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Janine Elkouby
In Press | « Pardès »
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Tsedeq, tsedeq tirdof, est-il prescrit 3 aux Juifs, tandis que l’interdiction
d’utiliser des poids et mesures falsifiés 4, ou de mettre un obstacle sur
le chemin d’un aveugle 5 ou de privilégier le riche ou le pauvre dans
un procès 6 ou de léser l’étranger, la veuve ou l’orphelin 7, ne sont que
quelques-unes des injonctions inlassablement répétées par le texte biblique
pour incarner l’exigence de justice.
L’égalité entre les êtres humains est inscrite d’emblée dans le récit de la
création : si l’adam a été créé unique, nous disent les rabbins du Talmud,
c’est afin que nul ne puisse dire : mon père était plus grand que le tien 8.
Les non-Juifs ont part au monde futur, pourvu qu’ils se soumettent aux
sept lois noachides 9. Si les sept peuples cananéens sont durement fustigés,
c’est en raison des abominations qu’ils commettent en sacrifiant leurs enfants
aux Baal 10, des divinités cruelles, et en pratiquant la prostitution sacrée.
L’idée messianique, qui inscrit dans la conscience des Juifs la possibilité
et le devoir de parfaire la création divine en la débarrassant de la violence
et de l’injustice, et en y instituant un ordre qui le rende habitable, ne
concerne pas seulement les Juifs mais la totalité de l’humanité : « Dieu
régnera sur des peuples nombreux et sera l’arbitre de nations puissantes.
Ils briseront leurs épées pour en faire des socs et leurs lances pour en faire
des serpes. On ne lèvera plus l’épée nation contre nation, on n’apprendra
plus à faire la guerre 11. » Car Dieu est le « Dieu de toute chair », comme
le dit le prophète Jérémie 12.
Quant au concept de différence, il hante littéralement les textes
bibliques : la Création s’accomplit par une série de séparations, de diffé-
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LE DÉCALAGE DE STATUT
Cependant, au sein de la société juive, le statut des femmes accuse
un retard certain par rapport à celui dont elles bénéficient dans la société
globale ; il est resté, dans certains domaines en tout cas, archaïque. Elles
sont confrontées à une inégalité réelle sur le plan juridique et légal, elles
se heurtent à des pratiques, des comportements, des traditions qui les
entravent, les freinent dans la quête de ce que leur permet la modernité ;
elles sont confrontées à des problèmes parfois douloureux, qui les mettent
en porte-à-faux avec le monde dans lequel elles évoluent. Ce décalage est
sensible dans quatre domaines : la vie religieuse, la vie publique, l’accès
à l’étude et le droit familial.
−− Dans les communautés orthodoxes, majoritaires en France, il est
impossible pour une femme d’assumer une fonction cultuelle : elle ne
compte pas dans le minyan, le quorum de dix hommes requis pour faire
un office, elle ne peut témoigner en justice, elle ne peut pas conduire
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passe outre, les enfants qu’elle mettrait au monde seraient des mamzérim,
des enfants adultérins qui, à leur tour, seraient interdits de mariage. Mais
ces dernières décennies ont vu se développer un phénomène nouveau,
celui des messoravot guet : certains maris, par dépit ou par désir de
vengeance, refusent d’accorder le guet à leur femme, même dans des
cas où ils ont accepté de divorcer civilement, la condamnant ainsi à
rester prisonnière d’un mariage qui n’a plus aucune réalité, alors même
qu’il n’est pas rare qu’eux-mêmes refassent leur vie ; précisons que,
dans ce cas de figure, même si leur démarche est réprouvée, les enfants
qu’ils auraient ne sont pas des mamzérim. Certains rabbins prennent
conscience de l’ampleur grandissante du problème et dénoncent le
comportement odieux d’hommes qui exploitent cyniquement l’avantage
que leur donne, croient-ils, la halakhah, la loi juive, pour briser la vie
de femmes avec lesquelles ils ne vivent plus ou, autre nouveauté, pour
leur extorquer d’énormes sommes d’argent en échange du guet. Il serait
possible et nécessaire que les rabbins décident, d’un commun accord,
de prendre des sanctions contre ces hommes, en leur interdisant par
exemple de monter à la Torah, ou en publiant leurs noms : l’expérience
prouve que ces méthodes sont souvent payantes, car le scandale public
effarouche et fait peur. Mais force est de reconnaître qu’un certain
nombre de juges rabbiniques font preuve d’un surprenant laxisme face
au cynisme de tels maris.
