit cependant pas nous faire douter de la validité de l'idéal politique des
dreyfusards. Cet idéal démocratique, capable de transformer les pratiques
de l'Etat républicain ou de toute société inégalitaire, s'est bâti sur l'usage
des savoirs et de la raison critique révélé par les intellectuels. Brunetière,
leur renvoyant vivement la responsabilité de l'antisémitisme, cherche à les
disqualifier en tant que savant, en tant que citoyen, en tant qu’humaniste.
Défendre leur identité, c'est donc assumer pour eux cette question de l'anti-
sémitisme. De même que dans la question de l'antisémitisme vont-ils ren-
contrer la question de leur propre définition.
Leur réaction est très vive, très convergente, et cependant complexe. Elle
porte pas seulement sur la question de l’antisémitisme, mais sa résolution
exprime bien la démarche critique qui existe au cœur des intellectuels et qui
fera dire à Duclaux, au terme de sa propre réponse: «je reste ‘intellec-
tuel’»113. La réfutation de l’article de Brunetière associe des grands noms
de la pensée et de la science contemporaine avec des chercheurs plus jeu-
nes: Victor Basch, Julien Benda, Célestin Bouglé, Michel Bréal, Alphonse

111. Sur les catholiques dreyfusards, voir l’article fondateur de Jean-Marie Mayeur, «Les
catholiques dreyfusards», Revue historique, avril-juillet 1979, pp. 337-361.
112. Voir le procès Jean Grave qui précéde l’affaire Dreyfus et organise une première
mobilisation intellectuelle.
113. Emile Duclaux, Avant le procès, Paris, P.-V. Stock, 1898, p. 35.
194 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

Darlu, Emile Duclaux, Emile Durkheim, Frédéric Paulhan, Franck Puaux,


Albert Réville, Charles Richet, Paul Stapfer, Paul Viollet114. Il n'est pas in-
différent de constater que les contributions majeures, celles de Darlu, Du-
claux et Durkheim appartiennent aux représentants d'une véritable trilogie
civique et scientifique réunissant les philosophes, les biologistes et les so-
ciologues, c’est-à-dire des disciplines neuves ou en pleine rénovation
comme la philosophie115. L’innovation scientifique au tournant du siècle
fonde des dispositions critiques qui conduisent les savants à l’engagement
dans la cité116.
La réponse de ces savants et intellectuels à l’argumentation de Brunetière
se réalise à trois niveaux. L’antisémitisme d’une part, une idéologie politi-
que que la science moderne dénonce bien plus qu’elle ne fonde. Son exploi-
tation contre les intellectuels d’autre part, qui méconnaît le principe moral
de la philosophie et les règles du raisonnement. Les intellectuels enfin, dont
le statut critique s’oppose à toute compromission avec l’antisémitisme.
Ainsi la controverse de 1898 constitue-t-il le creuset individuel et intellec-
tuel de la naissance des intellectuels, comme les «protestations» de janvier
1898 représentent le creuset collectif et social. L’avènement des intellec-
tuels est bien intimement liée à la question de l'antisémitisme. Si bien que
lorsque ceux-ci perdent leur pouvoir critique sur cette dernière, leur identité
n'est plus certaine.

Une analyse frontale de l'antisémitisme


Cette utilisation de l'antisémitisme par des intellectuels modérés et re-
connus confirme, pour les intellectuels dreyfusards, l'évolution de l'antisé-
mitisme vers une idéologie politique. Dans la Grande Revue du 1er janvier
1899, l'auteur, Célestin Bouglé, sociologue et philosophe, bon connaisseur
de la pensée allemande117, maître de conférence à l'université de Montpel-

114. De redoutables polémistes dreyfusards répondent aussi à Brunetière, Clemenceau


dans l’Aurore et Yves Guyot dans le Siècle où il alla jusqu’à ridiculiser Brunetière, ce que ne
firent pas les intellectuels dreyfusards (ses articles ont été réunis en volume: Les Raisons de
Basile, Paris, P.-V. Stock, 1899, VII-260 p.).
115. Cf Elie Halévy, Correspondance, op. cit., et Christophe PROCHASSON, «Philosopher
au XXe siècle: Xavier Léon et l’invention du ‘système R2M’ (1891-1902)», Revue de méta-
physique et de morale, no1-2, 1995, pp. 109-140. Voir aussi Stephan SOULIÉ, «La Revue de
métaphysique et de morale, 1893-1906. Critique philosophique et philosophie morale en Ré-
publique», Jean Jaurès cahiers trimestriels, no 146, octobre-décembre, 1997, pp. 55-84.
116. Nous étudions ce lien entre la pratique scientifique et la citoyenneté démocratique
dans notre thèse de doctorat d’histoire, «L’engagement des savants et l’affaire Dreyfus»
(Université de Paris VIII — St Denis, sous la direction de Madeleine REBÉRIOUX, en cours).
117. Il a effectué un voyage d'études outre-Rhin. Cf Notes d'un étudiant français en Alle-
magne, Heidelberg, Berlin, Leipzig, Munich, Paris, Calmann-Lévy, 1896, et l'analyse qu'en
tire Christophe CHARLE dans La République des universitaires 1870-1940, Paris, Seuil
«L'Univers historique», 1994, pp. 21 et suiv.
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 195

lier, futur directeur de l'Ecole normale supérieure, constate en ouverture de


son article «Philosophie de l'antisémitisme (l'idée de race)»: «L'année qui
vient de finir, entre tant de nouveautés, nous a apporté celle-ci: l'avène-
ment de l'antisémitisme comme parti politique français. Il pouvait sembler,
auparavant, que l'antisémitisme n'était bon, en France, qu'à alimenter des
polémiques de journaux ou des diatribes de brasseries. Il a désormais ses
représentants à la Chambre, son groupe, son programme politique, ses lois à
proposer»118.
Bouglé procède de façon méthodique pour analyser «quelle philosophie
ils prétendent promener, musique en tête, de Nancy à Rennes, et de Mar-
seille à Paris». Il constate que «les deux piliers» familiers de Drumont119,
deux «vieilles chansons», «l'imprécation des prolétaires, et l'imprécation
des catholiques», vacillent: «il lui sera malaisé de les tenir accouplés long-
temps»120. Bouglé estime même que «le jour où il lui faudrait passer des
pamphlets aux actes politiques, et formuler, pour justifier quelque proposi-
tion de loi, cette philosophie bâtarde destinée à n'effrayer personne, il est
probable que l'antisémitisme s'aliènerait tout son monde».
[..] Il fallait donc trouver une autre formule, plus compréhensible, qui fût bien
la propriété du parti antisémite et sauvât sa raison d'être […] L'idée de race
sera son cheval de bataille (nous soulignons). Si les juifs sont détestables, ce
n'est pas parce qu'ils n'adorent pas Jésus suivant les rites catholiques (car
alors l'antisémitisme se fondrait dans le cléricalisme); ce n'est pas non plus
parce que certains d'entre eux accaparent trop de capitaux (car alors l'antisé-
mitisme se fondrait dans le socialisme); c'est parce qu'ils sont d'une race dif-
férente de la race française (et ainsi l'antisémitisme, parti autonome, aura sa
place au soleil)121.

