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La voiture trottait tumultueusement.

Elle serpentait
dans un continuel vrombissement, les routes
virevoltantes et cahoteuses des rues populeuses de
Rufisque ville, faisant tressaillir au moindre dos d'âne,
tous les passagers de la famille, dans les méandres
d'un chemin long et infini. La nuit survint, discrète et
feutrée, amenant avec elle, les merveilles célestes. La
lune, longtemps envieuse de son acolyte jaune vint
faire sa star au milieu du ciel azuré, parsemé de corps
célestes épars et disparates et côtoyant des nuages de
coton. Ce spectacle de nuit continuait d’émerveiller la
famille et les plus insomniaques d’entre eux, irradiaient
des yeux fascinés au niveau des vitres en l’occurrence
les deux jumeaux. Ébahis, ils s'efforçaient tant mieux
que mal à toiser ce sempiternel magnificence
nocturne. Mais un moment, leur lorgnade ennuyée,
croisait les gros yeux incandescents des bêtes
nyctalopes, disséminées ça et là et caractérisées par
une inertie languissante. Elles voyaient défiler et
redéfiler avec une assiduité perturbante, voitures, bus,
taxis, camions...sans passion, on aurait dit qu'elles
étaient en état de torpeur.
Minuit se pointa précocement. La voiture se déroba de
tout raffut, devenant un peu plus silencieuse, même si
des bruits étouffés, des soupirs, de petits ronflements
gênants, des inspirations et expirations profondes de
ceux qui, dont le trajet étendu commençait alors à
lasser, des pantellements, se faisaient entendre, dans
une torride monotonie. L'atmosphère était quand bien
même plus soutenable, comparée aux premières
minutes du trajet, où l’excitation que provoquait la
simple idée du voyage se brûlait en chacun :
papotages sonores, éclats de rires, chansons gaies,
vocalises incongrus s’alternaient, créant une
cacophonie vertigineuse. Le voyage semblait ne
jamais prendre fin. Ce fut toujours une sortie dont ils
rêvaient depuis des lustres mais qu’ils temporisaient
avec grande déception chaque fois par manque de
temps, cette notion fugace et insensible aux besoins
de l'humain. Grâce aux longues vacances de Noël
qu’ils ont bénéficié le vingt trois Décembre, ce fut enfin
concevable, à la plus grande joie de tous.
Saint Louis, cette ville mythique, située à l'embouchure
du fleuve Sénégal, ancienne capitale du pays, siège
du vétuste pont "Faidherbe", artéfact, symbole
marquant au fer rouge la colonisation. Saint-Louis, ville
du brassage. Cette "Venise africaine" comme on avait
coutume de la surnommer, cachait les fameuses
"signares", ces jeunes femmes, noires, métisses,
brassées, coquettes, produits incontestables d'un
concubinage malsain, avec ces européens influents,
nantis, forcées à une vie jamais souhaitée, soumises à
ces étrangers, dont le but était de satisfaire leurs
pulsions et asservir l'homme noir. Mais ces femmes
deviennent ainsi autarciques, et s’émancipent au gré
des ans, jusqu’à s’extirper de leur condition d’avant en
se hissant dans la haute société, avec un rang social
assez enviable. Au cours du temps elles étaient
devenues résistantes face à ces colonisateurs. Cette
ville là, allait leur ouvrir ses grandes portes sous peu.
La voiture ne cessait de dévaler avec une brusquerie
phénoménale les routes Saint-louisienne mais chaque
kilomètre qu’elle roulait ne faisait qu’augmenter le
renfrognement qui se dessinait sur le visages respectif
des enfants. Après avoir eu à supporter un niais
parcours mouvementé, quelques minutes les séparait
alors de ce lieu qui les avait tant fait rêvé. Un lieu où ils
allaient retrouver leurs semblables du côté de leur
père, leur sang, leur famille élargie: oncles, tantes,
grands-parents, cousins, cousines...
L'enthousiasme fut alors à son acmé lorsqu’ils
aperçurent guillerets, à quelques mètres, la
prestigieuse Université Gaston Berger. Ils savaient, par
le biais de leur père, que lorsqu’ils auraient eu à
apercevoir ce grand édifice scolaire, la distance qui
restait pour atteindre le quartier Bango s’amenuisait.
Le bouboulement des hiboux se faisait entendre à des
kilomètres et donnait la chair de poule. Ils eurent sur
les enfants, un effet terrifiant mais encore plus sur
Fadel, l’un des deux jumeaux. Il geignait aux moindres
petits tintouins de ces bêtes sauvages, qui, comme
devenues subitement énergiques, voletaient
inlassablement au-dessus du véhicule familial. Il était
calmé tant bien que mal calmé par l’aînée de la famille
Chadia, qui lui racontait, susurrante, que les hiboux
restaient inoffensifs ; seul moyen trouvé, bien qu'étant
un bobard, pour rasséréner l'esprit alerte du jeune
garçon, peureux de nature. Harris, au fond du
véhicule, lisait une sorte de syllabaire avec le plus
grand des intérêts, écarquillant ses gros yeux ronds à
chaque fois que le vacarme des hiboux devenait plus
bruissant que de coutume. Il portait un tee-shirt
marron, avec un long pantalon noir huilé. Ses lunettes,
un peu grandes, lui retombaient au moindre geste
brusque mais ne s’ennuyait-il pas à les rehausser
nerveusement. Ses chaussures, bleues, mal cirées à
cause de la décision subite du voyage et de
l'impréparation, salissaient, à chaque sursaut, son petit
sac à dos rouge, où se blottissaient tranquillement ses
bagages apportés pour pouvoir lui faire tenir,
l’espérait-il, une semaine dans cet espace Saint-
louisien.
À l'entrée du fameux quartier, une brise se fit sentir.
L'air froid et éthéré, câlinait les infimes recoins de la
voiture. Les nuages, se faisant à peine voir,
évanescents et d'une blancheur liliale, tournoyaient
dans le ciel, d'un gris fuligineux sous l'effet des vents
glaciaux du mois de Décembre. La fréquence des
borées est mirobolante en ce mois de l'année. À ce
moment là, la noirceur de la nuit dominait
inexorablement malgré la terne rambleur qu'on pouvait
apercevoir à peine au loin dans le ciel constellé et dont
la source semblait encore mystérieuse. Si ce n'était le
fait qu’ils eussent aperçus un groupement de
personnes, attendant tranquillement dans les portails
d'une demeure, de couleur triste, ils se seraient perdus
malgré que le père de la famille, Hamza, avait coutume
de se rendre là-bas à chaque fois que l’occasion
s’offrait à lui. Il arrêta le véhicule à quelques
encablures de ces personnes aux silhouettes que l’on
discernait à peine, et qui leur souriaient de toutes leurs
dents. Ils étaient quand même avertis de leur venue
depuis les premières ébauches du jour. Hamza, après
que le monde fut descendu du véhicule non pas sans
bruit, alla le garer non loin, dans un petit coin
tranquille. Les salutations demeuraient
compendieuses, car la fatigue à cet instant tenaillait
plus d’un. Sans nul doute, ils éprouvaient à cet instant
précis, les effets d'un trajet des plus colossaux.
Le temps était donc venu pour eux de regagner les
chambres qu'on nous avait attribuées respectivement.
Le temps n'était alors pas favorable à des discussions
superfétatoires et ces longues salutations, qui ne se
terminent jamais et qu'on coutume de procéder les
sénégalais. Une lueur blafarde éclairait chacune des
chambres. Les Sanche les accompagnaient, en extase
et avec ravissement, dans les couloirs caligineux,
essayant de glisser quelques mots, des souvenirs,
quelques galéjades qui faisaient rire aux éclats,
meublant ainsi le calme nocturne de la pièce ou
donnant lieu à des rires étouffés. Quelques minutes
s'étaient écoulées et la maison retrouvait un silence
graduel jusqu'à ce qu'on entendit absolument plus rien
hormis, des toussotements intermittents et quelques
bâillements exagérés d’enfants qui manifestaient
apparemment leur fatigue persistante.
L'aube vint, inopinément. La nitescence matutinale
commençait à s'observer et les sveltes rayons du
soleil, jaloux pour on ne savait quelle raison, gênaient
le sommeil et chassaient du lit. Les deux rideaux
colorés mis aux fenêtres étant diaphanes, on ne
saurait résister plus longtemps à cette luminosité
excessive et à midi tapant, la demeure commençait à
reprendre vie.
L'odeur du petit déjeuner gorgeait déjà les moindres
recoins de la maison. Les enfants sortaient des
chambres, pandiculant énergiquement ou se tordant
anodinement. La mansuétude de la famille allait
crescendo. Pour la première fois, on se retrouvait
véritablement, oncles, tantes, cousins, cousines,
grands-parents autour d'un petit déjeuner des plus
copieux. Des salutations obséquieuses résonnaient.
On présentait aux cadets à leurs parents qui leur
étaient inconnus ou qu’ils n'avaient eu à voir que sur
des photos de famille jaunies par le temps et que leur
montrait de temps à autre leur père, non pas sans
fierté. Des paroles poncives qu'on jetait pour juste faire
rire et égayer encore plus l'atmosphère, des
logomachies bénignes entre les plus sages de la
famille, des paroles religieuses de la part de grand-
père, mais aussi des vagissements d'enfants,
pouvaient se faire entendre.
Latifa, du haut de ses quarante ans, est la mère de la
famille Sanche « deux ». On avait coutume de faire
suivre le numéro «un » ou « deux » au nom de la
famille, pour différencier les deux petites tribus,
fondées par les deux frères Sanche. Celle-ci se
compose de Chadia l’aînée de la famille, suivie par
Harris et enfin viennent les deux jumeaux Fadil et
Fadel. Chadia est une jeune femme de dix-huit ans,
modeste, rationnelle et subtile. Elle est douce,
optimiste et est d’une humeur entraînante. Ceci fait
d’elle, la seconde maman des trois enfants de la
famille. Harris lui, vient d’avoir ses six ans. C’est un
enfant insondable. En effet, Harris, malgré son
innocence déconcertante, a la soif de découverte déjà
débordante. Son ingéniosité transcende l’image benêt
qu’il renvoie à son entourage. Son calme inébranlable
et sa sagesse, digne des plus grands érudits favorisent
sa singularité. D'une intelligence perçante, il a toujours
demeuré mystérieux pour ses parents qui n’ont jamais
réussi à le sonder et qui l’ont toujours pris pour un
aliéné mental. Son attitude quoiqu’irréprochable, a
toujours été cependant interprétée comme de la
lâcheté par son père qui ne lui ménageait ni insultes
dégradantes, ni gifles, ni objurgations ténébreuses. Ce
dernier condamnait sa douceur et sa sensibilité qui,
selon lui, est indigne de son fils aîné. Gendarme de
profession et fils d’un militaire, il prônait une
masculinité poussée à outrance à telle enseigne que
ça en devenait destructrice. Sa mère elle, estimait que
son comportement est en totale déphasage avec le
monde dans lequel nous évoluons. Toutefois, Harris se
cherchait, il était en quête perpétuelle de
connaissances, de savoir, de liberté, d’une vie
singulière, d’une ouverture d’esprit de la part du
monde, même si dans ce chemin sinueux semé
d’embûches, l’orthodoxie est prise comme une attitude
subversive. Enfin, les deux frères jumeaux, Fadel et
Fadil. D’une ressemblance frappante, on ne saurait les
différencier si ce n’était le fait que Fadel, né une
minute après son frère ait eu une grosse cicatrice sur
le front. Cette balafre, il le devait à un malheureux
incident survenu alors qu'il n'avait encore que deux
ans et dont toute la famille unanime, avait décidé de
taire à tout jamais. Au fil des années quand même, leur
caractère respectif qui s’était peint avec le temps,
faisait l’objet de différenciation, l’estafilade mise de
côté. Fadil ressemblait plus à Harris de par son attitude
correcte et exemplaire qui pouvait pencher vers la
débonnaireté alors que l’autre, Fadel mû par des
inclinations hautaines, virilistes et d’enfant-roi, aimait
s’adonner à des incartades et à des actes dépourvus
de toute grâce malgré son jeune âge. Il faisait ainsi
l’objet de préférence de son père qui lisait chez lui, ses
attitudes et son comportement de jeune enfant.
« Enfin, quelqu’un qui me ressemble », se vantait-il
toujours lorsque ce dernier s’aventurait à des actes de
vandalisme, en se taillant une attitude mêlant
grossièreté et impudence.
Ce père se prénomme Hamza. Un homme de grande
prestance, à la carrure majestueuse et aux airs
dégagés. Sa face, enveloppée de cicatrices
multiformes, faisaient objet de témoignage de son
passé mouvementé et agité. Ses yeux, d’un noir hadal,
rembrunis par la broussaille de cils au-dessus d’eux,
contrastait avec ses allures d’homme rigide, à la
fermeté presque cynique. Il était en effet, ce genre
père qui se départissait de tout souci de morale et de
bienveillance, uniquement mû par leur physique et leur
force barbare. Ses tatouages se dénombraient par
dizaine sur sa peau noir de fumée. Il ne se détachait
jamais de sa boucle d’oreille, symbolique relique, selon
lui, se transmettant de générations en générations. Il a
toujours été de nature grincheuse, s’emportant pour
des vétilles. Il incarnait le père obnubilé par une virilité
abusive et une masculinité toxique et pathologique. Il
prônait les clichés pitoyables et tout orchestré sur
comment doit se comporter un garçon. Il a été toujours
enchanté par une société patriarcale étouffante, aussi
n’avait-il jamais réussi à comprendre son aîné, dont
aurait-il souhaité qu’il fût comme lui mais qui ne lui
ressemblait, selon lui, d’un trait. La famille Sanche
deux est quant à elle, composée de Bachir, le père,
d’Amanda, la mère et de leurs trois enfants Djamel,
Marjane et Aïcha âgés respectivement de vingt ans,
dix-huit ans et quatorze ans. Bachir est en effet le petit-
frère de Hamza, avec deux années de moins que ce
dernier. Docteur éminent en médecine et connu de
tout le pays, il demeure l’objet de convoitise de par son
sérieux, son abnégation et son charisme qui sont
assez emblématiques en lui. Considéré comme
l’Apollon de la famille de par le dandysme prôné avec
une rigueur tirant presque vers le ridicule, l’image
parnassienne qu’il renvoie au monde est cependant
peu ou prou frelaté par sa nature de bellâtre
incorrigible. Il n’enviait point à son frère gendarme son
physique de béton. Tout le monde l’adorait, le louait,
voulait de ses services… Amanda, sa femme a
quarante ans à l’image de Latifa et ont été meilleures
amies depuis leur plus tendre enfance. Elle vivait avec
sa sœur Rachida qui est veuve, mère d’un garçon de
quatre ans prénommé Osman. Les grands-parents de
la tribu sont grand-père Mouhamaddoune et grand-
mère Rose.
Les instants prandiaux prirent fin. Pour l'heure, les
adultes essayaient de rejoindre leur chambre pour
tenter de se hisser sur les bras de Morphée alors que
les enfants, exceptés Harris, agités et turbides,
décidaient de jouer dans la cour. Harris lui ne s’était
jamais intéressé à des jeux frivoles. Il devrait s’amuser
plus, il en avait conscience mais quelque chose l’en
empêchait de sorte qu’il ne s’est jamais permis de
toucher un ballon de football des pieds. Il s’affalait
alors nonchalamment sur une chaise qui était posée
non loin de l’espace où s’amusaient Osman et ses
petits frères tout en feuilletant, concentré, un
abécédaire qu’il avait reçu de sa sœur en guise de
cadeau lors de son précédent anniversaire.
La demeure des Sanche deux, était d'une grandeur
monumentale. Elle était forgée en étages ; une vaste
cour arrière était présente. Une cour dans la laquelle
les enfants, soif de jeux et d'amusement pourraient
folâtrer tranquillement, sans danger. Par la même
occasion elle servait de lieu de causettes et de
palabres aux plus âgés.
Son immensité frappait. Elle possédait un manguier,
dont à ce moment là, on n'apercevait que les feuilles
vertes, plurielles et broussailleuses au niveau des
branches infinies mais aussi d'autres arbres
sempervirents au troncs imposants et aux branches
flabelliformes. De petits arbustes disséminés ça et là
pouvaient s'y observer. Le sol, ubéreux, offrait à cette
famille toute sorte de fruits et de légumes au niveau de
leur jardin qui se cachait au fin fond de la cour.
Jasmins, mimosas, orchidées et iris, aux couleurs
truculentes et pittoresques, brassées comme elles
étaient, se fendaient en un plaisir agréable à la vue. Le
doux parfum qui s'émanait de là, demeurait une extase
que nul ne saurait qualifier. La maison comportait plus
de six pièces, deux salles de bain, une spacieuse
cuisine et un immense salon décoré d'une manière
simple mais qui séquestrait merveilleusement toute sa
beauté. Dans une table, un soliflore contenant une
simple rose blanche, donnait déjà tant de gaieté à cet
endroit, où l'on recevait invités, hôtes, convives... Des
fauteuils et un sofa de couleur noir pâle, des plus
discrets accueillaient hospitalièrement la vue. Une
moquette bleu pâle, cotonneuse et duveteuse, gisait
sur le sol. Une télévision, pas trop modeste, était là,
accrochée au mur. Une kyrielle de photographies de
personnes implexes de la famille élargie avec leur nom
mis dessus, inondaient les murs de cette pièce peinte
en bleue. Des lustres, un peu poussiéreux, témoignant
de la vétusté de ce lieu, pendaient en haut, inertes et
extravagants. Toute cette décoration pouvait témoigner
du sardanapalisme de cette famille qui avait toujours
eu les reins solides, mais qui tâchait tant bien que mal
à être économe et à se faire le plus circonspect
possible pour ne pas encourir des regards fouineurs
mais aussi pour se barricader des médisances de la
part des sycophantes qui peuplaient le quartier.
L'après-midi persistait. Les enfants loin de dépayser,
se faufilaient, couraient, rigolaient, huaient et
chantonnaient joyeusement jusqu'à devenir
incommodants, sous la douce chaleur que leur
prodiguait un soleil radieux. Leur vive excitation
exaspérait Harris, qui les suivait des yeux du mieux
qu’il le pouvait malgré que ce fut très difficile à
supporter. Dépouillé de toute force, il se débarrassa un
moment de son ouvrage et se dit méditer. Il aimait la
méditation. C’était pour lui, un amusement, sa violon
d’Ingres. De leur côté les adultes eux, concordants
avec leur lit, avaient décidé de ne jamais s'en séparer.
L'entrain inextricable des enfants fût bientôt circonscrit
lorsqu'une voix présomptueuse frappa leur attention.
—« Depuis quand êtes vous ici et où sont vos
parents? », résonna-t-elle, un sourire refusant à ne
jamais filer des lèvres de l'homme qui venait de
proférer ces mots. C’était en effet Bachir, leur oncle
qui revenait d’une journée bien chargée. Son visage,
opale malgré qu’il se voulait résistant, témoignait d’une
éprouvante journée passée auprès de ses
innombrables patients. Le stéthoscope enroulé autour
du cou, la blouse maculée de grains vermillon. Ses
mains, dignes de celles d’Assurbanipal, restaient
enfouies à l’intérieur de poches. il demeurait statique
au milieu de la cour sablonneuse. Les enfants ne le
connaissaient pas. Ils se remirent bientôt sur leurs
jeux, de ferveur accrus. Harris se mit lui dans une sorte
d’auscultation intensive. Il l’avait vu dans une
photographie. Le visage de Bachir ne lui laissait pas
indifférent. Mais, il ne pouvait répondre, au risque de
trahir sa pensée prolifère. Il se tut. Tout semblait
mystérieux Pourtant, il a toujours eu une mémoire
d’éléphant. Comment se fit-il qu’il ne se fût pas
souvenu de son oncle, de Bachir, celui qui faisait rugir
son vieux père de panache, de vanité immodérée ? Il
se fit violence à l’intérieur de lui. Il ressentait une honte
injustifiée. Ses yeux se baissèrent sans une blafarde
synchronie. Il demeurait encore une fois, stressé pour
une chose aussi dérisoire. Rien n’était anodin pour lui.
Quelques secondes et un flux de vents glaciaux,
passèrent sans qu'un mot ne soit dit. Il reprit:
—Dites-moi, je suis votre oncle Bachir vous devez me
connaître. Je suis de la famille, voyons. Osman, ne me dis
pas que tu m’as oublié quand même…
Les enfants firent encore une pause. Osman courut
l’étreindre cette fois-ci, comme s’il ne l’avait pas reconnu
du premier coup. Il fallait reconnaître aussi que Bachir
était resté plus de six mois loin se sa famille. Lorsqu’il
revenait d’une journée bien lancinante, il se permettait
quelques dérisoires moments de repos dans sa villa sise
dans les environs des Almadies sans jamais avoir
l’occasion de revenir dans la maison familiale. Ceci
justifiait l’attitude du môme qui le prenait pour un étranger.
Harris se leva de son siège et se dirigea vers son oncle. Il
osait.
—Je…je vous…euh…c’est..., bégayait-il sans jamais être
capable de sortir le moindre vocable. Cette attitude
semblait étrange à son oncle. Il se mit un moment à
réfléchir, des réflexions imparfaites. Son humeur se
bonifia.
— Calme toi, mon petit Harris. Tu es toujours aussi
angoissé à ce que je vois. Je ne vais pas te tuer, nom
divin ! plaisanta Bachir. Son expression devint un moment
lugubre. Il reprit :
—Voilà pourquoi tu n’as jamais plu à Hamza. Toujours
aussi craintif…
Harris baissa la tête. Il se sentait humilié encore une fois.
Mais ne pouvait-il pas s’y attendre ? Les deux frères
avaient les mêmes conceptions de la vie.
Nous partîmes alors ensemble à l'intérieur à grandes
enjambées. La maison demeurait toujours silencieuse
de sorte que les pas lourds et précis de Djamel et des
nôtres, accablant la vaste moquette sablonneuse que
regorgeait la cour entre la porte d'entrée et les
bâtiments de la maison, pouvaient se faire entendre.
Amanda, qui venait à peine de finir la prière du Asr,
était assise sur la tara, sur son tapis de prière
lorsqu'elle vit l'attroupement que nous formions et qui
avançait imperturbablement vers elle.
—Que y a mon fils, tu es rentré un peu trop tôt
aujourd’hui? Dit-elle à Djamel comme il s'approchait
d'elle.
—Oui, effectivement, je ne connais pas la raison mais
notre patron nous a laissé partir subitement comme ça.
Nous bénéficions par ailleurs d’une semaine de congé
mais il ne nous a pas donné des détails concernant
cette décision.
—Bien, peut être qu’il a des affaires à régler mais ça ne
vous fera que du bien ; tu pourras reprendre des forces.
Je vois que tu as rencontré tes petits cousins, ils sont
venus hier nuit avec la famille au complet, j'avais oublié de
te prévenir de leur venue.
—Oui, les enfants ! Les autres, j’imagine qu’ils doivent
être en train de se reposer.
—Vu leur arrivée tardive hier, ils doivent prendre des
forces. C'est pénible un tel voyage, vois-tu?
—Carrément.
Le temps passa aussi vite qu'un éclair. Bientôt le soir
tomba, soudainement, sans que personne d’entre
nous n'eut vu ou savouré les merveilles qu'offrait la
ville Saint-louisienne, parce que, vitulant toute la
journée au niveau des chambres ou cloués sur nos lits
respectifs dans le but de compléter le sommeil que
nous n'avions eu qu'à demi et qui nous avait esquinté.
La nuit resurgit, aussi discrètement qu'à la veille,
obombrant les vils espaces que le soleil tentait
d'éclairer langoureusement avant son extinction.
Bientôt, un film noir épais, d'une vastité inouïe, régna
en maître. Les lumières des maisons s'allumaient
synchrones. La lueur reluisante et chaude, que
pleuvait les lustres du salon, alléchante, nous regroupa
prestement, donnant lieu à des confabulations et
grésillements dissonants. La discussion allait de bon
train mais au milieu de ces bavardages joyeuses où se
mêlaient des souvenirs d'enfants, des évènements
marquants de la vie de certains membres de la famille,
de petites gaffes dérisoires commises bêtement, je
remarquais un comportement étrange de la part de
mon cousin Djamel. Il n'arrêtait point de me dévorer
littéralement des yeux, me dévisageant sans scrupule,
d'un regard noir, coupable, presque mortifère.
J’avais toujours eu une présence d’esprit frappante. Un
moment, incapable de supporter ses coups d’œil
profonds, je baissais les yeux et demeurais muet,
atone. Je fus alors inexistant au milieu de ces
personnes dont les voix résonnantes,
s'entrechoquaient au milieu de la pièce. L’épisode
d'harcèlement devint vite engonçant, s'éternisant
inévitablement, sans qu'aucun regard outré ne l'eut
aperçu. J’étais tellement embarrassé que je décidai
alors de sortir du salon et aller errer quelque part dans
la maison. Une fois dehors, moult questions
assiégeaient ma tête. Je me demandais pourquoi mon
cousin se comportait aussi étrangement avec moi,
pourquoi ces regards indiscrets, pourquoi est-ce que
j’avais le sentiment qu’il n’était pas quelqu’un de
normal… En effet, le comportement vagabond qu’il
arborait inlassablement était louche et curieux et je ne
l'appréciais pas du tout, ça me laissait perplexe.
Quelque chose clochait chez lui et il fallait que je le
découvrisse. Bercé par l'air frais du mois de Janvier et
accoudé contre la balustrade du balcon, j’essayais de
comprendre tant bien que mal le pourquoi du
comment, vainement, contemplant les maisons
placées linéairement et dont on ne voyait que les
lumières des lampes et parfois quelques silhouettes de
personnes, défilant et redifilant dans le secret
insondable de la nuit. Dakhar-Bango, était réputé être
un village des plus calme de Saint-Louis, mais aussi
des plus verdoyant. Là-bas, la vie y était calme, belle
même si parfois un peu plate. Pas de bruits
désordonnés, pas d'enfants qui déambulent ou qui
flânent dans les rues, pieds nus ou portant des haillons
et qui dont les parents négligents, ne prennent même
pas la peine de les inspecter. Point de charivaris ou
tapages nocturnes, forts dérangeants, empêchant le
sommeil ou gênant la concentration. Non, Ces
pollutions sonores furent inconnues dans ce fameux
quartier. Aussi, la propreté restait promptement
remarquable. Point de déchets gisant par terre,
putrexibles et exhalant une odeur fétide aux sols. Point
d'eaux usées, stagnantes, fangeuses, malpropres qui
favorisent le pullulement de ces insectes qu'on appelle
moustiques, ces agents responsables du paludisme,
maladie létale. Par moment, Rufisque traversait mon
esprit et je le comparais à cette ville qui lui était tant
différente, même si on mettait de côté le beau fleuve et
le pont Faidherbe, ces merveilles singuliers. Rufisque
me manquait malgré tout, au moins là-bas, me disais-
je, je n'aurais pas à supporter des regards insondables
d'un homme qui m’était présenté comme étant mon
cousin, mon sang. Je ne comprenais pas comment il
pouvait m’imposer une action aussi déroutante que
ridicule. Sentant que cette situation commençait à
m'obséder, je décidai de sortir les pensées sombres
dans ma tête surchauffée par des idées noires,
susceptibles de me rendre fou. Je n'étais qu'un enfant
après tout. Pourquoi aurais je à endosser ces lourdes
charges? Encore que j’étais venu avec ma famille dans
le but de changer d'environnement, me distraire et fuir
la vie soporifique et ennuyeuse de Rufisque ? Après
quelques instants, je commençais à lâcher prise. Je
me disais que j’en faisais des tas, que c'était rien de
grave. Peut-être ne voulait-il pas simplement me
regarder pour s'approprier de mon visage ingénu et
candide parce que c'était la première fois qu'il me vît ?
Ou bien ne m’observait-il pas parce que ma tranquillité
et mon calme inébranlables le fascinaient? Tant de
raisons possibles et de pensées saines qui
commençaient alors à annexer mon esprit luttant.
Concentré sur ces nouvelles suppositions réalistes, je
ne remarquai pas tout de suite la présence humaine
qui se tenait, inanimé, derrière moi. Je me retournai
follement et vit encore la face, cette fois-ci souriante
mais tout de même hostile de Djamel. Que me voulait-
il réellement ? Pourquoi tant d’obsession ? La chance
de poser ces questions fétiches qui ne cessaient de
me tourmenter vertement, s'obtint. Alors ne me faisant
pas prier, d'une voix anodine et timide, je lançai:
—Que me voulez-vous? J'ai remarqué que vous ne
cessez de me fixer du regard, depuis cet après-midi.
Ces paroles, dites d'une voix qui laissait entendre toute
la peur et toute la peine que j’avais à les faire sortir de
ma petite bouche innocente, ne remodelaient en rien
l'expression qui s'esquissait sur la face de Djamel. Il se
tenait là, debout, le fixait d'un regard neutre. Un silence
pesant régnait, on aurait pu entendre les mouches
voler, se papillonner bénignement dans les airs.
