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Le haschisch : contes en

prose, sonnets et poèmes


fantaisistes illustrés de trente
eaux-fortes / texte et
gravures par [...]

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Monnier, Antoine (01). Auteur du texte. Le haschisch : contes en
prose, sonnets et poèmes fantaisistes illustrés de trente eaux-
fortes / texte et gravures par Antoine Monnier,.... 1877.

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LE HASCHISCH
CONTES
SONNETS ET POËMES
CET OUVRAGE
n'a été tiré qu'à 380 exemplaires
tous numérotés :

3-40exemplaires papier vélin, Nos 41 à 380


30
— — de Hollande, Il à 40
10 — — de Chine, 1 à 10

:
HASCHISCH LE

CONTES EN PROSE
SONNETS ET POËMES FANTAISISTES
ILLUSTRÉS

DE TRENTE EAUX-FORTES
TEXTE ET GRAVURES

PAR ANTOINE MONNIER


AUTEUR DE EAUX-FORTES ET RÊVES CREUX, ÈVE ET SES INCARNATIONS, ETC.

PARIS
LÉON WILLEM. ÉDITEUR
8, RUE DE VERNEUIL.

18 7 7
DÉDICACE.

A l'ombre de celui qui fit les Fleurs du Mal,


Au poëte du spleen qui, de l'impossible ivre,
Poussa jusqu'au hideux la haine du banal,
Je dédie humblement les rimes de ce livre.
Antoink MON N [ Kli.
LE RÊVE

ONregard étonné, contemple la lumière


Qui, dans un rayon d'or, semble venir des deux.
Et durant qu'ici-bas tout est silencieux,
J'entends un chœur lointain doux comme une prière.

J'ai du philtre divin vidé la coupe entière.


Tout se métamorphose et s'anime à mes yeux;
L'étrange en mon esprit s'unit au merveilleux,
Je crois voir tressaillir des nudités de pierre.

Plus idéale encor, que l'antique beauté


Que donnait Phidias à la divinité,
Dans une vision pure et blanche comme Eve,

Je vois dans sa splendeur et dans sa majesté,


Sous de longs voiles noirs que le -é'l)hî*î- soulève :
La houri du Haschisch souriant dans mon rêve.
L'AME EN PEINE.
LLE était n'la raison, ma lumière, mon âme ;
Son esprit sur le mien étendait sa clarté ;
Elle était belle, ainsi que Dieu rêva la femme ;
Ses grands yeux étaient doux cornue une nuit d'été.
Elle était l'non printemps, mo?t idole, mon âme ;
Et, quand je vis son corps se glacer et pâlir,
Je connus des douleurs la déchirante gamme
En comprenant hélas! que tout allait finir.

- La mort n'eut point pitié de mes pleurs, de ma peine;


Elle én1porta ma vie, et je sentis au cœur
Un vide, où s'infiltraient le dégoût et la haine
De tout ce qui vivait et raillait 1na douleur.
Sur terre il n'était rien qui put calmer 1na peine,
Je m'en fus au hasard. Dans mon regard terni,
Les enfants épelaient, retenant leur haleine
De surprise et d*effroi : Pour lui tout est fini.

— Longtemps, longtemps j'allai, marchant, suivant 1110n ombre,


Fuyant le bruit confus de l'homme et des cités,
-
Traversant le désert, les monts, la forêt sombre,
Et parcourant les mers sous les deux tourmentés.
J'allais partout errant, sans but, suivant 1non ombre,
Et lorsque je voguais sur l'Océan bruni,
La mouette qui passe auprès du mat qui sombre
Semblait me répéter : pour lui tout est fini.

— C'est ainsi que je vins devant un gouffre immense,


Sans fond, sans horizon, sans limites, béant;
Sous un manteau de deuil, là régnait le silence,
Les ténèbres étaient l'image du néant.
Un grand sphinx de granit au bord du gouffre immense
Semblait avoir les yeux fixés sur l'avenir.
Les siècles sur le roc incrustaient leur puissance,
Le temps avec son corps ne pouvait en finir.
— Et voyant réfléchir l'énorme bloc de pierre,
Réponds, lui dis-je, Sphinx! parle, que sommes-?tOMS?
Sais-tu quel est l'endroit où monte la prière ?
Devant qui nous faut-il plier les deux genoux ?
Dis-moi qu'il est vraiment un Dieu, grand Sphinx de pierre,
Par qui l'homme du ciel ne peut être banni.
Du monstre le passé rongeait la bouche entière,
Mais le front s 'abaissa pour dire : C'est fini!

— Alors, j'interrogeai les régions


profondes,
Qui s'ensevelissaient dans l'immobilité
D'une nuit étrangère au mouvement des mondes,
Muette, impénétrable et sans nulle clarté.
Et l'écho qui sortit des régions profondes,
Par de multiples voix allant à l'infini,
En sons s'élargissant, semblables à des ondes,
3fc répondit ces mots : C'est fini! c'est fini!

— Encor, toujours, toujours ce stupide mensonge ;


De la divinité telle n'est pas la loi,
Car il est un Eden qu'a vu l'homme en un songe ,
Une sublime vie en laquelle il a foi.
Tu souffles, triste val, l'alarme et le mensonge ;
Du maître est éternel l'œuvre qu'il a béni....
Comme un cri qui renaît sans cesse et se prolonge,
Le val me répéta : C'est fini! c'est fini!

— 0 vous qui proférez si terrible sentence,


Dites, serait-il vrai qu'il n'est point un enfer
Où l'on soit déchiré, brisé par la souffrance,
Mais où l'esprit renaît et recouvre sa chair ?
Tout s'anéantira! telle est votre sentence!
Le bien sera sans gloire et le crime impuni!
Il ne restera rien ! pas même l'espe"raitce!
L'écho me répondit : C'est fini! c'est fini.

— 0 nuit du désespoir, sinistre, lamentable!


0 nuit, Elle n'est plus! ai-je donc tout perdu?
Est-il une douleur à la mienne semblable ?
Dans le froid du tombeau mon rêve est descendu.
*
Par Elle je vivais, voix sombre et lamentable
Mon être au sien était à jamais réuni....
Du ténébreux vallon la parole effroyable
Gronda toujours plus fort : C'est fini! c'est fini !

— 0 gouffre de la mort! abîme où le blasphème


Règne seul au milieu d'un cahos redouté,
Dans ton antre insondé, j'irai chercher ntoi-mênze
Le secret du néant et de l'éternité.
Je saurai, dans ton sein, abîme du blasphème,
Jusqu'où l'esprit enfin, libre, peut parvenir.
Je suis las de traîner partout l'na face blême....
Viens, me cria l'écho, viens, tes maux vont finir.

— Alors, je nie plongeai dans la noire vallée,


L'écho fit éclater un long ricanement;
Et, lorsque de mon corps je me fus envolée,
A/a chair sur un rocher s'écrasa lourdement.
Et maintenant je suis dans la noire vallée
Ou vont les suicidés, sans cesser de souffrir ;
Ame en peine, je vais, errante et désolée,
Toujours seule, et mon ntal ne doit jamais finir.

— Je m'arrête là-bas auprès du Sphinx qui pense,


Pour voir sur 1non squelette un feu-follet danser ;
Parfois aussi j'attends avec impatience,
L'ombre d'un être aimé qui ne doit point passer.
Mais je n'écoute plus, près du grand Sphinx qui pense,
Les infernales voix de l'écho retentir,
Car c'est l'esprit maudit qui souffle la démence
Aux mortels insensés qui veulent en finir!
CE QUE PERDIT MAITRE LUC AU NOBLE JEU DES ÉCHECS.

C'était dans la boutique même de maître Luc que se mesuraient les deux opiniâtres
jouteurs — entourés habituellement d'un cercle de curieux, — et lorsque Magda venait
s'accouder sur l'épaule de son père pour suivre les péripéties du jeu, le comte, perdait in-
variablement.
D'abord, les deux champions luttèrent purement pour la gloire. Petit à petit ils enga-
gèrent des pièces d'argent, insensiblement, les enjeux devinrent tels, qu'il ne fut bruit
dans le paj s que des monceaux d'or gagnés par maître Jacquelet au seigneur deMalemort.
Or, la chronique avait raison, car celui-ci en fut bientôt réduit à n'avoir pour tous biens
que les murs de son manoir, et chacun riait de lui, lorsqu'il avait le dos tourné cependant,
car on savait que le farouche comte avait la main lourde.
Enfin, un beau jour, son château fut perdu, à la grande consternation des désœuvrés
qui l 'entouraient. Cette perte le laissa impassible; de toute l'assistance ce fut certainement
lui qui parut le moins troublé.
Maître Luc ne pouvant surmonter un sentiment d'orgueilleuse commisération, insista
pour lui rendre une part de ses biens ; mais le comte haussa les épaules en faisant retentir
un éclat de rire strident et sardonique; comme ses yeux rencontraient ceux de Magda,
il lui jeta un regard étrange qui dissimulait fort peu une joie intérieure, bien singulière
chez un joueur complétement ruiné.
Maître, dit-il, en tirant de son escarcelle un collier étincelant de pierreries : voici une
chaîne qui, à elle seule, enrichirait un roi ! je te la joue contre Malemort; mais c'est à
Malemort même que je prendrai ma revanche. Il fait nuit ; du
— rien ici ne te retient, —
reste, si je perds, tu seras tout porté pour prendre possession de ton nouveau logis.
Soit, dit l'orfèvre qui, bien que se sentant fâcheusement impressionné par le rica-
nement continu de son noble adversaire, n'osa pas refuser; il congédia ses clients, ferma
sa boutique, et, après avoir embrassé sa fille, suivit le comte.
Tous deux marchaient sans mot dire sur la route que la lune parfois, entre deux
nuages noirs, éclairait largement.
Le comte sifflotait entre ses dents. L'orfèvre combattait un vague sentiment d'inquiè-
tude, par le chatoyant espoir de posséder le magnifique joyau dont ses yeux étaient encore
éblouis. Cependant plus ils s'approchaient du,castel, plus une crainte, dont il ne pouvait se
rendre compte l'envahissait. - «
Enfin ils arrivèrent. A la vue du gigantesque manoir, le visage de Luc Jacquelet, eut
comme un éclair de joie; n'était-il pas désormais le seul maitre de ce somptueux domaine?
Le comte alla quérir un échiquier d'ivoire et d'ébène, et, après avoir donné des ordres
pour qu'aucun de ses serviteurs ne vint les déranger, il introduisit son compagnon dans
une immense salle, et l'installa auprès d'une fenêtre ogivale, par laquelle pénétraient les
rayons de la lune. La partie commença aussitôt.
Maitre Luc, sentant revenir son assurance au contact de l'échiquier, reprenait son
habileté ordinaire.
— Ma foi ! dit-il, après un instant, je crois que je tiens la moitié de la chaîne; vous
voilà démonté,j'enlève votre second cheval.
— Bah! riposta le sire de Malemort, vraiment je n'en ai que faire, car te voilà mat.
Le joaillier eut un soubresaut, causé par la surprise de ce coup inattendu.
Le manoir était revenu à son premier propriétaire.
— Allons, dit-il, ta revanche, mon maître.
Maitre Luc, après s'être tàté le front comme pour s'assurer qu'il n'était point sous l'em-
pire d'une ténébreuse incantation, replaça résolûment ses pièces, attaqua le premier et le
silence se rétablit.
Le joaillier, jouait toujours plus lentement. On eut dit quand il mouvait ses pièces,
que sa main blafardement éclairée, tremblait. Après un instant, il s'écria : — C'est de la
fatalité! Il avait perdu cette seconde partie.
— A une autre, la fortune ne saurait t'abandonner ainsi; tous mes biens contre tes
ri-
chesses ; allons, pièces en place !
— Le diable est de votre côté, Monseigneur, mais, par mon Saint patron, j'aurai raison
de vous et de votre partenaire maudit. Et, se rémémorant sa chance et son habileté passées,
il reposa ses pièces dans l'ordre voulu, ensuite il commença l'attaque. Mais, en levant la
tête, par hasard, il crut voir comme une ombre qui, accoudée sur le dossier du siége du
chatelain, conseillait son adversaire.... sa main tremblait de plus en plus. Le comte jouait
sans hésitation, lui enlevant ses pièces une à une.
— Décidément, dit celui-ci, après quelques coups lentement ripostés par l'orfèvre, à
quoi songes-tu donc? Vois, je te fais encore échec et mat.
Luc Jacquelet poussa un cri de rage, tout en s'arrachant les cheveux, et s'incrustant
les ongles dans les chairs.
— Ma fille, ma pauvre enfant! disait-il en se tordant les bras.
— Ah! Magda!.... je te la joue contre mes biens et tout ce que je t'ai gagné, proposa
le comte de Malemort,
A ces mots, Je joaillier se leva d'un bond, saisit son escabeau pour le lancer à la tête
du comte; mais celui-ci, lui retenant promptement le bras, en le serrant comme dans un
étau, lui dit : — Deviens-tu fou? n'étais-tu pas hier encore le plus fameux joueur d'échecs
que l'on connut? Ne m'avais-tu pas tout gagné, argent et domaines? La chance, pour le
moment de mon côté, va sans doute te revenir. Tu oublies qu'il ne te reste rien, et que
tu peux tout reconquérir en une seule partie d'un jeu dont les plus subtils détails te sont
familiers. Du reste, à ton aise, mon maître; si tu ne veux pas, n'en parlons plus; au
jour j'irai prendre possession de ta boutique et de tes richesses.
— Faites, et que Dieu me soit en aide, soupira Jacquelet en se dirigeant du côté de la
porte.
— Il est vrai, continua le seigneur de Malemort, qu'il te restera ta gloire de superbe
joueur d'échecs! Chacun sait bien qu'à ce jeu tu n'as pas ton pareil pour déjouer et con-
naître les coups les plus secrets.
A ces mots, maître Luc vint précipitamment reprendre sa place devant l'échiquier,
puis, d'une voix de désespéré : Eh bien !... la dernière, et advienne que pourra.
— C'est bien entendu : la belle pour la Belle? Jouons donc et commence.
Les pièces s'alignèrent de nouveau sur l'échiquier d'ivoire et d'ébène. Maître Jacquelet
demeura longtemps avant de faire manœuvrer son premier pion. Le comte jouait vite,
comme si d'avance il eut connu le résultat de la partie.
Va lentement, prends bien ton temps, disait-il au vieillard; rien ne presse, personne,
oh ! personne ne viendra nous déranger. Et maitre Luc allongeait sa main incertaine qui, -
sans avoir touché à une pièce, rentrait dans l'obscurité, car la lune éclairait seulement
l'échiquier, laissant les deux joueurs dans l'ombre.
Mais encore une fois, que se passait-il dans la cervelle du doyen? quelle incroyable
distraction obsédait sa pensée ? avait-il cru apercevoir dans une vision sa fille Magda, se
débattant sous l'étreinte du chatelain? ne pouvait-il plus supporter la cruelle ironie qui
grinçait à ses oreilles? était-ce donc avec Satan en personne qu'il jouait?
— Allons, décidément, maître écolier, tu n'as plus rien à perdre, s'écria le comte.
Le joaillier fit entendre un véritable rugissement empreint de douleur et de détresse,
puis il se prit le front avec les deux mains, posa lourdement ses coudes sur la table de
chaque côté de l'échiquier, et s'abîma dans la contemplation de ce dernier coup du sort.
Sans doute il voulait voir si toute chance de salut n'était point perdue. Comment, pas
une issue? pas un espoir? rien!.... Il ne devait évidemment croire à une pareille infortune.
Peut-être pourrait-il sauver son roi... La veille encore, ce comte damné ne pouvait triom-
pher de lui. Certainement il songeait à se défendre en une si cruelle extrémité, et, pour y
parvenir, il faisait d'horribles efforts, car sa respiration suspendue laissait son corps sans
mouvement.
Le comte, lui, s'abandonnait tout entier à la joie : Tu es long à te rendre à l'évidence,
maître Luc, et mon avis est que tous les saints du paradis ne sauraient te tirer d'affaire.
Puis il ricanait en se frottant les mains, regardait encore l'échiquier, et tout redevenait
silencieux dans la sombre salle.
Le joaillier calculait toujours avec une opiniâtre attention. Seulement, comme si la
clarté de la lune n'eut pas été suffisante, son front s'inclina de plus en plus vers la table.
Assurément il se courbait ainsi pour mieux embrasser la marche de chacune des pièces.
— Ah! ça! dit le sire de Malemort, se levant impatienté, décidément tu abuses.
Belzébuth en personne ne te pourrait faire plus mat que tu ne l'es. Je suppose fort que tu
songes au moyen de me voler ma victoire. Souviens-toi de nos conventions; tout m'appar-
tient à présent, tes trésors et ta fille.
Mais ceci n'émut point l'infortuné joaillier, absorbé dans ses recherches. Aussi ne
leva-t-il point la tête.
L'aurore vint graduellement remplacer la clarté de la lune, et la salle s'emplit peu à
peu des premières lueurs du jour.
—Vrai Dieu ! dit le comte, tu te moques de moi, et ma patience est à bout; par Satan,
finissons-en, ou, sans plus tarder, je te fais énergiquement sentir le poids de ma colère.
A quoi rêvait donc maître Luc ? même cette menace le laissa indifférent !
Mais, ne répondras-tu pas, déloyal joueur? hurla le comte, es-tu devenu stupide en
contemplant ta défaite ? Veux-tu donc me résoudre à réveiller ton esprit endormi en te
labourant le crâne avec la pointe de mon stylet?
Vraiment, la chose était inconcevable, le fait inoui ! Le vieillard demeura impassible,
son corps ne fit pas le moindre mouvement. Par un miracle de son saint patron, il devait
être sur la piste d'une tactique nouvelle pour soustraire son roi à cette affreuse capitulation.
Toujours est-il qu'il n'avait pas l'air le moins du monde, de se soucier de ces brutales
instances.
Par l'enfer ! que je sûis brûlé vif, pendant sept éternités, si je n'obtiens une parole et
si je ne t'obliges à t'avouer vaincu ! s'écria le comte en lui secouant violemment l'épaule.
Le joaillier ne leva point la tête, ne répondit rien.... Mais, lorsque le seigneur de
Malemort, vaguement effrayé par cette immobilité, eût laché le malheureux père, celui-ci
s'affaissa sur lui-même, et tomba lourdement sur la dalle.
Ce qu'avait perdu maitre Luc Jacquelet.... c'était la yie!

LE CHATEAU DE LA SOURCE.
*

ches, les-détails, et l'ensemble de cette délicieuse petite merveille.


Cette heureuse et rare interprétationmoderne des édifices du XVI' siècle, nous a paru
digne ds figurer dans un rêve de Haschisch; M. Charvet ayant bien voulu autoriser la
complète reproduction de ce qu'à bon droit, il peut appeler son œuvre, nous lui réserve-
rons une place dans notre journal en accompagnant, lorsque le sujet le comportera, la
gravure d'une note explicative.
Toi, Ina blonde Phébée, ô ma chaste amoureuse,

Complice des amants et du contrebandier,


Toi, dont Z'OBÎ'Z 1ne poursuit lorsque je déménage,
Toi, rousse si souvent après le mariage,
Confidente des fous, effroi du meurtrier.

Toi, qui la bohème a fait une écumoire,


c?e
Et qui d'un front serein regarde s'agiter,
Les peuples et les mers; c'est à ne pas y croire,

Sans honte, sans dépit ! peux-tu donc supporter n


Que tant de barbouilleurs à l'esprit dérisoire,
Fassent pour t'imiter, un pain à cacheter ?
LA MORT DE LA SORCIÈRE.

miaulent plaintivement, et à ce singulier concert viennent se joindre les cris d'un hibou,
perché sur le haut d'un vieux fauteuil de cuir, pendant que trois petits êtres, un scorpion,
une salamandre et un ver de terre, courent ou rampent de part et d'autre, comme si
quelque chose d'extraordinaire venait troubler leur quiétude habituelle.
Ainsi, toute la nuit s'est passée. Vers le matin, deux hommes ont apporté une longue
caisse de bois blanc, ils ont déshabillé la Vieille pour l'y enfermer, tous les hôtes du
logis se sont cachés en tremblant, car les nouveaux venus font avec leur marteau un
affreux tapage en clouant les planches.
Les hommes noirs ont terminé leur besogne, puis ils ont remporté le cercueil devenu
plus pesant.
Alors, le petit cénacle, éperdu, se prend à commenter ce qui vient de se passer. Chacun
pense au triste sort qui lui est réservé , — tous, depuis longtemps à l'abri des besoins
journaliers, n'avaient-ils pa3 oublié la vie aventureuse?
1\'1'1:5, d'où vient cette épaisse fumée, ces flammes qui s'élèvent dans cette demeure où
la Sorcière ne viendra plus ?
Ah ! c'est le scorpion qui a poussé un charbon ardent dans un tas de paille.
Allons ! sauve qui peut.
Les corbeaux s'envolent effrayés, jusqu'à certain endroit où se dresse un gibet.
Les chats se réfugient da is la foret voisine, où ils redeviendront sauvages.
Le ver entre dans la terre; il s'en va retrouver la Vieille sous son linceuil.
La salamandre court en traçant un cercle au milieu de l'incendie.
Le scorpion se pique lui-même pour s'inculquer le venin mortel.
Tandis qu'étendant son vol jusqu'au sabbat, —le hibou va annoncer au Prince des
pieds fourchus, la mort de la Sorcière.
LA VALSE.

