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Chevreuils

une rêvasserie
à lire et/ou à écouter (15mn)

philippe vaernewyck
https://soundcloud.com/user-783197187/chevreuils

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Pour écouter la lecture :
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CHEVREUILS
Hier encore, à la nuit tombée, un peu ivre sous les étoiles, un avion passe... Je
m'amuse à voir quand ça fait constellation... avec les étoiles... ses phares et les
étoiles... Et paf ! me voilà emmené à me demander ce que ça ferait à des vivants
qui vivraient là sachant pas que des avions existent... Qu'est-ce que ça leur ferait si
d'un coup... on ne sait pas pourquoi mais si d'un coup... il se disent : tiens ! C'est
pas pareil qu'avant, là ! Ces deux trucs qui brillent... L'avion... savent pas que c'est
un avion... et l'étoile... savent pas que c'est une étoile, Sirius... avion /Sirius... Ils se
demandent par exemple comment ça se fait que ça bouge...
Non ! ils commencent à se demander !... Ils ont la sensation de la demande... Je
ne dis pas qu'ils savent qu'ils sont en train de se demander... non... mais dans leur
for intérieur, ça demande... c'est une nouvelle sensation... jamais ressentie... Pas
facile à s'imaginer ça... on n'a pas beaucoup des premières fois de sensation...
Peut-être l'amour... tu ressens un truc nouveau et puis tu te dis : ça, c'est l'amour...

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Eh bien là, pour ces vivants là, ce ne serait pas l'amour mais la demande... Pour la
première ils ressentent un truc qui s'appelle : se demander... Ils ne savent pas que
cette sensation c'est celle de se demander !... C'est trop neuf !... Peut-être même
qu'ils ne savent pas encore causer... genre australopithèques ou encore avant.... Et
cette sensation de se demander, une fois là... une fois ressentie... une fois qu'elle a
eu sa première fois, elle doit se ressentir tout le temps... elle doit faire qu’on se
demande tout le temps... à propos de tout... et de rien aussi... et donc à propos de la
constellation avion/Sirius...
Alors, sans doute parce que j'étais dans cette campagne et que j'aime bien les
chevreuils... les entendre le soir aboyer... parce que ça aboie les chevreuils... pas
comme les chiens mais ça aboie...je me suis mis à imaginer que les chevreuils du
coin commençaient à se demander... s'ouvraient doucement à la question...
commençaient sans le savoir encore à se poser des questions... Mais pourquoi ?
Pourquoi ils se poseraient des questions ? Pourquoi ça leur arriverait ? On pense
tout de suite au grand Charles... Darwin... on pense à la pression de la sélection....

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les individus forcés à s’adapter... Oui ! Mais... Quels individus?... c'est quels
individus, quels corps qui tout d'un coup commencent à se demander, à ressentir de
la question alors qu'ils ne s'étaient jamais demandés ?... Les corps des
chevreuils ?... les chevreuils qu'on voit là dans les prés qui commencent... ou... c'est
pas plutôt leurs neurones qui commencent à se demander... pourquoi pas ?...
Pourquoi c'est pas plutôt leur neurone qui... j'imagine, suis pas biologiste... donc
pourquoi pas dire que c'est les neurones des chevreuils qui à cause d'une rencontre
inopinée de molécules se mettent par exemple à proliférer, ou à se connecter
autrement... je ne sais pas, suis pas biologiste... une rencontre inopinée de
molécules qui permet, par exemple, une densification de la circulation des influx
nerveux, ce qui produit, d'un coup d'un seul, que dans son for intérieur, le chevreuil
commence à se demander... Mais... pourquoi ils seraient mis à se connecter, ces
neurones ?... Ça, on sait pas... La pression de la sélection peut-être... ici aussi...
chez les neurones... A moins que ce ne soient pas chez les neurones mais dans la
meute... dans le grouillement de la meute... Le grouillement de la meute aurait

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commencé à se demander... Leurs cris, leurs aboiements de chevreuils pour
échanger se seraient modifiés, auraient pris un petit ton un peu différent, une
inflexion, une autre musique... la musique de la question... quand ça va un peu vers
le haut...
Se poser des questions, ça vient d'où ?... dans quel genre de corps ?... neurones
ou chevreuils, ou meutes ? Sais pas... mais il y a du groupe, c'est sûr... toujours...
Bon... Mais ça vient d'où de se poser des questions ?... Imaginer comment ça
vient... imaginer que se demander... c'est une création de la nature... un événement
naturel... comme si la nature avait eu besoin de se demander et que pour se
demander elle avait eu besoin de supports... Des neurones ?... Des chevreuils ?...
Des meutes ?
Là... dans le transat... j'ai dû me perdre... Suis revenu quand même à mes
chevreuils regardant le ciel, voyant un avion, plutôt une lumière qui bouge... qui
clignote... qui bouge et qui clignote... former avec Sirius une constellation... En fait,
je me voyais chevreuil... je me sentais chevreuil... je me sentais chevreuil depuis
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des millénaires... je me voyais chevreuil qui voyait soudain au dessus de lui des
dessins en train de se former... dans le ciel... Je me sentais chevreuil percevant...
percevant soudain... soudain mais pas brusquement... un soudain lent... un lent
soudain... à cause peut-être, de cette rencontre de molécules dans mon for intérieur
de chevreuil... alors soudain ils vont autrement que d'habitude, ses influx nerveux, à
la bête !... Elle perçoit !... Elle perçoit des dessins dans le ciel... il y a quelque chose
qui s'organise... il y a un ça-s'organise qui commence... un « ça s'organise » qui
commence à faire des effets... pas sur une seule bête... On ne peut quand même
pas imaginer ressentir un truc pour soi tout seul sans que jamais personne d'autre
soit au courant... sans que personne d'autre l'ait ressenti... Quand elle frappe la
nature elle en frappe pas qu'un seul !... Ça je l'ai ressenti fort... Dans mon transat,
me suis senti soudain plus meute que chevreuil...
Alors la meute... quand ça fait de dessins dans le ciel... quand elle perçoit.... quand
ça lui est venu soudain... dans un lent soudain... quand tout d'un coup elle ressent
la nouvelle sensation... la sensation qui fait qu'elle commence à se demander...