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LES RÉACTIONS
Comment les femmes réagissent-elles à ce décalage entre leur situation
dans la société en général et celle qui est la leur au sein de la société juive ?
La plupart d’entre elles éprouvent, à des degrés divers et de façon plus
ou moins consciente, un sentiment de malaise, une difficulté à recoudre
les perceptions différentes de leur place de femme dans leurs deux
ancrages identitaires. Elles vivent dans un contexte qui récuse les modèles
patriarcaux, même si ces derniers sont plus tenaces qu’il n’y paraît ; elles
se réfèrent à un modèle de couple égalitaire et complémentaire, non à un
modèle dominant-dominé.
Les recherches des féministes juives 26, essentiellement aux États-Unis
et en Israël, ont mis en mots ce malaise et l’ont analysé, en même temps
qu’elles lui ont donné un retentissement plus grand. Appliquant au fait
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L’IMMOBILISME
Force est de constater que, concernant la place des femmes, l’immobi-
lisme est roi dans la société juive d’aujourd’hui. On peut s’en étonner car,
dans le passé, la halakha – terme issu de la racine qui signifie marcher –
a su efficacement composer avec les changements sociaux et politiques,
et est ainsi restée vivante.
Quelles sont les raisons de l’immobilisme et du maintien têtu du statu
quo quand il s’agit des femmes ? Il n’est pas question, bien entendu, de
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d’autant moins que les modèles qu’on lui propose lui semblent trop souvent
anachroniques et en rupture avec le monde réel ; par ailleurs, le rabbin,
qui était jadis, conformément à son nom, d’abord un maître, celui qui
enseignait et introduisait chacun dans le monde de la connaissance, a
le plus souvent été réduit dans le monde d’aujourd’hui, à un ministre du
culte et de la foi, à une figure cléricale, qui n’est plus en phase avec la vie
et qui doute de lui-même.
4) Enfin, dernière raison, la démission généralisée : démission de
tant de rabbins qui se réfugient dans un monde virtuel, vivant dans la
tour d’ivoire de leurs spéculations talmudiques et refusant de considérer
le monde tel qu’il est, démission de tant de « religieux » qui préfèrent le
confort d’une société fermée de gens semblables à eux, démission de tant
de non religieux qui sont, sans même en avoir honte, des analphabètes,
pire, des illettrés dans le domaine du savoir juif, démission de tant de baalé
techouva, ceux qui sont « revenus » au judaïsme et qui, par leur manque
d’exigence intellectuelle et leur docilité sont prêts à avaler n’importe quoi
en fait de judaïsme, démission des femmes, qui, en France, sont d’une
passivité et d’une docilité navrantes, et qui, piégées par l’ignorance et la
routine, prennent des vessies pour des lanternes et la surenchère pour la loi.
Voilà un constat peu optimiste, qui pourrait nous mener tout droit à
une remise en question radicale, à l’instar de certaines féministes et de
tant de femmes anonymes, qui sont venues me trouver à l’issue de l’une
ou l’autre de mes interventions pour me dire leur découragement et leur
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ET POURTANT…
Et pourtant… La place des femmes, telle qu’elle apparaît dans le
récit biblique, est susceptible d’ouvrir d’autres perspectives, pour peu
qu’on se donne la peine d’examiner ce texte avec le sérieux et l’attention
qu’il requiert, et en tenant compte d’une dimension originale et propre
au judaïsme, une dimension susceptible d’ouvrir des issues là où tout
semblait bloqué : je veux parler de la centralité, dans le commentaire, du
questionnement et de l’interprétation.
