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Chapitre III 

: Le rôle de la finance dans l’économie du savoir

Ce chapitre cherche à approfondir les relations d’interdépendance entre le capital


financier, d’une part, et l’économie du savoir, d’autre part, qui sont au cœur du système
économique contemporain. L’économie de la connaissance soulève des problèmes
particuliers liés à sa nature même :

- l’incertitude inhérente à l’innovation,

- la valorisation de la connaissance en tant que bien économique


- et l’appropriation du capital des entreprises engagées dans l’accumulation d’actifs
immatériels fondés sur la connaissance.

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L’innovation a toujours été l’une des forces motrices du capitalisme
(Schumpeter). La créativité, les forces de l’invention et de l’innovation sont les
principales sources du changement et de la création de richesse ( production).

Cela est particulièrement le cas de l’économie de la connaissance où la réussite des


entreprises est d’abord liée à leur capacité à innover et à développer des compétences
spécifiques. L’avantage concurrentiel des entreprises dépend également de leur capacité
d’apprentissage, de l’interface avec les clients, de l’image de marque. C’est-à-dire d’un

ensemble complexe d’actifs immatériels ( matériels, physiques,


tangibles) qui constitue le capital immatériel ou intangible de l’entreprise, que les
comptables qualifient de goodwill (voir plus loin).

Les investissements immatériels sont devenus stratégiques dans leur


quatre dimensions principales :
- formation,
- publicité,
- recherche et développement (R&D),
- réalisation et acquisition de logiciels (TIC).

Ces investissements en actifs immatériels ont des caractéristiques qui ont


pour effet de leur donner un rendement incertain (Batsch, 2002) :
- Ce sont, en premier lieu, des investissements irrécupérables au sens où il n’existe
généralement pas de marché de l’occasion pour les actifs
immatériels : les dépenses de publicité ou pour élaborer des logiciels sont propres à une
entreprise et ne peuvent donc être revendus à une autre entreprise. En d’autres termes, les
investissements immatériels sont le plus souvent des dépenses dédiées à un produit donné
qui ne pourront être récupérés sur un autre projet. L’industrie cinématographique illustre
ce cas : les décors, les cachets des acteurs, les dépenses de promotions sont spécifiques à un
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film donné, et ne pourront être utilisés pour une autre production. Le risque est
maximal dans la mesure où l’échec commercial du film entraîne la
perte pure et simple du capital engagé. Ces investissements immatériels
reposent sur des engagements « à fonds perdus » au rendement très incertain.

- Une deuxième caractéristique du capital immatériel est que son coût de reproduction est
négligeable, ce qui donne un « effet de levier » à ces investissements « à fonds perdus ».
Cette propriété provient de ce que les investissements immatériels correspondent
généralement à des coûts fixes, c’est à- dire que leur montant ne varie pas avec la quantité
produite et que le coût marginal est proche de zéro. Le coût de revient ne dépend que du
coût de distribution.

Le prix de chaque unité supplémentaire vendue représente donc un profit net. Il y a


donc, dans ce cas, un « effet de levier » considérable, en cas de réussite de l’investissement.
D’autant que, s’agissant de biens immatériels, il n’y a pas de limite physique à leur
reproduction car les équipements et matériaux nécessaires à la production ont peu de
chances d’être saturés.
L’offre dépend exclusivement de la force de vente, d’où l’importance stratégique
prise par le marketing. En fin de compte, les investissements immatériels obéissent à une
logique du « tout ou rien ». S’ils échouent, ils sont intégralement perdus car ils sont
irrécupérables ; s’ils réussissent, les profits peuvent être considérables grâce à un effet de
levier important.

L’un des défis majeurs auxquels sont confrontées les entreprises dans l’économie du

savoir et de l’immatériel est de trouver des financements pour ces


investissements dont le rendement potentiel est élevé mais
incertain.

