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Quelle complicité a rendu Facebook possible 

L’exemple de Facebook1 permet de remonter à la racine d’une « responsabilité du


clic » associant le réflexe corporel – celui de cliquer, commun à toute l’économie
du net – et le succès fulgurant d’une révolution globale non pas tant numérique
(comme on se plaît à le dire) que politique. Facebook peut être considéré comme
un exemple princeps de ce que Foucault nommait les « techniques du corps »,
exemple dont la valeur repose ici sur sa portée contre-intuitive, puisque l’Internet
est réputé réaliser le triomphe de « l’immatériel ». Ainsi, la mystification est
totale. La focalisation imaginaire sur la production des biens physiques – telles
une voiture ou une paire de chaussures – fait volontiers oublier aux militants
écologistes combien les réseaux ont accaparé un potentiel de croissance
économique exponentielle qu’eux-mêmes hésitent à intégrer dans leur critique,
en raison d’un désir de propager leur propre audience par ces moyens-là,
désormais déclarés incontournables. Cette croissance est destinée à devenir
ubiquitaire avec l’implantation du réseau 5G (de cinquième génération) et la
généralisation de l’Internet des objets, ce qui montre à rebours que le capitalisme
n’a pas dit son dernier mot sur les objets matériels : il s’agit par là de créer de
toutes pièces une nouvelle phase d’accumulation qui ne laissera aucun geste
quotidien en dehors de son emprise jusqu’à s’implanter dans le corps humain. Il
s’agit de coloniser sans reste toute chose et tout être, et même les flux de pensée,
avec notre consentement imperceptible, au nom de l’argument selon lequel il n’y
a rien de mal à promouvoir des technologies si pratiques et si rapides. La
croissance économique se présente ainsi sous les espèces d’une communication
inoffensive, qu’il convient seulement de « faciliter » dans l’intérêt de tous, au
service de bonnes causes, alors qu’elle vise à absorber l’ensemble des sphères non
économiques dans sa progression dévorante. Ce faisant, elle parachève
l’intégration de toute critique dans l’escarcelle de sa propre valorisation. Elle
réussit à éliminer son propre dehors en contribuant à l’inanité de toute
opposition politique – ceci dans la mesure même où elle prétend faciliter la
diffusion de causes politiques. L’argument selon lequel on doit à Facebook (et
d’autres réseaux sociaux) le départ et la diffusion de contestations sociales doit
être analysé à l’aune de la croissance de Facebook lui-même, qui, pendant qu’on
poussait les représentants de l’État à la démission, engrangeait les bénéfices
cachés de ces révoltes : nous avons insensiblement changé de maîtres. La critique
de la croissance peut ainsi en rester à la critique fétichiste des objets physiques en
éludant les progrès d’une infrastructure de la communication prétendument
acceptée pour la bonne cause. Ce faisant, elle nourrit un capitalisme à qui elle
demande en même temps de décroître ou de disparaître. Cela démontre par les
faits l’inconséquence d’une critique qui ne va pas jusqu’à considérer sérieusement
l’affirmation de MacLuhan sur l’identité du message et du média. Que ne faut-il
de naïveté ou d’idéologie pour penser qu’une bonne idée se suffit tellement à elle-
même qu’elle n’a pas à s’interroger sur ses voies de médiatisation !

Facebook offre un cas d’espèce qui permet de définir un certain type


d’enrôlement subjectif et d’éclairer la nature de certains compromis
apparemment sans retour. La rumeur qui parlait d’une candidature de
Zuckerberg aux élections américaines est à prendre au sérieux, même si la

