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Collection Ressources humaines

Hubert Landier
Le management du

risque
social
Éviter 
les tensions et
le désengagement
© Groupe Eyrolles, 2005, 2013
ISBN : 978-2-212-55516-5
Sommaire

Introduction ...................................................................................... 9
La diversité des risques ......................................................................... 10
La dimension humaine de l’entreprise envisagée en termes de risque .... 12

CHAPITRE 1
Le risque social aujourd’hui en France ................................... 15
Accident, crise et rupture : trois formes de risques à ne pas confondre.. 17
La grève routinière ou accidentelle ..................................................... 17
La crise sociale.................................................................................. 19
La rupture sociale............................................................................. 21
L’évolution du modèle social français ................................................... 23
La crise du modèle social traditionnel ................................................ 24
Les difficultés de mise en œuvre en France du modèle managérial anglo-
saxon ............................................................................................... 27
Le développement de la tendance au désengagement ............................ 29
La diversité des risques sociaux aujourd’hui.......................................... 31
De nouveaux risques internes ............................................................ 31
De nouveaux risques externes ............................................................ 36
© Groupe Eyrolles

L’entreprise face à l’opinion publique................................................... 39


L’opinion publique, arbitre des conflits sociaux................................... 40
Le risque de détérioration de « l’image employeur »............................. 41
6 LE MANAGEMENT DU RISQUE SOCIAL

CHAPITRE 2
L’évaluation du risque social ..................................................... 43
Les deux sources du risque social .......................................................... 45
Le risque social endogène................................................................... 46
Le risque social exogène ..................................................................... 54
L’interférence entre risque endogène et risque exogène.......................... 59
Les coûts résultant du risque social ....................................................... 61
La réalité financière du risque social .................................................. 62
Le coût d’un mouvement de grève ...................................................... 65
Les coûts en termes de perte d’efficacité ............................................... 67
Les coûts en termes de détérioration de l’image.................................... 69
L’évaluation globale du risque ........................................................... 70

CHAPITRE 3
La multiplication des « irritants » ............................................. 73
L’image que la direction donne d’elle-même ........................................ 76
L’éloignement des centres de décision .................................................. 77
L’absence de reconnaissance du travail accompli ................................. 78
Le manque de courtoisie.................................................................... 78
L’incapacité à présenter un projet mobilisateur ................................... 79
Le manque de cohérence visible de l’équipe de direction....................... 80
Le comportement de l’encadrement ..................................................... 81
La définition insuffisante des rôles respectifs du n + 1 et du n + 2 ........ 82
La présence insuffisante sur le terrain ................................................. 83
Le comportement autoritaire ............................................................. 84
L’incapacité à animer l’équipe........................................................... 84
L’incapacité à faire progresser les personnes ......................................... 85
L’existence d’ordres et de contre-ordres................................................ 86
L’absence d’informations claires et complètes....................................... 86
L’absence de réponses aux questions, aux demandes 
et aux suggestions d’amélioration ....................................................... 87
© Groupe Eyrolles

Les défaillances dans le traitement des symboles................................... 88


La composition sociologique de l’entreprise.......................................... 89
Les querelles entre anciens et nouveaux............................................... 89
SOMMAIRE 7

Le déséquilibre démographique excessif en faveur des anciens 


ou des jeunes .................................................................................... 90
L’absence d’une représentation fidèle des griefs 
et des desiderata du personnel ............................................................ 91
L’existence de groupes sociaux fortement typés ..................................... 92
La mise en œuvre des méthodes de management.................................. 93
Les informations générales insuffisantes .............................................. 94
L’incompréhension des modes de fonctionnement de l’entreprise ........... 95
L’absence d’entretiens périodiques sérieusement menés ......................... 96
Les mesures salariales individuelles différenciées 
mais non clairement justifiées ............................................................ 97
Les possibilités d’évolution insuffisantes .............................................. 98
La perception de l’avenir ...................................................................... 98
L’incertitude en ce qui concerne la pérennité de l’entreprise ................. 99
L’incertitude en ce qui concerne les intentions de la direction............. 100
L’évolution défavorable des métiers pratiqués.................................... 100
Le risque d’insuffisance des compétences requises et de déclassement .... 101
Les rapports de l’entreprise à son environnement ............................... 102
Les relations difficiles avec les usagers ou les clients ............................ 102
L’évolution insuffisamment comprise des modes de fonctionnement 
entre l’entreprise et ses partenaires .................................................... 103
Les audits de climat social et les labels sociaux.................................... 105
Du bien-être au mieux vivre et au développement humain................. 107

CHAPITRE 4
La prévention du risque social ................................................ 111
Veille, anticipation et prévention des risques d’origine interne ........... 112
La veille sociale .............................................................................. 113
L’anticipation et la prévention du risque.......................................... 118
Veille sociétale et anticipation des risques d’origine externe................ 124
© Groupe Eyrolles

L’image négative de la grande entreprise .......................................... 125


La veille relative aux risques sociaux résultant d’une image dégradée 
de l’entreprise ................................................................................. 127
8 LE MANAGEMENT DU RISQUE SOCIAL

L’adoption d’une politique d’anticipation du risque .......................... 131


La nécessité d’adopter une charte éthique.......................................... 136

CHAPITRE 5
Au-delà du risque social ............................................................ 139
Une question qui relève de la philosophie politique............................ 141
Unilatéralisme ou multilatéralisme ?................................................ 143
Shareholders ou stakeholders ?....................................................... 145
Qui doit avoir le dernier mot ? ........................................................ 147
Les règles du jeu à promouvoir ........................................................... 155
Peut-on se fonder sur une promotion de l’éthique des affaires ? ........... 156
S’agit-il seulement d’une question de « gouvernance » ? ..................... 158
Le problème de l’équilibre des pouvoirs............................................. 164

Conclusion ..................................................................................... 167

Bibliographie ................................................................................ 171

Index ............................................................................................... 173


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Introduction

La notion de risque n’est pas nouvelle pour l’entreprise. L’armateur


du XVIe siècle qui investissait son capital dans une lointaine expédi-
tion savait qu’il jouait à quitte ou double. Du moins les origines du
risque pouvaient-elles être assez précisément définies : naufrage,
rencontre avec les pirates ; les causes possibles de désastre étaient
finalement assez limitées. Il n’en va plus de même aujourd’hui.
L’entreprise représente un nœud d’interdépendances extraordinai-
rement complexe ; elle met en relation des hommes, des technolo-
gies, qui n’ont plus ni frontières ni limites. Il en résulte que l’effet
« aile de papillon » a de plus en plus de chances de se produire. Un
joint défaillant, du fait du sous-traitant d’un sous-traitant, et la
fusée explose. L’événement local, de plus en plus, peut avoir des
conséquences globales.
Ce monde sans frontières, fondé sur l’interdépendance et la
complexité, est un monde qui, de plus, évolue à grande vitesse. La
routine, la répétition à l’identique constituent dans une certaine
mesure un facteur de sécurité. Mais l’entreprise ne peut plus se
permettre de vivre dans la routine. Elle doit constamment s’adapter
au changement, intégrer les évolutions du marché, prendre en
compte la mise au point de nouvelles technologies représentant
pour elle tout autant une menace qu’une opportunité. À moins
d’accepter de disparaître, il lui faut constamment cheminer dans un
environnement clair-obscur. Il lui faut constamment rester aux
aguets et se préparer à l’imprévisible. Ainsi :
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 Tout sentiment excessif de sécurité présente un caractère morti-


fère ; on parle d’« accoutumance au risque », et c’est alors que
survient l’accident.
10 LE MANAGEMENT DU RISQUE SOCIAL

 Les idées toutes faites, qui avaient été construites à partir de


l’expérience du passé, représentent souvent un obstacle à la
compréhension du présent dans la mesure où celui-ci met en jeu
des comportements ou des possibilités d’action différents.

