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II.

Façons d’aimer
A. L’amour
Documents d’accompagnement

Il lui lisait des pages de poésie, en y mettant toute son âme,


afin de l’émouvoir, et pour se faire admirer. Elle l’arrêtait par
une remarque dénigrante ou une observation pratique ; et leur
causerie retombait sans cesse dans l’éternelle question de
l’Amour ! Ils se demandaient ce qui l’occasionnait, si les
femmes le sentaient mieux que les hommes, quelles étaient
là-dessus leurs différences.

Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, 1869, III, 3

 Ovide, Les Métamorphoses, Ier siècle, X et XI

L’Hymen1, vêtu d’une robe de pourpre, s’élève des champs de Crète, dans les airs, et vole vers la
Thrace, où la voix d’Orphée l’appelle en vain à ses autels. L’Hymen est présent à son union avec Eurydice,
mais il ne profère point les mots sacrés ; il ne porte ni visage serein, ni présages heureux. La torche qu’il
tient pétille, répand une fumée humide, et le dieu qui l’agite ne peut ranimer ses mourantes clartés. Un
affreux événement suit de près cet augure sinistre. Tandis que la nouvelle épouse court sur l’herbe fleurie,
un serpent la blesse au talon elle pâlit, tombe et meurt au milieu de ses compagnes.
Après avoir longtemps imploré par ses pleurs les divinités de l’Olympe, le chantre du Rhodope 2 osa
franchir les portes du Ténare3, et passer les noirs torrents du Styx, pour fléchir les dieux du royaume des
morts. Il marche à travers les ombres légères, fantômes errants dont les corps ont reçu les honneurs du
tombeau. Il arrive au pied du trône de Proserpine et de Pluton, souverains de ce triste et ténébreux empire.
Là, unissant sa voix plaintive aux accords de sa lyre, il fait entendre ces chants : « Divinités du monde
souterrain où descendent successivement tous les mortels, souffrez que je laisse les vains détours d’une
éloquence trompeuse. Ce n’est ni pour visiter le sombre Tartare 4, ni pour enchaîner le monstre à trois têtes 5,
né du sang de Méduse, et gardien des Enfers, que je suis descendu dans votre empire. Je viens chercher mon
épouse. La dent d’une vipère me l’a ravie au printemps de ses jours.
« J’ai voulu supporter cette perte ; j’ai voulu, je l’avoue, vaincre ma douleur. L’Amour a triomphé.
La puissance de ce dieu est établie sur la terre et dans le ciel ; je ne sais si elle l’est aux enfers : mais je crois
qu’elle n’y est pas inconnue ; et, si la renommée d’un enlèvement antique 6 n’a rien de mensonger, c’est
l’amour qui vous a soumis ; c’est lui qui vous unit. Je vous en conjure donc par ces lieux pleins d’effroi, par
ce chaos immense, par le vaste silence de ces régions de la Nuit, rendez-moi mon Eurydice ; renouez le fil
de ses jours trop tôt par la Parque7 coupé.
« Les mortels vous sont tous soumis. Après un court séjour sur la terre un peu plus tôt ou un peu plus
tard, nous arrivons dans cet asile ténébreux ; nous y tendons tous également ; c’est ici notre dernière
demeure. Vous tenez sous vos lois le vaste empire du genre humain. Lorsque Eurydice aura rempli la
mesure ordinaire de la vie, elle rentrera sous votre puissance. Hélas ! c’est un simple délai que je demande ;
et si les Destins s’opposent à mes vœux, je renonce moi-même à retourner sur la terre. Prenez aussi ma vie,
et réjouissez-vous d’avoir deux ombres à la fois. »
Aux tristes accents de sa voix, accompagnés des sons plaintifs de sa lyre, les ombres et les mânes
pleurent attendris. Tantale cesse de poursuivre l’onde qui le fuit. Ixion s’arrête sur sa roue. Les vautours ne
rongent plus les entrailles de Tityos. L’urne échappe aux mains des petites-filles de Bélus 8, et toi, Sisyphe, tu
t’assieds sur ta roche fatale. On dit même que, vaincues par le charme des vers, les inflexibles Euménides 9
s’étonnèrent de pleurer pour la première fois. Ni le dieu de l’empire des morts, ni son épouse, ne peuvent
1
Dieu du mariage.
2
Périphrase qui désigne Orphée, originaire de cette montagne de la Thrace.
3
Ce cap du Péloponnèse était considéré par les Anciens comme l’une des portes des Enfers.
4
Endroit le plus profond des Enfers, où sont châtiés les criminels.
5
Cerbère, qui garde l’entrée des Enfers.
6
Allusion à l’enlèvement de Proserpine par Pluton.
7
Les trois Parques sont des déesses qui dévident et coupent le fil des vies humaines.
8
Il s’agit des Danaïdes.
9
Déesses infernales de la vengeance et du remords.
résister aux accords puissants du chantre de la Thrace. Ils appellent Eurydice. Elle était parmi les ombres
récemment arrivées au ténébreux séjour. Elle s’avance d’un pas lent, retardé par sa blessure. Elle est rendue
à son époux ; mais, telle est la loi qu’il reçoit : si, avant d’avoir franchi les sombres détours de l’Averne 10, il
détourne la tête pour regarder Eurydice, sa grâce est révoquée ; Eurydice est perdue pour lui sans retour.
À travers le vaste silence du royaume des ombres, ils remontent par un sentier escarpé, tortueux,
couvert de longues ténèbres. Ils approchaient des portes du Ténare. Orphée, impatient de crainte et d’amour,
se détourne, regarde, et soudain Eurydice lui est encore ravie.
Le malheureux Orphée lui tend les bras, Il veut se jeter dans les siens : il n’embrasse qu’une vapeur
légère. Eurydice meurt une seconde fois, mais sans se plaindre ; et quelle plainte eût-elle pu former ? Était-
ce pour Orphée un crime de l’avoir trop aimée ! Adieu, lui dit-elle d’une voix faible qui fut à peine
entendue ; et elle rentre dans les abîmes du trépas.
Privé d’une épouse qui lui est deux fois ravie, Orphée est immobile, étonné […]. En vain le chantre
de la Thrace veut repasser le Styx et fléchir l’inflexible Charon11. Toujours refusé, il reste assis sur la rive
infernale, ne se nourrissant que de ses larmes, du trouble de son âme, et de sa douleur. Enfin, las d’accuser la
cruauté des dieux de l’Érèbe12, il se retire sur le mont Rhodope, et sur l’Hémus13 battu des Aquilons14.
Trois fois le soleil avait ramené les saisons. Orphée fuyait les femmes et l’amour : soit qu’il déplorât
le sort de sa première flamme, soit qu’il eût fait serment d’être fidèle à Eurydice. En vain pour lui mille
beautés soupirent ; toutes se plaignent de ses refus.
Mais ce fut lui qui, par son exemple, apprit aux Thraces à reporter leur amour sur des enfants mâles
et à cueillir les premières fleurs de ce court printemps de la vie qui précède la jeunesse.
Une colline à son sommet se terminait en plaine. Elle était couverte d’un gazon toujours vert ; mais
c’était un lieu sans ombre. Dès que le chantre immortel, fils des dieux, s’y fut assis, et qu’il eut agité les
cordes de sa lyre, l’ombre vint d’elle-même. Attirés par la voix d’Orphée, les arbres accoururent […].
Tels étaient les arbres que le chantre de la Thrace avait attirés autour de lui. Assis au milieu des hôtes
de l’air et des forêts que le même charme a réunis, ses doigts errent longtemps sur les cordes de sa lyre  ; il
essaie des accords différents ; il chante, enfin :
« Muse à qui je dois le jour, que Jupiter soit le premier objet de mes chants ! Tout cède au grand
Jupiter. Souvent, sur des tons élevés, j’ai chanté sa puissance ; j’ai chanté la défaite des Géants et les foudres
vainqueurs qui les terrassèrent dans les champs Phlégréens 15. Aujourd’hui, sur des tons plus légers, je chante
les jeunes mortels que les dieux ont aimés, et ces filles coupables dont les feux impurs méritèrent un juste
châtiment. »