Quelques secondes s'écoulèrent et des bruits de pas,
dont la sonorité allait crescendo, et qui faisaient savoir
que la personne en question s'avançait vers nous
résonnaient. Soudainement, comme un coup de
miracle, ou bien un secours divin, une aide inespérée,
presque incroyable, apparut Amanda, qui s'interrogea
alors tout se suite du pourquoi on se tenait là tous les
deux, aussi silencieux. Je me jetai sans réflexion dans
les bras d’Amanda comme pour trouver refuge.
Djamel, contrarié, griffonna un rire nerveux tout
d'abord, avant de proférer:
—Maman, il n y a rien, je passais par là et j'ai vu le petit
Harris debout tout seul ici et je suis venu discuter avec lui
pour faire de plus amples connaissances, vu que vous
l'avez caché de moi pendant des années.
Amanda sourit et on pouvait subodorer aisément qu'elle
ne trouvait absolument rien d'anormal à ce que deux
cousins qui se voyaient pour la première fois depuis des
années, restassent dans un coin pour discuter et
fraterniser, même si l’air terrible que j’ébauchais sur mon
visage, ne traduisait absolument nulle gaieté.
—Oh! Oui tu as parfaitement raison mon enfant sur ce
point, j’admets mais descendez vite le dîner ne tardera
pas à être servi, dit-elle, en se débarrassant de bon cœur,
de mes mains fébriles qui l'enlassaient au niveau de la
taille.
—Je descends avec vous Tante Amanda, j’ai faim, dis je
presque en sanglots. Je descendis à la seconde d’après
alors accompagné par Amanda et laissant derrière nous,
Djamel, une expression inqualifiable se lisant sur son
visage émacié. Avant même que nous n’arrivions en bas,
j’entendais le son bruyant de ses grands explosifs tonner
avec une vitesse fulgurante.
En bas, dans le salon, on poursuivait les discussions
volubiles, incessantes. Mes petits frères eux, dont le fait
d'avoir passé toute la journée à se mouvoir par ci et par là
avait éreinté visiblement, commençaient à ressentir les
effets de la fatigue et à s'assoupir. L'appel au dîner d'une
voix criante, les vivifia subitement et l'on se grouillait pour
laver ses mains et prendre place. Ce fut une gogaille
énorme, les estomacs se remplirent vite et l'abreuvage de
sodas qui s'en était suivi étancha toute soif. Dès lors, on
se lâchait d'épuisement sur les sofas en se plaignant
d’avoir trop mangé, les yeux rivés sur la télévision, on
poussait des bâillements paresseux, on se regroupait pour
jouer à quelques jeux de société achetés pour ce genre
d'occasions ou on présentait ses adieux pour retrouver sa
chambre et débuter une bonne nuit de sommeil. La nuit
continuait de plonger Saint-Louis dans une mer noire. À
Saint-Louis, les gens se couchait très tôt dans le calme et
la bonne humeur. Ainsi voyant que le salon commençait à
se déserter progressivement, moi qui étais jusque là,
immobile dans un fauteuil bouquinant mon petit syllabaire
dont je ne me séparais presque jamais, me levais aussi
pour faire pareil. J’ignorais que la chambre que je
partageais avec Osman, était en effet celle de la personne
que je redoutais de croiser presque toute la nuit, depuis
ce qui s'était passé sur le balcon. Donc, je restai
interloqué après avoir entendu la voix rauque et cassée
de Djamel provenir de la chambre en question. Au tout
début, je me disais simplement qu'il était juste là pour une
question de temps mais lorsque je franchis la porte, je
manquais de tressaillir. Djamel était là, affalé
grossièrement sur le lit qu’occupait Osman, un sourire
nébuleux au coin de sa bouche bourbeuse. Mes yeux
semblaient me ressortir nerveusement de mon visage.
Pourquoi une telle peur ? Ce n'étaient seulement que des
regards insaisissables et bizarres que je n'avais eu jusque
là à réceptionner de cet homme mystérieux et seulement
cela. Pourquoi cette peur panique, qui était en train de
frémir tout mon petit corps fragile d'enfant, sachant que la
menace de cet homme n'était pas encore chose certaine ?
Je demeurais engourdi à l'entrée de la porte, la bouche
béante, le syllabaire dans la main droite.
—Entre donc mon petit Harris, c'est ma chambre ici mais
nous pouvons toujours la partager entre nous trois, ce
n'est point un problème.
Ces propos qui authentifiaient alors le doute allégorique
que j’avais, ne faisaient qu'augmenter le pressentiment
épouvantable qui me hantait. Ebouriffé, j’aurais souhaité
que ma tante me changeât de chambre à la dernière
minute et que je n'eusse pas à supporter ce que je
pensais qu'il se produirait inéluctablement c’est-à-dire des
scènes de violence.
—Je...je ... marmonnais-je péniblement, ne sachant quoi
donner comme réponse formelle.
—Ne joue pas aux timides, arrête tes gamineries et vient
te coucher, tu as vu l'heure qu'il fait, allez, m’ordonna t-il
d’une voix ferme, me zyeutant atrocement.
J’étais coincé au milieu d'un terrible dilemme, sans issu
aucun. Je n'avais point le choix que d'écouter les paroles
que je venais d'entendre, malgré moi. Je m’approchai
avec une extrême nonchalance, posai mon livre, éteignis
le petit abat-jour vétuste qui se tenait sur une petite table
de nuit, où quelques autres affaires, des paperasses et
des objets qui devaient appartenir à Djamel, étaient posés
pêle-mêle, et me glissai avec une lenteur de paresseux,
sous la couverture, à coté d'Osman qui, lui se trouvait déjà
dans les bras de Morphée. La chambre fut soudain d'un
noir charbonneux, même si les yeux étaient ouverts, on
était plongé et replongé dans un abîme ténébreux, ou l'on
nageait dans une mer nébuleuse sans port. Les souvenirs
aussi amers qu'ils pouvaient paraître, voltigeaient
furtivement dans mon esprit. La déréliction, aux aguets me
submergeait. Le sommeil, repoussé énergiquement à
cause du stress, du pessimisme et de l'épouvante
ressentis, finit inévitablement par me tenir. Oui, après une
quinzaine de minutes passées avec comme des boules au
ventre, le sommeil m’attrapa. Mon esprit gambadait
innocemment dans le pays des songes, vagant gaiement
et oubliant derrière lui, dans le monde de la réalité âpre,
les affres qui ne cessaient de sévir. Le bruit du ventilateur,
frais et berceur, accentuait l'envie de dormir, mais le vent
qu'il éparpillait constamment, d'une fraîcheur violente, me
gênait du fait de mes problèmes pulmonaires et de mon
asthme incorrigibles. Je me mettais alors à bouger par ci-
par là. Un peu étouffé, un instant, j’ouvris des yeux
ensommeillés, mais les refermai un moment après. Là, le
sommeil qui me tint fut d'une douceur agréable, car dans
ce laps de temps, je m’étais assuré qu'aucun danger ne
me guettait après avoir jeté un rapide coup d’œil à Djamel.
Je constatais qu’il dormait profondément.
Malheureusement pour moi, j’étais loin de me douter que
ce n'était qu'une sale mise en scène de ce dernier.
Malheureusement pour moi, ce fut l'une des pires nuits
que je n'eus à passer depuis mon plus tendre enfance,
hélas! Oui, une nuit horrible, tellement horrible qu’elle
changea irrévocablement ma vie toute entière, la faisant
basculer dans le mauvais côté.
La clarté du jour ne tarda pas à arriver, le ciel se
débarrassait de la lueur morne qui s'y subsistait encore.
Le vent commençait à chasser continuellement la brume
écumeuse. Ce fut alors une de ces matinées ennuyeuses
et languissantes, fraîches à souhait, où le chant des coqs,
s'étendant par intervalle de temps régulier, assommaient
les oreilles même si, ne faisant que leur besogne pour
essayer de tirer du lit les flemmards, qui comme envoûtés,
refusaient un quelconque sevrage du sommeil. C’était
sans nul doute, une matinée morose, déchirante et
lancinante à mon égard. Je portais une charge cruelle
pour un garçon bénin comme moi. Je me mettais encore
une fois sur le balcon, perdu dans mes pensées, le regard
vide défilant avec ennui et inspectant avec un chagrin
inénarrable, les Saint-louisien marcher avec une célérité
inouïe, pour essayer peut être de ne pas rater le bus, ou
quelques parts, sortir des marchands lève-tôt ouvrant
bruyamment leurs magasins ou bien encore des enfants
roupillant oiseusement sur le dos de leur mère, traversant
lentement les rues déjà chargées. Je ne pensais point
que ce qui s’était passé cette nuit était possible et
faisable. Je n'étais en effet qu'un enfant, oui je le restais
malgré ma présence d'esprit. Je le restais. Et comme
j’étais un enfant, des paroles convaincantes sauraient me
guider, sous un automatisme brutal. Éduqué dans un
milieu islamique, d'une éducation stricte, sous le respect
des paroles de Dieu et de son prophète , je sus quand
même malgré mon jeune âge différencier le bien du mal.
Ce qui s'était produit cette nuit, j’avais tous les maux du
monde pour penser que c'était naturel, ordinaire, un fait
banal. C'était plutôt épouvantable voire intolérable. Je me
rendis compte un peu trop tardivement même si j’avais
des soupçons injustifiés, que j’avais été pris au piège par
plus grand et plus mature que lui. L'intimité, devint pour
moi, un prisme qui s'en allait dans les airs, dans un éternel
voyage, arrachant mon cœur et l'amenant par contrainte
avec lui. J’étais englouti par un monstre glouton, soif de
plaisirs, guidé par ses pulsions et sa libido insatiables, ne
distinguant plus le visage familier, de celui inconnu, ne
faisant plus la différence entre garçon et fille, entre grand
et petit. Quand l'obsession nous amarre, on ne saurait
s'en dépêtrer, elle s'agrippe, lourde et tenace en nous,
dictant nos pas, nos actes, contrôlant notre esprit, nos
pensées fécondes. L'indifférence sévit. Mais pourquoi moi,
pourquoi avoir commis cet acte qui me paraissait malsain
et répugnant ? Tous les regards manipulateurs qu'il me
prodiguait devinrent clairs dans ma tête. C'étaient des
harcèlements, des menaces, des intimidations, pour me
contraindre, pour m’avoir sans peine et tout cela avait
payé. L'acte barbare qu’il avait commis cette nuit, devint
indélébile dans ma mémoire et m'atterrait. Des larmes
commencèrent à ruisseler fougueusement de mes deux
joues ternes. Des larmes de douleur profonde, de
malheurs inguérissables, qui humectaient mon visage et
que je n'essayais même pas de torcher, perdu dans le
néant. Je fus en sanglot, mes pensées errant
infatigablement sans se poser nul part. Sans arrêt, mes
mains se mirent à grelotter dans un continuel vibrement,
emportant mon corps entier, alourdissant mes jambes
fébriles, molles. Mes yeux virèrent au rouge causé par la
récurrence de mes pleurs spartiates. Je hurlais, des
hurlements étouffés, sourds, aphones. Pourquoi-moi ? Cet
interrogation mythique entrecoupait mes pleurs et brûlait
langoureusement mes lèvres livides, lèvres atteintes,
touchées, salies. Je ne les voulais plus. J’aurais souhaité
les déchirer de mon visage, les jeter sans remords, ainsi
que toute autre partie de mon corps qui avait été en
contact avec le sien. Un désert d'émotions monstrueuses
m’ensevelissait, me culpabilisait, me détruisait,
m’anéantissait, me faisait disparaître à petit feu, me noyait
au fond de l'océan noir du spleen. Toujours planté au
niveau du balcon, je ne me rendis même pas compte
hélas que je disparaissais progressivement, que
j’éteignais, que je me mourrai. Je ne m’étais même pas
aussi rendu compte du temps que j’avais passé là, non
plus qu'on me recherchait en bas tant le malheur était
infernal. Un moment, j’entendis mon prénom retentir et
m’arriver fort vigoureusement mais je ne m'y intéressais
point. C'était sans importance car tout ce qui m’importait
en ce moment là, c'était de quitter le plus promptement
possible cette demeure qui me rappelais dès lors tant
d'amertume et de retrouver ma vieille Rufisque. Or, il
m’étais clair que cela ne ferait pas de sitôt.
Un enfant qui vient de vivre une pareille situation
devrait normalement courir confesser à ses parents
tout ce qui s'était passé, dans le moindre des détails,
leur mimer fidèlement les gestes de leur agresseur,
leur supplier de réagir, tout cela, en pleurs. Ce qui
n'étais point mon cas à moi. Trop mature pour mon
âge, je ne traversais pas l’existence comme un
automate. Je n’étais point comme ces enfants qui ne
prennent pas des décisions qui régissent leur quotidien
et qui ne sont animés que par leurs souhaits durables
ou éphémères. De ce fait, je m’étais dit qu'une telle
vérité pourrait être très destructrice, qu’il pourrait
engendrer des confits intrafamiliaux, et même pire.
Mais aussi, je désirais par la même occasion fuir le
regard dénonciateur des gens, leurs gouailles
masquées, leurs rires flagrants, leurs phrases
assassines…Je refusais d'être pointé du doigt, d'être
traité comme différent des autres jeunes garçons de
mon âge, enfin d'être délaissé par mes proches. En
plus, le silence m’était exigé par cet être vil et
méprisable, ce pédophile, qui vivait depuis des années
dans la maison sans que personne ne se fût aperçu de
ses comportements comminatoires, de ses actes
spécieux, de ses regards torves et qui en disaient long
sur sa nature de crapule. Cette canaille avait su en
effet me faire promettre de ne piper mot, de garder le
silence le plus absolu sinon il me garantissait la mort.
Comment un homme censé pourrait-il une seule
seconde éprouver des désirs sexuels, pour son cousin,
encore plus un enfant, qui a tant de rêves à réaliser,
tant d'ambitions, tant d'objectifs pour sa vie future ?
Penser cela uniquement devient un crime, mais avoir
l'audace de l'expérimenter...C'est un réel sacrilège.
—Harris, mais qu'est-ce que tu fais ici bon sang ? On
t'a cherché partout. Tu n'étais pas dans ta chambre, et
on s'est fait un sang d'encre, allez, descends vite de là,
ces paroles d'Aya, ma sœur aînée, me firent sursauter
car n’avais-je pas entendu ses pas tinter. J’étais
absorbé par les pensées écœurantes et qui ne
cessaient de m’enchevêtrer.
Je ne voulais point que ma sœur vît mes larmes qui
n'arrêtaient point de couler, comme un fleuve sans lit,
alors je ne me permis pas de me retourner. J’adoptais
la même position, sans bouger d'un iota:
—J’arrive Aya, allons-y ! Je me suis réveillé un peu tôt
et je me suis mis ici!", dis-je d'une voix presque
assurée qui tentait tant bien que mal à cacher
l'émotion terrible que j’éprouvais.
Aya partit aussitôt avoir entendu mes propos et je la
suivis de près. Au niveau de mon visage potelé et
rongé, se lisait toute la tristesse du monde. Mes yeux
étaient plissés, clignotants, s'allumaient et s'éteignaient
tels les gyrophares d’une patrouille de police. Ma face
était pâle, barbouillée de larmes qui s'écoulaient
machinalement comme une cascade sous le rythme de
mes pas, des pas lents traduisant tout l'ennui qui me
hantait et toute l'insensibilité qui me submergeait. Oui,
mes pas étaient silencieux, décidés, étudiés. Les
marches de l'escalier elles, paraissaient ne jamais
trouver une fin pour moi et chacun de ces marches me
reflétait tel un miroir réverbérant une triste lumière,
chacun de mes souvenirs, qui se confondaient et se
mêlaient les uns des autres. Ces marches s'étendaient
infiniment, et semblaient s'allonger, éternels.
Retournant par-dessus son épaule, ma sœur embêtée,
me pria ostensiblement de me dépêcher puis
continuait sa descente, un pas, deux pas, trois pas,
elle s'en allait. L'air mordant et sec qui parvenait au
niveau des vils trous que renfermaient les grisâtres
fenêtres du premier étage faisait voleter ses cheveux
noirs, lisses, lâchés et lui déposait de minuscules
baisers piquants au cou. Elle ne s’ennuyait pas alors à
gratter spontanément son cou nu. J’observais derrière
elle ce petit scénario qui me pâlissait de plus en plus.
Dans le brouillard de mes pensées, je me remémorais
des paroles lourdes de mon cousin. Il disait : "N'en
parle à personne, tu m'entends? Ce n'est rien de
grave, tous les cousins font comme ça. N'essaie
surtout pas d'alerter qui que ce soit de ce qui s'est
passé car sinon je te promets le pire"
Ces paroles là ne cessaient de tournicoter et de
pirouetter dans mon esprit, allant et revenant en
boucle, me titillant. Mais quoique abominables, ces
propos n’étaient en effet rien comparés aux images qui
me venaient elles aussi sans pitié, claires, nettes et
propres comme si elles se diffusaient au niveau de la
télévision. Elles étaient là, ancrées dans mon esprit,
ineffaçables, parfois décousues mais toujours
manifestes. Oui je m'en souvenais, lorsqu'au beau
milieu de la nuit calme et sereine où l'on entendait que
le petit bruissement délicieux du ventilateur et alors
seulement cela, je sentis une présence humaine à côté
de moi. Oui, je m'en souvenais. Je m'étais alors
réveillé en sursaut, tétanisé par la peur, les mains
tremblotantes et moites malgré la fraîcheur polaire qui
se ressentait à ce moment là, le visage qui blêmissait
effrontément, les dents qui claquaient sans gêne et la
bouche retenant un cri. C'était Djamel, mon propre
cousin. J’essayais de hurler mais il me banda la
bouche avec sa main droite et m’ordonnança le
silence. J’obéis. Il se mit sur moi et alors incapable de
me débattre, de me cabrer, j’acceptais. Oui j’acceptais
la domination sous le poids implacable de ce dernier.
Oui, je me laissais apprivoisé et malgré moi,
décampaient des larmes, qui se dérobaient
fugitivement de mes yeux rougis. " Ce n'est rien, tous
les cousins font comme ça", me ressassait-il encore et
encore sans savoir que je me statufiais, que je
m’ankylosais, que je me glaçais, que je me figeais.
Mon corps demeurait endolori. C'était atroce,
monstrueux, cruel. Ces images ignominieuses
s'attardaient sur ma conscience, se manifestant encore
et encore telle une fièvre tropicale. Je me rappelais
que j’étouffais, que je manquais d'air, que je lui
suppliais d'arrêter. Ce fut vain, du moins jusqu'à ce
que ses pulsions furent étanchés et son inflexible
appétence satisfaite. Quelle nuit dégueulasse ! Je
n'avais alors jusque là jamais pensé que de telles
salacités existaient. Un tel phénomène fut un mystère
pour moi et l'émoi qu'il engendra sur moi n’était guère
anodin. C'était l'apocalypse.
Depuis cet horrible incident, les jours vagabondaient,
banals et prosaïques pour la famille Sanche qui ne
cessait de jour en jour de savourer avec un plaisir
colossal, les délices de leur retrouvailles. Mon père
ravi d’avoir retrouver son frère passait des heures avec
lui à se remémorer des souvenirs de leur enfance, à
se raconter avec des rires assourdissants, leurs
bêtises infantiles et leurs conquêtes amoureuses
ratées honteusement. Ma mère et Latifa demeuraient
presque fantomatiques, passant toute la journée
dehors ou chez leurs amies historiques. Aya passait du
bon temps avec les deux filles d’Amanda et Chadia
s’adonnait à ses passions : la lecture et l’écriture
même si c’était solitaire. Moi, je ne pouvais pas en dire
autant. Les jours étaient rembrunis et torturants à mon
égard. Je vivais à répétition des nuits
cauchemardesques voire ténébreuses. J’étais détruit
de l’intérieur, j’étais vidé. Les nuits de viols se
succédaient et me martyrisaient. J’émulais être le plus
heureux du monde en la présence de ma famille, osant
même des sourires forcés alors qu’au fond, je n’étais
rien, je n’avais pas de vie. J’arborais toujours une sorte
de joie fugace et insaisissable pour camoufler mon
mal-être. Une joie factice que je faisais étalage pour
tromper et qui croupissait à l'intérieur de mon cœur,
finissant par se transformer en une amertume aigüe,
sans remède. En la présence de Djamel aussi, je
continuais de jouer aux plus béats de sorte que la
fallacieuse connivence que nous partagions tous les
deux devint grandissante : nous nous trouvions
toujours dans le même endroit, disparaissions au
même moment, réapparaissions en même temps,
simulions des discussions pour se cacher
d’éventuelles suspicions. Je n’avais point le choix,
j’avais décidé de garder le silence et je devais assumer
les conséquences qui en découlaient. Chadia,
méfiante de nature, avait des doutes, elle soupçonnait
quelques chose de louche. Elle savait que je n’allais
pas bien, que j’essayais de forcer, de jouer à un jeu.
Un jour même, elle m’avait confié qu’elle lisait l’agonie
sur mon visage. Elle me connaissait si bien. Elle
m’avait même confié un jour quelle m’avait vu naître au
milieu de l'une de ces salles d'accouchement du
fameux hôpital Aristide LeDantec d'où elle avait ouï
avec une joie entraînante, mes premiers
glapissements véniels attestant ma viabilité, qu’elle
m’avait assisté souventes fois pour mes premiers pas,
me requinquant pour mes chutes axiomatiques et me
gratifiant de câlins et d'embrassades chatoyants
lorsque je me mettais à louvoyer jusqu'à outrepassé
quelques mètres, qu’elle avait ri à mes premiers
balbutiements incongrus, qu’elle m’avait fait prendre le
bain maintes fois, qu’elle m’avait habillé une centaine
de fois, qu’elle m’avait appris la morale et joué avec
mes innombrables figurines et mes peluches
veloutées...Pour résumer ses paroles, elle avait donc
tout fait avec moi, qu’elle avait passé toutes ses
heures perdues en ma compagnie si elle n'était pas
devant ses multiples cahiers, orthographiant et
crayonnant, ou en train de bouquiner un de ses infinis
romans rangés soigneusement dans sa mini-
bibliothèque installée dans sa chambre, ou encore en
train de pianoter avec frénésie sur le clavier de son
petit ordinateur portable qu'elle avait reçu en cadeau
de la part de son père lors de son quinzième
anniversaire. Tout son temps, elle l'avait consacré à
moi. Elle me chérissait d'un amour très fraternel. Je
pouvais même me permettre de dire qu'elle était ma
petite maman. Ma véritable mère Latifa elle, on pouvait
dire qu'elle n'avait jamais rien fait hormis le fait de
m'avoir mis au monde. Elle ne s'était jamais occupée
de moi comme une mère devrait s'occuper de sa
progéniture et elle était en partie responsable de ma
nature hermétique. Plutôt que de se cantonner à
s'atteler aux moindres désirs de ses enfants, elle
préférait s'égarer dans les baptêmes, mariages, tours
de familles, rassemblements et les sorties par ci et par
là. Elle reléguait alors toutes les minimes tâches à Aya
et à Chadia sous prétexte qu'elles deviendraient un
jour des femmes mariées et qu'elles devaient
apprendre dès le bas-âge les rudiments d'une vie
conjugale dont le fait de s'occuper des enfants. Et
pendant ce temps elle continuait de s'adonner à des
frivolités ne cherchant même pas à savoir qu'à ces
âges l'enfant a plus que jamais besoin de se nourrir de
l'amour maternel et qu'un quelconque sevrage brusque
engendrait des conséquences épineuses et les
suivraient toute leur vie durant. C’était mon cas à moi.
Le dernier jour de notre séjour arriva d'une manière
impromptue. Ce jour coïncida à un Dimanche banal et
paisible. Miraculeusement, ce fut une journée chaude
et la chaleur qu'octroyait le soleil, longtemps prisée,
reçut moult bénédictions. L'astre solaire perché haut
dans le ciel affriolait de par ses chauds rais qu'il faisait
réverbérer au niveau des quelques cirrus qui
s'exhibaient sobrement dans le firmament. Profitant de
ce jour solaire, Amanda proposa de faire une petite
virée au bord du fleuve et rendre notre séjour
mémorable. J’aimais bien voir le fleuve mais je n’avais
pas le moral de me réjouir ou de m’épanouir. J’étais
trop mal pour ça mais Amanda força tout le monde à
participer. Elle était une quadragénaire pleine
d'entrain, d'alacrité, de joie de vivre. Durant tout le
séjour, elle avait été bienveillante à mon égard, bien
plus tendre et plus douce que ma mère. Malgré tout,
elle avait toujours su se faire respecter et avec elle,
tout le monde connaissait ses limites sinon on
risquerait sa colère. D’après ma sœur Chadia, ma
mère et ma tante Amanda, avaient depuis qu'elles
avaient été petites filles, partagé une complicité
extraordinaire. Elles étaient dans la même école à
Rufisque et s'étaient alors connues là-bas par pur
hasard. Et depuis elles n'avaient cessé de faire grandir
à chaque fois la folle amitié qui les avait liée.
Malheureusement et d’après toujours ma sœur, leur
camaraderie que tout un chacun pensait
immarcescible, s'était fissuré du jour au lendemain à
cause d'une histoire de cœur. Le fâcheux élément
perturbateur de leur entente qui n'arrêtait point de faire
parler les gens était en effet Karim, qui fut devenu
l'époux de tante Amanda. « Mon frère, galantin depuis
son plus jeune âge, un beau-parleur à qui aucune
femme n'a jamais résisté, de par son regard
ensorcelant et son sourire parnassien, est venu semer
la discorde entre ta mère et ta tante. Toutes les deux
étaient inévitablement tombées sous son charme
troublant. Au début Karim courtisait ta mère et n'avait
d'yeux que pour elle, délaissant la pauvre Amanda qui
se nourrissait de chagrin et de jalousie envers sa vieille
copine. Je voyais ça mais je ne disais rien. Ta mère,
jeune, avait toujours été une fille turbide,
enthousiasmée, rêveuse et fantaisiste. De ce fait mon
frère s’était vite lassé de ses désirs de petite fille
capricieuse et ses souhaits utopiques. Il s’est alors
tourné vers sa copine, Amanda, qui attendait
inlassablement la rupture de la relation mais sans
jamais extérioriser le sentiment de rancœur qui l'avait
animée. Mais ce fut un acte vil et répréhensible
qu'avait commis mon frère et je le lui avais fait savoir.
Il aurait du se douter qu'une telle action ne saurait être
sans conséquences car Amanda et ta mère étaient
trop proches, trop amies. Il ne pouvait quand même
pas jouer au ping-pong avec elles, se désabuser de
l'une et s'amouracher de l'autre. C'était inconcevable!
D'abord blessée par la rupture brusque de leur relation
dans laquelle elle n'a jamais su où elle avait failli,
Latifa s'est ensuite sentie atrocement trahie par sa
meilleure amie. Déçue et haineuse, elle s'est alors
attaquée effrontément et sans scrupule aucune à
Amanda. Depuis ce jour décoloré, les deux amies
avaient commencé à devenir froides l'une envers
l'autre et avec le temps qui passait, elles ne se
permettaient même plus les moindres salutations, ne
s'appelaient jamais, ne se voyaient guère. Leur amitié
s'étouffait graduellement sans qu'elles pussent y
remédier », avais- je un jour entendu mon père dire. Il
parlait cette nuit là à ma sœur Aya, dans ma chambre,
pensant que j’étais endormi. Je ne savais pas ce qui
les avais fait parler de ce sujet, alors qu’il datait même
bien avant la naissance d’Aya.
Le temps quoique insensible aux douleurs que
l'humain peut éprouver peut aussi asphyxier certains
ressentiments qui l'importunent et qui lui font faire des
choses parfois regrettables sous l'emprise de la
fougue. « le temps, compatissant, noya tout. Toute
l’inimité qu’elles éprouvaient l’une envers l’autre n’est
plus que de l’histoire ancienne. Amanda s’est mariée
avec Karim, quelques mois après leur durable idylle.
Deux modestes années s’en étaient suivi pour que
Latifa pêchât son âme-sœur dans la même famille,
c’est-à-dire moi, bien-sûr. Ta mère trouvait enfin pour
une fois chaussures à ses pieds mais avec le temps,
elle se désintéressait constamment de moi alors que
j’avais toujours su supporter ses moindres lubies. Je
m’étais toujours infatué à elle malgré tout. J’étais
moins aguicheur que mon frère, je l’ai toujours admis
mais j’avais néanmoins tout pour plaire : cette grande
maison, la voiture Renault, mon salaire a toujours été
enviable et ma beauté intérieure l’emportait sur la
joliesse physique de mon frère même s’il peut m’arriver
parfois de m’emporter pour des vétilles », avait-il
continué, un discours mêlé de pauses, de soupirs, de
rires complices parfois et de mélancolie. Pour résumer,
les deux vieilles amies d’enfance furent toutes les deux
devenues Madame Sanche. La providence fait bien les
choses et même si l’une est Rufisquoise et l’autre
Saint-louisienne, n’empêche que leur relation demeura
impavide.