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Section 1 : Les interactions entre « finance » et « connaissance » au
cœur des contradictions internes au capitalisme contemporain

Le système économique contemporain repose sur un paradoxe. D’un côté,


l’économie du savoir a besoin de la finance moderne pour résoudre ses problèmes
d’évaluation (1) , d’appropriation (2) et de gestion de l’incertitude (3). Mais d’un autre
côté, comme on va le voir maintenant, le développement de l’économie du savoir est
profondément perturbé par l’emprise de la finance.

La sphère réelle (production, Investissement, innovation…) est largement dominée


par la sphère financière.

Ce sont les financiers (qui ont des stratégies à court


terme) qui décident des stratégies des entreprises (qui ont des
stratégies à long terme) !!!!

La montée en puissance de la finance est en effet un facteur


d’instabilité pour nos économies et contribue à fragiliser les
entreprises. Par ailleurs, la finance est un puissant facteur de polarisation dans
l’économie mondiale, contribuant à renforcer le caractère inégalitaire de la mondialisation.

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2-1/- Les relations «  orageuses » entre « finance » et « savoir »

L’épisode de la « économie savoir = numérique = nouvelle économie » de la fin du


XXe siècle est une bonne illustration du caractère instable du capitalisme contemporain. Ce
qu’on a appelé la « nouvelle économie » a été le résultat de la combinaison d’une vague
d’innovations technologiques (les NTIC) et de la montée en puissance de la finance de
marché. Les causes de l’implosion de la bulle Internet qui a brutalement interrompu la «
nouvelle économie » en mars 2000 sont directement liées aux relations « orageuses »
qu’entretiennent entre elles l’économie de la connaissance et la finance moderne.

Les rendements futurs des entreprises appartenant au secteur des nouvelles


technologies (matériels, logiciels, ..) sont très difficiles à apprécier , ce qui a favorisé
la formation d’anticipations haussières extrêmement optimistes et peu réalistes. Deux séries
de facteurs ont entraîné des erreurs d’évaluation de la part des investisseurs.

C’est tout d’abord à l’importance des coûts fixes associée à l’accumulation de


connaissances (en particulier les dépenses de recherche et développement). L’essentiel des
dépenses de production des NTIC ayant lieu au départ , le pari sur le futur est
important. En second lieu, dans l’économie de la connaissance, la valeur d’une entreprise
provient surtout de son « capital intangible », c’est-à-dire de son capital humain, de la
propriété intellectuelle, de la marque, etc. Or les instruments de mesure traditionnels ne
permettent pas d’apprécier avec précision ce stock de capital intangible, de sorte que les
marchés ont du mal à déterminer la valeur boursière des entreprises insérées dans
l’économie de la connaissance. Ainsi s’expliqueraient les difficultés et les « erreurs »
d’évaluation des cours boursiers par les marchés, conduisant à des ajustements
brutaux à la baisse en cas de perte de confiance dans les entreprises, par exemple lorsque
celles-ci annoncent des résultats inférieurs aux prévisions.

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Mais pour comprendre pourquoi les innovations technologiques suscitent des
crises boursières, il faut également faire appel au comportement des investisseurs et à la
psychologie des marchés financiers. Les changements profonds associés aux innovations

créent un climat d’incertitude qui ne facilite pas l’évaluation des rendements


financiers à long terme.

En situation d’incertitude, le comportement rationnel est d’imiter son


voisin, dont on peut penser qu’il détient plus d’information que soi.

Se forge ainsi une opinion moyenne du marché à laquelle tous les acteurs
financiers sont tentés d’adhérer et que les théoriciens contemporains d’inspiration
keynésienne dénomment « convention » (Orléan, 1999). Selon cette interprétation, la
vague technologique associée à la nouvelle économie des années 1990 aurait engendré une
convention haussière alimentée par l’euphorie (optimisme excessif) due aux bons
résultats de l’économie américaine.

L’effondrement boursier (chute brutale des cours boursiers) provient de la


remise en cause de cette « convention » boursière ancrée sur un taux élevé de
rentabilité des actions, de l’ordre de 15 % à 20 %, qui était incompatible avec un rythme de
croissance économique soutenable à long terme (Commissariat général du plan, 2002b). Et
les soubresauts durables des cours boursiers ( agitation des cours à la hausse et à la
baisse) du début des années 2000 peuvent s’analyser comme le résultat des

« tâtonnements des marchés », à la recherche d’une nouvelle convention boursière plus


réaliste.