[…] Tandis qu’autour de lui, par le charme de ses vers, Orphée entraîne les hôtes des forêts et les
forêts et les rochers, les Ménades16, qu’agitent les fureurs de Bacchus, et qui portent en écharpe la dépouille
des tigres et des léopards, aperçoivent, du haut d’une colline, le chantre de la Thrace, des sons divins de sa
lyre accompagnant sa voix. Une d’elles, dont les cheveux épars flottent abandonnés aux vents, s’écrie : « Le
voilà ! le voilà celui qui nous méprise ! » Et soudain son thyrse17 va frapper la tête du prêtre d’Apollon.
Mais, enveloppé de pampre18 et de verdure, le thyrse n’y fait qu’une empreinte légère, sans la blesser. Une
autre lance un dur caillou, qui fend les airs, mais, vaincu par les sons de la lyre, tombe aux pieds du poète, et
semble implorer le pardon de cette indigne offense. Cependant le trouble augmente. La fureur des Ménades
est poussée à l’excès. La terrible Érynis 19 les échauffe. Sans doute les chants d’Orphée auraient émoussé
tous les traits ; mais leurs cris, et leurs flûtes, et leurs tambourins, et le bruit qu’elles font en frappant dans
leurs mains, et les hurlements affreux dont elles remplissent les airs, étouffent les sons de la lyre : la voix
d’Orphée n’est plus entendue, et les rochers du Rhodope sont teints de son sang.
D’abord, dans leur fureur, les Bacchantes ont chassé ces oiseaux sans nombre, ces serpents, et ces
hôtes des forêts, qu’en cercle autour du poète la lyre avait rangés. Alors elles portent sur lui leurs mains

10
Les Enfers.
11
Passeur des Enfers, qui fait franchir le Styx ou l’Achéron aux âmes des morts.
12
Partie la plus sombre des Enfers.
13
Montagne de la Thrace.
14
Vents du nord.
15
Région volcanique proche de Naples.
16
Adoratrices de Bacchus, dont la transe prend la forme d’un furieux déchaînement des désirs.
17
Grand bâton que portent les Ménades.
18
Rameau de vigne.
19
Comparable aux Euménides (voir plus haut).
criminelles. Tel l’oiseau de Pallas20, si par hasard il erre à la lumière du jour, voit les oiseaux se réunir contre
lui, et le poursuivre dans les plaines de l’air. Tel le matin, dans le cirque romain, où il va devenir la proie des
chiens, un cerf léger est entouré d’une meute barbare. On voit les Ménades à l’envi attaquer Orphée, et le
frapper de leurs thyrses façonnés pour un autre usage. Elles font voler contre lui des pierres, des masses de
terre, des branches d’arbre violemment arrachées. Les armes ne manquent point à leur fureur.
Non loin de là, des bœufs paisibles, courbés sous le joug, traçaient dans les champs de larges sillons.
D’agrestes laboureurs, d’un bras nerveux, avec la bêche ouvraient la terre, et préparaient les doux fruits de
leurs pénibles sueurs. À l’aspect des Ménades, ils ont fui, épouvantés, abandonnant, épars dans les champs,
leurs bêches, leurs longs râteaux, et leurs hoyaux pesants : chacune s’en empare. Dans leur fureur, elles
arrachent aux bœufs même leurs cornes menaçantes, et reviennent de l’interprète des dieux achever les
destins. Il leur tendait des mains désarmées. Ses prières les irritent. Pour la première fois, les sons de sa voix
ont perdu leur pouvoir. Ces femmes sacrilèges consomment leur crime ; il expire, et son âme, grands dieux !
s’exhale à travers cette bouche dont les accents étaient entendus par les rochers, et qui apprivoisait les hôtes
sauvages des forêts.
Chantre divin, les oiseaux instruits par tes chants, les monstres des déserts, les rochers du Rhodope,
les bois qui te suivaient, tout pleure ta mort. Les arbres en deuil se dépouillent de leur feuillage. De leurs
pleurs les fleuves se grossissent. Les naïades, les dryades, couvertes de voiles funèbres, gémissent les
cheveux épars.
Ses membres sont dispersés. Hèbre21 glacé, tu reçois dans ton sein et sa tête et sa lyre. Ô prodige ! et
sa lyre et sa tête roulant sur les flots, murmurent je ne sais quels sons lugubres et quels sanglots plaintifs, et
la rive attendrie répond à ces tristes accents […].
L’ombre d’Orphée descend dans l’empire des morts. Il reconnaît ces mêmes lieux qu’il avait déjà
parcourus. Errant dans le séjour qu’habitent les mânes 22 pieux, il y retrouve Eurydice, et vole dans ses bras.
Dès lors, l’amour sans cesse les rassemble. Ils se promènent à côté l’un de l’autre. Quelquefois il la suit,
quelquefois il marche devant elle. Il la regarde, et la voit sans craindre que désormais elle lui soit ravie.