LA DIVERSITÉ DES RISQUES


Compte tenu de la complexité, de la diversité et de l’étendue, de
proche en proche, du réseau relationnel qu’elle doit aujourd’hui
mettre en œuvre, l’entreprise se trouve ainsi confrontée à toute une
série de risques, certains présentant un caractère classique (le risque
d’incendie), d’autres étant nouveaux. L’énumération des principaux
d’entre eux illustre assez bien l’état d’équilibre précaire dans lequel
elle se trouve : risque industriel, risque commercial, risque de
change, risque boursier, risque alimentaire, etc. Parmi ces risques,
on en distinguera deux sortes :
 Certains résultent d’une décision assumée comme telle par
l’entreprise. Par exemple, le lancement d’un nouveau produit
représente un risque que l’entreprise décide de prendre parce
qu’elle en attend des gains importants par rapport à ce qu’elle
risque de perdre en cas d’échec. Ce type de risque est susceptible
de faire l’objet de calculs rationnels et d’alimenter des scénarios
en vue de la prise de décision (minimax ou maximin).
 D’autres apparaissent comme totalement inattendus dans la
mesure où ils résultent de circonstances qui n’avaient pas été
envisagées par l’entreprise et contre lesquels elle a donc omis de se
prémunir. Ce sera, par exemple, le cas d’un tsunami dépassant le
maximum jusqu’alors observé.
Les caractéristiques propres à certains de ces risques méritent un
commentaire dans la mesure où ils permettent de mieux
comprendre la nature du risque social et la façon pour l’entreprise
d’y faire face :
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 Le risque incendie constitue l’un des plus anciens et des plus


universels des dangers qui menacent l’entreprise. Afin d’y faire face,
elle souscrit un contrat d’assurance, elle s’équipe en matériel, elle
INTRODUCTION 11

s’efforce de faire respecter des règles de sécurité et elle entraîne son


personnel à la maîtrise du risque encouru (exercices d’incendie,
formation de secouristes, etc.). Il s’agit là d’un investissement,
certes coûteux mais indispensable. De même la prévention du
risque social par des moyens appropriés doit-elle être considérée
comme un investissement en vue de prévenir l’entreprise contre un
accident qui ne surviendra peut-être pas mais qui serait coûteux, et
peut-être même fatal, si tel était le cas.
 Le risque alimentaire a pour effet d’obliger les entreprises de
restauration ou de distribution de produits alimentaires à se
considérer comme responsables, auprès du consommateur final,
de la qualité des produits qui leur sont livrés par leurs fournis-
seurs ; d’où l’importance qu’elles accordent à la traçabilité de la
chaîne alimentaire, telle qu’elle va « de la fourche à la four-
chette ». Autrement dit, l’entreprise peut être tenue pour respon-
sable de risques d’intoxication résultant de malfaçons qui ne sont
pas directement de son fait. Elle peut être mise en accusation par
suite de négligences ou de pratiques frauduleuses chez ses fournis-
seurs et sous-traitants ; de même l’entreprise peut-elle être mise
en accusation par des groupes militants, puis par les médias, les
hommes politiques et l’opinion publique, pour son absence de
vigilance quant aux conditions d’emploi chez ses fournisseurs et
ses sous-traitants.
 Le risque de change résulte d’un jugement très global de la
communauté financière sur l’évolution de l’économie d’un pays
par rapport à un autre. L’activité et la rentabilité de l’entreprise
risquent ainsi de se heurter à la dépréciation de la monnaie dans
laquelle s’effectuent ses ventes ou à un renchérissement des
matières premières ou des sous-ensembles dont le paiement est
effectué en monnaie étrangère. Autrement dit, les conditions de
sa réussite ne sont pas seulement fonction de sa productivité,
mais également de l’environnement global dans lequel s’exerce
son activité. Ainsi en va-t-il de même du risque social, celui-ci
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étant largement fonction de la conjoncture sociale plus globale


telle qu’elle résulte de la politique du moment, venant des princi-
paux acteurs sociaux au niveau national.
12 LE MANAGEMENT DU RISQUE SOCIAL

LA DIMENSION HUMAINE DE L’ENTREPRISE ENVISAGÉE


EN TERMES DE RISQUE
L’analyse du risque est une démarche familière quand il s’agit de
prévention incendie ou de risque de change ; elle n’est pas familière
dès lors que l’on aborde la dimension sociale de la vie de l’entre-
prise. Elle pourra même, notamment aux yeux des praticiens de la
fonction « relations sociales » ou des représentants du personnel,
paraître particulièrement choquante.
Les relations sociales, en effet, ne sont pas abordées en France
d’abord en termes de management, mais en des termes qui lui sont
extérieurs, d’origine soit morale, soit politique. On parlera ainsi
plus volontiers, par exemple, de la nécessité de promouvoir le
« dialogue social ». Or, cette expression n’a rien à voir avec le réfé-
rentiel des managers, tel qu’il s’entend au niveau international qui
est désormais celui où se traitent les décisions déterminant l’avenir
des grandes entreprises. Il s’agit d’une expression qui s’explique en
effet par le contexte français dans lequel elle a été inventée : il s’agis-
sait, dans les années soixante-dix, d’opposer une conception huma-
niste des rapports de travail, aussi bien au principe de la lutte des
classes qu’au refus patronal, qui lui était symétrique, de prendre en
considération le rôle des syndicats. « Dialoguer », c’était donc, à
toutes les formes d’intransigeance, opposer une image de bonne
volonté, d’écoute et d’ouverture à la recherche de compromis
raisonnables. On ne dialogue pas entre interlocuteurs qui se consi-
dèrent comme des adversaires ; on dialogue avec ceux en qui l’on
reconnaît des partenaires – des « partenaires sociaux ». L’évocation
du « dialogue social » relève donc d’un parti pris humaniste, s’oppo-
sant à des rapports sociaux s’exprimant en termes d’affrontement.
Le problème, c’est que cette façon d’envisager les choses est étran-
gère aux préoccupations de tous les managers qui ne sont pas des
professionnels des relations sociales. Pour le directeur financier,
pour le directeur des opérations, pour le directeur commercial, ce
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qui compte, c’est de dégager le niveau de rentabilité jugé souhai-