ÉTIRÉ loin du bruit, dans une petite maison, blottie au fond d'une
vallée, arrosée par les flots bleus du Rhône, Hermann, un jeune musicien,
travaillait assidûment à une grande composition, destinée à mettre le
dernier sceau à sa réputation naissante.
Le doux regard de Régina, sa blonde maîtresse, l'encourageait dans
ce dur labeur et en allégeait le poids. L'espérance remplissait le cœur du
jeune artiste, car le jour était proche où la gloire allait lui sourire, et
les lauriers ceindre son front.
L œuvre avançait au mieux de son désir. Bientôt elle allait être terminée,
il ne lui restait plus à composer qu'une simple valse, qui, dans
sa partition,
devait être d'un grand effet : il y donnait tous ses soins et voulant en
faire un chef-d œuvre, il avait gardé pour la fin ce morceau de prédilection
Mais quand arriva le moment d'en chercher le motif, à son grand
chagrin, l inspiration était devenue rebelle, les jours, les nuits s'écoulaient,
le jeune maître ne trouvait rien qui fut digne de ce qu'il avait rêvé.
Grand fut son désespoir ! Il commençait à douter de lui-même, et
se sentait incapable d'atteindre à l'idéal entrevu dans sa pensée. Il
frémissait en songeant à sa médiocrité, remettait son esnrit à 1H tortnrp
et recommençait à chercher.
Un soir, de découragement, il lui vint à l 'idée d'appeler à son secours la puissance
infernale,, — au même instant il formula un pacte.
Aussitôt, il crut entendre une mélodie lointaine, qui s'approchait peu à peu, jamais
il n'avait ouï si délicieuse harmonie, —
— il écoutait enseveli dans une complète extase.
Entends-tu, ma bien-aimée ! dit-il, à la douce Régina, entends-tu cette sublime
musique, est-il possible de concevoir quelque chose déplus divinement beau? Et comme
la jeune fille le regardait sans comprendre, Hermann se prit à chanter cet air étrange
qui
mystérieusement venait charmer ses sens.
La blonde enfant, doucement bercée par la symphonie entraînante, enlaça de
bras blancs le cou de son amant, et tous deux lentement se prirent à valser ses
conscience. sans en avoir
Ils valsaient, lui chantant, tandis que penchée sur son épaule, la jeune femme sentait
son cœur palpiter de plaisir ; cependant, ni l'un ni l'autre ne s'apercevaient que le
mouvement de leur danse, devenu plus précipité, les emportait peu à peu en
vertigineux. un tourbillon
Plus vite, disaient-ils, comme parlant à un virtuose invisible ! plus vite
et dans la
nuit, l'écho répondait : plus vite, encore plus vite, toujours plus vite! ;et la valse
continuait plus fiévreuse, plus rapide; les pieds dela jeune fille effleuraient à peine
le sol,
elle se laissait entraîner en souriant, tandis
que son visage- exprimait es plus célestes
délices.
Tout à coup, comme si la voix qu'Hermann écoutait en lui, eût cessé de l'inspirer,
le jeune homme s'arrêta brusquement, abandonnant la belle enfant tout étourdie, qui
prise de vertige, échappa de ses bras et s'ouvrit le front en tombant.
Dans l'ombre, Hermann entendit comme un long éclat de rire qui le fit frissonner.
Il étendit les mains, cherchant à tàtons et appelant sa folle maîtresse.
Rien ne répondit.
Régina n'était plus.
Anéanti par la douleur, Hermann quitta ce lieu rempli du souvenir de celle qu'il
aimait, — il alla tout droit devant lui, guidé par le hasard, tandis que la valse maudite
vibrait à ses oreilles; il fuyait pour y échapper, mais l'air le suivait toujours.
Dans les chemins qu'il parcourait, il croyait l'entendre pleurer parmi les grands
peupliers ; dans la chute des cascades, il en reconnaissait le rythme ; dans les bois, les
feuilles mortes tournaient en cadence, conduites par le même chant, et au fond des
forêts, les immenses bouleaux argentés, semblaient les tuyaux d'un orgue gigantesque,
devant lequel il croyait apercevoir un démon jouant la valse infernale.
Ainsi, de longs jours s'écoulèrent !
Puis il revint dans la petite maison des bords du Rhône, s'ensevelir dans le deuil et
la tristesse, cherchant l'oubli dans le travail, —après bien des mois seulement, il essaya
de reprendre l'œuvre qu'il avait interrompue; mais longtemps, longtemps encore, il
demeura hésitant avant d'oser noter l'étrange valse. ;
La première fois qu'il la joua, il crut voir autour ,de lui comme une forme blanche
qui lui souriait et semblait l'encourager, — il se leva, mais à mesure qu'il s'approchait
de l'ombre, la vision s'éloignait et s'évanouissait à ses yeux.
Pourtant l'opéra se termina.
Lorsqu'arriva le jour tant désiré de l'exécution, malgré la sollicitude des gens
qui admiraient son œuvre,'-'malgre le succès certain qu'il en espérait, une grande tristesse
emplissait son cœur, — sa chère Régina ne serait pas là pour partager sa gloire.
Par une singulière idée d'artiste, il retint la plus belle loge de la salle, comme si dans
sa pensée il devait y recevoir celle qu'il avait tant aimé.
Et, quant à la fin de la représentation, il vint, appelé par les bravos, recevoir les
acclamations dues à son génie ; il tressaillit au premier regard qu'il jeta vers la loge,

triomphe....
— la forme pâle et blanche de Régina lui souriait, l'âme de sa bien-aimée assistait à son
LA DOMPTEUSE.

EST elle, la voilà, chaque bête se cache


En la voyant venir, et rugit de frayeur.
Elle entre dans la caqe, et sa lourde cravache
un fauve rampant, wqui bondit de douleur.
9
Cingle

Et lorsqu'il est enfin furieux, plein de rage,


Que son œil est de feu, que sa griffe se tend,
Dans son énorme gueule avide de carnage,
Elle plonge la tête et l'animal attend

Et durant ce moment anxieux, redoutable,


Le spectateur stupide, ivre d'émotion,
Croit entendre craquer la mâchoire effroyable.

Hélas! il n'en est rien! sans mutilation,


La femme a redressé son torse invulnérable,
Et le public s'en va, dégoûté du lion !
L'HÉRITAGE DE LA COMTESSE HUGUES.

ERS 17 le Comte Hugues était gouverneur de la province d'Anjou;


il passait pour un homme fort orgueilleux et d'une ambition insatiable.
C'était au demeurant un grand seigneur au coeur droit, généreux,
.
aimant la justice. Il était taillé en athlète et laissait poindre parfois,
sous un aspect sévère , des sentiments délicats, affectueux et une
bonté qui, bien que naturelle, semblait incompatible avec ses hautaines
façons.
Le Comte était extrêmement violent.
.
Les grandes préoccupations de son gouvernement le rendaient
l'ordinaire soucieux, bourru, et lorsque les choses n'allaient point à
sa fantaisie, son ennui se traduisait par de furieuses colères; si bien qu'en de tels
moments, chacun autour de lui tremblait et ne l'abordait qu'avec crainte.
Cette brusquerie qui s'exerçait sans réflexion, l'entraîna un jour jusqu'à frapper la
Comtesse au visage.
La pauvre femme tomba évanouie.
Le soufflet n'eut pas plutôt retenti, que le Comte fut épouvanté de sa brutale action.
Eperdu, navré, il saisit sa femme dans ses bras et l'emporta sur un lit.
La Comtesse parut revenir à la vie, mais elle était faible, si faible que le Comte dût
envoyer quérir son médecin.
Hélas ! la science ne pouvait rien, la malade était condamnée.
Quelques jours après, la chapelle du château était tendue de deuil, deux cérémonies
devaient s'y célébrer : des funérailles et un baptême.
La Comtesse était morte en donnant le jour à un enfant.
La nuit, où la noble dame avait rendu son âme à Dieu, le Comte qui seul, était
demeuré à son chevet, avait vu, terrifié, sur la joue pâle de celle qu'il adorait, la trace de
sa main se dess'n;;nt sinistrement en noir.
Après le terrible malheur qui venait de le frapper, Hugues baissant la tête sous le
poids du remords, s isola dans ses souvenirs, poursuivi par la tache livide qui marbrait la
joue de la défunte, et que son œil voyait partout.
Avec le temps, un changement s'opéra peu à peu en lui, et vint le tirer de sa morne
tristesse, de sa lourde torpeur.
Il se plongea à corps perdu dans la vie active, cherchant par l'excès du travail à cica-
triser les claies ce son cœur ulcéré, à éloigner les sombres pensées qui l'obsédaient.
Afin de ne s3 consacrer qu'à ses affaires et pour écarter de son esprit tout ce qui
pouvait rappeler le passé, il confia son enfant à son frère, commandant un régiment
du Roy.
Quelques années s'écoulèrent durant lesquelles le Comtedéploya des prodiges d'activité.
Mais au bout de ce laps de temps, il se lassa de cette vie mouvementée, dans laquelle
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ses chagrins étaient restés les mêmes. Il voulut revoir son fils, pour lequel il se plut à
rêver les plus hautes destinées, reportant sur cette jeune tête, toute son ambition, tout
son orgueil.
L'enfant revînt.
C'était un beau garçon, robuste, intelligent, frais et rose, dont l'existence enjouée
s'était passée jusque-là à manier les armes et à monter à cheval. En tous points il était
ce qu'autrefois avait été son père.
D'abord émerveillé par l'étrange ressemblance du Vicomte avec sa mère défunte, Hugues
se sentit tressaillir malgré lui, la joue de son enfant portait une tache qui ramena
brusquement le père, à des souvenirs que le temps avait adouci.
Il détourna son regard, se disant à lui-même : par là morbleu ! suis-je fou ?
que vient
donc faire là cette tache sur sa joue ?... à la même place, absolument à la même,
doute cette marque va disparaître. Je serais insensé de songer à une telle analogie...sans Du
diable ! irais-je me figurer..... là, il arrêta brusquement sa pensée, comme s'il n'osait
approfondir davantage cette accablante analyse.
Le jeune Hugues endossa bientôt l'uniforme militaire et partit
pour rejoindre son
régiment.
Il y apporta son humeur joyeuse, continuant à rire, à jouer, mais
en même temps, il
commençait à comprendre qu'il était gentilhomme, et qu'il avait un grand
valoir. nom à faire

;
Le comte ne le voyait qu'à de rares intervalles, et chaque fois
pâlissant sur la joue
ne le regardait qu'en
de son fils la tache devenait de plus en plus apparente.
Fnfin, l'adolescent devint homme, c'était un des plus nobles, des plus braves, des
plus
biaux cavaliers de son âge.
Sa grâce, son esprit faisaient tourner bien des têtes, et
ses aventures galantes, dont on
parlait déjà, lui avaient suscité, parmi ses camarades, bon nombre de jaloux.
Un soir, à la Cour, le jeune Hugues entendit tout-à-coup derrière lui
voix qui
demandait : Savez-vous où le Vicomte a ramassé le gigantesque soufflet dontune la trace est
encore visible sur sa joue?
— Je vous le dirai demain, Marquis, répondit Hugues aussitôt, et par Dieu! votre
curiosité sera sa!isfaite.
Le lendemain, le marquis gagnait un monde meilleur, être plus renseigné' sur ce
sans
qu'il désirait tant connaitre la veille.
L anecdote fit du bruit et vint accabler le comte Hugues dans
sa retraite.
Ce duel malheureux créa de nombreux ennemis
au vicomte. De nouvelles offenses lui
furent jetées à la face, au sujet des traces empreintes
battait presque sans discontinuer, mais a mesure qu'il châtiaitsur sa joue. Le jeune homme se
un insulteur, une nouvelle
provocation surgissait... bientôt, il eut affaire à tous les bretteurs ameutés
Hugues d 'un naturel concilliant, vit singulièrement changer contre lui.
Son humeur s était complètement métamorphosée et d'enjoué, son caractère.
d'aimant, il était devenu
sombre et haineux.
La marque qui s étalait sur son visage, et dont il pouvait comprendre la source, le
faisait rougir malgré lui ; il n'osait plus s'exposer à la ne des passants,
vue et quand il sortait,
c était presque toujours la main sur la poignée de son épée.
Ne pouvant plus supporter une telle existence, de
provoqué il devint offenseur,
malheur à qui le regardait de travers, malheur à qui seulement l'effleurait en marchant
à ses côtés, car il avait acquis une terrible force à ce jeu sanglant du duel.
Un jour, la mort qu'il cherchait dans ces combats incessants, eut pitié de lui.
On rapporta le corps du vicomte chez le viel Hugues.
Le père courbé sous le poids du remords, veilla le fils, comme vingt ans auparavant,
il avait veillé la mère, et comme alors, sur la ioue pàle de l'enfant, il vit se dessiner en
noir cette même tache livide, qui autrefois stigmatisait sa propre honte sur le visage de
la Comtesse trépassée.

LE CHATEAU DE LA SOURCE.

La rampe du milieu, sculptée à jour, se termine par un socle, propre à recevoir une
statue. A chaque angle des murs, se trouve, au-dessus des lambris admirablement ornés,
des mascarons grimaçants supportant des statuettes.
De toutes parts, les ors se mêlent aux peintures. — Le charme est complet, et reporte
la pensée en plein moyen-âge.
> N jour un tourtereau près d'une tourterelle
Roucoulait sur la mousse cI; rompre d'un rocher.
Il advint qu'un hibou, vers eux s'alla percher
En dardant sur le couple une rouge prunelle.

Il voulait le tenir en sa serre cruelle.


Oh! comme il le guettait! Pour ne l'effaroucher,
Lentement et sans bruit, il tâcha d'approcher,
Mais les blancs amoureux fuirent à tire-d'aile.

Et le sinistre oiseau confus, la rage au cœur.


Par de lugubres cris exhala sa fureur;
Il accusa le ciel, en sa colère extrême.

Tel fut, quand Galatée eut avec son amant,


Disparu dans les flots ; le terrible tourment
Du cyclope au grand œil, du géant Poliphème.
L'ANTIDOTE DE PARAT 0QUI N_U S .

*.r un beau couchant de soleil d'automne de l'année 18..., un jeune


homme, pauvrement accoutré du costume des clercs de la basoche
longeait tristement la Seine.
Il paraissait chercher de préférence les endroits solitaires ,
examinait attentivement les bords du fleuve, regardait autour de lui
d'un air inquiet, comme si les rares passants l'eussent effrayé, puis,
poursuivait son chemin en baissant la tête.
Tout à coup il s'arrêta, et se prit à mesurer de l'œil la hauteur
de Notre-Dame; prenant une subite détermination il se dirigea vers
l'édifice, et gravit lestement l'escalier d'une des tours.
Parvenu au sommet, il contempla pensif le magnifique panorama qui se déroulait sous
ses yeux, et que doraient les dernières clartés du jour :—Adieu Paris,
murmura-i-il, adieu
vieille cité où ma mère m'enfanta pour mon malheur, adieu ville de plaisirs et de peines,
succursale du Paradis et de l Enfer ! Adieu, ruelles où j 'ai traîné ma misère, carrefours
où j'ai si souvent grelotté, adieu palais dont je n 'ai connu que les sombres murailles ;
adieu, demeures d'honnêtes et ladres bourgeois, qui m honoriez du nom de fOLl. Adieu,
cloches qui avez bercé mon enfance avec vos gais carillons. Adieu, Saint-Sé veri-n, gentille
église, où j'ai rencontré celle qui a pris mon cœur, la belle jeune fille qui m'a mis
la cervelle à l'envers, la déité pour qui j'ai fait tant de rondels, tant de sonnets qui ne
lui sont jamais parvenus. Je suis las d'avoir faim de bon pain et d 'amour, je suis fatigué
de rimer sans profits, d'adorer qui m'ignore ; adieu brillant soleil que je ne verrais plus ;
je quitte sans regrets ce monde de tourments, pour aller où il plaira à notre Seigneur Dieu;
Adieu donc! joies et tristesses, rêves de gloires, d'espérances et d'illusions. Jusqu'aux
éternelles sphères où sont montées les àmes d'Alain-Chartier et de Ronsard, la mienne
va prendre son vol. Je te laisse, ô Lutèce! l'enveloppe de ce qui fut André Laury, le
plus malheureux des poëtes inconnus.
Ce long monologue terminé, André Laury, puisqu 'il vient de nous apprendre son nom,
enjamba la galerie de la plate-forme.
Mais au moment où il allait abandonner son point d 'appui, il sentit une main lui-
retenir fortement la jambe, et entendit une voix lui crier : Eh! jeune homme, un instant,
de grâce, ouf!... que c'est haut!... écoutez-moi, je vous prie.
— Maudit soit l'importun!
je n'écoute rien, répondit sans se retourner André Laury.
— Une
minute, par pitié,.... ouf!... attendez... Je ne puis plus vous tenir..., voyons,
une seconde seulement; j'ai une proposition à vous faire.
— C'est
inuti.e, dit le clerc, je ne veux rien entendre, lâchez-moi et allez vous-eaau
diable !
— Mais, malheureux, c'est vous
qui y allez. Allons, écoutez-moi ; du reste, Si ce que je
vais vous proposer ne vous convient pas, rien ne voas empêchera d exécuter votie dessein
désespéré. Je puis, si vous voulez retarder un peu votre suicide, vous donner autant d 'or
qu'il vous plaira. J'en ai là une bourse pleine que vous pourrez entamer sur le champ, si
le cœur vous en dit.
André se retourna vivement; depuis si longtemps, il n'avait ouï pareil langage.
Ce'ui qui charmait, si délicieusement ses oreilles par cette musique argentine, était
un vieillard long et sec, vêtu à la façon des docteurs. Il avait un front proéminant et
dénude, la barbe blanche, son aspect était grave ; il paraissait fort essoufflé, car il était
monté très-vite sur la plate-forme.