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a/- Comportements des Investisseurs (spéculateurs sur les marchés
boursiers) et des entrepreneurs ayant des horizons différents

Comment expliquer ces tensions, conduisant à des crises parfois violentes,


entre « savoir » et « finance » ?

Il apparaît que celles-ci proviennent largement de ce que les financiers et les autres

acteurs de l’économie, dont les entrepreneurs, n’ont pas la même échelle temporelle.

On sait aujourd’hui que les innovations technologiques ne font sentir


leurs effets sur les entreprises et leur productivité que très
progressivement : c’est le « paradoxe de la productivité », formulé en 1987 par
l’économiste américain Robert Solow, prix Nobel d’économie : « On voit des ordinateurs
partout, sauf dans les statistiques ». En effet, d’après les données disponibles, les gains de
productivité concernaient les secteurs producteurs de NTIC, beaucoup moins les secteurs
utilisateurs des NTIC, dont le poids dans l’économie est beaucoup plus important.

Ce paradoxe s’explique assez bien. Les ordinateurs n’offrent des gains de

productivité que dans les entreprises qui ont su se réorganiser pour mettre à
profit l’informatique ; ils peuvent être, au contraire, source d’inefficacité dans les autres
entreprises (Askenazy et Gianella, 2000). Par ailleurs, la diffusion des NTIC prend du
temps, en raison de phénomènes d’inertie inévitables.

Lors des précédentes révolutions industrielles, les historiens ont constaté

d’importants décalages entre l’apparition des innovations technologiques et


le moment où elles profitent à l’économie . Ainsi, l’invention de la machine à
vapeur, au milieu du XVIIIe siècle, n’a donné naissance aux chemins de fer que cinquante
ans plus tard. De même lors de l’apparition du moteur électrique : en 1881, Edison invente
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la dynamo ; quarante ans plus tard, elle n’équipe que 50 % des installations industrielles aux
États-Unis (David, 1991).

Les relations tumultueuses entre la finance et les innovations technologiques

proviennent en grande partie du décalage temporel existant


entre l’économie réelle et la finance.

- Les investisseurs ont un horizon inévitablement court car ils ont pour

fonction de faire circuler rapidement le capital financier qui leur

est confié afin de le faire fructifier. La liquidité des marchés repose sur les

échanges incessants entre acheteurs et vendeurs. Vitesse de circulation des


capitaux, liquidité et rentabilité financière sont donc étroitement liées .

(Comportement de spéculateur)

- De leur côté, les entrepreneurs dont le rôle est d’innover ont, par

nécessité, un horizon temporel long car l’accumulation des connaissances et du savoir


prend du temps. Et le paradoxe de Solow montre qu’il existe un décalage
important entre l’émergence des innovations et leurs effets bénéfiques
sur la productivité et les résultats financiers des entreprises. La
traditionnelle « courbe d’expérience » ne représente-t-elle pas la baisse des coûts unitaires
de production en fonction de la durée d’apprentissage ?

 Les crises financières liées aux vagues technologiques, celle de la nouvelle


économie des années 1990 comme les précédentes, proviendraient ainsi de
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l’impatience des investisseurs face à la lenteur des
transformations de l’économie réelle. Une des contradictions internes du

capitalisme contemporain, qui s’exprime dans les crises boursières, provient de ces
différences de temporalité entre marchés financiers et économie de la
connaissance.

b/- Les entreprises fragilisées par la finance

Analysant les effets de la finance sur les entreprises, Keynes a été amené à distinguer
deux types de comportements : l’activité d’entreprise qui consiste à prévoir le rendement
des investissements productifs pendant leur durée de vie, et la spéculation qui est une
activité consistant à prévoir la psychologie du marché pour réaliser des gains financiers.
Keynes indique, dans le fameux chapitre XII de sa Théorie Générale, que « le risque d’une
prédominance de la spéculation l’emporte toujours sur l’entreprise à mesure que
l’organisation des marchés financiers progresse ». Cette analyse, publiée en 1936 au
lendemain de la grande crise de 1929, est d’une grande actualité.