table, c’est de produire dans les meilleures conditions de coût, de
qualité et de délai, c’est de pousser les ventes, ce n’est pas de dialo-
INTRODUCTION 13

guer avec les partenaires sociaux, dont ils ont par ailleurs une image
extrêmement négative. Dans ces conditions, ils attendent de plus en
plus du DRH de :
 maintenir la paix sociale ;
 contenir et, si possible, réduire les frais de personnel ;
 prendre en charge les complications résultant d’une législation
réputée trop rigide ;
 procéder dans les meilleures conditions de coût, de délai et de
discrétion aux licenciements qu’impose le redéploiement des acti-
vités de l’entreprise au plan mondial.
Selon une telle problématique, il n’y a pas de place pour le
« dialogue social », pas plus que pour la générosité, les convictions
éthiques ou l’amour des arts. Il s’agit d’une préoccupation exté-
rieure à l’objet social de l’entreprise et aux qualités que requiert son
management. Au mieux y verra-t-on l’une de ces aimables « excep-
tions françaises », au même titre que le camembert, le cognac ou le
béret basque. Autant dire que le DRH qui expose au directeur
financier les beautés du dialogue social n’a aucune chance de se faire
entendre. Or, c’est bien le directeur financier qui, en dernier
ressort, tient les cordons de la bourse. Moyennant quoi, celui-ci se
trompe lourdement en prétendant négliger le « social » ou en
prétendant le réduire aux préceptes enseignés à Harvard ou ailleurs.
Le social, en effet, risque de coûter très cher à l’entreprise s’il n’est
pas pris en considération. Il représente un risque à part entière au
même titre que le vieux risque incendie, et c’est en ces termes que le
DRH doit désormais le présenter s’il veut avoir quelque chance de
susciter l’intérêt de son interlocuteur. Tel est le parti pris qui a été
adopté dans ce livre.
À cela, il convient d’ajouter que le risque social évolue et qu’il peut
n’être pas visible. Aux conflits collectifs classiques se substitue de plus
en plus une tendance au désengagement des salariés. Le désengage-
ment consiste à être physiquement présent mais moralement ailleurs, à
faire le minimum de ce qui est prescrit et à utiliser toutes les échappa-
© Groupe Eyrolles

toires qui permettront de limiter au maximum les efforts que suppose


le fait de travailler. Le salarié désengagé ne se sent pas membre d’une
communauté de travail, il n’accorde aucune importance à l’avenir de
14 LE MANAGEMENT DU RISQUE SOCIAL

l’entreprise qui l’emploie, il « joue perso » tout en s’efforçant de ne pas


se faire remarquer afin d’éviter d’être l’objet d’éventuelles sanctions.
Quoique peu visible, le désengagement peut représenter un coût très
élevé pour l’entreprise. Un ingénieur qui ne travaille qu’à 80 % de son
potentiel prive l’entreprise de l’équivalent de quarante journées de
travail dans l’année.
Face à ce risque majeur de progression du désengagement, il peut
être tentant de s’en prendre au comportement des personnes elles-
mêmes : « fainéantise », perte de sens du travail, etc. Un tel juge-
ment, toutefois, ne nous dit pas pourquoi le désengagement reste
limité dans certaines entreprises et qu’il est plus important dans
d’autres. C’est que certaines entreprises préviennent, par une poli-
tique sociale adaptée, cette tendance au désengagement alors que
d’autres, par des formes d’organisation et de management inadé-
quates, tendent au contraire à l’amplifier. On parlera alors d’un
développement des risques psychosociaux, de stress ou de mal-être,
voire de souffrance au travail. La prévention de tels risques consis-
tera, certes, à apporter une assistance aux personnes en danger, mais
surtout, à créer les conditions de travail propres à éviter toute forme
de souffrance au travail.
Il ne s’agit pas, en cherchant à promouvoir le dialogue social et le
bien-être au travail, de promouvoir une conviction humaniste. Il en
va également de sa réussite. Ainsi, le souhait de l’auteur est-il que le
lecteur referme ce livre avec la conviction que la dimension
humaine et sociale de la vie de l’entreprise ne constitue pas un
domaine qui serait secondaire par rapport aux autres dimensions de
son management, ni un théâtre qui serait définitivement dominé
par des réminiscences culturelles, des pulsions idéologiques ou des
comportements irrationnels dont il suffirait seulement de limiter la
portée. Comme il en va de la qualité de ses produits et de ses
services, ou d’une gestion financière rigoureuse, il s’agit d’une
exigence, dans la vie de l’entreprise, qui, avec d’autres, en condi-
tionne la performance à la fois globale et durable.
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Chapitre 3

La multiplication des « irritants »

Lorsque l’entreprise se trouve confrontée à un mouvement de grève,


le premier réflexe de ses dirigeants est de mettre en cause le compor-
tement des leaders syndicaux qui, supposent-ils, en sont à l’origine.
Il suffirait d’éliminer les « meneurs » pour que tout rentre dans
l’ordre. Cette accusation s’exprime souvent sur un ton vindicatif
qu’explique l’émotion provoquée par une situation qui constitue,
pour le dirigeant une source de désagréments. Mais il s’agit bien
évidemment d’une explication un peu courte : le leader peut avoir
joué un rôle personnel, mais ce n’est pas lui qui est à l’origine des
motifs de mécontentements dont l’accumulation a fini par provo-
quer la réaction de « ras-le-bol » qu’exprime la grève. De même, il
peut être tentant d’attribuer le désengagement des salariés à leur
« fainéantise ». Ceci, toutefois, n’explique pas pour quelles raisons
un salarié peut s’impliquer fortement dans un contexte donné et, au
contraire, « baisser les bras » dans un autre.
Une deuxième illusion consiste à s’en tenir aux revendications mises
en avant par les grévistes. Là encore, elles expriment rarement, dans
toute leur diversité, les raisons du ras-le-bol. Celles-ci peuvent être
beaucoup plus complexes, différentes d’une personne à l’autre, et
malaisées à expliciter. Elles sont plus difficiles à mettre en
lumière. Or, il importe à l’entreprise de les repérer car, en l’absence de
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mesures correctives, les mêmes causes produisant les mêmes effets, le


mouvement de grève risque, bien entendu, de se reproduire, et cela
quel que soit le degré de satisfaction donné aux revendications qui
74 LE MANAGEMENT DU RISQUE SOCIAL