Eh bien ! jeune homme, dit-il, voulez-vous posséder la bourse?
— Ma foi non !
répondit André, ma détermination est iri évocablement prise, je veux
en finir, et pour cela n'ai nul besoin d'argent.
— Mais, par Dieu ! laissez-moi
m'expliquer : Je ne veux pas vous empêcher d'agir
à votre guise, je désire seulement que vous attendiez un peu... Je suis Paratoquinus
l'alchimiste, j'ai tout appris, je sais tout
— Grand bien vous fasse, et au revoir
vénérable Paratoquinus, je n'ai pas le temps
de vous écouter davantage.
— Un mot encore,
continua l'alchimiste, en retenant André par son pourpoint, je viens
de faire la découverte la plus étonnante de notre époque : j'ai trouvé un philtre merveilleux,
un remède qui suffirait à rendre ma mémoire immortelle, si elle ne l'était déjà... J'ai
composé un antidote qui défie tous les poisons quelque soit leur nature... Patience!...
Je poursuis : Pour expérimenter ma découverte, je cherche un homme décidé à mourir;
depuis un instant je vous suivais, comprenant par vos allures le but que vous vous
proposiez, et j'ai béni le ciel qui m'envoyait un sujet propre à essayer mon élixir. Je vous
ai vu quitter les bords de la Seine, j'ai marché sur vos traces quand vous avez pris le
chemin de cette tour, mais vos jambes de vingt ans, vous donnaient de l'avance. Enfin,
j'arrive à vous hors d'haleine, c'est la Providence qui vous met sur mes pas. Je vous donne
de l'or à mains pleines, pour que vous puissiez jouir royalement des quelques heures
d'existence que vous voudrez bien m'accorder, — et je vous jure, jeune homme, que si
mon antidote détruit l'effet du poison que je vous ferai prendre, je vous laisserai libre
d'accomplir vos intentions.
le basochien hors de lui! c'est boire, ce me semble, le calice
— Ouf! fit à son tour
jusqu'à la lie;... or çà ! Maître savant, puisque vous ne voulez pas me laisser en paix,
ma foi tant pis pour vous, nous sauterons ensemble. Et ce disant, il allait entraîner le
vieux Paratoquinus, lorsque un cri perçant se fit entendre en haut de l'escalier.
André tourna vivement la tète, et faillit, sans le vouloir, tomber dans le vide, tant
il fut agréablement surpris.
Il venait de reconnaître la belle enfant qu'il avait rencontrée à Saint-Séverin.
Aussitôt, et sans se faire prier cette fois, il réenjamba la galerie et revint sur la
plate-forme.
— Mon père...! avait dit la jeune fille, en se
jetant dans les bras de Paratoquinus.
— Qu'est-ce, petite? Que venez-vous
chercher ici ? D'où vient que seule, vous quittez
notre logis ?
— Je veillais sur vous, mon père ; depuis
quelques jours on vous voit longer les bords
de l'eau d'un air inquiet ; à l'instant une voisine est venue m'avertir qu'elle vous avait
vu monter précipitamment sur cette tour, j'ai eu peur, ne comprenant pas ce qui vous
préoccupe et vous cause tant d'ennuis, j'arrive et je vous vois prêt à vous précipiter....
Ah! j'en frissonne encore, mon père ! Qu'alliez-vous faire?
— C'est bien ! c'est bien ! rentrons, ma
fille ; à l'avenir, veuillez rester à vos chiffons
sans plus vous soucier de ma conduite. Quant à vous, jeune homme, puisque vous ne
voulez rien entendre, et que vous refusez votre concours à la Science, accomplissez à votre
a s2 votre stérile suicide...
— Ciel ! que dites vous mon père?
— Il y a que ce jeune homme...
— Accepte votre proposition Mettre, interrompit André Laury, que la vue de la fille de
l'alchimiste emplissait de joie. Je mc livre à voas, corps et à.-ne, je
consens à risquer
l'expérience, faites de moi ce qu'il vous plaira.
— A la bonne heure! bravo! te voilà raisonnable! Eh bien, alors, descendons et rentrons
ensemble à la maison.
Tous trois s'engagèrent dans le long escalier, l'alchimiste remit au clerc la bourse d'or
promise, le poëte enchanté prétexta quelques affaires à régler par la ville, aimant mieux,
puisque l'occasion s'en présentait, finir en honnête homm~ ; et après avoir juré
par son
saint patron à Paratoquinus de na point faillir à sa promesse, et de venir le retrouver le
lendemain, il jeta un regard passionne sur celle qu'il aimait et
se sépara du docteur qui,
appuyé sur son enfant, s'achemina vers sa demeure.
André alla par la ville, payer çà et là ceux qui avaient bien voulu lui faire crédit,
et ce, au grand étonnement de ses créanciers qui le saluèrent jusqu'à terre le croyant
devenu poëte du Roi. A quelques bons compagnons qui jadis avaient partagé
maigre repas, il distribua ce qui lui restait, ne se réservant, avec lui leur
pour lui, que quelques écus
d'or.
Le lendemain, pomponé et tout de neuf vêtu il se rendit chez l'alchimiste.
Il venait de se métamorphoser ainsi chez un vieux juif qui tenait boutique
de
pourpoints et haut de chausses.
C est bien, mon ami, lui dit l alchimiste je commençais à désespérer de
vous voir
ten r votre engagement; mais vous voilà, profitez de votre reste pour le mieux, bien
cependant je prétende mon antidote infaillible. Jusqu'à l 'épreuve qui que
aura lieu aujourd'hui
même, cette demeure est vôtre. Vous avez déjà fait la connaissance de ma fille Catherine,
la personne qui entre en ce moment, est Mariette gouvernante, (André Laury,
sa reconnut
aussitôt la vieille qui accompagnait la jeune fille à l'église;. C'est elJe qui veille lorsque je
m'absente, comme à présent, par exemple, où je vais hors de la ville, cueillir quelques
simples qu'il me faut encore, puur perfectionner la composition de
mon merveilleux élixir.
Après avoir recommandé à la gouvernante et à Catherine, de veiller à
ce que leur
hôte ne manquât de rien, l'alchimiste sortit en assurant qu'il ne tarderait
pas à revenir.
Mariette s imagina que notre poëte était un jeune seigneur, qui venait recourir à la
science de Paratoquinus pour avoir un philtre d 'amour,
ou tàcher de connaître le secret
de l'alchimiste, lequel passait pour'changer les métaux
en lingots d'or.
André Laury apparaissait à Catherine sous un nouvel aspect ; elle remarquait qu'il
avait un beau visage encadré par d'épais cheveux noirs, qu'il était bien fait de
sa personne,
et que les habits de drap fin, dont il était vêtu, lui al'aient à ravir. Elle se sentit soadaini
pleine de pitié pour ce beau jeune homme, sur lequel son père voulait faire l'essai de
découverte. sa
André fit passer adroitement dans les mains de la vieille servante les quelques pièces
d 'or qui lui restaient, et elle comprit fort bien
que ce n'était pas sa présence que le jeune
et généreux seigneur achetait ainsi.
Lorsque André et Catherine furent restés seuls,
— chose à laquelle la jeune fille ne
voyait pas grand mal, devait-elle craindre un tête à tête avec celui qui devait bientôt
en finir avec la vie, — notre poëte se jeta à ses genoux, lui avoua l'immensité de l'amour
qu 'il avait conçu pour elle. Il lui rappela le matin où il l'avait aperçue à Saint Séverin,
lui apprit que le désespoir de ne pouvoir l'approcher et être aimé d'elle, l'avait
poussé à
attenter à ses jours ; lui jura qu'il l'adorait, comm2 ne l'avait été aucune autre mortelle,
lui parla du nombre infini de sonnets qu'il avait rimés en son honneur, prouva qu'elle
lui avait dérobé son cœar, mis la tête à l'envers, et qu'enfin, c'était à elle de décider s'il
devait vivre ou mourir.
La jeune fille confuse, et charmée à la fois, tressaillit en songeant que c'était par
amour pour elle, qu'il allait la veille se jeter du haut de Notre-Dame.
André parlait d'une si douce voix, la contemplait avec u-i si tendre regard, qu'elle
sentit son cœur s'emplir d'un sentiment tout nouveau, qui lui causait un ineffable
bonheur.
— Chère Catherine ! par pitié ne repoussez pas mon amour! peut-être ce jour est-il
!
le dernier pour moi. Je n'ai pas grand temps à perdre, pardo.1nez la brusquerie de cet
aveu. Je vous adore à l'égal d'une divinité, toute ma vie est en vous — faites, ô ma mie
qui m'êtes apparue comme une vision pour m'arracher au précipice que j'entrevoyais
béant, que j'emporte au moins, dans la tombe, la pensée que vous n'êtes point insensible
à ma tendresse, la joie de vous entendre me dire que vous partagez mon amour.
Catherine troublée, n'eut point le courage de retirer sa main, et André la couvrit de
baisers.
Après les premiers épanchements de leur amour, car chez la jeune fille, ce sentiment
s'était développé en proportion du triste sort qui était réservé au pauvre écolier, la réalité
se présenta alors effrayante à leurs yeux, le jeune homme voulait vivre, maintenant
qu'il se savait aimé, et il n'osait penser à quel titre il s'était introduit dans la maison,
l'alchimiste ne lui avait-il pas dit que le soir même aurait lieu la terrible expérience.
Catherine savait que son père ne reculerait devant rien pour satisfaire aux besoins
de la Science.
Comment le détourner de son sinistre projet?... ils convinrent de se jeter à ses pieds,
d'avouer leur amour, et d'implorer sa miséricorde. La gràce d'André accordée, le vieillard
n'aurait plus qu'à bénir une union, qui les ferait nager dans une vie de délices.... Ils en
étaient là de leurs réflexions lorsque Paratoquinus rentra. Il ne s'aperçut pas d'abord
de l'agitation de nos deux amoureux, tant il était préoccupé de la préparation de son
surprenant élixir.
Aussi quel ne fut point son étonnement, lorsque André et Catherine, se jetant à ses
genoux, le conjurèrent de chercher quelqu'autre sujet pour servir à son expérience, lui
parlèrent de leur amour, de leur mariage, de leur bonheur à venir.
A ce spectacle inattendu, Paratoquinus entra dans une furieuse colère, s'emportant
contre les jeunes gens et la vieille servante qui avait laissé sa fille en tête à tête avec
André. Non, non, dit-il en s'adressant à ce dernier, tu ne peux te soustraire à mon
dessein, tu appartiens à la Science, je t'ai payé, le marché a été conclu, tu ne peux le
rompre sans faillir à ta parole, et sans me rendre intacte la bourse que je t'ai donnée.
A cette juste observation, André baissa la tête; il ne lui restait plus rien.
— Mon très-honoré père, par pitié ! fit tout en larmes Catherine, dont la passion pour
le pauvre garçon grandissait en mesure du péril qu'il courait, je vous en supplie changez
votre résolution, s'il meurt, si votre philtre n'atteint pas au but de votre désir, vous aurez
à déplorer aussi la perte de votre enfant.
— Chansons que tout cela, dit le vieillard impatienté,vous êtes une petite folle, ma
fille, quelle marotte vous trotte parla tête à cette heure, hier vous ignoriez même l'existence
de ce basochien, vous voilà maintenant éprise d'amour pour lui. Mais, par la croix Dieul
vous irez au couvent ! oui! vous verrez s'élever entre vous et cet audacieux étourneau, les
hautes murailles d'un cloître. Allons, laissez nous seuls, retirez-vous dans votre chambre.
Catherine s'éloigna en jetant à André un regard plein de tendresse.
— A nous deu-,, jeune homme, nous allons commencer l'épreuve à laquelle vous n'avez
plus le droit de vous soustra;re, à moins cependant que vous ne me rendiez la bourse d'or.
— Eh- bien! puisque le sort en est jeté, répondit André, puisque vous n'avez pas
d'entrailles, puisque vous êtes impitoyable pour un homme qui vous a fait une promesse
insensée, qui a traité un marché odieux dans un moment désespéré, et qui, tout à coup,
voit sa douleur s'évanouir et le ciel s'entrouvrir, à la vue de l'être qu'il adore et dont il est
aimé, soyez donc le boureau de celui que votre fille a choisi pour époux.
— Sottises que tout cela ! sottises, rendez-moi mon argent sur le champ, si vous
voulez rompra nos conventions ; — quant à moi, je ne tergiverse pas avec la Science.
— Plus tard je vous rendrai la somme avec intérêts.
— Non pas, je ne suis pas un usurier, mais un savant, remboursez-moi sur l'heure, ou
bien buvez le poison que je vais aller quérir dans mon laboratoire. Du reste, mon garçon,
n'ayez nulle crainte, je vous l'ai dit, mon antidote est infaillible, je le crois suffisant pour
ressusciter une créature empoisonnée du temps des Pharaons. Allons jeune homme,
courage ! la postérité nous contemple ! l'œuvre que nous allons accomplir est sublime de
dévouement!... les siècles futurs nous élèveront des statues! et notre mémoire sera
impérissable !
— Et les générations,'reprit André, s'écrieront à leur vue, voilà Paratoquinus l'empoi-
sonneur et André Laury, le poëte, qui fut assez niais pour croire à la vertu du philtre.
— Point du tout, nullement, grâce à la perfection de mon élixir! Du reste, terminons.
une discussion qui ne saurait changer ma détermination; asseyez-vous ici ; je vais préparer
la dose de poison que
Des cris perçants, empreints de douleur, se firent entendre dans le laboratoire,
Mariette accourut au devant de Paratoquinus en criant : Maître! Maitre, venez vite!
au secours!. Catherine se meurt! elle se tord étendue sur le sol! je crois qu'elle a bu
les trois quarts d'un flacon qui contenait une liqueur noire.
— Venez vite, oh! Dieu! ma pauvre maîtresse! ah! bonne Vierge! quel malheur!
En deux bonds André Laury, que suivait l'alchimiste, fut au laboratoire, où Catherine
étendue sur le carreau, jetait des cris plaintifs, et des exclamations entrecoupées.
— Mais, elle s'est empoisonnée, s'écria Paratoquinus, en buvant le breuvage que
je destinais à l'autre... ô malédiction! vite, vite, mon antidote, heureusement qu'il est
infaillible.
L'alchimiste courut le chercher dans la pièce qu'il venait d'abandonner.
Catherine saisit cet instant, pour dire à André, qui fou éperdu de voir sa
,
bien-aimée en cette extrémité, demeurait anéanti : détrompez-vous, mon ami, c'est un
stratagème pour vous sauver, je n'ai pas bu le poison, mais j'en ai fait disparaître une
assez grande. quantité, pour tendre un piège à mon père, laissez moi faire, ne dites rien,
je réponds du succès.
— Ange! fit en l'embrassant André Laury transporté de joie.
— Silence! mon père revient, laissez-moi continuer mon rôle... Chut!.. le voici. Et
comme l'alchimiste rentrait avec son élixir, elle continua de gémir et de s'agiter
comme si la souffrance lui causait des maux insupportables. — Voilà mon enfant, dit
le père, oh! ce poison violent doit faire un terrible ravage dans son corps délicat.... Il
est fort à propos que j'ai découvert cet antidote, mais, quelle idée a-t'elle eue de
.....
toucher à cette bouteille ?
— Parceque VOJSvous opposiez à son mariage avec ce jeune seigneur, repondit la
vieille, en apportant quelques objets nécessaires à secourir la prétendue malade.
elle souffre.... ma fille, ma
— Ah! là, mon Dieu! c'était donc sérieux? Oh! comme
chère enfant! me voilà près de toi, tiens, bois...
— Non... non, dit la jeune fille, d'une voix entrecoupée qui simulait l'excès de la
douleur, laissez-moi mourir, à quoi me sert de vivre puisque vous vous opposez à mon
mariage, laissez-moi.... laissez-moi... Ah! bonne Sainte-Vierge ! quelle horrible torture!
— Ma petite
Catherine, prends mon élixir, reviens à la vie, je te dis qu'il est souverain.
Non... non... jamais! je veux en finir, je veux mourir avec Lui Oh! quelle
souffrance ! André, mourons, mourons ensemble, puisque ce cruel père met obstacle à
notre bonheur.
— Mais, je ne désire que de te voir vivre, fit le vieillard au
désespoir, tu passes
avant la Science dans mon cœur, prends mon antidote, et tu es sauvée.
— Jamais.....
— Je t'en prie jeune homme, suppliez là,... oh! mon Dieu, son visage pâlit!... ses
mains se refroidissent! Catherine ! mon enfant! tu te marieras,.... mais bois mon élixir.
— Chère Catherine, entendez-vous, dit André, de grâce!
je vous en conjure, prenez
son remède.... il consent à nous unir
— Alors, Dieu veuille qu il me sauve, dit la jeune
fille, en saisissant la tasse que
lui tendait son père, et dont elle prit une gorgée.
— Voyez, observa Paratoquinus, voyez comme l'effet en est rapide,.... dites, ne dirait-
on pas que les couleurs reviennent sur ses joues,.... l'efficacité en est immédiate, son action
dépasse mes espérances,... il est véritablement infaillible !.... la voilà qui se lève!... qui
marche!... qui sourit, mon élixir est divin! sublime!.... mon antidote est sans pareil!
prodigieux! ma découverte est grande comme le monde! EURÊKA! l'expérience a réussi.
Jeune homme je vous tiens quitte, la Science est satisfaite!....
— Mon très-cher Père, tiendra-t-il sa promes.se? demanda Catherine.
— Qaelle promesse? fit le vieillard.
— Mais, celle qu'il vient de nous faire à l'instant, de nous laisser marier.
— Oh, pour cela, jamais! mon expérience s'est accomplie sans ce jeune homme, qu'il
aille sur les tours de Notre-Dame continuer sa gymnastique interrompue.
— Puisque c'est ainsi que vous manquez à votre parole, s'écria André, c'est bien!
J'y vais! et j'emporterai dans l'autre monde, le souvenir de votre cruauté.
— Et moi, continua Catherine, je mc jeterai par la fenêtre... ainsi,
il n'y aura
pas d'antidote qui tienne.
— Je vous le défends ! ma fille, ordonna Paratoquinus.
— Maitre, fit Mariette, qui donc a mis une pierre à la place de votre coeur
comment pouvez-vous vous opposer au bonheur de ces enfants ?
— Ta... ta... ta... tu te mets aussi de la partie, dit l'alchimiste qui commençait à
s'attendrir.
— Allons, mon père, scfyez bon, je vous aimerai tant! dit Catherine en venant
carresser le vieux savant.
— Je vous en supplie, continua André, laissez-vous fléchir, mes vœux ne tendront
qu'au bonheur de votre fille, et à chanter dans mes vers, les vertus merveilleuses de
votre précieux antidote, afin que le nom du grand Paratoquinus, passe de générations
en générations jusqu'à l'infini.
— Oui... oui... mes enfants, exclamal'alchimiste, nous en avons la preuve il est infaillible.
— Il est infaillible !... répétèrent en chœur André, Catherine et Mariette.
— Le ciel a béni vos travaux, Maître... faites-en autant pour ces enfants, implora la
vieille servante.
Le docte Paratoquinus sourit et un mois après, André Laury épousait la gentille
Catherine.

CHIROMANCIE.
ANS être un grand devin, j'ai su dans vos mains blanches
Connaitre votre cœur, et j'ai la bien des fois,
Que vous aimiez les fleurs, adoriez les pervanches,
La saison des lilas, en automne les bois.
Que vous aimiez le vent se jouant dans les branches,
La chanson de Mignon et les nids sous les toits,
Que vous aimiez surtout vos chiffons des dimanches,
La danse, le corail et les sons du haut-bois.
Que vous aimiez aussi le ciel bleu, les étoiles
Quand d'une nuit d'été, se déroulent les voiles,
Et que vous tressaillez au bruit chéri d'un pas.
Que vous aimiez enfin, votre boite à dentelles,
Les bijoux, les romans, vous et les hirondelles
Mais j'ai bien deviné, que vo..s ne m'aimez pas.

LE CHATEAU DE LA SOURCE.
A charmante habitation dont nous avons entrepris la reproduction, est surmontée
par une balustrade à la base d 'un comble rapide, terminé par deux pignons.
Là se répètent en forme de lucarnes de pierre, les baies des étages inférieurs;
:hacune d'un style mouvementé , se composa de montants d'angles formant .

clochetons ornés de choux du XVe siècle. Des gables accentués couronnent les plate-
bandes des lucarnes, l'espace compris par ces gables, forme un tympan que décore un
médaillon, précurseur de la Renaissance.
L'ensemble que représente notre dessin donne aux admirateurs de l'architecture du
Moyen-âge une idée saisissante des édifices de cette époque.
Ils ont à réfléchir l'humaine gravité.

Leur large crâne est chauve et leur corps est voûté ;


Des immortels ils ont l'allure et le visage.
On songe à l'Institut en contemplant leur cage.
On dirait qu'ils sont vieux comme une éternité !

On les croirait cherchant, dans l'ombre et le silence,


A résoudre un problème hyperbolique, immense;
Puis ils ont des vieillards les yeux calmes et doux.

Voilà pourquoi l'on voit tant de docteurs illustres,


Aux fronts parcheminés par l'étude et les lustres,
Ressembler vaguement de loin aux marabouts.
LES SUITES D'UNE IDÉE BAROQUE.

E temps était triste; c'était au mois de décembre.


Je m'étais levé tard, fatigué par un cauchemar qui
m'avait obsédé pendant la nuit.
La première chose qui frappa mon regard fut
une large lettre bordée de noir qu'on avait fait
glisser par dessous ma porte; elle m'apprenait
la mort de, mon ami Husson, avec lequel j'avais
passé une attrayante soirée quelques jours aupa-
ravant. Cette nouvelle me laissa dans un profond
• abattement. Je ne pouvais comprendrequ'on puisse
ainsi passer de vie à trépas. Je me rappelais avoir
quitté Husson fort bien portant; certes, j'aurais
pensé que ce fût lui le dernier à qui pareille chose advînt.
Je n'avais pas de temps, à perdre : les. funérailles avaient lieu à midi. Je
complétai ma toilette et me dirigeai vers la demeure de mon ami défunt.
Devant la porte d'allée, où le cercueil était descendu, je trouvai des personnes
de ma connaissance. Nous nous entretînmes de celui qui n'était plus, et, en
conduisant le corps à l'église, la conversation prit une tournure complétement
psychologique.
On expédia rapidement une messe basse; et l'enterrement prit la route du
cimetière.
La plus grande partie des gens composant le convoi l'avait quitté, peu dési-
reuse de faire par un temps de neige l'interminable chemin qui devait conduire
mon ami à sa dernière demeure.
Enfin on y arriva. Le pauvre Husson fut descendu dans sa fosse. Nous lui
jetâmes quelques couronnes, car la mort venait de briser un splendide avenir;
et, lorsque les premières pelletées de terre eurent retenti sur la bière, chacun
se retira de son côté : les uns s'en furent boire à la santé du défunt, les autres
retournèrent à leurs affaires. Quant à moi, absorbé par l'étonnement que me
causait la fin inattendue de mon camarade, je restai seul à réfléchir.
Les allées étaient couvertes d'un épais tapis de neige. Je trouvais je ne sais
quel charme indéfinissable à m'y promener, regardant deçà, de là, les caveaux qui
attiraient mon attention par leur originalité, leur art ou leur simplicité. A
mesure
que je m'avançais au milieu de ces blancs mausolées, l'idée de l'anéantissement
remplissait mon être. J'allais de tombe en tombe, lisant les épitaphes, essayant
de ressusciter en mon esprit des vies disparues.
Cherchant de préférence les pierres tumulaires abandonnées, je m'égarai
parmi les morts oubliés dont le temps avait effacé les noms sur leurs pierres
ou avait pourri les croix de bois.
Il me semblait qu'une sorte d'attraction existait entre ce monde enseveli et
moi. Je sentais comme une espèce de jouissance
à me figurer dormant pour
l 'éternité dans le calme et le silence sous cet édredon de neige. J'entrevoyais
pour
mon corps les sensations de la résurrection matérielle, et ma pensée fuyant les
entraves de la chair, s'envolant dans le merveilleux, montant toujours, lucide
et lumineuse, enfin libre, délivrée d'un cervelet trop plat ou trop étroit, n'étant
plus attelée aux vils besoins de la nature, aux dures nécessités de l'existence
humaine.
Cette rêverie dura si longtemps que la cloche du cimetière, annonçant
sa
fermeture, vint m 'en tirer. Je me dirigeai lentement
vers la sortie; la porte
était déjà fermée, et le gardien fut obligé de se déranger
pour m'ouvrir, me
considei ant attentivement, comme s'il voulait bien
se persuader que je n'étais
point un trépassé soumis à sa garde, en rupture de caveau.
J avais faim, j allai me restaurer dans le premier cabaret
que j'aperçus.
C'était le lieu de rendez-vous des garçons porteurs, autrement appelés
croque-morts. On me servit un plat de salsifis (il n'y avait pas autre chose). J'en
mangeai, tout en me souvenant que, dans certains pays, ce légume est appelé doigt
de mort. La conversation de ces hommes noirs roula
sur le nombre de corps qu'ils
avaient portés, sur le partage des pour-boire et autres détails de leur métier, qui,
pour moi, étaient un mystère. L'administration des pompes funèbres se présentait
à mon esprit sous un nouvel aspect elle prenait
: une place énorme, embrassait
tout, je ne voyais plus qu'elle ; c'était la seule qui
me semblait, en cet instant,
régir la société, l'unique autorité à laquelle
personne ne pouvait se soustraire.
Ses classifications de funérailles
me paraissaient l'image de la hiérarchie humaine;
les autres institutions changeaient, celle-là seule restait toujours la
même,
accomplissant sa formidable tâche, sans cesse renouvelée, et
que chacun venait
fatalement alimenter.
Je me figurai que le directeur de cette lugubre compagnie était squelette
armé de la faux traditionnelle, se promenant vêtu d'un long linceul qui un
couvrait
ventre. • •• T .< '
, - - ...
le monde comme un immense suaire, et j'aurais ri au nez de quiconque serait
venu me dire que ce digne personnage pouvait parfaitement bien avoir du

Après avoir soldé la note de mon repas, je repris le chemin de mon logis,
toujours l'idée de mort s'inculquant de plus en plus en moi. Une fois parvenu
à ma chambre,' je me mis à parcourir quelques pages des Nuits d'Young;
puis, décrochant mon violon, je jouai lentement Y Adieu de Schubert et la
Marche funèbre de Chopin. Lorsque je me fus suffisammentrassasié de lecture
et de musique, je m'assis et me mis à continuer mes lugubres réflexions la tête
entre mes deux mains. %
Au bout d'un instant, je me ,
redressai en, m'écriant : Eh bien! après tout,
qu'est-ce donc que mourir? La belle affaire! et à tout prendre on est bien débar-
rassé : n'est-ce point le repos? l'insouciance éternelle? Passer sa vie à être gueux,
à courir le cachet, râcler du violon, pour quelques misérables francs, qui vous
donnent juste de quoi manger du, pain frotté d'un peu de colophane?... Et la
vieillesse? être vieux, misérable ! brrr!... Ma foi, vive le Campo Santo! vive la
mort!... Tiens, je dis une bêtise; mais non,... peut-être !... Si j'essayais de me
rendre compte de ce fameux moment, si je m'étendais sur. mon lit dans l'attitude
d'un homme qui n'est plus? Mon prédécesseur de chambre, qui était une vieille
fille, a justement laissé accroché au mur un petit crucifix et un morceau de buis
béni, que j'ai respectés sans trop savoir pourquoi. ;.. s' - • - .

.. Je vais poser une serviette blanche sur cette petite table, remplir un verre
d'eau, y faire tremper le bout.de buis, mettre le crucifix auprès pendu à la mu-
raille, et en guise de cierge me servir de deux bougies jointes l'une à l'autre par
une allumette. Cela fait, un drap blanc me servira de linceul; une fois couché, je
prendrai la position cadavérique, je retiendrai autant que;possible ma respiration,
et mon imagination fera le reste. Ce disant, je me mis à exécuter cet étrange
programme.. -
- J'y réussis pleinement; j'avais absolument l'air d'un mort : mes deux mains
étaient en croix sur ma poitrine, mes pieds raidis se dessinaient lugubrement sous
le drap qui m'enveloppait; j'avais suspendu le bruit de ma respiration. Le cierge
improvisé jetait sur mon lit une clarté livide. Tout était silencieux. Alors,
concentrant, mon esprit dans la pensée qui m'occupait depuis le matin, j'aban-
donnai l'idée humaine et les souvenirs terrestres, je m'élançai dans les ténèbres
de l'inconnu, et finalement, comme j'avais marché et pensé'plus que de coutume,
je m'endormis profondément.
........................................
Une douloureuse sensation de froid me réveilla. Combien d'heures avais-je
dormi? je ne le savais. J'ouvris les yeux, et ne vis que l'obscurité. Je voulus
allonger les bras pour étendre mes nerfs, comme c'est assez mon habitude après
mon sommeil ; mais un obstacle dont je ne pouvais parvenir à me rendre compte
m'en empêcha. Je restai pendant un instant à me remémorer les événements de
la veille. Je repassai toute ma journée. Je me souvins de la comédie mortuaire
que j'avais voulu jouer, et de m'être endormi en songeant à l'autre monde.
Je voulus de nouveau connaître la nature de ce qui s'opposait à mes mouve-
ments; mais à la forme de ce que je touchais une sueur froide me parcourut le
corps, une indescriptible terreur s'empara de moi, je me redressai comme mu
par un ressort et fis tomber avec grand fracas le couvercle du cercueil dans lequel
j'étais bel et bien étendu.
Un cri d'immense frayeur se fit entendre, et une vieille femme qui se tenait
assise dans un coin de la pièce se précipita vers la porte et se sauva en criant dans
l'escalier : « Le mort a bougé ! le mort ressuscite ! » Le cierge brûlait toujours mais
il touchait à sa fin. Je sortis de mon mieux du cercueil qui était supporté par deux
chaises, ce qui n'était pas une opération très-facile pour un homme emmailloté
dans un drap; et j'allai pousser la porte que cette visiteuse inconnue avait
laissée ouverte.
Avant toute autre réflexion, le froid intolérable que je ressentais m'obligea
de pourvoir à faire du feu. Je m'aperçus qu'il ne me restait pas de bois; j'allais,
fort ennuyé de ce contretemps, me mettre au lit en me couvrant de mon mieux,
lorsque l'idée me vint de briser le cercueil et de me réchauffer à l'énorme brasier
qu'il devait faire.
Je pris donc un marteau, et, au bout de quelques minutes, la bière qui était
en sapin fut fendue, et une partie de ses débris me procura un feu d'enfer, qui
versa une chaleur bienfaisante dans mes membres gelés.
Toujours enveloppé de mon drap, longtemps, longtemps, jusqu'au jour,
presqu'autant que le cercueil dura, je demeurai à me chauffer à ses flammes
vivifiantes, tout en essayant de comprendre comment je m'y étais trouvé couché,
et pourquoi cette femme s'était enfuie en courant.
Les hypothèses les plus bizarres me venaient à l'esprit, les suppositions les
plus inexplicables, les plus fantastiquesse présentaient à ma pensée; mais, malgré
le sentiment d'inquiet étonnement que je ressentais au sujet de la bière et de la
bonne femme, la vue du feu me rendait la gaieté, que m'avaient enlevé les tristes
préoccupations de la veille, et je ne pouvais m'empêcher de rire à l'idée de brûler
un cercueil pour me chauffer.
A ce moment, des pas lourds se firent entendre dans l'escalier, et la clef que,
par mégarde j'avais laissée sur la porte, grinça dans la serrure.
Trois hommes m'apparurent.
— Il est ressuscité, dit l'un.
— Nom d'un corbillard ! il a brisé son cercueil, dit l'autre.
— Il était pourtant bien mort ; c'est moi qui l'ai mis dedans, fit le troisième.
Comme je me levais pour m'approcher d'eux et obtenir une explication,
ils refermèrent brusquement la porte et redescendirent quatre à quatre l'es-
calier.
C'étaient trois croque-morts !
Intrigué des événements incompréhensibles qui étaient survenus durant mon
sommeil, je m'habillai à la hâte, tout en jetant au feu les derniers vestiges de la
bière.
J'entendis une multitude d'individus gravir l'escalier jusqu'à l'étage supé-
rieur, redescendre, remonter. Les uns disaient : — Les garçons porteurs sont
fous ou ivres, le bonhomme est bien mort, il n'a point bougé, deux femmes ne
l'ont pas quitté, et la bière n'a même pas encore été apportée.
— Une vieille femme m'a fait un conte semblable au milieu de la nuit en
demandant le cordon, exclama la voix de mon concierge; elle prétendait que le
défunt s'était redressé dans le cercueil et elle s'enfuyait comme si le revenant
était à ses trousses.
— La vieille avait bu, dirent les autres.
— Où sont les croque-morts, où est la femme, glapit un larynx qui paraissait
en imposer aux autres.
— Ils sont en bas, qui n'osent monter. La vieille est avec eux; elle vient
réclamer le prix de sa nuit : on l'avait fait venir pour veiller le défunt.
— Qu'on les fasse monter, ordonna la voix qui glapissait.
Pendant que tous ces gens-là émettaient chacun leur avis au sujet du ressus-
cité, j'avais fini ma toilette. Il ne restait plus de la bière qu'un peu de cendres. Je
les éteignis en y jetant de l'eau. Je fermai le tablier de la cheminée et ouvris toute
grande la fenêtre de ma chambre pour y laisser pénétrer l'air froid et en chasser
la chaleur. Après avoir remis mon lit dans son état habituel, enlevé tout l'appareil
funèbre que j'avais improvisé la veille, changé quelques meubles de place, ôté les
objets que pouvaient aisément reconnaître les personnes qui s'étaient introduites
chez moi pendant la nuit, j'ouvris ma porte et allai le plus naturellement du
monde m'enquérir du tapage qui se faisait dans la maison.
— Qu'est-ce donc? demandai-je à mon concierge. Celui-ci me répondit que mon
voisin du dessus était mort la veille, qu'il était encore étendu fort tranquillement
sur son lit, que deux femmes étaient restées auprès de lui, parce qu'une garde
qu'elles avaient fait demander pour le veiller n'était point venue; qu'on attendait
en bas pour faire l'enterrement, et que la bière n'était point encore arrivée,
mais ce qu'il y avait de plus singulier, c'est qu'une femme prétendait avoir vu
ressusciter le trépassé; que lui, esprit fort, bien que portier, était monté aussitôt
dans la chambre mortuaire, et qu'il avait vu le défunt dormant de son dernier
sommeil, veillé par deux dames en prière. Un croque-mort affirmait avoir apporté
le cercueil, mis le défunt dedans, et, lorsqu'ils étaient venus trois des leurs pour
faire la levée du corps, ils l'avaient vu enveloppé dans son suaire en train de se
chauffer, et le cerceuil, disent-ils, était brisé en mille morceaux.
Je compris tout. La pauvre bonne femme et le porteur de la bière s'étaient
trompés d'étage, ils m'avaient vu étendu comme un mort, entouré d'ustensiles
parodiant les apprêts funèbres. L'homme avait fait sa besogne, et il m'avait
bravement enfermé dans les planches de sapin. Je me gardai bien de parler de
l'extravagante comédie que j'avais jouée la veille.
Les garçons porteurs vinrent suivis de la garde, tous quatre avaient absolu-
ment l'air ahuri.
— Mais c'est ici je crois, et non pas à l'étage du dessus, firent la garde et le
porteur qui avait introduit la bière; celui-ci ouvrit ma porte et ne reconnut point
ma chambre, tant elle avait peu l'aspect de ce qu'elle était la nuit. Il ne pouvait
non plus se souvenir de mon visage, qu'il devait avoir vaguement aperçu enve-
loppé dans un drap blanc. Du reste, le concierge et les voisins me connaissaient
pour un garçon sérieux, incapable d'une semblable espièglerie.
On les fit monter à l'étage supérieur, où ils furent obligés de convenir que
le défunt était parfaitement mort, qu'ils avaient bu et vu les choses tout de
travers.
Ce qui m'étonna à ce moment, c'est qu'ils n'insistèrent pas sur la disparition
de la biêre, bien qu'ils parussent fort tourmentés. En rentrant chez moi, ennuyé
d'avoir fait perdre à la vieille le prix de sa garde, et mis le croque-mort dans
la nécessité de rembourser peut-être l'argent du cercueil à l'administration des
pompes funèbres, je m'aperçus, en voulant prendre différents objets dont j'avais
besoin, qu'un d'entre eux m'avait été enlevé. Ces braves gens n'avaient point
perdu leur temps.
Ma conscience redevint tranquille.
CHATEAU DE LA SOURCE.