c/-Le « manager » l’emporte sur l’ « entrepreneur »

Dans le capitalisme contemporain, la plupart des entreprises subissent directement ou


indirectement la pression des investisseurs. Les formes de pression exercées sur les
dirigeants des entreprises peuvent varier selon les investisseurs. Il est ainsi bien connu que
les fonds mutuels préfèrent plutôt exercer leur influence en vendant leurs titres (exit), tandis
que les fonds de pension recourent plus facilement à la pression directe auprès des
dirigeants (voice). Au-delà de leurs spécificités, les différents investisseurs ont un objectif
commun, la maximisation du rendement de leur portefeuille de titres. Ils considèrent les
entreprises comme des actifs financiers dont il faut optimiser le rendement, mesuré par le
fameux ROE (return on equity). La rémunération du capital exigée par les investisseurs est

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fixée en fonction de normes internationales de rentabilité (bench-marking), généralement
fixées par les analystes financiers spécialisés par branche d’activité. Ces normes
correspondent très largement aux « conventions » boursières décrites par Keynes. Afin
d’accroître le rendement financier des groupes industriels dont ils ont la charge, et pour
satisfaire les attentes des investisseurs, les managers se comportent eux-mêmes comme des
gestionnaires de portefeuille en modifiant la structure de celui-ci par type d’activité et par
zone géographique en fonction des rendements anticipés. Chaque unité de production,
chaque segment d’activité sont considérés comme un actif appartenant à un portefeuille
d’activités plus ou moins diversifié. L’entreprise, ensemble d’actifs financiers, est devenue
objet de spéculation. La logique financière du manager l’emporte sur l’activité
d’entreprendre. L’analyse keynésienne s’applique parfaitement au capitalisme moderne.

2-2/- Les actifs intangibles « en proie » à la volatilité boursière

Comme on l’a vu, le capital intangible joue un rôle stratégique pour les entreprises
participant à l’économie de la connaissance. C’est un élément majeur du capital productif,
inscrit en tant qu’immobilisation incorporelle à l’actif du bilan. Parmi ces actifs intangibles
on trouve les trois composantes importantes dénommées goodwill par les analystes
financiers : les fonds de commerce, les marques et les écarts d’acquisition.

Ces dernières années, les difficultés rencontrées par des grandes entreprises ont eu
pour origine l’évolution chaotique des écarts d’acquisition. Il s’agit de survaleurs résultant
de la différence entre le montant payé lors du rachat d’une entreprise et sa valeur comptable.
Ces écarts d’acquisition ont pris de l’importance en raison de la multiplication des
opérations de fusions et acquisitions (F&A), généralement payées à des prix très supérieurs
à la valeur comptable des entreprises. L’accélération des F&A, dont une bonne partie sont
des opérations transfrontières, s’inscrit dans le processus de mondialisation des entreprises.

L’instabilité de la valeur boursière des goodwill est devenue le talon d’Achille des
entreprises contemporaines. Elle exprime les limites des capacités d’évaluation des marchés
et les insuffisances des conventions comptables actuelles. Le goodwill est en effet supposé
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prendre en compte ce qui échappe à la comptabilité des actifs matériels et des actifs
immatériels codifiés (portefeuille de brevets de l’entreprise). Sa volatilité reflète la difficulté
à évaluer de tels actifs immatériels. Ainsi que l’écrit Jacques Mistral dans un rapport récent
du Conseil d’analyse économique : « […] l’on ne dispose pas de bonne évaluation
microéconomique de ces actifs. En effet, la mesure historique habituelle pour les biens
matériels n’a pas de sens et, en l’absence de marchés pour ces biens, on est réduit à une
évaluation subjective, autant dire à l’imagination » (Mistral, 2003, p. 39).

Section 2 : Les logiques de polarisation de la finance

L’évolution de l’industrie des services financiers s’inscrit pleinement dans la logique


des économies modernes fondées sur le savoir et l’information. En effet, on retrouve dans
l’industrie des services financiers les processus de polarisation et de sélection décrits plus
haut. Ce qui conduit à l’émergence de très grands centres financiers internationaux situés au
cœur des mégapoles, capitales du savoir.

