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Constatant la solitude et la fermeture à l'autre propres aux grandes villes modernes, Michel Tournier

écrit : « Nous vivons enfermés dans une cage de verre. » (Le vent Paraclet, © Gallimard).

Arguments/exemples étayant la thèse proposée Arguments/exemples réfutant la thèse proposée


La cellule sociale traditionnelle a été modifiée - la vie culturelle contemporaine est marquée par
par l'urbanisation un certain regain de la fête collective
ex : - les villages se meurent, les quartiers ont Ex : chaque été, les festivals drainent des foules
du mal à rester vivants en raison de la vogue de importantes qu'attirent autant l'intérêt culturel
la maison individuelle que la communion collective
Certaines techniques modernes ont favorisé la Les loisirs bénéficient de plus en plus d'une
solitude politique collective
ex : internet, le courrier électronique, le "chat" ex : Les clubs de vacances obtiennent de plus en
entraînent une communication virtuelle plus de succès.
La peur de l'agression dans les cités peu sûres On assiste de plus en plus à un grand élan caritatif
emmure les gens chez eux Ex : Les campagnes du Téléthon ou de la lutte
ex : une personne agressée dans la rue est très contre le cancer attestent la solidarité de l'opinion
rarement secourue par les passants
- la hantise de certains fléaux épidémiques Les mœurs françaises sont marquées par le goût
compromet la communication de l'association
Ex : N - dans la panoplie des phobies, celle du Ex : Certains immeubles, certains quartiers se
Sida progresse de manière inquiétante aux dires donnent des structures de gestion collective
des psychologues

Les engrais azotés, providence devenue


poison
En 1909, le chimiste allemand Fritz Haber parvient à combiner l’azote de l’air avec de
l’hydrogène en effectuant la synthèse de l’ammoniac (NH3). Une réaction chimique parmi
d’autres ? Pas tout à fait. Celle-ci révolutionna l’agriculture en permettant de doubler, voire de
tripler, les rendements. Pour de nombreux spécialistes, l’invention des engrais azotés a permis de
nourrir la population de la planète, passée au XXe siècle de un milliard et demi à plus de six
milliards d’habitants. Cette découverte à première vue géniale valut à son auteur le prix Nobel de
chimie en 1918 — une attribution controversée, car Haber avait aussi participé à la conception
des gaz de combat employés dans les tranchées. Les travaux de ce chercheur issu d’une famille
juive permirent également la mise au point du Zyklon B, funeste pesticide employé vingt ans
plus tard par les nazis dans les camps d’extermination.

L’alimentation des plantes relève d’un paradoxe. Alors que l’air se compose essentiellement
d’azote (78 %, contre 21 % d’oxygène), elles sont incapables d’y puiser cet élément
indispensable à leur croissance. C’est principalement dans le sol qu’elles le trouvent, sous la
forme de nitrate (NO3) ou d’ammoniac (NH3). Elles peuvent alors l’assimiler grâce à sa
minéralisation par les bactéries, dans l’humus et dans les autres matières organiques : résidus de
récolte, fumier, compost, etc. Depuis l’invention de Haber, quelques sacs d’engrais permettent
d’apporter tout l’azote nécessaire aux plantes et d’améliorer le rendement. Plus besoin de
charrier des tonnes de fumier ou de compost ; plus besoin de cultiver des légumineuses riches en
azote...

Depuis un siècle, la production peu onéreuse d’azote réactif utilisable par les plantes a
complètement bouleversé l’agriculture. Elle formait dans les années 1960 l’un des quatre piliers
de la « révolution verte » : sélection de variétés à haut rendement, pesticides, irrigation et engrais
chimiques. Cette révolution fut saluée unanimement comme une grande réussite. Mais, dans les
pays industrialisés d’abord, puis dans ceux en développement, l’utilisation croissante des engrais
azotés de synthèse a eu des effets que personne, ou presque, n’avait prévus.

Série d’effets délétères

Très vite, les agriculteurs ont compris que l’apport d’azote sur les cultures par les déjections
animales (fumier, lisier) et par les légumineuses n’était plus nécessaire. Dès lors, pourquoi se
compliquer la vie à élever des vaches ou des moutons et à les faire paître  ? Nombre d’entre eux
s’en sont donc débarrassés pour se concentrer sur les productions végétales, en particulier les
céréales. Mais, comme il fallait aussi produire du lait et de la viande, dont la demande
augmentait rapidement, d’autres exploitations se consacrèrent à l’élevage, les plus productives
fonctionnant en stabulation, sans sortie de l’étable, et remplaçant le fourrage par des céréales ou
des oléagineux.

En quelques décennies, le paysage agricole européen fut radicalement transformé. En France,


dans le Centre ou l’Est, des régions céréalières sans bétail recourent à une agriculture très
mécanisée, utilisant massivement les engrais azotés chimiques. En Normandie, en Bretagne, au
Danemark ou en Bavière, les élevages s’industrialisent de plus en plus, avec d’énormes
concentrations d’animaux. Les fermes de plus de mille vaches deviennent monnaie courante dans
plusieurs pays européens, comme les porcheries produisant des dizaines de milliers de porcs par
an ou les élevages de centaines de milliers de poules. Cette évolution résulte directement de
l’invention de Haber, considérée à juste titre comme la plus importante de l’histoire de
l’agriculture — certains disent même de l’histoire tout court.

Ce bouleversement, logique dans une vision économique à court terme, produit une série d’effets
délétères, tant en matière de santé que d’environnement. En réalité, de nombreux problèmes
écologiques et sanitaires que pose l’agriculture moderne émanent de la synthèse des engrais
azotés, ou plutôt du mauvais usage qui en est fait.

Premier problème : la teneur des sols en matière organique baisse dans les régions de grandes
cultures, faute d’apport de fertilisants organiques et de rotations incluant des cultures qui
enrichissent naturellement le sol en azote et en matière organique, comme la luzerne. Des
rendements élevés demeurent possibles, mais, dans certaines régions, ils tendent à plafonner,
voire à baisser, en dépit du renfort d’azote de synthèse. Par ailleurs, la capacité de rétention en
eau des sols et la vitesse d’infiltration de l’eau diminuent, ce qui augmente le risque d’érosion
par ruissellement et d’inondations.
De surcroît, les ravageurs et les maladies se multiplient et requièrent de plus en plus de
traitements pesticides. Les engrais azotés n’en sont évidemment pas la seule cause, mais ils y
contribuent par la disparition des rotations longues, qui interrompent le cycle de reproduction des
agents pathogènes et des insectes, et par l’augmentation de la teneur des feuilles en azote, qui
favorise la multiplication de certains ravageurs, par exemple les pucerons.

Enfin, la quasi-monoculture des céréales affaiblit la biodiversité, tout comme la perturbation de


l’activité biologique de la terre et les dépôts d’azote atmosphérique, qui proviennent de
l’ammoniac émis par les sols et par les élevages. Et les sols deviennent de plus en plus acides.

Les excès d’azote ont de graves effets sur la santé et l’environnement, comme l’ont montré deux
cents chercheurs européens dans une importante publication hélas passée presque inaperçue (1).
Principaux accusés : les nitrates et l’ammoniac. Les premiers sont normalement présents dans les
sols, où ils sont absorbés par les racines des plantes, auxquelles ils fournissent l’essentiel de leur
azote. Mais il reste toujours, en particulier lorsque les apports d’engrais azotés sont élevés, un
surplus d’azote qui est entraîné par les pluies. Il se retrouve dans les nappes phréatiques et les
cours d’eau, et finalement dans l’eau du robinet. Avec deux effets principaux : un risque possible
d’augmentation de certains cancers et l’eutrophisation (appauvrissement en oxygène) des cours
d’eau, qui conduit à la disparition des poissons et au dépôt de dizaines de milliers de tonnes
d’algues vertes sur les côtes chaque année. On trouve également des nitrates dans les aliments,
avec des teneurs parfois très élevées dans certains légumes. Leur impact sur la santé fait encore
l’objet de controverses, faute de données scientifiques suffisantes et convergentes.