Il est nécessaire de rappeler ici ce qu’est une lecture juive des textes
bibliques. La lecture juive se distingue de la lecture historico-critique :
celle-ci s’attache avant tout à l’historicité des textes, à leur datation, à leur
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authenticité, aux influences qu’on peut y déceler ; celle-là est une lecture
existentielle, qui interroge le texte tel qu’il est, dans son donné global. C’est
une étude attentive à chaque mot, à chaque silence, à chaque blanc du texte,
à sa structure, à ses anomalies, qui tous font sens ; elle utilise largement
l’intertextualité, faisant résonner entre elles les différentes significations
d’un même terme dans des contextes divers, les échos d’un terme à l’autre,
les associations d’idées ou de sens. Enfin c’est une étude qui saisit en bloc
les différentes strates d’interprétation qui se sont superposées et entrelacées
au texte écrit et qui forment la Torah orale, Michna et Guemara, elle-même
consignée par écrit entre 200 et 600. Pour la mémoire et l’imaginaire
juifs, Esaü et Moïse sont définis non seulement par les récits proprement
bibliques qui les mettent en scène, mais aussi par tous les enseignements,
les paraboles, les légendes qui viennent expliciter, éclairer, élargir ou
orienter les textes et les ouvrir ainsi à l’interprétation.
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événements qu’elle relate, des personnages qu’elle met en scène, des repères
sociologiques qu’elle laisse transparaître, un projet, un objectif à atteindre.
Rien n’est figé, bien au contraire, les hommes sont invités à construire
un type de société meilleur, plus juste, à partir des données réelles, et en
projetant sur le réel les catégories du souhaitable. La Bible fustige avec une
inlassable virulence toutes les idolâtries, c’est-à-dire tous les systèmes qui
prétendent prendre la nature pour modèle, qui, se pliant aux diktats du réel,
réduisent l’aventure de la liberté humaine à l’enfermement dans un destin.
Pour la pensée biblique, prolongée et amplifiée par la lecture rabbinique,
l’homme est capable de se libérer, et par conséquent, il doit se libérer,
de l’Égypte, et de façon plus générale, de tous les déterminismes, qu’ils
soient naturels, politiques, sociaux, idéologiques, personnels ; ce devoir
de libération est en même temps une promesse, un espoir, une lueur dans
les ténèbres de l’histoire personnelle et collective : il y a quelque chose à
faire, on peut en sortir.
Cette promesse peut se lire, en particulier, à propos du couple, de la
relation entre l’homme et la femme : tout se passe comme si les récits
bibliques étaient traversés de part en part par un projet, celui du couple
à construire. Ce projet, nous en noterons l’émergence à un moment clef,
au début de la Genèse, où l’épisode de la création du premier couple en
montre l’échec.
LE PREMIER COUPLE
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Dans ce récit, le mot tsela’ peut avoir deux sens : celui de côte, certes,
– c’est le sens qui a traversé les siècles et qui a permis de donner de ce
texte fondateur une lecture passablement misogyne – mais aussi, comme
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le souligne Rachi, celui de côté 44. La femme, selon cette lecture, n’est pas
issue de la côte de l’homme, elle est un côté de l’humain.
Une fois la coupure effectuée, le Créateur commence par « fermer la
chair à la place » du côté manquant : c’est dire que le masculin se définit,
très littéralement, par la blessure, en d’autres termes par la castration.
L’adam ne peut devenir ich, accéder à la masculinité, que par la prise de
conscience qu’il n’épuise pas la totalité de l’humain ; d’ailleurs, le terme
de ich, qui devrait le désigner désormais, n’apparaît dans le verset, et dans
son discours, qu’après celui de icha 45.