Nous sortions tous de la maison, prêts pour la sortie
improvisée, ma mère et tante Amanda insécables,
marchant l’une à côté de l’autre dans les rues
aréneuses de Saint-Louis. Osman nous accompagnait
aussi. Mes sœurs s’avançaient avec mollesse, leur
marche rendue délicate par l’épaisse couche
sablonneuse sur laquelle paradaient perpétuellement
leurs pieds bottés. Les joues légèrement empourprées,
les paupières subtilement fardées et les lèvres bien
rougies, elles marchaient, l’une fière de sa toilette un
peu trop sophistiquée pour une simple virée, l’autre
gênée par tant de chichis sur son visage et qu’elle
trouvait ridicule. Aya dans une robe longue à col droit,
avait la tête découverte, exhibant ainsi ses cheveux
coiffés en queue de cheval. Chadia, elle, modeste de
nature, s’était juste apprêtée d’une camisole sombre,
ses cheveux nattés se soustrayant sous un simple
chapeau de paille rubané. Moi, je n’avais pas envie de
sortir donc je ne m’étais pas permis de changer de
vêtements. L’attroupement que nous formions,
progressait doucettement. Je voyais ma mère, mes
sœurs et mes frères lorgner tout ce qu’ils pouvaient
discerner sur leur passage. Moi, apathique, je
traînassais derrière le groupement pipelette devant moi
et m’ensoleillais du mieux que je pouvais car il m’était
certain que dès le lendemain matin, je me serais
désencombré de cette ville là, qui fut pour moi que
source de malheurs. J’espérais que je pourrais partir et
cloîtrer derrière moi, dans un coffre bien cadenassé
tous mes crasseux souvenirs et entamer une vie
nouvelle. Il m’était clair que je me terrerai à tout jamais
dans le mutisme, que je ne dévoilerai absolument rien
de tout ce que j’avais eu à endurer non pas par peur
des menaces que j’avais héritées de mon cousin
dépravé mais pour garder l’orchestre symbiotique qui a
toujours régné au sein de ma famille. Oui, je savais
que lorsque j’aurais lâché la bombe qui sévissait
impassible en moi, ma mère, elle, m’enhardirai
davantage à conserver mon comportement mutique.
Elle serait indifférente à cela et pire me taxerait de
menteur mais c’est mon père lui, comme je le
connaissais si bien, qui serait capable avec son
impétuosité ardente de commettre l’irréparable. Mon
père se ficherait bien d’un quelconque lien de sang et
emprisonnerai Djamel sans aucun remords car il a
toujours abhorré les injustices et violences dont sont
victimes les enfants, l’inceste étant un cas très
particulier. De ce fait, je savais qu’il suffirait d’un simple
vocable dans le champ lexical de « violence infantile »
pour que justice me fût rendue mais je me retenais tant
bien que mal et gardais solitairement en moi l’horreur
innommable.
Je restais toujours derrière, en train de soliloquer.
Soudainement ma mère, asticotée et lasse de toujours
ressasser les mêmes paroles quant à mes
traînailleries, les mains au niveau des hanches et le
regard reflétant le dépit, ruchonna sans même trouver
suspect mon visage noir :
—  Nom de Dieu ! Tu ne peux pas faire comme tout le
monde et marcher ? Je ne te demande pas de courir
que je sache mais fais l’effort de mettre à notre niveau.
Toujours aussi traînard c’est pénible.
—Maman ne sois pas très dure avec lui pour de telles
peccadilles. J’ai comme l’impression qu’il ne va pas bien
depuis un certain temps. Tu ne l’as pas remarqué ? Le
problème est qu’il refuse de ne rien me dire, c’est
dommage car je saurai l’aider, et d’ailleurs c’est ce que j’ai
toujours fait », déclara ma sœur tout en glissant une
mèche de cheveu sous son oreille, pour me défendre moi,
l’enfant qu’elle avait tant chéri mais qui commençait à
l’interloquer.
—Mais il ne lui arrive absolument rien, c’est juste le fait
d’avoir changé d’environnement, il n’a jamais aimé
sortir. Le problème c’est la mollesse dans ses actes et
c’est pas bon », répliqua ma mère pour clore la
discussion, ses propos sonnant comme un leitmotiv
dans ma tête car l’entendais-je plus d’une fois dans la
journée : « Harris marche vite, Harris arrête d’être
paresseux, même les filles courent plus vite que toi,
Harris arrête de toujours traîner ». Ces propos, quand
même me firent enlever précipitamment mes mains qui
étaient enlisées au fin fond des poches de mon falzar
polychrome et sprinter jusqu’à leur niveau. Pour une
fois, je commençais à considérer le paysage qui
m’entourait. Le vent, d’une douceur melliflue caressait
subrepticement les têtes des fleurs aux teintes
versicolores et faisait bringuebaler les gigantesques
frondaisons qui s’émiettaient ça et là au niveau des
rues de Dakhar-Bango, tout en diffluant les douces
effluves que la nature exhalait. Synchroniquement,
nous aspirions tous goulûment cet odeur crème tout en
fusillant du regard la poussée de verdure qui se
dressait à notre proximité telle un vortex de lilas, d’un
charme olympien. Parfois c’était Chadia qui s’arrêtait,
émerveillée, la main au niveau du front comme pour se
couvrir de l’astre ignescent qui ne cessait de peigner
de par ses rayons coruscants, la rue quasi déserte,
pour photographier et immortaliser cette nature qu’elle
n’arrivait pas à trouver chez nous à Rufisque. Ou bien,
c’étaient mes deux frères jumeaux qui couraient
déraciner quelques fleurons sur lesquelles toupillaient
continûment des papillons d’une beauté céleste.
Devant nous, et à notre approche, décanillaient
veulement des chiens errants, écrassés, recouverts de
plaies. Ces canins là, faisant néanmoins peur aux
enfants qui ne cessaient de chouiner, rappelaient aux
adultes leur Rufisque où on les trouvait dans chaque
quartier quasiment. Moi, deux choses en l’apparence
anodine frappaient mon attention : d’une part un jeune
toutou tenu en laisse par son maître, la langue errante,
la face maupiteuse et qui me fixait par moment avant
de continuer sa marche lâche et d’autre part, un
vieillard perclus, sur un fauteuil roulant que poussait
ardument une jeune demoiselle qui s’arrêtait de temps
à autre pour épurer à l’aide d’un mouchoir rosâtre, la
sueur qui se distillait sur son visage, galvaudant ainsi
le maquillage qui l’étouffait. Nous marchions encore et
encore pour atteindre le garage d’où nous pourrions
louer une voiture qui nous mènerait à Ndar Guethie, la
ville poissonnière. Un moment, je remarquai
soudainement que sur le pas d’une maison lambda, un
homme au visage familier fumant une cigarette et
jasant avec des jeunes garçons impubères, m’appelait
d’un signe de main. Je ne voyais pas très bien son
visage, il m’apparaissait flou et les jeunes garçons qui
s’éparpillaient devant lui le cachaient en partie donc je
me permis de me rapprocher. Et en avançant plus
près, je sus avec une horreur pantagruélique que cet
homme était en fait Djamel, ce cousin abject,
abominable, bestial, barbare et par-dessus-tout, pot de
colle et inassouvissable en matière de luxure. Toutes
ses pratiques aussi peccamineuses fussent-elles
n’étaient pas encore sues de sa famille, qui voyaient
en lui un fils, pas parfait, mais exemplaire. Je fus alors
affolé et terrorisé. Il me faisait le même effet à chaque
fois que je le voyais. Je sentis mon sang se glacer
inflexiblement par la simple vue de cet homme au
visage lugubre, me pointant du doigt avec un mince
sourire aux lèvres. Je m’écroulai durement sur le sol et
perdis connaissance. Je me réveillai à la maison dans
la chambre de Djamel, dénudé de vie. J’avais mal de
partout et souffrais d’intenses migraines. Je voyais
avec des yeux plissés de douleur, ma famille
extrêmement soulagée comme s’ils ne s’attendaient
pas à ce que j’ouvris les yeux. Chadia vint même
m’enlacer contre elle, presque en pleurs et je voyais
mon père remercier continuellement mon grand-père.
Une profonde hébétude devait se lire sur mon visage
car je ne comprenais absolument rien de tout ce qui
s’était passé. Chadia me donna des médicaments que
je bus sur le coup. On me laissa me reposer et après
presque une demi-heure, Chadia revint dans la
chambre. « Qu’est ce qui s’est passé ? Je ne me
souviens quasiment de rien », lui ai-je demandé,
léthargique. Elle me répondit alors avec des tons
alliant frayeur, inquiétude et soulagement : « Nous
marchions ensemble et soudainement, nous avons
entendu un bruit fort et mystérieux derrière nous et ça
nous a tout de suite alerté. Lorsque nous nous
sommes retournés, nous t’avons vu allongé par terre,
inconscient et alangui. Nous avons eu tellement peur !
On était très affolé aussi car c’était la première que ça
t’arrivait. Nous ne savions que faire mais
heureusement il y a ton cousin Djamel qui était juste à
côté. C’est lui-même d’ailleurs qui t’a porté sur son
épaule jusqu’ici. Arrivé à la maison en panique, mon
père et ton oncle étaient déjà là et ils n’en revenaient
pas de t’avoir vu dans l’état que tu étais. Papa ne
pouvait rester sur place, tellement affolé. Tout le
monde était terrifié pour tout te dire Harris.
Heureusement encore qu’il y avait grand-père, il t’a
aidé religieusement à redevenir conscient grâce à ses
dons médicinaux traditionnels même si au début papa
parlait de t’amener à l’hôpital le plus proche. Quelques
minutes après que grand-père ait effectué sa tâche, tu
t’es réveillé, ce qui a apaisé nos esprits». Je n’en
revenais pas que Djamel ait joué à ce jeu, aux
hypocrites alors que tout ce qui m’était arrivé était de
sa faute. Je le détestais encore. Déhonté qu’il était !
Sphinx il était ! Oui, il était doué pour se faire passer
pour un saint et rendre ses monstruosités absconses.
Moi, je n’étais qu’un enfant, prisonnier de moi-même.
J’espérais tout simplement tout oublier et que tout ce
qui était passé à Saint-Louis restasse à Saint-Louis.
Oui, c’était mon vœu le plus le plus cher ; le vœu que
j’invoquais languissamment au déclin du jour. Je
souhaitais même que fées, nymphes, sirènes et
selkies, ces créatures fabuleuses me tirèrent de ce
monde cruel pour m’amener à tout jamais dans une
dimension meilleure. Un monde que je m’étais
imaginer s’appeler le Légendarium. Un monde où je
pourrais côtoyer le nain Tracassin, les Trolls du Bois
Maudit, le Sphinx, Gargantua, Frankenstein et ne plus
avoir de souvenirs de la réalité. Un monde que
j’imaginais magique, donc malheureusement
inexistant, chimérique. Je savais qu’un tel monde
n’existait pas mais j’aimais m’inventer des histoires
fictives où j’avais le contrôle sur tous les éléments.
C’était là mon côté puéril et rêveur. Comme que je
n’arrivais pas à avoir une vie lumineuse à la réalité
saumâtre, je me façonnais des univers paraboliques,
une sorte de Styx où la nuit donnait lieu à des
spectacles de scintillations stellaires, des envolées de
fées, des jeux de paladins testostéronés, aux séances
biorythmiques.
J’allais un peu mieux après quelques heures de
repos ; les médicaments avaient su faire leurs effets.
Lorsqu’ils sentaient que j’avais plus de force pour
parler, tout le monde voulut alors connaître les raisons
de mon évanouissement car toute action a une cause
et c’était la première fois que je me retrouvais dans
une pareille situation. « Je ne sais pas, j’ai oublié
beaucoup de choses », me contentais-je juste de
répondre face à l’armée de journalistes qui se tenait
devant moi et qui me bombardaient de questions. Mes
réponses étaient toujours les même : je ne donnais
jamais une réponse concrète même si au fond je
connaissais la raison de l’ouragan qui m’était tombé
dessus. Je savais que la cause n’était personne
d’autre que mon cousin, mais décidais de me taire, à la
plus grande joie de celui-ci. Il était dans la chambre lui
aussi et je le voyais trembler à chaque fois qu’on me
posait une question. Qui le soupçonnerait, d’autant
plus que le mot interrogatif qu’utilisait ma famille pour
me questionner c’était « Qu’est ce que » au lieu de
« qui » ? Je le fixais quand même du regard, un
regard parlant, dénonciateur, mais personne n’avait
une présence d’esprit assez remarquable pour le
déchiffrer. Il adorait m’entendre dire que je ne savais
rien, que ç’était peut être les effets de la pérégrination.
Il dessinait même un sourire sur ses lèvres
gadouilleuses et me jetait des clins d’œil malicieux. Ma
mutité semblait être sa principale préoccupation mais il
devait savoir que tout acte à des conséquences et que
tôt ou tard le karma va s’abattre sur lui tel un cyclone
déchaîné, faisant taire à tout jamais ses machinations.
« Jusqu’à quand garderais-je mon mutisme ? Est-ce
qu’un jour je me déciderais d’ouvrir ma bouche et
parler ? Me munirais-je un jour de toutes les forces
nécessaires pour dénoncer toutes les horreurs que j’ai
dû affronter seul comme un grand ? » Je n’en savais
rien…
Que le temps est volage ! Il est si furtif que ça en
devient étonnant. On ne peut jamais cerner le temps,
sa promptitude dépasse l’entendement. Parfois on
souhaiterait qu’il s’arrête un moment pour nous laisser
déguster les infimes secondes de bonheur, parfois on
aimerait le retourner en arrière, pour réparer nos
erreurs, parfaire nos actes imparfaits et parfois encore
on aimerait l’accélérer pour nous échapper des ulcères
de la vie. Cependant, malgré sa rapidité inouïe, toutes
les espérances sont portées sur lui. Pourquoi ? Pour
noyer nos douleurs et nos regrets. Nous pensons
qu’aussi longtemps que les années passent, les
malheurs qui nous tourmentent vont se désagréger, se
fondre comme de la glace pour s’anéantir. Nous vivons
avec l’espérance que chaque jour qui passe, les soucis
qui nous rongent vont s’évaporer, même si cet espoir
peut sembler aussi infime qu’un atome. On dit que le
temps cicatrise toute plaie, ensevelit toutes les
immondes peurs, fait taire les voix pessimistes qui
sévissent en nous et dissout les peines les plus
tenaces, les navrements les plus opiniâtres.
Dix longues années venaient de s’écouler telles de
molles vagues qui se meurent dans la rive après un
voyage mouvementé. Dix années calmes et frivoles à
mon égard. Je commençais à me dérober des horreurs
que j’avais eu à subir. J’avais enfoui dans un coffre,
pêle-mêle toute ma détresse et mon désarroi infantiles.
Heureusement, j’avais jusque là, réussi à cacher non
pas sans peine pendant toutes ces années, mes
tracas. Il faut dire que ma famille s’était toujours
heurtée à un véritable mur de silence lorsque la
question fétiche « Qu’est ce qui t’arrive ?», m’était
posée. Je ne pouvais dire quoi que ce soit à ce propos
au risque de faire resurgir des souvenirs douloureux
ou pire que l’affaire soit publique. Donc à la longue,
tout le monde commençait à ressentir un désintérêt
ferme à mon égard. Et ce fut pour moi un poids qui se
détachait de ma conscience car redoutais-je à chaque
fois de cracher le morceau lorsque mon père, vexé et
hors de lui m’ordonnait de lui révéler la cause de l’état
de dolence qui se lisait sur mon visage. Au fil des
années quand même, je commençai a m’égayer.
J’oubliais petit à petit l’enfer que j’avais subi comme si
les démons du stress et de la psychose qui me
poursuivaient avaient déposé les armes dans la guerre
lâche qu’ils me menaient. Mais n’était-ce pas le calme
avant la tempête ? Je continuais d’avoir un doute.
À seize ans, je fus inévitablement catapulté dans la
tranche d’âge la plus redoutée, dans la période la plus
obscure de la vie : l’adolescence, l’âge des
tâtonnements, des expériences, des erreurs, des
triomphes…
Nous étions revenus dans notre ville natale depuis
belle lurette. Depuis, c’était ma mère seule, qui avait
osé endurer la pérégrination vers Saint-Louis pour
assister au baptême du quatrième enfant d’Amanda,
Lilias. Il faut dire qu’elle ne manquerait ce genre de
cérémonies pour rien au monde. Beaucoup de choses
avaient changé depuis ce voyage. Aya, l’aînée de
notre famille, fut devenue gérante d’un salon de bien-
être féminin. Chadia, qui eut obtenu son baccalauréat
avec la mention « Bien » et félicitations du jury, était
devenue sage-femme, une profession sur laquelle elle
avait toujours fantasmé. Moi, j’ai terminé le collège et,
devenu adolescent, j’entrai dans les études
secondaires : le lycée alors que mes deux frères-
jumeaux traînaient encore en quatrième. Avec mes
seize fraîches années, je me trouvais au carrefour de
mon existence. Je me surprenais de mon obésité qui
fut survenue soudainement mais il était évident que
c’était mon corps qui avait cessé d’accepter la manière
sauvage dont je me nourrissais. La nourriture avait
toujours su être mon seul réconfort. Elle était pour moi,
une sorte de barricade contre les pensées sombres et
le spleen. Lorsque je me sentais mal dans ma peau, je
ne cessais de me goinfrer de frites, de pâtes, de
gâteaux, de tartes, de sodas et de tout ce qui était
comestible, errant dans la maison. Divers
changements m’obsédaient : je remarquai que mon
corps prît plus de volume non pas parce que j’étais
musclé mais parce que j’étais hélas grassouillet. Je me
surprenais avec des boutons qui enveloppaient tout
mon visage luctueux. Ma poitrine se développait
timidement. Je sentais pousser progressivement de
fins poils au niveau de mon menton. Tout ceci me
paraissait normal. Je le savais car m’attardais-je
toujours par curiosité, à des recherches à propos des
changements du corps pendant la puberté. Mais une
chose me dérangeait vertement : ma voix. D’après ce
que j’avais eu à savoir de par mes diverses lectures
sur le sujet, la voix du jeune garçon doit se muer à
l’adolescence. Une mutation qui doit être en harmonie
avec le développement des autres organes de son
corps. Le problème en était que la mienne refusait
d’obéir à cette règle. Je gardais toujours avec une
honte larvée, une voix infantile. Mon père m’avait
néanmoins toujours confié que la mue de ma voix
arriverait bientôt car je n’étais qu’au début de
l’adolescence. Ce qui me dérangeait au fin fond de
moi, c’était que cette voix infantile voire efféminée,
mêlée à la rondeur éléphantesque de mon corps,
m’avait toujours valu les pires moqueries de la part de
mes camarades.
« Qui suis-je ? Que vais-je devenir ? Qui va
m’aimer ? » Voilà les trois questions que je n’arrêtais
de me poser avec plus ou moins de force. Simples
curiosités indolores, ces interrogations pourraient
engendrer en moi des douleurs existentielles.
Le premier jour du début des cours  arriva; la rentrée
s’était déroulée la semaine précédente. Dans ma
chambre, blotti contre la couette, je ne me rendais pas
compte que l’heure de se tirer des bras de Morphée
arrivait accidentellement. La rumeur de la rue qui filtrait
à travers les fenêtres disjointes de ma piaule,
confirmait l’heure prématurée de l’aurore.
Soudainement, je tendis une main nonchalante pour
prendre le téléphone portable qui se posait sur le
commode à côté du lit, l’allumai paresseusement pour
voir l’heure qu’il faisait. Celui affichait « 06 :45 ».
N’étant pas trop loin du lycée que je fréquentais ; je
m’étais alors dit que j’allais me réveiller chaque jour à
sept heures pile. Je savais de ce fait qu’il devait me
rester quinze minimes minutes. Mais le simple fait
d’avoir jeté un coup d’œil dans mon téléphone chassa
les derniers vestiges du sommeil. Je me levais alors
derechef, m’étirai de toutes mes forces, bâillai
exagérément, mirai naïvement la chambre encore
plongée dans une obscurité impénétrable et d’un
revers de main me débarrassai de la couverture. D’un
coup, j’entendis quelqu’un frapper à ma porte. Je
savais que c’était ma sœur Chadia. Cette dernière
avait toujours coutume de se lever tous les jours à
cette heure pour se rendre au travail. Alors lorsqu’elle
ne l’oubliait pas, elle passait toquer à la porte de ma
chambre pour essayer de me tirer du lit ou bien pour
m’informer qu’elle avait terminé de se doucher. « Oui,
c’est bon, je suis réveillé » criai-je hargneusement tout
en me déshabillant. Ma sœur et moi, à cette heure de
la matinée, partagions les toilettes car les deux
jumeaux avaient cours à dix-heures ce matin là. Et si
un jour il se trouva que tous les quatre devions nous
lever tôt et au même moment, les jumeaux se
laveraient à tour de rôle dans la salle de bain de mes
parents. Aya, elle, avait tendance à se lever quand elle
le souhaitait et personne n’osait la priver de ses douze
bonnes heures de sommeil. Donc à cet heure précoce
de la journée, la plupart du temps seuls ma sœur et
moi faufilions dans la maison, qui ne défiait pas encore
la loi du silence. De ce fait, nous parlions à mi-voix et
marchions sans émettre le moindre son. Nous savions
qu’il suffisait d’un bruit, aussi infime soit-il pour réveiller
Latifa. Et si on la tirait du sommeil à une heure
prématurée, la colère que cela engendrait saurait faire
trembler les murs, aussi faisions-nous tout pour ne pas
avoir à faire face à une telle brutalité.
Je finis ma douche. En m’habillant, je remarquai à
travers les interstices de la porte de ma chambre que
ma sœur petit-déjeunait et je me dépêchais. Il me
restait une demi-heure. Je finis la prière de l’aube et
me contentai juste pour cette fois par peur d’être en
retard, de mâcher deux, trois morceaux de pain, et de
lamper avidement mon verre de café au lait, qui s’était
refroidi sur la table à la longue. Le sac à dos endossé,
la blouse enfilée, l’argent de poche empochée, j’étais
fin prêt pour mon premier jour d’école non pas sans
pessimisme. « Au revoir, Chadia », lançai-je à la volée
à ma sœur tout en basculant vers le bas le loquet de la
porte puis de disparaître.
Dehors, le froid, aux aguets, faisait encore fureur. Le
ciel, encore caché sous une noirceur fuligineuse, se
débattait tant bien que pour se procurer de la lumière
du jour.
La rue demeurait populeuse, partout des élèves.
Certains qui devaient visiblement être en primaire,
chaperonnés par leur mère, tante ou nounous,
marchaient hâtivement. D’autres, des adolescents,
collégiens ou lycéens, en groupe, piaillant et ricanant,
déambulaient nonchalamment comme si un futur
retard ne saurait avoir un effet sur eux. Moi, je
marchais seul. Cette solitude qui me nourrissait depuis
belle lurette, n’avait pas pour l’heure, décidé un
quelconque sevrage. La solitude a toujours été pour
moi une sorte de refuge comme si ça n’avait jamais été
une mentalité mais une bulle dans laquelle je me
blottissais pour devenir le vrai « moi ». Aussi m’étais-je
habitué à cette déréliction à la longue. Je marchais,
marchais, marchais, jusqu’à voir apparaître l’ombre
d’une immense bâtisse ; mon lycée.
J’y étais arrivé cinq minutes avant que la sonnerie
annonçant le début des cours ne retentît. La cour du
lycée, d’une vastité inouïe, regorgeait d’âmes
plurielles. Elle demeurait inondée d’élèves qui ne
cessaient de bavarder car des groupes d’amis s’étaient
déjà inévitablement tissés.
Les cinq minutes s’écoulèrent, la sonnerie retentit. Les
élèves commençaient à s’affluer sur leurs classes
respectives bruyamment. J’étais en Seconde S et
j’avais cours de français ce matin là.
Notre professeur de Français après quelques minutes
d’attente entra dans la classe. Debout devant son
bureau, les mains dans les poches, la chaise devant
elle, elle scrutait d’un regard fouineur la classe toute
entière. Ses yeux, se dissimulant sous des lunettes
correcteurs devant valoir une fortune, balayaient sans
pause toute la classe de gauche à droite, de droite à
gauche. Elle devait avoir la trentaine, le corps menu
mais de larges épaules. Elle avait de longues jambes
et les talons aiguilles qu’elle chaussait ne faisait
qu’augmenter sa taille qui était déjà colossale. Elle
n’était pas sénégalaise, et c’était patent.
Elle sortit un instant, un papier et un stylo, y nota
rapidement comme en griffonnant quelque chose,
lança un soupir las et commençait a faire des aller-
retour entre les quatre rangées de tables-bancs que
regorgeait cette classe un peu poussiéreuse. D’une
voix sèche mais tout aussi amicale, elle proféra :
-Bonjour chers élèves, je suis Mansoura Paula votre
professeur de français de cette année. Nous allons
donc cheminer ensemble durant toute l’année scolaire
mais dans le respect, le sérieux et le travail. N’oubliez
pas que vous êtes au lycée, une institution scolaire où
vos résultats scolaires et votre dur travail vous y ont
amenés et rien d’autre. Vous n’êtes ni au marché ni au
terrain de foot donc comportez-vous comme des gens
modèles. Elle prit soudainement une pause, ravala de
la salive avant de continuer, « Une dernière chose, je
suis votre professeur nul doute mais je suis aussi une
éducatrice. Vous pouvez me considérer comme votre
grande sœur, tante…comme vous voudrez et n’hésitez
pas à vous confier à moi quant à vos soucis et
problèmes personnels. Tout ce qui vous taraude
l’esprit et qui risquerait de vous déconcentrer ou
gâcher vos études, parlez-en à moi. Je saurais vous
assister. Elle finit son discours et s’en alla s’asseoir sur
sa chaise, s’affairant sur les paperasses qui s’étaient
déjà éparpillés sur la table.
Certains, à mon image avaient bien accueillis ses
propos. Mon visage était lumineux. Il s’était dérobé de
l’expression de peur qu’il esquissait et s’éclaircit
aussitôt que la maîtresse ait parlé d’elle comme étant
une sœur pour nous et que nous pouvions venir lui
raconter tous nos problèmes aussi difficiles à partager
qu’ils pussent être. Mais comme dans une classe il y a
toujours des faiseurs de troubles, certains d’entre nous
esquissaient des moues d’indifférence, d’autres
arboraient un sale sourire aux lèvres, d’autres encore,
lançaient des soupirs et baillaient exagérément tout en
gesticulant des minauderies ridicules.
Un instant passa avant que la maîtresse ne se leva,
écrivit la leçon du jour au tableau et de débuter les
explications.
-Bon, aujourd’hui nous allons étudier un courant
littéraire : la Négritude, avant de commencer qui peut
me dire c’est quoi la « Négritude » ?, questionna la
maîtresse debout au milieu de la classe, la craie à la
main. Sa question laissa place à un silence funèbre.
Tout d’un coup la classe se calma ; un calme olympien
régnait en maître. Les élèves commençaient alors à
baisser la tête, à se gratter la nuque ou à se regarder
nerveusement ; des coups d’œil furtifs, lancés à la hâte
comme pour signifier secrètement à son voisin de
répondre et de briser le silence gênant qui
prédominait. À cet instant précis, moi j’avais la
réponse. Elle me brûlait les lèvres mais n’étais-je pas
trop timide pour oser élever ma voix frêle et
insignifiante devant cette foule d’élève qui avait le don
d’augmenter toute l’angoisse qui s’est toujours forgée
en moi ? Un instant passa sans qu’une main
audacieuse ne soit brandie en l’air en signe de
réponse face à la question de Mademoiselle Paula qui
commençait a s’éterniser dangereusement. Je
soliloquais alors que je pourrais le faire sans que cela
ait de futures répercussions désagréables.
Timidement, je levais un doigt tout tremblotant, à peine
visible, une rafale de sueur commençant déjà à perler
mon visage penaud. La maîtresse vit néanmoins le
doigt que je tentais de cacher plus ou moins et me
donna la parole.
Oui toi, celui en lunettes parle, dit-elle en me
pointant du doigt. Je sentais mon estomac se
nouer à ce moment là mais avais-je vraiment le
choix ? J’étais irréversiblement sorti de ma zone
de confort et il fallait que j’assumasse. J’étais
assis à la première rangée, à la troisième table-
banc que je partageais avec un garçon qui
faisait à peu près ma taille mais qui devait être
visiblement un peu plus âgé que moi. Je
continuais de suer, à grosses gouttes et je me
sentais observé par tout le monde. La maîtresse
lasse d’attendre me pria de me dépêcher :
-Vas y qu’est ce que tu attends ? Comment tu
t’appelles déjà ?, me questionna t-elle. Elle était
visiblement irritée mais tentais t-elle de cacher cet
irritation avec un mince sourire superficiel. Peut-être ne
voulait-elle pas me brusquer car elle savait que j’étais
gêné ou bien avait-elle vécu pareille situation étant
jeune élève de sorte qu’elle comprît le sentiment
négatif qui me submergeait.