À l’origine des particules fines

L’ammoniac est un polluant beaucoup moins connu et plus préoccupant en matière de santé et
d’environnement. La quasi-totalité des émissions (679 000 tonnes en 2016 en France) provient
des cultures (64 %) et de l’élevage (34,4 %) (2). Ce composé chimique reste peu de temps dans
l’atmosphère : une partie se dépose sur le sol et sur la végétation  ; une autre donne naissance à
divers composés azotés indésirables (protoxyde d’azote, oxydes d’azote, etc.). Les oxydes
d’azote se combinent avec d’autres polluants présents dans l’air pour former des particules
fines (3) secondaires. Ce dernier phénomène est l’un des plus inquiétants. Les particules fines
pénètrent au plus profond des alvéoles pulmonaires, provoquant cancers, maladies cardio-
vasculaires et respiratoires. L’Organisation mondiale de la santé estime que l’exposition à ces
particules a causé environ 4,2 millions de morts prématurées dans le monde en 2016  (4).

Selon le Centre interprofessionnel technique d’études de la pollution atmosphérique (Citepa),


l’agriculture et la sylviculture étaient responsables de 55 % des émissions totales de particules en
suspension en 2016, et ces émissions ne baissent guère, contrairement à celles de l’industrie ou
du transport (5). Si les cultures représentent la part principale d’émission primaire de l’ensemble
des particules en général, l’élevage contribue surtout à la formation des particules fines. Lors des
pics de pollution, en particulier au printemps, une part importante des particules fines peut être
d’origine agricole, principalement à cause des émissions d’ammoniac venant des sols à la suite
des apports d’engrais, et essentiellement par les déjections (fumier, purin, lisier) des animaux
d’élevage.
Les scientifiques ayant contribué à l’évaluation européenne de l’azote estiment le coût
environnemental des excédents d’azote pour le continent entre 70 milliards et 320 milliards
d’euros par an, en raison de leur impact sur les écosystèmes, la qualité de l’air et de l’eau et, en
définitive, sur la santé humaine (6). Ce coût leur semble supérieur au bénéfice économique tiré
de l’utilisation des engrais azotés de synthèse. Les chercheurs considèrent les surplus d’azote
comme l’un des problèmes écologiques majeurs du XXIe siècle, au même titre que le
réchauffement climatique et la perte de biodiversité.

La première solution serait évidemment de réduire, voire de supprimer, les apports d’azote
chimique. On pourrait le faire en modifiant les systèmes de production, notamment en
introduisant davantage de légumineuses (haricots, pois, luzerne, etc.) dans les rotations, ce qui
nous affranchirait de la dépendance à l’égard du soja, importé en masse. L’agriculture biologique
permet de s’en passer complètement, ce qui est un argument de poids — sans doute aussi
important que la non-utilisation des pesticides de synthèse (7) — en faveur de ce mode de
production.

Certes, si l’on interdisait brutalement à tous les agriculteurs l’utilisation de l’azote chimique, ce
serait une catastrophe, car la conversion à la bio ne peut être que progressive et exige pour de
nombreuses exploitations une remise en question totale de leur système de production. La plupart
des spécialistes notaient jusqu’à présent que la généralisation d’une agriculture sans azote de
synthèse conduirait à une chute importante des rendements. Mais une récente méta-analyse a
conclu que, au niveau mondial, le différentiel moyen de rendement entre la bio et le
conventionnel n’était que de 19 % (8). Il tombe même à 8 ou 9  % lorsque les techniques bio
incluent des rotations de cultures variées. Une autre méta-analyse montre que les cultures
associées ou intercalaires — plusieurs espèces cultivées dans le même champ et en même temps
— permettent en moyenne une augmentation de la production de 30 % (9). Nourrir tous les
habitants de la planète sans azote de synthèse paraît donc possible, mais suppose un changement
radical de modèle agricole.

L’autre partie de la solution, la moins difficile à mettre en œuvre à court terme, est de réduire la
taille des élevages industriels et la consommation de viande. L’élevage représente les trois quarts
de la production d’ammoniac. Les animaux en stabulation expédient dans l’atmosphère quatre
fois plus d’ammoniac que ceux élevés au pâturage, à condition que ce dernier ne soit pas trop
intensif. Des mesures techniques permettent certes de diminuer les émissions d’ammoniac
(couverture des fosses à lisier, enfouissement du lisier, utilisation d’ammonitrate plutôt que
d’urée, etc.), mais elles sont souvent coûteuses et, pour certaines, d’une efficacité relative. Si l’on
réduisait fortement, voire supprimait, les apports d’azote de synthèse, il faudrait revenir à
l’association de la culture et de l’élevage, ce qui réduirait la part des élevages hors sol. Par
ailleurs, les engrais chimiques permettent aujourd’hui de produire à un prix relativement bas des
aliments pour le bétail, et de satisfaire ainsi la demande mondiale croissante de viande et de
produits laitiers. En Europe, cette demande s’oriente à la baisse ; il s’agirait d’accompagner cette
évolution en mangeant moins de viande, et de meilleure qualité.

Une nouvelle « révolution verte », corrigeant les conséquences néfastes de la première, est à
portée de main : il faudrait pour cela apporter progressivement moins d’engrais azotés dans les
cultures et opter pour d’autres méthodes d’élevage — à l’herbe, moins concentrées et moins
intensives. Mais, pour y parvenir, deux choses semblent encore manquer cruellement :
l’information du consommateur et la volonté politique.

Une insolente rentabilité qui échappe aux pays hôtes

Au Sud, faire payer les multinationales


À l’image d’Apple, les multinationales ont peaufiné leurs techniques d’évasion fiscale. Le
problème s’avère plus aigu encore dans les pays du Sud, dépouillés de leurs ressources
naturelles, mais aussi écartés des discussions internationales sur la fiscalité des entreprises. Ils
pourraient pourtant porter des solutions pour gommer une partie des injustices dans ce domaine.

par Léonce Ndikumana   

Dans le nouvel ordre mondial, les multinationales détiennent un immense pouvoir économique et
exercent une influence politique décisive. Le manque de coordination entre les régimes fiscaux
des États leur permet de minimiser leur assujettissement à l’impôt, souvent au détriment des pays
où elles opèrent. Une aubaine qu’accroissent encore les paradis fiscaux — telle l’Irlande — et les
centres financiers offshore (1) — comme les Bermudes —, qui permettent de dissimuler les
mouvements de fonds transfrontaliers ainsi que l’identité des chefs d’entreprise et des
particuliers qui en bénéficient. Dans le système actuel, le poids de l’impôt se trouve donc reporté
de manière disproportionnée sur le seul facteur de production incapable de « libre circulation » :
la main-d’œuvre.

Une difficulté gangrène par ailleurs l’architecture politique mondiale. Tandis que les clubs
d’élite — comme le G20 — montent en puissance, les institutions au fonctionnement non
exclusif — comme les Nations unies — perdent en rayonnement. Un tel système produit
d’importants conflits d’intérêts : les pays membres de l’Organisation de coopération et de
développement économiques (OCDE) sont censés lutter contre l’évasion fiscale pratiquée par les
multinationales, mais ils entendent également (et, souvent, avant tout) favoriser la compétitivité
de leurs entreprises. Grands perdants du phénomène de butinage fiscal, les pays en
développement ne participent donc pas aux discussions sur les mesures destinées à y remédier.

Improbables délocalisations

Il est grand temps d’imaginer une nouvelle façon de fonctionner, car, pour les pays en
développement, les recettes de l’impôt sur les bénéfices des sociétés représentent une grande part
des rentrées fiscales totales. L’impôt sur les sociétés est parfois leur seul moyen de tirer profit
des activités des multinationales qui opèrent sur leur territoire, l’essentiel des revenus de ces
entreprises étant en général rapatrié prestement. Sans compter que les investissements étrangers
liés à l’exploitation des ressources naturelles — la grande majorité — créent peu d’emplois et
génèrent peu de retombées pour les économies nationales. Ils s’avèrent beaucoup plus généreux
en matière de dommages environnementaux...

