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:
HASCHISCH LE
CONTES EN PROSE
SONNETS ET POËMES FANTAISISTES
ILLUSTRÉS
DE TRENTE EAUX-FORTES
TEXTE ET GRAVURES
PARIS
LÉON WILLEM. ÉDITEUR
8, RUE DE VERNEUIL.
18 7 7
DÉDICACE.
C'était dans la boutique même de maître Luc que se mesuraient les deux opiniâtres
jouteurs — entourés habituellement d'un cercle de curieux, — et lorsque Magda venait
s'accouder sur l'épaule de son père pour suivre les péripéties du jeu, le comte, perdait in-
variablement.
D'abord, les deux champions luttèrent purement pour la gloire. Petit à petit ils enga-
gèrent des pièces d'argent, insensiblement, les enjeux devinrent tels, qu'il ne fut bruit
dans le paj s que des monceaux d'or gagnés par maître Jacquelet au seigneur deMalemort.
Or, la chronique avait raison, car celui-ci en fut bientôt réduit à n'avoir pour tous biens
que les murs de son manoir, et chacun riait de lui, lorsqu'il avait le dos tourné cependant,
car on savait que le farouche comte avait la main lourde.
Enfin, un beau jour, son château fut perdu, à la grande consternation des désœuvrés
qui l 'entouraient. Cette perte le laissa impassible; de toute l'assistance ce fut certainement
lui qui parut le moins troublé.
Maître Luc ne pouvant surmonter un sentiment d'orgueilleuse commisération, insista
pour lui rendre une part de ses biens ; mais le comte haussa les épaules en faisant retentir
un éclat de rire strident et sardonique; comme ses yeux rencontraient ceux de Magda,
il lui jeta un regard étrange qui dissimulait fort peu une joie intérieure, bien singulière
chez un joueur complétement ruiné.
Maître, dit-il, en tirant de son escarcelle un collier étincelant de pierreries : voici une
chaîne qui, à elle seule, enrichirait un roi ! je te la joue contre Malemort; mais c'est à
Malemort même que je prendrai ma revanche. Il fait nuit ; du
— rien ici ne te retient, —
reste, si je perds, tu seras tout porté pour prendre possession de ton nouveau logis.
Soit, dit l'orfèvre qui, bien que se sentant fâcheusement impressionné par le rica-
nement continu de son noble adversaire, n'osa pas refuser; il congédia ses clients, ferma
sa boutique, et, après avoir embrassé sa fille, suivit le comte.
Tous deux marchaient sans mot dire sur la route que la lune parfois, entre deux
nuages noirs, éclairait largement.
Le comte sifflotait entre ses dents. L'orfèvre combattait un vague sentiment d'inquiè-
tude, par le chatoyant espoir de posséder le magnifique joyau dont ses yeux étaient encore
éblouis. Cependant plus ils s'approchaient du,castel, plus une crainte, dont il ne pouvait se
rendre compte l'envahissait. - «
Enfin ils arrivèrent. A la vue du gigantesque manoir, le visage de Luc Jacquelet, eut
comme un éclair de joie; n'était-il pas désormais le seul maitre de ce somptueux domaine?
Le comte alla quérir un échiquier d'ivoire et d'ébène, et, après avoir donné des ordres
pour qu'aucun de ses serviteurs ne vint les déranger, il introduisit son compagnon dans
une immense salle, et l'installa auprès d'une fenêtre ogivale, par laquelle pénétraient les
rayons de la lune. La partie commença aussitôt.
Maitre Luc, sentant revenir son assurance au contact de l'échiquier, reprenait son
habileté ordinaire.
— Ma foi ! dit-il, après un instant, je crois que je tiens la moitié de la chaîne; vous
voilà démonté,j'enlève votre second cheval.
— Bah! riposta le sire de Malemort, vraiment je n'en ai que faire, car te voilà mat.
Le joaillier eut un soubresaut, causé par la surprise de ce coup inattendu.
Le manoir était revenu à son premier propriétaire.
— Allons, dit-il, ta revanche, mon maître.
Maitre Luc, après s'être tàté le front comme pour s'assurer qu'il n'était point sous l'em-
pire d'une ténébreuse incantation, replaça résolûment ses pièces, attaqua le premier et le
silence se rétablit.
Le joaillier, jouait toujours plus lentement. On eut dit quand il mouvait ses pièces,
que sa main blafardement éclairée, tremblait. Après un instant, il s'écria : — C'est de la
fatalité! Il avait perdu cette seconde partie.
— A une autre, la fortune ne saurait t'abandonner ainsi; tous mes biens contre tes
ri-
chesses ; allons, pièces en place !
— Le diable est de votre côté, Monseigneur, mais, par mon Saint patron, j'aurai raison
de vous et de votre partenaire maudit. Et, se rémémorant sa chance et son habileté passées,
il reposa ses pièces dans l'ordre voulu, ensuite il commença l'attaque. Mais, en levant la
tête, par hasard, il crut voir comme une ombre qui, accoudée sur le dossier du siége du
chatelain, conseillait son adversaire.... sa main tremblait de plus en plus. Le comte jouait
sans hésitation, lui enlevant ses pièces une à une.
— Décidément, dit celui-ci, après quelques coups lentement ripostés par l'orfèvre, à
quoi songes-tu donc? Vois, je te fais encore échec et mat.
Luc Jacquelet poussa un cri de rage, tout en s'arrachant les cheveux, et s'incrustant
les ongles dans les chairs.
— Ma fille, ma pauvre enfant! disait-il en se tordant les bras.
— Ah! Magda!.... je te la joue contre mes biens et tout ce que je t'ai gagné, proposa
le comte de Malemort,
A ces mots, Je joaillier se leva d'un bond, saisit son escabeau pour le lancer à la tête
du comte; mais celui-ci, lui retenant promptement le bras, en le serrant comme dans un
étau, lui dit : — Deviens-tu fou? n'étais-tu pas hier encore le plus fameux joueur d'échecs
que l'on connut? Ne m'avais-tu pas tout gagné, argent et domaines? La chance, pour le
moment de mon côté, va sans doute te revenir. Tu oublies qu'il ne te reste rien, et que
tu peux tout reconquérir en une seule partie d'un jeu dont les plus subtils détails te sont
familiers. Du reste, à ton aise, mon maître; si tu ne veux pas, n'en parlons plus; au
jour j'irai prendre possession de ta boutique et de tes richesses.
— Faites, et que Dieu me soit en aide, soupira Jacquelet en se dirigeant du côté de la
porte.
— Il est vrai, continua le seigneur de Malemort, qu'il te restera ta gloire de superbe
joueur d'échecs! Chacun sait bien qu'à ce jeu tu n'as pas ton pareil pour déjouer et con-
naître les coups les plus secrets.
A ces mots, maître Luc vint précipitamment reprendre sa place devant l'échiquier,
puis, d'une voix de désespéré : Eh bien !... la dernière, et advienne que pourra.
— C'est bien entendu : la belle pour la Belle? Jouons donc et commence.
Les pièces s'alignèrent de nouveau sur l'échiquier d'ivoire et d'ébène. Maître Jacquelet
demeura longtemps avant de faire manœuvrer son premier pion. Le comte jouait vite,
comme si d'avance il eut connu le résultat de la partie.
Va lentement, prends bien ton temps, disait-il au vieillard; rien ne presse, personne,
oh ! personne ne viendra nous déranger. Et maitre Luc allongeait sa main incertaine qui, -
sans avoir touché à une pièce, rentrait dans l'obscurité, car la lune éclairait seulement
l'échiquier, laissant les deux joueurs dans l'ombre.
Mais encore une fois, que se passait-il dans la cervelle du doyen? quelle incroyable
distraction obsédait sa pensée ? avait-il cru apercevoir dans une vision sa fille Magda, se
débattant sous l'étreinte du chatelain? ne pouvait-il plus supporter la cruelle ironie qui
grinçait à ses oreilles? était-ce donc avec Satan en personne qu'il jouait?
— Allons, décidément, maître écolier, tu n'as plus rien à perdre, s'écria le comte.
Le joaillier fit entendre un véritable rugissement empreint de douleur et de détresse,
puis il se prit le front avec les deux mains, posa lourdement ses coudes sur la table de
chaque côté de l'échiquier, et s'abîma dans la contemplation de ce dernier coup du sort.
Sans doute il voulait voir si toute chance de salut n'était point perdue. Comment, pas
une issue? pas un espoir? rien!.... Il ne devait évidemment croire à une pareille infortune.
Peut-être pourrait-il sauver son roi... La veille encore, ce comte damné ne pouvait triom-
pher de lui. Certainement il songeait à se défendre en une si cruelle extrémité, et, pour y
parvenir, il faisait d'horribles efforts, car sa respiration suspendue laissait son corps sans
mouvement.
Le comte, lui, s'abandonnait tout entier à la joie : Tu es long à te rendre à l'évidence,
maître Luc, et mon avis est que tous les saints du paradis ne sauraient te tirer d'affaire.