L'avènement de l'antisémitisme comme «parti autonome», ce passage


de la somme des préjugés à une idéologie politique, ont été permis grâce à
l'exploitation des thèses scientifiques et la caution de figures de la science.
Bouglé rappelle que Drumont se définit comme «un ‘savant’. Il dit vo-
lontiers: ‘Mon prédécesseur Taine…. Nous autres sociologues…’ L'his-
toire et les sciences sociales n'ont pas de secrets pour lui. Il a remarqué

118. Bouglé ajoute cependant: «Je sais bien que j'exagère. La politique propre à l'antisé-
mitisme est encore dans les limbes, et son»groupe«naît à peine. Il importe: petit parti devien-
dra grand, pourvu que nous lui prêtions vie; et puisque ses adhérents font du bruit comme
quatre, il n'est peut-être pas inutile de se demander, dès maintenant, quelle idée générale leur
sert de grosse caisse (..)» (Célestin Bouglé, «Philosophie de l'antisémitisme (l'idée de
race)», La Grande Revue, 1er janvier 1899, p. 144)
119. «Si l'on analyse la composition du public de la Libre Parole, on croit déjà tenir la
solution….» (Ibid.).
120. Ibid.
121. Ibid., p. 145
196 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

l'usage qu'elles font de l'idée de race. L'idée de race sera son cheval de
bataille»122
En effet, l'argument scientifique donne à l'antisémitisme un caractère
d'efficacité et une valeur de vérité que n'avaient ni le préjugé catholique ni
le préjugé socialiste. Toutes les objections peuvent être aussitôt balayées123.
L'antisémitisme s'est donc modernisé, il dispose d'un langage de vérité.
L'antisémitisme se fonde désormais sur «l'idée que la conformation anato-
mique détermine fatalement les caractères et les esprits, que les qualités
corporelles, fixées dans les organismes, immodifiables malgré le change-
ment des milieux, commandent les qualités morales, que les destinées d'une
nation dépendant, par suite, de la nature des éléments ethniques qui la cons-
tituent»124. L'antisémitisme se veut donc une science: «c'est l'anthropolo-
gie qui sera la»science«des antisémites. La philosophie de l'antisémitisme
est une branche de la métaphysique des races»125. Cet argument scientifi-
que ne vient pas de Drumont qui l'a seulement exploité, mais d'intellectuels
opposés à la science et aux savants et qui rendent ceux-ci responsables de
l'idée de race. Au premier rang de ces intellectuels figurent, selon Bouglé,
Barrès et Brunetière126. Puisque l'antisémitisme se veut scientifique, il lui
importe donc d'étudier la valeur scientifique de l'idée de race, d'analyser
cette anthropologie appliquée à l'histoire.
Bouglé commence à observer que la «philosophie des races» date de la
première moitié du siècle et qu'elle répondait au sentiment populaire des
«nationalités»127. De la nécessité de «fonder ces qualités dans la matière, à

122. Ibid.
123. «Interrogez quelque antisémite de salon, et quand vous lui aurez demandé pourquoi,
enfin, les juifs ne peuvent pas être de bons Français, puisque de bons Français catholiques
sont, comme des juifs, dans les affaires, puisque de bons Français protestants ou libres pen-
seurs sont, comme les juifs, en dehors de l'Eglise catholique, il vous répondra sans sourciller,
d'un ton tranchant, au nom de la science: “Affaire de race. Ils n'ont pas la France dans le
sang. Leur conformation anatomique les empêche à jamais d'acquérir la générosité française,
la délicatesse française, l'esprit français. Transportez-les sur tous les points de notre territoire,
ouvrez-leur toutes nos situations sociales: vous ne changerez rien à leur nature. Partout la
race sémite reconnaîtra les siens, -et fera des siennes!”» (Ibid., pp. 145-146)
124. Ibid.
125. Ibid., p. 146
126. «Et d’abord, d’où est venue la force, au moins apparente, de la métaphysique des
races? Nous ne faisons pas à M. Drumont l’honneur ou l’injure de prétendre qu’il a inventée
de toutes pièces: il l’a seulement exploitée avec adresse. Il a su, pour bien mener sa barque,
trouver le vent. D’où partaient donc les souffles puissants qui ont gonflé ses voiles? “De la
science même”, répond Brunetière, fidèle à sa tactique. Si nous avons cru à la vertu des races,
c’est la faute aux savants.» (ibid., p. 147)
127. «Il semble bien, en effet, que le sentiment populaire, dans la première moitié de ce
siècle, appelait une philosophie des races. les guerres du premier Empire avaient comme jon-
glé avec les peuples; les territoires avaient été découpées et distribués, au hasard de l'épée,
entre les généraux heureux; les nations étaient redevenues, dans la main de César, comme
l'argile dans la main du potier. c'est alors, sous cette pression insupportable, que les senti-
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 197

les présenter comme les résultantes de propriétés biologiques héréditaires, à


placer les caractères nationaux dans les dépendances des races»128 La troi-
sième raison tient dans l'histoire elle-même qui s'érigeait en rêvant de pou-
voir disposer du pouvoir des sciences naturelles en pleine expansion129. Ce-
pendant, et Bouglé le prouve facilement, il y a longtemps que le lien entre
les idées politiques et l'idée de race a été brisé: «par le progrès même et de
l'esprit scientifique et des consciences nationales [il a été] démontré qu'il
fallait dépasser le point de vue anthropologique, et relèguer enfin la méta-
physique des races au grenier des hypothèses avortées»130. Le milieu social
et politique, bien plus la structure anatomique, donne les raisons de l'évolu-
tion mentale des personnes. Et s'il existe un «caractère» du peuple juif,
explique Bouglé, il est dû à «la position enfin qui lui a été assignée dans
l'ensemble social» et qui a forgé des comportements collectifs:
soumettez tout un peuple, enfermez-le dans un ghetto, marquez-le d'une
rouelle jaune, interdisez-lui l'accès de certaines professions, et très probable-
ment vous imprimerez à tous ses membres, courbés sous le même poids, des
traits analogues. En ce sens, il est vrai qu'il s'est constitué un caractère juif; mais
à qui la faute? Aux formes sociales, non aux conformations anatomiques»131.

La déconfiture de l'anthropologie biologiste est complète, et elle exprime


la marche du progrès des sociétés. «Entre ces deux termes, la race et l'es-
prit, l'écart grandit à chaque progrès intellectuel»132. Aujourd'hui, constate
Bouglé, l'héritage social a remplacé l'héridité biologique133. «Aussi ne
ments nationaux s'avivèrent; on protesta contre une politique qui disposait des hommes et
des sols sans tenir compte des intérêts, des sympathies, des traditions; à la place des réunions
arbitraires et articifielles l'Europe voulut, l'Empire une fois disloqué, reconstituer les unités
vraiment naturelles» (Ibid., p. 147)
128. Ibid., p. 148
129. «C'est qu'on voulait construire une histoire enfin scientifique, connaissant des types
et des lois, et qu'il semblait, à ce moment, qu'il ne pouvait y avoir de science que matériel.
Tandis que le spiritualisme piétinait dans le commentaire de l'absolu, les sciences naturelles
marchaient à grandes enjambées. Quelle tentation, pour la science sociale naissante, que
d'emboîter le pas derrière elles, et de leur emprunter le fil d'Ariane! On attendait de l'anthro-
pologie qu'elle vînt ordonner les matérieux accumulés par l'érudition, et les faire entrer dans
les cadres des sciences déjà construites» (Ibid., p. 148-149)
130. Ibid., p. 149 et suiv.
131. Ibid., p. 152.
132. «Dans les sociétés civilisées, poursuit Bouglé, les intelligences adultes, se greffant
les unes les autres, croisent incessamment leurs œuvres et s'en partagent les fruits […..]»
Ibid.
133. «les choses sociales, le patrimoine intellectuel, le trésor des sentiments et des idées
qui dorment dans les musées, dans les bibliothèques, dans tous les monuments durables de
nos activités d'un jour, voilà l'héritage vraiment précieux, capital idéal où chaque génération
puise et que chaque génération accroît. Ceux qui les manient et les font valoir, ces richesses
immatérielles, en reçoivent justement la faculté d'échapper, dans une mesure de plus en plus
large, aux servitudes de l'hérédité biologique. Si les corps les divisent, ils s'unissent par l'es-
prit. Par celà même que la puissance sociale augmente, la puissance des races diminue. Civi-
lisation et spiritualisation» (Ibid., p. 153)
198 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