 Antoine Héroët, La Parfaite amie, 1542, I

J’ai vu Amour portrait23 en divers lieux :


L’un le peint vieil, cruel et furieux,
L’autre, plus doux, enfant, aveugle, et nu ;
Chacun le tient pour tel qu’il l’a connu
Par ses bienfaits ou par sa forfaiture24.
Pour mieux au vrai définir sa nature,
Faudrait tous cœurs voir clairs et émondés25,
Et les avoir premièrement sondés,
Devant qu’en faire un jugement créable26 :
Car il n’est point d’affection semblable,
Vu que chacun se forge en son cerveau
Un dieu d’amour pour lui propre et nouveau,
Et qu’il y a (si le dire est permis)
D’aimer autant de sortes que d’amis.
Je me tairai de ses diversités,
De sa puissance et de ses déités :
Il ne me chaut27 si Vénus fut sa mère,
S’il fut son fils, ou s’il avait un frère.
Je parlerai du mien tant seulement,
Laissant exemple en ce vrai monument,
20
La chouette.
21
Fleuve de la Grèce ancienne.
22
Les âmes des morts (mot masculin pluriel).
23
Représenté.
24
Crime, trahison.
25
Nettoyés, épurés.
26
Fiable.
27
Il ne m’importe.
À qui ne sait bien aimer, de m’ensuivre.
Perfection d’amour sera mon livre
Intitulé : pour lequel accomplir,
Il n’est besoin de fables le remplir :
D’inventions poétiques je n’use,
En invoquant ou Érato la Muse28,
Ou Apollon. Plutôt invoquerai
Le mien ami29, et le souhaiterai
Auteur, lecteur, et témoin de mes faits,
Lesquels sans lui je tiens tout imparfait.

 François de La Rochefoucauld, Réflexions ou Sentences et Maximes de morale, 1678

68 – Il est difficile de définir l’amour. Ce qu’on en peut dire est que dans l’âme c’est une passion de régner,
dans les esprits c’est une sympathie30, et dans le corps ce n’est qu’une envie cachée et délicate de posséder
ce que l’on aime après beaucoup de mystères.

69 – S’il y a un amour pur et exempt du mélange de nos autres passions, c’est celui qui est caché au fond du
cœur, et que nous ignorons nous-mêmes.

70 – Il n’y a point de déguisement qui puisse longtemps cacher l’amour où il est, ni le feindre où il n’est pas.

71 – Il n’y a guère de gens qui ne soient honteux de s’être aimés quand ils ne s’aiment plus.

72 – Si on juge de l’amour par la plupart de ses effets, il ressemble plus à la haine qu’à l’amitié.

73 – On peut trouver des femmes qui n’ont jamais eu de galanterie 31 ; mais il est rare d’en trouver qui n’en
aient jamais eu qu’une.

74 – Il n’y a que d’une sorte d’amour, mais il y en a mille différentes copies.

75 – L’amour aussi bien que le feu ne peut subsister sans un mouvement continuel ; et il cesse de vivre dès
qu’il cesse d’espérer ou de craindre.

76 – Il est du véritable amour comme de l’apparition des esprits : tout le monde en parle, mais peu de gens
en ont vu.

77 – L’amour prête son nom à un nombre infini de commerces qu’on lui attribue, et où il n’a non plus de
part que le Doge à ce qui se fait à Venise32.

136 – Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour.

 Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard, 1730, I, 7

SILVIA, à part. – Ils se donnent la comédie 33 ; n’importe, mettons tout à profit, ce garçon-ci n’est pas sot, et
je ne plains pas la soubrette qui l’aura. Il va m’en conter, laissons-le dire pourvu qu’il m’instruise.
DORANTE, à part. – Cette fille m’étonne ! Il n’y a point de femme au monde à qui sa physionomie ne fît
honneur : faisons connaissance avec elle… (Haut.) Puisque nous sommes dans le style amical et que nous
28
Muse de la poésie lyrique et érotique, donc de la poésie amoureuse.
29
C’est une femme qui parle, « la parfaite amie » annoncée par le titre de l’œuvre.
30
Les esprits (animaux) appartiennent à la médecine de l’époque ; dans ce contexte, le terme de sympathie désigne le rapport qui
relie deux organes du corps.
31
Aventure amoureuse.
32
Le Doge, premier magistrat de la République de Venise, était réputé n’avoir que peu de pouvoirs.
33
Ils se moquent de moi (Silvia parlent de Monsieur Orgon et de Mario, son père et son frère, qui savent qu’elle joue le rôle d’une
« soubrette » et tirent profit de la situation).
avons abjuré les façons34, dis-moi, Lisette, ta maîtresse te vaut-elle ? Elle est bien hardie d’oser avoir une
femme de chambre comme toi !
SILVIA. – Bourguignon, cette question-là m’annonce que, suivant la coutume, tu arrives avec l’intention de
me dire des douceurs : n’est-il pas vrai ?
DORANTE. – Ma foi, je n’étais pas venu dans ce dessein-là, je te l’avoue. Tout valet que je suis, je n’ai
jamais eu de grande liaison avec les soubrettes ; je n’aime pas l’esprit domestique ; mais, à ton égard, c’est
une autre affaire. Comment donc ! tu me soumets ; je suis presque timide ; ma familiarité n’oserait
s’apprivoiser avec toi ; j’ai toujours envie d’ôter mon chapeau de dessus ma tête, et quand je te tutoie, il me
semble que je jure ; enfin j’ai un penchant à te traiter avec des respects qui te feraient rire. Quelle espèce de
suivante es-tu donc, avec ton air de princesse ?
SILVIA. – Tiens, tout ce que tu dis avoir senti en me voyant, est précisément l’histoire de tous les valets qui
m’ont vue.
DORANTE. – Ma foi, je ne serais pas surpris quand ce serait aussi l’histoire de tous les maîtres.
SILVIA. – Le trait35 est joli assurément ; mais je te le répète encore, je ne suis pas faite aux cajoleries de ceux
dont la garde-robe ressemble à la tienne.
DORANTE. – C’est-à-dire que ma parure ne te plaît pas ?
SILVIA. – Non, Bourguignon ; laissons là l’amour, et soyons bons amis.
DORANTE. – Rien que cela ? Ton petit traité n’est composé que de deux clauses impossibles.
SILVIA, à part. – Quel homme pour un valet ! (Haut.) Il faut pourtant qu’il s’exécute36 ; on m’a prédit que je
n’épouserais jamais qu’un homme de condition, et j’ai juré depuis de n’en écouter jamais d’autres.
DORANTE. – Parbleu, cela est plaisant ; ce que tu as juré pour homme, je l’ai juré pour femme, moi ; j’ai fait
serment de n’aimer sérieusement qu’une fille de condition.
SILVIA. – Ne t’écarte donc pas de ton projet.
DORANTE. – Je ne m’en écarte peut-être pas tant que nous le croyons ; tu as l’air bien distingué, et l’on est
quelquefois fille de condition sans le savoir.
SILVIA. – Ah ! ah ! ah ! je te remercierais de ton éloge, si ma mère n’en faisait pas les frais.
DORANTE. – Eh bien venge-t’en sur la mienne, si tu me trouves assez bonne mine pour cela.
SILVIA, à part. – Il le mériterait. (Haut.) Mais ce n’est pas là de quoi il est question ; trêve de badinage ;
c’est un homme de condition qui m’est prédit pour époux, et je n’en rabattrai rien.
DORANTE. – Parbleu ! si j’étais tel, la prédiction me menacerait ; j’aurais peur de la vérifier. Je n’ai point de
foi à l’astrologie, mais j’en ai beaucoup à ton visage.
SILVIA, à part. – Il ne tarit point… (Haut.) Finiras-tu ? que t’importe la prédiction, puisqu’elle t’exclut ?
DORANTE. – Elle n’a pas prédit que je ne t’aimerais point.
SILVIA. – Non, mais elle a dit que tu n’y gagnerais rien, et moi, je te le confirme.
DORANTE. – Tu fais fort bien, Lisette, cette fierté-là te va à merveille, et quoiqu’elle me fasse mon procès, je
suis pourtant bien aise de te la voir ; je te l’ai souhaitée d’abord que je t’ai vue ; il te fallait encore cette
grâce-là, et je me console d’y perdre, parce que tu y gagnes.
SILVIA, à part. – Mais, en vérité, voilà un garçon qui me surprend, malgré que j’en aie 37… (Haut.) Dis-moi,
qui es-tu, toi qui me parles ainsi ?
DORANTE. – Le fils d’honnêtes gens qui n’étaient pas riches.
SILVIA. – Va, je te souhaite de bon cœur une meilleure situation que la tienne, et je voudrais pouvoir y
contribuer ; la fortune a tort avec toi.
DORANTE. – Ma foi, l’amour a plus de tort qu’elle ; j’aimerais mieux qu’il me fût permis de te demander ton
cœur, que d’avoir tous les biens du monde.
SILVIA, à part. – Nous voilà, grâce au ciel, en conversation réglée38. (Haut.) Bourguignon, je ne saurais me
fâcher des discours que tu me tiens ; mais, je t’en prie, changeons d’entretien. Venons à ton maître. Tu peux
te passer de me parler d’amour, je pense ?
DORANTE. – Tu pourrais bien te passer de m’en faire sentir, toi.
SILVIA. – Ah ! je me fâcherai ; tu m’impatientes. Encore une fois, laisse là ton amour.
DORANTE. – Quitte donc ta figure.