Je pris mon courage à deux mains et d’une voix
balbutiante qui laissait poindre toute l’angoisse qui
m’engouffrait, à peine audible, j’osai déclarer:
-Je…je m’appelle…Harris Sanche. Cette phrase qui
était dite d’une voix aigue, molle et peureuse, favorisa
alors inéluctablement les pires goguenardises de la
part de la quasi-totalité des élèves de la classe qui se
mettaient à rire effrontément, à grands éclats, comme
des baleines, se tapotant et me pointant du doigt. Un
moment, lorsque les rires embarrassants à mon égard
se circonscrivaient sous l’ordre d’une maîtresse vexée
et interloquée par tant d’indiscipline et qu’on souhaitait
passer à autre chose, les éclats de rire resurgissaient
de plus belle, allant crescendo tel un bourdonnement,
mêlés de voix moqueuses qui se mettaient à singer
frauduleusement la phrase que j’ai dite avec peine.
« Je…je m’appelle Harris Sanche ».
La colère de la maîtresse atteignît brusquement son
paroxysme et avertit qu’elle sanctionnerait quiconque
qui recommencerait de tels énormités. J’étais soulagé
que les moqueries se suspendissent mais le secours
que m’avait apporté mademoiselle Paula n’avait pas su
transmuter l’humiliation qui m’absorbait. Je restais
silencieux comme une tombe et je ne me permettais
même plus de faire le moindre petit geste susceptible
d’attirer des regards sur moi et d’attiser le désir sur les
élèves, de reconduire leurs lazzis puérils. Mon voisin
de table était, à l’exception de la maîtresse, le seul qui
ne s’était pas moqué de moi et de ma voix qui avait
toujours été pour moi un complexe. Je scrutais son
visage, il semblait triste pour moi, il avait la tête
baissée comme si c’était lui qui subissait cet affront.
Reconnaissant je lui chuchotai, pour avoir une
confirmation que l’état d’abattement qui se lisait en lui
était causé par ce que je vins de subir :
-« Ne t’en fais pas pour moi, j’ai subi pire que cela. À la
longue, je suis habitué à ce genre de choses. C’est dur
mais c’est comme ça ». Après avoir terminé ma
phrase, il se tourna vers moi car pendant que je lui
parlais il ne me regardait pas du tout. Il dit en se
baissant comme pour se cacher des yeux de lynx de la
maîtresse et susurra :
-«  Non ne dis pas ça, n’accepte pas d’être aussi
passif face à ce genre de situations. Ne te dis pas que
c’est comme ça et croiser les bras. Tu as le pouvoir de
changer l’image que tu renvoies aux autres ». Il
s’efforçait tant bien que mal à se cacher de
mademoiselle Paula mais cette dernière le vit.
-« Le voisin de Sanche, si tu as quelque chose de très
passionnant à dire, pourquoi te priverais-tu de nous le
faire savoir ? Partage ce qui te fait murmurer avec tant
d’intérêt », lui lança t-elle, debout devant la classe, ses
mains déjà maculées par l’usage disproportionné de
craies. Ses mains étaient tellement salies par les
diverses teintes de craie qu’elle ne cessait d’utiliser par
obligation, qu’on aurait dit qu’elles étaient plongées
dans de la boue « arc en ciel ». Mon voisin de table ne
savait quoi donner comme réponse mais raconta qu’il
était en train de parler de la leçon du jour avec moi. Je
sursautais dès qu’il ait dit cela car je n’ai jamais aimé
les mensonges et n’ai jamais compris ceux qui disaient
qu’un mensonge réparateur était préférable à une
vérité destructrice. Je me suis toujours dit qu’il fallait
toujours dire la vérité même si on devait en perdre la
vie. Mes opinions sur ce point avaient-elles changé ?
Je dirais un peu oui, car depuis que j’avais proféré un
mensonge à ma famille à l’encontre de l’acte
incestueux que j’eus subi, je ne savais vraiment plus si
j’étais bien placé pour dire que dans toutes
circonstances, il fallait dire la vérité. Donc j’ai
acquiescé docilement en signe de confirmation et sur
ce coup, je l’avais bien sorti de l’embarras. Je lui
devais bien cela, il était mon seul soutien dans cette
classe étrangère où je n’arrivais pas à trouver ma
place. Le cours pérennisait immanquablement mais
tout d’un coup la sonnerie retentit. Les élèves
commençaient à s’annexer devant la porte avec une
vitesse presque surnaturelle. On aurait dit qu’ils
avaient attendu ce fameux moment pendant une
éternité. Je commençais moi, à ranger les quelques
affaires que j’avais sorties et m’apprêtais à partir
quand mademoiselle Paula m’appela :
-« Harris Sanche », s’écria t-elle. Je sprintai, l’air
incrédule, jusqu’à sa hauteur, ne sachant ce qu’elle me
voulait.
-« J’aimerais m’entretenir avec toi quelques minutes si
tu veux bien », continua t-elle tout en me priant d’un
signe de main, d’aller m’asseoir. Mon voisin de table
qui voulait apparemment partir avec moi, secoua
légèrement la tête tout en effectuant un mouvement
que j’ai interprété comme vouloir signifier « à plus
tard ». Je restais assis pour attendre les quelques
élèves qui n’étaient pas encore sortis de la classe
malgré la pression dont ils étaient victimes de la part
de la maîtresse. Après que tout le monde fut parti et
qu’il ne restait que nous deux, mademoiselle Paula
referma la porte. Je pris une chaise et m’assis en face
d’elle. Je ne savais pas pourquoi elle voulait me parler.
Je me posais des tas de questions et pessimiste de
nature, m’attendais au pire surtout lorsque je la vis
sortir un papier et un stylo et commençant à me fixer.
Elle brisa le silence tout d’un coup en écrivant
rapidement une note sur le papier,
-«  Eh bien Harris ! Ça va ?
-«  Oui ça va bien ! Répondis-je spontanément, le
regard intimidé. Elle continua, me fixant des yeux
perçants.
-« Tu en es sûr » ?
-« Oui », certifiai-je. Mais il était clair qu’elle ne me
croyait pas car elle se contentait seulement à l’entente
de ma réponse, d’afficher un sourire.
-« Dis moi la vérité, tu sais comme je l’avais dit tout à
l’heure en début de cours, je suis une éducatrice et te
voir simplement me suffit pour déceler des soucis sur
ton visage. Fais moi confiance et dis moi le
problème », déclara t-elle, avec un ton qui ne seyait
pas avec la profession qu’elle exerçait. Elle semblait
me supplier. Je regardais le sol, le plafond, n’importe
où, où mes yeux pouvaient errer sans jamais
rencontrer les siens. Mais je savais au fond de moi que
je ne saurais lui mentir. Ne souhaitais-je pas m’extirper
de ce marigot de stress et me délayer dans la mare de
soulagement ? Certainement. Je ne pourrais pas toute
ma vie, m’emmurer dans le mutisme. Il fallait que je
partageasse cette souffrance pour m’apaiser un peu.
Je pèserais moins lourd alors.
-« Vous…vous êtes sûre euh…que…je peux vous
déverser tous mes…soucis ? » Demandais-je
timidement.
-«  Bien sûr, fais moi confiance. Je serai en mesure de
t’aider car ce n’est point la première fois que j’assiste
des élèves. J’ai toujours prôné à ce que les élèves
soient dans de bonnes conditions pour étudier. Toi, à
première vue, j’ai l’impression que es mal dans ta
peau. »
-« C’est vrai, Madame »
-« Allez, parle et ne sois pas timide. Tout ce que tu
diras ici restera ici. Je te donne ma parole. »
-« Je…je vous fais confiance. Mais… »
-« Mais ?... »
-« Mais…euh, tu devrais savoir que j’ai gardé ce
secret…pendant des années », répliquais-je. Je
commençais à grelotter. Je ne voulais pas me souvenir
de cette obscure époque. C’était dur pour moi car d’un
côté, je faisais confiance à la maîtresse et pensais
qu’elle saurait m’aider mais d’un autre, je ne voulais
rien me rappeler. La maîtresse posa une main
consolatrice sur mon épaule, voyant que je ne me
sentais pas bien et me demandais de lui dire. Je
commençais alors à sangloter et des larmes se
fondaient sur mon visage. Je ne voulais pas pleurer si
ouvertement devant la maîtresse mais je ne pouvais
me retenir. L’émotion était trop forte pour que je pusse
l’affronter.
-«  Pleure si ça te console. Tu sais, pleurer ne signifie
pas que tu es faible. Ça te permets de purger ton âme
des malheurs qui te submergent », me dit-elle tout en
me tendant un mouchoir. Je recouvrais mon visage de
mes deux mains. Je pris une profonde inspiration
avant de dire, en sanglots :
-« J’ai honte...de vous dire cela Madame…mais mon
problème est que j’ai été victime d’une…d’une…
relation…incestueuse avec mon cousin paternel»,
lâchais-je péniblement la bombe qui vivait en moi. Je
pleurais terriblement car je me sentais sale, pas bien.
Je me suis relevé et regardais la maîtresse. Je lisais
de la colère sur son visage mais aussi une tristesse
profonde à mon égard. Elle ne cessait de me consoler
avec tous les mots réconfortants du monde jusqu’à ce
je cessasse mes pleurs.
-« L’as-tu dit à tes parents ? »
-« Non Madame, je ne pourrais jamais », lâchais-je
faiblement.
-« Tu n’es pas la première personne qui me confie ses
problèmes. Mais je n’ai jamais eu à entendre un pareil
cas. Il est vrai que c’est inhabituel qu’un élève ait le
courage d’avouer qu’il a été victime d’inceste. Sache
que tu es très courageux. On aura beaucoup de
choses à développer. Voudrais tu que m’entretienne
de ce sujet à tes parents ? »
-«  Non, s’il vous plaît Madame, ne dites rien à mes
parents. Je leur ai caché ce secret pendant plus de dix
ans. Je ne voudrais pas que cela crée des problèmes,
s’il vous plaît », lui suppliais-je.
-« Tu sais que pour que je puisse t’aider, il va me
falloir l’aide et le soutien de tes parents. Ne t’en fais
pas. J’irai moi-même leur parler et je ferai en sorte que
cela n’engendre pas d’autres problèmes, fais moi
confiance. Demain à la descente, tu m’emmèneras
chez toi, d’accord ? »
-« Je ne suis…pas sûr que ce soit la meilleure solution
Madame. J’ai peur de la réaction de mes parents ou
bien que la nouvelle se répande vite »
-« Je t’ai dit de me faire confiance. Je comprends tes
inquiétudes. Je ferai tout pour que tu puisses te sentir
mieux dans ta peau car tu m’as l’air d’être quelqu’un
de très intelligent, mais sensible et timide aussi. »
-« D’accord Madame. Je ne te remercierai jamais
assez »
-« Tu n’as point à le faire. Continue juste de travailler
bien à l’école et ne te laisse pas abattre par cela. Tu
n’es pas la première personne à qui cela arrive et ça
ne doit pas t’empêcher de vivre heureux. Allez va
prendre l’air et demain nous en reparlerons
d’accord ? »
-« Merci beaucoup », lui lançais-je. Elle me sourit et je
quittais la classe. Le reste des cours se passa pas trop
mal même si les élèves continuaient les railleries de
temps à autre. Je commençais à tisser des liens
d’amitié avec Gulusa, mon voisin de table. Je
découvris qu’il était quelqu’un de sympathique et qui
ne jugeait pas ses semblables. Je n’avais jamais su la
signification du terme « amitié » mais lui, sans trop
m’emballer, était un ami.
L’après-midi arriva sans crier gare. Il faisait chaud.
Même la lumière du soleil semblait somnolente en
milieu d’après-midi. Je rentrais à la maison après une
rude journée d’école. Une journée où j’ai été le
spectateur déplorable de mes émotions. Je me sentais
lessivé, vidé. Je trouvais une maison quasi vide chez
moi. Il n’y avait que mes deux frères jumeaux et la
femme de ménage Accacia. C’était une femme
libanaise, d’une vingtaine d’année. Le jour de sa
première venue, elle suppliait ma mère de la prendre.
Elle disait que si on ne la prenait pas comme femme
de ménage, elle ne saurait subvenir aux besoins de sa
mère qui luttait contre la mort. Ma mère dont ce genre
de plaintes mélancoliques n’avait jamais intéressée,
s’était tout de même attendrie et l’avait engagée après
avoir donné un long discours concernant les tâches
qu’elle devrait accomplir et les règles qu’elle devrait
respecter, à la lettre. Evidemment Accacia les accepta
sans broncher, elle n’avait point le choix. Au fur et à
mesure qu’elle était avec nous, j’avais remarqué que
c’était quelqu’un de disciplinée, quelqu’un qui
s’acquittait scrupuleusement des multiples tâches
qu’elle avait à exercer.
Mes deux frères jumeaux comme ils en avaient
l’habitude, étaient dans leur chambre en train de faire
leurs exercices. Cette habitude ils la tinrent de moi
même si parfois j’éprouvais toutes les peines du
monde pour les détacher du ballon de football. Je
n’avais jamais partagé leur passion pour le football.
Oui c’était le sport que je haïssais le plus. Je rentrais
dans ma chambre et je pris un bon bain. Ce fut un
rituel. Aussi, J’en avais besoin pour déstresser et
penser à autre chose. Les paroles de Mademoiselle
Paula restaient toujours suspendus en moi. Je n’en
revenais pas d’avoir parlé. Comment osais-je ? Les
paroles que nous avions échangé faisaient la queue
dans ma tête, s’entrechoquaient, se remplaçaient
parfois, se mélangeaient… Après m’être sorti de la
salle de bain, je fus en face à face avec Fadil. J’avais
toujours été plus proche de lui que de Fadel. C’était
instinctif. Ou bien était-ce parce qu’il me ressemblait
plus que son frère dans sa façon de faire et sa nature.
Il aimait les études comme moi, adorait dessiner à ses
heures perdues comme moi, aimait regarder
documentaires et émissions scientifiques comme moi
et il était aussi plus calme que son frère. Il était vrai
que je ne devrais pas avoir de « chouchou » et je me
sentais mal à ce sujet mais ce fut toujours comme ça.
Fadil tenait une sorte de cahier entre les mains et je
savais qu’il voulait que je le corrige. Je lui dis
nonchalamment par-dessus mon épaule comme je
cherchais mes habits dans l’armoire :
-« Euh…Attends que je m’habille et je serais à toi. Est-
ce des exercices de Mathématiques ?»
-« Quoi ? ». S’enquit-il. Cet interrogation me fit arrêter
ce que je cherchais et je me tournais face à lui.
-« Tu veux que je corrige tes exercices comme
d’habitude non ?, lui lançais-je tout en frottant la
serviette sur mon corps et enlever l’eau qui ne voulait
s’y détacher. J’étais interloqué par sa réponse.
-«  Non, je lisais un livre et tout d’un coup, je reçus un
message. Mais le numéro m’est inconnu et je voulais
te demander si tu le connaissais », déclarais-t-il l’air
effaré tout en s’approchant de moi. Lorsqu’il arriva à
ma hauteur, je sus que ce qu’il tenait c’était sa tablette
et non un cahier. Lorsque je ne portais pas mes
lunettes, ça m’arrivait de confondre les choses. Je
pouvais voir de drôles de choses. Il me montra le
numéro. Je le lus mais il ne me disait rien. Je ne le
connaissais pas et je le lui fis savoir.
-« Non, je ne connais pas ce numéro, ça ne me dit
rien du tout»
-«Bon, c’est pas grave. Je pensais que tu le
connaitrais, répondit-il avec un air qui sous-entendais
que je lui mentais.
-« Qu’est ce qu’il y a ? que dis le message qui a été
envoyé et à qui s’adresse-il ? », lui demandais-je, l’air
préoccupé.
-« Non c’est pas grave vu qu’on ne connait pas
l’expéditeur ce n’est pas la peine qu’on s’attarde sur ce
qu’il a expédié »
-« Tu n’as pas lu le message ? »
-« Bah…j’ai pas tout lu mais il ne regorgeait rien
d’important. Allez je retourne lire ». Je savais que Fadil
ne me disait pas la vérité. Il me cachait quelque chose
mais je ne savais pas quoi. Je voulus vaille que vaille
connaître le contenu de ce message cabalistique mais
ce fut comme s’il était au courant de mon objectif aussi
faisait-t-il tout pour ne pas se séparer de son
téléphone.
Il était quelqu’un de très rusé mais j’étais quelqu’un
d’entêté, parfois. Toute ma vie, j’avais été pessimiste.
À cet instant là encore, je ne sentais rien de bon.
J’abdiquais néanmoins pour ce jour là car je savais
que toute tentative serait vaine. Tout ce que je voulais
c’était qu’il éclairasse ma lanterne. Par acquit de
conscience, je me disais juste que c’était peut-être
quelqu’un qui s’était trompé de numéro. C’était
fréquent ce genre de bévue. Ou bien je me disais que
c’était peut-être une farce de Fadel pour jauger ma
curiosité. Il pouvait parfois être très taquin. Je me
laissais donc envahir par ces nouvelles pensées et
libérais mon esprit. Il s’échappait, relâchait son
emprise sur lui-même…
Il faisait nuit. Un drap noir envahissait le monde. La
maison était calme et silencieuse car nulle trace de ma
mère ni de mon père. Mon père n’était pas encore
rentré de travail, pareillement pour mes deux sœurs.
Ma mère demeurait encore invisible. Aussi nous
dinions tranquillement, moi, mes petits frères et
Accacia, seuls. Après avoir terminé le premier car je
n’avais pas d’appétit, j’entrai dans ma chambre et
planai dans l’obscurité. Je pris mon téléphone qui était
posé sur le commode pour regarder l’heure. Ce dernier
affichait « 22H30 ». Encore pas de traces ni de ma
mère, ni de mon père, ni de mes sœurs. Je
commençais à me faire un sang d’encre. Et
soudainement je me suis dit que j’allais demander des
explications à Accacia. Je la trouvai dans la cuisine, en
train de faire la vaisselle. Elle remarqua instinctivement
ma présence et se retourna sans dire le moindre mot,
s’affairant sur sa tâche. Je lui demandai alors, debout
au niveau de la porte d’entrée de la cuisine.
-Accacia, sais tu un peu pourquoi personne n’est
encore revenue jusqu’à présent ? Qu’est-ce qui se
passe ?
À l’entente de ma question, elle arrêta le travail qu’elle
faisait, se tourna face à moi et dit avec sa voix
innocente :
-« Euh, Chadia m’avait dit qu’elle partait avec ta mère
et ton père à Saint-Louis et que c’était une urgence
mais c’est tout ce qu’elle m’a dit ».
J’étais interloqué car ils ne m’avaient rien dit. Je me
posais à ce moment là des tas de questions. Je me
demandais ce qui pourrait bien les amener à Saint-
Louis aussi soudainement.
-« Et, Aya »? Lui demandais-je encore, l’esprit égaré.
Cette fois-ci pour répondre, elle ne se permit pas de
tourner ni de faire une pause :
-« Aya ne m’a absolument rien dit avant de partir, peut-
être elle va bientôt rentrer ». Avant même qu’elle ne
finît sa phrase, on sonnait à la porte. Je me précipitais
pour aller ouvrir et c’était Aya. J’étais soulagé de la voir
et aussitôt j’enchainai les questions :
-« Où étais-tu ? Où sont les autres ? Qu’est-ce qui
s’est passé à Saint-Louis ? Pourquoi ne m’avoir rien
dit ? »
-« S’Il te plaît peux-tu faire doucement non mais du
calme voyons », se contenta t-elle seulement de me
donner en guise de réponse. Mais après quelques
minutes, elle vint me trouver dans ma chambre et me
lança sans cérémonie :
-«  Papa, maman et Chadia sont partis ce matin À
Saint-Louis parce que ton cousin Djamel est accusé de
pédophilie sur de jeunes garçons du quartier Bango.
Mais c’est juste une stupide accusation car Djamel ne
ferait jamais une telle chose ». Elle partit aussitôt après
m’avoir déclaré ces paroles qui ne cessaient de
tournoyer dans ma tête. Tout d’un coup, je fus comme
projeté dix années en arrière, me souvenant avec plus
en moins de force, la nuit horrible que j’eus subis.
Toute la famille avait une confiance aveugle en Djamel
et pensait qu’il ne saurait faire de tels actes, vils et
répréhensibles, mais moi si. J’étais sur à cent pour
cent qu’il avait perpétré ce qu’on lui accusait. Je ne
pouvais rien dire néanmoins. Je laissais tout entre les
mains de Mademoiselle Paula.
 Un moment je me demandais si le message
mystérieux n’avait rien à rapport avec Djamel.
J’avais moult doutes. Je me faisais la promesse
de les éclaircir le lendemain. Je refusais d’entrer
dans la haine qui ne ferait que parachever cette
œuvre de destruction mais je ressentais
beaucoup de colère. Je me disais que je
pouvais être une autre personne avec moult
potentiels. Ma candeur avait été brocardée et
nombre de mes capacités mises hors circuit. Ma
personnalité fut trépignée avec une constance
abominable durant toute mon enfance par cet
homme exécrable. Ce cousin amoral m’a
toujours regardé comme objet de désir. Depuis
Je n’eus plus confiance en moi, j’étais au niveau
zéro de l’estime de soi. J’avais toujours tenu à
supprimer la moindre petite pensée en rapport
avec cette violence, je les formatais toutes. Je
vivais dans la peur pas que des hommes mais
la peur de la vie en général. Tout autour de moi
était source d’effroi. Je n’avais jamais réussi à
soulever la chape de plomb. Certains subissent
un plafond de verre, moi c’était une cloison de
verre qui m'assiégeait: translucide mais en verre
trempé: derrière, les gens évoluaient, sereins,
apparemment heureux. Pas tout le temps bien
sûr, mais ils jouissaient, marivaudaient, se
divertissaient, ils vivaient. Je n’avais jamais su
quelle impression ça faisait. J’aurais aimé la
découvrir mais je n’avais pas trouvé le moyen
de triturer la paroi de verre. Je me suis toujours
contenté d'observer et de faire semblant d'être
comme les autres. Ce jeu m’a toujours éreinté
mais je n’avais point le choix.
Je planais toujours dans l’obscurité de ma chambre.
Point de lumière, gênante et indiscrète pour oser
fourrer son nez au milieu de mes réflexions nocturnes,
coutumières. J’étais en totale symbiose avec la nuit.
L’obscurité a toujours su alimenter mon imagination. Je
laissais mes réflexions aller partout où elle avait
tendance à me conduire. La nuit est le mode sombre
de la terre. Pourquoi faisais-je de la nuit mon meilleur
ami ? Peut-être parce que la nuit me permettais de
pleurer sans que mes larmes ne fussent visibles, de
me lamenter seul au milieu de mon lit, dans un
désordre de draps, sans que quelqu’un me jugeât ou
tout simplement parce que la nuit, je demeurai livré à
moi-même et que le calme et le silence qu’elle
imposait austèrement, de par son épais manteau
noirâtre, m’enchantait. La nuit reste là pendant des
heures à cacher des tas de choses. Elle fait peur
quelques fois, elle est mystérieuse. Les minutes se
succédaient dangereusement. Ce fut un de ces
moments où le temps, furtif, gicle si rapidement qu’on
a l’impression de surfer sur une vague sauvage. Je ne
me rendais pas compte de son écoulement. Minuit
venait alors de passer mais c’était comme si le
sommeil me repoussait. Le mutisme nocturne me
reposait et je revenais sur les moindres évènements
qui s’étaient déroulés dans la journée. Oui, je les
voyais comme imprimés en noir et blanc avec tant de
couleurs. Je me perdais encore dans mes pensées. Je
me blottissais contre la couette un moment, et l’instant
d’après je la relâchais sans raison. Je ne cessais de
changer de position. Il me semblait un moment
entendre des bruits qui gargouillaient. Oui, c’était le
bruit d’un crépitement de feu. Mais j’étais sûr qu’il y
avait quelque chose d’autre. Etait-ce l’eau du robinet
qui s’égouttait ? Ou bien était-ce le bruit des voitures
qui circulaient inlassablement au bord de ma fenêtre ?
Etaient-ce des ronflements ? Non, je ne saurais
entendre des ronflements. C’était bizarre mais je
sentais que quelqu’un ne dormait pas encore et qu’il
devait se trouver dans la même situation que moi.
C’était comme si la nuit, de nature timide et réservée, à
mon image, faisait des milliers de concerts. Une heure
du matin céda la place à deux heures qui céda elle
aussi la place à trois heures, aucun signe du sommeil.
Je ne baillais même pas. Je continuais à faire la nuit
blanche jusqu’au premier appel à la prière du muezzin
du quartier. En ce moment là alors, le sommeil toquait
à mes paupières. Je refermais des yeux lourds et
épousai Morphée.
L’aube s’étendit tombant comme un couperet. Le réveil
commençait à faire des siennes vers six heures
quarante cinq minutes et me délivra d’un sommeil
désagréable. Je n’avais pas eu ma dose habituelle de
sommeil et ne me sentais pas prêt pour affronter la
journée, le monde extérieur, les bruits, les rires, les
regards, les paroles, les actions…Je me levais et allai
ouvrir les fenêtres victoriennes de ma piaule,
hermétique durant toute la nuit et examinai le soleil qui
se levait, les papillons qui planaient admirablement
dans les airs avec leurs manteaux arc-en-ciel, les
arbres qui pointaient le bout de leur nez vers le ciel.
C’était encore le silence total. Seuls quelques oiseaux
qui trillaient dans les arbres à proximité venaient me
chanter une douce mélodie à l’oreille. Mais je ne me
sentais pas d’humeur à auditionner une chorale
aviaire. Je sentais mon visage être gris à la lumière du
matin, mes paupières s’affaler à tout bout de champ et
mes doigts battre à un rythme inhabituel. C’étaient les
effets de la fatigue dus à mon manque de sommeil. Je
m’attendais au pire. J’avais le pressentiment d’un
malheur imminent. Quelque chose me le disait.
Parfois, il m’arrivait d’aimer être optimiste pour une fois
dans ma vie, voir le bon côté des choses, et cesser de
toujours voir le verre à moitié vide mais la petite voix
intérieure en moi rendait tout difficile. Elle venait
toujours tout gâcher. À la différence des êtres
physiques qui partent ou que l'on fait partir
volontairement, cette voix inaudible, elle, s'était mise
dans une occulte entreprise à rester et à se
cramponner de tout son poids à mes espoirs et à mes
pensées, les altérant, les négativant. Tout le monde
n'a pas la chance de posséder une voix intérieure
bienveillante et indulgente envers sa personne, ses
décisions, ses désirs, son aptitude à agir ou non. Ce
sont les circonstances, les environnements dans
lesquels nous avons pu évoluer et les personnes qui
croisent notre chemin qui règlent son degré de toxicité.
Elle n'oublie pas certaines situations et certaines
paroles assassines. Et il est clair que la mienne ne m’a
jamais fait de cadeaux. Elle ne manquait aucune
occasion idoine pour tout fausser. Elle était mon
monstre. Elle cohabitait avec moi, ses griffes
étroitement tissés autour de mon monde.
Malheureusement, il m’était clair qu’il n'existait pas de
formule magique pour ne plus l'entendre. De ce fait,
comme unique solution, je continuais de vivre avec la
relation symbiotique qu’on entretenait : à défaut de
pouvoir la quitter, j'avançais à côté d'elle.
Je fus tiré de mes pensées par quelqu’un qui frappait à
ma porte. Je nouai alors derechef le rideau de la
fenêtre de sorte que la lumière soit plus absorbable et
me dirigeai vers la porte. Je l’ouvris et fus face à un
Fadil étrange. Sa tête était baissée et lorsque ses yeux
avec le plus grand des efforts croisa les miens, je
remarquai que sa face n’avait rien de similaire à celle
que j’avais vu le lendemain. Elle cachait avec peine,
une affliction.
-«  Que y a t-il ? Quelque chose ne va pas ? », me
précipitais-je de lui demander. C’était inhabituel pour
moi cette situation et il était un peu trop matinal. En
guise de réponse, il sortit son téléphone portable, me
le tendit adroitement et me signifia de le prendre.
-« Euh, je ne comprend pas, que suis-je censé faire
maintenant ? » Questionnais-je, les yeux fixés sur le
téléphone, déverrouillé. Il se permit cette fois, d’user
de sa voix :
–« Eh bien, tu te rappelles hier, le message dont je te
parlais ?»
–« Oui ? »
–«  Je ne voulais pas te le montrer car je pensais que
ça pourrait te faire de mal donc j’ai préféré te mentir, lis
le maintenant tu comprendras, vas-y », son visage
devenait de plus en plus gris à mesure qu’il parlait.
Une mine désastreuse le gagnait.