étaient mises en avant. De même en va-t-il du degré d’engagement du


salarié dans l’entreprise. Rien ne changera dans son comportement si
on ne met pas fin aux raisons qui le conduisent à lever le pied.
Ainsi le risque social est-il à rechercher dans l’image que la direction
et l’encadrement donnent d’eux-mêmes, dans la façon dont les
méthodes de management mises en œuvre par l’entreprise sont
vécues par les intéressés, par l’accumulation des « irritants » et des
questions ou des requêtes restées sans réponse, par la façon, opti-
miste ou pessimiste, claire ou plus souvent confuse, que les inté-
ressés se font de l’avenir de l’entreprise et donc du sort qui les
attend. Des enquêtes, réalisées sous forme d’interviews en profon-
deur, sous couvert d’un strict respect de la confidentialité des
propos échangés, après un conflit ou dans une situation potentielle-
ment conflictuelle ou génératrice de troubles psychosociaux,
permettent ainsi de préciser quelles sont les principales sources de
dysfonctionnement génératrices de tensions sociales.
Ces facteurs de tensions sociales et de désengagement présentent un
caractère bien concret. Il s’agira, par exemple, d’une panne d’eau
chaude dans les douches, qui dure depuis plusieurs jours et dont la
direction semble ne pas se préoccuper. Ce pourrait être là un simple
désagrément ; mais derrière le fait matériel lui-même, il y a l’atti-
tude de la direction, qui sera vite interprétée comme une manifesta-
tion de mépris. Une multiplication de ces manifestations de mépris,
réelles ou supposées, a pour conséquence de créer un climat de
méfiance, voire d’hostilité à l’égard de la direction. On sera alors
tenté de lui faire payer sa désinvolture à l’égard des salariés, soit par
une action collective, soit par une attitude personnelle de désenga-
gement : « S’ils se comportent comme cela avec les salariés, je n’ai
aucune raison moi-même de faire preuve d’empressement dans la
mise en œuvre des prescriptions qu’ils m’imposent ». Ce sont ces
faits, générateurs de tensions, que l’on qualifiera d’irritants sociaux.
Quelques-uns de ces irritants, identifiés d’enquête en enquête
© Groupe Eyrolles

comme étant les plus fréquents, sont présentés dans le tableau


suivant. On distinguera ainsi les tensions résultant :
 de l’image que la direction donne d’elle-même ;
LA MULTIPLICATION DES « IRRITANTS » 75

 du comportement de l’encadrement, et notamment de l’encadre-


ment de proximité ;
 de la composition sociologique de l’entreprise ;
 de la mise en œuvre insatisfaisante des méthodes de management
déployées par la direction ;
 de la perception de l’avenir par les salariés ;
 des rapports de l’entreprise à son environnement.

Les principales sources de dysfonctionnement interne


génératrices de tensions sociales

A – Le comportement de la direction
L’éloignement des centres de décisions.
L’absence de reconnaissance pour le travail accompli.
Le manque de courtoisie.
L’incapacité de présenter un projet mobilisateur.
Le manque de cohérence visible de l’équipe de direction.
B – Le comportement de l’encadrement
La définition insuffisante des rôles respectifs du n + 1 et du n + 2.
La présence insuffisante sur le terrain.
Le comportement autoritaire.
L’incapacité à animer l’équipe.
L’incapacité à faire progresser les personnes.
L’existence d’ordres et de contre-ordres.
L’absence d’informations claires et complètes.
L’absence de réponses aux questions, aux demandes et aux suggestions
d’amélioration.
Les défaillances dans le traitement des symboles.
C – La composition sociologique de l’établissement
Les querelles entre anciens et nouveaux.
Le déséquilibre démographique excessif en faveur des anciens ou des jeunes.
L’absence d’une représentation fidèle des griefs et des desiderata du personnel.
L’existence de groupes sociaux fortement typés du point de vue ethnique,
sociologique ou professionnel.
D – La mise en œuvre des méthodes de management
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Des informations générales insuffisantes.


L’incompréhension des modes de fonctionnement de l’entreprise.
…/…
76 LE MANAGEMENT DU RISQUE SOCIAL

L’absence d’entretiens périodiques sérieusement menés.


Les mesures salariales individuelles différenciées mais non clairement justifiées.
Les possibilités d’évolution insuffisantes ou répondant à des règles insuffi-
samment claires entraînant un sentiment d’injustice ou d’iniquité.
E – La perception de l’avenir
L’incertitude en ce qui concerne la pérennité de l’établissement ou de
l’emploi.
L’incertitude en ce qui concerne les intentions de la direction.
L’évolution défavorable des métiers pratiqués.
Le risque d’insuffisance des compétences requises et donc de déclassement
des personnes.
F – Les rapports de l’entreprise à son environnement
Les relations difficiles avec les usagers ou les clients.
L’évolution insuffisamment comprise des modes de fonctionnement entre
l’entreprise et ses partenaires.

Au-delà des irritants sociaux, il convient toutefois de s’interroger


sur la façon dont l’entreprise assure ou non le bien-être au travail
que les salariés en attendent : entre-t-il ou non dans les préoccupa-
tions de la direction ? Au-delà de ces facteurs matériels de bien-être,
ou au contraire de mal-être, on s’interrogera enfin sur la contribu-
tion de l’entreprise au mieux vivre et au développement humain.

L’IMAGE QUE LA DIRECTION DONNE D’ELLE-MÊME


L’expérience montre que la direction d’une entreprise peut être
parfaitement autiste, s’agissant des réactions collectives de personnes
travaillant à quelques dizaines de mètres d’elle. Il s’agit là du résultat
d’un manque d’écoute (on a mieux à faire que s’intéresser aux états
d’âme du personnel), mais surtout de ce que certaines choses sont
tout simplement inimaginables. Le discours que l’on entend par
exemple sera à peu près le suivant : « Chez nous, Monsieur, il n’y a
jamais eu de mouvements de grève, il ne peut donc pas y en avoir. »
© Groupe Eyrolles

Cette réaction exprime une conviction intime, fondée sur l’accumula-


tion de tout ce que la direction a fait, depuis l’origine de l’entreprise,
pour améliorer le bien-être du personnel. Un mouvement de grève
LA MULTIPLICATION DES « IRRITANTS » 77

réduirait ainsi à néant la pertinence de tout ce qui a été fait, moyen-


nant un investissement personnel fort, venant des dirigeants. D’où la
réaction, d’abord d’incompréhension, puis de colère, quand survient
le conflit qui couvait depuis longtemps, mais que l’on ne voulait pas
voir (malgré, parfois, les avertissements répétés de la maîtrise) : « Me
faire ça, à moi, après tout ce que j’ai fait pour eux ! » Clairement, le
dirigeant s’était peu à peu enfermé dans des certitudes qui relevaient
de l’illusion. La grève le ramène la réalité, et celle-ci n’est pas telle
qu’il l’imaginait et qu’il la souhaitait.
La direction d’une entreprise (comme d’ailleurs de n’importe quelle
collectivité humaine) doit ainsi en permanence lutter contre la
tendance à prendre ses rêves pour des réalités. Or, les réactions du
personnel (ou des syndicats) ne sont pas nécessairement celles
qu’elle imagine ou qu’elle souhaiterait. Et, en l’absence d’une atten-
tion soutenue et d’indicateurs d’alerte, le réveil peut être brutal. Les
entretiens à l’occasion d’enquêtes de climat social révèlent ainsi cinq
sources principales de tension.