1
réputation de l’entreprise est désormais entachée : nous savons que le scénario
d’un président milliardaire sans expérience politique est possible, aussi le
scénario d’un milliardaire de la Silicon Valley président des États-Unis n’est pas à
exclure. Comme chacun sait, Mark Zuckerberg a dû répondre en 2018 devant le
Sénat américain et le Parlement européen du scandale de la vente des données
personnelles à Cambridge Analytica, c’est-à-dire pour avoir transgressé le respect
de la vie privée des utilisateurs et avoir permis que soient influencés les résultats
des présidentielles Américaines. Mais la dénonciation aussi irrégulière
qu’inefficace du monopole des GAFAM2 semble incapable de mener à une
poursuite juridique à l’aide des seules lois antitrust américaines, en raison de
l’intérêt pour le bien commun dont se targuent les géants du monde numérique :
investissement dans la recherche scientifique (qui est cependant bien davantage
qu’une recherche désintéressée puisqu’elle porte un vaste projet de société) et
accession des particuliers à une multitude de services « gratuits ». Ces lois
américaines qui surent dans le passé conduire au démantèlement d’entreprises
aussi influentes que la Standard Oil ne s’appliquent plus à la situation actuelle.
C’est pourquoi un auteur libéral comme Luc Ferry n’a rien de mieux à proposer
aux Européens que de créer leur propre GAFAM. Leur monopole et leur
ascension politique a déjà réussi la paralysie du monde politique, au point que la
seule « alternative » aux GAFAM américains serait des équivalents européens, ce
que les Chinois ont bien compris avant tout le monde avec leurs BATX 3.
L’arrogance européenne consistant à considérer par provision l’Europe comme
naturellement porteuse de valeurs plus hautes – capable de transcender les
horreurs américaines et chinoises – est une fois encore sans limites. Mais la
menace que font peser les GAFAM sur l’économie et la politique elles-mêmes est
la raison pour laquelle ces entreprises sont désormais dans le viseur de tout le
spectre politique de droite comme de gauche, y compris américain : elles sont
déclarées contrevenir aux règles minimales du libre-échange et inquiètent donc
non pas tant pour leurs vertus capitalistes que pour leur nature anticapitaliste 4,
comme un tricheur à qui on rappelle les règles du jeu, sauf que c’est désormais le
tricheur qui fait les règles. Il n’est donc pas étonnant qu’une libérale comme
Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence (et, depuis le 1er
décembre 2019, vice-présidente de la commission européenne en charge du
numérique), ait fait de la lutte contre les GAFAM son plus grand défi. Comment
en sommes-nous arrivés à une situation où des entreprises en situation de
monopole mondial sont devenues à ce point capables de dicter les règles du jeu
politique ? Il est possible d’étudier toute la stratégie commerciale de ces firmes
pour en tirer des conclusions sur leurs ambitions politiques, dont le
transhumanisme est le fleuron idéologique. Mais cette approche ne suffit pas :
elle n’explique pas la protestation persistante des utilisateurs même les plus
gauchistes et les plus anticapitalistes en faveur de Facebook « malgré leur
répugnance », et ceci en dépit des nombreux signaux d’une modification
sournoise et fondamentale de la vie politique que Facebook et d’autres ont déjà
enclenchée et bientôt remportée. Il n’est que de voir le nombre de lieux qui se
disent anticapitalistes et alternatifs, dont le compte Facebook est mieux mis à
jour que leur site Internet : ce qui contribue de fait soit à forcer le sympathisant à
ouvrir un compte Facebook pour accéder aux contenus, soit à l’exclure de ces
mêmes contenus s’il persiste à refuser de se joindre à la communauté Facebook.
On conviendra que c’est là un comble pour toute pensée critique. Qu’on en juge
2
par les propos sans fards de Peter Thiel, fondateur de PayPal, actionnaire de
Facebook, transhumaniste, libertarien élitiste et adversaire résolu de la
démocratie : « Nous sommes engagés dans une course à mort entre la politique et
la technologie. Le sort de notre monde dépend d’un seul individu, d’une
personne, qui sera capable de bâtir et diffuser des outils technologiques
favorisant la liberté et permettant un monde plus sûr pour l’épanouissement du
capitalisme5. » Les États, pour rester dans la course, sont sur une pente glissante :
la France des droits de l’homme n’a pas craint de faire passer sans débat
parlementaire en 2016 un méga-fichier (Titres électroniques sécurisés) qui
centralise les informations personnelles et biométriques de tous les Français.
L’Europe met à l’essai « à des fins de recherche » un système de contrôle aux
frontières européennes (iBorderCtrl) financé par la Commission européenne, qui
utilise les technologies de reconnaissance faciale, un détecteur de mensonges et le
recueil des données – tout ceci au nom du confort des usagers et de la sécurité
collective qui seront les critères décisifs pour l’éventuelle adoption ultérieure de
ce système de contrôle. Nous sommes insensiblement, une étape après l’autre,
dépossédés du droit de ne pas être traçabilisés et personne ne sait à quoi peut
servir dans un avenir incertain la constitution de tels fichiers (dont l’exemple de
la Chine donne un certain avant-goût). Il n’y a aucune raison de penser qu’ils ne
vont pas continuer de s’étendre en volume et en applications, toujours pour la
bonne cause. « On vous protège », affirme désormais péremptoirement le métro
parisien pour justifier les caméras de surveillance. Le progrès technologique est
vu ici comme un développement autonome, naturel, cosmique en somme, contre
lequel seules des interdictions puissantes auraient peut-être une chance de nous
sauver du désastre. Il n’y a pas de choix ; il n’y a que des permissions ou des
interdictions, des évitements ou des facilitations d’un phénomène qui, pour ainsi
dire, se passe sans nous (dans la droite continuation du fétichisme du progrès).
Pendant ce temps, nous continuons de nous enfoncer mollement dans la
consommation numérique comme dans un sommeil de nos facultés critiques. Je
prie le lecteur d’imaginer sur quelle pente nous mène ce faisceau de tendances qui
concourent, mises ensemble, à transformer la planète en lieu invivable et sans
échappatoire et l’humanité à un troupeau d’enfants qu’on dresse, qu’on surveille,
qu’on protège et qu’on évalue.