Dans ces conditions, faute de maîtriser la production ou de drainer suffisamment d’impôt sur les
sociétés, bien des pays riches en ressources naturelles affichent des recettes fiscales dérisoires.
Premier producteur de pétrole et première puissance économique du continent africain, le
Nigeria a un ratio recettes fiscales/produit intérieur brut (PIB) inférieur à 8 %, contre 33 % pour
la France, 26 % pour l’Afrique du Sud et 19 % pour le Kenya (2). Les États en développement
peineront à mettre au point des stratégies de croissance durable et à assurer leur financement sans
collecter des montants plus élevés ; une situation qui les empêche de s’émanciper de l’aide
extérieure.

Il n’est pas rare que de telles considérations soulèvent la réprobation. L’objection la plus
fréquente : une augmentation de l’impôt sur les sociétés pénaliserait ces pays, car elle
découragerait les investisseurs étrangers ou reporterait la pression fiscale sur les employés des
sociétés ciblées. Il existe toutefois peu d’éléments pour étayer cette hypothèse. En revanche, tout
concourt à faire ressortir l’insolente rentabilité des multinationales, en particulier celles qui se
spécialisent dans l’extraction et les services. Le scénario selon lequel ces entreprises plieraient
bagage (pour aller où ?) si on leur demandait de payer des impôts plus justes est-il vraiment
réaliste ? A contrario, un système d’imposition des sociétés efficace et équitable contribuerait à
créer un environnement propice à l’activité économique dans les pays en développement : il
rendrait la fiscalité plus prévisible, un facteur important pour prendre des décisions
d’investissement rationnelles. Sans parler du fait que de grands groupes qui paieraient leurs
impôts amélioreraient leur image, souvent dégradée.

En 2016, tirant parti de son emplacement stratégique en Irlande, aux Pays-Bas et aux Bermudes,
Google a réussi à échapper à des impôts de 3,7 milliards de dollars (3,3 milliards d’euros) (3).
Cette pratique est facilitée par les disparités des régimes fiscaux et par le fait que les filiales de
multinationales sont considérées comme des entités distinctes, qui peuvent donc être imposées
indépendamment les unes des autres. Mettre en place un système qui bénéficie aux pays hôtes et
aux entreprises implique de réformer le système actuel en établissant une assiette fiscale
commune à tous les États. La première étape consisterait à abandonner le principe de séparation
des entités juridiques et à baser l’impôt sur les bénéfices que réalise l’entreprise à l’échelle
mondiale. Évidemment, aucune société n’adoptera seule ce nouveau régime, tant les règles
fiscales internationales actuelles permettent d’échapper à l’impôt de façon légale. Dans un
second temps, une fois ce montant défini, l’impôt que perçoit chaque territoire où l’entreprise
opère pourrait être déterminé par répartition proportionnelle en se fondant sur les indicateurs de
mesure de l’activité économique qu’y exerce l’entreprise, notamment les ventes, les emplois et
les actifs. À cet égard, on peut s’inspirer des systèmes fiscaux fédéraux instaurés aux États-Unis
et au Canada depuis de nombreuses années.

Nul n’ignore que l’introduction d’un système de taxation unitaire avec répartition
proportionnelle à l’échelle mondiale pose de grands défis d’ordre pratique, à commencer par la
création d’un cadre institutionnel permettant de compenser les inégalités dans la redistribution
des impôts entre les pays. Un tel projet concernant l’ensemble de la planète, il pourrait — et
devrait sans doute — être abordé dans des forums où tous les pays sont représentés sur un pied
d’égalité. Les pays en développement ne peuvent se contenter d’observer ces discussions des
gradins des salles où se réunissent les puissants ; ils doivent y participer au titre de partenaires à
part entière, dans un processus orchestré par des institutions mondiales non exclusives comme
les Nations unies.

Léonce Ndikumana

Professeur d’économie et directeur du programme de politique de développement de l’Afrique à


l’Institut de recherche en économie politique de l’université du Massachusetts à Amherst ;
membre de la Commission indépendante pour la réforme de l’impôt international sur les sociétés.

(1) Les paradis fiscaux et les centres financiers offshore (CFO) ont en commun une fiscalité
faible ou nulle et un environnement réglementaire favorable à l’évasion fiscale, avec une
supervision limitée et une divulgation minimale de l’information. Les CFO se caractérisent par
une industrie des services financiers disproportionnée par rapport à l’économie nationale.

(2) « Collecting taxes database », Agence des États-Unis pour le développement international


(Usaid), Washington, DC.

(3) Nick Statt, « Google still exploiting tax loopholes to shelter billions in overseas ad revenue »,
The Verge, New York, 2 janvier 2018.

L’identité d’un individu fut longtemps considérée comme une donnée objective, déterminée dès
l’enfance de façon binaire : on naissait homme ou femme, national ou étranger, dans une famille
bourgeoise ou ouvrière. Depuis les années 1970-1980, ce caractère inné se trouve remis en question,
l’identité apparaissant comme un phénomène construit, mouvant, pluriel. Appartenance de classe,
sexuelle, ethnique, religieuse, nationale ou même politique, chacun est désormais libre de composer le
cocktail de son choix, au risque de favoriser une fragmentation des revendications et des engagements.

L’arabe, une « langue de France » sacrifiée


Hassan Massoudy. — « La parole est moitié à celuy qui parle, moitié à celuy qui
escoute (Montaigne) », 1984

«Lorsque vous laissez des classes d’arabe se faire tenir par des femmes qui sont voilées dans des
collèges publics, vous nourrissez le populisme.  » Dans l’auditoire du Théâtre du Rond-Point
venu assister le 7 février 2011 à un débat sur le thème du populisme, la déclaration de M. Bruno
Le Maire, alors ministre de l’agriculture et chargé d’élaborer le projet de l’Union pour un
mouvement populaire (UMP) pour 2012, ne provoque aucune réaction. Personne ne semble
relever l’énormité d’une affirmation aussi fausse que révélatrice de la confusion entretenue en
permanence entre enseignement de la langue arabe et prosélytisme musulman ; une confusion qui
nuit au développement de cet enseignement dans le secteur public.

Faut-il le rappeler ? Le principe de laïcité (article premier de la Constitution française) et celui de


neutralité du service public interdisent en France à un agent de l’Etat de manifester ses croyances
religieuses dans l’exercice de ses fonctions. Et ni l’éducation nationale ni les tribunaux ne font
preuve de laxisme sur la question, puisqu’une jurisprudence claire entraîne l’exclusion
systématique des contrevenants (1).

Avec quatre millions de locuteurs, l’arabe est la deuxième langue la plus parlée sur le territoire
français, et le succès de comiques dont l’humour repose en partie sur l’utilisation de l’arabe
dialectal, comme Jamel Debbouze, témoigne d’un enracinement réel dans la culture populaire.
Mais, si l’arabe a été reconnu « langue de France » en 1999, après la signature de la Charte
européenne des langues régionales ou minoritaires (non ratifiée à ce jour), choisir de l’étudier
dans le secteur public relève encore du parcours du combattant.

Dans quarante-cinq départements, il n’est pas du tout enseigné. A Paris, seuls trois collèges le
proposent ; un élève scolarisé dans l’un des cent huit autres collèges doit donc attendre son entrée
en seconde pour pouvoir suivre les cours dispensés, le samedi après-midi ou le mercredi soir,
dans l’un des huit lycées qui le permettent au titre du dispositif Langues inter-établissements
(LIE).

Résultat : sur l’ensemble des élèves du secondaire en France, à peine plus de six mille
choisissent l’arabe, tandis que quinze mille optent pour le mandarin, quatorze mille pour le russe
et douze mille pour le portugais. Au ministère de l’éducation nationale, on martèle qu’il n’y a pas
un problème d’offre, mais plutôt une demande trop faible pour qu’il soit possible de maintenir
des classes en collège et en lycée.