ous donnons par notre troisième gravure la reproduction des vitraux du


grand salon. -
• -
Les armes de trois provinces de France en comprennent la partie
supérieure.
Puis, sous trois guirlandes de fleurs et de fruits s'échappant de feuilles
d'acanthe liées entre elles par des draperies rouges, sont trois personnages
supportés chacun par un socle ornementé. Ces figures représentent : un joueur
de mandoline florentin au milieu de deux guerriers couverts de leur armure et
portant des étendards.
Enfin le bas se termine par trois bandelettes avec ces trois devises : Grâce
me guide. M'a piqué la plus belle. Désir au repos.
L'union des couleurs de cette fenêtre est d'un merveilleux effet.
Mais, si mon bras était solide,
Mon esprit était fort lucide,
Mon être entier était valide,
Et j'étais craint parmi les forts.
Hélas ! nul ne savait me plaire,
Rien ne pouvait me satisfaire ;
J'aurais souhaité tout refaire
Dans le monde que j'habitais.
Vraiment, rien n'allait à ma guise,
Tout me semblait erreur, sottise,
Fanfaronnade ou couardise,
Chez les hommes que je hantais.

Rien n'était à ma convenance,


Lorsqu'un beau jour la Providence,
Prenant en pitié ma souffrance,
Voulut que je devinsse sourd.
Alors je bénis le grand maître!
Le calme en moi parut renaître.
Il me sembla que sur mon être
Pesait un fardeau bien moins lourd.
Puis il m'advint fort bonne chose
Qui me fit voir la vie en rose.
Je ne sais trop pour quelle cause
Je m'éveillais un jour muet.
Cela rendit douce ma peine.
Mon âme fut d'ivresse pleine!
Un Dieu, d'une façon certaine,
A tous mes désirs se vouait.
0 délices ! ne plus entendre !
A parler ne pouvoir prétendre!
Oui, c'était, on le doit comprendre,
Le beau rêve que j'avais fait.
Il arriva donc qu'avant l'âge
D'avoir des rides au visage.
jours n'eurent aucun nuage,
.,IIes
Et je vis 1non bonheur parfait.

Car, par d'autres faveurs nouvelles,


Des divinités éternelles
Je perdis mes vives prunelles,
Ainsi que le goût, l'odorat;
Puis je devins paralytique.
Certes, le fait est bien comique,
Incontestablement unique :
J'eus l'air d'un morton m'enterra.

Les vers par un, par deux, par quatre,


Par centaines vinrent s'ébattre
Sur mon cœur que je sentais battre
(Les pauvres bêtes avaient faim).
Les uns rampaient contre les planches,
D'autres me dévoraient les hanches ;
Il en passa sur mes dents blanches,
Et puis le repas eut sa fin.

Quelle paix! quelle solitude!


Je suis dans la, béatitude
Loin de l'horrible multitude
Ou le hasard m'avait jeté.
Plus ne gémis, point ne soupire.
A l'aise sans chair je respire,
Et mon squelette semble rire
Du genre humain que j'ai quitté.
CHINOISERIE.
LS s'aimaient.
Lui, Tsi-Tchang le jeune peintre, qui savait
sur des lacs jaunes faire refléter les soleils verts,
resplendissants dans les ciels rouges. Elle, la gra-
cieuse Taï, l'épouse du très-puissant Kao-Kafou
le terrible guerrier au large abdomen, le farouche
Kao-Kafou à qui l'empereur du Céleste-Empireavait
fait remettre un magnifique sabre étincelant de
diamants en récompense de ses belliqueux services.
Kao-Kafou était horriblement jaloux, et regar-
dait d'un mauvais œil le peintre Tsi-Tchang couler mélancoliquement sa vie,
assis au bord de la rivière, en face du balcon de bambou de la ravissante Taï.
Kao-Kafou voyait d'un autre mauvais œil, en surmontant mal sa fureur, la
mignonne Taï passer son existence sur son balcon ombragé de lotus bleus, à
contempler le jeune peintre Tsi-Tchang.
Kao-Kafou en était arrivé au paroxisme de la colère; elle allait éclater
lorsque la jolie Taï se laissa tomber dans les flots au moment même où le jeune
peintre Tsi-Tchang se précipitait dans la rivière dont les ondes moirées caressaient
les murailles de la demeure du très-redouté Kao-Kafou.

Tous deux se rejoignirent à la surface des eaux, s'entrelacèrent voluptueu-
sement et disparurent.
C'était leur rendez-vous : ils étaient l'un à l'autre pour l'éternité !
Kao-Kafou fit retentir les nues des cris de son désespoir et de sa rage.
On entendit aussi de fort loin le bruit formidable de sa porcelaine brisée. Puis
il alla décrocher l'arme précieuse dont l'avait honoré l'empereur, et. revint sur
le balcon de bambou s'ouvrir le ventre, par lequel le sang s'échappa en cascades
jaunes, qui en tombant teignirent sinistrement les fleurs de lotus bleus.
LE MANNEQUIN PERFECTIONNÉ.

OICI la très-singulière histoire que me conta un soir mon ami Marx.