L’éloignement des centres de décision


Les salariés ont besoin d’avoir en face d’eux un « responsable »
capable de répondre à leurs doléances en engageant l’entreprise. Le
sentiment de n’avoir en face de soi qu’un intermédiaire dont le
pouvoir se limite à transmettre la question on ne sait où et on ne
sait à qui peut ainsi apparaître comme proprement insupportable.
Or, c’est bien à une telle situation que conduisent pourtant
l’accroissement de la taille des entreprises (via les fusions et les
acquisitions) et la mise en œuvre de procédures qui se veulent cohé-
rentes mais qui se traduisent par une centralisation renforcée.

Une entreprise d’origine familiale, dirigée par un patriarche ayant une


forte personnalité et beaucoup de présence, est vendue à un groupe
étranger qui dépêche sur place un directeur général qui ne maîtrise pas
le français et qui divise l’entreprise en business units. Le personnel,
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jusqu’alors habitué aux « coups de gueule » du patron, se trouve profon-


dément déstabilisé malgré toute la bonne volonté des nouveaux diri-
geants. Signe avertisseur du malaise : la multiplication des assignations
devant les prud’hommes. Les salariés n’ont plus en face d’eux la
78 LE MANAGEMENT DU RISQUE SOCIAL

personne physique capable de répondre positivement ou négativement


à leurs demandes. À leurs yeux, les décisions qui les concernent et qui
mettent en jeu leur avenir professionnel sont prises désormais on ne sait
où, par on ne sait qui et pour on ne sait quelles raisons. 

L’absence de reconnaissance du travail accompli


Les salariés s’investissent fréquemment dans leur travail en vue
d’assurer la réussite collective, tout en ayant le sentiment que la
direction ne prend pas en considération leurs efforts. Certaines
exigences salariales, exprimées hors de toute référence aux possibi-
lités économiques de l’entreprise, apparaissent ainsi comme
l’expression d’un besoin de reconnaissance. Les entreprises fran-
çaises ne savent pas toujours dire « merci », certains managers esti-
mant que la prouesse personnelle réalisée dans le travail représente
un dû. A contrario, une reconnaissance exprimée parfois de façon
symbolique (félicitations, lettre de remerciement, etc.) sera appré-
ciée au-delà de ce que les dirigeants peuvent imaginer.

Les salariés ont réussi, au prix de gros efforts, à faire face à un surcroît
momentané d’activité et au travail supplémentaire généré par la mise en
place d’un nouveau logiciel de gestion. Celle-ci, en fait, s’est révélée beau-
coup plus hasardeuse que ne voulait le reconnaître la SSII chargée de sa
conception et de son installation. Malencontreusement, le montant de
l’intéressement, qui a été calculé par rapport aux résultats de l’année
précédente, selon des modalités qui échappent à la compréhension de la
très grande majorité des salariés, se révèle extrêmement décevant. Inter-
prétation par le personnel : la direction ne reconnaît pas nos efforts et n’y
attache aucune importance. Elle est, en fait, prisonnière de la logique à
laquelle, à ses yeux, obéit le calcul de l’intéressement, sans compter le
discours optimiste que lui tiennent les consultants de la SSII qui ne
veulent pas admettre la réalité des bugs qui affectent le logiciel. 

Le manque de courtoisie
© Groupe Eyrolles

Nombre de managers, à entendre les personnes telles qu’elles


s’expriment à l’occasion des enquêtes de climat social, traversent les
bureaux ou les ateliers comme si les gens n’existaient pas. Ils
LA MULTIPLICATION DES « IRRITANTS » 79

s’abstiennent de dire bonjour et se montrent arrogants, comme si


les salariés ne faisaient pas partie de la même humanité qu’eux.
Dans certains sites, le critère le plus pertinent pour qualifier les
managers, aux yeux des ouvriers ou des employés, consiste ainsi à
distinguer « ceux qui disent bonjour » et « ceux qui ne disent pas
bonjour ». Certains jeunes cadres, qui se savent promis à une évolu-
tion rapide et qui estiment qu’ils ne sont que de passage là où ils se
trouvent actuellement, en attendant mieux, savent ainsi se montrer
particulièrement imbuvables aux yeux du personnel.

Les jeunes managers traversent au pas de charge l’usine, qu’ils visitent


dans le cadre de leur formation, en discutant entre eux. Visiblement, ce
qu’ils voient autour d’eux ne les intéresse pas. Le DRH monde de cet
important groupe international me prend avec lui et m’entraîne à l’écart.
Dans son français balbutiant, il s’adresse à un ouvrier pour se faire expli-
quer tous les détails de fonctionnement de sa machine (une machine de
20 mètres de long), et notamment les mécanismes de sécurité. Au bout
d’un quart d’heure, il demande son nom à l’ouvrier et se présente lui-
même : « Moi, c’est Mike. » L’opérateur se rend compte alors qu’il a
affaire à l’un des principaux dirigeants du groupe multinational qui a
racheté l’usine il y a deux ans. Et il pourra dire aux copains que les
nouveaux patrons s’intéressent au travail, et qu’ils semblent particulière-
ment vigilants en ce qui concerne la sécurité. Le message sera passé.
Quant aux jeunes managers, ont-ils compris quelque chose ? Et quelle
image ont-ils donné d’eux-mêmes ? 

L’incapacité à présenter un projet mobilisateur


Certaines entreprises semblent être en situation de paralysie collective.
Tout le monde semble attendre tout le monde. Les entretiens montrent
alors, venant du personnel, un état d’inquiétude qui n’est pas nécessai-
rement exprimé de façon explicite. Dans leur majorité, les salariés
s’attendent à des changements importants, ils se posent des questions
sur leur avenir (individuel et collectif), mais, quand ils se tournent vers
la direction, celle-ci ne leur apporte aucune information susceptible de
© Groupe Eyrolles

clarifier la situation, aucun élan susceptible de déboucher sur un sursaut


collectif. Bien au contraire, beaucoup s’interrogent alors sur ses propres
intentions : les dirigeants ne sont-ils pas animés par un souci de
80 LE MANAGEMENT DU RISQUE SOCIAL

préserver leur intérêt personnel sans considération pour l’intérêt


commun ? Sont-ils réellement impuissants devant l’évolution de la
situation ou ne seraient-ils pas désireux de cacher des choses d’une
extrême gravité pour le personnel ? Bref, chacun se demande s’il y a un
pilote dans l’avion et quelles sont ses marges réelles de manœuvre. Le
moindre incident, le plus petit événement inhabituel sont alors vite
interprétés comme le signe de la catastrophe à laquelle certains s’atten-
dent, ou comme celui d’une malveillance de la direction.