Cette analyse, qui justifie le non-remplacement des enseignants (deux cent trente-six en 2006,
deux cent dix-huit en 2011) et la réduction continue des postes proposés au certificat d’aptitude
au professorat de l’enseignement du second degré (capes) (2), ne résiste pas à l’examen, car le
nombre de jeunes apprenant l’arabe dans le secteur associatif est en expansion depuis le milieu
des années 1990. Selon le ministère de l’intérieur, soixante-cinq mille suivent des cours dans des
associations communautaires (confessionnelles ou non), soit dix fois plus que les élèves instruits
par l’éducation nationale.

Certes, les parents souhaitant voir ouvrir un cours d’arabe peuvent en faire la demande par écrit
au recteur d’académie ; mais ils le font rarement, par manque d’information ou en raison d’une
mauvaise maîtrise du français : «  Ce n’est pas le genre de population qui se mobilise pour
obtenir des ouvertures de classe  », constate Mme Christine Coqblin, enseignante d’anglais au
lycée Diderot, à Paris. Et, même quand l’académie les incite à proposer l’enseignement de
l’arabe, les chefs d’établissement sont libres de ne pas donner suite. En 2010, sur les sept écoles
secondaires parisiennes de la rive gauche qui ont reçu une lettre d’encouragement du recteur
d’académie, aucune ne s’est portée volontaire. Pour des motifs divers : préexistence de plusieurs
langues rares dans le collège ou le lycée, peur de nuire à son image de marque, crainte de voir
affluer une population réputée « difficile », appréhension de la réaction des parents là où existe
un pourcentage important d’élèves juifs.

Dans le primaire, quarante mille élèves suivent des cours d’arabe dans le cadre du dispositif
Enseignement de langue et culture d’origine (ELCO), avec des professeurs choisis et rémunérés
par les trois pays du Maghreb. Et, à l’université, «  la totalité des effectifs est presque dix fois
supérieure à ce qu’elle était il y a une dizaine d’années  », d’après le vice-président de l’Institut
national des langues et civilisations orientales (Inalco), M. Luc Deheuvels.

Paradoxale prime au repli communautaire

C’est donc seulement dans le secondaire que le problème se pose — et de façon d’autant plus
préoccupante qu’il s’agit d’une période-clé dans la construction des jeunes. Comme le soulignait
l’orientaliste Jacques Berque dans son rapport au ministre de l’éducation « L’immigration à
l’école de la République », en 1985, une intégration réussie implique en effet aussi la
reconnaissance par l’école publique de la langue et de la culture d’origine des parents.

Paradoxalement, près de trente ans plus tard, c’est parce que les enfants issus de l’immigration
sont souvent bien intégrés qu’ils éprouvent le besoin de renouer avec leur culture d’origine, dans
un contexte où le taux de transmission de la langue arabe entre les générations recule (3). En
refusant de prendre en compte cette demande, on encourage le repli communautaire que l’on
pensait combattre.

Si certaines familles choisissent d’inscrire leur enfant à la mosquée ou dans une association pour
que son apprentissage de la langue se double d’un enseignement religieux, leurs motivations
peuvent aussi être plus neutres : «  Des parents préféreront que leurs enfants étudient l’anglais et
l’espagnol à l’école. Mais, comme il faut aussi les occuper pendant leur temps libre (…), ils les
inscrivent à un cours d’arabe hors du cadre public  », remarque Mme Zeinab Gain, enseignante
d’arabe au lycée Voltaire, à Paris.

Il serait cependant naïf de le nier : les cours dispensés dans les écoles coraniques sont souvent
assurés par des enseignants étrangers qui suivent des codes différents de ceux de la société où ils
résident ; et les rapports d’autorité archaïques entre maîtres et élèves, ou l’idéologisation et la
mythification de la langue, entraînent un décalage avec l’enseignement public. Quant aux
associations communautaires, la plupart «  perpétuent la tradition maghrébine en matière
d’enseignement, à savoir un cours de langue d’une heure et demie et un cours d’éducation
islamique d’une demi-heure  », explique M. Yahya Cheikh, professeur agrégé d’arabe (4).

Comment en est-on arrivé à la privatisation de l’enseignement de cette langue, alors même que la
France fut le premier pays d’Europe occidentale à créer une chaire d’arabe au Collège des
lecteurs royaux (futur Collège de France), en 1530 ? Sous le règne de Louis XIV, Jean-Baptiste
Colbert fonda l’Ecole des jeunes de langues (ancêtre de l’Inalco) pour répondre aux besoins
d’échanges diplomatiques et commerciaux avec l’Empire ottoman en formant des interprètes.
L’agrégation d’arabe fut instituée dès 1906…
Pour comprendre, il faut remonter aux années 1980. En 1983, des émeutes éclatent au quartier
des Minguettes, dans la banlieue de Lyon — elles aboutiront à l’organisation de la Marche pour
l’égalité et contre le racisme, dite « marche des beurs », de dimension nationale. Puis, en 1989,
une fatwa de l’ayatollah Rouhollah Khomeiny, Guide de la révolution iranienne, condamne à
mort l’écrivain Salman Rushdie pour son livre Les Versets sataniques. La même année, à Creil,
trois collégiennes sont exclues de leur établissement pour avoir refusé de retirer leur foulard. Ces
événements font les gros titres des journaux et modifient en profondeur l’image des
communautés musulmanes en France, l’immigration maghrébine devenant un enjeu national.
«  C’est à ce moment qu’on a commencé à fermer des classes pleines, se souvient M. Bruno
Levallois, inspecteur général de l’éducation nationale et président du conseil d’administration de
l’Institut du monde arabe (IMA). Beaucoup de chefs d’établissement et de recteurs ont pris peur
face à tous ces Arabes qui étaient chez nous et qui, justement, faisaient de l’arabe.  »

On touche là au cœur du débat. Alors qu’il est parlé par près de trois cents millions de personnes
dans le monde et qu’il est l’une des six langues de travail de l’Organisation des Nations unies
(ONU), l’arabe est d’abord perçu en France comme une langue de l’immigration, et facilement
associé aux ghettos, au nationalisme arabe, à l’islam. De ce fait, un responsable politique ne peut
prendre position en faveur de son enseignement sans se voir opposer un tir de barrage. Quand
M. Jean-François Copé s’y risqua, en septembre 2009, sur BFM-TV, alors qu’il était président du
groupe UMP à l’Assemblée nationale, il fut ainsi rapidement interrompu par le journaliste
Olivier Mazerolle, visiblement fort soucieux : «  Il n’y a pas de dérives possibles  ? Parce que,
bon… Vous voyez bien… L’apprentissage de l’arabe…  »

S’il est vrai que l’expansion de l’islam a permis la diffusion de cette langue à partir du
VIIe siècle, beaucoup de musulmans ne parlent pas arabe (c’est le cas de la grande majorité
d’entre eux, Indonésiens ou Turcs par exemple), et beaucoup de locuteurs de l’arabe ne sont pas
musulmans (comme les chrétiens d’Orient). Réduire l’arabe à son statut de langue sacrée, c’est à
la fois ignorer qu’il a préexisté à la révélation coranique et faire le jeu des extrémistes, trop
heureux d’accaparer ce précieux héritage.

Prévenir les « comportements déviants »

Sans nul doute, l’arabe souffre aussi de la contagion symbolique de l’histoire coloniale française.
Il est la langue du colonisé, et l’on cherche à réduire encore sa place pour assurer la cohésion
d’une République une et indivisible. Cette idéologie monolinguiste, héritée de la monarchie et de
la Révolution, joue en sa défaveur comme elle a joué voici quelques siècles en défaveur des
langues régionales.

En 1999, le député du Val-de-Marne Jacques-Alain Bénisti remit à M. Dominique de Villepin,


alors secrétaire général de l’Elysée, un rapport préliminaire sur la prévention de la délinquance
qui établissait un lien entre le bilinguisme des enfants de migrants et la délinquance (5). Afin de
prévenir l’apparition de «  comportements déviants  » chez les tout-petits, il estimait que les mères
des enfants d’origine étrangère devraient «  s’obliger à parler le français dans leur foyer  » pour
habituer leurs enfants à cette seule langue. Largement critiqué par les professionnels de
l’éducation, ce rapport a été amendé, mais il montre bien la prégnance en France de l’idéologie
monolinguiste, son auteur allant jusqu’à qualifier les langues d’origine de «  parlers patois  ». De
fait, l’ostracisme dans lequel y est tenu l’arabe l’apparente à une langue régionale — preuve s’il
en est de sa « familière étrangeté ».