Mais ce beau projet d’un couple défini par sa capacité de dialogue,
échoue à l’orée même de sa naissance : car voilà qu’il prend la parole, cet
adam qui est déjà presque un ich, poussant une exclamation de soulagement
en reconnaissant enfin, devant lui, sa semblable :
« Celle-ci, cette fois-ci, est os de mes os et chair de ma chair ; celle-ci
s’appellera icha car c’est de ich qu’elle a été prise 46. »
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modèle ou en divinité. Être humain, c’est non pas se fondre dans la nature,
c’est au contraire prendre ses distances par rapport à elle, la soumettre,
y inscrire la marque de la culture.
On le voit, la naissance du couple est marquée par l’échec, mais c’est
un échec provisoire : l’humanité est invitée, individuellement et collecti-
vement, à faire naître le couple authentique, celui dans lequel la violence
naturelle cédera la place à l’échange de paroles. Cet avènement est une
entreprise de longue haleine, un programme à l’échelle d’une vie humaine
et en même temps un objectif à l’échelle de l’humanité. Les patriarches
s’attellent à la tâche : c’est avec Abraham et Sarah que s’instaure, après son
absence criante dans les débuts de l’humanité, la circulation de la parole ;
celle-ci se poursuivra avec les autres couples bibliques, en un cheminement
patient, discontinu, mais obstiné. Un cheminement dont l’objectif ultime se
dessine à l’horizon messianique, dans la magnifique prophétie d’Osée 2,
18 : « À cette époque, dit l’Éternel, tu m’appelleras mon époux (ichi), tu
ne m’appelleras plus mon maître (baali) ».
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NOTES
1. Genèse, 18,2.
2. Exode, 1 à 18.
3. Deutéronome 16, 20.
4. Deutéronome 25, 15.
5. Lévitique 19, 14.
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24. Cf. Rabbi Israël Méir Kogan, connu sous le nom de ‘Hafets ‘Hayim (1838-1933).
25. Cf. infra, n. 37.
26. Voir par exemple On being a Jewish Feminist, edited by Susannah Heschel, New York,
1995.
27. Le deuxième sexe, paru en 1949.
28. Cf. le principe talmudique bien connu (Traités Yevamot 118b, Ketouvot 75 a) selon
lequel une femme préfère être mariée à n’importe qui plutôt que de rester seule, principe
dont des centaines de femmes religieuses se sont désolidarisées dans une pétition
adressée au Grand Rabbinat d’Israël en 1999 (cité par Tamar Ross dans « Quelques
incidences du féminisme sur la réalité de la loi juive », in Quand les femmes lisent la
Bible, Éditions In Press, Pardès, 43, 2007, sous la direction de Janine Elkouby et Sonia
Sarah Lipsyc).
29. Le Talmud est constitué par la Michna et la Guemara, ensemble des commentaires
rabbiniques sur le texte biblique, d’abord transmis oralement puis mis par écrit
respectivement au ii e siècle et au vie siècle.
30. TB (Talmud de Babylone) Traité Berakhot 17a.
31. Aggada : parties non législatives du Talmud.
32. Traité Berakhot 61 a.
33. Choulhan Aroukh 1.
34. Traité Chabbat 72 a.
35. Ainsi, la polygamie a été supprimée en l’an 1000 par Rabbenou Guerchom Meor Hagola
qui a par ailleurs rendu le consentement de la femme obligatoire pour que le divorce
soit valide. Mais on assiste aujourd’hui à d’inquiétants revirements, quand certains
rabbins remettent en question la validité de cette décision…
36. En France, il est bon de le rappeler, l’émancipation des femmes n’a qu’un demi-siècle
d’âge : droit de vote en 1946, droit à la contraception en 1967, droit d’ouvrir un compte
en banque ou de signer un chèque sans l’autorisation du mari en 1965.
37. Le terme adam est d’évidence un nom commun ici, précédé de l’article, ha-adam.
Cf. Genèse 5, 12.
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