Les services décentralisés d’un ministère sont dans l’attente du texte de


loi qui viendra bouleverser le cadre de leur activité. Une réorganisation
des services semble à peu près inéluctable. Certains agents risquent
d’avoir à choisir entre changer d’affectation ou changer de statut. La
direction, elle-même dans l’attente d’informations qui sont en réalité
entre les mains des politiques, n’a en fait pas grand-chose à ajouter à ce
qui paraît dans la presse. L’encadrement avoue de son côté qu’il est dans
le brouillard. Plus le temps passe, plus se multiplient les réactions néga-
tives, qui vont du fatalisme à la colère, du repli sur soi à l’engagement
collectif, parfois sous des formes outrancières que les syndicats eux-
mêmes ne parviennent plus à contrôler. 

Le manque de cohérence visible de l’équipe de direction


Certaines enquêtes laissent apparaître, dans ce que disent les
membres de la direction, un manque de cohésion qui peut aller de
l’absence de projet collectif à une hostilité affirmée des uns envers
les autres. Bien entendu, les stratégies personnelles se dissimulent
alors le plus souvent sous un dehors policé et n’ont pas l’occasion de
se manifester à l’occasion des réunions, très ritualisées, du Comex
ou du Codir. Étant le plus souvent le seul à s’y exprimer, le patron
se heurte alors à des manœuvres contradictoires dès lors qu’il faut
passer de l’acceptation apparente à l’action. Le problème est que les
errements du bateau ivre finissent par être perceptibles aux yeux du
personnel et contribuent à « polluer » l’atmosphère.
© Groupe Eyrolles

Les employés de la DRH d’une entreprise de service occupant quelque


2 000 personnes décident d’arrêter le travail. Le débrayage, qui durera à
peu près une journée, est suivi à 100 %. L’enquête d’opinion qui sera
LA MULTIPLICATION DES « IRRITANTS » 81

demandée par le PDG laisse apparaître, en raison de traits de caractère


très différents, de fortes divergences entre le secrétaire général, nouvel-
lement nommé, et le DRH, plus ancien et que la plupart des salariés esti-
ment plus « professionnel ». Le secrétaire général, peut-être animé par le
désir de déstabiliser le DRH, a adressé sans l’en avertir une note aux
membres de la DRH les prévenant que si le nouveau logiciel de paye
n’est pas opérationnel fin juillet, il faudra rester au mois d’août afin qu’il
le soit à la rentrée de septembre. On est fin juin et chacun a déjà organisé
ses vacances. Le résultat ne se fait pas attendre. 

LE COMPORTEMENT DE L’ENCADREMENT
Les enquêtes de climat social conduisent fréquemment à la détec-
tion d’insuffisances dans la façon dont l’encadrement, et plus spéci-
fiquement l’encadrement de proximité, joue son rôle sur le plan
humain et social. Il est vrai que, face à des jeunes fraîchement
débarqués dans la vie professionnelle, la tâche n’est pas facile. Or,
après des décennies de discours de consultants sur « la dimension
humaine de l’entreprise », l’encadrement y est souvent mal préparé :
 Les réorganisations de l’entreprise ont parfois eu pour consé-
quence de déstabiliser l’encadrement de proximité. Le chef
d’équipe est devenu « superviseur » ; on lui a bien fait
comprendre qu’il n’était pas là pour hurler des ordres et
engueuler les récalcitrants, mais pour animer l’équipe et aider
ceux qui se trouvaient en difficulté. Or, entre la théorie et la
pratique, entre ce qu’imaginent les dirigeants et ce qui se passe
réellement sur le terrain, l’écart peut être important.
 L’encadrement se plaint fréquemment d’être accaparé par des
tâches de reporting, par la multiplication des réunions et par la
nécessité de tenir, coûte que coûte, les objectifs opérationnels.
Bref, ce sont les résultats qui comptent. Dans ces conditions, les
nobles propos sur la dimension humaine de l’entreprise se trou-
vent largement rejetés à l’arrière-plan, « quand on trouvera le
© Groupe Eyrolles

temps ».
 Jeunes ingénieurs et jeunes managers ne sont pas toujours à la
hauteur de la situation. Certains d’entre eux semblent considérer
82 LE MANAGEMENT DU RISQUE SOCIAL

qu’il suffit de donner des ordres, comme leur haute fonction leur
en donne le droit, pour être assurés d’être obéis ; d’autres s’inté-
ressent plutôt à la technique, au marketing ou à la gestion finan-
cière ; d’autres, enfin, donnent l’impression de se préoccuper plus
de leur carrière que des hommes qui les entourent.
Bref, les « encadrants » donnent souvent d’eux-mêmes, à ceux qu’ils
encadrent, une image qui contribue largement à expliquer la dégra-
dation du climat social. On laissera de côté les cas pathologiques de
harcèlement ou de discrimination (raciale, syndicale ou sexuelle)
pour s’en tenir aux situations les plus fréquentes. On en distinguera
neuf, ce qui est déjà beaucoup.

La définition insuffisante des rôles respectifs du n + 1 et du n + 2


Dans certaines entreprises, les chefs d’équipe constituant théorique-
ment le premier niveau d’encadrement se sont retrouvés à la tête
d’équipes suffisamment nombreuses pour qu’il ait été nécessaire de
les faire assister par des sortes d’adjoints : superviseurs, coordina-
teurs ou pilotes. Peu importe la dénomination, leur rôle est, en
l’absence du chef, de jouer un rôle de conseil auprès des ouvriers ou
des employés, de les remplacer à leur poste quand ils s’absentent
quelques instants, de mettre les nouveaux dans le coup et ainsi de
suite. La difficulté est qu’ainsi déchargés d’une partie de leur
mission, les chefs d’équipe, accaparés par ailleurs par les tâches
administratives nouvelles qui leur étaient successivement confiées,
se sont parfois éloignés de leur équipe au point de créer une sérieuse
confusion : qui est finalement mon chef ? Est-ce le superviseur ou
est-ce le chef d’équipe ?