En 2008, le message de l’ancien président Nicolas Sarkozy — absent aux premières Assises de la
langue et de la culture arabes, dont il avait souhaité la tenue — était : «  La langue arabe est une
langue d’avenir et de progrès, de science et de modernité (…). Je souhaite que ces assises
débouchent sur des pistes concrètes de développement de [son] enseignement (…) en France.  »
A la rentrée 2012, seules huit classes ont été créées dans le secondaire. Pourtant, M. Michel
Neyreneuf, inspecteur d’académie et inspecteur pédagogique régional, témoigne du succès de
telles initiatives : «  Quand nous avons ouvert une classe bilingue dans un collège du centre-ville
au Mans, il y a eu quarante demandes pour vingt-cinq places.  »

L’arabe sera-t-il sauvé par la mondialisation ? Lors d’une table ronde organisée au salon
Expolangues sur le thème « La langue arabe, un atout professionnel et économique », les
intervenants ont rappelé l’importance de former des arabophones pour répondre aux besoins
croissants dans le domaine, en pleine expansion, de la finance islamique. La maîtrise de l’arabe
offre aussi des possibilités de carrières dans la diplomatie ou dans le secteur de l’hôtellerie-
restauration (notamment pour les grands hôtels du Golfe). Et l’explosion du secteur de
l’information en langue arabe ouvre des perspectives à ceux qui se destineraient aux métiers du
journalisme audiovisuel.

Si les promesses politiques se traduisent par des actes, une autre barrière devrait à terme tomber :
celle qui réserve l’arabe aux seuls Arabes. Sur BFM-TV toujours, M. Copé, répondant à la
question de savoir s’il encouragerait ses propres enfants à apprendre cette langue, s’exclama :
«  Mais je ne suis pas de culture arabe  !  » Pourtant, sur les milliers d’élèves qui étudient le
mandarin en France, combien sont « de culture chinoise » ?

Débarrasser l’arabe de son statut de « langue de l’immigration » et encourager son apprentissage


à l’école de la République serait une étape essentielle pour permettre à tous ceux qui le
souhaitent, quelle que soit leur origine ou leur religion, de prendre en partage cette « langue de
France ».

Ce discours, qui contribue à mettre en concurrence des causes légitimes (celle des classes
populaires « blanches » et celle des « minorités ») en privilégiant ce qui les sépare au détriment
de ce qui les rapproche, s’appuie sur un postulat discutable : si les Noirs et les Arabes sont
discriminés, est-ce essentiellement en fonction de leur couleur de peau ou bien en tant que
pauvres ? L’exemple des « contrôles au faciès », à l’origine de fréquents affrontements entre
jeunes et policiers, éclaire la problématique. En 2007-2008, deux sociologues ont suivi
discrètement des patrouilles de police aux abords des stations de métro Gare-du-Nord et Châtelet
- Les Halles, à Paris (13). Passant au crible cinq cent vingt-cinq contrôles, ils constatent que les
personnes identifiées comme « noires » ou « arabes » ont respectivement 6 et 7,8 fois plus de
risque d’être contrôlées que les Blancs. Mais une autre variable s’avère tout aussi déterminante :
l’apparence vestimentaire. Les personnes vêtues d’une « tenue jeune », en particulier celles qui
arboraient un « look hip-hop », présentent 11, fois plus de risque d’être contrôlées que celles
portant une « tenue de ville » ou « décontractée ». Autrement dit, un « Blanc » avec un
survêtement et une casquette — la panoplie de la jeunesse populaire de banlieue — est plus
exposé à la répression policière qu’un « Noir » portant un costume et une cravate.

Evidemment, la frontière entre ces variables n’est pas étanche. La jeunesse d’origine immigrée
est nettement surreprésentée dans la population affichant un « look hip-hop ». Les
discriminations raciales s’ajoutent aux inégalités sociales pour les renforcer, rendant ces deux
problèmes indissociables. Le choix d’insister sur tel ou tel critère — la couleur de peau ou
l’appartenance aux classes populaires — est à la fois politique et stratégique. Il participe de la
définition des fractures de la société française. Souligner la composante sociale des inégalités
permet de combattre l’idée que les populations d’origine maghrébine et africaine constitueraient
un problème spécifique, totalement distinct des précédentes vagues migratoires et des classes
populaires dans leur ensemble.

Racisme, antisémitisme, xénophobie : un net


recul
par Dominique Vidal, 5 avril 2017

De Charlie et de l’Hyper Cacher, en janvier, au Bataclan, en novembre, les tueries des


djihadistes à Paris ont marqué l’année 2015. Après ces drames, il fallait beaucoup de naïveté
pour croire qu’une grande manifestation consensuelle, comme celle du 11 janvier 2015,
vaccinerait les Français contre le rejet de l’autre. De fait, les statistiques officielles ont indiqué,
pour cette année noire, une explosion des «  menaces  » et des «  actes  » antimusulmans :
+ 223 % (1). Les faits d’antisémitisme, eux, reculaient légèrement.

Cette tendance allait-elle se confirmer en 2016, à nouveau frappée par de terribles attentats,
notamment à Nice et Saint-Etienne du Rouvray ? Non, bien au contraire, permet de répondre le
rapport annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) sur
« La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (2) ». Les chiffres du Service
central du renseignement territorial (SCRT) au ministère de l’intérieur sont clairs : les
«  menaces  » et «  actions  » à caractère antisémite, antimusulman et autre ont connu une baisse
significative de 44,69 % durant l’année 2016. Plus précisément, les actes antimusulmans reculent
de 57,5 % (182 actes, contre 429 en 2015 et 133 en 2014), les actes antisémites de 58,5 %, et les
«  autres faits  » de 23,7 %.

Cette mesure reste incomplète, toutes les victimes de «  menaces  » et d’«  actes  » ne portent
évidemment pas plainte : seul un tiers des «  menaces  » seraient signalées et 19 % enregistrées.
Toutefois, le rapport de la CNCDH présente une autre donnée encourageante : l’indice de
tolérance. Élaboré par des chercheurs notamment à partir d’un sondage réalisé au domicile des
personnes interrogées (3), cet indice mesure l’évolution des préjugés depuis 1990. Or, après une
dégradation importante entre 2010 et 2013, il ne cesse de remonter depuis. L’acceptation de
l’autre atteint même en 2016 un de ses meilleurs niveaux depuis 1990 — malgré, précisent les
chercheurs, «  un contexte d’apparence peu propice à l’acceptation de l’autre  : terrorisme,
arrivées de migrants, poids des thèmes sécuritaires dans les médias, certaines prises de position
politiques, etc.  »

Lire aussi Benoît Bréville, « Embarras de la gauche sur l’immigration », Le Monde diplomatique,
avril 2017. Pour les chercheurs, les attaques djihadistes en France n’entraînent pas
automatiquement une poussée d’intolérance, car «  la prédominance des dispositions à la
tolérance ou à l’intolérance, qui coexistent en chacun de nous, dépend du contexte et de la
manière dont les élites politiques, médiatiques et sociales parlent de l’immigration et de la
diversité  ».

Une dernière remarque : selon le rapport de la CNCDH, la remontée de la tolérance «  profite à


toutes les minorités  ». Leur acceptation reste cependant très inégale : 81 % pour les Juifs et les
Noirs, 72 % pour les Maghrébins, 63 % pour les musulmans. Quant aux Roms, 54,3 % des
sondés estiment encore qu’ils ne veulent pas s’intégrer en France, mais ils étaient 77 % il y a
deux ans…

Retour de bâton pour la Silicon Valley


par Evgeny Morozov, 7 septembre 2017

« Dislike. But understand. »


cc tripleigrek

Il y a une dizaine d’années, la Silicon Valley se targuait d’être l’habile ambassadeur d’une toute
nouvelle forme de capitalisme, plus « cool » et plus humain. Elle n’a pas tardé à devenir le
chouchou des élites, des médias du monde entier et de cette tribu mythique et omnisciente qu’est
la « génération numérique ». D’aucuns se risquaient à exprimer leur inquiétude concernant son
manque de respect pour la vie privée ou sa froideur de geek à la limite de l’autisme, mais leurs
critiques étaient balayées sous prétexte d’être formulées par des néo-luddites. En revanche,
l’opinion publique se rangeait résolument du côté des entreprises technologiques.