L’industrie des services financiers est organisée sous la forme d’un marché
oligopolistique à deux niveaux : les grands centres financiers internationaux au niveau
méso-économique, et les groupes financiers multispécialisés et transnationaux au niveau
microéconomique (Ansidei, 2001).

Les facteurs qui poussent à la polarisation de l’industrie financière à l’échelle


internationale sont nombreux et peuvent être regroupés en deux catégories correspondant,
d’une part, aux facteurs classiques de polarisation propres à tous les secteurs industriels
présentés plus haut et, d’autre part, aux facteurs spécifiques à la finance.

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2-1/- Les facteurs de polarisation industriels classiques

Ce sont, en premier lieu, les économies d’échelle traditionnelles qui poussent à la


concentration des activités financières dans des centres financiers de grande taille.
L’industrie des services financiers se caractérise par des coûts fixes élevés. L’organisation
des places financières repose en effet sur des infrastructures et des plateformes
technologiques très coûteuses. Ces infrastructures comprennent les systèmes de transactions,
les dispositifs de fonctionnement et de surveillance des opérations, les chambres de
compensation multilatérales, les mécanismes de garantie, et les systèmes de règlement
livraison.

La concurrence et la pression des investisseurs internationaux, qui sont les principaux


utilisateurs des places financières, obligent ces dernières à se moderniser en permanence.
L’industrie des services financiers, très largement fondée sur l’accumulation de savoirs et
sur le traitement de l’information, est certainement l’une des principales bénéficiaires des
avancées liées aux NTIC. C’est ainsi que les places financières ont été amenées à
abandonner les systèmes traditionnels de négociation à la criée sur les marchés pour adopter
les systèmes électroniques de transactions en continu 10, qui allient flexibilité et faibles
coûts, tout en supportant des volumes d’ordres très élevés. De plus, la baisse des coûts de
transports induits par les progrès technologiques réduit les obstacles à la concentration des
activités. Ces facteurs jouent en faveur de la concentration des activités financières et de la
constitution de très grandes places financières.

La recherche d’économies d’échelle et de variété a également conduit à des


opérations de fusions et rapprochements entre marchés, qui ont été nombreuses au cours de
la période récente. En Europe, on a ainsi assisté à un mouvement de concentration ou de
disparition des marchés régionaux. En France, les sept parquets de province ont été fermés
en 1991. La quasi-totalité des places financières (par exemple, Paris et Stockholm) a
procédé ces dernières années à la fusion de marchés comptant et dérivés au sein d’une
même entité, qui est en général également propriétaire de la chambre de compensation. La

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concentration des places financières résulte également d’effets externes et d’agglomération,
à côté des phénomènes traditionnels d’économies d’échelle. Les grandes places financières
ne sont pas uniquement des marchés au sens de lieux de confrontation d’offres et de
demandes de capitaux. Ce sont aussi, et surtout, des lieux de gestion et de contrôle
d’activités dispersées dans le monde. Les activités financières contemporaines se
caractérisent, en effet, par un degré élevé de sophistication des opérations, une réactivité
importantes aux changements économiques et technologiques, le recours à un nombre
important de fournisseurs et des relations largement fondées sur la confiance. Le
regroupement des activités améliore l’efficacité de la production en rapprochant les acteurs
financiers et leurs clients, ce qui favorise la coordination et la division sociale du travail
entre métiers spécialisés.

On peut appliquer à la finance la notion d’effets d’agglomération analysés


précédemment. En effet, le regroupement des activités financières favorise la diffusion des
informations et des connaissances, et le développement des innovations. L’industrie
financière se caractérise par une complexité et une interconnexion croissantes des activités.
La proximité géographique au sein des grands centres financiers permet d’assurer la rapidité
et l’efficacité des transferts d’informations. En effet, le rythme des innovations financières
est très soutenu et nécessite le recours à des procédures et des outils de calculs complexes.
La concentration des opérateurs permet de réduire les coûts d’adaptation et d’apprentissage.
Par ailleurs, une partie importante des techniques financières, telles que la syndication des
prêts, implique une coordination rapprochée entre institutions financières concurrentes. Les
échanges d’informations permettent d’optimiser les bienfaits de l’expérience commune,
d’une part, et de limiter les coûts de la négociation et les risques d’incompréhension.