J’étais tout tremblotant. La peur de découvrir ce
message me tétanisait à tel point que mes jambes
lourdes, ne semblaient plus capable de me porter. Je
pris mon courage à deux mains et me dirigea vers la
« messagerie ». Je pris une grande bouffée d’air,
respirai profondément et fermai les yeux. Aussitôt que
je les rouvris, le message était là. Je pouvais lire avec
la plus grande détresse du monde : « Harris comment
tu as osé me dénoncer ? Je sais que c’est toi et c’est
pas la peine de nier. Tu as oublié notre marché ? Tu
as oublié ce que je t’avais fait promettre ? Je te ferais
payer tout, oui tout, sois en sûr. Je vais détruire ta vie,
toute ta vie, il ne te restera que tes yeux pour
pleurer ». Je laissais inexorablement le téléphone qui
tomba et se brisa en mille morceaux. Mes mains,
molles, n’étaient plus aptes à le retenir. Mon frère
tressauta. Sa face devint sinistre.
-« Qui est ce qui t’envoie ces menaces, Harris ? L’as-
tu dit à mes parents, hein ?, s’écria t-il avec rage avant
de se mettre à ramasser les pièces éparpillées çà et là.
-« C’est personne, ce doit être un faux numéro. S’il te
plaît n’alerte pas mes parents », lui disais-je en pleurs.
-« C’est dangereux, Harris tu dois leur dire, tu ne
devrais laisser personne gâcher ta vie comme ça »,
rétorqua t-il, d’une voix suppliante, nostalgique.
-« Je vais l’appeler et régler tout ça. Si ça dérape, je
leur révèlerai mais sinon promets-moi de ne rien leur
dire, s’il te plaît », lui suppliais-je, en lui tenant les
mains.
-« J’essayerai, mais si je vois que ça t’accable, je serai
forcé de tout leur dire », me confia t-il, avant de laisser
échapper une larme de chagrin.
Je le tins entre mes bras et l’étreignis.
-« Merci. Ne t’en fais pas. Je vais tout régler, vas te
préparer, tu vas être en retard sinon », lui lançais-je,
tout en lui essuyant la joue. Il partit, tout mou et je
refermais bruyamment la porte. Je plongeai sur le lit et
me demandais ce que pourrait réellement faire Djamel.
Je ne comprenais pas pourquoi il a envoyé ce
message à mon frère. Il y avait trop de mystère. Je
m’étais dit quand même que je ne me laisserais pas
faire et que c’était juste un coup d’intimidation frivole et
insensé. Je pris un bain rapide et priai. J’étais très en
retard ce jour là. Je ne savais que faire ; j’avais
tendance à être affolé lorsque j’avais du retard. Je me
précipitai alors dans une folle brusquerie pour essayer
de rattraper le temps perdu à me lamenter sur mon
sort et à craindre de potentielles horreurs de la part de
cet homme maudit. Je ne m’étais pas permis de petit
déjeuner car premièrement j’étais en retard, et il n’y
avait pas de Chadia. D’habitude en sortant de la
toilette, elle avait déjà tout mis en place et il ne me
restait qu’a venir manger et partir. Je ne savais ce qui
les retenait encore là-bas elle et mes parents mais
j’espérais de tout mon cœur que Djamel fût
emprisonné. Je souhaitais cela de tout cœur mais je
ne pouvais l’extérioriser. Je sortis de la maison vers
huit heures dix minutes, l’heure où Accacia se levait.
Je ne serais pas pardonné. J’étais coupable. Ce n’était
pas de mon habitude de venir en retard à l’école. J’ai
toujours été ponctuel et assidu.
En regardant ma montre à l’entrée du lycée, il était
déjà huit heures vingt-deux minutes. J’avais couru
presque durant tout le trajet et faisais l’’objet de
regards indiscrets. Heureusement la porte n’était pas
encore fermée. Je marchais hâtivement jusqu’à arriver
à la classe où je devais avoir un cours de
Mathématiques avec un certain Monsieur Diop. À
l’entrée de la porte et regardant au niveau des
fenêtres, je voyais que le cours avait inévitablement
démarré et je devins anxieux. Une horrible sensation
s’éleva dans ma poitrine, s’échappa avec un souffle et
se dissipa dans l’air. Je m’approchais, penaud et me
permit de toquer timidement à la porte. j’interrompis
Monsieur Diop alors qu’il était en pleine explication du
chapitre du jour. Je le voyais à travers les interstices
de la porte se retourner subitement, jetant un regard
foudroyant à la porte. Il devait avoir la quarantaine. Il
était de taille moyenne, chauve, musclé et barbu. Je
voyais quelques rides, se dessiner sur son visage
oblong. Les traits de son visage ne présentaient rien
qui pourrait me faire penser que c’était quelqu’un de
bonne humeur et docile même si l’apparence est
souvent trompeuse. Quoi qu’il en soit rien qu’en l’ayant
vu avec son étrange accoutrement et l’expression qui
s’esquissait sur sa face, je pouvais dire avec certitude
que ce ne serait pas quelqu’un de facile. Il se dirigea
vers la porte et je pouvais voir le visage des élèves se
tourner synchroniquement. Il me vit. Son expression
devint plus aigre alors qu’il se grattait le visage.
-« Oui » ?, me lança t-il, avec une voix à la fois dure et
rauque. Je ne savais quoi lui répondre, il m’intimidait.
-« Je suis de la classe, j’ai été un peu en retard
aujourd’hui, puis-je entrer ? Me permettais-je de
demander non pas sans peur d’être refusé. Là, son
visage commençait à se renfrogner, il fourra
subitement ses mains dans ses poches et me fixa
amèrement. Je fus gêné.
-« Tu veux dire que tu es de la classe et tu oses venir
en retard dans mon cours. Tu as oublié sitôt les
consignes que j’avais données la semaine passée ?»
Je pris un recul. Je n’étais pas au courant que dans la
semaine de l’ouverture des classes, il était venu pour
faire cours et personne ne m’avait rien dit.
-« J’étais absent ce jour là, je ne savais pas que… »
- « Non non non, il n’y a pas de je ne savais pas ou
quoi que ce soit, les absents ont toujours tort » me
coupa t-il sans que je n’eus finis ma phrase, l’index rivé
sur moi. Il ne me restait plus qu’à partir, je savais que
je n’avais aucune chance d’être reçu et je détestais
par-dessus tout, les situations honteuses et
dévalorisantes. Je ne pouvais rester une seconde de
plus. Je dis pour prendre congé :
-« D’accord Monsieur, je sais que j’ai eu tort et ça ne
se reproduira plus aux prochains cours ». Je me
retournais pour partir mais il m’appela.
-« C’est juste parce que tu n’étais pas au courant mais
sinon je t’aurais renvoyé avec un zéro pointé pour le
premier devoir. Je ne badine jamais avec les retards,
je peux tout tolérer sauf ça. J’en suis allergique », me
lança t-il tout en me pointant toujours du doigt. Je
répondis par l’affirmative et entrai à l’intérieur. Je fus
victime de regards de tout part, je savais que tous les
pairs d’yeux de chaque élève était rivé sur moi. Toute
ma vie je n’avais jamais eu à surmonter une situation
aussi vile et humiliante. J’étais immanquablement
devenu le cible de Monsieur Diop et je savais qu’il
m’attendait au tournant et que le moindre petit geste
que je ferai, le tracasserait.
Certaines fois, il m’arrivait de vouloir être comme tout
le monde, fermer les yeux et me plonger dans un état
de sérénité que rien ne saurait ébranler, comme ces
personnes qui n'ont jamais peur de rien, qui ne se
questionnent pas, qui ignorent tout des autres et du
monde et qui ferment doucement leurs yeux pour
accueillir des sommeils paisibles et sans rêves.
Et d'autres fois, je voudrais être hors du temps et du
quotidien, unique, insaisissable, pouvoir sortir de ma
botte des histoires extraordinaires, faire de cette
manière écho aux mondes intérieurs de chacun, les
émouvoir. Ce fut toujours peine perdu, j’étais ce que
j’étais, Harris Sanche, le timide, l’introverti, le gros, le
garçon à la voix de fille, le sensible. Oui j’acceptais
tout.
J’ai toujours été hypersensible, une créature
émotionnelle. Rien n'a jamais été anodin dans ma tête,
je me suis toujours construit des mondes et des
univers sans liens les uns avec les autres, des
espaces de repos intérieurs où je pouvais crier ma joie
et ma colère, aller et venir, dormir, rire et pleurer.
J’étais hypersensible et je devais vivre avec ça.
Je m’assis à côté de Gulusa comme hier et sortis mon
cahier de Maths. Par moment, je voyais que Monsieur
Diop me regardait. Ce fut des regards
désapprobateurs. Ces regards me terrifiaient car ils me
rappelaient ceux que me lançaient Djamel. Monsieur
Diop était tout le contraire de Mademoiselle Paula. Le
seul fait de le regarder me donnait des frissons. Il était
insondable. Il m’était inconnu et celui-ci est si attrayant
vu d'en bas. Il nous fascine et nous terrorise parce
qu'on ne voit que la partie émergée de sa grandeur,
son immensité dépasse parfois notre entendement.
Pourtant, à vrai dire, il n'est pas si grand que ça,
encore moins dangereux. Son apparence écrasante
vient de sa forme, de loin: elle porte à confusion. Et
puis, notre imagination n'arrange rien, puisqu'elle
nourrit notre peur. Beaucoup s’accordent à dire qu'il
conviendrait de rompre ces chaines qui nous lient à
nos angoisses pour sortir de cette zone confortable.
-« Voici une équation simple au tableau, elle nous
servira de prologue pour démarrer le cours. Toi là, le
retardataire lunetté, vient nous la résoudre », me
déclara le professeur sans cérémonie en me pointant
la craie. Je ne savais pas pourquoi il m’avait ciblé mais
il fallait que résolusse cette équation pour lui montrer
que l’image qu’il s’était forgé de moi était fallacieuse.
Je me levai, me dirigeai vers le tableau et pris la craie
qu’il me tendait, et qu’il n’arrêtait point de tendre
depuis qu’il ait crié mon nom. C’était une équation
simple et je résolus aisément. Je finis et lui redonnai la
craie.
-« C’est Bien, c’est pas mal, c’est pas mal », me dit-il
et je regagnai ma place. J’étais soulagé.
Mais tout d’un coup, il m’interpella de nouveau.
-Toi là, comment t’appelles tu déjà ? Quand il ait fini sa
question, je savais que les ennuis allaient commencer.
-«M...m mon nom est  Ha…rris Sanche… », déclarais-
je faiblement et des goguenardises s’en suivirent. Ce
n’était pas une surprise, j’étais inexorablement devenu
l’objet de raillerie de la classe. Leurs rires m’énervaient
et je m’attendais à ce que Monsieur Diop rétablît un
semblant d’ordre à la classe qui se dissolvait en rires
de tout genre.
-« C’est vrai que ta voix suscite le rire, Mr Harris. C’est
pas une voix d’un jeune homme et tu devrais faire tes
efforts là-dessus ». Ces paroles là, perchées comme
un oiseau sur un fil de fer dans mon esprit me
tenaillaient. Comment le professeur osait-il m’humilier
de la sorte ? Comment osais-il se mettre du côté de
ces élèves et me blâmer pour une voix que je n’avais
moi-même jamais voulu ? Si cette voix pouvait
s’effacer par un claquement de doigt ou par un rituel
de magie, je l’aurais fait sans hésiter. Ce n’était pas
entièrement de ma faute si ma voix était aigue et
faible. Il continuait et me suffoqua de plus en plus :
-« Ce que je te dis est la réalité, change cette voix si tu
veux être en paix. Copie sur tes camarades et regarde
la façon dont ils parlent, voyons ». Mon monde
s’écroulait et laissait place à un chaos terrifiant. Mes
espoirs, eux, s’enfuirent dans un lit de fumier.
Monsieur Diop me discrédita au milieu de ces élèves
aux visages ennemis sans songer une seule seconde
à ce que je pouvais ressentir au fond de moi. Il s’était
cadenassé dans un confort de pensée sans essayer
d’aller au-delà de ses certitudes en forgeant son esprit
critique. Il prétextait agir pour mon bien mais il ne
savait pas que son action n’avait eu comme effet qu’à
me rendre plus mal dans ma peau, car ses paroles,
telles une lame tranchante, m’avaient découpé en mille
morceaux sans que je susse me barricader des coups.
Je ne les avais pas vus venir. Je ne donnais aucune
réponse à ces paroles. Je ne pourrais absolument rien
faire pour changer ma voix. Elle était comme elle était.
Je pris une profonde inspiration et me concentrais sur
mes exercices faisant comme si je n’entendais pas les
blagues et vannes puériles qui dansaient par-ci et par-
là dans la classe tel un jeu de ping-pong. Je remerciais
aussi sous forme de paroles sourdes, Gulusa qui
tentait tant bien que mal à me réconforter. Lui, il savait
me comprendre au moins.
Vers quinze heures environs, les cours se terminèrent
et, debout avec Gulusa à coté de la porte du Lycée, un
élève se dirigea vers nous :
-« Salut, c’est bien toi Harris Sanche ? », me dit-il,
lorsqu’il s’était assez rapproché de nous. Il devait être
un élève en classe Terminale à première vue.
Je répondis par l’affirmative.
-« Il y’a une professeure qui veut que vous veniez la
voir maintenant. Elle est dans la salle 12 », me
répondit-il tout en m’indiquant du doigt, la salle en
question. Je savais que c’était Mademoiselle Paula. Je
n’avais pas oublié que je devais l’amener chez moi
mais j’avais tellement peur. À cet instant là, j’aurais
voulu disparaitre et ne plus réapparaitre, ou bien par
un quelconque tour de magie, faire oublier À
Mademoiselle Paula tout ce qu’on avait eu à se parler.
Je n’avais pas le courage d’être en face de mes
parents et leur révéler un secret aussi gigantesque et
intime que celui-là. C’était ma vie privée, et je
laisserais alors les gens s’intégrer dans ma sphère
personnelle. Devrais-je le faire ? Devrais- annuler ?
Devrais-je reporter cet entrevue pour un jour, une
semaine, un mois… ? Voilà les questions qui
m’assiégeaient et je n’arrivais pas à trancher. Mon
indécision refaisait surface. «La personne la plus
indécise au monde », avait toujours l’habitude de me
ressasser Chadia et elle avait vu juste. J’étais
tellement indécis mais au final je décidais d’en finir non
pas sans effroi à cette affaire. J’allais faire resurgir les
démons de mon passé et ce ne serait pas une chose
facile.
-« Désolé Gulusa, je dois y aller. On se renvoie
demain», dis-je à mon camarade pour prendre congé.
-« D’accord, d’accord », me répondit-il, en faisant un
signe d’ « au revoir » et en s’avançant. Je le voyais
marcher nonchalamment, jusqu’à disparaître dans le
néant. Je le perdis de vue. Mon seul ami dans cet
école inconnue, venait encore de partir sans que je
pusse l’accompagner. Il m’avait révélé que nos
quartiers n’étaient pas éloignés. Quelques secondes
passèrent et je décidai d’aller rejoindre notre
professeur de Français à ladite salle. Je marchais avec
mollesse, à un rythme erratique, persécuté par la peur,
animé par une appréhension persistante. Arrivé à la
salle en question, je fus surpris de voir que
Mademoiselle Paula n’était pas seule. Elle discutait
avec une autre femme, qui semblait beaucoup plus
âgée qu’elle. La discussion qu’elles entretenaient
paraissait sérieuse et grave, leur visage en disait long.
Je savais quand bien même qu’elles parlaient de moi
car s’étaient-elles tues aussitôt que je me présentai à
elles
-« Bonjour ! » Disais-je timidement.
-« Bonjour Harris, comment te sens tu ? », répondit ma
professeur de français tandis que l’autre femme se
contentait juste de dessiner un sourire courtois sur ses
lèvres. Elle était une vieille femme, chétive, le visage
ridé. Sa peau présentait de subtils ourlets, ce qui
confirmait sa sénilité . Elle semblait plus maigrichonne
dans sa tenue africaine bouffante et ses grosses
boucles d’oreilles.
-« Je me sens anxieux et pas du tout bien, madame »,
balbutiais-je faiblement, le cœur battant à cent à
l’heure.
-« Bonjour jeune garçon, Je suis la principale de
l’école, madame Dieng, je vois qu’on ne s’était jamais
rencontré auparavant. Ta maîtresse m’a parlé de ton
cas. Ça m’a touché et horrifié par la même occasion et,
étant la chef de cet établissement, il est de mon devoir
de veiller au bien être des élèves que ce soit dans le
lycée ou en dehors. Alors, dans un premier temps, tu
vas m’accompagner chez toi et on parlera de tout cela
avec tes parents, tu veux bien ? », discourus-t-elle
avec une voix frêle et bêlante. J’acquiesçai par un
mouvement de tête comme ma bouche refusait de
faire sortir le moindre mot.
-« Bien, tu devais y aller avec ta professeure je sais
mais j’ai pris sa place aussitôt qu’elle m’ait narrée ton
histoire car elle m’a fait un choc. Dans mon bureau j’ai
une pile de documents confidentiels qui cachent les
plaintes d’élèves comme toi au sujet de leur soucis
familiaux et de leur vie intime. Le cas d’inceste, c’est
une première pour moi, même si j’ai souventes fois eu
à régler des problèmes de viols. C’est pas pareil,
l’inceste est un cas très particulier car on a un lien de
sang avec l’agresseur ce qui complique tout»,
continuait la principale tandis que Mademoiselle Paula
notait quelque chose dans un bout de papier. J’avais
toujours eu comme l’impression qu’elle m’étudiait.
-« Ne t’en fais pas, c’est normal d’être anxieux. C’est
un lourd secret que tu as gardé si bravement et que tu
es sur le point de révéler à ta famille. Pense juste
qu’après cela tu te sentiras mieux et pour ton cousin, la
loi décidera de son sort », affirma t-elle avec sa voix
sereine et rassurante.
-« Je me sens prêt maintenant, nous pouvons y aller »,
disais-je en sursaut. Pour une fois j’étais prêt pour
affronter mes vieux démons car même si je refusais de
parler au sujet de l’agression sexuelle et d’y faire face,
dans ma tête depuis quelques temps, c’était violent.
Les rêves ne rataient jamais une occasion pour me
faire revivre les scènes les plus horribles de ma vie.
J’avais passé dix longues années sans aucun mauvais
souvenir et je pensais m’être débarrassé à tout jamais
de mes monstres mais depuis quelques temps, les
réminiscences avaient commencé à me revenir en
boucle, figées dans l’ordinaire. Soucieux de la bonne
entente mythique de notre famille, je me suis toujours
tu mais il fallait qu’un jour je me résolusse à tout faire
éclater sans le moindre remord et ce jour était arrivé.
-« Je suis fin prêt », répétais-je, plus ferme dans ma
décision.
-« C’est une très bonne chose, c’était primordial »,
affirmai Mademoiselle Paula, visiblement ravie.
-« Ne tardons plus alors, allez, on y va », lança la
principale tout en se levant difficilement de la chaise où
elle était assise.
Je me levais, fit mes adieux à Mademoiselle Paula et
partais avec notre principale. Nous sortîmes
précipitamment du lycée. Le soleil fournissait une
chaleur écrasante, éclairant les toits pastels des
maisons. Je suais comme un saule pleureur ; c’était à
cause de mon poids. « Les personnes en surpoids ont
tendance à suer qu’il fasse chaud ou froid », m’avait
un jour confié ma grande sœur Chadia. Elle me
connaissait si bien. Arrivés en dehors du lycée,
Madame Dieng me posa la question à savoir si je
prenais une voiture pour venir au lycée, je lui répondis
par la négative. Elle me demanda de nouveau après
quelques instants, si c’était par manque de moyen ou
parce que je le souhaitais, je lui avouai alors que ce
serai du gâchis que de prendre une voiture pour une
distance que je pouvais sillonner en moins de quinze
minutes. La chaleur était insoutenable, elle décida
qu’on louât un taxi. En moins de cinq minutes nous
arrivâmes à la porte de la maison, elle s’acquitta du
paiement et nous voilà devant la porte de la maison.
Heureusement que nous avions pris une voiture, la
chaleur qui brûlait nerveusement nos têtes ne s’était
pas encore apaisée, même pas un tout petit peu. Non,
le soleil était toujours là, lointain, emmitouflé dans sa
robe dorée, insensible, brulante. Je toquais à la porte
et attendis. Madame Dieng se tenait derrière moi,
nettoyant ses lunettes avec une sorte de mouchoir. Je
la voyais plisser ses tous petits yeux dans la folle
lumière du soleil qui s’estompait. Ses yeux étaient
racornis, flétris peut-être par les longues lectures de
documents et de feuilles blanches. Après quelques
secondes d’attente, Fadel vint nous ouvrir la porte. Je
le voyais interloqué par la présence de Madame Dieng
derrière moi. Il partit tout de suite après, sans dire un
mot, même pas un petit « salut ». Ce fut une attitude
d’impolitesse qu’Il n’avait jamais su corriger.
-Entrez donc, dis-je à Madame Dieng.
-Merci bien, répondit-elle, s’avançant à pas lent,
presque titubant.
-Venez ici dans le salon, je vais appeler mes parents,
lui confiai-je tout en lui indiquant le salon. Je courais
alors chercher ces derniers non pas sans peur de ne
pas les trouver. Je ne savais pas s’ils étaient revenus ;
je me permettais juste d’espérer.
-« Pourquoi sembles-tu si pressé, ça va ? C’était
Chadia qui avait lancé ces mots. Elle se tenait debout
devant moi, lampant avidement un verre d’eau. J’étais
content de la voir. En l’ayant vu, je fus certain alors
que mes parents étaient eux aussi revenus.
-« Salut, comment tu vas ? Depuis quand êtes vous
là » ? M’enquis-je.
-« Il y a une heure environ je pense, t’es sûr que ça
va ? Tu sembles un peu bizarre »
-« Je vais bien. Où sont papa et maman » ?
-« Dans leur chambre, j’imagine qu’ils doivent être en
train de se reposer »,
-« J’ai à leur parler ». Je m’avançais, décidé. Et d’un
coup, Je sentis qu’on me suivais. J’entendais des pas
derrière moi. Oui, c’était encore Chadia, elle arriva à
ma hauteur et m’attrapa par le col de mon polo.
-« Qu’est-ce qui se passe ? Qui est cette femme dans
le salon ? Me demanda-t-elle presque chuchotant, l’air
horrifié. Elle devait peut-être penser au pire.
-« C’est la principale de mon lycée, elle doit
s’entretenir avec mes parents, c’est moi qui l’ai
conduite ici. Après lui avoir dit ces mots, je remarquai
son visage blêmir. Je lui révélai que je lui raconterai
tout et me risquais à aller toquer à la porte de la
chambre de mes parents. Je n’obtins aucune réponse.
Je toquais encore et toujours aucune réponse, et,
m’apprêtant à toquer une nouvelle fois, la porte s’ouvrit
et ma main alla se balança dans l’air.
-« Harris, ça va ? », accentua mon père, dans un
bâillement long et irrégulier. Je l’avais réveillé alors
qu’il était dans un profond sommeil, pensais-je.
—«Y a t-il un problème ?, continua t-il, avec sa voix
éraillée tout en se tordant de douleur, derrière la porte
entrouverte.
-« Non Papa. En fait, la principale de mon lycée est ici
dans le salon et aimerait discuter avec vous, ébruitai-je
faiblement, les yeux baissés. Lorsque je me risquai à
rencontrer les orbes de ses yeux, je le voyais afficher
une mine déconcertée, presque coléreuse. Ma mère
se remua alors aussitôt, exacerbée.
-« Tu es fou ou quoi ? Quelle bêtise as-tu encore faite
pour que ta principale ait le courage de venir
jusqu’ici ?, hurla t-elle tout se levant du lit. La fièvre
belliqueuse que je décodais de ses yeux, me glaça
l’échine. Mon père ne disait rien, il se contentait juste
de me léguer un regard nébuleux, indéchiffrable.
-« Maman je n’ai absolument rien fait. D’ailleurs c’est
moi-même qui l’ai conduite ici et elle ne vient pas pour
régler des problèmes de discipline. Elle doit vous vous
faire part de quelque chose de très important, osais-je
déclarer, d’une voix contenue. Mon père en guise de
réaction, toussota fébrilement, laissa échapper un
soupir avant de proférer:
-« D’accord, dit-lui que je viendrais dans un instant ». Il
referma séance tenante la porte. Je me retournais et
allai me recroqueviller dans ma chambre. Assis sur le
lit, je me mis à ausculter mes doigts et constatais qu’ils
ne cessaient de vibrer. En me mirant dans la glace, je
compris que je me mentais à moi-même, que je ne
souhaitais pas que les arcanes poignants de mon
passé fussent révélés. Oui, j’étais effarouché. Je
commençais à suer. Mon corps tout en entier
s’humidifia, mes mains devinrent halitueuses et mes
dents claquèrent dans un sempiternel friselis. Je ne
pouvais supporter que ce mystère aussi tarabiscoté fût
découvert et donc je me tourmentais. Je faisais les
cent pas seul au milieu de la chambre alors que ma
cage thoracique se serrait et que les battements de
mon cœur s’intensifiaient au fil des minutes qui
cheminaient. Un instant, je m’abandonnai sur le lit et
fermai les yeux, espérant un potentiel secours de la
part du « noir ». Il avait toujours su me réconforter. Je
me redressais subitement en entendant de petits
coups portés sur la porte en bois de ma chambre. Je
me levai et ouvris avec lenteur. C’était Accacia. À la
vue de sa tête toute déconfite, je m’attendis au pire.
-« Ton père veut que tu le rejoignes dans le salon, tout
de suite », annonça t-elle avant de repartir aussitôt. Je
la suivis avec appréhension. Arrivé aux abords de la
porte du salon, j’entendais des salutations résonner.
J’entrais alors, la tête baissée. Je ne souhaitais pas
assister à ça. Je m’attendais à une potentielle
explosion de colère de la part de mon père, à de futurs
pleurs de la part de Chadia et à de possibles
contestations criardes de la part de ma mère, me
traitant de menteur juvénile. Ce serait très possible ; je
les connaissais tous jusqu’à pouvoir imaginer leurs
réactions futures. Je restais là, à parler tout seul,
l’esprit en feu jusqu’à ce que la voix chevrotante de
Madame Dieng me fit sortir de mes songes obscurs.
-« Eh bien, je suis la principale du lycée que fréquente
votre fils. C’est lui d’ailleurs qui m’a amenée ici après
que je le lui aie demandé ». Elle fit une pause, ravala
sa salive avant de continuer : « Je suis ici aujourd’hui
parce que votre fils là, vous cache depuis son plus
jeune âge un lourd secret qui n’a cessé de le
traumatiser ». Après qu’elle ait fini sa phrase, mon
père détourna violemment son regard de la principale
qu’il écoutait religieusement et se mit à me fixer avec
un air éberlué. Je le voyais totalement abasourdi et en
même temps, je déchiffrais une certaine nostalgie de
ses yeux profonds. Ma mère entra tout d’un coup, me
jeta un regard lugubre avant de présenter ses
salutations à notre vieille invitée. Mes yeux me
faisaient mal, je ne portais pas mes lunettes. Les
gouttes de sueur me traversaient le corps avec une
telle constance que je semblais être arrosé. Je ne
pouvais cacher la peur qui me nourrissait. Des frissons
me tinrent, glissant entre mes mains alors que mes
monstres refaisaient surface. Oui, ils commençaient à
réapparaitre dans une vague de fumée, glissant entre
mes doigts comme des éclats de verre. Je soupirai un
instant comme le souvenir de ce que j’avais vu
clignotait dans mon esprit une dernière fois avant d’y
d’être dépouillé. La principale continua son discours
alors que le visage de mon père pâlissait.
-« Harris a raconté à sa professeur de français ce
terrible incident qui a fait qu’il est devenu ce qu’il est
aujourd’hui et je vous fais savoir qu’après avoir
entendu ces propos là, je faillis suffoquer surtout parce
que vous vous en étiez jamais rendu compte et… »
-« Excusez-moi Madame Dieng mais je connais très
mon fils, s’il avait quelque chose d’une telle envergure
à dire, il me l’aurait révélé à moi personnellement
avant d’aller le raconter à son professeur. Harris ne
serait pas capable de me cacher des choses et je serai
curieux de savoir ce qui vous amène ici », coupa mon
père, les nerfs à fleur de peau. Je ne l’avais jamais
dans un tel état. Je voyais ma mère elle, renfrogner
encore plus son visage tout en lançant des « tchips » à
hue et à dia.
-« D’accord, calmons nous. Vous devriez savoir que ce
ne sont que des enfants et qu’ils leur arrivent parfois
d’avoir le trac ou la honte de révéler à leur parents
certaines choses, c’est très normal. Pour venir
directement au fait, votre fils Harris a été victime
d’inceste avec un de ses cousins, Djamel si je ma
mémoire ne me joue pas des tours, à ses six ans ».