Lire aussi Dan Schiller, « Internet enfante les géants de l’après-crise », Le Monde diplomatique,
décembre 2009.

La Silicon Valley représentait ce que l’Amérique avait de mieux à offrir : ses entreprises
occupaient et occupent encore régulièrement les premières places dans les classements des
marques les plus admirées. Et il y avait de quoi : un secteur très dynamique et novateur qui a
trouvé le moyen de transformer des clics et des « likes » en de nobles idéaux politiques, aidant à
exporter la liberté, la démocratie et les droits de l’homme au Proche-Orient et en Afrique du
Nord. Qui se doutait que le seul obstacle à une révolution démocratique mondiale fût l’incapacité
du capitalisme à saisir et monétiser l’attention des étrangers ?

Comme les choses ont changé. Un secteur autrefois salué pour sa contribution au printemps
arabe se retrouve désormais accusé de complicité avec l’État islamique. Un secteur qui se faisait
fort de sa diversité et sa tolérance apparaît régulièrement dans les journaux pour des cas de
harcèlement sexuel ou pour les opinions controversées de ses salariés sur des sujets comme
l’égalité hommes-femmes. Un secteur qui s’est fait une réputation en nous offrant des objets et
services gratuits est jugé responsable de la hausse des prix dans d’autres domaines, en particulier
le logement.

La Silicon Valley fait aujourd’hui l’objet d’une vive opposition. En ce moment, on ne peut pas
ouvrir un journal, pas même ces torchons communistes que sont The Financial Times et The
Economist, sans tomber sur des appels enflammés à endiguer le pouvoir des « Big Tech », en
donnant aux plates-formes numériques le statut d’entreprises d’utilité publique, voire à les
nationaliser.

Par ailleurs, le fait que les données générées par les utilisateurs des plates-formes numériques
excèdent souvent la valeur des services rendus n’est plus un secret pour personne. Les réseaux
sociaux gratuits, c’est bien beau, mais voulez-vous vraiment renoncer à votre vie privée pour que
Mark Zuckerberg puisse diriger une fondation qui prétend libérer le monde des problèmes
auxquels son entreprise contribue ? Pas sûr.

Pour une grande part, ce tollé a pris la Silicon Valley par surprise. Ses idées, comme les
technologies de rupture à la demande, la transparence radicale, toute une économie à la tâche (en
anglais, la gig economy) restent hégémoniques. Cependant, cette suprématie intellectuelle repose
sur des fondations instables : elle puise ses racines davantage dans l’esprit volontariste post-
politique des conférences TED que dans les rapports bancals des think tanks ou des lobbies.

Non pas que ces entreprises s’abstiennent de faire du lobbying. En cela Alphabet vaut bien
Goldman Sachs. Elles influencent même les recherches universitaires, à tel point qu’en matière
de nouvelles technologies, on aurait peine à trouver un chercheur qui n’ait pas reçu de
financement des entreprises concernées. Les récalcitrants se trouvent dans des situations plutôt
précaires, ainsi que l’a révélé le triste sort de du programme portant sur les marchés libres de la
fondation New America, un think tank influent basé à Washington : sa position fermement
hostile aux monopoles semble avoir déplu à Eric Schmidt, directeur et principal donateur de la
fondation, qui est aussi président du conseil d’administration de Google. Par conséquent, il a
retiré ses fonds du think tank.

Cependant, l’influence politique des géants de la technologie n’atteint pas le même niveau que
Wall Street ou les grandes compagnies pétrolières. On ne peut pas dire qu’Alphabet pèse autant
dans la réglementation mondiale des nouvelles technologies que Goldman Sachs dans le domaine
des finances et de l’économie. Pour l’instant, des politiciens influents comme José Manuel
Barroso, l’ancien président de la Commission européenne, préfèrent finir leur carrière non pas à
Alphabet mais à Goldman Sachs, la seule des deux institutions à recruter des cadres supérieurs à
Washington.

Cela ne devrait pas tarder à changer. De toute évidence, les moulins à paroles qui interviennent
lors des conférences TED ne contribuent plus tellement à légitimer les nouvelles technologies —
heureusement la bêtise humaine a ses limites. Les grandes plates-formes numériques chercheront
donc à acquérir plus de poids politique, suivant le modèle des géants du tabac, du pétrole et des
finances.

Deux autres facteurs permettent de comprendre les conséquences possibles de l’hostilité actuelle
envers les géants de la technologie. Premièrement, à moins d’un grand accident qui porterait
atteinte à la vie privée, les plates-formes numériques demeureront les marques qui inspirent le
plus d’admiration et de confiance, notamment parce qu’elles offrent un contraste agréable avec
l’opérateur téléphonique ou la compagnie aérienne classiques (aussi avides soient elles, les
entreprises technologiques n’ont pas coutume d’expulser leurs clients hors de l’avion).

Et ce sont les entreprises technologiques, américaines mais aussi chinoises, qui donnent
l’impression fallacieuse que l’économie mondiale s’est rétablie et que tout est revenu à la
normale. Depuis janvier, les estimations des quatre grands groupes Alphabet, Amazon,
Facebook, et Microsoft ont augmenté d’un montant supérieur au PIB de la riche Norvège. Qui a
intérêt à voir cette bulle éclater ? Personne. Au contraire, les tenants du pouvoir préféreraient la
voir enfler davantage.

Pour saisir l’étendue du pouvoir culturel de la Silicon Valley, il suffit de constater qu’aucun
homme politique sensé n’ose aller à Wall Street pour une séance photo, alors que tous vont à
Palo Alto pour annoncer leurs dernières mesures favorables à l’innovation. Emmanuel Macron
veut faire de la France une start-up, non pas un fonds d’investissement. Aucun autre discours n’a
cette capacité à rendre les politiques centristes néolibérales à la fois attrayantes et inévitables.
Les politiciens, malgré leurs protestations face au monopole de la Silicon Valley, n’offrent pas
d’alternative. Et M. Macron n’est pas le seul : de Matteo Renzi en Italie à Justin Trudeau au
Canada, tous les hommes politiques de premier plan qui prétendent rompre avec le passé scellent
un pacte implicite avec les géants de la technologie, ou du moins leurs idées.

Deuxièmement, en tant que quartier général des sociétés de capital-risque, la Silicon Valley sait
assez vite repérer les tendances mondiales. Ses esprits brillants avaient senti le vent tourner avant
nous tous. Ils ont également bien compris que le mécontentement ne serait pas apaisé avec des
rapports bancals de think tanks, et que d’autres problèmes, de l’inégalité croissante au malaise
provoqué par la mondialisation, finiraient par être attribués à des secteurs qui n’y sont pas pour
grand-chose.

Ces mêmes esprits brillants de la Silicon Valley se sont rendu compte qu’il leur faudrait des
propositions radicales, comme le revenu minimum universel, la taxe sur les robots, ou les
expériences avec des villes entièrement privatisées gérées par des entreprises technologiques qui
échappent à la juridiction du gouvernement, pour semer le doute dans l’esprit de ceux qui
auraient autrement choisi la législation traditionnelle anti-monopole. Si les entreprises
technologiques peuvent jouer un rôle constructif dans le financement du revenu minimum
universel, si Alphabet ou Amazon peuvent gérer Detroit ou New-York de manière aussi efficace
que leurs plates-formes, si Microsoft peut déceler des signes de cancer d’après nos recherches en
ligne, alors devrions-nous vraiment leur faire obstacle ?