Puis il ricanait en se frottant les mains, regardait encore l'échiquier, et tout redevenait
silencieux dans la sombre salle.
Le joaillier calculait toujours avec une opiniâtre attention. Seulement, comme si la
clarté de la lune n'eut pas été suffisante, son front s'inclina de plus en plus vers la table.
Assurément il se courbait ainsi pour mieux embrasser la marche de chacune des pièces.
— Ah! ça! dit le sire de Malemort, se levant impatienté, décidément tu abuses.
Belzébuth en personne ne te pourrait faire plus mat que tu ne l'es. Je suppose fort que tu
songes au moyen de me voler ma victoire. Souviens-toi de nos conventions; tout m'appar-
tient à présent, tes trésors et ta fille.
Mais ceci n'émut point l'infortuné joaillier, absorbé dans ses recherches. Aussi ne
leva-t-il point la tête.
L'aurore vint graduellement remplacer la clarté de la lune, et la salle s'emplit peu à
peu des premières lueurs du jour.
—Vrai Dieu ! dit le comte, tu te moques de moi, et ma patience est à bout; par Satan,
finissons-en, ou, sans plus tarder, je te fais énergiquement sentir le poids de ma colère.
A quoi rêvait donc maître Luc ? même cette menace le laissa indifférent !
Mais, ne répondras-tu pas, déloyal joueur? hurla le comte, es-tu devenu stupide en
contemplant ta défaite ? Veux-tu donc me résoudre à réveiller ton esprit endormi en te
labourant le crâne avec la pointe de mon stylet?
Vraiment, la chose était inconcevable, le fait inoui ! Le vieillard demeura impassible,
son corps ne fit pas le moindre mouvement. Par un miracle de son saint patron, il devait
être sur la piste d'une tactique nouvelle pour soustraire son roi à cette affreuse capitulation.
Toujours est-il qu'il n'avait pas l'air le moins du monde, de se soucier de ces brutales
instances.
Par l'enfer ! que je sûis brûlé vif, pendant sept éternités, si je n'obtiens une parole et
si je ne t'obliges à t'avouer vaincu ! s'écria le comte en lui secouant violemment l'épaule.
Le joaillier ne leva point la tête, ne répondit rien.... Mais, lorsque le seigneur de
Malemort, vaguement effrayé par cette immobilité, eût laché le malheureux père, celui-ci
s'affaissa sur lui-même, et tomba lourdement sur la dalle.
Ce qu'avait perdu maitre Luc Jacquelet.... c'était la yie!
LE CHATEAU DE LA SOURCE.
*
miaulent plaintivement, et à ce singulier concert viennent se joindre les cris d'un hibou,
perché sur le haut d'un vieux fauteuil de cuir, pendant que trois petits êtres, un scorpion,
une salamandre et un ver de terre, courent ou rampent de part et d'autre, comme si
quelque chose d'extraordinaire venait troubler leur quiétude habituelle.
Ainsi, toute la nuit s'est passée. Vers le matin, deux hommes ont apporté une longue
caisse de bois blanc, ils ont déshabillé la Vieille pour l'y enfermer, tous les hôtes du
logis se sont cachés en tremblant, car les nouveaux venus font avec leur marteau un
affreux tapage en clouant les planches.
Les hommes noirs ont terminé leur besogne, puis ils ont remporté le cercueil devenu
plus pesant.
Alors, le petit cénacle, éperdu, se prend à commenter ce qui vient de se passer. Chacun
pense au triste sort qui lui est réservé , — tous, depuis longtemps à l'abri des besoins
journaliers, n'avaient-ils pa3 oublié la vie aventureuse?
1\'1'1:5, d'où vient cette épaisse fumée, ces flammes qui s'élèvent dans cette demeure où
la Sorcière ne viendra plus ?
Ah ! c'est le scorpion qui a poussé un charbon ardent dans un tas de paille.
Allons ! sauve qui peut.
Les corbeaux s'envolent effrayés, jusqu'à certain endroit où se dresse un gibet.
Les chats se réfugient da is la foret voisine, où ils redeviendront sauvages.
Le ver entre dans la terre; il s'en va retrouver la Vieille sous son linceuil.
La salamandre court en traçant un cercle au milieu de l'incendie.
Le scorpion se pique lui-même pour s'inculquer le venin mortel.
Tandis qu'étendant son vol jusqu'au sabbat, —le hibou va annoncer au Prince des
pieds fourchus, la mort de la Sorcière.
LA VALSE.
ÉTIRÉ loin du bruit, dans une petite maison, blottie au fond d'une
vallée, arrosée par les flots bleus du Rhône, Hermann, un jeune musicien,
travaillait assidûment à une grande composition, destinée à mettre le
dernier sceau à sa réputation naissante.
Le doux regard de Régina, sa blonde maîtresse, l'encourageait dans
ce dur labeur et en allégeait le poids. L'espérance remplissait le cœur du
jeune artiste, car le jour était proche où la gloire allait lui sourire, et
les lauriers ceindre son front.
L œuvre avançait au mieux de son désir. Bientôt elle allait être terminée,
il ne lui restait plus à composer qu'une simple valse, qui, dans
sa partition,
devait être d'un grand effet : il y donnait tous ses soins et voulant en
faire un chef-d œuvre, il avait gardé pour la fin ce morceau de prédilection
Mais quand arriva le moment d'en chercher le motif, à son grand
chagrin, l inspiration était devenue rebelle, les jours, les nuits s'écoulaient,
le jeune maître ne trouvait rien qui fut digne de ce qu'il avait rêvé.
Grand fut son désespoir ! Il commençait à douter de lui-même, et
se sentait incapable d'atteindre à l'idéal entrevu dans sa pensée. Il
frémissait en songeant à sa médiocrité, remettait son esnrit à 1H tortnrp
et recommençait à chercher.
Un soir, de découragement, il lui vint à l 'idée d'appeler à son secours la puissance
infernale,, — au même instant il formula un pacte.
Aussitôt, il crut entendre une mélodie lointaine, qui s'approchait peu à peu, jamais
il n'avait ouï si délicieuse harmonie, —
— il écoutait enseveli dans une complète extase.
Entends-tu, ma bien-aimée ! dit-il, à la douce Régina, entends-tu cette sublime
musique, est-il possible de concevoir quelque chose déplus divinement beau? Et comme
la jeune fille le regardait sans comprendre, Hermann se prit à chanter cet air étrange
qui
mystérieusement venait charmer ses sens.
La blonde enfant, doucement bercée par la symphonie entraînante, enlaça de
bras blancs le cou de son amant, et tous deux lentement se prirent à valser ses
conscience. sans en avoir
Ils valsaient, lui chantant, tandis que penchée sur son épaule, la jeune femme sentait
son cœur palpiter de plaisir ; cependant, ni l'un ni l'autre ne s'apercevaient que le
mouvement de leur danse, devenu plus précipité, les emportait peu à peu en
vertigineux. un tourbillon
Plus vite, disaient-ils, comme parlant à un virtuose invisible ! plus vite
et dans la
nuit, l'écho répondait : plus vite, encore plus vite, toujours plus vite! ;et la valse
continuait plus fiévreuse, plus rapide; les pieds dela jeune fille effleuraient à peine
le sol,
elle se laissait entraîner en souriant, tandis
que son visage- exprimait es plus célestes
délices.
Tout à coup, comme si la voix qu'Hermann écoutait en lui, eût cessé de l'inspirer,
le jeune homme s'arrêta brusquement, abandonnant la belle enfant tout étourdie, qui
prise de vertige, échappa de ses bras et s'ouvrit le front en tombant.
Dans l'ombre, Hermann entendit comme un long éclat de rire qui le fit frissonner.
Il étendit les mains, cherchant à tàtons et appelant sa folle maîtresse.
Rien ne répondit.
Régina n'était plus.
Anéanti par la douleur, Hermann quitta ce lieu rempli du souvenir de celle qu'il
aimait, — il alla tout droit devant lui, guidé par le hasard, tandis que la valse maudite
vibrait à ses oreilles; il fuyait pour y échapper, mais l'air le suivait toujours.
Dans les chemins qu'il parcourait, il croyait l'entendre pleurer parmi les grands
peupliers ; dans la chute des cascades, il en reconnaissait le rythme ; dans les bois, les
feuilles mortes tournaient en cadence, conduites par le même chant, et au fond des
forêts, les immenses bouleaux argentés, semblaient les tuyaux d'un orgue gigantesque,
devant lequel il croyait apercevoir un démon jouant la valse infernale.
Ainsi, de longs jours s'écoulèrent !