Par ailleurs, l’intégration croissante des marchés à l’échelle internationale et la


rapidité de circulation de l’information impliquent une forte réactivité des opérateurs pris
collectivement. Enfin, en situation de stress ou de crise, la concentration des acteurs
favorise la mutualisation des risques et la mise en place des mécanismes de solidarité de
place.

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Le processus d’agglomération spatiale des institutions financières dans des grands
centres financiers se justifie aussi par les besoins en matière des ressources humaines. Sur la
période récente, l’industrie financière se caractérise à la fois par l’élévation du niveau des
qualifications des salariés et par une spécialisation accrue de la main d’œuvre dans les
grands centres financiers. Ainsi les traders, qui avaient dans le passé un niveau de
qualification souvent faible, sont aujourd’hui spécialisés sur des produits financiers de plus
en plus spécifiques et parfois complexes.

Les deux séries facteurs de concentration qui viennent d’être présentées se retrouvent
dans la plupart des secteurs d’activité fondés sur l’utilisation intensive de l’information et de
la connaissance.

2-2/- Les facteurs de polarisation propres à la finance

On doit ajouter deux autres facteurs d’agglomération qui sont spécifiques à la finance :
– la recherche de liquidité et la possibilité de diversification : un marché financier est
d’autant plus efficace qu’il est liquide, c’est-à-dire que des transactions de tous montants
peuvent y être réalisées à tout moment, ce qui nécessite des marchés profonds et de très
grande taille. Par ailleurs, l’un des objectifs prioritaires des investisseurs, principaux
utilisateurs des places financières est la diversification des risques qui nécessite la
possibilité de choix de placement sur une gamme la plus large possible d’actifs. Seules les
grandes places financières permettent
de satisfaire au mieux ces deux séries d’exigences.

– les comportements mimétiques des acteurs financiers, décrits par de nombreux auteurs
(notamment Orléan, 1999), contribuent également au mouvement d’agglomération des
activités financières. Ce constat s’applique particulièrement aux gestionnaires des fonds
d’investissement.
Deux séries d’explications sont avancées. D’une part, les gérants de fonds adoptent
des comportements mimétiques parce qu’ils manquent d’informations et copient leurs

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concurrents en supposant que ces derniers ont plus d’informations. D’autre part, les
performances des gestionnaires de fonds sont généralement évaluées en comparant leurs
résultats par rapport à des normes moyennes du marché (benchmarking).

Les gestionnaires sont donc incités à adopter un comportement et une stratégie


comparable à celle de leurs concurrents. Ce type de comportement tend à diminuer le besoin
d’informations locales et à favoriser la localisation à proximité des autres investisseurs. Ce
qui joue sur la géographie des activités, en incitant les investisseurs à privilégier des
localisations communes, dans un nombre de plus en plus restreint de centres financiers.

L’ensemble des facteurs précédents explique la tendance très marquée à la


concentration des activités financières depuis que le processus de globalisation financière
s’est accéléré, au début des années 1980. On constate, en effet, aujourd’hui que le nombre
de places financières internationales est très restreint. Dans les faits, deux grandes places
dominent l’industrie financière internationale : Wall Street à New York et la City à Londres.
D’autres places importantes, mais de second rang, se sont également développées : Tokyo,
Luxembourg, Francfort, Paris, Zurich. En revanche, la plupart des petites places financières
régionales ont disparu à la suite d’un processus darwinien de sélection naturelle.

2-3/- Les mégapoles, symboles de la polarisation du pouvoir de la finance

L’émergence de ces grands centres financiers est le résultat du processus de


polarisation de la finance à l’échelle internationale. Ce processus n’est pas nouveau.
Fernand Braudel montre ainsi que, dès les débuts du capitalisme au XVIe siècle, les places
financières et commerçantes (les lieux de foire) ont eu tendance à se concentrer dans les
grandes villes, telles qu’Amsterdam, Milan, Lyon, qui étaient des lieux de rencontre
favorisant les activités économiques.