Avec ses vagues projets héroïques de sauver le capitalisme, la Silicon Valley pourrait bien
ringardiser les conférences TED. Mais, même si elles parviennent à retarder d’une décennie la
colère populaire et qu’elles permettent de gagner beaucoup d’argent à court terme, ces tentatives
pourraient bien ne pas aboutir. Et ce, pour la simple et bonne raison que des entreprises axées sur
le profit et des modèles commerciaux féodaux ne peuvent pas ressusciter le capitalisme mondial
tout en établissant un New Deal qui limiterait l’avidité des capitalistes — lesquels représentent
une bonne part des investisseurs de ces grands groupes.

La manne des données semble intarissable, mais ce n’est pas une raison pour croire que les
énormes profits qu’on en tire suffiraient à effacer les multiples contradictions du système
économique actuel. Auto-proclamé défenseur du capitalisme mondial, la Silicon Valley risque
bien plutôt d’en devenir le fossoyeur.

Evgeny Morozov

Auteur de Le mirage numérique : Pour une politique du Big Data, Les Prairies ordinaires, Paris,
2015 et Pour tout résoudre, cliquez ici, FYP, Limoges, 2014.

n juin dernier, le magazine Volume, une référence en matière d’architecture et de design, publiait
un article sur le projet GoogleUrbanism. Conçu par un célèbre institut de design à Moscou, il
esquisse un avenir urbain crédible dans lequel les grandes villes joueraient un rôle majeur dans
« l’extraction des données ». L’utilisation des données personnelles recueillies pour alimenter les
technologies d’intelligence artificielle permettrait à des entreprises comme Alphabet, la maison
mère de Google, de fournir des services ultramodernes dans tous les domaines (1). Les villes,
insiste le projet, percevraient une part des profits générés par ces données.
Lire aussi Benoît Bréville, « Amazon à Seattle, grandes villes et bons sentiments », Le Monde
diplomatique, novembre 2017.

Les municipalités n’y verraient guère d’inconvénient, mais qu’en est-il d’Alphabet ? Depuis
quelque temps, la multinationale les prend très au sérieux. Ses dirigeants ont même évoqué l’idée
de réinventer une ville en difficulté — Detroit ? — en s’appuyant sur leurs services, sans
qu’aucune réglementation ne leur mette des bâtons dans les roues.

Tout cela aurait pu sembler contre-intuitif il y a quelques dizaines d’années, mais ce scénario
semble plus plausible maintenant que des institutions comme la Banque mondiale vantent les
vertus des villes privatisées, et que les grands pontes de la Silicon Valley aspirent à fonder des
micro-nations basées en mer pour se libérer de la bureaucratie traditionnelle.

Alphabet fournit déjà un certain nombre de services urbains : cartes, informations sur le trafic en
temps réel, WiFi gratuit (à New-York) et voitures autonomes. En 2015, il a lancé Sidewalk Labs,
une société consacrée à la vie urbaine, dirigée par Daniel Doctoroff, un ancien de Wall Street qui
a été l’adjoint de Michael Bloomberg quand ce dernier était maire de New-York.

Au-delà des belles formules, le parcours de Doctoroff donne une idée plus fiable des intentions
véritables de GoogleUrbanism : utiliser le talent d’Alphabet en matière de données pour nouer
des alliances juteuses avec d’autres forces qui transforment les villes modernes, des promoteurs
immobiliers aux investisseurs institutionnels.

Sur ce point, GoogleUrbanism n’a rien de révolutionnaire. Certes, il profite des données et
capteurs, mais ces derniers ne jouent qu’un rôle secondaire dans le choix de ce qui sera bâti,
pourquoi et à quel prix. Autant l’appeler BlackstoneUrbanism — en hommage à l’un des plus
gros acteurs financiers du marché de l’immobilier (2).
Puisque Toronto a récemment choisi Alphabet pour transformer Quayside, une zone d’environ
cinq hectares au bord du lac Ontario, en merveille numérique, nous saurons bientôt si
GoogleUrbanism va composer avec les forces principalement financières qui façonnent nos
villes… ou bien les transcender.

Sidewalk Labs a consacré 50 millions de dollars au projet, surtout pour organiser une
consultation d’un an après laquelle l’une ou l’autre des parties pourra se retirer du projet. Sa
proposition de 220 pages contient un aperçu fascinant de sa logique et de sa méthodologie. «  Le
coût élevé du logement, le temps passé dans les transports, l’inégalité sociale, le changement
climatique et même le froid poussent les gens à rester à l’intérieur  ». Tel est le champ de bataille
décrit par Daniel Doctoroff lors d’un entretien récent.

Pour y faire face, Alphabet dispose d’un arsenal impressionnant. Des bâtiments peu coûteux et
modulables, qui s’assemblent en un rien de temps ; des capteurs qui mesurent la qualité de l’air et
l’état des équipements ; des feux de signalisation adaptatifs qui donnent priorité aux piétons et
aux cyclistes ; des systèmes de stationnement qui orientent les voitures vers les emplacements
disponibles. Sans parler des robots de livraison, des réseaux électriques dernier cri, du tri
automatisé des déchets, et bien entendu, des voitures autonomes à tous les coins de rue.

Alphabet veut devenir la plate-forme par défaut des services municipaux

Pour Alphabet, les villes ont toujours été des plates-formes. Aujourd’hui, elles deviennent
numériques, voilà tout. «  Les grandes villes du monde entier sont des centres de croissance et
d’innovation parce qu’elles tirent parti des plates-formes mises en place par des dirigeants
visionnaires, indique la proposition. Rome a eu ses aqueducs, Londres son métro et Manhattan
son plan quadrillé.  »

Toronto, avec ses visionnaires bien à elle, aura Alphabet. Cet enthousiasme plateformaphore
ferait presque oublier que le quadrillage des rues n’appartient pas à une entité privée, capable
d’exclure certaines personnes et d’en favoriser d’autres. Voudrions-nous que Trump Inc. en soit
le propriétaire ? Probablement pas. Alors pourquoi s’empresser de donner son équivalent
numérique à Alphabet ?

Qui fixe les règles qui encadrent l’accès à ces plates-formes ? Les villes économiseraient-elles de
l’énergie en utilisant le système d’intelligence artificielle d’Alphabet ou est-ce que la plate-forme
serait ouverte à d’autres fournisseurs ? Les véhicules autonomes seraient-ils ceux de Waymo, la
filiale d’Alphabet dédiée, ceux d’Uber ou d’un autre fabricant automobile ? Alphabet soutiendra-
t-il « la neutralité urbaine de l’Internet » aussi activement qu’il soutient la neutralité de l’Internet
classique ?

En réalité, un tel « quadrillage numérique » n’existe pas : il n’y a que des produits singuliers
d’Alphabet. Le but est de fournir des services numériques attrayants afin d’établir un monopole
total sur l’extraction des données au sein d’une ville. Les efforts supposément fournis pour
construire ce réseau urbain pourraient bien se révéler n’être qu’une tentative de privatisation des
services municipaux — soit la caractéristique principale de l’urbanisme version Blackstone,
plutôt que son dépassement.
Ville-flexible

Le but d’Alphabet à long terme consiste à lever les barrières à l’accumulation et la circulation de
capitaux dans les milieux urbains, notamment en remplaçant les anciennes règles et restrictions
par des objectifs flottants crowdsourcés. La multinationale prétend ainsi que dans le passé, «  des
mesures prescriptives étaient nécessaires pour protéger la santé des êtres humains, assurer la
sécurité des bâtiments et gérer les facteurs extérieurs négatifs.  » Cependant, les choses ont
changé et «  les villes peuvent atteindre ces mêmes objectifs sans l’inefficacité propre aux
réglementations qui imposent des zonages inflexibles et des règles de constructions figées  ».

Cette déclaration en dit long. Après tout, même les sommités néolibérales Friedrich Hayek et
Wilhelm Röpke toléraient certaines formes d’organisation sociale non-marchande dans le milieu
urbain. Ils considéraient la planification — par opposition aux signaux du marché — comme une
nécessité pratique imposée par les limitations physiques des espaces urbains : c’était le seul
moyen abordable d’exploiter des infrastructures, de construire des routes et d’éviter les
engorgements.