faut-il point s'étonner que les jeunes sciences sociales apportent au vieux
spiritualisme l'hommage de leur reconnaissance». Bouglé enfonce davan-
tage le clou, en jeune spécialiste des nouvelles sciences sociales. «La plu-
part des récentes conquêtes des sciences sociales s'accomplissent ainsi en
dehors de l'anthropologie; ou plutôt elles gagnent sur ses terres et l'expro-
prient peu à peu [..]. L'alliance première des historiens et des anthropolo-
gues est aujourd'hui dénoncée; l'explication «par la race» n'apparaît plus
que comme un pis-aller. «C'est au moment où elle est bannie du cabinet
des savants, remarque M. Darlu, que l'idée de race descend dans la rue, agi-
tée par des journalistes ignorants». Bouglé conclut sur «l’anthropologie
chère aux antisémites», qui ne ressemblent en rien à de la science:
Un fatalisme mystique et un matérialisme paresseux, voilà ce qu'il y a au fond
de la métaphysique des races: on a enfin compris que les sciences sociales,
pour se constituer, n'avaient besoin ni de l'un ni de l'autre. Des phrases va-
gues, tant qu'on voudra, des substantifs imposants, des symboles ingénieux,
l'anthropologie chère aux antisémites peut encore en fournir; mais des expli-
cations scientifiques satisfaisantes, jamais134.

Pour le sociologue, le progrès de l'anthropologie démontre au contraire


la fin des races. «Comment des sociétés aussi composites pourraient-elles,
au nom de la pureté des races, prononcer l'exclusion de telle ou telle caté-
gories de citoyens? Si nous permettions à l'anthropologie des antisémites
de ‘purifier’ ainsi la France, qu'en resterait-il? [..] Ici encore, le progrès de
la civilisation vient donner raison, en un sens, aux doctrines spiritualistes:
légitimement, elles répètent aujourd'hui, l'histoire en main, contre la méta-
physique des races: “Ce qui fait l'homme, c'est moins la conformation or-
ganique que l'intelligence et la volonté; ce qui fait la nation, c'est moins la
ressemblance des corps que la conspiration des idées”.»135
Ainsi les sciences sociales, loin de justifier l'antisémitisme dans la so-
ciété, démontrent-elles au contraire la marche de la démocratie commencée
en France avec la Révolution française136 et que n'interrompt pas la défaite
de 1870137. Le «principe spirituel» qui fonde la nation française, pour re-

134. Ibid., p. 154
135. Ibid., p. 157
136. «Par toute son histoire, en unifiant intimement tant de provinces diverses, la France
avait la première — combien de fois l'a-t-on répété!— triomphé de la matière sous les deux
espèces du sol et de la race. Par ses déclarations solennelles de 89, du jour où elle prétendait,
en vertu d'un acte volontaire, se constituer en nation libre, c'était toutes les formes du maté-
rialisme et du fatalisme qu'elle semblait répudier à jamais» (Ibid., pp. 157-158)
137. «Si nous protestons contre l'annexion, est-ce parce que nous pouvons prouver que
les Alsaciens-Lorrains ont “le sang latin” ou “le crane celte”? Leur volonté, telle est la vraie
raison de notre protestation inlassable. Quelle que soit la couleur de ses yeux ou la forme de
sa tête, si un homme veut, de toutes les forces de son âme, rester Français, nous n'acceptons
pas qu'on l'arrache à la France» (ibid., p. 158).
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 199

prendre une expression de Renan citée par Bouglé, interdit absolument de


distinguer des catégories de citoyens. La science, mais aussi la France, dé-
nonce l'antisémitisme. Et c'est la science qui révèle au mieux ce principe
politique et patriotique. La conclusion de Bouglé rapproche dans une même
protestation le sens scientifique et le sens politique; elle retrouve le cri d'in-
dignation d'Emile Boutroux qui avait voulu défendre la patrie contre l'anti-
sémitisme.
Nous demander, au nom de la diversité des races, des lois spéciales contre une
catégorie de citoyens parce qu'ils sont plus ou moins dolichocéphales que la
majorité des autres; nous presser de les exclure de nos droits, c'est donc — il
faut s'en rendre compte — nous inviter à renier ce rationalisme généreux qui
est la tradition de la France. «La patrie, chez nous, a écrit un de nos maîtres,
c'est le respect de la dignité humaine, et l'égalité civile et politique de tous les
citoyens. [..] Lors donc que les antisémites prennent le masque du «nationa-
lisme», invoquent les «vieilles traditions françaises», en appellent au «génie
du pays», ce n'est qu'une ironie sanglante. Rendez à l'Allemagne des idées
importées d'Allemagne; c'est nous qui aurions le droit de vous dire: «Votre
philosophie ne choque pas seulement l'esprit scientifique, elle heurte les idées
qui sont l'âme même de la France. Parce que vous n'avez su comprendre ni le
progrès de la science, ni la logique nationale, vous n'êtes pas seulement des
philosophes aveugles, mais des Français égarés»138.

La démonstration est efficace, et sévère pour Brunetière qui croyait pou-


voir s'appuyer sur la caution scientifique et la critique politique. En accu-
sant la science et les savants d'être responsables de l'antisémitisme, Brune-
tière révèle la fermeture de son savoir scientifique, déjà relevé par Berthelot
en 1895139. En provoquant les savants dreyfusards, Brunetière les contraint
à dire ce qu’est la science au tournant du siècle, pourquoi elle s’est arrachée
au positivisme étroit et disciplinaire auquel le directeur de la Revue des
deux mondes s’est arrêté140, en quoi elle est devenue critique, ouverte, phi-
losophique en un mot. C'est la tâche décisive à laquelle se destine Célestin

138. Ibid.
139. «Vous me demandez mon avis sur la prétendue banqueroute de la science: ce mot
représente, à mon avis, une illusion de personnes étrangères à l’esprit scientifique. […] Ce
n’est pas qu’elle [la science] ait jamais prétendu fournir des solutions dogmatiques et abso-
lues sur les questions d’origine et de fin de toutes choses. Cela est du domaine de l’hypothèse
et de l’imagination. Si nos méthodes excluent le “mystère”, cela ne signifie nullement que
nous prétendions posséder le dernier mot de l’univers. Nous connaissons parfaitement toute
l’étendue de nos ignorances et nous avons la modestie de notre impuissance.» (L’Echo de
Paris, 12 janvier 1895, cité par Jacqueline LALOUETTE, La Libre Pensée en France 1848-
1940, préface de Maurice AGULHON, Paris, Albin Michel «Histoire», 1997, p. 173).
140. De la même manière, Brunetière suggère un amalgame entre l’anticléricalisme poli-
tique et le laïcisme intellectuel, et il ne rend pas justice des philosophes, «non suspect [s] de
cléricalisme» dont il cite pourtant les propos sévères sur l’anticléricalisme (Après le procès,
op. cit., note 1 pp. 19-20).
200 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

Bouglé dans cet article peu connu aujourd'hui et pourtant fondamental, La


dénégation est d'autant plus nette que ce texte, imaginé dès le début de
l'Affaire et dont la publication n'a pas manqué d'être saluée par les dreyfu-
sards141, rencontre en écho la critique d’Alphonse Darlu sur la méconnais-
sance des principes élémentaires de la philosophie.