34
Renoncé à faire des manières.
35
Partie spirituelle et brillante d’un discours.
36
Que le traité soit respecté.
37
Quelque mauvais gré que j’en aie.
38
En bonne et due forme.
SILVIA, à part. – À la fin, je crois qu’il m’amuse… (Haut.) Eh bien, Bourguignon, tu ne veux donc pas
finir ? Faudra-t-il que je te quitte ? (À part.) Je devrais déjà l’avoir fait.
DORANTE. – Attends, Lisette, je voulais moi-même te parler d’autre chose ; mais je ne sais plus ce que c’est.
SILVIA. – J’avais de mon côté quelque chose à te dire ; mais tu m’as fait perdre mes idées aussi, à moi.
DORANTE. – Je me rappelle de t’avoir demandé si ta maîtresse te valait.
SILVIA. – Tu reviens à ton chemin par un détour ; adieu.
DORANTE. – Eh ! non, te dis-je, Lisette ; il ne s’agit ici que de mon maître.
SILVIA. – Eh bien, soit ! je voulais te parler de lui aussi, et j’espère que tu voudras bien me dire
confidemment39 ce qu’il est. Ton attachement pour lui m’en donne bonne opinion ; il faut qu’il ait du mérite,
puisque tu le sers.
DORANTE. – Tu me permettras peut-être bien de te remercier de ce que tu me dis là, par exemple ?
SILVIA. – Veux-tu bien ne prendre pas garde à l’imprudence que j’ai eue de le dire ?
DORANTE. – Voilà encore de ces réponses qui m’emportent 40. Fais comme tu voudras, je n’y résiste point ; et
je suis bien malheureux de me trouver arrêté41 par tout ce qu’il y a de plus aimable au monde.
SILVIA. – Et moi, je voudrais bien savoir comment il se fait que j’ai la bonté de t’écouter  ; car, assurément,
cela est singulier.
DORANTE. – Tu as raison, notre aventure est unique.
SILVIA, à part. – Malgré tout ce qu’il m’a dit, je ne suis point partie, je ne pars point, me voilà encore, et je
réponds ! En vérité, cela passe42 la raillerie. (Haut.) Adieu.
DORANTE. – Achevons donc ce que nous voulions dire.
SILVIA. – Adieu, te dis-je ; plus de quartier43. Quand ton maître sera venu, je tâcherai, en faveur de ma
maîtresse, de le connaître par moi-même, s’il en vaut la peine. En attendant, tu vois cet appartement ; c’est le
vôtre.

 Voltaire, Questions sur l’Encyclopédie, II, 1770-1772, article « Amour »

Il y a tant de sortes d’amour qu’on ne sait à qui s’adresser pour le définir. On nomme hardiment
amour un caprice de quelques jours, une liaison sans attachement, un sentiment sans estime, des simagrées
de sigisbées44, une froide habitude, une fantaisie romanesque, un goût suivi d’un prompt dégoût : on donne
ce nom à mille chimères.
Si quelques philosophes veulent examiner à fond cette matière peu philosophique, qu’ils méditent le
Banquet de Platon, dans lequel Socrate amant honnête d’Alcibiade et d’Agathon converse avec eux sur la
métaphysique de l’amour.
Lucrèce en parle plus en physicien ; Virgile suit les pas de Lucrèce, amor omnibus idem45.
C’est l’étoffe de la nature que l’imagination a brodée. Veux-tu avoir une idée de l’amour ? vois les
moineaux de ton jardin ; vois tes pigeons ; contemple le taureau qu’on amène à la génisse ; regarde ce fier
cheval que deux de ses valets conduisent à la cavale 46 paisible qui l’attend et qui détourne sa queue pour le
recevoir ; vois comme ses yeux étincellent, entends ses hennissements, contemple ces sauts, ces courbettes,
ces oreilles dressées, cette bouche qui s’ouvre avec de petites convulsions, ces narines qui s’enflent, ce
souffle enflammé qui en sort, ces crins qui se relèvent et qui flottent, ce mouvement impétueux dont il
s’élance sur l’objet que la nature lui a destiné ; mais ne sois point jaloux, et songe aux avantages de l’espèce
humaine : ils compensent en amour tous ceux que la nature a donnés aux animaux, force, beauté, légèreté,
rapidité.
Il y a même des animaux qui ne connaissent point la jouissance. Les poissons écaillés sont privés de
cette douceur : la femelle jette sur la vase des millions d’œufs ; le mâle qui les rencontre passe sur eux et les
féconde par sa semence, sans se mettre en peine à quelle femelle ils appartiennent.
La plupart des animaux qui s’accouplent ne goûtent de plaisir que par un seul sens ; et dès que cet
appétit est satisfait, tout est éteint. Aucun animal, hors toi, ne connaît les embrassements ; tout ton corps est
39
Confidentiellement.
40
Qui me réjouissent.
41
Retenu prisonnier (et amoureux).
42
Cela va bien au-delà de.
43
Plus de pitié.
44
Chevaliers servants, qui entourent une femme de soins assidus.
45
« L’amour est le même pour tous » (Virgile, Géorgiques, III, 244).
46
Jument.
sensible ; tes lèvres surtout jouissent d’une volupté que rien ne lasse, et ce plaisir n’appartient qu’à ton
espèce ; enfin, tu peux dans tous les temps te livrer à l’amour, et les animaux n’ont qu’un temps marqué. Si
tu réfléchis sur ces prééminences, tu diras avec le comte de Rochester 47 : « L’amour, dans un pays d’athées,
ferait adorer la Divinité. »
Comme les hommes ont reçu le don de perfectionner tout ce que la nature leur accorde, ils ont
perfectionné l’amour. La propreté, le soin de soi-même, en rendant la peau plus délicate, augmente le plaisir
du tact, et l’attention sur sa santé rend les organes de la volupté plus sensibles.
Tous les autres sentiments entrent ensuite dans celui de l’amour, comme des métaux qui
s’amalgament avec l’or : l’amitié, l’estime viennent au secours ; les talents du corps et de l’esprit sont
encore de nouvelles chaînes.