Puis il revint dans la petite maison des bords du Rhône, s'ensevelir dans le deuil et
la tristesse, cherchant l'oubli dans le travail, —après bien des mois seulement, il essaya
de reprendre l'œuvre qu'il avait interrompue; mais longtemps, longtemps encore, il
demeura hésitant avant d'oser noter l'étrange valse. ;
La première fois qu'il la joua, il crut voir autour ,de lui comme une forme blanche
qui lui souriait et semblait l'encourager, — il se leva, mais à mesure qu'il s'approchait
de l'ombre, la vision s'éloignait et s'évanouissait à ses yeux.
Pourtant l'opéra se termina.
Lorsqu'arriva le jour tant désiré de l'exécution, malgré la sollicitude des gens
qui admiraient son œuvre,'-'malgre le succès certain qu'il en espérait, une grande tristesse
emplissait son cœur, — sa chère Régina ne serait pas là pour partager sa gloire.
Par une singulière idée d'artiste, il retint la plus belle loge de la salle, comme si dans
sa pensée il devait y recevoir celle qu'il avait tant aimé.
Et, quant à la fin de la représentation, il vint, appelé par les bravos, recevoir les
acclamations dues à son génie ; il tressaillit au premier regard qu'il jeta vers la loge,
triomphe....
— la forme pâle et blanche de Régina lui souriait, l'âme de sa bien-aimée assistait à son
LA DOMPTEUSE.
;
Le comte ne le voyait qu'à de rares intervalles, et chaque fois
pâlissant sur la joue
ne le regardait qu'en
de son fils la tache devenait de plus en plus apparente.
Fnfin, l'adolescent devint homme, c'était un des plus nobles, des plus braves, des
plus
biaux cavaliers de son âge.
Sa grâce, son esprit faisaient tourner bien des têtes, et
ses aventures galantes, dont on
parlait déjà, lui avaient suscité, parmi ses camarades, bon nombre de jaloux.
Un soir, à la Cour, le jeune Hugues entendit tout-à-coup derrière lui
voix qui
demandait : Savez-vous où le Vicomte a ramassé le gigantesque soufflet dontune la trace est
encore visible sur sa joue?
— Je vous le dirai demain, Marquis, répondit Hugues aussitôt, et par Dieu! votre
curiosité sera sa!isfaite.
Le lendemain, le marquis gagnait un monde meilleur, être plus renseigné' sur ce
sans
qu'il désirait tant connaitre la veille.
L anecdote fit du bruit et vint accabler le comte Hugues dans
sa retraite.
Ce duel malheureux créa de nombreux ennemis
au vicomte. De nouvelles offenses lui
furent jetées à la face, au sujet des traces empreintes
battait presque sans discontinuer, mais a mesure qu'il châtiaitsur sa joue. Le jeune homme se
un insulteur, une nouvelle
provocation surgissait... bientôt, il eut affaire à tous les bretteurs ameutés
Hugues d 'un naturel concilliant, vit singulièrement changer contre lui.
Son humeur s était complètement métamorphosée et d'enjoué, son caractère.
d'aimant, il était devenu
sombre et haineux.
La marque qui s étalait sur son visage, et dont il pouvait comprendre la source, le
faisait rougir malgré lui ; il n'osait plus s'exposer à la ne des passants,
vue et quand il sortait,
c était presque toujours la main sur la poignée de son épée.
Ne pouvant plus supporter une telle existence, de
provoqué il devint offenseur,
malheur à qui le regardait de travers, malheur à qui seulement l'effleurait en marchant
à ses côtés, car il avait acquis une terrible force à ce jeu sanglant du duel.
Un jour, la mort qu'il cherchait dans ces combats incessants, eut pitié de lui.
On rapporta le corps du vicomte chez le viel Hugues.
Le père courbé sous le poids du remords, veilla le fils, comme vingt ans auparavant,
il avait veillé la mère, et comme alors, sur la ioue pàle de l'enfant, il vit se dessiner en
noir cette même tache livide, qui autrefois stigmatisait sa propre honte sur le visage de
la Comtesse trépassée.
LE CHATEAU DE LA SOURCE.
La rampe du milieu, sculptée à jour, se termine par un socle, propre à recevoir une
statue. A chaque angle des murs, se trouve, au-dessus des lambris admirablement ornés,
des mascarons grimaçants supportant des statuettes.
De toutes parts, les ors se mêlent aux peintures. — Le charme est complet, et reporte
la pensée en plein moyen-âge.
> N jour un tourtereau près d'une tourterelle
Roucoulait sur la mousse cI; rompre d'un rocher.
Il advint qu'un hibou, vers eux s'alla percher
En dardant sur le couple une rouge prunelle.
CHIROMANCIE.
ANS être un grand devin, j'ai su dans vos mains blanches
Connaitre votre cœur, et j'ai la bien des fois,
Que vous aimiez les fleurs, adoriez les pervanches,
La saison des lilas, en automne les bois.
Que vous aimiez le vent se jouant dans les branches,
La chanson de Mignon et les nids sous les toits,
Que vous aimiez surtout vos chiffons des dimanches,
La danse, le corail et les sons du haut-bois.
Que vous aimiez aussi le ciel bleu, les étoiles
Quand d'une nuit d'été, se déroulent les voiles,
Et que vous tressaillez au bruit chéri d'un pas.
Que vous aimiez enfin, votre boite à dentelles,
Les bijoux, les romans, vous et les hirondelles
Mais j'ai bien deviné, que vo..s ne m'aimez pas.
LE CHATEAU DE LA SOURCE.
A charmante habitation dont nous avons entrepris la reproduction, est surmontée
par une balustrade à la base d 'un comble rapide, terminé par deux pignons.
Là se répètent en forme de lucarnes de pierre, les baies des étages inférieurs;
:hacune d'un style mouvementé , se composa de montants d'angles formant .
clochetons ornés de choux du XVe siècle. Des gables accentués couronnent les plate-
bandes des lucarnes, l'espace compris par ces gables, forme un tympan que décore un
médaillon, précurseur de la Renaissance.
L'ensemble que représente notre dessin donne aux admirateurs de l'architecture du
Moyen-âge une idée saisissante des édifices de cette époque.
Ils ont à réfléchir l'humaine gravité.
Après avoir soldé la note de mon repas, je repris le chemin de mon logis,
toujours l'idée de mort s'inculquant de plus en plus en moi. Une fois parvenu
à ma chambre,' je me mis à parcourir quelques pages des Nuits d'Young;
puis, décrochant mon violon, je jouai lentement Y Adieu de Schubert et la
Marche funèbre de Chopin. Lorsque je me fus suffisammentrassasié de lecture
et de musique, je m'assis et me mis à continuer mes lugubres réflexions la tête
entre mes deux mains. %
Au bout d'un instant, je me ,
redressai en, m'écriant : Eh bien! après tout,
qu'est-ce donc que mourir? La belle affaire! et à tout prendre on est bien débar-
rassé : n'est-ce point le repos? l'insouciance éternelle? Passer sa vie à être gueux,
à courir le cachet, râcler du violon, pour quelques misérables francs, qui vous
donnent juste de quoi manger du, pain frotté d'un peu de colophane?... Et la
vieillesse? être vieux, misérable ! brrr!... Ma foi, vive le Campo Santo! vive la
mort!... Tiens, je dis une bêtise; mais non,... peut-être !... Si j'essayais de me
rendre compte de ce fameux moment, si je m'étendais sur. mon lit dans l'attitude
d'un homme qui n'est plus? Mon prédécesseur de chambre, qui était une vieille
fille, a justement laissé accroché au mur un petit crucifix et un morceau de buis
béni, que j'ai respectés sans trop savoir pourquoi. ;.. s' - • - .
.. Je vais poser une serviette blanche sur cette petite table, remplir un verre
d'eau, y faire tremper le bout.de buis, mettre le crucifix auprès pendu à la mu-
raille, et en guise de cierge me servir de deux bougies jointes l'une à l'autre par
une allumette. Cela fait, un drap blanc me servira de linceul; une fois couché, je
prendrai la position cadavérique, je retiendrai autant que;possible ma respiration,
et mon imagination fera le reste. Ce disant, je me mis à exécuter cet étrange
programme.. -
- J'y réussis pleinement; j'avais absolument l'air d'un mort : mes deux mains
étaient en croix sur ma poitrine, mes pieds raidis se dessinaient lugubrement sous
le drap qui m'enveloppait; j'avais suspendu le bruit de ma respiration. Le cierge
improvisé jetait sur mon lit une clarté livide. Tout était silencieux. Alors,
concentrant, mon esprit dans la pensée qui m'occupait depuis le matin, j'aban-
donnai l'idée humaine et les souvenirs terrestres, je m'élançai dans les ténèbres
de l'inconnu, et finalement, comme j'avais marché et pensé'plus que de coutume,
je m'endormis profondément.
........................................