La méconnaissance du principe moral


Alphonse Darlu, véritable initiateur de la Revue de métaphysique et de mo-
rale, maître à penser des jeunes rédacteurs qui en faisaient la valeur, fut l'un
de ceux qui répondit à Ferdinand Brunetière. L'article parut dans la livraison
de mai 1898 et fut repris en brochure142, suivi de la réfutation que le philo-
sophe avait opposée à la thèse de la «banqueroute de la science»143.
Darlu reconnaît que Brunetière n'a jamais fait preuve de complaisance
à l'égard de Drumont144: «il est juste et il ne nous coûte nullement de
reconnaître les services qu'il rend par ailleurs à l'esprit public. Il défend
le principe d'autorité, ce qui n'est ni sans utilité ni sans mérite dans les
temps de liberté. Il ose parler librement, quand tout le monde se tait par
peur ou par respect humain, des vices dont nous souffrons le plus, de notre
pornographie, “que nous sommes fiers d'exporter jusqu'aux extrémités
de l'univers”, de notre presse frivole, vénale et menteuse. C'est un plaisir
de voir avec quelle hauteur de paroles il repousse les avances du journal la
Libre Parole. Il a le goût de l'ordre; il a plus encore, un certain instinct de
ce qui est grand et noble, “cet instinct qui nous élève” dont parle Pas-
cal»145.
Mais Darlu constate que Brunetière a fait preuve d'amateurisme dans le
maniement de la philosophie:

141. «J'en viens à toi et te félicite de ton article, paru dans la Grande Revue. Qui osera
dire que ce que tu affirmes n'est pas vrai? La Ligue des droits de l'homme devrait distribuer
ton article, tiré à part, à tous ses adhérents» (Lettre d'Elie Halévy à Célestin Bouglé, 1er jan-
vier [1899] in Elie Halévy, Correspondance, op. cit., pp. 257-258)
142. Alphonse Darlu, M. Brunetière et l'individualisme. A propos de l'article après le
procès, Paris, Armand Colin, 1898, 78 p. Sur l’article d’Alphonse Darlu, voir Michel
WINOCK, «Une question de principe» in La France de l’affaire Dreyfus (Pierre BIRNBAUM
dir.), Paris, Gallimard «Bibliothèque des histoires», 1994, pp. 543-572
143. Ferdinand Brunetière, «Après une visite au Vatican», Revue des deux mondes, 1er
janvier 1895, pp. 97-118; Alphonse Darlu, «Réflexions d’un philosophe sur une question du
jour: science morale et religion. Après une visite au Vatican de M. Brunetière», Revue de
métaphysique et de morale, mars 1895, pp. 239 et suiv. (republié dans Alphonse Darlu, M.
Brunetière et l'individualisme, op. cit., pp. 51-78, avec des notes de 1898).
144. «je me souviens qu'à l'apparition de la France juive de M. Drumont, il a dit tout de
suite qu'il avait peu lu de livres plus dangereux. Et cette parole s'est vérifiée» (Alphonse
Darlu, M. Brunetière et l'individualisme, op. cit., p. 26).
145. Ibid., p. 47. Ferdinand Brunetière est l’auteur d’une des plus sévères critiques de La
France juive (Revue des deux mondes, 1er juin 1886).
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 201

Disons donc que le philosophie maintient la distinction que la religion a éta-


blie entre les intérêts temporels de la société et les intérêts éternels de l'âme. Il
y a une sphère de devoirs dans laquelle l'individu appartient à la société; c'est,
pour abréger, la sphère de l'action. Et il y a une autre sphère de devoirs dans
laquelle il ne doit compter qu'avec Dieu, c'est la sphère de la conscience. Il
n'est donc pas permis de subordonner la vérité à l'utilité sociale, ni même à la
paix morale. C'est là le principe moral que M. Brunetière a méconnu146.

En cela, Brunetière a oublié la philosophie, qui n’est ni la science ni la


religion, et qui permet, selon Darlu, de sortir du face-à-face science-religion
en restaurant «la loi de la sincérité intérieure»147 et en instaurant le principe
de vérité. Même la philosophie, la nouvelle philosophie de l’Université ou
de la Revue de métaphysique et de morale, et surtout la philosophie, peut
répondre aux attaques de Brunetière sur l’incapacité du savoir scientifique
et de l’esprit moderne. Déjà en 1895, dans le débat sur la «banqueroute de
la science», Alphonse Darlu signalait un mouvement profond des conscien-
ces qui peut expliquer, trois ans plus tard, la mobilisation des intellectuels
en faveur des «choses publiques» et leur implication dans le débat ouvert
par Brunetière:
Voilà vingt ans environ que les maîtres de la philosophie, avec des différen-
ces d’accent plutôt que de doctrine, démontrent aux générations successives
de jeunes hommes distingués qu’ils instruisent, les limites et la relativité de
la science, l’indépendance de la morale à l’égard des sciences, et, en un sens,
sa suprématie sur elles (ce qu’on appelle dans la philosophie kantienne le pri-
mat de la raison pratique); la signification abstraite et même symbolique du
mécanisme matériel, et la réalité supérieure de la liberté morale; le caractère
inesthétique et immoral du matérialisme qui ne correspond qu’à une des caté-
gories de l’esprit, et la moins élevée, la catégorie de la quantité, etc.., etc Ne
touche-t-on pas, comme du doigt, l’une des forces actives qui ont préparé se-
crètement le changement de l’esprit public? On pensera peut-être que par ce
bel effort l’Université n’a travaillé que pour l’Eglise. Et cela est vrai sans
doute en quelque mesure. Mais il est plus juste de dire qu’elle a travaillé pour
la vérité.
Et cela est vrai sans doute en quelque mesure. Mais il est plus juste de dire
qu’elle a travaillé pour la vérité. Si quelques-uns de ses meilleurs disciples
sont amenés ou ramenés à l’Eglise par l’effet de ses enseignements, il y en-
trent plus éclairés, plus raisonnables, disons-le, plus religieux. Et nous nous en
réjouissons. Et puis il y a maintenant derrière nous un bon nombre de jeunes
esprits probes, sérieux, profonds, appuyés sur la tradition philosophique mieux
connue, informés directement du mouvement de la philosophie d’Allemagne,
d’Angleterre, des Etats-Unis même, et qui se préparent à aborder les problè-
mes de notre vie nationale, avec toute les lumières, et toute l’impartialité de la
raison. Nous l’avouons: quand nous nous rencontrons avec ces jeunes hom-

146. Ibid., pp. 46-47


147. Alphonse Darlu, M. Brunetière et l'individualisme, op. cit., p. 77.
202 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

mes, ou quand nous lisons leurs premiers travaux, nous reprenons confiance
dans l’avenir et nous oublions un moment les doutes, les inquiétudes inspirées
par le spectacle des choses publiques148.

L'esprit scientifique, les intellectuels et l’antisémitisme


Puisque Brunetière a cru user d'une ruse du discours pour relégitimer
l'antisémitisme après l'avoir écarté, puisque qu'il propose une démonstra-
tion de la responsabilité des intellectuels dans l'avènement de l'antisémi-
tisme, puisqu'il convoque la science en tête des preuves de cette déviance,
Duclaux décide d’étudier la validité du raisonnement du directeur de la Re-
vue des deux mondes, sa capacité à produire des preuves, sa maîtrise des
règles scientifiques. C’est reconnaître aussi la qualité intellectuelle de l’at-
taque récuse les intellectuels dreyfusards149:
Il y a quelque chose de plus intéressant dans son article: c’est la théorie qu’il
fait de la situation. Un premier ministre, qui manie le tonnerre, peut se conten-
ter de dire, de très haut: «Ce sont les intellectuels qui ont fait tout le mal»; il
n’est pas obligé de prouver. Quand on écrit dans la Revue des Deux Mondes, et
quand on s’appelle Brunetière, on ne peut se dispenser d’une théorie et d’une
démonstration. [..] tout d’abord, je veux le remercier d’avoir consenti à argu-
menter, dans une question où il y a tant de gens qui disent: Nous avons des
preuves! sans vouloir dire du reste en quoi elles consistent. Une pomme est
une pomme, par définition; mais une preuve ne devient une preuve qu'après
discussion, et pour ceux qu'elle a convaincus150.