Cette phrase là, je n’avais jamais pensé qu’un jour
qu’elle serait entendue par mes parents. C’était un
coup de massue. Mon père se leva dans une folle
brusquerie de son siège, ses yeux remplis de rage
dardant entre moi et la principale. Ma mère elle, collait
ses mains sur la tête, la bouche retenant un hurlement.
Mon père allait tempêter, il voyait rouge et riait jaune.
Madame Dieng se leva et essaya de le calmer. Je ne
pus alors retenir mes larmes, je les laisser couler à flot,
surtout lorsque je vis Chadia sangloter devant la porte
du salon. Un moment passa et mon père se détacha
des mains frêles de la principale avant de se diriger
vers moi. Ma mère sortit précipitamment du salon tout
en marmonnant des paroles incompréhensibles. Mon
père vint et s’assis près de moi. Il était faible et
impuissant. Une moue morose perçait son visage.
-« Harris, comment tu as pu taire une chose aussi
importante ? Comment as-tu pu garder tout ça pour toi
et faire de sorte qu’on ne pouvait rien soupçonner ?
Tu sais que tu ne pourrais pas garder un tel secret
seul. As-tu oublié que je suis ton père, que tu pouvais
tout me dire ? Sa voix se brisa complètement à la fin
de sa phrase.
-« Je…je ne pouvais rien vous dire Papa. Je ne voulais
pas engendrer des troubles au sein de la famille,
bredouillais-je piètrement, entre de mesquins
spasmes.
-« Tu sais très bien que je t’en voudrais jamais, c’est
toi la victime dans l’histoire et je me sens mal ». Il
détourna son regard sur moi et fixa Madame Dieng
comme fouillant dans son regard, une tacite
consolation. « Je me sens mal car je viens tout juste
d’aider cet horrible personne dans une affaire de viols
sur mineur. Je ne pouvais jamais penser qu’il était
capable de perpétrer des actes aussi ignobles et
dégueulasses », se lamentait-il douloureusement.
Madame Dieng agréa. Ma mère rentra à ce moment là,
sa face toujours bilieuse.
-« Est-ce que ce qu’il dit est vrai ? Je ne peux pas
croire à ce qu’il dit, ça n’a aucun sens et en plus c’est
un sacré menteur ce gosse. Ce ne serait pas la
première fois qu’il joue à ce petit jeu avec nous. Nous
devons d’abord nous assurer de la véracité de ces
dires avant de tirer des conclusions que nous
pourrions regretter dans le futur », objecta-t-elle, d’un
ton courroucé. Le visage de mon père s’enflamma. Il
se leva brusquement et dévisagea amèrement ma
mère :
-« Comment est ce que tu peux dire ça Latifa ? Tu vois
pas que ton fils est mal en ce moment ? Comment est-
ce que tu peux rester indifférente comme ça ? Tu me
pose problème réellement, lui asséna-t-il, une fureur
noire le tenaillant. Je les regardais, recroquevillé sur
moi. Madame Dieng vint et me prit sur elle, et je
m’affalais sur elle tel un enfant. J’allais mal et je ne
gérais pas mes émotions. Un silence dérangeant
régna un instant avant que mon père ne le brisa :
-« Ça ne se passera pas aussi facilement, je vais
appeler la police, Djamel ne s’en tirera pas comme ça.
J’ai l’ai toujours considéré comme un fils. Comment
est-ce qu’il peut ne serait-ce qu’un instant, éprouver
des désirs a l’égard d’Harris, son cousin. Il va me le
payer, ça c’est sûr », hurla t-il avant de sortir du salon
à grandes enjambées. Ma mère tenta de le rattraper.
Mon père avait toujours tendance à s’emporter de la
sorte. Madame Dieng semblait étrangère au milieu de
cette maison. Elle ne disait rien mai je remarquais en
elle, un profond navrement. Un moment, mes pensées
se dirigèrent vers ma sœur. Je l’imaginais pleurer à
chaudes larmes dans sa chambre. Elle était très
émotive.
-« Harris, calme-toi, ça va aller. Veux-tu aller m’appeler
ton père ? », me demanda Madame Dieng, en se
redressant. Je fis pareil et acquiesçai d’un signe de
tête avant de me lever. En sortant de la porte du salon,
je me cognai à mon père, le téléphone collé à l’oreille.
Il devait être en train d’appeler la police, pensais-je. Il
ne recevait aucune réponse et agacé, un moment, il
jeta le téléphone dans le canapé et mit ses mains
autour de la taille, l’air songeur. Il était plus qu’énervé.
Madame Dieng se leva :
-« Monsieur Sanche, calmez-vous un peu. C’est vrai
que c’est dur mais reprenez-vous. C’était de mon
devoir d’aider Harris et que vous soyez au courant de
son malheur. Mon devoir c’était ça. Maintenant je
laisse tout entre vos mains, dit-elle à mon père, tout en
lui tenant par l’épaule. Elle déglutit un moment avant
de se tourner vers moi.
-« Vous avez bien fait Madame Dieng et je vous en
remercie. Vous avez assuré votre rôle de principale.
Merci pour tout, je ne saurai assez vous remercier »,
déclarais mon père, sans se tourner, fixant vaguement
le néant. Madame Dieng ne lui donnait pas de réponse
mais esquissait juste un petit sourire courtois. On se
fait nos adieux, des adieux tristes. Elle sortit et mon
père et moi fîmes de même pour la raccompagner.
Une fois à la porte de la maison, on se lançait nos
derniers « au revoir, puis elle partit. Je la voyais
marcher fébrilement, supportant l’intrépide chaleur qui
lui tombait sur la tête, jusqu’à disparaître dans le
néant. Je ne lui avais même pas fait savoir combien
j’étais reconnaissant. Je fermai la porte derrière nous
et mes muscles se mirent à se crisper. Je pensais être
plus léger. Je pensais me sentir plus léger. Ma vie
allait changer du tout au tout. Je n’en revenais toujours
pas. Je ne pouvais penser que je m’étais libéré de ces
chaînes toxiques et vicieuses qui ne cessaient de me
lover. Oui, ces reflets obscurs sur la paroi de mon
esprit, venaient de s’envoler, dans un impérissable
voyage. Je réprimais un soupir et me dirigeai vers le
salon, où m’attendaient mon père, ma mère et Chadia.
Un gémissement m’échappa alors que je m’assis
docilement sur le canapé, triste pour la vie dure que
j’eus menée. La voix gutturale de mon père, me
ramena à la réalité :
-« Je viens de parler avec le père de Djamel, ils sont
en route. Heureusement qu’ils étaient dans les
parages. Mais quoiqu’il arrive, je tiens à ce que vous
sachiez que je porterais plainte contre Djamel, ce
gredin qui ne mériterait même pas d’être considéré
comme un humain », s’énerva mon père, refoulant tant
bien que des larmes de tristesse. Il était profondément
touché par tout ce que j’avais subi. Ce n’était point de
sa faute, il ne devait pas culpabiliser autant. Chadia
restait muette, la tête baissée, fixant sans intérêt le sol,
inerte. Elle était mal. Ma mère, comme à son habitude,
semblait indifférente à tout ce qui se passait sous ses
yeux. Elle se contentait juste d’astiquer nerveusement
à l’aide d’un bout de bois, ses dents, tout en grognant
par moment. Les paroles de mon père ne reçurent
aucune réponse. Je fixais mes doigts entrelacés,
incapable de faire sortir de ma bouche le moindre
vocable si ce n’était de sourds geignements.
-« Ils vont bientôt venir mais cet affaire ne se traitera
pas à l’amiable. J’ai toujours considéré Djamel comme
un fils mais là, il vient de perdre tout l’estime que
j’avais en lui, tout, tout… », continua mon père, d’un
ton monolithique. On pouvait discerner dans sa voix
toutes les émotions négatives du monde.
-« D…Désolé Papa, je ne voulais pas vous causer
autant de mal… », osais-je déclarer craintivement.
-« Ce n’est pas de ta faute Harris, tais toi. Justice te
seras rendue, ne t’en fais pas », répliqua mon père.
-« Ce n’est pas de sa faute certes, mais je lui en veux
tellement. Comment a t-il pu nous cacher un secret de
cette ampleur, une chose aussi gigantesque. On aurait
pu l’aider », lança ma sœur, d’une voix qui traduisait
toute l’amertume qui l’accablait. Incapable d’ennuager
cette peine, elle se déchira en pleurs étouffés avant de
quitter en courant, le salon. Chadia représentait tout
pour moi. Je devais lui laisser du temps puisqu’elle
m’en voulait à mort du fait que je lui aie caché un tel
secret. Tout d’un coup, je me levai et sortis du salon
pour aller me cacher dans ma chambre. Mon père
devait calmer ses nerfs, il en avait besoin. Je voulais
aussi me changer les idées, m’occuper l’esprit pour le
reste de la journée, du moins avant l’arrivée des
parents de Djamel. Cette future rencontre risquait
d’être véhémente. Rien que d’y penser, j’en avais les
poils hérissés. J’alpaguais fiévreusement ce moment
car mon père serait capable de dire ou de commettre
l’irréparable, sous les mornes entrelacs de l’irritation. Il
était impulsif. Pour tuer le temps placide et froid aux
embarras de l’Homme, je décidais de faire un peu de
dessin. Le dessin et la peinture, avaient
miraculeusement, tel un élixir thérapeutique, le don de
m’apaiser, de me délester des inquiétudes morbides
du quotidien. Je sortis le tableau et tout le matériel
nécessaire que j’avais dissimulés sous mon lit et
m’installai sur la petite chaise où je faisais mes
exercices scolaires. Ce fut bizarre car, installé, ce fut
comme si j’étais étranger de moi-même. Je ne savais
pas quoi esquisser mais il fallait que j’ébauchasse
quelque chose aussi saugrenu qu’elle pût paraître.
Alors que je peignais d’une main lasse et dénudée de
toute force vitale, le tableau quasi stérile en face de
moi, je sentis le pinceau qui se hâtait de plus en plus. Il
devint un instant frénétique. C’était comme si ma main
s’était détachée de mon corps et je devenais
spectateur d’une œuvre qui se créait elle-même. Je
n’exerçais plus le moindre contrôle de ce qui se tramait
devant mes yeux paralysés. Au final, je fus en face
d’une œuvre amphigourique, totalement bancale. Ce à
quoi j’étais certain, sans nulle équivoque, c’était que je
ne souhaitais pas concrétiser une telle chose. Effrayé,
je cessai tout et courus dehors dans l’intention de me
vider l’esprit. C’était sûrement une hallucination
bénigne, pensais-je pour m’alléger. Ma conscience
était désorientée et je devais tout faire pour ne plus
l’alourdir davantage. Je m’assis sur le pas de la porte
de la maison, envahi par les crachins nitides du soleil,
bousculé par de maigres vents quasi thermiques. Il
faisait très chaud. Je regardais avec nonchalance,
presque endormi, les gens qui passaient et qui
repassaient. Parfois, certains d’entre eux me
jaugeaient quelques secondes, puis continuaient leur
chemin sans énoncer le moindre vocable, la moindre
salutation. Il fallait aussi reconnaître que je ne m’étais
familiarisé avec quasiment personne dans ce quartier
malgré qu’il fut populeux. Je me séquestrais toujours
dans la maison. Aller à l’école où dans de rares cas, à
la boutique pour quelques courses, étaient les seuls
fois où je m’étalais sous la lumière du soleil. Je
n’aimais pas trop le contact avec les gens parce que
j’abhorrais leurs regards aigres et leurs jugements
nocifs : « tu ne parles pas beaucoup, tu es inexistant
dans la discussion, tu devrais manger moins et faire
plus de sport, tu devrais sourire plus souvent, parle
comme un homme, tu as une voix de fillette, tu es trop
discret, tu te comportes comme une fille ». Le soleil
faisait toujours dégringoler ses rayons bouillants, au
milieu du ciel céruléen. Mes paupières furent perlé de
sueur. Je reposai ma tête sur mes genoux et
somnolais. Un instant, je voulus encore sombrer dans
les engrammes noirs de la relation peccamineuse dont
j’avais été victime mais l’entente d’une voix très
familière me l’empêcha. Je soulevais la tête. C’étaient
mes deux petits frères qui venaient de rentrer de
l’école.
-« Harris ? », fit Fadil, troublé de me voir à la maison à
seize heures. Je lui avais confié que les mardis, je
descendais à dix-huit heures. Et vu qu’il n’oubliait
jamais rien, ça lui paraissait bizarre que je ne fusse
pas au lycée à cette heure là.
-« Oui ?, Ça va ? », ébruitais-je en me levant pour leur
céder la place. J’avais aussi l’intention de rentrer à
l’intérieur par la même occasion. Je voulais à tout prix
fuir le sujet qui fâche.
-« Tu ne devrais pas…euh… descendre à dix-huit
heures aujourd’hui ? » continua t-il.
-« Non…si…mais…enfin. Après je te raconterais »,
bafouillais-je péniblement en entrant à l’intérieur.
-« Tu fais maintenant l’école buissonnière ? Je t’en
veux pas, tu as raison, l’école est tellement
ennuyeuse », lança Fadel. Ces propos corroborés d’un
rire presque cynique. Sa phrase me stoppa. Je me
retournais et lui lançai un regard désapprobateur avant
de lui rétorquer :
-« Tu devrais savoir que je ne fais jamais l’école
buissonnière Fadel, c’est vraiment pas drôle du tout.
Prends tes études au sérieux comme le fait Fadil, ça
vaudrait mieux pour toi ». Il esquissa un sourire
narquois et scruta le visage de son frère. Ce dernier le
dévisagea rageusement.
-« Vous m’ennuyez tous les deux avec vos histoires
d’études à tout bout de champ, messieurs les
intellos », s’écria t-il avant d’entrer bruyamment à
l’intérieur. Il pouvait être parfois tellement revêche et
insupportable. Je savais que nous n’avions pas les
mêmes conceptions des études mais ses tendances
altières et comportements simiesques avaient toujours
eu le don de me rendre au plus mal. Parfois ce
n’étaient que de simples billevesées qui ne
m’atteignaient pas mais ses incartades continuelles
m’agaçaient. Il me prenait pour un alien mais comme
son grand frère.
-« Tu sais, il peut se conduire comme un vrai idiot
parfois, mais il a bon cœur », me murmura à l’oreille
Fadil avant de disparaître. Je le suivis. Soudain, avant
même que je n’aie accédé aux abords du salon, un
baroufle retentit dehors mêlé de bruits de moteur. Je
sursautais tout en sachant que c’était mon oncle et ma
tante. Je courus m’occulter dans ma chambre. Après
quelques instants, j’entendis le son de leurs pas
paresseux tintinnabuler contre les carreaux humides
de la maison. Ces sons se prorogeaient et je sentais
qu’ils s’approchaient dangereusement. Je fus
asthénique. Sur le coup, je décidai de faire quelque
chose que je n’avais jamais osé : écouter aux portes.
C’était mal, j’en avais conscience mais il le fallait. Je
sortis alors brusquement et sur la pointe des pieds,
j’avançais subtilement à pas de caméléon, ma bouche
se déchirant en d’indistincts psittacismes, véloces,
incompréhensibles. À quelques encablures du salon,
je m’arrêtai. Le dos au mur, inanimé, j’ouvris des
oreilles soif d’informations. Je percevais alors des
salutations glaciales et raides tout en discernant les
voix d’Amanda et de Karim. Un moment, mon père
intempérant de nature, débuta sans cérémonies les
hostilités. Je l’entendais hausser la voix, s’emporter
avec ardeur. De temps à autre, la voix grêle d’Amanda
surplombait un instant, avant d’être voilée encore par
la voix rude et rocailleuse de mon père. Les propos de
Karim, demeuraient imperceptibles. Soit, il ne parlait
pas ou soit il le faisait de manière posée et dandy. Ce
n’était pas là une discussion où il fallait être
présomptueux ou muscadin, c’était une affaire bien
plus sérieuse, bien plus délicate. On dirait que ce que
j’avais subi ne leur accablait pas autant. J’en
demeurais stupéfait. Un moment, j’ai cru entendre
Karim proposer de traiter l’affaire à l’amiable mais cette
suggestion illusoire n’avait eu comme effet qu’à
exaspérer de plus mon père qui se mit alors à leur
lister avec furie, les incalculables conséquences que
cet acte inculte avait engendré en moi. Et à chaque
fois qu’il nommait une séquelle avec plus ou moins de
ponctuation, je laissais fuir une larme.
Pour une fois, Karim s’irrita. Sa voix s’érigea
inopinément et d’après le bruit que je perçus, je
pouvais deviner qu’il s’était levé de son siège. Je
l’entendis hurler : « D’ailleurs mon frère, j’en ai assez.
J’ai essayé d’être le plus poli possible mais je vois que
tu ne veux rien entendre. Tu connais ton fils, je connais
le mien et je sais qu’il ne serait pas capable de faire
une chose aussi horrible. Tu me déçois beaucoup. Je
ne sais pas comment tu peux le croire comme ça sans
qu’il ne te donne la moindre preuve, c’est
déconcertant. Écoutes, c’est la parole de Harris contre
la sienne. Il vient comme ça de sortir de prison pour de
fausses accusations, et vous voulez en rajouter ?
Assez mon frère, j’en ai assez ». Il fit une pause avant
de continuer cette fois, sur un ton beaucoup plus
posé : « Si Harris a été violé, essayez de trouver le
coupable, si ce qu’il dit est vrai, je suis navré pour lui
mais n’accusez pas sans preuve notre Djamel. Nous
lui avons inculqué les bonnes valeurs en l’occurrence
le fait de toujours dire la vérité et de respecter sa
famille ».
« Tu sais très bien au fond de toi que Harris n’est pas
du genre à raconter des choses infondées. C’est
quelqu’un de sérieux et raisonnable. Et je le crois avec
ou sans preuves, Karim. Tu ne peux pas me
comprendre et j’en suis navré. Et, désolé mais je reste
sur ma décision, porter plainte pour pédophilie,
pédérastie, violences sexuelles et abus de
confiance », lui rétorqua mon père, d’une voix ferme et
décidée. Le seul hic de l’affaire était que je n’avais
aucune preuve pour justifier ce que m’avait fait subir
Djamel. Je n’avais que mes confessions mais il était
vrai qu’elles ne suffisaient pas pour convaincre Karim
et Amanda. Ils avaient une profonde confiance en leur
fils. Je commençais à grelotter de douleurs. J’en avais
marre. Je glissais alors et croulai sur le sol, dépossédé
de toute vitalité. J’eus des vertiges tout à coup et des
céphalées. Quelques instants, je sentis quelqu’un
m’effleurer, je sursautai. Je me dépêchais alors pour
me lever et fus en face de Chadia. Elle semblait
décontenancée et affichait une mine horrifiée.
-« Harris, qu’est ce que tu fais là hein ? Réponds-
moi ». Fadel, Fadil et Accacia sortirent. Je tournais
derrière moi et aperçus aussi mon père. Je ne savais
rien de ce qui s’était passé. Frileux, je courus alors
m’enfermer dans ma chambre. Je refusais d’ouvrir la
porte malgré les frappes incessantes. Je voulais être
seul. Quelques minutes passèrent et je ne ressentais
plus leur présence. J’éteignis la lampe et câlinai
Morphée. Je me réveillai vers dix-neuf heures. Je
remarquais alors que j’avais beaucoup dormi mais que
cela me faisait du bien. Ça avait été relaxant. Oui, ne
rien penser, avoir l’esprit mis sur pause, la conscience
superficielle et légère, les soucis mis au second plan,
m’avaient revitalisé. Je n’avais jamais su faire une
sieste malgré tout. Mes journées, chargées, pleines de
rebondissements et d’émotions disparates me le
refusait. Je me levai du lit, me débarrassais de la
couverture et lâcha un faible soupir avant d’aller ouvrir
les fenêtres. Je constatai là, les ébauchages
crépusculaires du ciel. Il préludait au vêt de sa chape
opaque, noire. Les oiseaux aux plumages duveteux,
se hâtaient pour chercher refuge, leur volée, mêlée de
veules rengaines. La nuit tomba sous peu sans faire
de bruits, lambinant timidement au bord des fenêtres.
Elle se mit à tailler ma silhouette, à la sculpter
divinement, à l’hérisser. J’entendis alors que je décidai
d’aller faire mes exercices, des bruits sur la porte de
ma chambre. J’ouvris avec ma placidité symbolique.
Dans une djellaba d’une blancheur timide, mon père
se présentait à moi, le chapelet à la main. Il avait l’air
soucieux et se plaignait de violentes céphalées. Son
regard fade témoignait de cette douleur.
—Du Doliprane, t’en as n’est-ce pas ? , me demanda t-
il sourdement après qu’il soit entré. Le fait de s’être
tant emporté avec mon oncle l’avait esquinté. Je
cachais toujours dans une boite médicale, divers
médicaments, à cause de ma santé précaire.
—Oui je crois, répondis-je avant d’aller ouvrir ladite
boîte. Il m’en restait une tablette complète, je le lui
donnais. Je le voyais alors soulagé, enlevant les mains
qui recouvraient sa tête.
—Merci Harris, mais après, il faudra qu’on parle, me
lança t-il avec un sourire forcé avant de quitter la
chambre. Quelques minutes passèrent avant que ma
mère, irascible ne débarqua dans ma chambre dans
une effervescence maladive. Elle ferma aussitôt la
porte derrière elle et tchipa fort ténébreusement. Ses
yeux s’embrasaient. D’une voix hurlante dont l’intensité
saurait casser des miroirs, elle débuta alors les
réprimandes volcaniques, où se mêlaient injures et
vociférations fiévreuses. Elle continuait sur le même
ton véhément :
—Pourquoi tu fais ça, hein ? Tu oublies que Djamel est
ton cousin, que le même sang coule dans vos veines ?
Tu penses qu’il serait assez animal pour oser te violer,
dis-moi ? Tu ne fais que me créer des problèmes jour
et nuit Harris, qu’est ce que j’ai fait pour te mériter ?
Non tu n’es pas mon fils Harris, pas du tout, je ne te le
considère plus. Ces paroles me sanglaient, me
jugulaient et m’oppressaient. Je restai coi, le regardant
tout bêtement, apathique. Ma mère me reniait-elle ou
était-ce simplement les effets toxiques de la fougue qui
l’animaient? Je ne pouvais pas trancher, l’émotion qui
m’assaillait étant trop vigoureuse. Je laissais comme
d’habitude, chavirer les perles salines qui quittaient
mes yeux. Ses cris incessants avaient alarmé Chadia.
Elle entra soudainement dans la chambre, confuse.
—Qu’est ce qui se passe ici encore, Maman ? Harris ?
—Je n’en ai pas fini avec toi, proféra ma mère avant
de sortir. Je continuais de pleurer.
—Qu’est-ce que tu as encore Harris ? Tu es toujours
chagriné.
—Ne…ne t’en fais pas Chadia, bafouillais-je, en
larmes. Chadia me fixait durement, les sourcils
froncés. Elle était incapable de changer la situation
déprimante où je me trouvais. Une situation où
malheur et morosité alternaient sans relâche. C’était
une vie que je n’avais jamais souhaitée, une vie
épouvantable, misérable…
—Ne t’inquiètes pas, tu connais très bien ma mère.
Tout va s’arranger bientôt. Je sais que tu as raison à
propos du viol, lâcha Chadia. Je savais bien qu’elle me
comprenait, qu’elle savait que je ne mentais pas, et
que je n’avais absolument rien inventé. Elle se leva,
posa une main réconfortante sur mon épaule, me
sourit gentiment avant de partir. L’envie que j’avais
d’étudier s’envola sur le coup et dans une pâle
immobilité, je laissais les paroles cruelles de ma mère
m’engloutir et résonner en de coriaces carillons dans
mon esprit dérouté. Je laissais fuir un long soupir et
me tombais sur le lit. Je pris mon téléphone et vissa
mes écouteurs sur les oreilles, les yeux larmoyants.
J’avais envie de m’échapper de ce monde chagrin ; la
musique me servait de fil d’Ariane pour accéder au
cosmos fantastique. Elle se mit tout à coup à couler
dans mes oreilles et je m’accrochais de toutes mes
forces à ses ailes stéréophoniques. Je commençais
alors à ressentir ses vibrations, ses reflets, ses
résonnances harmoniques. Ses échos infinis tonnaient
en moi et je me laissais envahir par sa symphonie
libératrice, ses notes réverbérantes. Je continuais de
voltiger dans ce cosmos musical jusqu’à ce qu’on
m’appelât pour le dîner. Je n’avais aucun appétit donc
je décidais d’aller me coucher tôt. Je fis mon lit, enfilai
mon pyjama, me brossai les dents, fis la prière de la
nuit et me coulissais sous la couette, l’esprit
moyennement allégé par la musique. Mes soucis
quotidiens m’empêchaient de me concentrer sur mes
études et je redoutais une baisse considérable de mes
notes. C’était encore là une peur qui s’ajoutait à ma
liste de phobie. Je devais y remédier.
La nuit poursuivait sa lente cavalcade vers les
premières percées de l’aurore. Je sentis le sommeil
m’aimanter après quelques minutes, couché dans le
noir absolu et malheureusement c’était à ce moment là
que mon père entrait dans la chambre. J’avais
totalement oublié qu’on devait parler. Il referma
doucement la porte derrière lui, alluma la lampe avant
de venir s’asseoir sur le lit. Je me levai alors.
—Tu dormais ? Pourtant je t’avais prévenu qu’on
aurait une discussion, émit-il tout en me jaugeant
désespérément. Je ne reconnaissais plus mon père.
Mon cas avait eu plus d’effets sur lui que je le pensais
et je me sentais en quelque sorte responsable. Il avait
beaucoup à faire et je lui rajoutais encore des
préoccupations et pas des moindres.
—J’avais oublié Papa, mais je ne dormais pas encore,
répliquais-je en chuchotement en me débarrassant de
la couette.
—Bien ! Je voulais discuter avec toi sérieusement sur
l’affaire du viol. Je veux que tu m’expliques tout ce qui
s’était passé ce jour là. Ce sera dur mais il faudra que
t’en rappelles, reprit mon père, d’une voix clémente.
Là, un coup de froid intense me traversa outre mesure
le corps tout entier. J’avais le sentiment que mon
visage s’assombrissait tant je ne m’attendais pas à ça
même si je savais qu’il le fallait. C’était sine qua none !
Je répondis faiblement :
—D’accord Papa. Je vais tout te raconter.
Tout a commencé le 26 Décembre 2010 passé. C’était
lors de notre voyage à Saint-Louis pendant les fêtes
de Noël. Le lendemain même de notre arrivée, j’avais
remarqué un comportement étrange de Djamel à mon
égard. Il ne cessait de me regarder, me faisait des
clins d’œil incommodants, des sourires indéchiffrables
et…
—Le lendemain tu dis ? Me coupa t-il, désabusé par
ce que je venais de lui dire.
—Oui Papa, je le fuyais jour et nuit dans la maison
pour échapper à ces actes louches et intimidants et la
nuit alors, je devais partager la même chambre que lui.
J’avais peur, je tremblais car je savais qu’il n’était pas
net. Et…et.
—Ne t’en fais pas continue Harris, qu’est-ce qu’il a fait
cette nuit là ?
—C’est cette nuit, qu’il…qu’il m’a violé pour la
première fois…Cette nuit là a été la pire nuit de toute
ma vie. Je ne pouvais pas crier, ni dire quoi que ce soit
car il me l’interdisait. Ça a été presque comme ça
durant tout le séjour. Je ne disais rien Papa, je
supportais tout Papa.
Je me mis à pleurer chaudement, incapable de
continuer un récit si souffreteux. Mon père me consola.
—Je te crois mon fils. Ce que je n’arrive pas encore à
concevoir, c’est comment et pourquoi un tel acte, un tel
avec son propre cousin. C’est tellement, tellement
inhumain.
—La même chose m’intrigue Papa. Tu comptes porter
plainte ?
—Bien sûr que je le ferais mon fils. Il va nous falloir
des preuves car il pourrait tout nier, je connais Djamel,
il a le sens de la persuasion.
—Il m’en manque malheureusement, je n’ai que mes
confessions et ils suffiront pas je le sais, dis-je, des
traits de déception sur mon visage.
—On trouvera une solution, je pense qu’il existe bel et
bien des preuves cachées : des lettres de menace,
d’harcèlement, des témoins…
—Cette nuit là, il y avait Osman dans la chambre mais
il dormait si profondément que je crois qu’il n’avait rien
vu malheureusement, Papa.
—Des séquelles physiques peut-être ? Te frappait-il ?,
me questionna alors mon père presque en sursaut.
Djamel était très malicieux. Il n’avait laissé rien qui
pourrait le culpabiliser et je commençais à perdre
espoir, à penser qu’on ne me croirait plus. J’acquiesçai
un non par un mouvement de tête et sombrai dans la
douleur.
Mon père ne dit rien. Il resta silencieux presque
pendant une minute, se noyant dans une intense
réflexion. Il se leva un moment, soupira, me tapota
l’épaule et sortis de la chambre à pas feutrés.