Pour Alphabet, ces contraintes n’existent plus : un flux continu et omniprésent de données peut
désormais substituer les signaux du marché aux règlementations étatiques. Désormais, tout est
permis, à moins que — ou jusqu’à ce que — quelqu’un se plaigne. Uber fonctionnait au début
selon le même principe : faire fi des règles, des tests et des normes, laisser le consommateur roi
classer les conducteurs et les plus mal notés disparaîtraient d’eux-mêmes. Pourquoi ne pas
appliquer cette méthode aux propriétaires ? Si par chance vous survivez à l’incendie de votre
appartement, vous pourrez toujours exercer votre pouvoir de consommateur et donner une
mauvaise note à votre propriétaire. On retrouve ici la logique de l’urbanisme selon Blackstone,
bien que les techniques soient celles de Google.

Si par chance vous survivez à l’incendie de votre appartement, vous pourrez toujours exercer
votre pouvoir de consommateur et donner une mauvaise note à votre propriétaire

GoogleUrbanism signe la fin de la politique, car il présuppose l’impossibilité de transformations


systémiques à grande échelle, comme la limitation de la mobilité du capital et de l’achat de
terrains et de logements par des étrangers. Il veut mobiliser le pouvoir de la technologie pour
aider les résidents à « s’adapter » aux tendances mondiales prétendument inexorables comme
l’aggravation des inégalités et la hausse constante du prix du logement (imputable, selon
Alphabet, au coût de la production et non à l’apport en apparence illimité de crédits avantageux
dans l’immobilier).

En général, de telles tendances annoncent une chose : pour la plupart d’entre nous, les choses
vont se dégrader. Alphabet tient cependant un discours tout autre : les nouvelles technologies
nous aideraient à survivre, voire même à prospérer. Grâce à l’auto-mesure connectée (3) des
parents débordés trouveront miraculeusement du temps dans leurs agendas bien remplis ! Adieu
les dettes sur les prêts automobiles, puisqu’il ne sera plus nécessaire de posséder de voiture !
Vive l’intelligence artificielle pour réduire les dépenses énergétiques !
GoogleUrbanism part du même présupposé que Blackstone : notre modèle économique actuel
dominé par la finance est voué à durer — et avec lui la stagnation des salaires réels, un marché
de l’immobilier libéralisé qui fait grimper les prix en raison de la forte demande mondiale, des
infrastructures construites sur un modèle de partenariat public-privé opaque mais très lucratif. La
bonne nouvelle, c’est qu’Alphabet possède les capteurs, les réseaux et les algorithmes qui nous
permettront de retrouver notre ancien niveau de vie et de le maintenir.

La proposition concernant Toronto se garde bien de préciser qui financera cette utopie urbaine.
Elle reconnaît néanmoins que «  le projet comprend des innovations révolutionnaires qui ne
pourront être financées qu’au moyen d’achats réguliers en grande quantité [large volumes of
reliable offtake]  ». Sans quoi, tout cela pourrait finir comme un équivalent urbain du
constructeur automobile Tesla : une entreprise propulsée par un déluge de subventions publiques
suite à une hallucination collective.

L’attrait qu’exerce Alphabet sur ses investisseurs tient à la modularité et la plasticité de ses
espaces. Comme dans les premières utopies cybernétiques qui rêvaient d’une architecture
éternellement flexible et reconfigurable, aucune fonction permanente n’est attribuée aux
différentes parties. Tout peut être remanié. Des boutiques peuvent se changer en galerie avant de
finir en resto gatro — pourvu que ces métamorphoses permises par le numérique génèrent de
plus grands retours sur investissement.

Après tout, Alphabet prétend construire une ville «  où les bâtiments n’ont pas d’usage
statique  ». Par exemple, la pièce maîtresse du quartier concerné à Toronto, surnommée le Loft,
reposera sur une ossature qui «  restera flexible tout au long de son cycle de vie et abritera un
grand mélange d’usages (résidentiel, commercial, création, bureaux, hospitalité et parking) afin
de répondre rapidement à la demande du marché.  »

Telle est la promesse populiste de GoogleUrbanism : Alphabet peut démocratiser l’espace en


l’adaptant grâce au flux de données et à des matériaux préfabriqués bon marché. Sauf que la
démocratisation des fonctions ne s’accompagnera pas d’une démocratisation de la gestion et de
la propriété des ressources urbaines. C’est pourquoi la principale donnée entrante (input) dans la
démocratie algorithmique d’Alphabet est la demande du marché plutôt que la gouvernance
communale.

Or, dans nombre de villes, c’est précisément la « demande » qui conduit à la privatisation de
l’espace public. Les décisions n’émanent plus de la délibération politique, mais sont déléguées
aux gestionnaires, aux fonds de placement privés et aux banques d’investissement qui se jettent
sur l’immobilier et les infrastructures en quête de profits stables et significatifs. Loin de
renverser cette tendance, GoogleUrbanism ne fera que l’accentuer.

Il y aurait de quoi se réjouir de la dimension utopique, presque anarchiste de GoogleUrbanism si


la plupart des résidents étaient responsables de leurs propres espaces, bâtiments et infrastructures

Il y aurait de quoi se réjouir de la dimension utopique, presque anarchiste de GoogleUrbanism si


la plupart des résidents étaient responsables de leurs propres espaces, bâtiments et
infrastructures. Puisque ce n’est pas le cas et que ces espaces appartiennent de plus en plus à des
investisseurs privés (et souvent étrangers), une rupture radicale avec le système bureaucratique
étouffant et contraignant (pour les capitaux) risque de provoquer l’horreur de l’incendie de la
Grenfell Tower plutôt que l’agitation rassurante d’une petite mairie du Vermont.

Mis à part les investisseurs institutionnels qui achètent des quartiers entiers, Alphabet sait bien à
qui s’adressent ces villes connectées : les nantis du monde entier. Pour eux, le développement
durable via les data, comme les modes de vie artisanaux permis par les algorithmes (Sidewalk
Labs promet un « bazar nouvelle génération » approvisionné par des communautés locales de
créateurs), n’est qu’un moyen de justifier la hausse de la valeur de leur porte-feuille immobilier.

Lire aussi Richard V. Reeves, « Classe sans risque », Le Monde diplomatique, octobre 2017.

Peu importe que « l’urbanisme à la carte » proposé par Alphabet ne séduise pas les habitants de
Toronto, pourvu que le projet impressionne ses futurs habitants, en particulier les millions de
millionnaires chinois qui se précipitent sur le marché de l’immobilier canadien. Daniel Doctoroff
a levé toute ambiguïté en confiant au Globe and Mail que le projet d’Alphabet au Canada était
«  avant tout un jeu immobilier  ».

Le virage urbain d’Alphabet a aussi une signification politique plus large. Tandis que les
hommes politiques canadiens courtisent Alphabet, une guère d’enchères a éclaté autour du
deuxième siège nord-américain d’Amazon (4). Certaines villes lui ont même proposé 7 milliards
de dollars d’avantages fiscaux pour qu’il se relocalise chez elles. Tout cela suggère que, malgré
l’opposition dont la Silicon Valley fait l’objet (5), nos classes politiques n’ont pas beaucoup
d’autres industries positives vers lesquelles se tourner (positives surtout du point de vue de la
trésorerie).

C’est clairement le cas du premier ministre canadien Justin Trudeau (6), qui a récemment décrit
son pays comme : «  une Silicon Valley, en plus de tout ce que le Canada a à offrir  ». En un
certain sens, il a raison : ce sont les fonds de pension du Canada qui ont fait de l’immobilier et
des infrastructures les actifs lucratifs qu’ils sont devenus.

Ne nous berçons pas d’illusions. Il faut être naïf pour croire qu’une alliance urbaine entre la
technologie et la finance pourrait nuire à cette dernière. Blackstone continuera de façonner nos
villes même si Alphabet s’occupe désormais de sortir les poubelles. « GoogleUrbanism » fait
juste un joli costume pour camoufler cette vérité.

Evgeny Morozov

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