Au XXIe siècle, ce phénomène de concentration s’est amplifié, dans le contexte de la


globalisation financière et des économies fondées sur l’utilisation intensive de l’information
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et des connaissances. Les activités financières se sont concentrées dans les mégapoles, ou
villes globales, qui sont au cœur des systèmes mondialisés de production de richesses,
d’information et de connaissance. Ces villes globales (global city) sont des lieux de pouvoir,
de rencontres et d’échanges, de diffusion de l’information et des savoirs.

Elles répondent aux besoins de gestion de la complexité et de l’interactivité. Ces


grands pôles urbains sont reliés entre eux et constituent à l’échelle mondiale un « réseau –
archipel », selon l’expression de P. Veltz (1996). Parallèlement à la dispersion des activités
de production dans le monde, les mégapoles jouent le rôle de centres localisés de contrôle
des systèmes de production mondialisés. Les activités financières ont un poids important
dans les mégapoles où elles sont installées. En 1995 déjà, les revenus du secteur financier au
sens large (y compris l’assurance et l’immobilier) représentaient 23 % des emplois dans
Greater London et près de 41 % du produit régional (41,2 % en 1998) (Ansidei, 2001). En
2000, la place financière de Paris emploie plus de 260 000 personnes, y compris les emplois
induits dans les domaines de l’informatique, des professions juridiques, comptables, etc.
Elle représente plus de 8 % de l’emploi de la région Île-de-France et 12 % du PIB régional.
Le niveau des salaires dans l’industrie des services financiers a considérablement augmenté
(plus de 50 % à New York en 1992 et 1997), surtout pour les catégories supérieures et
certains métiers comme les traders dont les bonus ont connu une progression spectaculaire.
Symétriquement, on a assisté à une montée des inégalités spectaculaire au sein du secteur
financier selon les qualifications, d’une part, et entre la moyenne du secteur financier et les
autres secteurs, d’autre part. A Londres comme à New York, les salaires des secteurs des
services traditionnels (commerce de détail et services individuels) ont connu un fort
décrochage par rapports aux salaires du secteur financier.

Dans cette nouvelle organisation de l’activité et de l’espace, la finance joue un rôle


structurant. Comme l’écrit Pryke (1991) : « Le rôle dominant du secteur financier, et la
portée globale des capitaux internationaux, constituent des facteurs décisifs dans le
façonnage de la hiérarchie urbaine internationale ».

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Les logiques polarisantes et profondément inégalitaires de la diffusion de l’économie
du savoir ont été mises en exergue dans la section 2 de ce papier. De même, l’accumulation
d’actifs financiers par les ménages renforce les inégalités dans la mesure où les patrimoines
financiers suivent en général une loi de distribution très inégalitaire. On retrouve également
un double processus de renforcement des inégalités en ce qui concerne la répartition des
risques. D’un côté, il est bien connu que les risques sociaux (chômage, notamment) se
concentrent sur la main d’œuvre la moins qualifiée. D’un autre côté, il est reconnu que les
détenteurs du capital financier, qui sont supposés supporter les risques, transfèrent en réalité
leurs risques aux travailleurs sous la forme d’une précarisation et d’une flexibilité accrues
de l’emploi.

A l’échelle internationale, la globalisation financière et la mobilité du capital sont


supposées se traduire par une allocation optimale des ressources financières sur l’ensemble
de la planète. On constate, à l’inverse, que les mouvements internationaux de capitaux se
concentrent sur une vingtaine de pays, industrialisés ou « émergents », qui reçoivent environ
80 % des flux financiers internationaux ; les États-Unis absorbant à eux seuls les deux tiers
des transferts internationaux d’épargne. Dans ces conditions, il est difficile d’appliquer le
concept de mondialisation financière. La finance de marché est également supposée
favoriser une meilleure gestion du risque par sa diversification et sa diffusion entre un grand
nombre d’acteurs et d’opérations. On constate, au contraire, que les investisseurs, en proie à
des comportements mimétiques, choisissent le plus souvent de concentrer leurs
financements sur des pays et des secteurs identiques. Ces comportements tendent à renforcer
les processus d’agglomération et de polarisation caractéristiques de la division
internationale du travail fondée sur l’accumulation des connaissances.