Une douloureuse sensation de froid me réveilla. Combien d'heures avais-je
dormi? je ne le savais. J'ouvris les yeux, et ne vis que l'obscurité. Je voulus
allonger les bras pour étendre mes nerfs, comme c'est assez mon habitude après
mon sommeil ; mais un obstacle dont je ne pouvais parvenir à me rendre compte
m'en empêcha. Je restai pendant un instant à me remémorer les événements de
la veille. Je repassai toute ma journée. Je me souvins de la comédie mortuaire
que j'avais voulu jouer, et de m'être endormi en songeant à l'autre monde.
Je voulus de nouveau connaître la nature de ce qui s'opposait à mes mouve-
ments; mais à la forme de ce que je touchais une sueur froide me parcourut le
corps, une indescriptible terreur s'empara de moi, je me redressai comme mu
par un ressort et fis tomber avec grand fracas le couvercle du cercueil dans lequel
j'étais bel et bien étendu.
Un cri d'immense frayeur se fit entendre, et une vieille femme qui se tenait
assise dans un coin de la pièce se précipita vers la porte et se sauva en criant dans
l'escalier : « Le mort a bougé ! le mort ressuscite ! » Le cierge brûlait toujours mais
il touchait à sa fin. Je sortis de mon mieux du cercueil qui était supporté par deux
chaises, ce qui n'était pas une opération très-facile pour un homme emmailloté
dans un drap; et j'allai pousser la porte que cette visiteuse inconnue avait
laissée ouverte.
Avant toute autre réflexion, le froid intolérable que je ressentais m'obligea
de pourvoir à faire du feu. Je m'aperçus qu'il ne me restait pas de bois; j'allais,
fort ennuyé de ce contretemps, me mettre au lit en me couvrant de mon mieux,
lorsque l'idée me vint de briser le cercueil et de me réchauffer à l'énorme brasier
qu'il devait faire.
Je pris donc un marteau, et, au bout de quelques minutes, la bière qui était
en sapin fut fendue, et une partie de ses débris me procura un feu d'enfer, qui
versa une chaleur bienfaisante dans mes membres gelés.
Toujours enveloppé de mon drap, longtemps, longtemps, jusqu'au jour,
presqu'autant que le cercueil dura, je demeurai à me chauffer à ses flammes
vivifiantes, tout en essayant de comprendre comment je m'y étais trouvé couché,
et pourquoi cette femme s'était enfuie en courant.
Les hypothèses les plus bizarres me venaient à l'esprit, les suppositions les
plus inexplicables, les plus fantastiquesse présentaient à ma pensée; mais, malgré
le sentiment d'inquiet étonnement que je ressentais au sujet de la bière et de la
bonne femme, la vue du feu me rendait la gaieté, que m'avaient enlevé les tristes
préoccupations de la veille, et je ne pouvais m'empêcher de rire à l'idée de brûler
un cercueil pour me chauffer.
A ce moment, des pas lourds se firent entendre dans l'escalier, et la clef que,
par mégarde j'avais laissée sur la porte, grinça dans la serrure.
Trois hommes m'apparurent.
— Il est ressuscité, dit l'un.
— Nom d'un corbillard ! il a brisé son cercueil, dit l'autre.
— Il était pourtant bien mort ; c'est moi qui l'ai mis dedans, fit le troisième.
Comme je me levais pour m'approcher d'eux et obtenir une explication,
ils refermèrent brusquement la porte et redescendirent quatre à quatre l'es-
calier.
C'étaient trois croque-morts !
Intrigué des événements incompréhensibles qui étaient survenus durant mon
sommeil, je m'habillai à la hâte, tout en jetant au feu les derniers vestiges de la
bière.
J'entendis une multitude d'individus gravir l'escalier jusqu'à l'étage supé-
rieur, redescendre, remonter. Les uns disaient : — Les garçons porteurs sont
fous ou ivres, le bonhomme est bien mort, il n'a point bougé, deux femmes ne
l'ont pas quitté, et la bière n'a même pas encore été apportée.
— Une vieille femme m'a fait un conte semblable au milieu de la nuit en
demandant le cordon, exclama la voix de mon concierge; elle prétendait que le
défunt s'était redressé dans le cercueil et elle s'enfuyait comme si le revenant
était à ses trousses.
— La vieille avait bu, dirent les autres.
— Où sont les croque-morts, où est la femme, glapit un larynx qui paraissait
en imposer aux autres.
— Ils sont en bas, qui n'osent monter. La vieille est avec eux; elle vient
réclamer le prix de sa nuit : on l'avait fait venir pour veiller le défunt.
— Qu'on les fasse monter, ordonna la voix qui glapissait.
Pendant que tous ces gens-là émettaient chacun leur avis au sujet du ressus-
cité, j'avais fini ma toilette. Il ne restait plus de la bière qu'un peu de cendres. Je
les éteignis en y jetant de l'eau. Je fermai le tablier de la cheminée et ouvris toute
grande la fenêtre de ma chambre pour y laisser pénétrer l'air froid et en chasser
la chaleur. Après avoir remis mon lit dans son état habituel, enlevé tout l'appareil
funèbre que j'avais improvisé la veille, changé quelques meubles de place, ôté les
objets que pouvaient aisément reconnaître les personnes qui s'étaient introduites
chez moi pendant la nuit, j'ouvris ma porte et allai le plus naturellement du
monde m'enquérir du tapage qui se faisait dans la maison.
— Qu'est-ce donc? demandai-je à mon concierge. Celui-ci me répondit que mon
voisin du dessus était mort la veille, qu'il était encore étendu fort tranquillement
sur son lit, que deux femmes étaient restées auprès de lui, parce qu'une garde
qu'elles avaient fait demander pour le veiller n'était point venue; qu'on attendait
en bas pour faire l'enterrement, et que la bière n'était point encore arrivée,
mais ce qu'il y avait de plus singulier, c'est qu'une femme prétendait avoir vu
ressusciter le trépassé; que lui, esprit fort, bien que portier, était monté aussitôt
dans la chambre mortuaire, et qu'il avait vu le défunt dormant de son dernier
sommeil, veillé par deux dames en prière. Un croque-mort affirmait avoir apporté
le cercueil, mis le défunt dedans, et, lorsqu'ils étaient venus trois des leurs pour
faire la levée du corps, ils l'avaient vu enveloppé dans son suaire en train de se
chauffer, et le cerceuil, disent-ils, était brisé en mille morceaux.
Je compris tout. La pauvre bonne femme et le porteur de la bière s'étaient
trompés d'étage, ils m'avaient vu étendu comme un mort, entouré d'ustensiles
parodiant les apprêts funèbres. L'homme avait fait sa besogne, et il m'avait
bravement enfermé dans les planches de sapin. Je me gardai bien de parler de
l'extravagante comédie que j'avais jouée la veille.
Les garçons porteurs vinrent suivis de la garde, tous quatre avaient absolu-
ment l'air ahuri.
— Mais c'est ici je crois, et non pas à l'étage du dessus, firent la garde et le
porteur qui avait introduit la bière; celui-ci ouvrit ma porte et ne reconnut point
ma chambre, tant elle avait peu l'aspect de ce qu'elle était la nuit. Il ne pouvait
non plus se souvenir de mon visage, qu'il devait avoir vaguement aperçu enve-
loppé dans un drap blanc. Du reste, le concierge et les voisins me connaissaient
pour un garçon sérieux, incapable d'une semblable espièglerie.
On les fit monter à l'étage supérieur, où ils furent obligés de convenir que
le défunt était parfaitement mort, qu'ils avaient bu et vu les choses tout de
travers.
Ce qui m'étonna à ce moment, c'est qu'ils n'insistèrent pas sur la disparition
de la biêre, bien qu'ils parussent fort tourmentés. En rentrant chez moi, ennuyé
d'avoir fait perdre à la vieille le prix de sa garde, et mis le croque-mort dans
la nécessité de rembourser peut-être l'argent du cercueil à l'administration des
pompes funèbres, je m'aperçus, en voulant prendre différents objets dont j'avais
besoin, qu'un d'entre eux m'avait été enlevé. Ces braves gens n'avaient point
perdu leur temps.
Ma conscience redevint tranquille.
CHATEAU DE LA SOURCE.
différentes attitudes.
Celui qui se trouvait le plus près de moi, bien que dans l'eau, allongeait
son cou sur le bord du bassin pour dévorer avec avidité des aliments dont il
paraissait très-friand.
Près de lui, un autre le regardait manger; dans son œil se lisait le désir
d'en faire autant, mais il était petit et paraissait timide.
A quelque distance de là, un troisième se laissait nonchalamment bercer
par la brise qui soufflait sur l'onde. Il enfonçait sa tête sous ses ailes, faisant
ainsi de son duvet un doux oreiller.
A ce moment, j'entendis les cris d'un cygne de la bande qui courait après
un scarabée voltigeant devant lui, il étendait son cou en ouvrant les ailes pour
l'atteindre avec son bec. Furieux de ce que l'insecte lui avait échappé, il faisait
pleinement éclater sa colère.