Peut-être, tant elle frise l'invraisemblable, la croira-t-on imaginée à
plaisir. Cependant ceux qui ont connu Marx Stopin n'ont pas dû oublier
son souverain mépris pour tout ce qui tendait à s'écarter de la vérité et sa profonde
répulsion pour les dérèglements extravagants de l'esprit.
Un soir que nous discutions ensemble la possibilité de certaines choses extra-
ordinaires, et que toute son éloquence sur ce chapitre n'obtenait de ma part qu'un
sourire d'incrédulité, il se recueillit quelques instants, alluma un cigare, et
lorsqu'il eut envoyé au plafond de la chambre trois ou quatre bouffées de fumée,
il prit dans son fauteuil une position commode et commença le récit suivant :
A l'époque où j'étudiais la médecine, je parvins à me lier assez intimement
avec le docteur Morgans, le célèbre anatomiste, l'auteur de ces merveilleux
mannequins articulés qui font aujourd'hui l'admiration des savants et des artistes.
Le génie de cet homme était vraiment prodigieux ! Quoi de plus étonnant
que de voir le formidable travail, l'observation subtile, la persévérance, l'art
qu'il apportait à confectionner ces corps, se démontant par organes, systèmes
et appareils, avec leurs tissus, leurs muscles, leurs nerfs, leurs fibres, leurs os ?
tout cela composé d'une infinité de pièces, s'intercalant les unes dans les autres,
faites avec des matières élastiques, de carton-pâte ou d'autres, dont il avait le
secret. Tout était peint ou teint intérieurement et extérieurement avec une telle
habileté, une si scrupuleuse imitation des tons de la nature vivante, que le
mécanisme humain semble plus compréhensible étudié sur ses consciencieuses
copies que sur un sujet d'amphithéâtre recoquillé, décharné et empreint des
couleurs cadavériques.
William Morgans, qui dans la solitude travaillait sans relâche à la perfection
de son œuvre, m'avait pris en affection et aimait à s'entretenir avec moi. J'avais
avec lui la liberté de satisfaire l'avide curiosité de mon esprit. Lui, bon comme
un homme vraiment fort, était indulgent pour tout ce que je ne comprenais pas de
sa vaste intelligence; peu à peu, pourtant, j'en vins à entrevoir les multiples
mystères fermentant dans sa puissante cervelle et les étonnantes conceptions
dont elle était remplie.
Les démonstrations de l'illustre docteur se gravaient en ma mémoire avec
une incroyable facilité ; sa parole éclairait les ténèbres de mes idées et m'aidait
à les débrouiller. Il m'initia aux principaux éléments de son art, et mon
admiration pour cet homme sans pareil croissait en proportion des progrès que
je faisais à son école.
J'étais donc depuis quelque temps le disciple enthousiaste du docteur
Morgans, lorsqu'un jour, avant de le quitter, j'eus la fantaisie de lui demander ce
qu'il pensait exactement de mes connaissances anatomiques, et s'il était satisfait
de mes progrès. Il me répondit : Des progrès, mon ami, vous en avez fait, j'en
conviens, suffisamment pour professer la médecine ou vous livrer à l'art de la
sculpture; mais quant à vous croire anatomiste, c'est différent : ni vous ni
les autres n'y entendrez véritablement jamais rien. Sur ce, il me souhaita
cordialement le bonsoir.
Je m'en allai fort piqué de cette franchise. Il était évident qu'en comparant
mon savoir au sien, il avait mille fois raison ; mais il pouvait s'abstenir de me
l'apprendre, du moins d'une façon si catégorique.
Je restai quelques jours sans l'aller voir. J'étais indigné de sa présomption.
Voyez-vous ça, me disais-je, ce fabricant de poupées qui veut aussi ravir les
feux du ciel, ce Prométhée créateur de mortels en carton peint, ce constructeur
de marionnettes qui n'a rien moins dans la tête que de vouloir faire concurrence
à l'Eternel. Je vais l'aller trouver, morbleu! je lui dirai son fait; il saura que
toute sa science ne sert pas à grand'chose et qu'elle ne prouve absolument rien.
Je me rendis chez le docteur, tout disposé à lui marchander l'utilité de son
œuvre.
— Ah ! vous voilà ! dit-il en m'apercevant ; venez voir une nouvelle pièce
que vous ne connaissez pas et que j'expédie aujourd'hui à l'étranger.
M. Morgans ouvrit la porte d'un petit cabinet, et je me trouvai en présence
d'un homme que je crus plein de vie.
— Comment le trouvez-vous ? Cette chair est-elle bien réussie? est-ce bien
là de la peau humaine ? Croyant véritablement avoir devant mes yeux un modèle
vivant, je supposai que le docteur voulait rire à mes dépens et ne répondis pas
à ses questions; mais, m'adressant à l'inconnu, je lui dis naïvement: Sapristi!
monsieur, vous êtes un bien bel homme. Celui-ci ne broncha pas; et William
Morgans, passant derrière lui, enleva son enveloppe de chair comme il l'eût
fait d'un maillot, j'aperçus alors un écorché, qui, démonté en cent morceaux,
fut ainsi emballé dans une caisse.
— Eh bien, mon ami, donnez-moi donc votre avis?
— Mon avis, cher maître, après le chef-d'œuvre que je viens de voir, est
qu'il est vraiment regrettable que votre rare talent n'ait pas été associé au génie
de Vaucanson. Croyez, cher monsieur, qu'un peu d'animation ne gâterait rien
à votre travail.
— Peste ! me dit-il alors en riant d'une façon singulière. Alors, selon vous,
je devrais donner la vie à ces mannequins?
— Oui, répondis-je avec un petit air assez insolent, oui, monsieur ; et,
comme vous ne pourriez y parvenir, cela prouve que vous ne comprenez pas
grand'chose de plus que les autres à l'anatomie dans laquelle on vous dit expert,
et dont vous faites tant de cas.
Très-satisfait de cette ridicule petite tirade, je me mis en sifflotant à contem-
pler le soleil, comme si c'eût été l'unique chose digne d'absorber mon attention.
— Alors, mon jeune ami, il faudrait, pour que mes productions aient
quelque mérite à vos yeux, que je confectionnasse sur commande et à bon compte
des créatures à votre convenance, avec un petit assortiment de vices et de vertus.
Vraiment la tâche serait belle, bien qu'émaillée de beaucoup de difficultés.
A propos : que pensez-vous de ce squelette que je viens de terminer; remarquez
que la matière employée à l'établir est identique à celle des os véritables.
— Ma foi ! dis-je, comme squelette, c'est admirable !
— Je suis heureux d'avoir votre approbation, aussi vais-je signer une sem-
blable pièce.
Le docteur s'empara d'une pointe et grava son nom sur la troisième côte du
côté du cœur. Puis, comme le moment était venu de me retirer, il me dit :
— Jeune homme, je vais faire un petit voyage ; dans quelques jours je serai
de retour. Donc à bientôt.
En effet, il ne fut pas longtemps absent; il me reçut avec sa bonté habituelle.
J'étais à lui témoigner tout le plaisir que je ressentais de le revoir, quand la
porte d'une chambre s'ouvrit, et je restai émerveillé devant l'apparition qui
s'offrit à mes yeux; c'était une jeune femme. Jamais je n'eus pensé qu'on pût rêver
une créature aussi idéalement belle.
— Henriette, mon enfant, lui dit le docteur, je vous présente mon jeune ami
Marx Stopin, une future célébrité dans la médecine ou dans n'importe quoi. Mon
cher Marx, voici ma nièce, que j'ai dérobée à sa province pour l'avoir près de moi.
Fasciné par sa merveilleuse beauté, je ne répondis rien ; j'oubliai le docteur,
l'humanité, la terre, et — le croira-t-on — je devins amoureux fou, d'un être
dont j'ignorai l'existence cinq minutes auparavant, Henriette me regardait en
souriant sans paraître surprise de la contemplation extatique qu'elle me causait.
C'est une bonne musicienne, me dit le docteur; elle chante à ravir et est de
première force au piano. Du reste, vous allez en juger; elle va vous faire un peu
de musique, pendant que je vais continuer mon travail.
Transporté de joie, je suivis Henriette au salon, et me tint debout auprès
d'elle, la dévorant du regard pendant qu'elle chantait en s'accompagnant avec un
goût délicieux. Était-ce l'étrange amour qu'elle venait subitement de m'inspirer,
qui me faisait trouver tout sublime en elle. Toujours est-il que je me croyais en
présence d'une nature divine, ce sentiment m'entraîna à ne point user envers
elle des formes employées pour les simples mortelles, et pour me dispenser des
longs préambules qui conduisent ordinairement à l'aveu d'une passion. Je me
mis à ses genoux, et lui dit : Henriette, je vous adore !
Cette brusque déclaration ne la surprit nullement : on eût dit que nous étions
déjà de vieilles connaissances. Je ne m'apercevais pas qu'elle ne répondait point
directement à ma pensée, et que son esprit suivait un ordre d'idées bizarres, qui
semblaient avoir quelque parenté avec celles du docteur. Rien d'étonnant à cela,
c'était sa nièce.
L'oncle vint troubler notre entretien. Je ne pouvais décemment prolonger ma
visite davantage, elle me rendit mon salut avec un charmant sourire : il était
convenu que le lendemain elle me ferait encore de la musique.
Enfin il arriva ce lendemain. L'oncle comme la veille nous laissa seuls. Elle
chanta du Gounod comme la Carvalho et joua du Chopin comme lui-même
exécutait ses œuvres.
— Henriette, lui dis-je transporté d'admiration, mon bonheur va dépendre
de votre réponse. Je vous aime d'un amour sans pareil; vous êtes devenue l'élément
de ma vie ; être sans vous me paraît le plus cruel supplice. Je
vous adore, et ma
passion emplit mon âme au point de ne pouvoir supporter la pensée d'être une
heure loin de vous. Henriette, lui dis-je, m'aimez-vous?
Elle ne me répondit pas; mais, en rougissant et baissant la tête, elle
m'abandonna sa main blanche que je baisai avec transport.
— Henriette, lui dis-je, voulez-vous être ma femme?
Elle me regarda avec ses grands yeux qui me semblèrent éblouissants
d'amour, et me dit :
Pourquoi ne serai-je pas votre femme? Je vous aime!
A ces mots, je sentis en mon cœur d'ineffables délices et un sentiment de
bonheur qui m'était inconnu. Mais, comme la veille, le docteur vint
nous
déranger. Je me retirai en me proposant de lui demander le lendemain la main
de sa nièce.
Le lendemain, — qui m'avait semblé ne devoir jamais venir,
— un
domestique m apprit que le docteur était absent, et qu'Henriette était à faire de
la musique avec un jeune homme de ses parents,
un arrière-cousin, qui venait
d 'arriver. Je fus fort ennuyé de
ce contre-temps, et comme je connaissais par-
faitement le local, j 'eus la fantaisie de vouloir écouter et regarder,
sans être vu,
ce que faisaient et disaient la jeune fille et le nouveau venu.
J allai donc me poster dans un petit cabinet attenant au salon, et je braquai
un œil au trou de la serrure.
Elle jouait les mêmes airs qu'elle m'avait fait entendre la veille; mais à
ce
que je vis après, je sentis en moi s'infiltrer la douleur et la rage. Le jeune
homme se jeta à ses genoux, lui fit une déclaration d'amour semblable à
presque
la mienne. Il lui prit une main qu'elle lui abandonna et qu'il couvrit de baisers.
Henriette lui jurait qu'elle n'appartiendrait jamais qu'à lui. Ce dernier ressem-
blait à s'y méprendre au mannequin que le docteur devait envoyer à l'étranger.
Ma colère ne connut plus de bornes. Furieux, je décrochai un stylet pendu
à une panoplie de vieilles armes qui se trouvait à ma portée, j'ouvris brusquement
la porte qui me séparait du salon, j'allai droit à elle et lui enfonçai furieusement
le poignard dans le cœur.
Ma victime jeta un cri déchirant et tomba pour ne plus se relever. Le parent
me regardait avec des yeux hagards. Le docteur entra précipitamment, attiré
sans doute par la plainte suprême d'Henriette. A la vue de sa nièce étendue sur
le sol, il se prit à éclater de rire.
Je crus que le.chagrin le rendait fou. Quant à moi, brisé par le désespoir,
effrayé dri crime atroce que je venais de commettre, je restai anéanti à contempler
le beau corps d'Henriette étendu à mes pieds. Je trouvai cependant la force de dire
au docteur.: Soyez tranquille, monsieur; j'irai moi-même me livrer à la justice.
— Allons, me dit-il toujours en riant, aidez-moi plutôt à la porter dans
mon laboratoire. Elle va me servir d'étude anatomique. C'était, ma foi, un beau
brin de fille! -
J'étais stupéfié, je croyais l'oncle devenu réellement aliéné.
Cependant comme le docteur prenait le corps pour le soulever, machinalement
j'allais à son aide, le cadavre fut porté, déshabillé et couché, sur une table de
dissection.
Celui-ci prit sa trousse, saisit un scalpel, et dit en me frappant sur l'épaule :
Allons, jeune homme, ne vous laissez pas abattre. La justice humaine ne saura
rien de votre meurtre. -
Je comprenais de moins en moins ce qui se passait dans l'âme du docteur;
cependant il parlait fort sérieusement.
Il fit une entaille dans les chairs de la poitrine; au bout d'un instant et avec
son habileté ordinaire, il mit une partie du squelette à nu. A ce que j'aperçus
je tressaillis de surprise. Sur la troisième côte du côté gauche se voyait distinc-
tement"gravé William Mvrgans.
—r C'est une ancienne connaissance, me dit-il en me regardant en souriant.
Maintenant, mon jeune ami, c'est moi qui vous prie de m'excuser. Je suis
involontairement l'auteur de la scène qui vient de vous porter à commettre cet
acte de jalousie. Vous voyez devant vous mon mannequin perfectionné, et ma
faute, dit-il en me montrant le cœur, est d'avoir employé au lieu de matières
dures et résistantes, simplement du caoutchouc. Mais, que voulez-vous? c'est
en forgeant qu'on devient forgeron.
situe à quelque distance de Genève.
L'accès du sommet en est difficile, le chemin à différents endroits est presque
impraticable pour de simples promeneurs qui ne briguent pas les lauriers des
membres du club Alpin. Du reste les touristes préfèrent généralement l'ascension
des Salèves, où les châlets et les auberges leur procurent des stations agréables
et le moyen de se restaurer facilement.
Sur la pointe rocheuse du pic se dresse une petite tourelle, ayant pour
seules ouvertures deux entrées sans porte, l'une donnant sur le plateau, l'autre
pratiquée au-dessus du gouffre.
L'aspect du précipice, lorsqu'on se penche un peu en dehors, donne le vertige.
Les énormes blocs que l'on aperçoit en bas appartenaient autrefois à la cime du
pic, mais cette masse de pierre s'est détachée, au dire des vieilles femmes de
Carouge, pour écraser un chef de bandits occupé à enterrer, pour les cacher, un
calice et un ostensoir volés dans une abbaye des environs.
De cette hauteur le panorama qui se déroule de tous côtés est vraiment
splendide. Le beau lac Léman apparaît à droite comme un immense miroird'argent.
En face, dans la plaine dont les montagnes du Jura font une vallée, l'Arve glacée
se jette dans le Rhône, dont les eaux limpides semblent craindre de se mêler aux
flots sablonneux de la froide rivière. En se retournant l'œil plonge dans
un
entonnoir au fond duquel se trouve le lac d'Annecy, puis les Alpes aux neiges
éternelles, et enfin le Mont-Blanc.
C'était donc pour atteindre au sommet et m'enivrer du spectacle de cette
merveilleuse nature que je m'étais mis en marche, portant en bandoulière
remplie de provisions et d'excellent cognac —
— la boîte à herboriser, chère aux
gènevois, et dans la main un bâton pour m'aider dans les sentiers difficiles.
Le soleil, comme pour rendre hommage aux morts, semblait s'être caché
derrière un crêpe de deuil; les montagnes étaient rapprochées et sombres, le lac
Léman paraissait moiré par un vent d'orage et sur ses eaux des barques
aux
blanches voiles, se dépêchaient de rentrer dans leur havre pour se mettre à l'abri.
Parti de grand matin, j'arrivai vers midi auprès d'un bois de sapin où je
m'assis un instant pour me reposer et me restaurer un peu. Au moment où
j'allais sortir mes petites provisions de la boîte à herboriser, je m'entendis appeler
par mon nom, et vis venir à moi un homme que je fus vraiment fort surpris de
trouver en cet endroit.
Il habitait dans une petite rue de Genève qui monte au temple, jadis la
cathédrale Saint-Pierre, où, presqu'en face de la maison où je demeurais, il
avait loué une vieille échoppe faite de planches disjointes, dans laquelle il ne
pouvait recevoir qu'une seule personne. En dehors il tenait un petit étalage de
livres au rabais, de vieux bouquins dépareillés, de feuilletons coupés au bas des
journaux, etc.
Au-dessus de la porte étaient écrits à l'encre sur du sapin blanc, ces mots :
Écrivain public; puis, plus bas contre les planches était accroché un tableau
parfaitement calligraphié sur lequel le passant pouvait prendre connaissance de
toutes les sciences que possédait le propriétaire de l'échoppe et qu'il offrait au
public, à des prix parfaitement abordables, telles que pétitions, lettres d'affaires
et sentimentales, rédaction d'actes, copies de mémoires et de manuscrits, poésies
dans tous les genres, leçons d'écriture, de français, de latin, cours de tenue
de livres, conseils gratis, etc., etc., le tout était entouré de fioritures et de
paraphes. Au bas de ce magnifique spécimen du savoir de l'auteur était écrit :
Entièrement fait à la plume par Guivet.
Ce Guivet était un homme voûté, aux cheveux gris tombant sur ses épaules
en mèches dispersées ; il portait quotidiennement une barbe qui semblait n'avoir
été rasée depuis huit jours.
Il paraissait avoir de trente à quarante ans. Son front était fort ridé et
ses yeux inquiets, d'un vert gris, étaient recouverts de lunettes tellement concaves
que celui qui les portait devait en être arrivé au dernier degré de la myopie.
Son regard était doux, sa physionomie semblait bonne. Enfin ce personnage
avait une allure timide, souffreteuse, inoffensive, qui lui donnait l'aspect d'un
homme croyant toujours qu'une cheminée va lui tomber sur la tête.
Il n'était pas prodigue de paroles. En dehors de son petit commerce,
personne ne savait rien sur lui, si ce n'est que depuis quelques années il était
venu s'établir à Genève; mais de ce qu'il était, de ce qu'il avait fait avant sa
résidence en Suisse, il n'en avait jamais soufflé mot : de sorte que les boutiquiers
ses voisins, désireux de le savoir, étaient malveillants pour lui qui ne voulait
rien dire.
Parfois, en fouillant dans son étalage, je trouvais quelques livres à acheter.
Il s'était habitué à me voir presque chaque jour; à plusieurs reprises je lui avais
donné des manuscrits à copier, que je lui avais largement payés. Nous causions
souvent ensemble, car je ne sais quoi en lui m'intéressait, surtout depuis qu'un
soir il m'avait parlé presque en retenant immédiatement sa langue, d'un certain
portefeuille diabolique, sujet sur lequel il n'avoit point voulu revenir.
Mon mystérieux écrivain avait pour moi plus que la politesse exigée par ma
qualité d'acheteur, il paraissait heureux de me voir, plusieurs fois il fut sur le
point de me parler de lui et de son passé, mais une répugnance insurmontable
l'en empêchait aussitôt.
Il me fallait y renoncer, je ne pouvais lui deviner sa vie et mettre sur
son individu une personnalité autre que celle qu'il avait choisie en se faisant
écrivain public. J'allais l'oublier en le classant dans la catégorie des énigmes
vivantes, lorsque le hasard fit ce que n'avait pu faire ma persévérance.
—Vous paraissez étonné de me rencontrer, me dit-il?
^
— J'avoue que cela me surprend un peu, et que je ne m'attendais
nullement à vous trouver dans ces parages.
— Que voulez-vous, c'est aujourd'hui la fête des morts; cette solennité
réveille en moi certains souvenirs désagréables, que je viens essayer de chasser
loin des cimetières et des figures attristées de la ville. Genève ce matin m'a
paru si sombre que je suis venu sur la montagne pour ne point entendre le
glas funèbre des églises catholiques.
— Votre intention, lui dis-je, est-elle de grimper jusqu'à la tourelle ?
— Sans doute! et si c'est aussi là le but de votre excursion, vous plairait-il
de m'avoir pour compagnon ?
— Parfaitement, lui dis-je, enchanté de trouver une occasion qui me
permettrait peut-être de satisfaire ma curiosité. — Tenez, faites comme moi,
prenez un bout de ce pâté, buvez un peu de cognac en attendant que nous soyons
dans la tourelle où nous nous installerons, si vous le voulez bien, pour y déjeuner
copieusement, d'autant plus qu'il ne tardera pas à pleuvoir et qu'ici nous ne
trouverions pas le moindre abri.
— A merveille, me dit-il, nous pouvons être certains de n'y être pas
dérangés.
Nous nous dirigeâmes vers le sommet, et au bout d'une longue et pénible
montée nous arrivâmes à la tourelle, avant que le gros nuage noir qui couvrait
la montagne ne se crevât.
Il faisait très-froid. Nous ramassàmes tout ce qu'il nous fut possible de
trouver de bois et de broussailles pour faire du feu, lorsqu'il eut commencé
à flamber nous nous disposâmes à déjeuner, et à attendre la fin de l'orage, car
de larges gouttes d'eau commençaient à tomber.
Mon compagnon paraissait d'une joyeuse mélancolie, si l'on peut s'exprimer
ainsi. Pour sûr, il était satisfait de m'avoir rencontré; mais la fête des Morts
trottait toujours dans sa cervelle. Plus il tâchait d'en éloigner sa pensée, plus
elle paraissait s'inculquer en son esprit.
Je lui racontai pour délier sa langue quelques historiettes de
ma jeunesse,
ayant bien soin d'entretenir la nature de ses idées.
Après le déjeuner, l'écrivain, ayant bu copieusement et trouvant
mon
délicieux, était parvenu à une demie ivresse d'une tristesse dorée, le cognac besoin
de parler se faisait puissamment sentir, le timbre de
sa voix était vibrant, ses
yeux brillaient étrangement, et les flammes du foyer se reflétaient dans les
verres concaves de ses lunettes qu'il avait affermies sur son nez, sans doute pour
mieux voir dans le passé.
Il resta quelques minutes sans rien dire, pendant que je ravivais le feu
puis, au moment où j'allumais un cigare, il dit en me secouant le poignet ;
:
Ecoutez mon histoire.
Après s'être levé comme pour s'assurer que
personne ne venait nous
déranger, il revint s asseoir sur la pierre qui lui servait de siége et
commença
ce singulier récit :
Je suis né dans une petite ville de la Franche-Comté. Mon père était
instituteur; il mourut six mois après ma naissance.
Je passerai sur les premières années de ma vie, qui furent celles d'un
pauvre
enfant studieux, tranquille et adoré de sa mère.
!
Hélas la chère femme tomba malade au point de
le petit externat qui l'aidait à me faire instruire; il
ne pouvoir plus tenir
me fallut sortir du collége
au moment où l'étude avait le plus d'attrait pour moi, et songer à me créer
un gagne pain.
Je cherchai longtemps, bien longtemps; mon corps était trop faible
pour
porter des fardeaux. Du reste, ma mère se révoltait à la pensée de
me voir
entreprendre un travail manuel; elle n'avait pas conscience de son mal, croyait
se remettre bientôt et diriger sa petite école. Mais elle était dangereusement
malade, je voyais bien que nos derniers sous allaient servir à acheter des
médicaments et du bois, car l'hiver approchait et tout annonçait qu'il serait
rigoureusement froid.
J'avais fait de beaux rêves d'avenir, j'aurais aimé une carrière d'artiste
mais je comprenais bien que c'était impossible, pour cela il
me fallait passer
toute ma jeunesse dans de sérieuses études, et attendre bien des années avant
de pouvoir gagner ma vie; et ma mère était au lit, atteinte
par une maladie
cruelle. — Tout allait manquer, même les choses les plus indispensables.
La neige commençait à tomber. Je grelottais sous ma tunique de collégien.
L'idée que ma mère allait avoir froid me causait une douleur horrible.
Enfin après bien des démarches infructueuses, j'appris
que l'huissier
cherchait un petit clerc ; on lui avait parlé de moi, et je n'avais qu'à me présenter
à son étude.
Fou de joie, je courus annoncer cette bonne nouvelle à ma mère,
que
j'embrassai en lui promettant de longs jours de bonheur, puis je la quittai
pour aller chez l'huissier qu'on appelait : Maître Pigre.
Mais, en chemin, la réflexion vint; pour la première fois seulement,
j'entrevoyais ma véritable position : j'allais être commis d'huissier !
Quel soufflet donné à mon ambition ! Quelle déception dans mes rêves de
jeune homme! J'allais devenir le cauchemar des pauvres gens, le porteur de
protêts, la haine de ceux qui devaient, l'exécuteur de bas étage de la justice
commerciale.
Il me sembla que si ma mère contractait quelques dettes, et ne puisse les
payer, mon devoir serait de faire vendre nos deux ou trois meubles.
J'avais la perspective de passer les moments où je n'ennuierais pas le pauvre
monde à noircir du papier timbré avec cet affreux jargon du palais, et de ne
respirer que parmi les : à la requête de, attendu que, considérant, avons
délivré le présent protêt, etc., etc., et toutes ces expressions maudites par le
pauvre, derrière lesquelles s'engraissent les gens de loi.
Je fus sur le point de renoncer à un semblable métier. J'allais rebrousser
chemin; mais l'idée de ma mère malade, privée de secours, me revint à l'esprit;
sans plus de réflexions je me mis à courir vers la demeure de l'huissier.
Maître Pigre était assis devant son bureau, occupé à parcourir les pièces
d'un dossier; c'était un homme d'une cinquantaine d'années, sourd et affecté
de rhumatismes, ayant parfaitement la tournure de sa profession.
Au fond il était brave homme, mais d'une faiblesse de caractère n'ayant
d'égale que la mienne. Tremblant devant sa femme, il jouait le sec et
l'inexorable pour lui plaire. Il prit l'air le plus dur possible pour me parler ;
mais sans pouvoir cacher complètement sa vraie nature. Somme toute, mon
nouveau patron ne m'était pas antipathique.
Ce qui m'était réservé de plus pénible était la vue de madame Pigre, qui
rentra dans le cabinet.
Son corps, trop grand pour une fille d'Ève, était d'une maigreur telle,
que tous les côtés de sa charmante personne présentaient un angle aigu; ses
yeux, dont la couleur était trop incertaine pour être qualifiée, louchaient à
donner la migraine à celui qui les contemplait; elle avait soin de braquer des
lunettes vertes sur son nez, dont la forme représentait exactement la gaîne
d'un yatagan. Chose qui ne contribuait guère à l'embellir, quatre dents,
longues comme les crocs d'un dogue, l'empêchaient de fermer entièrement la
bouche.
Voilà celle qui devait être ma patronne, c'est avec cet assemblage d'os
recouvert d'une peau couleur vert-de-gris, qu'il m'était réservé de vivre et de
passer les plus belles années de ma jeunesse.
Madame Pigre, après m'avoir fixé le chiffre de mes honoraires, qui
étaient vraiment dérisoires, me fit entendre que s'il y avait de ma part la
moindre infraction à ses ordres elle me mettrait sur-le-champ à la porte ; puis
elle me conduisit dans la pièce laide et sombre où je devais me tenir huché
sur un haut tabouret, devant un pupitre de bois noirci de taches d'encre.
Je pris possession de mon siège, et madame Pigre s'étant retirée, deux
grosses larmes coulèrent sur mes joues.
Je tournai la tête du côté de la fenêtre,. comme pour soustraire mon regard
à l'horrible vue de la pièce.
La rue était fort étroite, et nous avions pour vis-à-vis le côté latéral d'une
église gothique aux longues croisées ogivales placées entre des contre-forts
surmontés de gargouilles monstrueusement sculptées.
La gargouille se trouvant en face des fenêtres du logis représentait l'ange
déchu. Il est à présumer que pour l'auteur très-chrétien de cette œuvre la
malédiction du créateur avait accompli chez le démon une grande métamorphose;
aussitôt que je l'aperçus, il me sembla voir le frère de madame Pigre, tant
ses mains étaient crochues, tant son nez tenait du bec, tant l'expression de son
ignoble figure reproduisait bien celle de ma patronne.
Peut-être serait-il plus logique de dire que la Pigre était la reproduction
parfaite du diable, sur "le dos duquel coulaient les eaux du ciel, et qui semblait
plonger son regard louche dans la pièce humide et sale où je venais d'être
installé.
Je me mis en devoir d'exécuter les volontés de madame Pigre, et fis tous mes
efforts pour qu'elle fut satisfaite, tant je tenais à soulager ma mère; mais la
maladie de la pauvre femme empira; il lui fallut des soins que mes petits
appointements ne pouvaient lui procurer. Je me hasardai donc à faire un emprunt
à madame Pigre, qui, à mon grand.étonnement, ne s'y opposa pas. Il est vrai que
l'intérêt qu'elle prélevait pour son argent prétextait exorbitant. Je ne comprenais
pas à ce moment que par ce moyen elle me rivait à elle, et que si je la quittais sans
l'avoir remboursée, elle nous mettait complétementà la rue.
— Eh bien, monsieur, je restai dans cette maison quatre années, pendant
lesquelles je souffris tout ce qu'une créature humaine peut endurer. Maître Pigre,
devenu tout à fait infirme, absolument sourd, avait, à la grande joie de ce qui
lui servait d'épouse, abandonné l'apparence de direction qu'elle n'avait pu lui
soustraire entièrement.
Cet être, je parle de la Pigre, était sincèrement unique en son genre; jamais
passion de chicane ne s'inculqua plus profondément chez un homme d'affaires,
jamais l'amour des protêts, des saisies, des faillites, des ventes, des exploits,
des frais à ajouter sur le papier timbré, enfin tout l'effroi des pauvres gens,
n'entra avec plus de force dans le cœur d'un huissier.
Tous ces dossiers remplis de papiers dégoûtants étaient devenus son élément.
Rien n'était comparable au bonheur qu'elle éprouvait lorsqu'elle assistait en
personne à la vente d'un ménage de malheureux; peu à peu elle était parvenue
à passer pour l'oiseau de mauvais augure du pays, l'effroi des petits marchands
aux affaires difficiles, et lorsqu'elle allait par les rues pour toucher elle-même la
course d'un billet, on aurait pu croire que le Lucifer de la gargouille gothique
s'était fait huissier.
Qu'allez-vous penser de moi, monsieur, lorsque vous saurez que je devins
l'aide de cette vipère? que ses passions ignobles furent mon partage? J'étais
l'exécuteur de ses volontés, le gardien des hardes et des meubles soustraits aux
malheureux, le pilier de l'étude, dans laquelle la gargouille regardait toujours
comme étant au service de la Pigre.
J'aurais dû faire un autre métier, me sauver, me mettre casseur de cailloux;
mais tout m'obligeait à rester et me condamnait à cette galère.
Pendant ces quatre années, ma mère, ma pauvre mère n'avait pas quitté le
lit, attaquée par cette affreuse maladie qui la minait lentement; elle devait de
vivre aux soins assidus du docteur, aux médicaments coûteux et au bien-être
qu'il ordonnait.
J'avais fait d'autres emprunts à la Pigre; elle me tenait dans ses griffes.
Lorsque je pensais au suicide, l'image de ma mère abandonnée me disait
assez qu'il fallait vivre; et puis, dans le fond, j'étais trop lâche pour me tuer.
Maître Pigre mourut!
Aussitôt que les restes de l'huissier furent sortis de la maison, la veuve
Pigre avisa au moyen de conserver l'étude, ce à quoi elle aboutit parfaitement en
se servant de moi par procuration. Cet état de choses ne pouvait durer qu'une
année, au bout de laquelle, pour conserver sa maison, il lui faudrait épouser un
huissier ou clerc d'huissier.
Une année se passa encore, plus dure, plus horrible pour moi que les quatre
autres. Année maudite, où, à part ma mère, je perdis tout ce que je possédais
d'espérance, tout ce qui me causait un peu de joie, tout ce qui venait égayer mon
existence, ma terre promise, l'Éden que j'avais rêvé.
Tout s'envola; et c'est moi, monsieur, qui devint le destructeur de mon
propre bonheur.
En face du logis qu'habitait ma mère demeurait un photographe, établi
depuis quelque temps seulement dans la localité.
Sa fille Berthe était blonde, et lorsqu'un rayon de soleil venait dorer
ses longs cheveux ou faire étinceler l'émail de ses dents blanches, je crois
bien qu'il n'était pas possible de trouver au monde un tableau plus ravissant
à contempler.
Un seul de ses sourires, un seul regard de ses yeux bleus me donnaient du
courage et de la joie pour une journée entière; j'oubliais mes souffrances, la Pigre
et son étude; j'espérais, et les moments trop courts que je passais auprès d'elle
étaient toute ma vie.
Eh bien, monsieur, un des créanciers du photographe, voulut être payé de
suite, les autres en eurent connaissance et réclamèrent leur argent, mon pauvre
futur beau-père, se trouvant gêné, ne put faire face à l'échéance d'un billet.
Factures, notes et effets furent déposés par les créanciers chez la veuve Pigre,
qui connaissait mes relations avec le photographe et prétendait que le temps
passé par moi chez eux lui était volé. Le père de Berthe eut son matériel et
son ménage vendus; c'est moi, monsieur, qui fus obligé d'accomplir la saisie,
de présider à la vente, sous peine d'être mis à la porte de l'étude, de ne pouvoir
plus secourir ma mère, que la Pigre aurait fait mourir de chagrin.
Guivet se tut; je remis au feu quelques broussailles; leur clarté fit briller
deux grosses larmes sous les lunettes de l'écrivain.
Au bout de quelques minutes, il continua d'une voix mouillée, mais qu'il
s'efforçait de rendre sèche.
— .Le photographe, sa femme et Berthe, ayant rassemblé leurs dernières
ressources, quittèrent le pays sans dire où ils allaient. Le père ne pouvait
s'empêcher de m'en vouloir, la Pigre lui ayant dit qu'elle ne s'occupait plus des
affaires de l'étude, et que toute la menée de sa faillite était mon ouvrage.
Berthe elle-même, que je vis partir, ne me jeta pas seulement un regard
ami où aurait pu briller un rayon d'espérance.
La douleur que je ressentis de ce départ fut si grande que je faillis en perdre
la tête : je ne suis pas bien sûr que depuis ce temps-là elle ne soit passablement
détraquée. Jugez combien j'avais l'esprit malade, je retournai à l'étude comme
par le. passé.
Je vais abréger, monsieur. Vous êtes véritablement trop bon de m'écouter;
mais j'arrive à l'horrible de mon histoire. Peut-être me croirez-vouscomplétement
atteint de folie; mais ce qui me reste à dire est malheureusement trop vrai pour moi.
Si mon front est couvert de rides, si mon dos est voûté, si mes cheveux ont blanchi
avant l'âge, ce n'est que par l'accomplissement effroyable de ce que vous allez
entendre. Du reste, je serai bref, car le souvenir de cette phase de ma vie me cause
encore maintenant une vive douleur.
L'année de veuvage de la Pigre était écoulée.
Un soir, au moment où je serrais mes affaires dans mon bureau, elle me pria
de la suivre dans sa chambre. Là, elle m'indiqua un siége à côté d'une petite
table sur laquelle était ouverte une cave à liqueurs, dont elle me versa plein
un verre.
Puis, ayant baissé l'abat-jour de la lampe de façon à rester dans l'obscurité,
elle s'exprima en ces termes :
— Monsieur Guivet, voilà un an que feu votre Patron, maître Pigre, mon
secours d'un homme accepté par le tribunal, m'oblige aujourd'hui à prendre
une détermination; il faut que je me marie.
Je me marierai, jeune homme; mais je ne tiens pas à ce qu'un étranger
se mette au courant de mes affaires et prenne par une simple formalité légale
— celle du mariage — des droits sur moi. Monsieur Guivet, il faut que vous
acceptiez ma main et la charge d'huissier, ou bien que vous partiez sur-le-champ.
Comme vous ne pouvez m'acquitter votre compte d'argent prêté, je vous ferai
enfermer pour dettes et mettrai votre mère sur la paille.
Je faillis tomber à la renverse, et entraîner dans ma chute le guéridon
chargé de la cave à liqueurs.
Je regardai attentivement ma patronne pour voir si elle n'était pas devenue
folle tout d'un coup, mais elle paraissait au contraire fort calme et fixait quelque
chose auprès de ma chaise; comme elle louchait effroyablement,ce devait être moi.
Je me cachai la tête dans les mains, ne sachant si je devais m'élancer sur
elle et la tuer, ou me précipiter par la fenêtre. Je me pinçai la peau pour
me convaincre que je ne rêvais pas.
Hélas! ce n'était qne trop réel, la veuve Pigre était là, devant moi, se
levant en me fixant toujours à sa manière, et s'avançant de mon côté, avec
une singulière physionomie que je ne lui connaissais pas encore.
Elle faisait en ce moment une effroyable grimace : horreur! elle souriait.
Cette misérable m'enlaçait le cou de ses bras, c'était une véritable orgie d'humerus,
de radius et de cubitus; je sentais sur ma chair la moiteur dégoûtante de ses
mains.
Sans que j'eusse fait le moindre mouvement, tant cet étrange changement
me causait de surprise, je sentis sur ma joue le bout de son nez crochu; le poil
qui couvrait ses lèvres et la sensation que me causa la tiédeur de ses crocs aigus
sur le front, me firent frissonner jusqu'à la moelle des os.
En face, dans la rue, un rayon de lune éclairait la gargouille, dont la tête
infernale faisait en riant la même grimace que la Pigre.
Par quelle puissance incompréhensible mes mouvements restèrent-ils
paralysés? pourquoi ne lui crachai-je pas à la face et ne me dérobai-je pas à cette
étreinte infâme? pourquoi fus-je muet comme une statue? pourquoi ne suis-je
pas mort de dégoût en lui entendant dire d'une voix qu'elle cherchait à rendre
mielleuse et qui n'en était que plus enrouée :
— Francisque, je t'aime !
Je t'aime comme aucune autre femme ne saurait t'aimer, c'est-à-dire : à l'égal
de la contrainte par corps, des significations de jugement et des déclarations de
faillite.
Pour toi, mon chéri, je doublerai mon capital, je ferai saisir avec encore plus
d'acharnement, je protesterai avec fureur et je ferai vendre jusqu'au dernier
vêtement des gens sans le sou.
0 mon Francisque, je t'adore! je t'aimerai plus que ne l'aurait fait la petite
faiseuse de portraits, dont j'ai bien su te débarrasser. Je veux que tu sois mon
mari, je veux que tu sois maître Pigre-Guivet.
Va, ne crois pas que je veuille te laisser toute la besogne; au contraire, je
serai ton guide, ton soutien. Je ne t'abandonnerai pas l'initiative des affaires, car
tu n'as pas autant que moi l'habitude du métier : tu es faible, ah! très-faible;
mais moi, je serai ta force. Guivet, mon bien-aimé, je serai ton âme !
Je crus entendre distinctement le ricanement de la gargouille, il me sembla
qu'elle étirait ses menbres de pierre en rampant dans l'air.
Je sentis de nouveau sur mes lèvres les dents de ma patronne, l'haleine
de sa bouche me souleva le cœur, une espèce d'évanouissement s'empara de mes
sens.
Vous allez vous égayer de mes malheurs, je conviens qu'ils sont grotesques,
monsieur, mais vous rirez bien davantage, quand vous saurez que plusieurs
jours après cette scène, lorsque la raison me revint un peu, la première chose
compréhensibleque rencontra mon regard, fut un paquet d'adresses imprimées,
sur lesquelles je lus : PIGRE-GUIVET, HUISSIER.
J'étais marié! ! !
Comment s'y étaient pris la Pigre et la gargouille? comment suis-je allé
raisonnablement à l'église et à la mairie sans m'en apercevoir? Je sais bien qu'à
l'église la gargouille damnée avait de l'influence, mais à la mairie, monsieur,
comment ai-je pu faire?
J'ai ouï dire plus tard que j'avais mené la Pigre à l'autel, rempli d'une
joie immense, je riais à me tordre, et l'on m'a dit aussi que le suisse m'avait
fait observer que dans le sacrement du mariage il n'y avait pas de quoi rire.
La seule chose dont je me souviens, et qui me bouleversa peut-être davantage
que la proposition de la Pigre, fut la grande joie de ma mère, à qui je racontais
ce qui s'était passé chez ma patronne : la pauvre femme devait évidemment être
aussi folle que moi — du moins à présent j'aime à le croire — bien que couchée
et souffrant toujours horriblement, elle me sauta au cou et me dit : Mon fils, nous
voilà heureux, madame Pigre doit être riche ! Plus de froid, plus de douleur, plus
de misère! nous aurons de l'argent, vois-tu, il n'y a que cela : l'or! tout le
reste n'existe pas; va m'en chercher, j'en veux remuer à mains pleines,
apporte m'en beaucoup, beaucoup, apporte-moi tout; nous le cacherons ici, là,
dans ma paillasse; nous en mettrons jusqu'à ce qu'elle en soit bien remplie,
ce ne sera pas trop dur pour mon corps amaigri, non, va, je m'étendrai dessus
avec délices, son contact me guérira mieux que ne l'auraient fait tes pauvres
soins. Je serai sauvée. Cours chez ta patronne, chez ta femme. Mon Dieu! pourvu
qu'elle n'aille pas changer de résolution,
Je sortis lentement de chez ma mère; abruti, je pris mon canif et m'en fis
des incisions profondes sur le bras et la main gauche; je regardais couler
le sang qui s'échappait et ne comprenais pas pourquoi ces gouttes rouges
tachaient mes vêtements.
Un chien passa près de moi; je l'appelai, il vint, car il me connaissait;
le prenant par la queue, je le fis voltiger autour de mon corps et lui broyai la
tête contre le mur de notre demeure.
Il était tard dans la nuit, je traînai le chien à moitié crevé jusqu'à l'église,
voisine de l'étude, et l'attachai à la sonnette des Saints-Sacrements.
Les mouvements convulsifs de la bête agonisante faisaient sonner la cloche,
ce tintement me fit rire. Puis, au tournant de la rue où logeait la Pigre,
j'aperçus la gargouille ricanant aussi : il me vint à l'esprit qu'elle ferait une
bonne potence pour y pendre ma femme, et cette idée nous fit rire encore plus
fort tous les deux.
Il me sembla entendre une autre personne remplie de joie, riant comme
les crocodiles doivent rire, eux qui savent pleurer. Ce bruit de gonds rouillés
était produit par le gosier de la Pigre, laquelle se trouvait accoudée à la fenêtre
de l'étude en face de la gargouille.
Jamais plus curieux trio d'hilarité ne troubla une tranquille rue de
province.
Il me prit une envie effrénée de danser; je me mis à sauter de toutes
mes
forces. La veuve Pigre gigottait à la fenêtre et la gargouille pliait et repliait
son
corps comme si elle avait voulu faire vis-à-vis à ma future.
Au bout d 'un moment, ma patronne quitta la croisée et vint m'ouvrir la
porte de la rue; je la suivis dans sa chambre pendant que j'entendais distinctement
la gargouille nous souhaiter bonne nuit, en remplissantla rue de
ses glapissements
de pierre. Je tombai sur un vieux canapé, la Pigre vint
se mettre à mes côtés
en m enlaçant le cou de ses bras et caressant ma chevelure de ses doigts crochus.
Un bourdonnement confus se produisit dans mes oreilles, le sol sembla tourner;
je crus plonger dans un gouffre. C'est depuis ce moment
que je ne me souviens
de rien. Je vous l'ai dit; quand je revins à la raison, la
veuve Pigre était
ma femme.
— Francisque Guivet derneura un instant silencieux. La pluie tombait à
nous faire croire à un second déluge; il nous semblait que même sur la montagne
nous allions être submergés.
Le vent accompagnait sourdement le récit de l'écrivain. Il s'essuya les
yeux, raffermit ses lunettes, et continua son étrange aventure sous l'empire
d'une surexcitation dont il ne pouvait parvenir à se rendre maître.
La veuve Pigre, devenue ma femme, ne changea en aucune façon sa manière
d'agir. Cet affreux lien que j'avais serré sans m'en douter, n'avait fait que lui
donner plus d'autorité sur moi ; constamment elle était à mes trousses. Quel que
soit le lieu où je me dirigeais, ce démon incarné me poursuivait.
Je ne trouvai un peu de tranquillité qu'en accomplissant à la lettre ses
cruelles volontés; je protestais, je saisissais, je vendais avec fureur pour avoir
un peu de repos; je prélevais des intérêts à faire rougir un usurier juif; encore
trouvait-elle toujours à grogner.
Ma mère, à qui j'apportai de l'or! fut contente. Tout ce que je lui donnais
était caché par elle dans la paillasse. Chose inouie, monsieur, elle ne s'en servait
pas, elle évitait même de faire les dépenses qu'exigeaitsa maladie. Elle me croyait
heuréux, parce que j'avais de l'argent.
Enfin, monsieur, elle priait pour que sur la. Pigre descendissent les
bénédictions du ciel.
Dieu appela à lui ma pauvre mère, j'ai toujours pensé que la nouvelle de
mon mariage avec ma patronne l'avait rendue folle instantanément.
Ma mère morte, rien ne me retenait plus à C Je pouvais me sauver, fuir
cet enfer, aller bien loin, bien loin, au bout du monde : mais la pensée de quitter
la maison qu'avait habitée Berthe, maison devant laquelle je me promenais
quand dormait la Pigre, m'empêchait de partir.
J'étais arrivé à en aimer les murs, et la nuit, lorsque j'étais bien seul dans
la rue, je les couvrais de baisers.
Chaque soir, je me couchais avec la résolution bien arrêtée de quitter la
ville le lendemain, mais l'hésitation, résultat de ma pauvre volonté, me retenait
au seuil de la demeure aimée.
Je n'avais plus rien à chérir, et, du moins, là j'avais eu quelques moments
de bonheur.
Un soir, rentrant tristement à l'étude, mes yeux se portèrent sur la gargouille,
morceau d'architecture que j'évitais habituellement de regarder. Il me sembla
apercevoir sur les joues de la chimère de pierre deux grosses gouttes d'eau;
j'attribuais cela à un restant de pluie, et sans y songer davantage, je montai
chez la Pigre. '
Je rencontrai dans l'escalier une voisine, qui toute bouleversée me dit :
Montez vite, vite, madame Pigre-Guivet se meurt!
Vous ne sauriez croire, monsieur, combien cette nouvelle me surprit; je
ne m'étais pas encore imaginé que la Pigre dût mourir; je la croyais aussi vieille
que la gargouille, et ne me serais jamais mis dans l'idée qu'elle pût terminer son
existence comme le commun des mortels.
C'était donc de vraies larmes que versait le démon de pierre. J'allais être
veuf! Cette douce pensée me fit éprouver une ineffable joie.
J'entrai dans la chambre de ma femme.
La malheureuse était étendue à terre en proie à d'horribles douleurs, qui
lui faisaient faire d'effrayantes gesticulations.
Sa bouche était entourée d'un liquide noir, et ce liquide coulait sur le
menton. Ses cris, arrêtés par son gosier, faisaient croire qu'elle s'étranglait; ses
lunettes bleues étaient par terre en mille morceaux, ses yeux, louches d'ordinaire,
regardaient presque convenablement, tant les contorsions qu'accomplissait son
corps étaient atroces.
Sur une table, où elle était en train de prendre son repas, se trouvait un
gros encrier renversé; à côté de l'encrier; un papier timbré indiquait clairement
qu'en mangeant la Pigre s'occupait de protester.
Je compris tout, ma femme avait pris l'écritoire pour son verre, et l'avait
vidé d'un trait; une plume se trouvait probablement dans l'encre, c'est ce qui
l'étranglait et allait lui faire rendre l'ânle.
Aussitôt qu'elle m'aperçut, son larynx produisit des sons, qui me semblaient
avoir quelque analogie avec des paroles, mais dont je ne pouvais saisir le sens.
Voyant que je ne comprenais pas, la colère se mêla à sa souffrance, et elle
tâcha de se rendre compréhensible, tout en faisant d'affreuses grimaces.
Alors quelques mots parvinrent à mes oreilles, puis des phrases; je vous
les répète ici, mais intelligibles, et pour ainsi dire passées dans un crible :
lorsque
— Francisque, je meurs,... jure sur la mémoire de ta mère que,
je ne serai plus,... tu feras tanner ma peau pour en faire un portefeuille, dont
tu ne te sépareras jamais. Jure qu'à ce portefeuille toute ma peau sera employée,
jure-le-moi vite, je sens que je m'en vais. Oh, je souffre!... Jure...le-moi...
sur la mémoire de ta mère.
A ma place, monsieur, vous l'eussiez laissée mourir, sans rien dire, sans
faire de serment, mais moi, la faiblesse de mon caractère, jointe à l'épouvante
que me causait ce spectacle, me détraquèrent encore une fois la tête. Je jurai,
monsieur, je jurai sur la mémoire de ma mère de faire un portefeuille de sa peau.
Lorsque j'eus accompli ce serment elle sembla perdre connaissance;l'agonie
commença; des mots entrecoupés, que le râle n'arrêtait pas entièrement dans son
gosier, me donnèrent à penser qu'elle n'en avait pas fini avec le portefeuille.
J'approchai l'oreille de sa bouche, d'où sortait des lambeaux de phrases que
je traduis ici par :
Si tu exécutes à la lettre ce que tu m'as juré, tu deviendras riche, très-riche,
car je vivrai dans ce portefeuille fabriqué de ma peau et te guiderai comme si
je n'étais pas morte.
Mais, si tu es infidèle au serment que tu viens d'accomplir, si tu te sépares
du portefeuille, malheur à toi, Francisque, malheur à toi pendant la vie et
malheur à toi dans l'autre monde.
Ma femme se redressa en se tordant dans d'effrayantes convulsions; puis,
quand elle retomba inerte, son âme était déjà perchée sur la gargouille, sa
première station sur le chemin de l'enfer.
Aussitôt l'œuvre psychologique terminée, docteur et voisins pénétrèrent
dans la chambre, attirés sans doute par la personne que j'avais rencontrée dans
l'escalier.
Du premier coup d'œil le médecin comprit, comme moi, qu'elle avait avalé
l'encre contenue dans l'écritoire, et à ce moment il me vint la pensée peu
chrétienne, que la plume avalée, jointe à l'encre qu'elle avait bue, lui permettrait
de faire des protêts aux vers, car à coup sûr elle poursuivrait encore dans la tombe.
Le docteur prétendit que, s'il était arrivé quelques secondes plus tôt, il
aurait pu lui faire prendre un vomitif, retirer la plume et la sauver. Alors,
monsieur, je crus sa mort causée par ma négligence; je me crus son meurtrier,
et, renouvelant mentalement le serment insensé! je me mis à chercher un moyen
pour parvenir à faire de sa peau un portefeuille.
C'est alors seulement que je m'aperçus de la difficulté à accomplir ma
promesse; alors seulement je compris que, pour moi, fabriquer un portefeuille
de la peau de ma femme était chose à peu près impraticable.
M'adresser au docteur, pour lui demander conseil, était me faire passer pour
complètement fou à ses yeux; c'était un moyen sûr de me faire enfermer dans une
maison d'aliénés. Je ne voyais dans les gens de mon entourage, personne à qui me
confier. J'allais être parjure au serment accompli sur la mémoire de ma mère.
Assurément, la Pigre ne pouvait tarder d'entreprendre sa série de châtiments
pour satisfaire sa vengeance.
En passant devant la gargouille, j'aperçus dans ses yeux toute la colère
qui devait animer l'âllle de ma femme, je compris qu'entre nous la lutte n'était
pas égale, je me figurai l'ombre de ma défunte patronne venant me torturer, et
je sentis bien qu'à tout prix il me fallait exécuter mon serment.
Je concentrai pendant toute la nuit mon intelligence sur ce point, et aux
premières lueurs du jour j'avais trouvé un moyen à peu près praticable, et
cette pensée abreuva mon cœur d'une douce béatitude.
Au nombre des malheureux que nous avions à poursuivre était un tanneur.
Malgré la Pigre, j'étais parvenu à l'épargner et à lui accorder du temps pour le
paiement de ses billets.
Cette infraction aux règles sévères de la veuve Pigre m'avait attiré de la
part de cet homme une espèce de gratitude, et le désir d'obtenir de moi d'autres
ménagements devait le rendre désireux de continuer nos bonnes relations.
J'allai le trouver, et, arrangeant la chose, je lui témoignai mon désir, bien
excentrique, j'en convenais, mais bien arrêté, de faire de la peau de ma femme
un portefeuille.
Comme je m'y attendais, il me regarda entre les deux yeux, persuadé que
je voulais rire ou que le chagrin d'avoir perdu ma femme m'avait donné un coup
de marteau. Il prït en me contemplant un air de pitié qui voulait dire :
Le pauvre homme !
Mais, lorsque j'eus déclaré que, s'il voulait bien m'aider à exécuter mon
projet, non-seulement je lui rendrais ses billets acquittés, mais que, si j'étais
satisfait de sa collaboration, je lui prêterais une somme le mettant à même de
faire prospérer son commerce.
Le tanneur accepta, s'engageant à enlever la peau de la Pigre, à la tanner,
et, pour comble d'obligeance, à la convertir en portefeuille.
L'enterrement devait avoir lieu le matin vers dix heures. Il fut convenu
entre nous que la nuit nous escaladerions le mur du cimetière, et que dans
le caveau Pigre, aidés d'une petite lanterne sourde, nous écorcherions celle, au
dire du tanneur, qui en avait écorché bien d'autres. Il prétendit que mon projet
était original, qu'il s'était toujours douté que j'.avais une nature farce.
Le soir vint, puis la nuit. Nous nous mîmes en route, et arrivâmes au
cimetière, sans avoir rencontré âme qui vive.
Le caveau était disposé pour recevoir deux rangées de cercueils. Trois corps
y étaient déposés : la mère de la Pigre, maître Pigre, et notre commune moitié.
Nous avions donc comme espace, pour opérer ce déshabillement bizarre, la largeur
d'une rangée vide et d'un chemin réservé entre les corps.
Madame Pigre fut tirée de ce qui allait lui servir d'éternelle étude, et le
tanneur, saisissant un tranchet qui devait faire l'office de scalpel, se mit à la
besogne pendant que je regardais alternativement, tremblant de frayeur, si
ma
femme ne ressuscitait pas ou si les gendarmes n'étaient point à nos trousses.
Cet homme accomplissait sa tâche avec une grande dextérité. La
peau
s'enlevait de toute part sans déchirure; la tête fut entièrement mise à nu, ce qui
était, monsieur, bien horrible à contempler.
Enfin la peau fut complétement enlevée, roulée dans une serviette, mon
épouse écorchée fut enveloppée de son drap, et le couvercle du cercueil referma
se
sur elle; mais je me rappelle bien aujourd'hui que nous oubliâmes de fermer les
crochets et de le revisser.
Nous n aperçûmes personne en revenant.Je quittai
mon compagnon, enchanté
de la réussite de la partie principale de mon projet.
Quelques jours après, le tanneur m'apporta contre remise de
ses billets
un portefeuille dont le cuir graveleux et dur était teint en noir.
Il contenait de nombreuses poches, et il se fermait
par un système bizarre et
ingénieux.
Le fermoir représentait une tête plate, ayant beaucoup d'analogie
comme
ensemble avec les traits de la gargouille; les yeux, les narines, la bouche étaient
entourés d'une garniture de cuivre. Dans cette bouche, trois dents qu'on pouvait
facilement reconnaître comme ayant appartenues à la Pigre étaient solidement
scellées.
Au-dessous de la tête, deux mains légèrement en relief, aux ongles de métal
fortement tordus, étaient rapprochés vers le milieu du portefeuille; de sorte qu'en
appuyant la tête contre ces espèces de mains les ongles s'accrochaient aux dents
selon l'épaisseur des papiers contenus dans le portefeuille.
Le tanneur n'avait pas volé son argent, et j'avais accompli une partie du
serment fait à la Pigre.
Francisque Guivet s'arrêta quelques minutes. Il était tard, la pluie battait
toujours la tourelle, et les cendres rouges du foyer en éclairaient seules l'intérieur.
Les rafales de vent, pénétrant de temps en temps jusqu'à nous, donnaient au
récit de l'écrivain public une tournure étrangement fantastique.
— Si vous vous figurez que j'en avais fini avec la Pigre et avec mes
misères, reprit Francisque Guivet, vous vous trompez bien, monsieur; ma femme
me harcelait avec plus d'acharnement
De son vivant, j'avais pour moi les moments où elle dormait, où j'étais en
course; mais avec ce portefeuille, mon existence était devenue intolérable.
Lorsque je l'avais sous le bras, et que je n'exécutais pas ce qu'elle m'aurait
ordonné durant sa vie, les dents du fermoir me rentraient dans la chair.
Lorsque je l'ouvrais pour y mettre des billets de banque, les poches s'ouvraient
complaisamment; mais, par contre, toutes les fois que je voulais y prendre de
l'argent ne devant pas rapporter de gros bénéfices ou me procurer quelque
satisfaction, il ne pouvait s'ouvrir, les poches se resserraient; et l'insistance que
j'employais à tâcher de l'ouvrir était toujours punie par des coups de griffes ou de
dents du fermoir.
Si je voulais dormir un peu tard, j'étais réveillé par une morsure du
portefeuille qui, pendant mon sommeil, était monté sur mon lit.
Si je voulais boire un verre de plus qu'à l'ordinaire, la tête du fermoir
fronçait ses sourcils de cuivre et louchait à me faire frissonner.
J'avais beau le serrer dans un placard, le mettre sous une pile de dossiers ;
rien n'y faisait, monsieur : le portefeuille n'en faisait qu'à sa guise.
Il avait choisi une place vers la fenêtre en face de la gargouille, et tous deux
se regardaient, ayant l'air de comploter contre moi, et d'aviser au moyen de me
rendre le plus malheureux possible.
Venait-il un créancier, voulais-je être coulant, généreux envers lui: piff !...
un coup de griffes,... crac!... un coup de dents. Me proposai-je de sortir et de
me rendre où elle ne voulait pas que j'aille : vite... il sautait à la serrure,
s'y cramponnait avec les ongles, et la frayeur d'être mordu me retenait à
la maison.
Je m'en crus débarrassé. Mais, songeant tout à coup que mes valeurs
s'y trouvaient enfermées, je descendis le chercher, comptant bien recevoir ma
correction.
Le portefeuille avait disparu !
J'allais remonter, affligé d'avoir perdu mon argent, mais heureux d'être
débarrassé de mon persécuteur, lorsqu'en levant la tête, j'aperçus la Pigre-
portefeuille accrochée par les dents aux griffes de la gargouille.
Tous deux me regardaient avec des yeux pleins de vengeance.
Pour adoucir un peu la punition qui m'attendait — car, de la gargouille à
la fenêtre, pour le portefeuille, il n'y avait qu'un saut à faire, et certes il n'eut
pas reculé, devant un carreau à casser, — je lui fis passer un long bâton auquel
il se cramponna avec ses crocs.
Mais, monsieur, cette bonne volonté de ma part ne me servit à rien. Aussitôt
dans la chambre, il fit tant et si bien, m'arrangea d'une façon telle, que je fus
obligé de garder le lit.
Vous ne vous douteriez jamais combien le portefeuille était hypocrite;
lorsqu'une personne venait, vite il prenait sa place en face de la gargouille.
Et si j'avais conté à n'importe qui ce que me faisait endurer cette peau animée,
pour sûr on m'aurait ri au nez.
Je n'en parlais jamais à personne, pas même au tanneur.
Je me rétablis. Cette existence de damné dura encore de longs mois; mais,
à la fin, n'y tenant plus, je résolus de m'en défaire, et je jurai de l'anéantir.
Un soir, l'empoignant de façon qu'il ne puisse me mordre, je me dirigeai du
côté de la rivière; il était tard, personne ne pouvait me voir; j'allai au milieu du
pont, et lançai dans l'eau l'enveloppe de mon ex-patronne.
Cela fait, je poussai un soupir de soulagement : j'étais délivré du portefeuille.
Ah! je devais bien me réjouir : je le vis reparaître sur les flots, se diriger
vers la rive, je distinguai même dans la nuit ses yeux de cuivre briller en louchant.
Je n'avais fait qu'aggraver ma situation!
Me sauver? Il me poursuivrait.
Attendre qu'il vint jusqu'à moi c'était m'exposer à être mordu; j'allai jusqu'à
lui pour tâcher de le saisir en évitant ses morsures; j'eus beau m'y prendre
adroitement, cela ne l'empêcha pas de m'entrer les ongles dans les mains d'une
si cruelle façon que la douleur me fit pleurer.
Je sentis bien qu'à tout prix il fallait en finir, vivre ainsi n'était plus
possible. C'était entre nous un combat acharné, où l'un des deux devait succomber.
Je l'entrepris.
Plein de rage, saisissant le portefeuille, je revins chez moi en courant.
Au rez-de-chaussée de la maison Pigre se trouvait une immense pièce
servant autrefois de cuisine, la cheminée en était si grande que sans peine on
y eût fait rôtir un bœuf entier.
J'emplis cette cheminée de fagots, tenant toujours le portefeuille de la
main gauche.
Puis, quand le feu fut bien allumé, lorsque les flammes furent assez élevées
pour s'apercevoir au-dessus de la maison, je jetai le portefeuille au centre du
brasier.
A ce moment j'entendis à plusieurs reprises hurler la gargouille, comme si
elle appelait quelqu'un.
Je n'y fis pas attention. Le portefeuille était bien au feu !
Pour contempler son agonie, je m'installai devant le foyer sur un escabeau.
La chaleur devint tellement ardente que je fus obligé de reculer mon siège.
Oh ! le portefeuille était bien au milieu. Les convulsions de la tête du fermoir
me faisaient joliment rire; il pouvait maintenant loucher à son aise, cela ne
m'effrayait plus.
Les grimaces que lui arrachaient les flammes me causaient une douce joie,
pendant que la gargouille appelait, hurlait toujours, toujours plus fort.
Appelle, gargouille maudite, disais-je. Si tu n'étais pas de pierre, tu subirais
le même sort; mais tu ne saurais seulement être calcinée : aussi te casserai-je
la tête à coups de hache, lorsque j'en aurai fini avec la peau; attends encore un
instant, misérable gargouille! rien qu'un petit instant.
Oui, appelle! crie à arracher tes durs poumons, hurle donc, tu vois bien
qu'on ne t'entend pas. Mais, au fait, qui diable peut-elle appeler?
Et je riais bruyamment, et le portefeuille mouillé se retournait dans les
flammes, — je distinguai flamber les billets de banque — cela m'était bien
égal, l'argent de la Pigre ! et la peau ne pouvait tarder d'en faire autant.
Retourne-toi donc, nouveau saint Laurent, tes ignobles contorsions cesseront
bientôt.
Tiens ! comme il se gonfle on dirait que les flammes ne sauraient le consumer.
Ah! c'est qu'il est humide, parbleu! dans un moment, tu seras sec, attends,
attends un peu.
Mais il se gonfle toujours, il grandit! allons donc, c'est le dernier effet
produit par l'humidité, dans un instant il n'y en aura plus trace.
Il grandit encore, mon Dieu! il prend une forme, une apparence humaine;
j'aperçois sa tête, ses yeux louches, rouges comme des charbons, j'entends ses
dents grincer, je vois ses mains crochues! Ciel, mais, c'est la Pigre! du moins
sa peau a reprit sa première forme!
La gargouille n'appelle plus, on dirait qu'elle rit maintenant, plus affreu-
sement que jamais, Seigneur! la peau tannée sort du foyer et s'avance vers moi
avec une atroce grimace de haine ! la gargouille infernale rit toujours plus fort,
rit de façon à réveiller la ville entière ! où me sauver? la peau me poursuit dans
la salle!
La porte s'ouvre! qui peut entrer à cette heure?
Oh ! apparition effrayante ! Comment à cette vue ne suis-je pas tombé anéanti?
Voilà donc, ce qu'appelait la gargouille! horreur! le corps écorché de la Pigre
-à moitié rongé par les vers, était sur le seuil de la porte, comme pour me barrer
le passage, ce ramassis de muscles et de nerfs en pourriture était hideux à voir.
Grand Dieu! est-ce bien possible? l'écorché revêt son enveloppe tannée.
Où fuir? la gargouille rit toujours, les dents de la peau grincent avec un
son métallique ! l'écorché produit avec son larynx des sons horriblement
inconnus.
Fou, désespéré, éperdu, je m'élance dans la rue. Je cours devant moi, sans
but, sans comprendre où je vais. Tout mon salut consiste dans la vitesse de ma
course. 0 rage! la Pigre court aussi vite que moi, les yeux en cuivre rougi
éclairent le chemin, et dans le lointain la gargouille est en joie, car ses
ricanements parviennent jusqu'à moi.
Qu'importe, je fends les airs, je cours de toutes mes forces, il faut mettre
J'espace entre mon corps et ce spectre. Malédiction! Il est sur mes talons.
J'entends distinctement le bruit des crocs de la Pigre.
Là-bas, voilà un mur, je vais l'escalader, je vole,... je grimpe,... je saute,...
je tombe,... l'épouvantable fantôme est à mes côtés.... Je regarde autour de
moi : je suis dans le cimetière,... la terre tourne,... mes oreilles bourdonnent,...
je ne vois plus rien,... je meurs!
Ici, l'écrivain se tût. Cet arrêt produisit sur mon esprit une singulière
sensation d'effroi. Le vent soufflait avec violence en fouettant les murs de la
tourelle.
J'attendis sans mot dire que Guivet reprit son récit.
Le feu était complétement éteint; voyant que mon compagnon ne parlait
plus, je l'appelai,... il ne répondit pas,... n'entendant aucun mouvement de sa
part, je criai plus fort, une rafale emporta ma voix dans la nuit et tout redevint
silencieux.
J'allumai une allumette pour voir ce que faisait l'écrivain.
Francisque Guivet avait cessé de vivre.
LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX.
1 .