Or tout se passe ainsi comme si nous avions (presque) tous voté pour Facebook et
que nous considérions cette dictature d’un genre nouveau (sans doute difficile à
décrypter aux habitudes héritées de l’histoire des dictatures) comme la seule
option possible, rapportée à une inoffensive évolution des pratiques – du moins
aussi longtemps que quelqu’un d’en haut ne nous en aura pas libérés, comme des
enfants pris au piège. C’est dans ce contexte qu’il convient de replacer la demande
répétée aux institutions européennes de nous libérer des GAFAM. Se peut-il que
tout le monde s’en serve, mais que personne n’en veuille ? Voulons-nous ce que
nous désirons, pour reprendre une formule de Lacan ? Personne ne se risque à
dire sur quel modèle économique l’Europe pourrait sortir des GAFAM, étant
donné qu’une version européenne des GAFAM fondée sur le même modèle
économique n’aurait évidemment rien d’émancipateur, sauf à supposer qu’un
label européen serait naturellement plus moral qu’un label étranger, comme tend
à le croire le vieux chauvinisme européen. Quoi qu’il en soit, les politiques

3
nationales et européennes sont dans l’impasse et leurs représentants sont
détestés à la mesure de l’attente exorbitante à leur endroit. Que dire ici des
utilisateurs de Facebook ? Ils ne semblent à tout le moins pas faire grand cas ni de
leurs données personnelles, ni des projets qu’elles permettent de financer, ni des
influences qu’on exerce sur eux. Pourquoi en effet poursuivre les entreprises si le
public en redemande ? La même personne qui ne se déclare pas prête à quitter
Facebook peut à la fois critiquer la viduité de la plus grande partie des
communications échangées sur Facebook, jouer tout de même les « infiltrés » et
en appeler à la lutte active contre les GAFAM 6. De manière caractéristique, cette
argumentation manie soumission et fausse critique sans rien trancher sur le fond.
À côté de l’argument pratique, il se développe en particulier une série de «
justification par l’infiltration » : être présent sur Facebook permettrait justement
d’observer Facebook, voire permettrait de répandre à grande échelle des
informations critiques, de lancer des mouvements ou d’accéder soi-même à des
informations inaccessibles ailleurs (alors même que tant d’informations sont
notoirement des fake news et que tant d’autres sont censurées). Voyons plutôt ce
que déclarait l’une des collaboratrices de Facebook au souvenir de l’introduction
des News Feed en 2006 :