Contre Brunetière, Duclaux commence par démontrer que le raisonne-


ment qui conclut à la responsabilité de Renan151 et de Darmesteter152 dans
la formation de l’antisémitisme n’en a que l’apparence: «Il n'y a, me sem-

148. Ibid, pp. 74-75.


149. Dans sa première réaction à l’article de Brunetière, Duclaux avait brièvement ré-
pondu dans le Siècle, en écrivant en guise d’introduction: «Les intellectuels passent un mau-
vais quart d’heure» (cité dans Emile Duclaux, Avant le procès, op. cit., p. V). «Diverses per-
sonnes m’ayant dit depuis qu’un recueil aussi sérieux que la Revue des Deux Mondes méritait
une réponse, sinon plus étendue, je me suis laissé convaincre» (ibid., p. VIII. Duclaux publie
d’abord son article dans la livraison du 1er mai 1895 de la Revue du Palais puis en brochure).
150. Ibid., pp. 12-13.
151. Sur Renan, Duclaux insistera à nouveau, dans sa réponse à l’Enquête sur l’antisémi-
tisme de 1899, sur l’erreur qui consiste à lui renvoyer la responsabilité de l’antisémitisme (op.
cit., pp. 53 et suiv.).
152. Mary Robinson Darmesteter sera reconnaissante à Duclaux de son intervention en
faveur de la mémoire de son mari. Ils s’écriront, et finiront par se rencontrer, s’aimer et
s’épouser (cf. Mary DUCLAUX, La vie de Emile Duclaux, Laval, L. Barnéoud et Cie impri-
meurs, 1906, hors-commerce; Vincent DUCLERT, «Le savant, l'intellectuel et le politique.
L'exemple d'Emile Duclaux dans l'affaire Dreyfus», Savant et société au XIXè et XXè siè-
cles, Michel WORONOFF dir., Besançon, Université de Franche-Comté, 1996, pp. 133-158).
Voir également, du même, «Mary Robinson DARMESTETER et Émile DUCLAUX. Le sens d'une
rencontre pendant l'affaire Dreyfus», Jean Jaurès Cahiers trimestriels, no 145, juillet-sep-
tembre 1997, pp. 73-92.
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 203

ble-t-il, aucune justesse dans ce raisonnement, que M. Brunetière connaît


bien: il est tantôt bon, tantôt mauvais: c'est dire que ce n'est pas un raison-
nement, c'est une constatation de faits qui se succèdent et qui auraient pu se
précéder»153. Selon Duclaux, Brunetière confond l’effet avec la cause, le
particulier avec le général, le lecteur avec l’auteur, les variations de la pen-
sée avec la cohérence d’une œuvre:
pourquoi est-ce telle phrase qui vous a paru prophétique et non telle autre?
Cela ne tiendrait-il pas à ce que vous, en les relisant, celle qui s’est réalisée
vous frappe plus que sa voisine? Mais dans cela, l’auteur n’est pour rien, et le
lecteur pour tout. C’est de l’autosuggestion. Sortons même du domaine de la
psycho-pathologie, et posons-nous la question d’une façon tout à fait générale.
Pourquoi entre les idées qui lui viennent ainsi de tous les points de l'horizon,
le grand public choisit-il les unes et non les autres? [..] Vous alléguez la puis-
sance du talent. Mais outre que de Renan à Brunetière, et de Brunetière à Bru-
netière, ce talent est égal, vous ferez une pétition de principe, car où trouvez-
vous une preuve foncière de talent en dehors du succès, c’est-à-dire en dehors
du succès, c’est-à-dire en dehors du suffrage des hommes et du vent qui souf-
fle? [..] Et voilà pourquoi, au lieu de rééditer une fois de plus le vieux cliché:
«C'est la faute à Voltaire!» ou encore celui-ci, moins généreux: «C'est le la-
pin qui a commencé!», M. Brunetière aurait dû se demander, d'abord, s'il
avait le droit de faire remonter à des écrivains, à des «intellectuels», la respon-
sabilité de la situation actuelle. Cette première recherche implique déjà une
belle confiance dans la vertu de la lettre moulée. Puis il aurait fallu nous expli-
quer pourquoi c'est telle phrase de Renan et non telle autre qui nous a faits ce
que nous sommes. Le jour où M. Brunetière fera cette recherche, elle le con-
duira, je pense, à mettre hors de cause Renan et Darmesteter, et à ne voir à
l'antisémitisme que les autres causes politiques et sociales qu'il lui assigne
courageusement, et, en particulier, celle qui se résume ainsi: «Ote-toi de là
que je m'y mettre!»154

Cette critique de la logique de Brunetière donne à Duclaux une première


occasion de dire son opposition d’intellectuel à toute forme d'antisémi-
tisme. Cette hostilité est à la fois morale, sociale et scientifique, preuve que
la méthode de la science — que méconnaît Brunetière — peut agir hors des
disciplines, sur la vie de la cité et l’administration de la justice:
nous ne nous voilons pas la face quand, dans un concours, un élève israélite
l'emporte sur un élève catholique ou un protestant, mais nous nous la voilons
quand cet élève, devenu magistrat ou officier, est obligé de démissionner à
cause de la situation que lui font dans le corps ses camarades et ses chefs. De
même, nous trouvons que si un juif a le droit d'ouvrir boutique, un catholique
a le droit de ne pas y entrer. Mais quand nous voudrions pouvoir nous cacher
quelque part, quand nous apprenons qu'on casse les vitres et qu'on pille dans

153. Emile Duclaux, Avant le procès, op. cit., pp. 13-15.


154. Ibid., pp. 18-19.
204 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

les maisons israélites (..)Voilà pour la question de fait soulevée par M. Brune-
tière. Je ne la résous pas, remarquez-le; je présente seulement des arguments
et des doutes contre la solution fournie, et je laisse le lecteur juge. En cela je
reste fidèle à cette méthode scientifique que M. Brunetière malmène tout au
long de son dernier article, avec d’autant plus de vigueur que cette fois il se
sent hors du débat. Et il a raison, car il appert, comme on dit au Palais, tant de
son dernier article que d’un article antérieur qui fit un jour beaucoup de bruit
en tombant [«Après une visite au Vatican»], qu’il ne sait pas ce que c’est que
la science, qu’il la voit où elle n’est pas, et qu’il ne la voit pas où elle est.
Grave défaut quand on s’est donné mission d’appliquer la bastonnade155.

Le second temps de la réfutation de Duclaux s'intéresse donc, plus glo-


balement, à l'usage que Brunetière fait de la science et la manière dont il
renonce à sa propre identité intellectuelle pour développer sa démonstration
de la responsabilité des intellectuels. Duclaux commence à rappeler à Bru-
netière que l'on ne sort pas des phrases de leur contexte mais que l'on resti-
tue une pensée, et que l'on peut admettre aussi des évolutions de pensée, et
que la science a bien évolué depuis les errements de la classification positi-
viste156. Duclaux rappelle ce qu'est «un raisonnement scientifique» et
l'universalité de l'esprit scientifique que Brunetière ignore, s'obstinant à
croire «qu'il n'y a pas d'esprit scientifique en dehors des sciences exac-
tes»157 et à dénoncer la compétence des savants à intervenir dans le do-
maine de la justice. «M. Brunetière confond les moyens et le but, l'esprit
scientifique, qui conduit peu à peu par la contradiction à la vérité, et la vé-
rité elle-même. On peut se tromper tout en gardant l'esprit scientifique.
Toutefois, c'est infiniment plus facile quand on ne l'a pas»158.
Cette reconnaissance de «l'esprit scientifique» permet à Duclaux de lé-
gitimer l'engagement des intellectuels: «ce devoir envers la justice, “l'ex-
cellent paléographe, le linguiste et le métricien éminents, le chimiste con-
sommé” aussi bien que ceux que n'énumère pas M. Brunetière, tous l'ont
rempli simplement, sans forfanterie, comme sans faiblesse, avec les qualités
d'esprit qui les ont conduit où ils sont, en gens qui savent pouvoir se trom-
per, et qui soumettent d'avance leur opinion à tous les orages d'une discus-
sion publique»159. Par l'esprit scientifique donc, les intellectuels se sentent
davantage armés que d'autres citoyens pour faire respecter la justice, «vu
que nous sommes tous intéressés à savoir si parfois on administre la justice
dans les conseils de guerre comme ailleurs on administre des coups de bâ-
ton»160.
155. Ibid., note 1 p. 19 et pp. 20-21.
156. Ibid., p. 15.
157. Ibid., p. 26.
158. Ibid., p. 31.
159. Ibid., pp. 83-84.
160. Ibid., p. 21.
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 205