J’avais conscience que cette recherche de preuves
serait une vraie gymkhana. Djamel n’avait laissé
aucune trace palpable, aucune voie, absolument rien.
Les preuves étaient les entraves qui empêchait à mon
père de porter plainte et je voulus l’aider. Je désirais
de toute mon âme que Djamel payasse infernalement.
Il faisait nuit et le sommeil commençait à se faire
sentir. Je me levai, éteignis la lampe et me pelotonnais
encore sous la couette. Je fermais les yeux et le
sommeil me happa.
Je me réveillai vers six heures avant même que mon
réveil ne sonnât et assistai de près à la péremption de
la nuit. Je fus prêt à partir pour l’école vers sept heures
moins le quart, après m’être contenté en guise de petit-
déjeuner, d’un quartier de pain enduit de chocolat et
d’un petit bol de chocolat chaud fait à la hâte. J’avais
remarqué que je ne mangeais plus beaucoup. Je
m’étais apprêté de mon grand pull bleu. J’aimais me
vêtir d’amples vêtements pour me sentir plus confiant.
Je sortis de la maison bien avant mes deux petits
frères qui musardaient encore à l’intérieur. Le jour
était là, frimeur. La rue était toujours dense à cette
heure précise car peuplés d’élèves, de gens qui
pressaient le pas pour se rendre au travail, de femmes
qui se hâtaient pour le marché…Moi, je marchais à
reculons. Je n’avais aucune envie de me rendre au
lycée et d’assister encore une fois de plus à une
profusion de railleries fusant de partout. Un soupir las
et nonchalant m’échappa alors que je franchis la porte
du lycée avec des pas mous, presque inexistants. Le
cours n’avait pas encore démarré alors qu’il le devait.
À l’entrée de la porte de la classe, je fermai tout d’un
des yeux engourdis mais les rouvris aussitôt pour fuir
les pensées inquiétantes, ces montres qui
s’enlassaient dans mon âme, me détruisant à coup de
griffes sauvages, tueurs, ces revolvers. Je me
surprenais du calme olympien qui régnait dans la
classe d’habitude piaillarde. Me faisant tout petit, telle
une limaille de fer vile et insignifiante face à une meute
d’aimants, je m’avançais, pénétrant avec effroi le
silence suspect des élèves. Un silence qui se
manifestait dans ma tête, en des doigts vipérins rivés
sur moi, me jugeant, me définissant avec une fausseté
avilissante. Et, arrivé jusqu’à m’asseoir sur ma chaise
sans susciter le moindre mot persifleur, je commençais
à avoir de l’espoir, aussi lilliputien qu’une mèche de
cheveu. Je surfais alors sur une vague d’espérance
quoique ponctuée de reliques douloureux mais qui
disparaissaient tel l’éther pour laisser place à un
monde parfait où le bonheur accort, m’embrassait. Ce
fut une extase virtuelle que je savourais mais d’un
coup, je me reconnectais à la mélancolique réalité où
je n’étais absolument personne, où je ne signifiais rien,
où mes mots étaient ris et balancés dans l’air et mes
actes, jugés ridicules et frivoles. Je tombais alors dans
les orbes noirâtres d’un élève dont le nom m’était
inconnu. Il était plus grand que moi dans la taille et
semblait être le plus âgé de la classe. C’était une
foudre de guerre en apparence. Ses muscles se
dessinaient sur ses bras, avec une proéminence
barbare. Les curieuses gouttes de sueurs poisseuses
qui suintaient sauvagement de son corps,
témoignaient d’une virile animosité en lui. La fureur
malicieuse que je déchiffrais de ses yeux faisait
frissonner ma colonne vertébrale. Tous les yeux
étaient rivés sur nous et le silence qui régnait me fut
sarcastique. Dans mon esprit, en de véloces orémus,
j’implorais ardument l’arrivée du professeur mais ce
dernier comme perdu dans le néant, ne montrait pas
son ombre. Tout d’un coup, alors que je ne m’y
attendais pas, d’un coup de main aussi rapide que
mes yeux ne pouvaient le suivre, il décrocha
violemment mes lunettes et les jeta implacablement
derrière lui avec une sorte de rire caustique. Il se mit
après à me fixer intensément, profondément,
violemment. Je détournais mon regard, lâche et
intimidé par tant de profondeur. Une avalanche de rire
se souleva en chœur et je constatais des mains
m’indexer. Je commençais à dégouliner
irrémédiablement. Soudainement, Gulusa se leva et fit
écran entre nous, une certaine agressivité dans le
regard, scrutant l’autre avec un lourd dédain. Celui-ci
continuait d’ébaucher un sourire gouailleur. Gulusa se
racla la gorge et hurla :
—« Essaie un peu de recommencer ce que tu viens de
faire et je te ferais comprendre ta douleur Morgane .
T’as pas honte de jouer à un jeu aussi vil avec
quelqu’un qui ne te calcule même pas  ? Tête de
linotte ! ». Il se retourna et ramassa les lunettes, le
regard fulminant. Les propos vexatoires de Gulusa
provoqua un moment, un silence général chez les
élèves avant de laisser place à des exclamations, des
rires hostiles, des gestes de surprise et des soupirs
bruyants. Morgane lui, resta de marbre, désemparé. Il
ne devait pas s’attendre à ce que quelqu’un osât le
défier. Il fallait reconnaître que Gulusa avait eu un
sacré cran car de par sa taille, il était quasiment le plus
petit de la classe. Morgane se mordilla
impétuositueusement l’ongle de son pouce d’un geste
hargneux, crayonna de nouveau sur ses lèvres sèches
un sourire distillé avant d’éclater de rire. Il vociféra
avec rage soudainement :
—Écoute mon petit Lulu, je ne veux pas te mêler à
cette histoire donc je t’ordonne de te dégager d’ici. Ce
ne sont pas tes affaires. Ne me cherche pas sinon tu
me trouveras et tu me connais très bien, je te ferai
payer. Leur algarade devant mes yeux lâches, faisait
osciller mon corps et me donnait une chaleur acide.
—« Alors je crois que la journée risque d’être sportive
mon cher Morgane car je ne laisserai personne
toucher à Harris », rugit Gulusa avant de me remettre
mes lunettes et de me tirer par la main pour qu’on allât
s’asseoir. Le professeur d’Anglais, Monsieur Tahir
entrait en ce moment là. Morgane frappa la paume de
son poing fermé avec fureur et à pas de géant alla
s’asseoir à sa place, derrière au fond. Je savais qu’il
n’en avait pas fini avec nous et comme l’avait dit
Gulusa, la journée risquait d’être sportive. J’étais
tétanisé. Le professeur ressortit aussi vite qu’il était
entré.
Gulusa remarqua que je n’étais pas bien et essaya de
tempérer mes affres :
—« Ne t’inquiètes pas, Morgane fais toujours ça.
Intimider les nouveaux c’est son passe-temps favori
mais ça ne passera pas avec toi ». Je m’en voulais
tellement que ce soit Gulusa qui vînt m’aider. Je devais
me défendre tout seul mais la peur m’avait
enveloppée.
—Tu connais Morgane ?, lui demandais-je rapidement,
en murmures. Il acquiesça un « oui » de la tête, plissa
ses petits yeux noir corbeau avant de dire :
—« Oui, je le connais bien. Il était dans la même
classe que mon grand-frère et venait souvent à la
maison. C’est là que j’ai su qu’il n’était pas quelqu’un
de recommandable. C’est la deuxième fois qu’il
redouble, en ce moment il devrait normalement être à
l’université mais regarde-le, toujours là à jouer aux
gros durs avec ses cadets, c’est pitoyable ». Au
moment où Gulusa termina sa phrase, le professeur
rentrait de nouveau dans la classe. Il avait l’air d’être
quelqu’un de très pressé ; ses pas lestes le
témoignaient. Il était de taille moyenne et avait la peau
mate. Il portait aussi des lunettes comme la quasi-
totalité des professeurs. Son regard était tout ce qu’il
y’avait de plus câlin, nul trait d’austérité à première
vue. Je savais que j’allais m’entendre avec lui. Il
esquissa un sourire cordial et se présenta en anglais.
Son anglais parlé était fluide et exquis. Il parlait d’une
voix musicale et on aurait dit qu’il était un anglais pur
et dur. « C’est de la dentelle », me lança Gulusa, capté
par tant de finesse.
Après avoir terminé, il nous demanda à tous de faire
pareil, suivant les rangées. Je fus pris d’un léger
vertige.
Mon tour arriva plus vite que je ne le pensais. Je me
levai, le stress dans la poitrine et me présentai à
l’instar de tout le monde et comme à chaque fois que
je me mettais à parler, je provoquais aussi cette fois
encore des gloussements. Ceci choqua Mr Tahir. Il
leur demanda de baisser le ton et me félicita ; j’avais
fait la meilleure présentation selon lui, malgré mes
insignes bredouillements. Après une heure et demie
de cours normal et stable, on sortait faire une pause
avant le début de l’autre cours. J’étais avec Gulusa,
discutant des futurs devoirs. Soudainement, une envie
pressante me prit et je lui dis :
—« Je vais aux toilettes, je reviens tout de suite ne
bouge pas surtout ». Il hocha la tête et je partis. Arrivé
auxdits toilettes, j’entrai et fermai la porte derrière moi.
Lorsque je terminai et prêt pour sortir, je remarquais
avec affolement que la porte refusais de s’ouvrir.
J’essayais de toutes mes forces mais c’était vain. Je
perçus alors la voix satirique de Morgane résonner de
l’extérieur. Je compris qu’il m’avait enfermé. Je n’en
revenais pas qu’il eût fait un tel acte. Il me détestait
alors que je ne lui avais absolument rien fait. Je le
suppliais d’ouvrir la porte, mais en réponse, j’obtenais
que des rires sadiques. Un instant, je l’entendis plus et
je sus qu’il était parti et m’avait laissé seul. Je frappais
de toutes mes forces la porte et hurlai jusqu’à m’en
casser les cordes vocales mais aucun secours.
J’entendais seulement ma propre voix tinter. Lorsque
les cours débutaient, aucun élève ne traînait dehors et
les toilettes étaient trop éloignés des salles de classe.
Je continuais de taper la porte et mes mains
commencèrent à me faire mal. Je m’affaissais alors sur
le sol, épuisé et opprimé. J’avais plus de souffle : ma
respiration s’accélérait. Les murs vierges et nus, d’une
blancheur candide me donnaient un coup de froid. Et
un moment, je sentis qu’ils se rapprochaient
dangereusement de moi. Je me mis à trépider
atrocement alors que les minutes s’écoulaient dans un
silence minéral. Ma vie se résumait à ça, de jolis
malheurs çà et là et que je subissais avec une
élégante détresse. J’ignorais pourquoi le destin
s’acharnait autant sur moi. J’ignorais pourquoi il aimait
tant mettre à travers de ma route, des entraves. La
claustration commençait à m’enfiévrer. Je devins
lymphatique, gisant sur le sol, entre les quatre murs
stériles. « Que fais Gulusa, n’a-t-il pas trouvé suspect
mon absence ? », radotais-je infiniment, d’une voix
déclinante. Heureusement, c’était comme s’il avait
entendu mes appels pathétiques. Je l’entendis de
l’extérieur crier vivement mon nom, je lui répondis
hâtivement. Il se précipita et ouvrit facilement la porte.
Morgane n’avait pas emporté avec lui la clé ; elle était
là pendant tout ce temps. Je n’en revenais pas. Une
telle cruauté me laissait perplexe. L’air extérieur
m’avait manqué, si j’avais resté un peu plus longtemps
enfermé, j’allais m’évanouir. Mes jambes devinrent
flageolantes et mon corps tout engourdi. Je soufflai de
toutes mes forces, sous les yeux médusés de Gulusa
et qui un moment dit avec exaspération :
—« Ne me dis rien, c’est Morgane n’est ce pas ?
J’aurais dû m’en douter depuis le début, lorsque je l’ai
vu entrer en classe avec une certaine jovialité dans le
visage. C’est une vraie teigne et il m’était sûr qu’il s’en
prendrait lâchement à toi. Il verra ce qui va lui arriver ».
Il vint m’aider à me lever, des étincelles dans les yeux.
—Ça ne t’as pas interloqué de ne pas me revoir ?, lui
demandai-je doucement, à bout de force.
—« Si bien-sûr mais je ne pensais pas qu’on t’avait
enfermé là-dedans jusqu’à ce que j’entendisse
Morgane dire, après que le professeur t’ait appelé, que
peut-être tu t’étais perdu dans les toilettes. J’ai
sursauté en ce moment même et demandé la
permission de sortir». Je le croyais car il n’aurait eu
aucune intention de me laisser dans les toilettes. Il
m’avait aidé et je ne cessais de le remercier. S’il n’était
pas arrivé, ç’aurait pu être cataclysmique pour moi. Il
me raccompagna dans la classe et mentit au
professeur concernant ma longue absence sous les
yeux brûlants d’animosité de Morgane. Il ne s’attendait
pas à me voir de sitôt. On se donnait des regards
éloquents. Je n’étais pas arrivé à me concentrer sur le
cours de physique alors que c’était mon favori. Mon
considérable retard et la dure pression me freinaient.
J’avais l’esprit alerte, souffrant de bougeotte.
Le reste des cours se passa dans une totale
monotonie même si j’avais de temps à autre quelques
névroses.
L’heure de la descente pointa le bout de son nez vers
seize heures et nous voilà tous sortis, prêts à se dire
au revoir. Gulusa gardait toujours un profond
ressentiment envers Morgane mais je lui interdisais de
s’en prendre à lui. Après maintes supplications, il
concéda malgré lui. « D’accord mais s’il continue de te
tracasser, tu me dis et je lui réglerai son compte », me
dit-il avant qu’on ne se présente nos adieux. Au
moment où il ne me restait qu’à franchir la porte de
l’école et partir, un élève arrêta net sa course folle
devant moi et haletant, me confia que la principale
voulait me voir. C’était la même personne qui était
venu la veille me chercher. Je le remerciai et me
dirigeai vers le bureau de celle-ci. Je l’y trouvais ainsi
que mademoiselle Paula. Cette dernière magnant
frénétiquement son téléphone assise sur une chaise et
elle, s’occupant activement de ses infinies tâches
virtuelles. Elles suspendirent toutes les deux ce qui les
occupait et se tournèrent presque synchroniquement
vers moi comme je frappais à la porte déjà ouverte.
—Bonjour, ébruitai-je timidement. Elles esquissèrent
chacune un sourire guilleret et me demandèrent de
m’asseoir.
—Harris, comment tu vas ? J’espère que tu surmontes
le coup même si je sais que ce n’est pas facile, me
questionna Madame Dieng tout en me regardant avec
des yeux soifs de révélations. Je m’assis de manière
poussive, réfléchissant à comment j’allais agencer les
mots qui sortiraient de ma bouche.
—Oui Madame, j’avoue que depuis que je me suis
libéré de ce lourd secret, je me sens beaucoup plus
léger. Par ailleurs, mon père a décidé de porter plainte
contre mon cousin, lâchais-je, content d’avoir
extériorisé ces mots.
Mademoiselle Paula me félicita et agréa avec la
décision de mon père. Madame Dieng reprit :
—« C’est bien, j’espère que ton père va pour le mieux.
Je l’avais laissé totalement abattu hier et je sais que
cette décision n’avait pas été facile pour lui. C’est une
affaire très délicate car interfamiliale ». Madame Dieng
avait vu juste, mon père était accablé de devoir
prendre cette décision même si c’était la seule. Moi
seul connaissais la douleur qui me houspillait
incessamment et donc aussi moi seul savais quelle
punition était à la hauteur d’un acte aussi odieux.
—C’est vrai mais il dit que c’est la meilleure décision
pour faire payer mon cousin et qu’il sache qu’il a
toujours été dans l’erreur. Mon père dit qu’un
emprisonnement purgera son âme et que ça lui ferait
voir ses fautes et ses mauvais actes passéistes,
répliquais-je spontanément sans balbutiements ni
bégaiements. Je me surprenais même des mots qui se
hâtaient de fuir ma bouche avec une plastique facilité.
—Bon, on voulait juste avoir de tes nouvelles et
connaître la décision de ton père par rapport à la
situation. Nous espérons aussi qu’après tout ça, tu
mettras tout derrière toi et te concentrer sur tes études,
dit mademoiselle Paula, une mince couche de
cordialités dans ses traits. Elle était une personne
exceptionnelle et tout cela fut possible grâce à son
support et son soutien indéfectibles. Je les remerciais
toutes les deux et Madame Dieng me demanda de lui
donner le numéro de téléphone de mon père pour
garder contact avec lui, ce que je fis. On se présenta
nos adieux avec courtoisie et je sortis du bureau, prêt
pour une quinzaine de minutes de marche.
Arrivé au milieu du lycée, trois élèves sortis du nulle
part, vinrent m’encercler. Je les reconnus tout de suite.
Morgane en faisait partie et les deux autres aussi
étaient dans notre classe. Je ravalai ma salive,
bouleversé. Ils se mirent à me barrer le chemin et me
trainèrent dans un coin loin des regards malgré mes
secouements énergiques. Là, je fus pétrifié. Ils
gloussèrent, remarquant l’état pitoyable dont je me
trouvais. Morgane s’écria :
—Et maintenant le binoclard? Tu fais moins le fier sans
ton petit acolyte hein ? Où en étions-nous déjà ce
matin, ah les lunettes. Il m’arracha les lunettes
violemment tandis que les deux autres me tenaient les
mains. Ils les avaient entrecroisé de sorte que je
pouvais même plus bouger.
—Vous me faîtes mal, arrêtez s’il vous plaît, leur
suppliais-je en pleurs mais ce fut comme si je parlais à
des sourds.
—Ecoute Harris, les types comme toi, nous, on en fait
qu’une bouchée. Morveux que t’es, se vanta Morgane
me tenant par la nuque. Ils rigolaient cruellement. J’en
pouvais plus d’être ridiculisé de la sorte.
—Rends-moi mes lunettes Morgane, je t’en supplie
rends-les moi, s’il te plaît, gémis-je, ma voix
s’essoufflant jusqu’à se fendre à la fin. Ils étaient sans
cœur, mes paroles ne faisaient qu’intensifier leur
rigolades. Mes mains cramaient à force d’être
durement entrelacées. Morgane me redit, d’un air
grossier :
—« Je te rendrais tes lunettes à une condition. Il va
falloir que tu me remettes demain matin à la première
heure, la somme de trente mille francs que nous allons
se partager tous les trois ». Ces propos me choquèrent
sur le coup. Je me débattais vainement. Morgane me
faisait chanter et je n’arrivais pas à le concevoir mais, il
m’était certain qu’il ne céderait pas.
—S’il te plaît, rends-les moi, essayais-je une énième
fois, sans succès. Les deux autres me lâchèrent
subitement les mains et je déboulai sur le sol, les
mains exsangues. Morgane me donna un coup de pied
sur la tête et je dégringolai totalement. Il se pencha sur
moi, me souleva le menton et me lança :
—Demain à la première heure, trente mille francs. Ils
disparurent après tous les trois, triomphants. Moi,
j’étais comme paralysé. Je tentais de me relever mais
mon corps n’obéissait pas. Je me retenais tant bien
que mal pour ne pas déclencher une crise de nerfs.
Des nausées me prirent et je ne pus retenir les
vomissements qui sortirent en logorrhée. Je m’efforçai
de me lever et je réussis à le faire après plus d’une
dizaine de tentatives creuses. J’endossai mon sac et
commençais à marcher lentement. Il faisait
terriblement chaud : une fournaise inouïe brouillait l’air.
Je continuais ma marche douloureuse tout en sentant
les morsures calorifiques du soleil érafler mon visage
déjà embué. J’étais dans une sorte de ruelle, un
passage que je n’avais jamais emprunté auparavant.
La forte chaleur faisait même oublier au ciel d’être
bleu. Je me noyai dans un concert de silence
inquiétant. Le chemin ne finissait jamais, long, infini,
muet. Mes yeux tarissaient, pleins de sables et de
soleils, oxydés par l’air pollué, rufisquois. Après des
minutes de marche qui me paraissaient être une
éternité, la rue multicolore s’offrit à moi dans une
écharpe de fumée : les détonations bruyantes, les
confusions de parfums, les huées infantiles. Je
poursuivais ma marche éprouvante, sentant la folle
chaleur se sécher sur mon front thermique.
Le soleil se cachait derrière un stratus qui végétait
solitairement alors que j’atteignais la maison, soulagé
mais démesurément touché au fond de moi. J’ouvris la
porte et entrai à l’intérieur, l’esprit gourd, les mains
molles et les yeux pleins de filaments rouge sang. Je
titubais presque lorsque je rejoignis ma chambre après
avoir salué mes parents dans le salon. Je plongeai
d’un bond brusque sur le lit et me noyai dans une sorte
de torpeur. Je serrais les poings, honteux et lâche ; un
florilège de litanies inintelligibles sortant de ma bouche.
Je ne m’étais jamais senti aussi méprisable. Couché
sur le lit, à côté d’une flaque de larmes, je me traitais
de tous les noms d’oiseau. Je frappais le lit avec
déchaînement, le moral tracassin. Je n’avais pas de
répit et je le savais. Les problèmes qui me guettaient
patiemment à la maison allaient vite eux aussi, sortir
de leur cachettes : l’affaire du viol, la plainte, la colère
noire de ma mère, la froideur de Chadia. Penser à tout
cela me rendait encore plus déchiré. Je ne savais pas
comment j’allais récupérer mes lunettes. Je
considérais les avoir perdus car je savais que mon
père ne me donnerait pas trente mille francs sans
explications. Mais sans mes lunettes, je voyais flou. La
myopie n’était pas très sévère mais quand même il me
les fallait . Je sanglotais à l’idée de penser que je ne
les retrouverais peut-être plus jamais. « Que je vais-je
dire à mon père s’il me pose des questions à propos
des lunettes ? Comment faire pour qu’ils ne
remarquent pas leur absence sur mes yeux ?
Comment les récupérerais-je ? » Ces trois questions
me taraudaient l’esprit. Des bribes confuses de la
scène où Morgane me les arrachait avec brutalité ne
cessait de m’apparaître dans une dentelle de cendre.
Oui, Le film de ce dur moment continuait de me
déchirer la tête. Je pris la décision un moment de les
gommer de mon esprit, pour mon bien-être mais aussi
pour ne pas être victime d’enquête. Mes épaules
s’affaissèrent alors que je décidai d’aller prendre une
douche et ainsi laver toute la souillure honteuse qui
m’importunait. C’est au moment où je fus sur le point
d’entrer dans les toilettes que Fadel fit irruption dans
ma chambre, un certain spleen, soulignant ses traits.
—Harris, j’ai tout compris, me dit-il tout en s’avançant
avec une extrême lassitude.
—Tu sais quoi Fadel ?, m’enquis-je, effaré. Il se posa
sur le lit, laissa son regard vagabonder un instant,
étudia ses ongles avant d’ébruiter :
—Je sais ce que Djamel t’as fait, Harris. Je comprends
pourquoi tu n’as rien dit mais saches que je suis avec
toi, c’est tellement horrible mon frère, sa voix se
craquela à la fin. Il était mal et ça me touchais. J’étais
ému de voir que lui au moins s’intéressais à moi. Je
m’assis à côté de lui, en serviettes et le consola.
—C’est vrai que c’est dur mais je le supporte. Tout
finira par s’arranger bientôt., lui dis-je, tout affecté. Il
me fixa du regard, avec des yeux débordants
d’émotion. Les secondes impassibles passaient. Nous
laissions le silence parler pour nous, trôner fièrement
et s’approprier de la conversation délétère de par sa
nullité et son inanité blanchâtres. Fadel un moment, le
brisa :
—« C’est lui qui t’avait envoyé ce message de menace
alors ? », questionna-t-il fébrilement. Cette question
m’appâta inflexiblement. Tout d’un coup, il me fut venu
à l’esprit que ce fameux message pourrait servir de
confirmation de viol. Je me traitais de tous les mauvais
noms du fait que je n’eusse pas songé plutôt à ce
message. Je soubresautai alors, un filet d’espoir sur
mon visage.
—Mais c’est vrai Fadel. Nous cherchions des preuves
pour pouvoir inculper Djamel et le message de
menaces qu’il avait envoyé constitue quelque chose
de solide, d’irréfutable, proférai-je d’un trait. La face de
mon frère s’éclaircit et il dit :
—« Mais oui ! Heureusement que je ne l’avais pas
encore supprimé du téléphone. Je l’avais gardé car je
savais qu’il servirait un jour ». Ça m’a fait du bien
d’entendre les propos de mon frère. L’espoir
commençait à s’agripper en moi. Je le sentis sauter à
travers mes os et grésiller sur ma peau comme de la
glace sur un brûleur.
—« J’avais cassé le téléphone ce jour-là non » ?
—« Oui mais je l’ai réparé ».
—Gardes-le précieusement Fadel. Tu me sauves la
vie, tu es le plus génial des frères. Je t’aime.
—On n’est pas des frères pour rien. On doit s’épauler.
On s’enlaça dans une longue étreinte de soulagement.
Je ne me sentais pas totalement soulagé car les
soucis persistaient toujours, juchés à la surface de ma
tête mais une charge aussi vénielle soit-elle, se
détachait de ma conscience troublante. Fadel partit et
je me dirigeai vers la salle de bain, manquant de près
de me cogner contre le mur tant ma vision n’était pas
bonne. Je finis ma douche. La porte de ma chambre se
grinça bientôt dans un fort couinement et laissa
apparaître encore Fadel. Il dit :
—Viens Harris, on t’attend pour le déjeuner.
—On déjeune pas que tous les deux ? Fadil l’a déjà
fait je pense non ? Lui demandai-je.
—Lui et Accacia ont déjà déjeuné. Papa et maman pas
encore car ils étaient sortis.
—« D’accord ! Je m’habille et je vous rejoins ».
J’arrivai au moment où Accacia posai le bol sur la
natte. Mes parents et Fadel s’étaient déjà installés.
—Assieds-toi Harris, me lança mon père alors qu’il
prenait une cuillère. J’obéis. La prise de la cuillère fut
un véritable combat, mes yeux piquaient terriblement.
Je faillis me faire attraper mais la chance était de mon
côté.
Ma mère détenait toujours une antipathie envers moi.
Je la voyais grommeler sourdement. Elle ouvrit le
grand bol. C’était le plat préféré de Fadel et je le vis
s’extasier aussitôt : du couscous au poulet frit, un plat
dont Accacia avait le don de cuisiner divinement. On
mangeait dans une atmosphère électrique. On
entendait que les ridicules cliquetis des cuillères contre
le bol en aluminium. Je préférais quand même cette
ambiance car ça me permettait de ne pas avoir à
révéler quoi que soit. Mais un moment, ma mère tua ce
climat réfrigérant :
—« Où en êtes-vous avec votre plainte Hamza ? Si je
peux vous donner un conseil, je vous dirais d’arrêter ce
que vous faîtes avant que vous n’atteigniez le point de
non retour. Il est encore temps de tout annuler. C’est
ridicule ce que raconte Harris, être violer par un
homme, en plus son propre cousin franchement, il
n’avait donc rien de mieux pour être plus crédible ? Je
vous en conjure Hamza. Que vont penser nos proches,
la famille, notre entourage » ? Se lamenta t-elle,
forcenée.
Ces paroles provoquèrent chez moi un sentiment de
honte alors qu’elles laissèrent mon père totalement
indifférent. Il continuait ses grosses bouchées
frénétiques, faisant comme s’il n’avait rien attendu. Ma
mère s’aigrit alors et bouda le repas. Elle se leva d’un
geste nerveux et se mit dans de criardes lamentations.
Je me levai aussi, incapable de manger. L’attitude de
ma mère me faisait mettre en question la décision de
porter plainte car je ne voudrais pas qu’elle garde une
rancœur envers moi, je ne pouvais le supporter. Mon
père me demanda pourquoi je ne mangeais plus, je lui
répondis que je n’avais plus faim, même si ce n’était
point le cas. La sonnerie de la maison retentit au
moment où je déposais ma cuillère et j’allais ouvrir.
C’était la voisine Awa. Elle habitait la maison en face
de la nôtre et avait précisément le même âge que ma
mère. Elles étaient très proches, passant presque tout
leur temps libre à discuter de ci et de ça, parfois chez
nous et d’autres fois chez elle. Elles se racontaient
tout. Elle tenait un bol de faïence rempli à la main.
L’odeur gourmande qui s’y émanait me fit savoir que
c’était de la marmelade, un plat dont j’étais
particulièrement friand. Elle débuta les longues
salutations à la sénégalaise avec mon père avant que
ma mère alarmée par la voix herculéenne de son amie,
n’apparût. Elle prit le relais et les voilà déjà dans leur
bulle, gesticulant, riant intensément, se tapotant, se
jaugeant…Moi, j’étais assis sur le banc, à coté de mon
père et de Fadel qui ne montraient pas encore aucun
signe de rassasiement. Des minutes passèrent avant
qu’Awa ne remît le bol à ma mère.