Poursuivant mon étude, mes yeux furent attirés par le plus blanc, le plus
ravissant de ces oiseaux; il tenait majestueusement le cou, levait haut la tête,
grossissait autant qu'il le pouvait le volume de ses ailes. Plein de lui-même,
superbe, il se pavanait tout en paraissant. avoir un souverain mépris pour ses
camarades.
A l'autre bord du bassin, un membre de cette petite famille se tenait
isolé. Son corps était ratatiné sur le sol; il étendait ses ailes le plus près
possible du gazon. Cherchant à connaître la raison qui lui faisait prendre cette
singulière posture, je compris non sans peine qu'il cachait quantité de détritus
d'aliments. Ses plumes étaient. souillées, il ne se baignait pas, pour ne point
abandonner son butin.
Puis j'en aperçus un encore au pied d'une sculpture représentant une
femme nue; de son cou gracieux, il enlaçait une des jambes de marbre, en
agitant voluptueusement les ailes; ses yeux semblaient implorer les caresses de
la statue.
Et rêveur je m'éloignai, songeant que je venais de contempler les sept
péchés capitaux.
CHATEAU DU ROUSSEY.
Les ruines du château du Roussey près d'Auchy sont situées au fond d'un
vallon entouré de bois, où se trouvent les gigantesques blocs de grès qui semblent
avoir été jetés çà et là et qui affectent les formes les plus bizarres, telles que lions,
crocodiles, animaux étranges et menaçants.
Des débris qui subsistent encore de l'ancien manoir, nous signalons une tour
et des pans de mur d'enceinte.
Des plantes grimpantes aux puissantes ramures semblent soutenir cette
ruine toute empreinte d'une poésie ineffable.
Cette demeure qui paraît remonter au XVe siècle est d'une architecture fort
simple. Elle est aujourd'hui affectée aux humbles usages d'une ferme.
La nature unie à ces vestiges du passé est d'un imposant effet.
Nous représentons : 1° une des baies du grand étage en partie murées avec
vue sur la campagne; 20 un petit escalier fort délabré d'un aspect pittoresque;
3Q un extérieur de l'habitation (corps de logis principal) avec porte gothique au
blason mutilé.
.
•: ...v '
... LE LAC.
beau lac, ô ma Bertha! est profond comme mon amour pour toi
E
et bleu comme tes yeux.
Ses vagues ont la limpidité de ton regard et leurs ondulations
caressantes ont le moùvement léger de ta gorge superbe.
J'éprouve une ivresse indéfinissable a plonger et replonger encore dans ses
flots; il me semble que je me jette dans tes bras nus.
0 ma maîtresse ! je suis jaloux de lui comme je le suis de toi. Je voudrais
pouvoir être seul sur ses ondes, et lorsque je les vois s'ouvrir pour un autre, je
souffre d'un mal réel.
Alors ces eaux me paraissent froides, comme ton cœur parfois me semble
glacé. Je songe à la perfidie des lacs tranquilles, et je ne sais quel démon me'
souffle dans l'espritque toutes les femmes sont perfides aussi.' ; <
,
: "
CHEMINÉE RENAISSANCE -
UE n'a-t-on pas dit sur l'étrange disparition de X?... Qui n'a pas
brodé sa petite histoire à ce sujet? Les uns ont prétendu qu'il était
mort en combattant dans les rangs versaillais; d'autres, qu'il avait
été fusillé par les fédérés. Quelques-uns même ont soutenu qu'il
était vivant, jouissant d'une parfaite santé, et affirment l'avoir rencontré à
Naples lors de la dernière éruption du Vésuve.
Moi, je hausse les épaules, et je ris d'un rire inextinguible, d'un rire
féroce imitant le bruit de portes de fer grinçant sur leurs gonds rouillés.
Je vais raconter mot à mot sa fin terrible.
Je ne crains plus aujourd'hui de révéler mon crime.
Ne suis-je point à deux mille cinq cents lieues de France?
A quoi bon remonter aux sources de notre liaison? Pourquoi parler ici de
tout le mal que me fit l'infàme X..., des hontes qu'il me fit subir, des humiliations
sans nombre qu'il m'imposa? Ah! je courbai la tête longtemps, bien longtemps,
sans me plaindre ; le cœur ulcéré de chagrin et de rage, je me taisai. Pour ELLE,
que n'eussé-je point supporté!... Pour Elle, que n'eussé-je point souffert!...
Mais tous ces outrages étaient profondément gravés dans mon âme; je le
haïssais, le misérable, de toutes les forces de ma nature passionnée; chaque jour
ma soif de vengeance croissait en proportion de sa lâche tyrannie. Je sentais
ma poitrine bondir à chacun de ses coups. J'attendais.... Sa mort était devenue
l'élément de ma vie.
J'avais juré de lui faire payer en un moment la dette de haine qu'il avait
accumulée en moi; et pour m'assurer l'impunité de mon crime, il me fallait
attendre qu'une occasion vînt s'offrir à moi pour frapper mon ennemi à coup
sûr et en toute sécurité. Je patientai longtemps, mais enfin elle se présenta, et si
belle, que le diable, qui devait être de la partie, semblait l'avoir préparée tout
exprès.
C'était pendant la Commune.
Un soir, à l'Hôtel de ville, j'appris que la destruction de la Colonne, déjà
remise deux fois, était irrévocablement fixée au lendemain 16 mai.
En rentrant chez moi, songeant à ce gigantesque renversement,
puissance vague, irrésistible, associa dans ma pensée l'image de X... à celle une
du héros de Brumaire juché sur le monument.
Je vis bientôt, comme dans un miroir magique, la chose et l'être s'unir,
puis l 'être se fondre dans la chose.... Alors, je poussai
un hurlement de joie,
pareil au cri d'une bête affamée qui vient enfin de trouver
imagination surexcitée par un esprit infernal venait de voir tomber sa proie.... Mon
l'homme de
bronze, entraînant l'homme de chair dans sa chute!
Aussitôt mon plan fut tracé.
La brillante position que j'occupais parmi les hommes influents de la
Commune m'ouvrait alors toutes les portes et forçait les consignes même les
plus
sévères. Il m'était donc facile d'être au premier rang
pour assister à la cérémonie;
mais, si je voulais atteindre mon but, il me fallait être
assez habile pour y
amener X...
Depuis qu'il me voyait chamarré d'or et de rouge, il avait (quoique d'opinions
;
diamétralement opposées aux miennes) considérablement changé d'allures à
égard
mon
il affectait de me traiter sur un pied d'égalité parfaite (se réservant de prendre
sa revanche plus tard); parfois même il m'appela son excellent ami.
J aurais pu aisément me défaire de lui : le dénonçer comme réaction-
naire dangereux, l'envoyer grossir le nombre des otages.... Maisun simple
fusillade... fi donc ! j'avais rêvé autre chose pour lui. une
Ah ! je me gardai bien de lui faire mauvaise mine;
au contraire : j'eus l'air
de le prendre sous ma protection; paraissant avoir oublié le passé, je lui donnai
de
chaleureuses poignées de mains, ne le contredisant
en rien, lui laissant dire
(pendant qu 'il me flattait comme on caresse un chat dont
on ne redoute pas les
griffes), que j'étais un (c drôle de pistolet un charmant
», « cerveau creux », et ne
m'étais jeté dans le mouvement communaliste, que
parce que l'on pouvait y
« faire bonne chère, et porter des bottes à l'écuyère )}.
Et il riait!... Et je riais avec lui, mais d'une façon bien différente,...
l'imbécile n'y comprenait rien, tant il était persuadé avoir affaire à
une brute.
Quelle faute j'aurais commise en lui demandant d'assister à la chute de la
Colonne! — Sa rage contre l'insurrection eût redoublé, et il fût mis la tête entre
se
deux matelas pour ne pas entendre le bruit de l'écroulement du colosse.
Mais en causant de choses qui l'intéressaient personnellement,je l'amenai
près de la place Vendôme. Ainsi que je m'y attendais, il voulut voir
ce qu'il
appelait « cette foule bête et ivre de vandalisme ».
Quand nous fûmes arrivés au milieu de la cohue, je tirai
ma montre :
Tiens, dis-je, une heure et demie et la représentation est annoncée
pour
deux heures; permettez que je vous quitte : je dois me rendre à l 'état-major.
Alors je vis la curiosité l'emporter sur l'indignation; il chercha avec moi à
fendre le flot populaire qui nous faisait obstacle.
Ma foi, dit-il, puisque j'ai tant fait que de venir jusqu'ici, pourquoi ne
—
pas aller plus loin, si c'est possible?
A votre aise ! répondis-je avec indifférence, si vous y tenez, j offre même
—
de vous faire pénétrer sur la place.
n'assiste pas tous les jours à la démolition
— Je vous suis, répliqua-t-il; on
des gloires de la France.
Grâce à mes galons d'or, à mon écharpe rouge, je m'ouvris facilement un
la Colonne au
passage, et sans autres difficultés nous arrivâmes au pied de
moment où sonnait une heure trois quarts.
