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La venimeuse Chanson douce de Leila Slimani

Après avoir récompensé Boussole, roman épatant d'érudition de l'orientaliste Mathias Énard (cf.
Études, n° 4232, pp. 103-104), l'Académie Goncourt semble être revenue à sa mission initiale
: couronner de jeunes auteurs. Elle a attribué, le 3 novembre, le plus prestigieux des prix
littéraires français à Leïla Slimani, 35 ans, pour son deuxième roman : Chanson
douce (Gallimard). Deux cent quarante pages pudiques et percutantes, qui racontent, sans
jamais basculer dans un sensationnalisme facile, l'assassinat de deux enfants par leur nourrice.
Leïla Slimani trafique les codes du polar et commence par la fin : « Le bébé est mort. » Le « cri
de louve » poussé par la mère devant l'insoutenable scène de crime, véritable Stabat mater
dolorosa, ouvre le récit. On connaît la coupable : Louise, la baby-sitter discrète et dévouée.
Avec une grande intelligence narrative, l'auteure remonte le temps. Le lecteur, avide, est happé
dans l'engrenage. Il traque les indices, les fêlures de Louise, annonciatrices du drame. Leïla
Slimani l'a compris : les nounous sont des personnages au potentiel romanesque incontestable.

Avec une grande finesse sociale, Leïla Slimani définit ses personnages par ce qu'ils font plutôt
que par ce qu'ils disent. Elle montre une étrangère faire son nid dans une famille de bobos
parisiens qui n'est pas la sienne et livre un (presque) huis clos au parfum de thriller. L'écriture,
vive et clinique, se garde de toute posture moralisatrice. Chanson douce est une réflexion sur la
violence de la pression pesant sur ces mères qui souhaitent s'épanouir ailleurs qu'au foyer.
Myriam a d'abord des réticences à confier ce qu'elle a de plus précieux à une parfaite inconnue.
Mais elle se sent enfermée dans un rôle de mère au foyer qu'elle déteste. Aigrie, elle se sent
mourir dans « ce bonheur simple, muet, carcéral » et décide de reprendre sa carrière d'avocate.
La place des nounous est également sondée. Ces femmes endossent le rôle de mère, mais
demeurent des étrangères : l'intimité sans la familiarité. Les scènes au square sont édifiantes.
Leïla Slimani y décrit, avec beaucoup de poésie, le bal bavard des nounous maghrébines, russes,
philippines, ivoiriennes… assises sur les bancs autour des toboggans grouillant d'enfants
bruyants.

Les Massé ont beau « adorer Louise » dont ils ne peuvent plus se passer, ils la chosifient comme
des enfants gâtés. Ils l'appellent « notre nounou », comme on parle des enfants et des vieillards
en leur présence. Ils l'emmènent en vacances, ils la gardent pour dîner, ils en disposent et, à
aucun moment, ils ne lui laissent la possibilité d'émettre une opinion. Mais Louise, à qui « la
solitude colle à la chair », a besoin d'eux. Ils partent skier sans elle ? Elle s'installe chez eux,
clandestinement. C'était trop beau : une défiance venimeuse se dresse lentement entre ces
patrons profiteurs et leur employée trop zélée, aux relents de lutte des classes. Leïla Slimani
s'inscrit là dans une tradition populaire : celle des Bonnes de Jean Genet ou de La cérémonie de
Claude Chabrol. Les faits divers regorgent de drames sur ces vies minuscules, celles de
domestiques et d'employées qui, un jour, laissent exploser une violence pulsionnelle. Si les
Massé ont le droit d'avoir besoin de Louise – après tout, ils (la) payent –, la réciproque n'est pas
vraie. Ses défauts et ses soucis financiers sont priés de rester loin du cocon familial.
Bientôt, la dépendance devient toxique. Le couple passe d'une adoration enthousiaste à une
antipathie viscérale, sans jamais – par confort, gêne et faiblesse – oser licencier Louise. « Ma
nounou est une fée », clamait Myriam. Comment devient-elle sorcière ? Le désespoir
grandissant de Louise est distillé par flash-backs, dévoilant la densité de ce personnage
mystérieux : sa solitude dévorante dans le petit appartement miteux de Créteil qu'elle n'arrive
plus à payer, les longs trajets en RER, sa fille Stéphanie, enfant non désirée et gênante, qu'elle
choyait moins que les bambins de ses patrons. Leïla Slimani raconte çà et là des anecdotes qui
éclairent l'étonnante détermination de la nounou et sa rancœur : elle croit faire partie de la
famille, elle n'est qu'une employée.

L'art du détail pertinent et la construction, par petites touches, de personnages terriblement


crédibles caractérisent la plume de Leïla Slimani. Less is more : dialogues, descriptions,
introspection, rien n'est en trop, tout est distillé avec parcimonie. Louise conserve son terrible
mystère. À partir d'un fait divers affreux, qu'elle décortique, elle livre une photographie
édifiante des rapports de force dans notre société : le couple, la famille, les amis, les collègues
; et celle des relations, paradoxales, entre parents et nounou, survivance d'un autre temps à
l'heure du capitalisme.

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