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qu'est-ce qui lui arrive ? Hein ?... Qu'est-ce qui se passe pour elle ? Qu'est-ce qui
peut se passer quand la meute commence à se demander sans savoir qu'elle se
demande et sans pouvoir non plus faire taire cette sensation de demande, faire taire
cette satanée sensation... qu'est-ce qui se passe pour elle ?...
Et alors là, sous les étoiles ça a fait : Bon sang mais c'est bien sûr !... Une
révélation... Une extase !... et je me suis dit : la meute, elle s'inquiète. Paf ! elle
connaît l'inquiétude... si elle commence à connaître la question, elle connaît tout de
suite l'inquiétude... Pas du tout la même que l'inquiétude du prédateur qui rôde...
pas d'apaisement avec l'inquiétude de la question... elle s'éloigne jamais, celle-là !...
La meute ne pourra plus jamais ne pas être inquiète... c'est pire que le prédateur,
l'inquiétude de la question !... Pas de protection ! pas de camouflage... La sensation
de se demander, dès qu'elle est là, elle est chevillée au cœur... peut pas s'en
débarrasser... inquiète pour toujours... Paf ! c'est l'angoisse existentielle qui est là...
On ne peut pas la contourner, celle-là... s’asseoir dessus, la jeter par la fenêtre, la
foutre sous le boisseau... elle rentre... elle est là l'angoisse existentielle, le regard en

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coin... Pour la meute, c'est tout foutu, maintenant elle a affaire avec l’angoisse
existentielle... L'angoisse !... Pour toujours !... A jamais !... C'est définitif...
irréversible...
Je ne sais pas... si j'ai passé une heure ou deux... ou trois dans Le transat... ça
planait sec... sec et fort puisque je me suis souvenu de tout... Je me suis même
rappelé m'être demandé ce que ça pouvait produire cette angoisse toute nouvelle...
me suis dit que la meute pouvait plus être pareille... dans le pré... même si ça
change pas grand chose tout de suite... Faut toujours de l'herbe à manger ! De l'eau
pour boire ! Un endroit pour dormir ! Se reproduire... Faire gaffe au loup aussi !...
Mais maintenant... il y a une sorte de malaise supplémentaire... un supplément
d'âme... Qu'est-ce qu'elle va faire la meute de chevreuils ?... Qu'est-ce qu'elle va
faire avec ce supplément d'âme ?...
Forcément, continuer à vivre... à vivre avec ça... à essayer de vivre le mieux
possible... avec ça… c'est pas : j'ai peur et puis c'est fini, comme avec le
prédateur !... c'est : je vis avec ça... tout le temps... je me demande... je me
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demande tout le temps... à propos de tout..... une obsession... Vivre... vivre le mieux
possible... mais avec une obsession... celle de se demander tout le temps... C'est
du neuf ça ! Ça change la vie !... La question, ça change la vie....Il y a un abîme
entre avant et après...
Mais faudrait pas que cette angoisse vienne parasiter la reproduction ! ou la
recherche de la bouffe !.. ou l'attention au loup ! Tous ces trucs dont on ne peut se
passer... faut pas que ça parasite... faut faire gaffe... faut faire gaffe à l'angoisse
elle-même... la maîtriser un petit peu.. qu'elle vienne pas tout pourrir... quand
même... L'angoisse, oui !... La dépression, non !...
Dans mon transat, finalement, je m'imaginais la meute des chevreuils, inquiète...
l'angoisse, là, circulant dans le pré... la meute a le cœur lourd... sans comprendre...
Elle ne peut pas comprendre... pas encore... ça viendra... et encore pas sûr... Suis
pas sûr, moi, d'avoir bien compris mon inquiétude existentielle... j'invente des trucs
contre elle... mais suis pas sûr... pas sûr de la comprendre... Et quand les meutes
comprendront qu'un Airbus c'est pas une étoile... l'inquiétude, elle, va rester... Pas
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de retour en arrière : terrain miné... Quoiqu'elles disent, quoiqu'elles fassent c'est
miné... c'est miné pour les meutes... Il y a du négatif là dedans !
Toutes choses égales, par ailleurs... c'est bien parce qu’il y a du négatif là dedans
que les chevreuils vont sentir que le positif, ça existe... le bonheur !... Au moins de
temps en temps un petit peu... Si tu n'as pas la notion de la question, du doute !, tu
n'as pas la notion du négatif, si fait que tu n'as pas non plus la notion du positif, et
donc tu n'as pas la notion du bonheur...
Oui mais... ces chevreuils là... qui maintenant ont la notion du bonheur... vont
vouloir le bonheur, être heureux tout le temps !... Vont vouloir une solution finale à
l'angoisse existentielle !... Vont peut-être même préférer de fausses solutions !...
pour manger l'herbe peinard... vont se trouver des petits paradis... dans la tête... Et
là... j'ai compris l’urgence absolue d'aller me pieuter.

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