J'envoyai un homme de service chercher un drapeau tricolore et un paquet
de cordes.
Pourquoi, diable! envoyez-vous chercher ce drapeau? me dit X.... Que
—
voulez-vous donc en faire ?
balustrade de la plate-forme, afin que cette foule bête et ivre
— L'attacher à la
de vandalisme comprenne que les trois couleurs doivent tomber avec le tyran !
X... haussa les épaules et lança sur la vile multitude un regard comique de
dédain.
jouir d'un coup d'oeil splendide, vous qui êtes
— Si vous tenez, lui dis-je, à
amateur de spectacles extraordinaires, vous m'accompagnerez là-haut : vous
le dernier
concevez que je n'aie pas voulu manquer une pareille occasion 1 Monter
sur la Colonne!... demain l'or des caves de la Banque ne pourrait payer
la satisfaction d'un semblable caprice.
La curiosité eut plus de force sur lui que la rage : — il accepta de gravir
les degrés de la Colonne, dont la base était entamée ainsi qu'un arbre par la co-
gnée du bûcheron.
Un accident faillit déjouer mon plan et causer ma perte. Au moment où nous
allions monter, X..., par un hasard miraculeux, passa auprès d'un cabestan, et
l'examina.
aujourd'hui :
— Allons, dit-il en se frottant les mains, ce n'est pas encore pour
voilà une poulie qui, au premier tirant du câble, va se briser, et votre belle fête
sera remise de nouveau : voyez, le support de fer est cassé auprès de la partie
tordue.
En effet, X... disait vrai. — La poulie ne pouvait résister à la tension du
câble. — Sans le savoir, le malheureuxvenait d'anéantir la seule chance de salut
^ui lui restât, car si mon projet avait été mis à exécution sans qu'il eût prévu le
retard qu'allait occasionner le changement de cabestan, mon plan était frustré,
ma vengeance perdue, et peut-être ma vie !
Je fis remarquer à l'ingénieur le défaut de la poulie; celui-ci me répondit
qu'il connaissait son métier, que tout était prêt et que rien ne clocherait. Puis,
comme attestation de son dire, il fit sonner le clairon pour ordonner la mise
en mouvement des cabestans.
La poulie cassa et un ouvrier fut blessé. X... triomphait; il était superbe
d'arrogance.
Heureusement, la partie n'était pas remise; elle ne devait subir qu'une heure
ou deux de retard, le temps de changer le cabestan. X..., qui s'attendait encore
à un autre contre-temps voulut rester jusqu'à ce qu'il appelait un second
essai.
Deux heures, deux longues heures se passèrent, qui me parurent deux
siècles. X... s'impatientait, et j'eus toutes les peines du monde à le faire attendre.
Enfin le cabestan de rechange fut placé; X... fit une inspection générale
de l'outillage (j'avoue qu'il s'y connaissait), et, à ma grande joie, parut désespéré
de ce que tout allait au mieux, et que rien ne pouvait empêcher la chute de la
Fierté cles Français.
Pour moi, le moment d'agir était arrivé; la bâche recouvrant l'entrée en
trou de sifflet avait été enlevée et laissait l'ouverture béante en vue de la foule.
Une dizaine de fédérés se trouvaient encore huchés sur le piédestal, ce qui
nous permettait de monter à deux dans l'escalier sans qu'on y prît garde.
Je fis signe à X... de me suivre. Mais avant d'accomplir notre ascension,
j'eus soin de prévenir un officier d'état-major de ne laisser donner le signal
de la mise en mouvement des câbles qu'après m'avoir vu redescendre.
X... passa le premier. — Quand nous eûmes gravi la hauteur d'un premier
étage, je lui fis passer une boîte d'allumettes-bougies en le priant de nous
éclairer. Je le suivais à cinq ou six marches de distance, et pendant qu'il était
occupé à ne pas se brûler les doigts, je déliai ma corde, que je coupai par
morceaux de différentes longueurs.
X... paraissait sous le coup d'une émotion extraordinaire; les légères
oscillations de la Colonne lui donnaient le frisson; je crois qu'il commençait à
regretter d'être monté, mais il n'osait redescendre le premier.
Quant à moi, un tremblement nerveux agitait tous mes membres, et le
murmure de la foule, qui montait jusqu'à nous me semblait soulevé par l'hor-
reur de ce que j'allais accomplir.
Cependant, l'être que j'abhorrais était devant moi; j'allais donc me venger,
et lui faire subir un supplice infernal !
Cette pensée redoubla mon énergie. X... devait mourir!
— X..., lui dis-je, soyez donc assez obligeant pour prendre ce drapeau de
votre main libre; mes cordes sont embrouillées, et le temps presse. Entendez-vous
les cris de la foule impatiente?
Le pauvre diable prit le drapeau sans répondre; il me paraissait terrifié par
la peur que le monument ne s'écroulât avant qu'il n'en fût descendu.
Aussitôt que de la plate-forme surgit un faible rayon de lumière, je m'élançai
sur lui d'un bon de panthère, et, profitant de ce qu'il avait les mains embarrassées,
le bâillonnai avec mon écharpe rouge, que je fis croiser sur sa nuque et revenir
sur ses avant-bras, pour enfin en nouer à la hauteur des hanches les deux bouts
à franges d'or. Cela fut exécuté avec une telle rapidité, le lien serré avec une
force si irrésistible que ma victime n'eut même pas le temps de se reconnaître.
Quand X... revint à lui, il était trop tard!
Sans perdre une seconde, je l'avais terrassé sur les marches et lui avais
fortement garrotté les pieds. Alors seulement, il commença à se débattre et à crier ;
mais ses efforts étaient impuissants, et ses cris suffisamment assourdis par le
bâillon, qu'il essayait en vain de déchirer avec ses dents. Je rivai mon homme par
un bout de corde à un gros crochet qui devait servir à suspendre une lampe; puis,
tirant de dessous ma tunique une seconde écharpe de délégué du peuple, je m'en
revêtis, ramassai le drapeau et continuai mon ascension, qui ne se composait plus
que d'une vingtaine de marches.
Le temps écoulé entre notre entrée dans la Colonne et mon apparition sur la
plate-forme me semblait avoir été d'une longueur inquiétante; je regardai en bas
et vis que tous les yeux était braqués sur moi.... J'agitai cinq ou six fois mon
drapeau tricolore et le fixai solidement au balcon.
Un formidable hourrah, aussitôt suivi de l'explosion des fanfares,m'annonça
que le peuple avait compris.
Je me disposai à redescendre. Mais l'idée de passer devant X... me fit
tressaillir et m'inonda d'une sueur froide; mes os se heurtèrent les uns contre
les autres, et tout mon être frissonna d'épouvante.
Il était temps encore : je pouvais le sauver....
Le sauver, lui?... Oh! non. C'en était fait! son supplice horrible était bien
ce que voulait ma haine. Cette torture de damné, ne me l'avait-il pas infligée
d'une façon plus lente et plus cruelle ? Je le tenais donc : il était devenu ma chose.
— Allons ! pas de faiblesse, me dis-je. — Dieu ait pitié de son âme — si
toutefois il est un Dieu!...
Je descendis quatre à quatre les marches qui me séparaient de ma victime.
— En passant devant elle, il me sembla que ses dents claquaient et que ses
cheveux commençaient à blanchir!... J'avais peur!
Arriverais-je au bas avant la chute?...
J'aperçus enfin l'ouverture... j'étais dehors.
Les cabestans manœuvraient et la Colonne tremblait sur sa base.
— Qu'avez-vous donc? me demanda un garde; vous êtes pâle comme un mort.
Et le citoyen qui est monté tout à l'heure avec vous est donc redescendu ?
— Il y a beau temps! répondis-je; il n'est même pas monté jusqu'au bout,
tant il craignait pour sa peau. Et, un peu soulagé du poids dont j'étais accablé, je
quittai mon questionneur pour aller me perdre dans la foule.
La tension des câbles s'opérait lentement, mais sûrement cette fois; un
silence d'épouvante régnait dans la foule anxieuse; tous les visages étaient
contractés par l'appréhensiond'un sinistre.
Les cabestans fonctionnaient bien; il suffisait d'obtenir, à la base du
monument, un déplacement de un centimètre pour produire, sur une hauteur de
trente mètres un ébranlement de dix centimètres au sommet, ce qui devait amener
le succès de l'opération.
Enfin l'oscillation devint plus sensible; un bruit sourd se mêla au craquement
des fascines; d'épais nuages de poussière s'élevèrent dans les airs, et cette masse
colossale de pierre et de bronze s'abattit en morceaux sur le lit de fumier qui
lui avait été préparé.... La Colonne avait vécu !
Dans cette incroyable et gigantesque chute; dans cette pulvérisation
formidable du hochet de deux générations ; à travers la grande voix du peuple qui
hurlait : Vive la Commune ! je distinguai un cri, cri déchirant, cri d'horreur,
rempli d'une si atroce souffrance, que, depuis ce jour, il résonne sans cesse à mes
oreilles et m'écrase d'un sombre désespoir.