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CONCLUSION

Il existe trois approches analytiques du capitalisme post-industriel que l’on peut


qualifier de déterministes : elles donnent un primat à la technologie et à la connaissance
pour caractériser un nouveau modèle productif post fordiste pour les deux premières et un
primat à la logique financière du capitalisme pour la troisième. La première approche, très
populaire aux États-Unis, et défendue par R. Reich (1997), donne un rôle prépondérant aux
nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC). Ces dernières
abolissent les distances et transforment la planète en « un monde plat », selon l’expression
de T. Friedman (2005), journaliste au New York Times. Selon cette vision technologique, les
TIC expliquent la plupart des transformations qui auraient conduit à la mondialisation et à la
convergence des systèmes productifs vers un modèle standard qui serait universel en raison
de son efficacité supérieure aux formes antérieures d’organisation.

La seconde thèse arrive aux mêmes conclusions ; elle est fondée sur la notion de «
capitalisme cognitif » qui correspondrait à une nouvelle et ultime étape dans l’évolution
historique du capitalisme (Vercellone, 2002). Selon ses défenseurs, le capitalisme cognitif
conduirait à un dépassement du capitalisme grâce à la mise en oeuvre collective du travail
cognitif (ou immatériel). Pour la troisième approche c’est la finance qui constitue
l’explication déterminante. Le capitalisme serait rentré dans une nouvelle phase (Chenais,
Duménil, Lévy et Wallerstein, 2001), caractérisée par les expressions voisines de «
capitalisme patrimonial », de « capitalisme financier » ou « à dominante financière » ou
encore de « capitalisme actionnarial ». Certains économistes mettent explicitement en avant
le rôle dominant de la finance sur le fonctionnement des entreprises et de l’économie
mondiale en donnant à leurs ouvrages des titres tels que « Le pouvoir de la finance »
(Orléan, 1999) sur le fonctionnement des entreprises et de l’économie mondiale, « la
tyrannie des marchés » (Bourguinat, 1995) ou « L’empire de l’argent » (Gauron, 2002).

De notre point de vue, ces trois approches sont déterministes et conduisent à des
conclusions réductrices quant au fonctionnement du capitalisme contemporain. Notre

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hypothèse de travail amorcée dans cet article est que la nature et le fonctionnement du
capitalisme contemporain s’expliquent plutôt par les relations équivoques existant entre la
finance et la connaissance. Celui-ci se nourrit de deux types de logiques productives –
taylorienne et cognitive – qui coexistent de manière complémentaire. Elles s’auto-renforcent
mutuellement au sein des entreprises dans leur recherche d’efficacité en termes de
compétitivité et de rendement financier. Les mutations récentes du capitalisme et sa
financiarisation sont une réponse aux besoins du l’économie du savoir. Le rôle central pris
par la finance dans nos économies s’explique par le fait que celle-ci « fait système » avec
l’économie du savoir. En d’autres termes, la financiarisation du capitalisme est endogène
aux transformations du système productif. Ainsi, les principales institutions du capitalisme
financier apparaissent comme des instruments d’évaluation du capital et de captation de
valeur dans un système économique fondé sur l’exploitation intensive des connaissances.
Mais les relations entre la finance et l’économie sont complexes et ambivalentes. En effet,
d’un côté les institutions du capitalisme financier répondent aux besoins particuliers des
économies fondées sur le savoir. Mais, d’un autre côté, les aspects pervers de la finance –
liés à son caractère prédateur, inégalitaire, instable et court-termiste – constituent autant
d’obstacles à l’épanouissement de l’économie du savoir dans nos sociétés. Les travaux
théoriques empiriques futurs permettront de vérifier cette hypothèse.

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