Le «devoir envers la justice» des savants devenus intellectuels forme


donc le troisième et dernier moment de la réponse de Duclaux161.
Dans sa réponse à Bruntière, Emile Durkheim formule d'une manière
équivalente ce devoir particulier des savants envers la justice, c’est-à-dire
envers les autres hommes de la cité républicaine:
Que si, au contraire, il s'agit d'une de ces questions qui ressortissent, par défi-
nition, au jugement commun, une pareille abdication est contraire à toute rai-
son et, par conséquent, au devoir. Or, pour savoir s'il peut être permis à un
tribunal de condamner un accusé sans avoir entendu sa défense, il n'est pas
besoin de lumières spéciales. C'est un problème de morale pratique pour lequel
tout homme de bon sens est compétent et dont nul ne doit se désintéresser. Si
donc, dans ces derniers temps, un certain nombre d'artistes, mais surtout de
savants, ont cru devoir refuser leur assentiment à un jugement dont la légalité
leur paraissait suspecte, ce n'est pas que, en leur qualité de chimistes ou de
philologues, de philosophes ou d'historiens, ils s'attribuent je ne sais quels pri-
vilèges spéciaux et comme un droit éminent de contrôle sur la chose jugée.
Mais c'est que, étant hommes, ils entendent exercer tout leur droit d'hommes
et retenir par devers eux une affaire qui relève de la seule raison. Il est vrai
qu'ils se sont montrés plus jaloux de ce droit que le reste de la société; mais
c'est simplement que, par suite de leurs habitudes professionnelles, il leur tient
plus à cœur. Accoutumés par la pratique de la méthode scientifique à réserver
leur jugement tant qu'ils ne se sentent pas éclairés, il est naturel qu'ils cèdent
moins facilement aux entraînements de la foule et au prestige de l'autorité162.

L'esprit scientifique, mais aussi l'individualisme tant décrié par les intel-
lectuels antidreyfusards, guident les hommes vers la justice et la solidarité
comme le reconnaissent Darlu — «L'individualisme, qui réclame la liberté
pour tous les individus, n'enseigne pas l'égoïsme, mais la justice»163 — et
Duclaux:
Il est certain qu’un troupeau de moutons est bien plus facile à conduire qu’une
troupe humaine, et que tout progrès intellectuel chez ceux qui obéissent se
tourne en obstacle pour ceux qui commandent. Je reconnais le danger comme
M. Brunetière. Je sais aussi qu’on préconise deux principaux moyens d’y pa-
rer. L’un est d’abaisser ceux qui servent, et au besoin de les dompter. L’autre
est d’élever ceux qui détiennent l’autorité, de quelque nature qu’elle soit, de
façon que les distances restent les mêmes. Je ne sais pas quel choix fera mon
pays. Mais le mien est tout fait: je reste «intellectuel»164.
Et Durkheim de renchérir: «Non seulement l'individualisme n'est pas
l'anarchie, mais c'est désormais le seul système de croyances qui puisse

161. Ibid., pp. 33-34.


162. Emile DURKHEIM, «L'individualisme et les intellectuels», La Revue bleue, juillet
1898, p. 10.
163. Alphonse DARLU, M. Brunetière et l'individualisme, op. cit., pp. 32-33.
164. Emile DUCLAUX, Avant le procès, op. cit., pp. 34-35.
206 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

assurer l'unité morale du pays»165. Entre l'individualisme et l'esprit scienti-


fique, il n'y a pas simplement qu'une identité de résultat, mais un lien pro-
fond. C'est encore l'un des représentants les plus achevés de ceux que Jean-
Louis Fabiani a appelé «les philosophes de la République»166, Alphonse
Darlu, qui répond: «Il reste toujours nécessaire que la pensée soit libre.
Dans le domaine de la vérité, il ne peut y avoir d'autre autorité que celle de
la raison. La liberté d'examen est le principe de la civilisation moderne»167.
Darlu rappelle pour exemple le projet scientifique des «jeunes gens qui ont
fondé, voila cinq ans passés, la Revue de métaphysique et de morale [et qui]
se sont proposés de revendiquer ce droit de la philosophie et de faire sentir
son influence, autant qu’il serait en eux jusque dans le domaine des ques-
tions pratiques. Nous voudrions les y aider. Il nous est permis de nous sou-
venir encore de leur programme et de profiter de l’occasion pour en rappe-
ler quelques paroles qui nous serviront d’avant-propos»:
“Les conditions mêmes de l’équilibre intellectuel et moral manquant au-
jourd’hui, les esprits se séparent et se dispersent. Les uns, désespérant de la
pensée, retournent aux autels familiers, ou remontent le cours de la tradition et
se réfugient — en songe — dans un christianisme très simple, très doux et très
triste; quelques-uns rêvent de révélations inouïes; d’autres s’enfoncent dans
des études spéciales, se bornant à poursuivre comme machinalement la tâche
commencée. Et cependant le sol de la société paraît se soulever sous l’action
de forces aveugles. Au milieu de ces inquiétudes, entre le positivisme courant
qui s’arrête aux faits, et le mysticisme qui conduit aux superstititions, la lu-
mière de la raison est toujours bien faible et bien vacillante. Il n’est peut-être
pas possible qu’elle éclaire le travail de la foule humaine; mais que du moins
ceux en qui elle brûle silencieusement, comme la lampe des soirs laborieux, se
rapprochent, qu’ensemble ils en avivent la flamme, qu’ils essaient de la faire
briller sur des hauteurs visibles à tous les regards qui voudront s’y diriger.”168

Transposé dans le domaine du savoir, la réflexion sur l'individualisme


démocratique résoud donc une importante contradiction qui aurait pu con-
tredire la naissance des intellectuels: celle qui peut exister entre l'exigence
scientifique et la vigilance sociale. Apparemment, plus fort est l'investisse-
ment dans la science, plus important est l'éloignement à l'égard de la cité.
Or, l'affaire Dreyfus et l'engagement des intellectuels montrent que c'est le
contraire qui se produisit. Pour le dire autrement, les pratiques de savoir
renforcent la conscience de citoyenneté.