On trouva quelques lambeaux de chair, quelques vestiges de vêtements et
d'étoffe rouge avec des franges d'or Mais comme l'ordre impératif était donné
de publier que la chute de l'odieuse Colonne n'avait occasionné aucun accident
sérieux, on n'eut pas l'air d'y prendre garde.
Ces traces humaines furent bientôt effacées et mêlées au fumier dont j'avais
fait le linceul de X
Aujourd'hui une force fatale, jointe au profond remords dont je suis dévoré,
me pousse, bien qu'à l'abri de toute justice humaine, à révéler aux hommes le
crime atroce dont le poids accablant a déjà sillonné mon front des rides de la
vieillesse, et courbe mon corps vers la tombe, qui, bientôt, viendra mettre un
terme à mon existence maudite !
II
Et quand autour de moi-, je vis, savants, docteurs,
Se presser pour entendre et graver ma parole,
Je crus que sur mon front brillait une auréole,
Qui couvrait le stigmate aux livides couleurs.
Et je me pris à rire en pensant à ce rêve
Où je fus terrassé par le reptile d'Ève,
Lorsque pour m'écouter vinrent savants, docteurs.
III
Je voulais parvenir, croyant à mon génie,
A percer le premier les ténèbres sans fin.
Oui, je voulais savoir le mystère divin
Qui conduit du berceau l'homme à son agonie.
Je voulais y prétendre; étant audacieux,
? entrevoyais déjà le verbe au sein des cieux.
Je voulais y monter croyant à mon génie.
IV
Mais un soir, l'esprit plein de ce hardi projet,
J'étais à réfléchir songeant au grand peut-être .*
Ma porte s'entrouvrit et je vis apparaître
Une femme! elle était là dans l'ombre et jugeait
Ma secrète pensée. — As-tu donc, me dit-elle,
Perdu de ta raison la dernière étincelle,
Que ton esprit médite un semblable projet?
v
Par Dieu! me dis-je en moi, cet enfant de sorcière
Qui vient me deviner, et qui connaît mon but,
Doit être du lignage au moins de Belzébuth,
Et de tout son savoir être aussi l'héritière,
Pour entrer sans frapper, malgré gonds et verrou,
Et venir sous leur toit traiter les gens de fou.
Sans doute elle a sucé le sein d'une sorcière.
VI
Je crus, en la voyant, à quelque vision
Fille de mes désirs, à la forme éthérée
Qui naît parfois d'une âme idéale, enivrée,
Et je croyais aussi que cette illusion
Allait s'évanouir comme un léger nuage,
Qu'il ne me resterait de sa sublime image,
Que le reflet d'un songe ou d'une vision.
VII
Mais il n'en était rien : la belle créature,
Frémissante de vie, était devant mes yeux.
Je voyais les bandeaux de ses cheveux soyeux
Qui, comme un torrent d'or, roulaient sur sa ceinture.
Je sentais son haleine aux parfums inconnus.
Ses voiles laissaient voir sa gorge et ses bras nus.
Dieu s'était surpassé -dans cette créature.
K
V
^ VIII
J }
I •" '
Oh! me dit-elle, viens, quitte ce froid réduit,
Que t'a loué la mort pour t' avoir auprès d'elle;
Plutôt, ne laisse pas du temps la pesante aile
T 'atteindre et te meurtrir. Par cet astre qui luit,
Et dont le doux rayon maintenant nous caresse,
Je te promets des dieux l'ineffable allégresse,
Si tu veux être à moi, si tu fuis ce réduit.
IX
Regarde-moi donc bien, vois comme je suis belle!
Ma tunique est sans tache, et je me donne à toi;
Car, dans le monde entier, je t'ai choisi pour moi.
Viens vivre de ma vie à la source nouvelle
D idéales amours qui ne devront finir,
où chaque heure sera le moment du plaisir,
Où je t'appartiendrai, moi qui suis vierge et belle.
X"
XI
Viens, et tu connaîtras les divines délices.
Viens rafraîchir ta lèvre hanap précieux
au
Dont l'enivrant nectar rend le
cœur radieux.
Viens rire des douleurs
que les sanglants cilices
Font aux mortels épris d'un mystique désir.
Viens, tu verras
par moi le ciel bleu s'entr'ouvrir.-
Viens chercher en
mes bras les divines délices.
XII
Je devais succomber une deuxième fois,
Et je perdis ma part à la gloire immortelle.
J'abandonnai mon toit, je quittai tout pour elle,
Pour elle qui me fit l'esclave de ses lois,
Qui se tint jour et nuit à ma vie enlacée,
Qui me prit nta raison, ma force, ma pensée;
Et qui me fit faillir une seconde fois.
XIII
Et, vidant à son gré la coupe enchanteresse
Qui donnait le secret des longues voluptés,
Je connus des parfums par l'enfer inventés,
Les baisers délirants, les subtiles caresses,
Pendant que nous charmaient d'extatiques accords,
Que des Elfes d'azur emplissaientjusqu'aux bords
D'un breuvage doré la coupe enchanteresse.
XIV
Pourtant il me sembla dans le souffle du vent
Que j 'entendais un soir une douce harmonie;
Et je crus reconnaître tln chant de ma patrie,
Un air qui me berçait lorsque j'étais enfant.
Alors tout mon passé revint à ma mémoire :
Mon œuvre, ntes travaux, mes beaux rêves de gloire
Parurent à nies yeux dans un souffle du vent.
XV
Mon être tressaillit de dégoût et de rage
En contemplant l'abîme où j'étais descendu.
Et, comprenant enfin ce que j'avais perdu,
J'eus la honte en moi-même et le rouge au visage;
AIon âme se tordit sous le poids du remords ;
Quand je vis la débauche empreinte sur mon corps,
Mon esprit s'éveilla torturé par la rage.
XVI
Nous partîmes un soir ; et le temps calme et doux
Ne faisait point prévoir de tempête prochaine,
Bien qu'à mon jugement elle parût certaine.
Le navire n'avait de passagers que nous ;
Même les matelots étaient en petit nombre;
Mais chacun d'eux portait u/n front pensif et sombre.
Et cependant le temps paraissait calme et doux.
XVII
Le capitaine avait plus encor que ses hommes
Un étrange regard. Le navire était noir ;
Sur sa poupe on lisait ces mots : LE DÉSESPOIR !
Tout en lui présentait de singulières formes.
L'équipage en entier semblait être muet.
Pourtant, lugubrement parfois, on entendait
La voix du timonnier donnant un, ordre aux hommes.
XVIII
Ce bâtiment bizarre, au pavillon de deuil,
Semblait un catafalque errant d'un pôle à l'autre..
Comme on entend parfois dire leur patenôtre
Aux pleureuses suivant un somptueux cercueil,
Les goélands plaintifs, aux longs cris funéraires,
Paraissaient entonner des hymnes mortuaires
En suivant ce navire au pavillon de deuil. " ,
XIX
Et plusieurs fois, la nuit, quand la livide flamme
Des fanaux éclaira péniblement le pont,
Je crus sentir du feu qui me brûlait le front.
Puis alors devant moi, comme un génie infâme,
Il me sembla revoir passer l'esprit du mal,
Qui, triomphant, m'avait fait ce signe infernal
Que je croyais sentir ardent comme une flamme.
xx
Mais je dus croire encor mes sens hallucinés,
Et je me dis en moi : C'est quelque phénomène
Causé par mon cerveau, la chose en est certaine;
Car on ?le vit jamais de spectres de damnés
Se promener la nuit sur le pont d'un navire.
C'est une vision, dont il ne faut que rire,
Qu imaginent pour sûr mes yeux hallucinés.
XXI
Et puis les gens du quart, qu'on eût pris pour des ombres,
Ne paraissaientpas voir ce personnage affreux
Dont la bouche étalait un sourire hideux,
Et qui hantait le pont sans gêne et sans encombres.
Mais, chose inconcevable, énervante à penser,
ils ne me voyaient pas au milieu d'eux passer
Tous ces hommes du quart qit-on eût pris pour des ombres,
XXII
Pas plus qu'ils ne daignaient, ces sinistres marins,
Jeter un seul regard sur cette femme pâle
Qui pourtant ne cachait la splendeur idéale
,
De ses yeux sans pareils et de ses traits divins;
Ils semblaient ignorer qu'elle était là, tremblante,
Qu'ils la terrifiaient par leur vue effrayante;
Ils ne voulaient rien voir ces sinistres marins.
XXIII
Pas même que le ciel se chargeait sur nos têtes,
Pas même l'ouragan qui vers nous s'avançait,
La lame qui déjà jusqu'à nous s'élançait.
On eût dit qu'ils bravaient le démon des tempêtes.