Nam facit ipsa suis interdum foemina factis,


Morigerisque modis, et mundo corpore culto,
Ut facile insuescat secum vir degere vitam.
LUCRÈCE, liv. V48

L’amour-propre surtout resserre tous ces liens. On s’applaudit de son choix, et les illusions en foule
sont les ornements de cet ouvrage dont la nature a posé les fondements.
Voilà ce que tu as au-dessus des animaux ; mais si tu goûtes tant de plaisirs qu’ils ignorent, que de
chagrins aussi, dont les bêtes n’ont point d’idée […] !

 Gustave Flaubert, Madame Bovary, 1857, I, 6 et II, 12

Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler à la
lingerie. Protégée par l’archevêché comme appartenant à une ancienne famille de gentilshommes ruinés sous
la Révolution, elle mangeait au réfectoire à la table des bonnes sœurs, et faisait avec elles, après le repas, un
petit bout de causette avant de remonter à son ouvrage. Souvent les pensionnaires s’échappaient de l’étude
pour l’aller voir. Elle savait par cœur des chansons galantes du siècle passé, qu’elle chantait à demi-voix,
tout en poussant son aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos
commissions, et prêtait aux grandes, en cachette, quelque roman qu’elle avait toujours dans les poches de
son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-même avalait de longs chapitres, dans les intervalles de sa
besogne. Ce n’étaient qu’amours, amants, amantes, dames persécutées s’évanouissant dans des pavillons
solitaires, postillons49 qu’on tue à tous les relais50, chevaux qu’on crève à toutes les pages, forêts sombres,
troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles 51 au clair de lune, rossignols dans les
bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas,
toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc
les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott 52, plus tard, elle s’éprit de
choses historiques, rêva bahuts53, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux
manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude
sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche
qui galope sur un cheval noir. Elle eut dans ce temps-là le culte de Marie Stuart 54, et des vénérations
enthousiastes à l’endroit des femmes illustres ou infortunées. Jeanne d’Arc, Héloïse 55, Agnès Sorel56, la belle
Ferronnière57 et Clémence Isaure58, pour elle, se détachaient comme des comètes sur l’immensité ténébreuse
de l’histoire, où saillissaient encore çà et là, mais plus perdus dans l’ombre et sans aucun rapport entre eux,
47
Poète et homme de cour (1647-1680), figure brillante de la cour de Charles II en Angleterre.
48
Il s’agit en fait d’un extrait du livre VI du De natura rerum de Lucrèce : « Car parfois une femme, par sa conduite, par ses
manières complaisantes, et par le soin de son corps, parvient à amener un homme à partager facilement son existence. »
49
Cochers.
50
Relais de poste où les voitures changeaient de chevaux.
51
Petites barques.
52
Auteur écossais de romans historiques tels que Rob Roy (1817) ou Ivanhoé (1819).
53
Grands meubles ou coffres médiévaux.
54
Reine d’Écosse et de France, Marie Stuart (1542-1587) mourut décapitée.
55
Religieuse française du XIIe siècle, célèbre pour sa correspondance amoureuse avec le moine Abélard.
56
Favorite du roi Charles VII (qui régna de 1422 à 1461).
57
Maîtresse de François Ier.
58
Poétesse toulousaine du début du XVe siècle, vraisemblablement légendaire.
saint Louis avec son chêne, Bayard mourant, quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint-Barthélemy, le
panache du Béarnais59, et toujours le souvenir des assiettes peintes où Louis XIV était vanté.
À la classe de musique, dans les romances qu’elle chantait, il n’était question que de petits anges aux
ailes d’or, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui lui laissaient entrevoir, à
travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, l’attirante fantasmagorie des réalités sentimentales.
Quelques-unes de ses camarades apportaient au couvent les keepsakes60 qu’elles avaient reçus en étrennes. Il
les fallait cacher, c’était une affaire ; on les lisait au dortoir. Maniant délicatement leurs belles reliures de
satin, Emma fixait ses regards éblouis sur le nom des auteurs inconnus qui avaient signé, le plus souvent,
comtes ou vicomtes, au bas de leurs pièces.
Elle frémissait, en soulevant de son haleine le papier de soie des gravures, qui se levait à demi plié et
retombait doucement contre la page. C’était, derrière la balustrade d’un balcon, un jeune homme en court
manteau qui serrait dans ses bras une jeune fille en robe blanche, portant une aumônière à sa ceinture  ; ou
bien les portraits anonymes des ladies anglaises à boucles blondes qui, sous leur chapeau de paille rond,
vous regardent avec leurs grands yeux clairs. On en voyait d’étalées dans des voitures, glissant au milieu des
parcs, où un lévrier sautait devant l’attelage que conduisaient au trot deux petits postillons en culotte
blanche. D’autres, rêvant sur des sofas près d’un billet décacheté, contemplaient la lune, par la fenêtre
entrouverte, à demi drapée d’un rideau noir. Les naïves, une larme sur la joue, becquetaient 61 une tourterelle
à travers les barreaux d’une cage gothique, ou, souriant la tête sur l’épaule, effeuillaient une marguerite de
leurs doigts pointus, retroussés comme des souliers à la poulaine62. Et vous y étiez aussi, sultans à longues
pipes, pâmés sous des tonnelles, aux bras des bayadères63, djiaours64, sabres turcs, bonnets grecs, et vous
surtout, paysages blafards des contrées dithyrambiques, qui souvent nous montrez à la fois des palmiers, des
sapins, des tigres à droite, un lion à gauche, des minarets tartares à l’horizon, au premier plan des ruines
romaines, puis des chameaux accroupis ; – le tout encadré d’une forêt vierge bien nettoyée, et avec un grand
rayon de soleil perpendiculaire tremblotant dans l’eau, où se détachent en écorchures blanches, sur un fond
d’acier gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent.
Et l’abat-jour du quinquet65, accroché dans la muraille au-dessus de la tête d’Emma, éclairait tous ces
tableaux du monde, qui passaient devant elle les uns après les autres, dans le silence du dortoir et au bruit
lointain de quelque fiacre attardé qui roulait encore sur les boulevards.