165. Emile DURKHEIM, «L'individualisme et les intellectuels», art. cit., p. 10.


166. Jean-Louis FABIANI, Les Philosophes de la République, Paris, Editions de Minuit
«Le sens du commun», 1988, 178 p.
167. Alphonse DARLU, M. Brunetière et l'individualisme, op. cit., p. 41.
168. Ibid., p. IV.
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 207

Le combat des intellectuels critiques


Nous voici bien loin de l'antisémitisme, des intellectuels et de l'affaire
Dreyfus? Nous sommes au contraire devant la plus forte des réfutations et,
en même temps, en présence d'une des raisons les plus essentielles du dé-
veloppement de l'antisémitisme. Nous sommes au cœur du rapport qui va
de l'affaire Dreyfus à la «Solution finale». Et nous sommes au plus proche
du rôle des intellectuels, de leur morale et de leurs valeurs, et de leur possi-
bilité de briser toute forme d’antisémitisme: la lutte que menèrent les intel-
lectuels critiques contre l’antisémitisme, parce qu’elle obligeait à une mobi-
lisation de tout l’être des intellectuels, a déterminé leur naissance. Et l’on
ne pourra pas connaître leur avènement et leur histoire si l’on ne revient pas
à ce combat inaugural.
Les contradicteurs de Brunetière ont démontré que l'antidote la plus effi-
cace à l'antisémitisme était l'esprit scientifique et la démocratie, l'intellec-
tuel incarnant cette relation civique. Ils ont prouvé qu'il était possible de
dénoncer, de déconstruire l'antisémitisme grâce à la raison et au progrès. Ils
ont affirmé la vocation particulière des savants à la justice. La lutte finale
contre l’antisémitisme devenait possible, et elle évitait l’écueil, pour ces
hommes de l’universalisme critique et de l’individualisme démocratique,
qui aurait consisté à orienter leur combat en direction d’une défense spécifi-
que des juifs. La lutte contre l’antisémitisme s’inscrivait dans le mouve-
ment du progrès intellectuel et du progrès social, indissolublement liés. Les
intellectuels dreyfusards construisaient ainsi l’avenir des juifs de France et
de tous les opprimés. Mais cet affrontement intellectuel et politique a mon-
tré aussi que si les grands intellectuels antidreyfusards refusaient bien
l'idéologie antisémite, ils n'étaient pas prêts à renoncer à leur anti-rationa-
lisme, à leur méfiance pour la démocratie républicaine, au point d'accepter
le motif antisémite pour mieux condamner les intellectuels. Catholiques
pour la plupart, ces hommes crurent à la banalisation de l'antisémitisme et à
la légitimité de son usage.
Le lien avec la «Solution finale» en France, c'est-à-dire Vichy et sa poli-
tique de Collaboration, est désormais tracé. La légitimation du prétexte an-
tisémite va aller croissant chez certains intellectuels conservateurs après la
Première guerre mondiale169; d'où l'extension de l'antisémitisme dans les
années trente, le passage de la violence verbale à la violence physique, la
contamination du racisme biologique, le rapprochement de l’antisémitisme
politique et de la dictature totalitaire.
169. On ne peut pas généraliser cependant. Cf Jacques Maritain, L'impossible antisémi-
tisme précédé de «Jacques Maritain et les Juifs» par Pierre VIDAL-NAQUET, Paris, Desclée de
Brouwer, 1994, 218 p.
208 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

Mais les défaites incommensurables que représente la «Solution finale»


ne découlent pas seulement de la force de l’ennemi mais également des dif-
ficultés des démocrates. L’affaire Dreyfus a montré que l’antisémitisme est
incapable de triompher quand les intellectuels critiques mobilisent le pou-
voir de la raison et repoussent chaque offensive de l’antisémitisme avec une
détermination supérieure. On le sait, et les recherches sur la «culture de
guerre» le confirment encore170, la Première guerre mondiale qui eut très
largement «le caractère d’une guerre civile» selon l’expression du colonel
Mayer171, le mentor du général de Gaulle, a eu comme conséquence la mise
en cause de la raison scientifique et la dégradation de toute valeur ration-
nelle. Rares furent les intellectuels héritiers de l’affaire Dreyfus à faire la
part entre les dérives technicistes et l’humanisme de la science, entre l’utili-
sation de cette dernière aux fins de la défense nationale et l’identité pro-
fonde des savants. Face à la remontée de l’irrationalisme et des idéologies
antidémocratiques des années trente172, les intellectuels se trouvèrent dé-
pourvus et ne comprirent qu'à de rares exceptions la réalité du danger qui
venait. Le décalage entre l’engagement antifasciste et la menace nazie situe
la mesure des impuissances.
Les seules armes efficaces, parce que disposant d'un projet intellectuel et
politique, la raison scientifique et la citoyenneté démocratique, vont reculer
à la fois chez les intellectuels et dans l'opinion publique qu'ils sont chargés
d'éclairer, tandis que se renforcera l’antisémitisme y compris chez les mo-
dérés (ou leurs héritiers) qui, pendant l’affaire Dreyfus, avaient émis une
fin de non-recevoir173. Elie Halévy écrivait, prémonitoire, à son ami Céles-
tin Bouglé, le 31 mars 1898:
l'antisémitisme est un phénomène historique dont l'universalité indique l'im-
portance; il fait appel à la coalition puissante des passions religieuses (la haine
170. Voir Jean-Jacques BECKER (dir.), Guerre et cultures 1914-1918, Paris, Armand Co-
lin, 1994, 445 p., Stéphane AUDOIN-ROUZEAU & Annette BECKER, «Violence et consente-
ment: la “culture de guerre” du premier conflit mondial» in Pour une histoire culturelle
(Jean-Pierre RIOUX et Jean-François SIRINELLI dir.), Paris, Seuil «L’Univers historique»,
pp. 251-271, 1997, Christophe PROCHASSON & Anne RASMUSSEN, Au nom de la patrie. Les
intellectuels et la Première guerre mondiale (1910-1919), Paris, La Découverte «Textes à
l’appui/série l’aventure intellectuelle du XXe siècle», 1996, 303 p. Voir les recherches me-
nées par ces mêmes historiens dans le cadre de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne.
171. Cf Vincent DUCLERT, «Autour d’une lettre du colonel Mayer à Lucien Nachin, 3 fé-
vrier 1916», Jean Jaurès cahiers trimestriels, no 136, avril-juin 1995, pp. 66-68.
172. Le rôle des années vingt commence aussi à être mieux compris.
173. Cf Jean-Marie Mayeur, «Remarques sur les centres et l’affaire Dreyfus», Jean Jau-
rès cahiers trimestriels, no 137, juillet-septembre 1995, pp. 59-64. La décision des parlemen-
taires modérés est plus tardive que l’engagement des intellectuels libéraux. Elie Halévy con-
fie à son père, le 4 février 1898: «le mutisme des Parlementaires comme Poincaré et Bour-
geois, qui, par définition et profession, devraient parler, justifie tout [..]» (Correspondance,
op. cit., p. 218).
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 209

de l'ancienne aristocratie et de la vieille bourgeoisie, traditionalistes et catholi-


ques, contre la «féodalité financière» et les nouveaux enrichis) avec les pas-
sions socialistes: le Juif symbolise le capitalisme syndiqué et érigé en caste.
On verra. Il faut tenir compte de ceci que le socialisme ne peut pas rester long-
temps antisémite, par tactique. Oui, mais, le jour où il faudra être ou socialiste,
ou antisémite, l'antisémitisme sera bien fort. Il faut tenir compte aussi de la
force, réelle, malgré les crises comme celles de cette hiver, du «parti intellec-
tuel». Je constate que la Revue de Métaphysique et de Morale est unanime sur
la question (exception faite sans doute pour un ou deux catholiques insonda-
bles). Or nous sommes une institution jeune, et en voie de progrès, dirigée par
des professeurs, capables de former des élèves. On verra174.