différentes attitudes.
Celui qui se trouvait le plus près de moi, bien que dans l'eau, allongeait
son cou sur le bord du bassin pour dévorer avec avidité des aliments dont il
paraissait très-friand.
Près de lui, un autre le regardait manger; dans son œil se lisait le désir
d'en faire autant, mais il était petit et paraissait timide.
A quelque distance de là, un troisième se laissait nonchalamment bercer
par la brise qui soufflait sur l'onde. Il enfonçait sa tête sous ses ailes, faisant
ainsi de son duvet un doux oreiller.
A ce moment, j'entendis les cris d'un cygne de la bande qui courait après
un scarabée voltigeant devant lui, il étendait son cou en ouvrant les ailes pour
l'atteindre avec son bec. Furieux de ce que l'insecte lui avait échappé, il faisait
pleinement éclater sa colère.
Poursuivant mon étude, mes yeux furent attirés par le plus blanc, le plus
ravissant de ces oiseaux; il tenait majestueusement le cou, levait haut la tête,
grossissait autant qu'il le pouvait le volume de ses ailes. Plein de lui-même,
superbe, il se pavanait tout en paraissant. avoir un souverain mépris pour ses
camarades.
A l'autre bord du bassin, un membre de cette petite famille se tenait
isolé. Son corps était ratatiné sur le sol; il étendait ses ailes le plus près
possible du gazon. Cherchant à connaître la raison qui lui faisait prendre cette
singulière posture, je compris non sans peine qu'il cachait quantité de détritus
d'aliments. Ses plumes étaient. souillées, il ne se baignait pas, pour ne point
abandonner son butin.
Puis j'en aperçus un encore au pied d'une sculpture représentant une
femme nue; de son cou gracieux, il enlaçait une des jambes de marbre, en
agitant voluptueusement les ailes; ses yeux semblaient implorer les caresses de
la statue.
Et rêveur je m'éloignai, songeant que je venais de contempler les sept
péchés capitaux.