[…]

Jamais Mme Bovary ne fut aussi belle qu’à cette époque ; elle avait cette indéfinissable beauté qui
résulte de la joie, de l’enthousiasme, du succès, et qui n’est que l’harmonie du tempérament avec les
circonstances. Ses convoitises, ses chagrins, l’expérience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme
font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil, l’avaient par gradations développée, et elle
s’épanouissait enfin dans la plénitude de sa nature. Ses paupières semblaient taillées tout exprès pour ses
longs regards amoureux où la prunelle se perdait, tandis qu’un souffle fort écartait ses narines minces et
relevait le coin charnu de ses lèvres, qu’ombrageait à la lumière un peu de duvet noir. On eût dit qu’un
artiste habile en corruptions avait disposé sur sa nuque la torsade de ses cheveux : ils s’enroulaient en une
masse lourde, négligemment, et selon les hasards de l’adultère, qui les dénouait tous les jours. Sa voix
maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi ; quelque chose de subtil qui vous pénétrait se
dégageait même des draperies de sa robe et de la cambrure de son pied. Charles, comme aux premiers temps
de son mariage, la trouvait délicieuse et tout irrésistible.
Quand il rentrait au milieu de la nuit, il n’osait pas la réveiller. La veilleuse de porcelaine arrondissait
au plafond une clarté tremblante, et les rideaux fermés du petit berceau faisaient comme une hutte blanche
qui se bombait dans l’ombre, au bord du lit. Charles les regardait. Il croyait entendre l’haleine légère de son
enfant. Elle allait grandir maintenant ; chaque saison, vite, amènerait un progrès. Il la voyait déjà revenant
de l’école à la tombée du jour, toute rieuse, avec sa brassière tachée d’encre, et portant au bras son panier ;
59
Henri IV.
60
Livres-albums élégamment présentés, contenant des poèmes et des fragments de textes en prose illustrés de gravures,
couramment offerts en cadeau à l’époque romantique.
61
Donnaient à manger à.
62
Souliers au bout relevé, à la mode médiévale.
63
Danseuses indiennes.
64
Nom par lequel les Turcs désignent les infidèles, et particulièrement les chrétiens.
65
Lampe à huile.
puis il faudrait la mettre en pension, cela coûterait beaucoup ; comment faire ? Alors il réfléchissait. Il
pensait à louer une petite ferme aux environs, et qu’il surveillerait lui-même, tous les matins, en allant voir
ses malades. Il en économiserait le revenu, il le placerait à la caisse d’épargne ; ensuite il achèterait des
actions, quelque part, n’importe où ; d’ailleurs, la clientèle66 augmenterait ; il y comptait, car il voulait que
Berthe fût bien élevée, qu’elle eût des talents, qu’elle apprît le piano. Ah ! qu’elle serait jolie, plus tard, à
quinze ans, quand, ressemblant à sa mère, elle porterait comme elle, dans l’été, de grands chapeaux de
paille ! on les prendrait de loin pour les deux sœurs. Il se la figurait travaillant le soir auprès d’eux, sous la
lumière de la lampe ; elle lui broderait des pantoufles ; elle s’occuperait du ménage ; elle emplirait toute la
maison de sa gentillesse et de sa gaieté. Enfin, ils songeraient à son établissement : on lui trouverait quelque
brave garçon ayant un état solide ; il la rendrait heureuse ; cela durerait toujours.
Emma ne dormait pas, elle faisait semblant d’être endormie ; et, tandis qu’il s’assoupissait à ses
côtés, elle se réveillait en d’autres rêves.
Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau, d’où ils 67 ne
reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, du haut d’une montagne, ils
apercevaient tout à coup quelque cité splendide avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts de
citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers aigus portaient des nids de cigogne. On
marchait au pas, à cause des grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleurs que vous offraient
des femmes habillées en corset rouge. On entendait sonner des cloches, hennir les mulets, avec le murmure
des guitares et le bruit des fontaines, dont la vapeur s’envolant rafraîchissait des tas de fruits, disposés en
pyramide au pied des statues pâles, qui souriaient sous les jets d’eau. Et puis ils arrivaient, un soir, dans un
village de pêcheurs, où des filets bruns séchaient au vent, le long de la falaise et des cabanes. C’est là qu’ils
s’arrêteraient pour vivre ; ils habiteraient une maison basse, à toit plat, ombragée d’un palmier, au fond d’un
golfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac ; et leur existence
serait facile et large comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée comme les nuits douces qu’ils
contempleraient. Cependant, sur l’immensité de cet avenir qu’elle se faisait apparaître, rien de particulier ne
surgissait ; les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait à l’horizon,
infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil. Mais l’enfant se mettait à tousser dans son berceau, ou bien
Bovary ronflait plus fort, et Emma ne s’endormait que le matin, quand l’aube blanchissait les carreaux et
que déjà le petit Justin, sur la place, ouvrait les auvents de la pharmacie.