Elie Halévy se souviendra de cet engagement dreyfusard et cette capacité


critique, à la fin des années trente, quand les jours des démocratie seront
comptés175, et que lui-même, avec Célestin Bouglé et quelques-uns de ses
élèves, d’Etienne Mantoux à Raymond Aron, choisirent de ne pas rester
inactifs176 contre le nazisme. Mais les dreyfusards comme lui n'étaient
guère nombreux, comme le remarqua Hannah Arendt: «l'effondrement de
la France est dû au fait qu'elle n'avait plus de vrais dreyfusards, plus per-
sonne qui crût pouvoir encore défendre ou réaliser la démocratie, la liberté,
l'égalité et la justice dans un régime républicain»177. Défendre ces valeurs
consistait à combattre ceux qui en étaient les ennemis, et qui triomphèrent à
Vichy.
On comprend alors mieux le choix de Jaurès en 1903 qui découle des
conditions même de la naissance des intellectuels critiques: pour relancer la
marche de la justice et obtenir la réhabilitation de Dreyfus, il choisit d'atta-
quer le nationalisme: «Je dis que cette politique perfide nous donne à nous
le droit et nous crée le devoir de répondre à toutes ces calomnies par une
vigoureuse offensive», commence Jaurès dans son grand discours des 6 et 7
avril 1903. Il démontre ensuite que le «parti nationaliste» est responsable
de la légende du «bordereau annoté» qui a pesé sur toute l'affaire Dreyfus
et engendré la logique implacable opposant la reconnaissance de l'inno-
cence de Dreyfus et la certitude de la guerre avec l'Allemagne. Cette utili-
sation d'un faux document soi-disant annoté de la main de l'empereur at-
teste pour Jaurès du caractère authentique des nationalistes qui sont le
174. Lettre d'Elie Halévy à Célestin Bouglé, 31 mars 1898, in Elie Halévy, Correspon-
dance, op. cit., pp. 239-240
175. «J’étais ‘libéral’ en ce sens que j'étais anticlérical, démocrate, républicain, disons
d'un seul mot qui était alors lourd de sens: un ‘dreyfusard’» (Elie Halévy, L'ère des tyran-
nies. Etudes sur le socialisme et la guerre, Paris, Gallimard, 1938, et «Tel», 1990, p. 216)
176. Cf Vincent DUCLERT, «Etienne Mantoux. Le visage d’une génération intellectuelle»,
Jean Jaurès cahiers trimestriels, no140, avril-juin 1996, pp. 81-105.
177. Hannah ARENDT, Les origines du totalitarisme. Sur l'antisémitisme, traduit de l'an-
glais par Micheline POUTEAU, Paris, Seuil «Points-Politique» (et Calmann-Lévy), 1984, p. 204
210 LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS

«parti de l'étranger». Il retourne ainsi habilement l'attaque de l'un d'entre


eux, Gabriel Syveton, l’un des responsables de la dérive antisémitiste de la
Ligue de la Patrie française, élu député du IIè arrondissement de Paris en
1902, qui, sur l'un de ses affiches, traitait le ministère Waldeck-Rousseau
de «ministère de l'étranger». Enfin Jaurès fait comprendre aux élus de la
nation que la justice ne peut être garantie qu'à condition de maintenir la dé-
mocratie. La défense de Dreyfus prend alors un sens éminemment symboli-
que et politique. «Non, ce n'est pas empiéter sur l'ordre judiciaire», ré-
pond-il à un député conservateur qui lui rappelle qu'enquêter sur les agisse-
ments des bureaux de la guerre ne relève pas du «gouvernement républi-
cain» mais de «la justice». Et Jaurès poursuit:
ce sont des questions d'ordre exclusivement politique et gouvernemental.
Nous avons le droit et le devoir de le connaître, et nous avons en même temps
le devoir de condamner par un vote précis l'abominable système de calomnie
électorale par lequel on a essayé de ruiner le crédit du parti républicain dans la
conscience même de la patrie. Nous avons le devoir d'y mettre un terme et de
prouver au parti nationaliste déclinant que son impuissance d'aujourd'hui ne
doit pas être une excuse à ses méfaits d'hier. (..) Si vous ne le faisiez pas, vous
consacreriez vous-mêmes une jurisprudence électorale, politique, de calomnie
meurtrière allant jusqu'aux racines mêmes de la vie nationale de ce pays. Que
le parti qui a, depuis cinq ans, la responsabilité de tant de fautes commises, de
tant de faux accumulés, que ce parti ait osé contre nous, contre la République,
se dresser en accusateur; si vous le tolériez ce serait la stupeur de l'histoire, le
scandale de la conscience et la honte de la raison178.

De lutte contre l'antisémitisme apparemment peu ou prou. Mais de refus


du nationalisme porteur de l'antisémitisme moderne, oui. Que les principes
de résistance à l'antisémitisme se soient amoindris pendant les années
trente ne signifie pourtant pas leur échec total dans l’histoire. La Première
guerre mondiale a annihilé l'espoir aveugle dans la science. L'idée de pro-
grès, l'esprit scientifique ont été ébranlés. Mais que ces valeurs aient été ex-
primées dans l'affaire Dreyfus, que le lien entre la raison individuelle et la
destin collectif s'y soit forgé, représente, d'une certaine manière, une ex-
ceptionnelle victoire. Car nous savons désormais que la lutte contre l'anti-
sémitisme passe par l'idée de progrès et la défense de la démocratie dont
Darlu disait, lucide et passionné à la fois, qu'elle «a mille défauts, elle nous
fait courir mille dangers, elle souffre de mille misères; elle est envieuse, in-
disciplinée, égalitaire, disons, s'il le faut, individualiste; elle est plate et
maussade, comme Taine aimait à la répéter: pourtant nous lui avons donné
notre cœur, et, quoi qu'il arrive, nous ne lui reprendrons pas, parce qu'elle a
178. Journal officiel de la République française, Chambre des députés, séance du 7 avril
1903.
LES INTELLECTUELS, L'ANTISÉMITISME ET L'AFFAIRE DREYFUS 211

proclamé le droit égal de tous les hommes; elle a interdit comme un crime
de sacrifier une vie humaine à la gloire ou au bonheur de quelques-uns; elle
a fait descendre la fraternité chrétienne du ciel sur la terre; pour emprunter
à Renan une bonne parole, elle ‘a substitué aux fins égoïstes la grande fin
divine: perfection et vie pour tous’»179. Aussi peut-on dire que tout recul de
la démocratie, dans des pratiques quotidiennes ou dans celle de l’Etat, in-
duit une résurgence de l’antisémitisme.
Renan disait aussi, vers la fin de sa vie, que «tout juif est un libéral (..)
Les ennemis du judaïsme, au contraire, regardez-y de près, vous verrez que
ce sont en général les ennemis de l’esprit moderne.»180 La lutte contre l’an-
tisémitisme pendant l’affaire Dreyfus fut bien une résistance de l’esprit mo-
derne, que l’historien Gustave Bloch, père de Marc Bloch, désignait sous le
nom d’«esprit scientifique», évoquant précisément la figure disparue
d’Emile Duclaux: «quand on veut désigner un esprit libre, ouvert et déba-
rassé de préjugés, on l’appelle esprit scientifique»181. Il n’est pas inutile de
se souvenir, à l’heure où s'achève le second moment du centenaire de l’af-
faire Dreyfus, celui qui commémore précisément l’intervention des savants,
des artistes et des écrivains pour la défense du droit et de Dreyfus, de rap-
peler qu’une pensée rationnelle et volontaire a su repousser la violence de
l’antisémisme, un temps durant.

179. Alphonse Darlu, M. Brunetière et l'individualisme, op. cit., p. 33. Sur Renan, voir le
jugement plus réservé de Pierre BIRNBAUM dans «La France aux Français» Histoire des hai-
nes nationalistes, Paris, Le Seuil «XXè siècle», 1993, pp. 117 et suiv.
180. Ernest Renan, «Identité originelle et séparation graduelle du judaïsme et du christia-
nisme» (1883) cité par Antoine COMPAGNON, Connaissez-vous Brunetière?, op. cit., p. 39.
181. Gustave Bloch, «Emile Duclaux», Bulletin de l’Association des anciens élèves d
el’Ecole normale supérieure, 1905, p. 92.

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