—Tu ne devrais te donner une telle peine Awa
franchement.
—Ce n’est rien toi aussi hein, c’est juste un petit
présent à accepter.
—Merci pour tout mais tu pouvais ne pas te déranger.
—Ne t’inquiètes surtout pas ma chère
La discussion prit fin de cette manière et Awa nous
souhaita toute sorte de félicité avant de s’en aller. Ma
mère ferma la porte derrière elle, ouvrit le bol, dénigra
le contenu après avoir pris une bouchée et le referma
tout en esquissant une sorte de rictus. Elle s’approcha
de nous et lança :
—C’est encore une de ces marmelades. Si vous en
voulez, vous pouvez aller en prendre. Elle entra dans
la cuisine et y posa le bol. Son visage était ennuyé et
sa bouche pincée avec un dédain latent lorsqu’elle alla
de nouveau rejoindre sa chambre. Le regard furibond
qu’elle me jeta, suspendit ma respiration. En ce
moment précis, à l’intérieur de moi-même et en de
silencieux cris, je me débattais contre ses ires. L’idée
de la plainte la rendait plus coléreuse que d’habitude
et je ne souhaitais pas être de nouveau victime de ses
courroux. Par la même occasion, je n’aimais pas la voir
se fâcher contre moi. J’avais décidé malgré-moi alors,
d’oublier l’idée de la plainte même si j’hésitais à le
confier à mon père. Je me levais et marchais à tâtons
pour aller me servir de la marmelade. Je raffolais de
cette faite à base d’orange. Je me refugiais dans le
salon et dégustais avec inquiétude, ma tasse remplie.
Je fus quand bien même sur le qui-vive, redoutant les
grosses paroles de ma mère, ses réprimandes, ses
mots qui avaient toujours leur effet sur moi. Le simple
fait de penser qu’elle m’avait renié provoquait un
glissement de terrain dans mon esprit. Je ne le
concevais pas encore. Je la crus bluffer, avec un léger
doute indéfinissable. Les minutes filèrent et je finis de
manger. Mon père apparut. Je ne l’avais pas remarqué
au début.
—Ah Harris, je te cherchais, fit-il tout en s’approchant.
Je me redressai et lui tendis l’oreille, attendant qu’il
poursuivit. Il prit un air grave et jeta un regard absent
par la fenêtre. Il énonça d’un ton léger après un
soupir :
—« Ton frère vient de me parler d’un message
d’harcèlement que t’aurais expédié ton cousin, c’est
vrai » ? Mes yeux restèrent rivés sur lui, le regard
frivolement troublé. Je ne sus pas comment lui avouer
que je ne désirais plus porter plainte. Ma mère m’en
empêchait. Elle ne m’avait pas facilité la tâche. D’un
autre côté, ma conscience me soufflait dans un
ressassement presque impitoyable, que mon cousin
m'avait tout volé, qu’il était plus que nécessaire qu'il
endossât la responsabilité de ses actes ; crimes
tortionnaires, amoraux, pervers... Je ne savais plus
sur quel pied danser. La voix rocailleuse de mon père
me tira de mes songes confus :
—« Harris, je t’écoute là. Qu’est ce qui ne va pas ? »
Je lui jetai un coup d’œil volé, affolé. Mes pupilles se
bousculaient dans mes yeux et se hâtaient dans tous
azimuts.
—« Euh…ça, oui… », bredouillais-je, les yeux baissés.
Un silence funèbre accueillirent mes propos. Mon père
parut sceptique et je le comprenais. L’étrange attitude
que j’adoptais dus lui inciter à l’effarement. Il proféra
machinalement :
—« Je vois que tu ne vas pas pour le mieux en ce
moment. Tu essaies de camoufler un mal de vivre. Dis-
moi ce qui cloche, je t’écoute ». Sa lecture sur mon
visage n’était pas fallacieuse.
—Non papa, ce n’est pas…, il me coupa court.
—« Dis-moi tout », insista t-il. Je ne pus alors me
résoudre à lui cacher ce que je ressentais à propos de
l’attitude de ma mère concernant l’idée de la plainte.
J’énonçais alors d’une voix mêlant timidité et chagrin :
—« C’est ma mère, elle me conjure de ne pas porter
plainte et j’ai peur de continuer. Elle ne me parle même
plus et… ». Je peinais à finir ma phrase, une vive
émotion m’ayant pris. Je me crispai alors, refusant de
faire sortir les larmes qui se brusquaient dans mes
yeux.
L’expression sur le visage de mon père se raidit et son
regard se fit vite polaire. Il criait presque, gesticulant
nerveusement :
—Ta mère et encore ta mère, ah Latifa !. Il sembla
soudain découragé. Son regard resta plat. Un moment
passa avant qu’il ne poursuivit dans un ton beaucoup
plus calme, froid :
—« Je n’en sais plus rien. Cet affaire commence
vraiment à devenir écrasant. Veux-tu aller prendre le
téléphone et me montrer le message en question » ?
Je décelais des aspérités dans sa voix. J’acquiesçai
d’un signe de tête et partis à la recherche de mon
frère.
On se croisa à la porte de sa chambre et je lui dis d’un
ton calme :
—« Papa demande à voir le message ».
—D’accord, me répondit-il, tout en manipulant son
téléphone à la recherche de l’unique preuve palpable
qui saurait nous aider. Il me tendit soudainement le
téléphone, l’air ravi :
—« Le voici Harris ». Je ne pris même pas le temps de
le lire et de m’appesantir sur ses abjections dérisoires.
On rejoignit notre père dans le salon, toujours aussi
soucieux. Je lui donnai le téléphone et il se mit à le lire
silencieusement, sans expression apparente.
—« Je ne reconnais plus Djamel. Il me déçoit
beaucoup, énonça mon père d’un ton maussade. Il
poursuivit, l’index dirigé vers le téléphone :  « Là, il est
clair que c’est de l’harcèlement pur et dur ».
Moi et mon frère demeurèrent silencieux. Un moment,
je demandai timidement:
—Que va-t-on faire Papa ?
—« Harris, c’est vrai que c’est compliqué car c’est une
histoire de famille mais ma conscience ne me permet
pas de laisser tout tomber. Je me sens coupable de
n’avoir rien vu, c’est ça mon problème. En fait, j’ai des
remords ». J’étais tiraillé entre deux côtés, entre deux
décisions aux conséquences énormes et je fus dans
l’aboulie la plus totale. J’ai toujours prôné en faveur de
la cohésion et la bonne entente de ma famille contre
moi-même, mes désirs, mes choix, mon bien-être. Ce
fut une sorte d’abnégation presque exagérée et à quoi
je n’ai jamais su résister. Sur place, je compris que j’ai
été trop allocentrique, trop altruiste. Je changeai
encore une fois de décision : porter plainte et me
défendre bec et ongles pour me réconcilier avec mon
passé. Je fis part de ce changement soudain à mon
père.
—Je commencerai la procédure demain matin, ne t’en
fais pas, ébruita t-il, d’une voix tranquille, un peu plus
détendu par l’idée que je soutenais sa décision.
Chadia me manquait ; à cause de son travail chargé,
elle ne revenait à la maison que pendant le week-end.
Elle seule, saurait faire décolérer ma mère. Tous mes
espoirs étaient basés sur elle. J’espérai que ma mère
saurait un jour me pardonner et comprendre mon acte,
mes sévices, mon lourd passé, mes souffrances
quotidiennes, mes calvaires à l’école, ma vie
piétinée…
Les heures passèrent, se succédèrent dans une
course effrénée, infinie. Le jour périma, la nuit prit sa
place. La nuit noire, ténébreuse, nébuleuse !
Couché sur mon lit, j’essayais avec difficulté de tomber
dans les bras de Morphée ; il était vingt deux heures et
j’avais terminé mes exercices. Incapable de dormir, je
me levais alors, sortis, bus de l’eau et revins me
recoucher, le sommeil était là, prêt à me transporter
ailleurs avec lui , dans le pays des songes, dans le
pays du bonheur.
Je me réveillais vers cinq heures sans savoir pourquoi.
C’était trop matinal. Je me recouchais. Mon alarme
tinta et je me réveillais cette fois pour de bon.
J’émergeai difficilement et l’éteignis. Je jetai un coup
d’œil sur mon téléphone qui affichait : 6h 45. Je me
levais et allai ouvrir les fenêtres, un rituel. Les
premières clartés de l’aube s’introduisaient dans le
firmament d’un bleu sale, encore sous l’influence des
cendres de la nuit. J’aimais ouvrir les fenêtres à cette
heure et sentir l’odeur laiteuse de l’aurore, les zéphyrs
sucrés du matin, l’humidité veloutée de l’air due à la
rosée. Je raffolais aussi apercevoir mésanges
charbonnières, pinsons, passereaux et moineaux
planer dans les bourrasques aurorales, tout en
chantonnant mélodieusement. Oui, c’était l’unique
moment de la journée où un trait d’allégresse s’infiltrait
en moi. Je poursuivis les rituels à l’instar de mes deux
frères et je sortis de la maison pour l’école vers sept
heures cinquante. Je rencontrais sur mon chemin toute
sorte de monde, aux pas véloces. J’aperçus dans un
coin, défiler des femmes aux pagnes délavés,
décolorés, salis par leurs innombrables pérégrinations
dans les rues poussiéreuses. Elles tenaient des seaux
remplis d’eau. Certaines les portaient sur leur tête nue,
d’autres les empoignaient, supportant tant bien que
mal le poids lourd, qui courbait leur corps. « Qu’elles
sont braves », me disais-je intérieurement avant de
continuer ma marche lâche vers l’école, cet endroit
anxiogène à mon égard. J’y redoutais Morgane et ses
deux acolytes. Je me demandais comment j’allais me
comporter avec eux. À la porte de la classe, je déglutis
laborieusement, l’esprit comme serré avec un lasso.
Un chapelet de gouttes de sueurs m’ornait le front,
étoffées, huileuses. Mon regard se croisa avec celui de
Morgane et rapidement je détournai les yeux. Je
m’assis encore à coté de Gulusa et jetai un regard
furtif à Morgane. Ses yeux sibyllins, noir de jais,
flinguaient le tableau noir avec une concentration
presque énigmatique.
—Qui est ce que tu regardes comme ça ?, me lança
sans cérémonie Gulusa et me fit sursauter de frayeur.
—Euh…non je regarde personne…
Il me faisait toujours peur, je l’admettais. Son regard
noir me terrifiait. Mademoiselle Paula entra et je me
sentis un peu mieux. En sa présence, je ne craignais
rien.
—Je suis tellement content qu’elle soit notre
professeur de français, elle est très amiteuse,
pédagogue, bienveillante et est aussi une bonne
formatrice, soufflais-je à mon camarade.
—Tu l’adules un peu trop non ?
—Tu ne comprends pas…
—Que suis-je censé comprendre Harris ?
—Madame Paula est plus qu’une maîtresse pour moi.
—Ah bon, expliques.
—Je te dirais… fis-je pour ne pas entrer dans les
détails. Je ne pouvais me permettre de tout lui dire. Il
restait un fidèle achate pour moi et il me semblait affidé
mais je n’étais pas encore capable de tout lui révéler.
J’espérais qu’un jour je lui partagerai tous les secrets
qui m’assaillaient. Le cours débuta et continuait de
s’éterniser sans que je n’eus à me sentir ridicule et
honteux. Morgane ne s’était pas encore décider à me
rendre la journée difficile. Lorsque la sonnerie retentit,
je me crus être dans un rêve. C’était la toute première
fois qu’un cours s’achevait sans qu’une larme ne
traversât mes joues. Je peinais à croire que c’était
arrivé. Je ne pus le concevoir tellement c’était un
miracle, tombé du ciel.
—Tu es trop pensif, me lança Gulusa, perplexe. Je me
figeai sur place. Un moment, je me tournais vers lui,
l’observant avec une incrédule expression.
—Je ne vais pas bien, lâchais-je, les yeux à demi-
fermés.
—Tes yeux ?, fit-il d’un air curieux. Un faisceau
d’affolement ponctua mon visage à l’entente de sa
question soudaine. Je ne m’y étais pas du tout
préparé. Je fis mine de ne rien comprendre :
—« Comment ? Euh…bien sûr que non ».
—« Si », insista-t-il. Il en était persuadé. Il compris tout
et devint un tantet énervé. Sa voix se mua en un ton
austère :
—« Harris, où sont tes lunettes ? », s’écria-t-il
follement. Je sentis alors une forte émotion se brûler
en moi. Mes repères se troublèrent. Il me jeta un
regard halluciné. j'acquiesçai tout en sachant qu'il
cherchait une confirmation. Il se leva et sortit
brusquement en courant, de la classe. Je sentis une
giboulée me congeler le visage. Je ne fis rien. Je
restais sur place, la tête couchée sur la table. Cinq
minutes plus tard, il revint accompagné de Morgane.
Je me recouchais sur la table.
—Harris, viens prendre tes lunettes…, hurla-t-il. Je
jetai un coup d’œil à Morgane, son regard de corbeau
brasillait. Je n’eus pas le courage et l’audace de me
lever et de lui dire de me les rendre. Mais, un moment,
il se mit à avancer vers moi, ses pas martiaux,
militaires. Je ravalais la salive qui se juchait sur ma
gorge. Il me tendit une main lourde de caractère.
J’hésitais à lui donner la mienne. Je ne sus point à
quoi il jouait. Gulusa s’énerva encore plus.
—Morgane, qu’est ce que tu avais  promis? Rends lui
ses lunettes bon sang, je ne vais pas te le répéter,
cria-t-il, l’index rivé sur son interlocuteur. Ce dernier
prit un air docile.
—Ça va Harris ? me demanda t-il doucement, sans un
brin d’impolitesse. Je lui donnai la main. Il la remua.
—Voici les lunettes, excuse-moi. Il me les tendit et je
les pris avec une certaine hésitation dans mon attitude.
Son comportement m'abalourdit, mais je ne me permis
pas d'avoir de l'espoir au risque d'être une énième fois,
déçu. Je ne connaissais même plus la saveur de
l'espoir, sa définition, son sens, son but, son aura. Je
n'étais pas un sot, peut-être, il me définissait ainsi.
Mon faible estime en moi m'empêchait de voir la vraie
réalité des choses, de la vie et d’user pleinement de
mes capacités cognitives. Mon intelligence était
reléguée au second plan. La peur de souffrir, de subir
un désenchantement, de me sentir honteux,
enjoignaient mes réflexions. Mais, ses humeurs à lui et
ses attitudes métamorphes ne sauraient me duper. Ma
clairvoyance, mon instinct et ma perspicacité
refusaient de me laisser croire qu'il avait changé. On
ne change pas sa nature d’un claquement de doigt,
surtout une nature de vermine. Notre essence est
immuable. Indéracinable, elle se forge en nous,
pierreuse. Pour résumer, Morgane ne saurait avoir une
empathie. Ce fut un vilain jeu de sa part. Un tour
cajoleur qu'il jouait si bien. Moi, je gardais mon sang
froid, ma nature sérieuse, flegmatique. Je ne cessais
de le considérais tel le pire des hommes, juste devant
mon cousin, qui lui avait commis un acte d'un
barbarisme inqualifiable.
—Voilà ! Ce n’était pas diable, s’exclama Gulusa
visiblement heureux. Je fermais les yeux pour activer
mes ressources intérieurs car étant totalement à
l’ouest. Morgane partit sans rien dire de plus, sans me
laisser un doute sur sa métamorphose soudaine. Je
me précipitais sur mon ami :
—Qu’est ce que tu as dit à Morgane Gulusa? Je le
secouais, éberlué.
—Mais rien du tout, je lui ai simplement demandé qu’il
me rende tes lunettes. Il a préféré cependant venir te
les donner à toi en me le promettant. Qui sait ? Peut-
être qu’il a vraiment changé. On ne peut pas quand
même être une brute toute sa vie, me répliqua-t-il, ses
mots sortant en saccade. Mais je ne pus me faire à
l’idée que Morgane avait bel et bien changé.
—Je ne pense pas…, ébruitais-je, pensif. Il était
totalement impossible pour moi d’appréhender son
changement et d’ailleurs il demeurait assez sobre. Un
simple « bonjour » et le fait de m’avoir rendu mes
lunettes n’avaient pas une réelle signification. Je
restais méfiant, m’attendant à tout, n’importe quand et
n’importe où.
Je mis les lunettes et sortis de la classe.
Gulusa fit de même. Il semblait malgré tout un peu
perdu. Je ne sus ce qui le tracassait. Je lui demandai
pour m’assurer la tranquillité d’esprit :
—Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu n’as pas l’air dans ton
assiette. Il stoppa sa marche. Une quinte de toux lui
brisa la gorge avant qu’il n’articulât après un moment
de silence :
—« Rien du tout. Je pense juste à ce que tu endures
jour et nuit. Ça ne doit pas être facile pour toi ». Je
détectais alors le tressaillement d’une émotion sur son
visage quasi chagriné. Il était un vrai ami. Il se souciait
de moi et ça signifiait beaucoup pour moi parce
qu’étant grandi sans aucun camarade avec qui jouer.
Les enfants de mon âge me rejetaient, me taxant
d’intello et de déséquilibré. Je n’avais jamais connu le
sentiment que procurait les liens amicaux. Il inspira
une bouffée d’air et continua : « Je sens que tu me
caches quelque chose, malgré tout. Tu dissimules une
souffrance et je pense que tu pourrais le partager avec
moi. Je suis ton meilleur ami après tout. Tu peux tout
me dire et ça restera entre nous ». Je le fixais des
yeux à mesure qu’il parlait. Je plissais les yeux et me
mis à respirer profondément. Il l’avait déchiffré en moi.
Mais comment lui dire ? Comment avouer à son ami
que l’on a été victime de viol de son propre cousin ?
Quels mots utiliser ? Sur quel ton lui parler ? Aurais-je
cette force ? Lui fais-je assez confiance ?, ces
questions me tyrannisaient sur le moment et se
bousculaient incessamment dans ma tête. Je baissais
les yeux et continuais de marcher, laissant le silence
suivre son cours. Les palpitations de mon cœur
devinrent intenses. Je ne lui donnais point de réponse
même si je savais qu’il l’attendait. Oui, de temps à
autre, il me jetait un coup d’œil soif de réponse. De but
en blanc, j’ouvris les vannes de ma bouche :
—« Euh…bah oui. Tu as vu juste mais je ne sais pas si
je devrais te raconter ça. C’est mon problème et je ne
voudrais pas t’ennuyer avec mes histoires, t’en a
assez fais pour moi. Tu m’as déjà beaucoup soutenu
et je t’en remercie beaucoup ». Je me félicitai d’avoir
utilisé les bons termes et le bon ton car j’avais toujours
eu du mal à trouver le mot juste, à m’exprimer, à
m’expliquer. Gulusa n’avait pas abandonné pour
autant. Il insista :
—Nous sommes des amis non ? Les amis c’est fait
pour ça Harris, souviens-toi. Libère-toi, tu verras que tu
te sentiras mieux, articulait-il d’un ton posé, calme. Il
me jeta un regard inquisiteur. Je craquai. Je me dis
que je pouvais lui faire confiance, que je devais lui faire
confiance…J’adorais en lui son esprit de
dépassement, son humilité, son ouverture d’esprit, son
affabilité et son humeur accorte. Je lui répondis
« d’accord, oui », des trucs comme ça, d’un simple filet
de voix. Il fallait que je prisse mon souffle et attendre
un moment avant de tout lui dire. Ce n’était d’ailleurs
pas le lieu. La cour de l’école regorgeaient de
personnes hypocrites. Je n’y faisais confiance à
personne. Je lui confiai:
—« Je te dirais…mais pas ici. C’est quelque chose de
vraiment douloureux et qui est à l’origine de la vie
misérable que je mène en ce moment. Il me faudra…
heu…un lieu discret, si tu vois euh…ce que je veux
dire… ». Il comprit mais je ne m’attendis point à la
proposition qu’il me suggérât : l’accompagner chez lui
pendant la pause. Il était vrai que nous avions trois
heures de pause et c’était énorme. J’avais envisagé de
rentrer chez moi mais acceptais quand-même, même
si je n’eus pas l’esprit tranquille. Je craignais un
mauvais tour de Morgane et de sa bande. C’était le
calme avant la tempête et j’en eus conscience. Je
n’avais point connaissance du tour qu’ils allaient me
jouer mais je restais sur mes gardes. Dans la cour, je
sentais des élèves m’observer, m’épier. Des paroles
comme : « Qu’est-ce qu’il est gros, tu as vu sa forme,
regarde comment il marche », m’arrivaient de temps à
autre et me mettaient en suspension. Mon ami me
conseillait de faire fi de ces jugements miasmatiques
mais j’étais trop vulnérable. Leur mots grotesques, me
statufiaient, leurs paroles eurent l’effet d’un arc qui me
transperçait. Ma fragilité l’emportait. « Ne te focalise
pas sur eux, les gens ont la critique facile dans la vie,
tu sais. On critique à tout va, on juge sans vraiment
savoir et si tu y prêtes attention, tu passeras à côte de
ta vie. Ne les écoutes pas. Fais comme si tu ne les
entendais pas ». J’essayai d’adopter sa philosophie,
sa façon de penser et de voir les choses. Je fis de mon
mieux, évitant de m’attarder sur les index rivés sur moi,
les plaisanteries aphones, les rires diffus, les mots
flétrissants. Je fermais les yeux et continuais mon
chemin, seul avec mon esprit, me connectant aux
pensées apotropaïques, guérisseuses. J’y étais arrivé.
Nous sortîmes de l’école et prîmes le chemin que
j’empruntais tous les jours. Nos quartiers n’étaient pas
éloignés. Le soleil recommença à faire des siennes. Il
s’exhibait orgueilleusement et sa fournaise inouïe,
rendit l’air pondéreux. Ma peau brillait de sueur. Nous
continuions de marcher, à un rythme naïf, discutant de
choses importantes et laissant les babioles de côté. Un
moment on entra dans une rue, bordée d’arbres.
C’était magnifique. J’entendais le souffle du vent se
mêler aux chants des rayons du soleil. Une légère
brise surgit de nulle part et me gonfla la chemise, ce
qui ne manqua pas d’amuser mon ami. Il me fit
d’ailleurs savoir que l’on était plus très loin. Je n’avais
pas l’habitude de sortir et donc ne connaissais même
pas l’endroit où on était. J’apercevais parfois des
enfants, insouciants baguenauder dans les rues et
courir dans tous les sens avec des rires entraînants. Je
me retrouvai alors à me remémorer tous les châteaux
d’Espagne de mon enfance, avec plus ou moins de
vigueur. Je me cramponnais aux infimes détails, et une
rafale de joie m'infiltra par les pores. Ils étaient
allégoriques certes, mais je me nourrissais d'eux et ils
demeuraient mon bonheur. Je les avais perdu. Je
m'étais juré de lutter contre vents et marées pour au
moins tenter de les réaliser un par un. Ce temps était
passé. Petit, je n'avais absolument rien réalisé. J'étais
trop occupé à subir des séquelles virulentes du viol
jour après jour. Lorsque j'y pensais, je sus que je ne
vivais point car avant même le viol, je ne m’amusais
point. Lorsque d'autres enfants, le visage débordant de
bonne humeur sortaient dans la rue, jouaient à la
course, fabriquaient des dominos, se délestaient des
histoires de Play mobil ou de Lego, moi je me
claquemurais dans la morosité, et me noyai dans un
profond anéantissement. Ma vie s’était toujours
résumé à ça et, je m’y suis habitué à la longue.
—Voilà, nous y sommes. C’est là que j’habite, fit
soudainement Gulusa tout en s’arrêtant. Je lui souris
avec surprise. Je ne m’attendais pas à ce que sa
maison fût aussi près de la mienne. C’était là, un bien
curieux hasard.
—Ah bon ? C’est surprenant car j’habite pas plus de
100 mètres d’ici, de ce côté-là, après la boutique que
l’on aperçoit près des arbres, lui répondis-je avec
enthousiasme tout en lui indiquant avec l’index,
l’endroit désigné. Il s’esclaffa après avoir jaugé
l’endroit en question. Je ne comprenais rien.
Heureusement, il se permit vite de traduire son rire en
un langage connu.
—Tu ne crois pas si bien dire lorsque que tu affirmes
que c’est curieux ! Je viens presque quotidiennement
là-bas, la nuit, dans la maison en face de la boutique,
mon frère vit là-bas. Je fus de plus en plus surpris.
— Ah oui ? Mais je ne ressors presque jamais de la
maison après le retour de l’école, ça doit être pour
ça qu’on ne s’ait jamais croisé là-bas.
— La vie est pleine de surprises ! Je ne pouvais
deviner qu’on était aussi proche l’un de l’autre.
Mais c’est le destin qui voulait qu’on ne se
rencontre pas plutôt.
— J’acquiesce !
— Depuis combien de temps habitez-vous ici ?
— Depuis toujours, je dirais ! On…on a toujours vécu
dans ce quartier, malheureusement.
— Ah quoi bon alors ?
— C’est comme ça
— Entrons, ou tu expliques ?
— Entrons, je te dirais…
Nous franchissions la porte d’entrée et il appuya sur la
sonnerie. On patientait en silence. La porte s’ouvrit une
dizaine de secondes après et nous fûmes face à un
homme de grande taille. Il était élancé. Une finesse
d’Apollon retroussait sa forme élastique. Ce qui était
de plus frappant chez lui, c’était ses cheveux, frisés à
souhait, d’une longueur qui travestissait la nature de
l’homme noir. Les orbes de ses yeux d'un bleu de nuit
hadal, couleur saphir, miroitantes, éblouissaient et
étaient d’une jalouse pureté. C’étaient sûrement des
lentilles de contact. Je restais décontenancé mais le
fus encore plus lorsque Gulusa, avec un sourire
contenu me fit savoir que l’homme qui se tenait devant
nous avec son allure qui démentait le profil de l’homme
comme l’aurait imposée la société patriarcale, était en
effet son père. Ce dernier sourit. Je ne l’avais pas
remarqué mais il portait un tablier et tenait une louche.
Et là je reconnus que j’aurais souhaité qu’il fût mon
père. D’apparence, il était tellement différent de lui. Il
était un homme sans pour autant le prôner. Pourquoi
le prôner ? Pourquoi exhiber sa masculinité comme un
bijou dont on serait malade lorsqu’on le perdrait ? Je
ne pouvais avoir, comme toujours, de réponse à mes
questions mais une lueur d’espoir s’esquissait dans
mon visage, car je me disais intérieurement que j’allais
sortir de cette maison, riche en arguments qui
combattraient cette virilité abusive.
—Comment vous allez les enfants ? Mais dis-moi,
Gulusa, tu ne m’avais pas dis que tu allais descendre
de sitôt, je n’ai pas eu le temps de te préparer ton
dessert préféré, initia-il, une mimique déçue et
peinturlurée d’une once de chagrin, ponctuant ses airs
anodins. Mon ami prit un air gêné, me regarda d’un
visage confus, posa sa main sur mon épaule et d’un
ton enthousiasmé, énonça :
— Papa, je te présente mon meilleur ami, Harris
Sanche, nous sommes dans la même classe. Et…
c’est quelqu’un que tu vas vite apprécier car il est
exceptionnel. Il a toutes les qualités que tu nous
inculques nuit et jour. Je fixais mes pieds, timide.
Je n’en revenais pas qu’il eût cette peinture de moi.
Mais je le reconnaissais bien là. Ce n’était point
pour rien qu’on fut devenu inséparable depuis le
premier jour de l’école. Le contact entre nous deux
s’établit spontanément comme le serait celui du
neurotransmetteur et son récepteur.
— Comment te portes-tu mon petit Haris ? Tu sais
Gulusa a toujours eu des problèmes de
socialisation. S’il ose faire ce beau témoignage sur
toi, cela veut dire que tu dois être quelqu’un comme
il vient de te qualifier d’ « exceptionnel ». Et je suis
très ravi de faire ta connaissance. Mais entrez
donc ! Ne restez pas plantés là, voulez-vous ?
— Merci beaucoup Monsieur Mbaye, je suis
également…ravi, ébruitais-je, le regard diffus. Il me
prodigua un sourire allègre et nous invita de la main
à le suivre tandis que mon ami me céda la place.
Je marchais à pas nonchalants, jusqu’au vestibule.
J’osais ainsi lever les yeux.
— Entre dans le salon, et saches que tu es chez toi.
Je reviens vite. Je fus un « oui » de la tête malgré
que j’aurais souhaité qu’il m’accompagnât d’autant
plus que son père me fut invisible depuis qu’on était
entré. À l’intérieur du salon, j’y trouvais deux
personnes. Une femme qui a l’air toute occupée, en
tenue de travail, discutant au téléphone et face à
un ordinateur portable et un petit enfant à son
chevet, vêtu tout en couleurs pittoresques, mignon
sur des peluches rosâtres.

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