Une entreprise constate que les managers de proximité sont débordés et


met en place des superviseurs, c’est-à-dire des opérateurs expérimentés
qui coordonnent le travail de leurs collègues en l’absence du manager.
Celui-ci en profite pour se décharger de plus en plus sur eux des tâches
de gestion du personnel. Toutefois, il conserve le symbole du pouvoir :
© Groupe Eyrolles

c’est lui, en effet, qui mène les entretiens annuels d’évaluation et qui
décide des augmentations individuelles. Mais il ne sait plus très bien ce
que fait chacun et comment il doit s’acquitter de sa tâche. Quant aux
superviseurs, ils expriment leur frustration : ils récoltent les problèmes
LA MULTIPLICATION DES « IRRITANTS » 83

d’encadrement sans véritablement être reconnus comme membres de la


hiérarchie. Les salariés, eux, se plaignent amèrement des entretiens mal
faits : « C’est n’importe quoi, il ne sait même pas sur quelle machine je
travaille. » 

La présence insuffisante sur le terrain


Cette confusion entre le rôle du superviseur et celui du chef
d’équipe, ou entre le rôle du chef d’équipe et celui du contremaître
(chaque entreprise ayant son propre vocabulaire) conduit souvent à
un sentiment d’éloignement du « véritable chef » au profit d’un
collègue chanceux promu « superviseur » (ou animateur, leader,
etc.), mais qui n’a que les apparences de l’autorité. Le chef, dit-on,
n’est plus sur le terrain. Il passe le matin, dit (éventuellement)
bonjour aux uns et aux autres, file dans son bureau, reste scotché
derrière son écran toute la journée et, le soir, file en sens inverse sans
qu’on ait pu aborder avec lui les problèmes qu’on aurait eu à lui
exposer. Il en résulte l’absence d’informations (voir p. 86), l’absence
de réponses aux questions que l’on aurait à poser (voir p. 87),
l’absence d’orientations (voir p. 84) et, finalement, l’impression
d’être livré à soi-même.

— Et pourriez-vous leur dire, dans votre rapport, que le ménage est mal
fait ?
… ?
— Oui, la société de nettoyage ne fait pas son boulot ; regardez, il y a de
la poussière partout.
— Peut-être pourriez-vous en parler à votre patron ?
— Vous n’y pensez pas. D’abord, on le voit très peu. Ensuite, ce n’est
même pas la peine que je lui en parle.
— Alors peut-être pourriez-vous le signaler au CHSCT ?
— Le quoi ?
Cette dame est murée dans son problème quotidien : personne à qui
© Groupe Eyrolles

s’adresser. C’est comme ça que la grève éclate un jour. On parle ailleurs


d’un mouvement irrationnel et on s’en prend aux « meneurs » du mouve-
ment. 
84 LE MANAGEMENT DU RISQUE SOCIAL

Le comportement autoritaire
L’exercice de l’autorité, avec le renouvellement des générations,
exige un style qui ne peut plus être ce qu’il était il y a vingt ans,
quand il pouvait sembler « normal » à quiconque de se faire
engueuler, de préférence en public. Les jeunes accordent la plus
grande importance au respect qu’on leur témoigne, ou non. Mais,
en même temps, ils attendent conseils et orientations. L’exercice de
l’autorité relève ainsi de la quadrature du cercle. Or, nombre de
ceux qu’on appelait les « petits chefs » ne connaissent guère que le
modèle taylorien dans lequel ils ont baigné depuis les débuts de leur
vie professionnelle. Il peut en résulter, venant de jeunes souvent
mieux formés techniquement, des réactions fortes de rejet devant
des méthodes qui leur semblent à la fois archaïques et irrespec-
tueuses à leur égard.

Une usine, près de Belfort, fait l’objet d’un mouvement de grève très dur,
dont les principaux acteurs sont de jeunes ouvriers qui se donneront le
surnom d’« Apaches ». Il s’agit d’une usine toute nouvelle, dont le
personnel est constitué de jeunes qui sortent tout juste du CFA. L’enquête
de climat social qui suivra révèle alors l’ampleur de l’incompréhension qu’il
pouvait y avoir entre les uns et les autres. « Le problème, affirme un agent
de maîtrise d’âge mûr, c’est que lorsqu’on leur donne un ordre, au lieu de
l’exécuter, ils vous répondent. » « Le problème, affirme en retour un jeune
ouvrier, c’est que, si on leur demande une explication, ils ne vous répon-
dent pas, alors, évidemment, il faut se mettre à plusieurs pour gueuler un
peu fort. » Entre ceux qui répondaient et ceux qui ne répondaient pas, le
clash était donc prévisible. 

L’incapacité à animer l’équipe


L’autoritarisme est difficilement supporté, mais l’absence de toute
autorité l’est finalement tout autant. Or, certains membres de
l’encadrement ne savent tout bonnement pas comment s’y prendre.
Ils savent que l’autoritarisme n’est pas la bonne solution, ils s’y refu-
© Groupe Eyrolles

sent par principe, mais aucun modèle n’est venu remplacer celui
qu’ils rejettent. Ils s’en remettent donc volontiers au sens des
responsabilités de leurs collaborateurs, ou craignent les réactions
LA MULTIPLICATION DES « IRRITANTS » 85

négatives qui pourraient venir, notamment de syndicalistes


influents et qui se sont érigés en garants du bien et du mal. Or, tout
groupe humain a besoin d’une autorité capable d’indiquer la direc-
tion vers laquelle avancer ensemble, et d’arbitrer les conflits inévi-
tables qui surgissent entre les personnes. Lorsqu’une telle fonction
n’est pas assurée, il en résulte un sentiment de malaise : les repères
disparaissent et plus personne n’avance.

Cette usine a longtemps été dirigée d’une poigne de fer, par un directeur
énergique, considéré à la fois comme très compétent et abusivement
autoritaire. Mieux valait pour les ouvriers, dans ces conditions, éviter de se
faire remarquer par des idées qui n’auraient pas été celles du chef. Or, parti
en retraite, celui-ci laisse place à un manager animé de la volonté de
mettre en place un management participatif faisant appel à la responsabi-
lité et au sens de l’initiative des ouvriers. Ayant été habitués à se contenter
d’exécuter les ordres qui leur étaient donnés, ceux-ci auront, dans un
premier temps, le sentiment d’être désormais laissés à eux-mêmes. Ce
n’est que progressivement qu’ils prendront la liberté, jusqu’alors dure-
ment réprimée, d’exprimer leurs idées et leurs suggestions. 