 André Gide, Les Faux-Monnayeurs, 1925, I, 3

Ils restent un instant silencieux. La seconde babouche est tombée. Bernard :


« Tu vas prendre froid. Recouche-toi.
– Non, c’est toi qui vas te coucher.
– Tu plaisantes ! Allons, vite – et il force Olivier à rentrer dans le lit défait.
– Mais toi ? Où vas-tu dormir ?
– N’importe où. Par terre. Dans un coin. Il faut bien que je m’habitue.
– Non, écoute. Je veux te dire quelque chose, mais je ne pourrai pas si je ne te sens pas tout près de
moi. Viens dans mon lit. » Et après que Bernard, qui s’est en un instant dévêtu, l’a rejoint : « Tu sais, ce que
je t’avais dit l’autre fois… Ça y est… J’y ai été. »
Bernard comprend à demi-mot. Il presse contre lui son ami, qui continue :
« Eh bien ! mon vieux, c’est dégoûtant. C’est horrible… Après, j’avais envie de cracher, de vomir, de
m’arracher la peau, de me tuer.
– Tu exagères.
– Ou de la tuer, elle…
– Qui était-ce ? Tu n’as pas été imprudent, au moins ?
– Non, c’est une gonzesse que Dhurmer connaît bien ; à qui il m’avait présenté. C’est surtout sa
conversation qui m’écœurait. Elle n’arrêtait pas de parler. Et ce qu’elle est bête ! Je ne comprends pas qu’on
ne se taise pas à ces moments-là. J’aurais voulu la bâillonner, l’étrangler…
– Mon pauvre vieux ! Tu devais pourtant bien penser que Dhurmer ne pouvait t’offrir qu’une
idiote… Était-elle belle, au moins ?
– Si tu crois que je l’ai regardée !
66
Charles Bovary est « officier de santé » : il exerce une profession médicale sans être « docteur en médecine ».
67
Il s’agit d’Emma et Rodolphe, son amant.
– Tu es un idiot. Tu es un amour. Dormons… Est-ce qu’au moins tu as bien…
– Parbleu ! C’est bien ça qui me dégoûte le plus : c’est que j’aie pu tout de même… tout comme si je
la désirais.
– Eh bien ! mon vieux, c’est épatant.
– Tais-toi donc. Si c’est ça l’amour, j’en ai soupé pour longtemps.
– Quel gosse tu fais !
– J’aurais voulu t’y voir.
– Oh ! moi, tu sais, je ne cours pas après. Je te l’ai dit : j’attends l’aventure. Comme ça, froidement,
ça ne me dit rien. N’empêche que si je…
– Que si tu… ?
– Que si elle… Rien ; dormons. » Et brusquement il tourne le dos, s’écartant un peu de ce corps dont
la chaleur le gêne.

 Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, 1977

Tout est parti de ce principe  : qu’il ne fallait pas réduire l’amoureux à un simple sujet symptomal,
mais plutôt faire entendre ce qu’il y a dans sa voix d’inactuel, c’est-à-dire d’intraitable. De là le choix
d’une méthode « dramatique », qui renonce aux exemples et repose sur la seule action d’un langage
premier (pas de métalangage). On a donc substitué à la description du discours amoureux sa simulation, et
l’on a rendu à ce discours sa personne fondamentale, qui est le je, de façon à mettre en scène une
énonciation, non une analyse. C’est un portrait, si l’on veut, qui est proposé ; mais ce portrait n’est pas
psychologique ; il est structural : il donne à lire une place de parole : la place de quelqu’un qui parle en
lui-même, amoureusement, face à l’autre (l’objet aimé), qui ne parle pas […].

C’est donc un amoureux qui parle et qui dit :

[…] « Je veux comprendre »

COMPRENDRE. Percevant tout d’un coup l’épisode amoureux comme un nœud de raisons
inexplicables et de solutions bloquées, le sujet s’écrie : « Je veux comprendre (ce qui
m’arrive)  ! »

1. Qu’est-ce que je pense de l’amour ? – En somme, je n’en pense rien. Je voudrais bien
savoir ce que c’est, mais, étant dedans, je le vois en existence, non en essence. Ce que je veux
connaître (l’amour) est la matière même dont j’use pour parler (le discours amoureux). La
réflexion m’est certes permise, mais, comme cette réflexion est aussitôt prise dans le
ressassement des images, elle ne tourne jamais en réflexivité : exclu de la logique (qui
suppose des langages extérieurs les uns aux autres), je ne peux prétendre bien penser. Aussi,
j’aurais beau discourir sur l’amour à longueur d’année, je ne pourrais espérer en attraper le
concept que « par la queue » : par des flashes, des formules, des surprises d’expression,
Reik68 dispersés à travers le grand ruissellement de l’Imaginaire ; je suis dans le mauvais lieu de
l’amour, qui est son lieu éblouissant : « Le lieu le plus sombre, dit un proverbe chinois, est
toujours sous la lampe. »

2. Sortant du cinéma, seul, ressassant mon problème amoureux, que le film n’avait pu me
faire oublier, j’ai ce cri bizarre : non pas : que ça cesse ! mais : je veux comprendre (ce qui
m’arrive) !
Banquet69
3. Répression : je veux analyser, savoir, énoncer dans un autre langage que le mien ; je veux
me représenter à moi-même mon délire, je veux « regarder en face » ce qui me divise, me
coupe. Comprenez votre folie : c’était l’ordre de Zeus, lorsqu’il enjoignit à Apollon de
tourner le visage des Androgynes divisés (comme un œuf, une corme72) vers la coupure (le
ventre) « pour que la vue de leur sectionnement les rendît moins osés ». Comprendre, n’est-
68
Théodore Reik, psychanalyste austro-américain, qui cite ce proverbe chinois dans son œuvre.
69
Platon, Le Banquet, 81. [note de l’auteur]
ce pas scinder l’image, défaire le je, organe superbe de la méconnaissance ?
A.C.70
4. Interprétation : ce n’est pas là ce que veut dire votre cri. Ce cri, au vrai, est encore un cri
d’amour ; « Je veux me comprendre, me faire comprendre, me faire connaître, me faire
embrasser, je veux que quelqu’un me prenne avec lui. » Voilà ce que votre cri signifie.
Étymologi
e71
5. Je veux changer de système : ne plus démasquer, ne plus interpréter, mais faire de la
conscience même une drogue, et par elle accéder à la vision sans reste du réel, au grand rêve
clair, à l’amour prophétique.
(Et si la conscience – une telle conscience – était notre avenir humain ? Si, par un tour
supplémentaire de la spirale, un jour, éblouissant entre tous, toute idéologie réactive disparue,
la conscience devenait enfin ceci : l’abolition du manifeste et du latent, de l’apparence et du
caché ? S’il était demandé à l’analyse non pas de détruire la force (pas même de la corriger
ou de la diriger), mais seulement de la décorer, en artiste ? Imaginons que la science des
lapsus découvre un jour son propre lapsus, et que ce lapsus soit : une forme nouvelle, inouïe,
de la conscience ?)

[…] Inexprimable amour

ÉCRIRE. Leurres, débats et impasses auxquels donne lieu le désir d’« exprimer  » le sentiment
amoureux dans une « création » (notamment d’écriture).