CHATEAU DU ROUSSEY.
Les ruines du château du Roussey près d'Auchy sont situées au fond d'un
vallon entouré de bois, où se trouvent les gigantesques blocs de grès qui semblent
avoir été jetés çà et là et qui affectent les formes les plus bizarres, telles que lions,
crocodiles, animaux étranges et menaçants.
Des débris qui subsistent encore de l'ancien manoir, nous signalons une tour
et des pans de mur d'enceinte.
Des plantes grimpantes aux puissantes ramures semblent soutenir cette
ruine toute empreinte d'une poésie ineffable.
Cette demeure qui paraît remonter au XVe siècle est d'une architecture fort
simple. Elle est aujourd'hui affectée aux humbles usages d'une ferme.
La nature unie à ces vestiges du passé est d'un imposant effet.
Nous représentons : 1° une des baies du grand étage en partie murées avec
vue sur la campagne; 20 un petit escalier fort délabré d'un aspect pittoresque;
3Q un extérieur de l'habitation (corps de logis principal) avec porte gothique au
blason mutilé.
.
•: ...v '
... LE LAC.

beau lac, ô ma Bertha! est profond comme mon amour pour toi
E
et bleu comme tes yeux.
Ses vagues ont la limpidité de ton regard et leurs ondulations
caressantes ont le moùvement léger de ta gorge superbe.
J'éprouve une ivresse indéfinissable a plonger et replonger encore dans ses
flots; il me semble que je me jette dans tes bras nus.
0 ma maîtresse ! je suis jaloux de lui comme je le suis de toi. Je voudrais
pouvoir être seul sur ses ondes, et lorsque je les vois s'ouvrir pour un autre, je
souffre d'un mal réel.
Alors ces eaux me paraissent froides, comme ton cœur parfois me semble
glacé. Je songe à la perfidie des lacs tranquilles, et je ne sais quel démon me'
souffle dans l'espritque toutes les femmes sont perfides aussi.' ; <
,

: "

CHEMINÉE RENAISSANCE -

ETTE cheminée si délicieusement travaillée est l'œuvre d'un sculpteur


aveugle.
En contemplant cette merveille, on ne se rend vraiment compte de
l'infirmité de 1 artiste que par le manque de proportions de. son ouvrage;
mais les détails sont d'un goût parfait et font grand honneur à l'ex-élève des
Quinze-Vingts.
LA CRÉATION DU MONDE.

'ÉTERNEL avait fait déjà quelques planètes.


Assis sur un nuage, il les considérait
Se mouvoir dans les airs où le vide régnait
Au sein des profondeurs des ténèbres muettes.

Or Satan assistait à la Création.


Son cœur était rempli de désir et de rage.
— Je puis en faire autant, se dit-il, et je gage
Même le surpasser !
— Après réflexion,
Il disparut, revint avec un brin de paille,
Puis un peu de savon qui trempait dans de Veau.
On ne sait où vraiment il fit cette trouvaille.

Il mouilla l'un des bouts du petit chalumeau,


Dans lequel il souffla de certaine manière,
Et de cette façon le Diable fit la terre.
L'HEUREUX MÉNAGE.

E croque-mort a fini son travail; il est de bonne humeur, car si les


trépassés étaient lourds, les pourboires enflent son gousset.
Après avoir vidé la bouteille de l'amitié avec ses compagnons,
il rentre joyeusement au logis où l'attend une copieuse soupe. Il dit
un mot aimable à sa ménagère, en enlevant pour l'embrasser un gros moutard
qui rit avec une bouche fendue jusqu'aux oreilles.
— Ça a-t-il marché les convois? as-tu trimballé bien des corps aujourd'hui?
dit la femme.
— Ça n'a pas arrêté! répond le mari. Tant mieux, si cela continue, nous
pourrons mettre quelques sous de côté, entends-tu, petit crapeau? pour que tu ne
manques de rien.
—-
Gronde-le! s'écrie la mère, le méchant drôle a failli tomber dans la rue
en se penchant sur la fenêtre.
A ces mots, le père ressent un frisson dans le dos. Pour la première fois,
depuis quinze ans qu'il est dans les Pompes funèbres, la mort se montre à lui
sous son véritable aspect. Il embrasse de nouveau son fils, qu'il ne cesse de
regarder en mangeant silencieusement sa soupe.
LE DERNIER JOUR DE LA COLONNE.

UE n'a-t-on pas dit sur l'étrange disparition de X?... Qui n'a pas
brodé sa petite histoire à ce sujet? Les uns ont prétendu qu'il était
mort en combattant dans les rangs versaillais; d'autres, qu'il avait
été fusillé par les fédérés. Quelques-uns même ont soutenu qu'il
était vivant, jouissant d'une parfaite santé, et affirment l'avoir rencontré à
Naples lors de la dernière éruption du Vésuve.
Moi, je hausse les épaules, et je ris d'un rire inextinguible, d'un rire
féroce imitant le bruit de portes de fer grinçant sur leurs gonds rouillés.
Je vais raconter mot à mot sa fin terrible.
Je ne crains plus aujourd'hui de révéler mon crime.
Ne suis-je point à deux mille cinq cents lieues de France?
A quoi bon remonter aux sources de notre liaison? Pourquoi parler ici de
tout le mal que me fit l'infàme X..., des hontes qu'il me fit subir, des humiliations
sans nombre qu'il m'imposa? Ah! je courbai la tête longtemps, bien longtemps,
sans me plaindre ; le cœur ulcéré de chagrin et de rage, je me taisai. Pour ELLE,
que n'eussé-je point supporté!... Pour Elle, que n'eussé-je point souffert!...
Mais tous ces outrages étaient profondément gravés dans mon âme; je le
haïssais, le misérable, de toutes les forces de ma nature passionnée; chaque jour
ma soif de vengeance croissait en proportion de sa lâche tyrannie. Je sentais
ma poitrine bondir à chacun de ses coups. J'attendais.... Sa mort était devenue
l'élément de ma vie.
J'avais juré de lui faire payer en un moment la dette de haine qu'il avait
accumulée en moi; et pour m'assurer l'impunité de mon crime, il me fallait
attendre qu'une occasion vînt s'offrir à moi pour frapper mon ennemi à coup
sûr et en toute sécurité. Je patientai longtemps, mais enfin elle se présenta, et si
belle, que le diable, qui devait être de la partie, semblait l'avoir préparée tout
exprès.
C'était pendant la Commune.
Un soir, à l'Hôtel de ville, j'appris que la destruction de la Colonne, déjà
remise deux fois, était irrévocablement fixée au lendemain 16 mai.
En rentrant chez moi, songeant à ce gigantesque renversement,
puissance vague, irrésistible, associa dans ma pensée l'image de X... à celle une
du héros de Brumaire juché sur le monument.
Je vis bientôt, comme dans un miroir magique, la chose et l'être s'unir,
puis l 'être se fondre dans la chose.... Alors, je poussai
un hurlement de joie,
pareil au cri d'une bête affamée qui vient enfin de trouver
imagination surexcitée par un esprit infernal venait de voir tomber sa proie.... Mon
l'homme de
bronze, entraînant l'homme de chair dans sa chute!
Aussitôt mon plan fut tracé.
La brillante position que j'occupais parmi les hommes influents de la
Commune m'ouvrait alors toutes les portes et forçait les consignes même les
plus
sévères. Il m'était donc facile d'être au premier rang
pour assister à la cérémonie;
mais, si je voulais atteindre mon but, il me fallait être
assez habile pour y
amener X...
Depuis qu'il me voyait chamarré d'or et de rouge, il avait (quoique d'opinions

;
diamétralement opposées aux miennes) considérablement changé d'allures à
égard
mon
il affectait de me traiter sur un pied d'égalité parfaite (se réservant de prendre
sa revanche plus tard); parfois même il m'appela son excellent ami.
J aurais pu aisément me défaire de lui : le dénonçer comme réaction-
naire dangereux, l'envoyer grossir le nombre des otages.... Maisun simple
fusillade... fi donc ! j'avais rêvé autre chose pour lui. une
Ah ! je me gardai bien de lui faire mauvaise mine;
au contraire : j'eus l'air
de le prendre sous ma protection; paraissant avoir oublié le passé, je lui donnai
de
chaleureuses poignées de mains, ne le contredisant
en rien, lui laissant dire
(pendant qu 'il me flattait comme on caresse un chat dont
on ne redoute pas les
griffes), que j'étais un (c drôle de pistolet un charmant
», « cerveau creux », et ne
m'étais jeté dans le mouvement communaliste, que
parce que l'on pouvait y
« faire bonne chère, et porter des bottes à l'écuyère )}.
Et il riait!... Et je riais avec lui, mais d'une façon bien différente,...
l'imbécile n'y comprenait rien, tant il était persuadé avoir affaire à
une brute.
Quelle faute j'aurais commise en lui demandant d'assister à la chute de la
Colonne! — Sa rage contre l'insurrection eût redoublé, et il fût mis la tête entre
se
deux matelas pour ne pas entendre le bruit de l'écroulement du colosse.
Mais en causant de choses qui l'intéressaient personnellement,je l'amenai
près de la place Vendôme. Ainsi que je m'y attendais, il voulut voir
ce qu'il
appelait « cette foule bête et ivre de vandalisme ».
Quand nous fûmes arrivés au milieu de la cohue, je tirai
ma montre :
Tiens, dis-je, une heure et demie et la représentation est annoncée
pour
deux heures; permettez que je vous quitte : je dois me rendre à l 'état-major.
Alors je vis la curiosité l'emporter sur l'indignation; il chercha avec moi à
fendre le flot populaire qui nous faisait obstacle.
Ma foi, dit-il, puisque j'ai tant fait que de venir jusqu'ici, pourquoi ne

pas aller plus loin, si c'est possible?
A votre aise ! répondis-je avec indifférence, si vous y tenez, j offre même

de vous faire pénétrer sur la place.
n'assiste pas tous les jours à la démolition
— Je vous suis, répliqua-t-il; on
des gloires de la France.
Grâce à mes galons d'or, à mon écharpe rouge, je m'ouvris facilement un
la Colonne au
passage, et sans autres difficultés nous arrivâmes au pied de
moment où sonnait une heure trois quarts.
J'envoyai un homme de service chercher un drapeau tricolore et un paquet
de cordes.
Pourquoi, diable! envoyez-vous chercher ce drapeau? me dit X.... Que

voulez-vous donc en faire ?
balustrade de la plate-forme, afin que cette foule bête et ivre
— L'attacher à la
de vandalisme comprenne que les trois couleurs doivent tomber avec le tyran !
X... haussa les épaules et lança sur la vile multitude un regard comique de
dédain.
jouir d'un coup d'oeil splendide, vous qui êtes
— Si vous tenez, lui dis-je, à
amateur de spectacles extraordinaires, vous m'accompagnerez là-haut : vous
le dernier
concevez que je n'aie pas voulu manquer une pareille occasion 1 Monter
sur la Colonne!... demain l'or des caves de la Banque ne pourrait payer
la satisfaction d'un semblable caprice.
La curiosité eut plus de force sur lui que la rage : — il accepta de gravir
les degrés de la Colonne, dont la base était entamée ainsi qu'un arbre par la co-
gnée du bûcheron.
Un accident faillit déjouer mon plan et causer ma perte. Au moment où nous
allions monter, X..., par un hasard miraculeux, passa auprès d'un cabestan, et
l'examina.
aujourd'hui :
— Allons, dit-il en se frottant les mains, ce n'est pas encore pour
voilà une poulie qui, au premier tirant du câble, va se briser, et votre belle fête
sera remise de nouveau : voyez, le support de fer est cassé auprès de la partie
tordue.
En effet, X... disait vrai. — La poulie ne pouvait résister à la tension du
câble. — Sans le savoir, le malheureuxvenait d'anéantir la seule chance de salut
^ui lui restât, car si mon projet avait été mis à exécution sans qu'il eût prévu le
retard qu'allait occasionner le changement de cabestan, mon plan était frustré,
ma vengeance perdue, et peut-être ma vie !
Je fis remarquer à l'ingénieur le défaut de la poulie; celui-ci me répondit
qu'il connaissait son métier, que tout était prêt et que rien ne clocherait. Puis,
comme attestation de son dire, il fit sonner le clairon pour ordonner la mise
en mouvement des cabestans.
La poulie cassa et un ouvrier fut blessé. X... triomphait; il était superbe
d'arrogance.
Heureusement, la partie n'était pas remise; elle ne devait subir qu'une heure
ou deux de retard, le temps de changer le cabestan. X..., qui s'attendait encore
à un autre contre-temps voulut rester jusqu'à ce qu'il appelait un second
essai.
Deux heures, deux longues heures se passèrent, qui me parurent deux
siècles. X... s'impatientait, et j'eus toutes les peines du monde à le faire attendre.
Enfin le cabestan de rechange fut placé; X... fit une inspection générale
de l'outillage (j'avoue qu'il s'y connaissait), et, à ma grande joie, parut désespéré
de ce que tout allait au mieux, et que rien ne pouvait empêcher la chute de la
Fierté cles Français.
Pour moi, le moment d'agir était arrivé; la bâche recouvrant l'entrée en
trou de sifflet avait été enlevée et laissait l'ouverture béante en vue de la foule.
Une dizaine de fédérés se trouvaient encore huchés sur le piédestal, ce qui
nous permettait de monter à deux dans l'escalier sans qu'on y prît garde.
Je fis signe à X... de me suivre. Mais avant d'accomplir notre ascension,
j'eus soin de prévenir un officier d'état-major de ne laisser donner le signal
de la mise en mouvement des câbles qu'après m'avoir vu redescendre.
X... passa le premier. — Quand nous eûmes gravi la hauteur d'un premier
étage, je lui fis passer une boîte d'allumettes-bougies en le priant de nous
éclairer. Je le suivais à cinq ou six marches de distance, et pendant qu'il était
occupé à ne pas se brûler les doigts, je déliai ma corde, que je coupai par
morceaux de différentes longueurs.
X... paraissait sous le coup d'une émotion extraordinaire; les légères
oscillations de la Colonne lui donnaient le frisson; je crois qu'il commençait à
regretter d'être monté, mais il n'osait redescendre le premier.
Quant à moi, un tremblement nerveux agitait tous mes membres, et le
murmure de la foule, qui montait jusqu'à nous me semblait soulevé par l'hor-
reur de ce que j'allais accomplir.
Cependant, l'être que j'abhorrais était devant moi; j'allais donc me venger,
et lui faire subir un supplice infernal !
Cette pensée redoubla mon énergie. X... devait mourir!
— X..., lui dis-je, soyez donc assez obligeant pour prendre ce drapeau de
votre main libre; mes cordes sont embrouillées, et le temps presse. Entendez-vous
les cris de la foule impatiente?
Le pauvre diable prit le drapeau sans répondre; il me paraissait terrifié par
la peur que le monument ne s'écroulât avant qu'il n'en fût descendu.
Aussitôt que de la plate-forme surgit un faible rayon de lumière, je m'élançai
sur lui d'un bon de panthère, et, profitant de ce qu'il avait les mains embarrassées,
le bâillonnai avec mon écharpe rouge, que je fis croiser sur sa nuque et revenir
sur ses avant-bras, pour enfin en nouer à la hauteur des hanches les deux bouts
à franges d'or. Cela fut exécuté avec une telle rapidité, le lien serré avec une
force si irrésistible que ma victime n'eut même pas le temps de se reconnaître.
Quand X... revint à lui, il était trop tard!
Sans perdre une seconde, je l'avais terrassé sur les marches et lui avais
fortement garrotté les pieds. Alors seulement, il commença à se débattre et à crier ;
mais ses efforts étaient impuissants, et ses cris suffisamment assourdis par le
bâillon, qu'il essayait en vain de déchirer avec ses dents. Je rivai mon homme par
un bout de corde à un gros crochet qui devait servir à suspendre une lampe; puis,
tirant de dessous ma tunique une seconde écharpe de délégué du peuple, je m'en
revêtis, ramassai le drapeau et continuai mon ascension, qui ne se composait plus
que d'une vingtaine de marches.
Le temps écoulé entre notre entrée dans la Colonne et mon apparition sur la
plate-forme me semblait avoir été d'une longueur inquiétante; je regardai en bas
et vis que tous les yeux était braqués sur moi.... J'agitai cinq ou six fois mon
drapeau tricolore et le fixai solidement au balcon.
Un formidable hourrah, aussitôt suivi de l'explosion des fanfares,m'annonça
que le peuple avait compris.
Je me disposai à redescendre. Mais l'idée de passer devant X... me fit
tressaillir et m'inonda d'une sueur froide; mes os se heurtèrent les uns contre
les autres, et tout mon être frissonna d'épouvante.
Il était temps encore : je pouvais le sauver....
Le sauver, lui?... Oh! non. C'en était fait! son supplice horrible était bien
ce que voulait ma haine. Cette torture de damné, ne me l'avait-il pas infligée
d'une façon plus lente et plus cruelle ? Je le tenais donc : il était devenu ma chose.
— Allons ! pas de faiblesse, me dis-je. — Dieu ait pitié de son âme — si
toutefois il est un Dieu!...
Je descendis quatre à quatre les marches qui me séparaient de ma victime.
— En passant devant elle, il me sembla que ses dents claquaient et que ses
cheveux commençaient à blanchir!... J'avais peur!
Arriverais-je au bas avant la chute?...
J'aperçus enfin l'ouverture... j'étais dehors.
Les cabestans manœuvraient et la Colonne tremblait sur sa base.
— Qu'avez-vous donc? me demanda un garde; vous êtes pâle comme un mort.
Et le citoyen qui est monté tout à l'heure avec vous est donc redescendu ?
— Il y a beau temps! répondis-je; il n'est même pas monté jusqu'au bout,
tant il craignait pour sa peau. Et, un peu soulagé du poids dont j'étais accablé, je
quittai mon questionneur pour aller me perdre dans la foule.
La tension des câbles s'opérait lentement, mais sûrement cette fois; un
silence d'épouvante régnait dans la foule anxieuse; tous les visages étaient
contractés par l'appréhensiond'un sinistre.
Les cabestans fonctionnaient bien; il suffisait d'obtenir, à la base du
monument, un déplacement de un centimètre pour produire, sur une hauteur de
trente mètres un ébranlement de dix centimètres au sommet, ce qui devait amener
le succès de l'opération.
Enfin l'oscillation devint plus sensible; un bruit sourd se mêla au craquement
des fascines; d'épais nuages de poussière s'élevèrent dans les airs, et cette masse
colossale de pierre et de bronze s'abattit en morceaux sur le lit de fumier qui
lui avait été préparé.... La Colonne avait vécu !
Dans cette incroyable et gigantesque chute; dans cette pulvérisation
formidable du hochet de deux générations ; à travers la grande voix du peuple qui
hurlait : Vive la Commune ! je distinguai un cri, cri déchirant, cri d'horreur,
rempli d'une si atroce souffrance, que, depuis ce jour, il résonne sans cesse à mes
oreilles et m'écrase d'un sombre désespoir.
On trouva quelques lambeaux de chair, quelques vestiges de vêtements et
d'étoffe rouge avec des franges d'or Mais comme l'ordre impératif était donné
de publier que la chute de l'odieuse Colonne n'avait occasionné aucun accident
sérieux, on n'eut pas l'air d'y prendre garde.
Ces traces humaines furent bientôt effacées et mêlées au fumier dont j'avais
fait le linceul de X
Aujourd'hui une force fatale, jointe au profond remords dont je suis dévoré,
me pousse, bien qu'à l'abri de toute justice humaine, à révéler aux hommes le
crime atroce dont le poids accablant a déjà sillonné mon front des rides de la
vieillesse, et courbe mon corps vers la tombe, qui, bientôt, viendra mettre un
terme à mon existence maudite !