L’incapacité à faire progresser les personnes


Les salariés – et pas seulement les cadres – pensent à leur avenir :
beaucoup rêvent de progresser. Lors des entretiens, ils expriment
volontiers leur désir d’évolution. En revanche, ils ne savent pas
toujours comment s’y prendre. Ils ne savent pas comment
s’orienter. Ils ne connaissent pas les possibilités de formation qui
s’offrent à eux. Ils ne savent même pas s’il y a des possibilités
d’évolution dans l’entreprise qui les emploie. Et ils n’osent pas
s’adresser au chef. Pire, il arrive que celui-ci s’oppose à leur évolu-
tion, parce qu’elle passerait par un changement de service, et qu’il
souhaite conserver « les bons éléments ». Il en résulte, pour les inté-
ressés, le sentiment lancinant d’être dans une impasse.
© Groupe Eyrolles

Exemples de propos contradictoires recueillis lors d’une enquête de


climat social auprès de jeunes ouvriers de même qualification profes-
sionnelle dans une usine de la métallurgie :
« Ici, on peut évoluer ; la preuve, en deux ans, j’ai déjà changé de poste. »
86 LE MANAGEMENT DU RISQUE SOCIAL

« Ici, il n’y a pas de possibilités d’évolution ; pour en avoir, il faudrait que


je quitte l’entreprise. »
« Ici, il y a probablement des possibilités d’évolution, mais je ne sais pas
bien lesquelles et je ne sais pas qui pourrait me renseigner. »
« Ici, les possibilités d’évolution, c’est selon le bon vouloir du chef ; en
fait, ils recherchent des gens qui ne soient pas des grandes gueules. » 

L’existence d’ordres et de contre-ordres


Certaines entreprises, vues de la base, ne donnent pas l’impression
d’une grande cohérence. Les ordres qui s’enchaînent paraissent
contradictoires, non pas qu’ils le soient nécessairement, mais parce
que les intéressés ne connaissent pas la logique qui les expliquerait.
Par ailleurs, la complexité des grandes organisations a parfois
conduit à la mise en place d’une structure matricielle : chef de zone
et chef de produit peuvent alors s’adresser à une même personne par
des injonctions contradictoires. Certains en profitent pour agir
selon leur propre gouverne et s’en trouvent très bien ; d’autres en
deviennent fous et font entendre leur désarroi ou leur colère lorsque
ces orientations contradictoires vont à l’encontre de leurs intérêts.
Leur impression est celle d’une organisation irrationnelle et chao-
tique. On parle alors de « gâchis » : « Pourquoi fermer cette usine
dans laquelle, il y a deux ans, on a investi dans un équipement
coûteux ? »

Un directeur d’usine reçoit la même semaine une note de la direction des


ventes lui demandant de réduire les délais de livraison et une note de la
DRH lui demandant de renoncer aux intérimaires. À lui de se débrouiller. 

L’absence d’informations claires et complètes


L’absence d’informations venant de l’encadrement est l’un des
reproches les plus lourds et les plus constants parmi ceux que
formulent les personnes rencontrées au cours d’enquêtes de climat
© Groupe Eyrolles

social ; on leur demande de se sentir concernés par le devenir de


l’entreprise, mais on ne leur donne pas les informations qui leur
permettraient de situer leurs efforts et de leur donner sens. Certes,
LA MULTIPLICATION DES « IRRITANTS » 87

disent les plus entreprenants, les informations, on peut toujours


chercher à se les procurer ; mais quand le chef donne des informa-
tions qui vont au-delà des consignes immédiatement utiles, il mani-
feste ainsi sa reconnaissance à la personne à laquelle il s’adresse :
« On m’informe, donc j’existe ; on s’abstient de m’informer, donc
je ne compte pas à leurs yeux. » Quant au charabia dont sont coutu-
miers certains managers, il témoigne d’une incapacité à se mettre à
la place de ceux à qui s’adresse le message et suscite la
méfiance. Ceci sans compter les inévitables maladresses. Notre
venue en vue d’une enquête fut ainsi annoncée par une note de
service rédigée de la façon suivante : « Vous êtes convoqué à un
interrogatoire dans le cadre d’une enquête… »

Un directeur d’hôtel, venant de prendre ses fonctions, constate un déficit


d’information au sein de l’établissement ; les interviews réalisées à sa
demande débouchent sur un constat différent selon les personnes inter-
rogées :
– Les chefs de service estiment que les employés « ont toute l’informa-
tion nécessaire » et qu’il n’y a donc pas de problème.
– Les employés réagissent tout différemment : « Les informations pour
notre travail quotidien, oui, on les a (et encore, à la réception, on ne nous
avait même pas informés des nouveaux tarifs) ; par contre, ce qu’on ne
nous dit pas, c’est si les nouvelles salles de réunion super-équipées sont
une réussite commerciale ou non, si on va bientôt refaire les chambres
du troisième étage qui le mériteraient bien. Sans compter qu’on n’a
aucune idée de ce que le comité de direction peut bien se raconter, tous
les lundis de 14 à 16 heures. » 

L’absence de réponses aux questions, aux demandes


et aux suggestions d’amélioration
Rien n’est plus frustrant que de poser des questions que l’on juge
légitimes et pertinentes, de faire des suggestions qui semblent
logiques et qui contribueraient au progrès de l’entreprise, et de ne
© Groupe Eyrolles

pas avoir de réponse. Ne pas en obtenir est alors ressenti comme


une marque de mépris. À la longue, on sait que ce n’est même pas la
peine de demander ou de suggérer car ça ne servira à rien. Le silence
88 LE MANAGEMENT DU RISQUE SOCIAL

s’installe ; les frustrations s’accumulent ; les remarques acerbes sur le


manque de diligence ou le manque de professionnalisme des chefs
se multiplient. Certains réagissent par une attitude de fatalisme et
de retrait. Il n’y a pas à s’étonner alors de leur passivité. D’autres
s’insurgent, d’abord individuellement, puis collectivement. Faut-il
alors s’étonner que ça explose ?

La caisse enregistreuse est mal placée. Demande est faite au chef de


rayon : pas de réponse. Redemande au chef de rayon (le chef de départe-
ment, on ne le voit jamais, ou on n’ose pas lui en parler) : de nouveau,
pas de réponse. Jusqu’au jour où le problème de la caisse fait l’objet
d’une pétition qui est portée au directeur du magasin. Il se déplacera en
personne et le problème sera résolu le jour même. À noter, dans ce cas
précis, l’absence d’intervention des délégués. On peut se demander
pourquoi. 

Les défaillances dans le traitement des symboles


L’entreprise n’est pas seulement un monde rationnel, où ne comp-
teraient que les calculs techniques et financiers. C’est aussi un
monde chargé de passions, qui a son histoire, ses mythes et ses
symboles. Quand les personnes interrogées lors d’enquêtes s’expri-
ment, elles évoquent volontiers ce qui compte pour elles, les valeurs
auxquelles elles sont attachées. Elles citent volontiers les faits, les
événements, les pratiques et, finalement, les rites qui, dans l’entre-
prise, expriment les valeurs auxquelles elles adhèrent ou, au
contraire, les comportements qu’elles rejettent comme étant mora-
lement inacceptables. D’où, par exemple, la valeur significative de la
poignée de main matinale : il y a les managers qui disent bonjour et
ceux qui ne disent pas bonjour. Autrement dit, ceux qui vous
respectent et ceux qui vous méprisent. Or, nombre de managers,
habiles dans l’ordre rationnel qu’ils ont appris à maîtriser durant
leurs études, se montrent par contre maladroits dans le respect des
symboles, ce qui peut conduire à une grave dégradation des rela-
© Groupe Eyrolles

tions de travail dans la mesure où ils ne respectent pas les codes de


conduite que l’on attend d’eux, au moins dans l’exercice de leurs
fonctions.

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