1. Deux mythes puissants nous ont fait croire que l’amour pouvait, devait se sublimer en
création esthétique : le mythe socratique (aimer sert à « engendrer une multitude de beaux et
Banquet73 magnifiques discours ») et le mythe romantique (je produirai une œuvre immortelle en
écrivant ma passion).
Cependant, Werther, qui autrefois dessinait abondamment et bien, ne peut faire le portrait de
Werther74 Charlotte (à peine peut-il crayonner sa silhouette qui est précisément ce qui, d’elle, l’a
capturé). « J’ai perdu… la force sacrée, vivifiante, avec quoi je créais autour de moi des
mondes. »
Haïku75
2. « La pleine lune d’automne,
Tout le long de la nuit
J’ai fait les cent pas autour de l’étang. »

Pas d’indirect plus efficace, pour dire la tristesse, que ce « tout le long de la nuit ». Si
j’essayais, moi aussi ?

« Ce matin d’été, beau temps sur le golfe,


Je suis sorti
Cueillir une glycine. »

ou :

« Ce matin, beau temps sur le golfe,


Je suis resté immobile
À penser à l’absent. »

D’un côté, c’est ne rien dire, de l’autre, c’est dire trop : impossible d’ajuster. Mes envies
70
Lettre. [note de l’auteur]
71
Les Grecs opposaient onar, le songe vulgaire, et hypar, la vision prophétique (jamais crue). Signalé par J.-L.B. [note de
l’auteur]
72
Fruit du cormier, qui ressemble à une petite poire.
73
Platon, Le Banquet, 144 (et aussi 133). [note de l’auteur]
74
Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, 102. [note de l’auteur]
75
Haïku de Bashô, poète japonais du XVIIe siècle. [note de l’auteur]
d’expression oscillent entre le haïku très mat, résumant une énorme situation, et un grand
charroi de banalités. Je suis à la fois trop grand et trop faible pour l’écriture : je suis à côté
d’elle, qui est toujours serrée, violente, indifférente au moi enfantin qui la sollicite. L’amour a
certes partie liée avec mon langage (qui l’entretient), mais il ne peut se loger dans mon
écriture.

3. Je ne puis m’écrire. Quel est ce moi qui s’écrirait ? Au fur et à mesure qu’il entrerait dans
l’écriture, l’écriture le dégonflerait, le rendrait vain ; il se produirait une dégradation
progressive, dans laquelle l’image de l’autre serait, elle aussi, peu à peu entraînée (écrire sur
quelque chose, c’est le périmer), un dégoût dont la conclusion ne pourrait être que : à quoi
bon ? Ce qui bloque l’écriture amoureuse, c’est l’illusion d’expressivité : écrivain, ou me
pensant tel, je continue à me tromper sur les effets du langage : je ne sais pas que le mot
« souffrance » n’exprime aucune souffrance et que, par conséquent, l’employer, non
seulement c’est ne rien communiquer, mais encore, très vite, c’est agacer (sans parler du
ridicule). Il faudrait que quelqu’un m’apprenne qu’on ne peut écrire sans faire le deuil de sa
« sincérité » (toujours le mythe d’Orphée : ne pas se retourner). Ce que l’écriture demande et
François que tout amoureux ne peut lui accorder sans déchirement, c’est de sacrifier un peu de son
Wahl76 Imaginaire, et d’assurer ainsi à travers sa langue l’assomption d’un peu de réel. Tout ce que je
pourrais produire, au mieux, c’est une écriture de l’Imaginaire ; et, pour cela, il me faudrait
renoncer à l’Imaginaire de l’écriture – me laisser travailler par ma langue, subir les injustices
(les injures) qu’elle ne manquera pas d’infliger à la double Image de l’amoureux et de son
autre.
Jacob
Boehme77
Le langage de l’Imaginaire ne serait rien d’autre que l’utopie du langage ; langage tout à fait
originel, paradisiaque, langage d’Adam, langage « naturel, exempt de déformation ou
d’illusion, miroir limpide de nos sens, langage sensuel (die sensualische Sprache) » : « Dans
le langage sensuel, tous les esprits conversent entre eux, ils n’ont besoin d’aucun autre
Boucou- langage, car c’est le langage de la nature. »
rechliev78
4. Vouloir écrire l’amour, c’est affronter le gâchis du langage : cette région d’affolement où le
langage est à la fois trop et trop peu, excessif (par l’expansion illimitée du moi, par la
submersion émotive) et pauvre (par les codes sur quoi l’amour le rabat et l’aplatit). Devant la
mort de son fils-enfant, pour écrire (ne serait-ce que des lambeaux d’écriture), Mallarmé se
soumet à la division parentale :

Mère, pleure
Moi, je pense

Mais la relation amoureuse a fait de moi un sujet atopique, indivis : je suis mon propre enfant :
je suis à la fois père et mère (de moi, de l’autre) : comment diviserais-je le travail ?

5. Savoir qu’on n’écrit pas pour l’autre, savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront
jamais aimer de qui j’aime, savoir que l’écriture ne compense rien, ne sublime rien, qu’elle est
précisément là où tu n’es pas – c’est le commencement de l’écriture.

 Hervé Guibert, Le Paradis, 1992

La première semaine à Bora Bora fut idyllique, malgré l’ennui et cette espèce d’étranglement du
temps. Tout était beau, et faux, d’une beauté dont nous ne pouvions saisir l’artificialité. Ce lagon bleu
turquoise, strié d’ondulations aveuglantes, où il n’y avait qu’un pas à faire pour se plonger dans cette eau
délicieuse, sous les cocotiers. Avec Jayne, quand elle ne me laissait pas seul pour une de ses stupides
76
« Nul ne s’élève à “sa” langue sans y faire le sacrifice d’un peu de son imaginaire, et c’est en quoi, dans la langue, quelque
chose est assuré agir depuis le réel. » François Wahl [philosophe français, 1925-2014], « Chute », 7. [note de l’auteur]
77
Philosophe et théologien allemand de la Renaissance (1575-1624).
78
André Boucourechliev [compositeur et musicologue français, 1925-1997], Thrène, sur un texte de Mallarmé (Tombeau pour
Anatole). [note de l’auteur]
activités « culturelles », nous faisions l’amour du matin au soir, salés au sortir de l’eau, avant et après la
douche, le repas, au réveil, au coucher, nous n’arrêtions plus. Dieu sait que j’ai toujours détesté cette
expression « faire l’amour », et que je me suis bien gardé, depuis que j’ai quinze ans, d’en user, mais Jayne
m’a appris son sens, elle est si douce, si dévouée, si empressée, évidemment obscène, mais jamais banale,
jamais vulgaire, belle et humaine jusque dans l’inconscience, avec une délicatesse qui me bouleverse, à
inventer mille façons de me faire plaisir, des plaisirs dont je n’aurais même pas imaginé la possibilité ou le
dessin, elle me prodigue tellement d’amour à chaque fois que je ne peux plus qu’employer cette expression,
oui Jayne et moi c’est bien l’amour que nous faisons ensemble.

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