Et le sombre vaisseau s'enfonçait dans la nuit,
Sans souci des éclairs, sans entendre le bruit
Terrible de la foudre éclatant sur nos têtes.
XXIV
Ah! combien elle était superbe en sa terreur
Celle qui, me croyant encore en sa puissance,
Ne pouvait se douter de l'horrible vengeance
Que j'avais méditée en ma juste fureur.
Ce vaisseau du mystère aux matelots du diable
Aidait par son aspect à mon but incroyable,
Et l'orage ajoutait à sa folle terreur.
XXV
Son regard reflétait les lueurs du sillage
Dont les flots furieux s'élevaient menaçants
Et paraissaient couverts de feu/v phosphorescents.
Oh! comme il était blanc maintenant son visage!
Il avait la pâleur du marbre des tombeaux ;
Et ses yeux ne m'avaient jamais paru plus beaux
Qu'en les voyant ainsi fixés sur le sillage.
XXVI
Le bâtiment voguait perçant la profondeur
De la mouvante nuit; il nous semblait l'entendre
A tout moment craquer, à chaque instant se fendre.
Elle tordait ses mains : oh ! comme elle àvait peur
De le voir s'enfoncer, ce navire effroyable,
Portant un nom fatal, un nom épouvantable,
Dont elle comprenait toute la profondeur.
XXVII
Elle était près de moi, frémissante, éperdue,
Et je lui dis : Veux-tu savoir, ô mon amour!
Un rêve surprenant que je fis l'autre jour?
.Écottte : Comme au jour où tu m'es apparue
Mon esprit te donnait une virginité,
Il te rendait aussi ta candide beauté,
Et mon âme à ta vue était toute éperdue.
XXVIII
1Wonsonge tout à coup parut se transformer.
Tu n'étais plus la vierge innocente et craintive,
Mais la femme charnelle, énervante et lascive,
Possédant les secrets du grand art de charnter.
Tu m'avais en tes bras, tu 1ne disais : Je t'aime!
Et moi je t'adorais en mon amour extrême !
Quand tout autour de nous parut se transformer.
XXIX
Je me voyais captif, couvert de lourdes chaînes
Qui me paraissaient d'or. Tu m'entrais un stylet
Lentement dans les chairs; mon sang à flots coulait.
Tu le buvais sortant tout brûlant de ntes veines.
Alors tu paraissais ivre-morte tomber,
Et moi, qui nte sentais faiblir et succomber,
Par ttn suprême effort je pus briser mes chaînes.
XXX
Et puis, nous nous trouvions comme ici, sur la mer.
Notre navire aussi semblait être en détresse.
Et la peur de mourir avait chassé l'ivresse
De tes sens. Alors, moi, que conseillait l'enfer,
Pendant que ton regard contemplait le sillage,
Pour la dernière fois, je baisai ton visage
Et je livrai ton corps aux vagues de la mer.
XXXI
XXXIII
XXXIV
XXXV
Et que m'importe à moi, si c'est dans ta nature
De jeter une nuit sur tout rayonnement,
D'être Vabsorption, d'être l'épuisement
De toute volonté, d'être la source impure
De l'abrutissement? Si pour tâche tu n'as
Que celle d'étouffer la raison ici-bas,
Reçois le châtiment d'une telle nature.
XXXVI
Si Dieu t'a faite ainsi, ne t'en prends donc qu'à lui
r
Qui te donna pour corps enveloppe d'un ange
Et l'âme d'un démon. Quant à moi, je me venge,
Je me réveille enfin, je revis aujourd'hui!
Toi, va trouver les tiens dans les gouffres immondes.
Si tu viens de celui qui tourmente les mondes
Et si tu viens de Dieu, femme retourne à lui!
XXXVII
Elle voulut crier; mais le bruit formidable
Du tonnerre couvrit son alarmante voix,
Et je lui fis souffrir mille morts à la fois
Avant que d'accomplir son supplice effroyable.
Qu'elle était belle encor! ses membres se tordaient,
Ses yeux étaient de feu, ses dents s'entrechoquaient.
L'orage à ce moment paraissait formidable.
XXXVIII
Le navire avançait, insouciant des flots
Qui se brisaient sur lui; monstrueux athlète,
Il les bravait. Son nont à travers la tempête
Servait de ntot de passe aux sombres matelots.
Ceux-là n'entendaient pas les cris de ma victime;
Ils ne me virent pas la lancer dans l'abîme
Qu entr ouvrait devant nous l'immensité des flots.
XXXIX
Mais, en ce même instant, je crus voir avec elle
Comme un autre moi-même au sein des eaux tomber.
Il me sembla sentir mon torse se courber,
Mon esprit se mouvoir dans une nuit nouvelle.
J'éprouvais dans le cœur comme un cruel martyr,
Je croyais qu'une vague allait m'ensevelir
Et que je tournoyais dans les flots avec elle.
XL
Alors, l'esprit maudit, ce fantôme hideux,
Qui m'avait sur le front mis sa griffe terrible,
Dressa devant mes yeux sa silhouette horrible,
Et j'entendis encor grincer son rire affreux.
Sa main sur V Océan, me montrait une lame
Qui soulevait les corps d'un homme et d'une femme
Enlacés run à l'autre, inanimés, hideux.
XLI
XLII
L'aurore allait paraître, et moi je restai là,
Entendant rire encor le spectre à mon oreille.
Puis, après cette nuit à nulle autre pareille,
Las d'avoir tant mugi, l'ouragan s'en alla.
Or près de moi passa le morne capitaine,
Qui, m'ayant aperçu, d'une façon hautaine
Me dit en m'approchant : Vieillard, que fais-tu là?
VOIX D'EN HAUT.
TEXTE. EAUX-FORTES.
Pages. Pages.
Le Rêve 1 Les Sept Péchés capitaux (au titre).
L'Ame en peine 2 ' La Houri 1
Ce que perdit M. Luc aux échecs 5 \ Le Sphinx 2
Château de la Source 8 Échec au Roi 7
A la lune 9 1
Chimère 8
La Mort de la Sorcière 10 La Mort de la Sorcière 10
La Valse Il Escalier du château 14
La Dompteuse 13 Le Hibou et les Tourtereaux 17
L'Héritage de la Comtesse Hugues 14 i La Plate-forme des Tours de Notre-Dame.. 18
Château de la Source 16 La Fille de l'Alchimiste empoisonnée 22
Acis et Galatée 17 Lucarne gothique 24
L'Antidote de Paratoquinus 18 Académiciens et Marabouts 26
Chiromancie 24 Le Ressuscité 29
Château de la Source 24 Vitraux renaissanee 32
Les Marabouts 25 Rivière chinoise 35
Les suites d'une idée baroque
Château de la Source
........ 26
32
Le Cabinet de Dissection
La Tourelle du Pic
40
44
Extravagance 33 L'Étude de l'Huissier 46
Chinoiserie 35 Mort de la Pigre 52
Le Mannequin perfectionné 36 Guivet jette le portefeuille 56
Le Portefeuille de l'Huissier 41 La Pigre sort de la cheminée 58
Les Sept Péchés capitaux 60 Trois vues du Château du Roussey 61
Château du Roussey 61 Cheminée sculptée 62
Le Lac 62 L'Heureux Ménage 64
Cheminée renaissance 62 Intérieur de la Colonne 66
La Création du Monde 63 La Chute de la Colonne 68
L'Heureux Ménage 64 Paysage 70
Le Dernier Jour de la Colonne
Vue des bords de la Corrèze
.........
65
70
Le Navire le Désespoir
Le Lac de Côme?
............ 75
76
Ce que disait un fou
Voix d'en haut
................
71
82
La Création du Monde
............ 80
ACHEVÉ D'IMPRIMER
Sur les presses de HIPPOLYTE DEURBERGUE,
Typographe à Paris,
LE 15 SEPTEMBRE 1877,
JOURNAL
DE
FANTAISIES LITTÉRAIRES
ET DE
CAPRICES A L'EAU-FORTE
PAR
ANTOINE MONNIER
PARIS
Vente et Abonnements :
0N
LÉ W1LLEM. LIBRAIRE-ÉDITEUR P. ARN0ULD. LIBRAIRE-ÉDITEUR
8, RUE DE VERNEUIL. 16, BOULEVARD MONTMARTRE.
NOTA. Pensant être agréable à MM. les Amateurs, nous avons fait tirer
du portrait—de femme contenu dans ce numéro, dix épreuves d'artiste, sur
Chine, monté sur Hollande, toutes marges, au prix de 10 fr.
HASCHISCH LE
JOURNAL DE
FANTAISIES LITTÉRAIRES ET DE CAPRICES A L'EAU-FORTE
TEXTE ET GRAVURES PAR Antoine MONNIER
Paraissant mensuellement, illustré de trois eaux-fortes.
Louis LAMBERT, propriétaire-gérant. F. PICHON, imprimeur, 51, rue des Feuillantines, Paris. e.