VUE DES BORDS DE LA CORRÈZE.


E paysage que représente notre gravure est une vue des bords de la
Corrèze, prise près de Clerdon, non loin de la route de Brives-la-
Gaillarde à Tulle.
CE QUE DISAIT UN FOU.

Son beau corps a roulé sous la vague marine.


ANDRÉ CHÉNIER.

ANS l'étude profonde et dans la vie austère


Mes veilles et mes jours rapidement fuyaient,
Et les vices humains me heurtant se broyaient
Contre ma volonté plus forte que la pierre.
J'existai sans songer au monde, à ses plaisirs,
Domptant mes passions et noyant mes désirs
Dans l'étude profonde et dans la vie austère.

II
Et quand autour de moi-, je vis, savants, docteurs,
Se presser pour entendre et graver ma parole,
Je crus que sur mon front brillait une auréole,
Qui couvrait le stigmate aux livides couleurs.
Et je me pris à rire en pensant à ce rêve
Où je fus terrassé par le reptile d'Ève,
Lorsque pour m'écouter vinrent savants, docteurs.

III
Je voulais parvenir, croyant à mon génie,
A percer le premier les ténèbres sans fin.
Oui, je voulais savoir le mystère divin
Qui conduit du berceau l'homme à son agonie.
Je voulais y prétendre; étant audacieux,
? entrevoyais déjà le verbe au sein des cieux.
Je voulais y monter croyant à mon génie.
IV
Mais un soir, l'esprit plein de ce hardi projet,
J'étais à réfléchir songeant au grand peut-être .*
Ma porte s'entrouvrit et je vis apparaître
Une femme! elle était là dans l'ombre et jugeait
Ma secrète pensée. — As-tu donc, me dit-elle,
Perdu de ta raison la dernière étincelle,
Que ton esprit médite un semblable projet?

v
Par Dieu! me dis-je en moi, cet enfant de sorcière
Qui vient me deviner, et qui connaît mon but,
Doit être du lignage au moins de Belzébuth,
Et de tout son savoir être aussi l'héritière,
Pour entrer sans frapper, malgré gonds et verrou,
Et venir sous leur toit traiter les gens de fou.
Sans doute elle a sucé le sein d'une sorcière.

VI
Je crus, en la voyant, à quelque vision
Fille de mes désirs, à la forme éthérée
Qui naît parfois d'une âme idéale, enivrée,
Et je croyais aussi que cette illusion
Allait s'évanouir comme un léger nuage,
Qu'il ne me resterait de sa sublime image,
Que le reflet d'un songe ou d'une vision.

VII
Mais il n'en était rien : la belle créature,
Frémissante de vie, était devant mes yeux.
Je voyais les bandeaux de ses cheveux soyeux
Qui, comme un torrent d'or, roulaient sur sa ceinture.
Je sentais son haleine aux parfums inconnus.
Ses voiles laissaient voir sa gorge et ses bras nus.
Dieu s'était surpassé -dans cette créature.
K
V
^ VIII
J }
I •" '
Oh! me dit-elle, viens, quitte ce froid réduit,
Que t'a loué la mort pour t' avoir auprès d'elle;
Plutôt, ne laisse pas du temps la pesante aile
T 'atteindre et te meurtrir. Par cet astre qui luit,
Et dont le doux rayon maintenant nous caresse,
Je te promets des dieux l'ineffable allégresse,
Si tu veux être à moi, si tu fuis ce réduit.

IX
Regarde-moi donc bien, vois comme je suis belle!
Ma tunique est sans tache, et je me donne à toi;
Car, dans le monde entier, je t'ai choisi pour moi.
Viens vivre de ma vie à la source nouvelle
D idéales amours qui ne devront finir,
où chaque heure sera le moment du plaisir,
Où je t'appartiendrai, moi qui suis vierge et belle.

X"

Viens chercher le bonheur. Oh! viens,


mon bien-aimé!
Je suis le gai printemps, la riantejeunesse;
Je t aime, et je me fais ton culte, ta maîtresse,
Je veux de mon esprit voir le tien animé.
Je t'aime, comprends-hl?je t'aime! je t'adore!
Et je veux tout ton être, et je veux plus
encore :
Je veux avoir ton âme! Oh! viens,
mon bien-aimé!

XI
Viens, et tu connaîtras les divines délices.
Viens rafraîchir ta lèvre hanap précieux
au
Dont l'enivrant nectar rend le
cœur radieux.
Viens rire des douleurs
que les sanglants cilices
Font aux mortels épris d'un mystique désir.
Viens, tu verras
par moi le ciel bleu s'entr'ouvrir.-
Viens chercher en
mes bras les divines délices.
XII
Je devais succomber une deuxième fois,
Et je perdis ma part à la gloire immortelle.
J'abandonnai mon toit, je quittai tout pour elle,
Pour elle qui me fit l'esclave de ses lois,
Qui se tint jour et nuit à ma vie enlacée,
Qui me prit nta raison, ma force, ma pensée;
Et qui me fit faillir une seconde fois.

XIII
Et, vidant à son gré la coupe enchanteresse
Qui donnait le secret des longues voluptés,
Je connus des parfums par l'enfer inventés,
Les baisers délirants, les subtiles caresses,
Pendant que nous charmaient d'extatiques accords,
Que des Elfes d'azur emplissaientjusqu'aux bords
D'un breuvage doré la coupe enchanteresse.

XIV
Pourtant il me sembla dans le souffle du vent
Que j 'entendais un soir une douce harmonie;
Et je crus reconnaître tln chant de ma patrie,
Un air qui me berçait lorsque j'étais enfant.
Alors tout mon passé revint à ma mémoire :
Mon œuvre, ntes travaux, mes beaux rêves de gloire
Parurent à nies yeux dans un souffle du vent.

XV
Mon être tressaillit de dégoût et de rage
En contemplant l'abîme où j'étais descendu.
Et, comprenant enfin ce que j'avais perdu,
J'eus la honte en moi-même et le rouge au visage;
AIon âme se tordit sous le poids du remords ;
Quand je vis la débauche empreinte sur mon corps,
Mon esprit s'éveilla torturé par la rage.
XVI
Nous partîmes un soir ; et le temps calme et doux
Ne faisait point prévoir de tempête prochaine,
Bien qu'à mon jugement elle parût certaine.
Le navire n'avait de passagers que nous ;
Même les matelots étaient en petit nombre;
Mais chacun d'eux portait u/n front pensif et sombre.
Et cependant le temps paraissait calme et doux.

XVII
Le capitaine avait plus encor que ses hommes
Un étrange regard. Le navire était noir ;
Sur sa poupe on lisait ces mots : LE DÉSESPOIR !
Tout en lui présentait de singulières formes.
L'équipage en entier semblait être muet.
Pourtant, lugubrement parfois, on entendait
La voix du timonnier donnant un, ordre aux hommes.

XVIII
Ce bâtiment bizarre, au pavillon de deuil,
Semblait un catafalque errant d'un pôle à l'autre..
Comme on entend parfois dire leur patenôtre
Aux pleureuses suivant un somptueux cercueil,
Les goélands plaintifs, aux longs cris funéraires,
Paraissaient entonner des hymnes mortuaires
En suivant ce navire au pavillon de deuil. " ,

XIX
Et plusieurs fois, la nuit, quand la livide flamme
Des fanaux éclaira péniblement le pont,
Je crus sentir du feu qui me brûlait le front.
Puis alors devant moi, comme un génie infâme,
Il me sembla revoir passer l'esprit du mal,
Qui, triomphant, m'avait fait ce signe infernal
Que je croyais sentir ardent comme une flamme.
xx
Mais je dus croire encor mes sens hallucinés,
Et je me dis en moi : C'est quelque phénomène
Causé par mon cerveau, la chose en est certaine;
Car on ?le vit jamais de spectres de damnés
Se promener la nuit sur le pont d'un navire.
C'est une vision, dont il ne faut que rire,
Qu imaginent pour sûr mes yeux hallucinés.

XXI
Et puis les gens du quart, qu'on eût pris pour des ombres,
Ne paraissaientpas voir ce personnage affreux
Dont la bouche étalait un sourire hideux,
Et qui hantait le pont sans gêne et sans encombres.
Mais, chose inconcevable, énervante à penser,
ils ne me voyaient pas au milieu d'eux passer
Tous ces hommes du quart qit-on eût pris pour des ombres,

XXII
Pas plus qu'ils ne daignaient, ces sinistres marins,
Jeter un seul regard sur cette femme pâle
Qui pourtant ne cachait la splendeur idéale
,
De ses yeux sans pareils et de ses traits divins;
Ils semblaient ignorer qu'elle était là, tremblante,
Qu'ils la terrifiaient par leur vue effrayante;
Ils ne voulaient rien voir ces sinistres marins.

XXIII
Pas même que le ciel se chargeait sur nos têtes,
Pas même l'ouragan qui vers nous s'avançait,
La lame qui déjà jusqu'à nous s'élançait.
On eût dit qu'ils bravaient le démon des tempêtes.
Et le sombre vaisseau s'enfonçait dans la nuit,
Sans souci des éclairs, sans entendre le bruit
Terrible de la foudre éclatant sur nos têtes.
XXIV
Ah! combien elle était superbe en sa terreur
Celle qui, me croyant encore en sa puissance,
Ne pouvait se douter de l'horrible vengeance
Que j'avais méditée en ma juste fureur.
Ce vaisseau du mystère aux matelots du diable
Aidait par son aspect à mon but incroyable,
Et l'orage ajoutait à sa folle terreur.

XXV
Son regard reflétait les lueurs du sillage
Dont les flots furieux s'élevaient menaçants
Et paraissaient couverts de feu/v phosphorescents.
Oh! comme il était blanc maintenant son visage!
Il avait la pâleur du marbre des tombeaux ;
Et ses yeux ne m'avaient jamais paru plus beaux
Qu'en les voyant ainsi fixés sur le sillage.

XXVI
Le bâtiment voguait perçant la profondeur
De la mouvante nuit; il nous semblait l'entendre
A tout moment craquer, à chaque instant se fendre.
Elle tordait ses mains : oh ! comme elle àvait peur
De le voir s'enfoncer, ce navire effroyable,
Portant un nom fatal, un nom épouvantable,
Dont elle comprenait toute la profondeur.

XXVII
Elle était près de moi, frémissante, éperdue,
Et je lui dis : Veux-tu savoir, ô mon amour!
Un rêve surprenant que je fis l'autre jour?
.Écottte : Comme au jour où tu m'es apparue
Mon esprit te donnait une virginité,
Il te rendait aussi ta candide beauté,
Et mon âme à ta vue était toute éperdue.
XXVIII
1Wonsonge tout à coup parut se transformer.
Tu n'étais plus la vierge innocente et craintive,
Mais la femme charnelle, énervante et lascive,
Possédant les secrets du grand art de charnter.
Tu m'avais en tes bras, tu 1ne disais : Je t'aime!
Et moi je t'adorais en mon amour extrême !
Quand tout autour de nous parut se transformer.

XXIX
Je me voyais captif, couvert de lourdes chaînes
Qui me paraissaient d'or. Tu m'entrais un stylet
Lentement dans les chairs; mon sang à flots coulait.
Tu le buvais sortant tout brûlant de ntes veines.
Alors tu paraissais ivre-morte tomber,
Et moi, qui nte sentais faiblir et succomber,
Par ttn suprême effort je pus briser mes chaînes.

XXX
Et puis, nous nous trouvions comme ici, sur la mer.
Notre navire aussi semblait être en détresse.
Et la peur de mourir avait chassé l'ivresse
De tes sens. Alors, moi, que conseillait l'enfer,
Pendant que ton regard contemplait le sillage,
Pour la dernière fois, je baisai ton visage
Et je livrai ton corps aux vagues de la mer.

XXXI

— Oh ! de grâce! tais-toi, par pitié, 1ne dit-elle.



Écoute encor, lui dis-je, écoute; c'est la fin.
Dans ce songe inoui, j'aperçus donc enfin
Ton corps, dont chaque trait révélait la cruelle
Souffrance d'un long combat avec la mort.
Je n'avais à le voir ni trouble ni remord.
— Oh! c'est affreux, tais-toi, par pitié, me dit-elle.
XXXII

— Attends, encore un mot, nton rêve va finir :


Je regardais ta chair prendre des tons livides.
Je voyais des milliers de mouettes, avides
D'une si belle épave, autour de toi venir.
Puis je n- apercevais de tes splendides formes
Que quelques os épars dans des restes informes.
C'est là que, m'éveillant, mon songe dÛt finir.

XXXIII

— Qu'ai-je entendît ? dit-elle. Est-ce donc moi qui rêve?


Tout en lui m'épouvante, en lui tout me fait îî-tal-,-
Sa voix n'est plus sa voix, son œil est glacial.
Ah! devant mon esprit un voile se soulève;
Il maudit notre amour, et je lui fais horreur;
Il se détruit lui-même, il se voue au malheur,
Il veut réaliser l'énigme de son rêve.

XXXIV

— Oui, femme, tu ras dit, ardemment je te hais,


Jusques au fond du cœur et jusques en ton âme.
J'ai vu tes appétits, ta passion infâme,
Et je te hais surtout parce que je t'aimais.
Tu voulais me voler mes forces et mon génie,
Et j'ai rêvé pour toi cette longue agonie,
Ce supplice sans nom, parce que je te hais.

XXXV
Et que m'importe à moi, si c'est dans ta nature
De jeter une nuit sur tout rayonnement,
D'être Vabsorption, d'être l'épuisement
De toute volonté, d'être la source impure
De l'abrutissement? Si pour tâche tu n'as
Que celle d'étouffer la raison ici-bas,
Reçois le châtiment d'une telle nature.
XXXVI
Si Dieu t'a faite ainsi, ne t'en prends donc qu'à lui
r
Qui te donna pour corps enveloppe d'un ange
Et l'âme d'un démon. Quant à moi, je me venge,
Je me réveille enfin, je revis aujourd'hui!
Toi, va trouver les tiens dans les gouffres immondes.
Si tu viens de celui qui tourmente les mondes
Et si tu viens de Dieu, femme retourne à lui!

XXXVII
Elle voulut crier; mais le bruit formidable
Du tonnerre couvrit son alarmante voix,
Et je lui fis souffrir mille morts à la fois
Avant que d'accomplir son supplice effroyable.
Qu'elle était belle encor! ses membres se tordaient,
Ses yeux étaient de feu, ses dents s'entrechoquaient.
L'orage à ce moment paraissait formidable.

XXXVIII
Le navire avançait, insouciant des flots
Qui se brisaient sur lui; monstrueux athlète,
Il les bravait. Son nont à travers la tempête
Servait de ntot de passe aux sombres matelots.
Ceux-là n'entendaient pas les cris de ma victime;
Ils ne me virent pas la lancer dans l'abîme
Qu entr ouvrait devant nous l'immensité des flots.

XXXIX
Mais, en ce même instant, je crus voir avec elle
Comme un autre moi-même au sein des eaux tomber.
Il me sembla sentir mon torse se courber,
Mon esprit se mouvoir dans une nuit nouvelle.
J'éprouvais dans le cœur comme un cruel martyr,
Je croyais qu'une vague allait m'ensevelir
Et que je tournoyais dans les flots avec elle.
XL
Alors, l'esprit maudit, ce fantôme hideux,
Qui m'avait sur le front mis sa griffe terrible,
Dressa devant mes yeux sa silhouette horrible,
Et j'entendis encor grincer son rire affreux.
Sa main sur V Océan, me montrait une lame
Qui soulevait les corps d'un homme et d'une femme
Enlacés run à l'autre, inanimés, hideux.

XLI

— K Qu/as-tu donc fait, Docteur, de ta belle jeunesse?


3le dit-il, les cheveux qui te restent sont blancs.
Vois, ta bouche en s'ouvrant laisse tomber ses dents;
Ton être en deux se plie, une immense faiblesse
Paralyse tes sens, tes forces, ta beauté.
Voilà ce qu'elle aimait; elle a tout emporté.
Et maintenant, Docteur, cours après ta jeunesse. »

XLII
L'aurore allait paraître, et moi je restai là,
Entendant rire encor le spectre à mon oreille.
Puis, après cette nuit à nulle autre pareille,
Las d'avoir tant mugi, l'ouragan s'en alla.
Or près de moi passa le morne capitaine,
Qui, m'ayant aperçu, d'une façon hautaine
Me dit en m'approchant : Vieillard, que fais-tu là?
VOIX D'EN HAUT.

Le Progrès est pour toi, Peuple! chose mauvaise.


Comment! tu voudrais voir plus de fraternité?
Mais à grand peine on construit dans la Cité
Un hôpital immense où tu seras à l'aise.

De t'empêcher d'agir, vraiment, à Dieu ne plaise!


Que diable ferais-tu de plus de liberté ?
Ne peux-tu dans la Seine en toute volonté
D'autre monde meilleur contrôler l'hypothèse?

Tu n'es point satisfait? Que te faut-il encor?


Quoi! toujours le désir de partager notre or?
Toujours ton fol orgueil, ton envie, ta morgue?

Ami Jacques Bonhomme, ne te plains pas, tu l'as


Ta chère égalité, quand sans âme tu vas
Prendre place au milieu des dalles de la Morgue.
~ TABLE GÉNÉRALE.

TEXTE. EAUX-FORTES.
Pages. Pages.
Le Rêve 1 Les Sept Péchés capitaux (au titre).
L'Ame en peine 2 ' La Houri 1
Ce que perdit M. Luc aux échecs 5 \ Le Sphinx 2
Château de la Source 8 Échec au Roi 7
A la lune 9 1
Chimère 8
La Mort de la Sorcière 10 La Mort de la Sorcière 10
La Valse Il Escalier du château 14
La Dompteuse 13 Le Hibou et les Tourtereaux 17
L'Héritage de la Comtesse Hugues 14 i La Plate-forme des Tours de Notre-Dame.. 18
Château de la Source 16 La Fille de l'Alchimiste empoisonnée 22
Acis et Galatée 17 Lucarne gothique 24
L'Antidote de Paratoquinus 18 Académiciens et Marabouts 26
Chiromancie 24 Le Ressuscité 29
Château de la Source 24 Vitraux renaissanee 32
Les Marabouts 25 Rivière chinoise 35
Les suites d'une idée baroque
Château de la Source
........ 26
32
Le Cabinet de Dissection
La Tourelle du Pic
40
44
Extravagance 33 L'Étude de l'Huissier 46
Chinoiserie 35 Mort de la Pigre 52
Le Mannequin perfectionné 36 Guivet jette le portefeuille 56
Le Portefeuille de l'Huissier 41 La Pigre sort de la cheminée 58
Les Sept Péchés capitaux 60 Trois vues du Château du Roussey 61
Château du Roussey 61 Cheminée sculptée 62
Le Lac 62 L'Heureux Ménage 64
Cheminée renaissance 62 Intérieur de la Colonne 66
La Création du Monde 63 La Chute de la Colonne 68
L'Heureux Ménage 64 Paysage 70
Le Dernier Jour de la Colonne
Vue des bords de la Corrèze
.........
65
70
Le Navire le Désespoir
Le Lac de Côme?
............ 75
76
Ce que disait un fou
Voix d'en haut
................
71
82
La Création du Monde
............ 80
ACHEVÉ D'IMPRIMER
Sur les presses de HIPPOLYTE DEURBERGUE,
Typographe à Paris,

LE 15 SEPTEMBRE 1877,

Pour LÉON WILLEM, éditeur,


A PARIS.
HASCHISCH LE

JOURNAL
DE

FANTAISIES LITTÉRAIRES
ET DE

CAPRICES A L'EAU-FORTE
PAR

ANTOINE MONNIER

PARIS
Vente et Abonnements :
0N
LÉ W1LLEM. LIBRAIRE-ÉDITEUR P. ARN0ULD. LIBRAIRE-ÉDITEUR
8, RUE DE VERNEUIL. 16, BOULEVARD MONTMARTRE.

ADMINISTRATION: 7, RUE VICTOR - COUSIN


1876
Paris, 15 févriet 1876.
AU LECTEUR.

(e Je voudrais avoir un journal, que j'appellerais: le Haschisch,


« et dont je ferais tout à la fois les gravures et le texte. Ainsi, libre
«.
de mes allures, je lâcherais la bride à ma fantaisie et à mes ca-
« prices. » — Nous dit un soir ANTOINE MONNIER.
Cette idée nous séduisit.
Ceux qui connaissent le côté particulièrement original des pro-
ductions de l'auteur des Eaux-fortes et rêves creux, comprendront
comment nous nous sommes empressés de donner une suite au désir
de notre ami et applaudiront nous en avons la confiance, à la
création du Haschisch.
Le propriétaire-gérant,
Louis LAMBERT.

NOTA. Pensant être agréable à MM. les Amateurs, nous avons fait tirer
du portrait—de femme contenu dans ce numéro, dix épreuves d'artiste, sur
Chine, monté sur Hollande, toutes marges, au prix de 10 fr.

HASCHISCH LE

JOURNAL DE
FANTAISIES LITTÉRAIRES ET DE CAPRICES A L'EAU-FORTE
TEXTE ET GRAVURES PAR Antoine MONNIER
Paraissant mensuellement, illustré de trois eaux-fortes.

Conditions de vente et d'abonnement 1


Sur papier vélin.
PARIS: DÉPARTERENTS:
1 an 24 fr. 1 an 30 fr.
6 mois 12 » 6 mois 15 »
Chaque numéro séparément : 2 fr. — Départementsfranco : 2 fr. 50. — Étranger : PORT EN SUS.
Il a été tiré en outre pour MM. les Amateurs, tirage justifié :
30 Ex. Sur papier de Hollande (texte et gravures) : PARIS : 36 fr. — DÉPARTEMENTS : 42 fr.
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Ce tirage spécial ne sera vendu que par souscription.
Les abonnements servis par lalesposte seront adressés dans une feuille de carton
pour que numéros arrivent intacts.
Pour tout ce qui concerne L'ADMINISTRATION : ABONNEMENTS ANNONCES
s'adresser à M. Louis LAMBERT, propriétaire - gérant. — Aux ,
BUREAUX DU
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XVIIIe siècle ou Tableaux de la vie, orné de 26 grandes planches
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qui ont servi à l'illustration de l'édition d'Amsterdam, 1741. Leur cadre permet de les inter-
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