« Nous nous sommes réveillés avec des centaines de milliers de gens


indignés. Pendant la nuit, des groupes Facebook comme “je déteste
newsfeed”, “Ruchi [la collaboratrice en question] est le diable” s’étaient
constitués. Des reporters journalistiques et des étudiants étaient campés
devant les bureaux. Nous avons dû nous faufiler discrètement par la sortie
arrière pour quitter le bureau. Des tas de gens nous demandaient de fermer
définitivement News Feed. Et la plupart des autres entreprises auraient
exactement fait cela, en particulier si 10 % de leurs usagers menaçaient de
boycotter le produit. Mais nous ne l’avons pas fait… En fait, News Feed a
marché. Au milieu de tout ce bazar, de toute cette indignation, nous avons
remarqué quelque chose d’inhabituel. Bien que chacun prétendait le
détester, l’activité avait doublé7. »

La mesure de l’action plutôt que celle de l’opinion aura ici été déterminante : non
pas ce que vous dîtes, mais ce que vous faites. C’est bien le coup de clic qui aura
été décisif, cette sorte de réflexe inscrit dans la peau des utilisateurs de l’ère
numérique. Cela porte un nom en théorie néoclassique : ce sont les préférences
révélées8. L’écart entre l’indignation affichée des utilisateurs et le succès réel de la
chose (« News Feed a marché… l’activité avait doublé ») justifie la poursuite de
l’entreprise, ressort ultime de son ascension. Le compromis passé à ce moment-là
ouvre une voie qui, semble-t-il, est sans retour : une fois que ce cap fut franchi,
Facebook devint en quelques années toujours plus puissant et politiquement hors
d’atteinte. Les conditions d’installation initiales furent comme frappées de
refoulement. Le compromis originel devient illisible dans ce que Freud nomme
les phénomènes de déplacement ou de condensation : le destin du compromis est
d’avoir effacé ses propres traces. Il n’empêche que le monde numérique est plein
de repentis, tel le fondateur de WhatsApp qui, après avoir revendu l’application à
Facebook investit désormais dans la protection des données, laquelle ne change
rien au modèle économique de Facebook : elle renforce au contraire sa légitimité

4
écornée. L’opinion d’une gauche imbue d’elle-même selon laquelle nous ne
voulons pas de ce modèle de société est contredite par l’ascension arrogante de ce
même modèle assise sur une complicité généralisée. Se peut-il alors que les gens
ne reçoivent pas autre chose en fait que ce qu’ils veulent vraiment ? Leur véritable
désir est-il celui, pur, qui précèderait le moment de corruption, ou bien celui
révélé par l’offre qu’ils acceptent gracieusement ? Cette spirale rétroactive ne se
ferme sur aucune ontologie subjective susceptible d’endosser l’entière
responsabilité du circuit de l’offre et de la demande. Leur vrai désir n’est
certainement ni l’un ni l’autre : le désir n’a pas de substance. Lacan a dit que le
désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre : toutes les gesticulations sur mon désir
insatisfait ne valent pas un instant de considération si mon adresse constitue un
ralliement secret à cet Autre incarné dans le discours du moment – en attendant
le prochain discours. À charge donc pour le critique d’incarner un autre
discours. Le moment fictif de corruption (celui où un utilisateur se met à agir
d’une manière qu’il réprouve ou prétend réprouver) est lui-même ce point
évanouissant d’une subjectivité impossible à objectiver à la fin autrement que
dans la somme de ses actes. L’autre sujet, celui de l’inconscient, celui qui articule
la structure « je sais bien, mais quand même… », n’est justement pas lisible dans
l’ordre du monde algorithmique. Que vous ayez un doute, une mauvaise
conscience ou un repentir ne compte pas pour les big data, qui ne font que
totaliser des actes. Il s’ensuit que ce réseau social est probablement l’entreprise la
plus populiste au monde, à savoir qu’il accorde une certaine fonction politique à
la multitude dont il révèle ou façonne une préférence en supplantant
imperceptiblement dans son creuset algorithmique toutes les formes connues
d’organisation politique.

Mark Zuckerberg ne cesse de protester ingénument (lui aussi) du fait qu’il n’avait
aucune autre intention que celle de lancer un réseau efficace et enrichissant pour
les utilisateurs. Il nous semble décidément n’avoir à faire qu’à une humanité
exclusivement soucieuse de générosité et de partage. Mais l’histoire de Facebook
montre que la bonne intention dérape à un endroit de sa collusion obscure avec
l’Autre au cours de son processus de multiplication. N’est-ce pas à juste raison
que Zuckerberg ne manque jamais de remercier les utilisateurs de l’avancement
de son grand projet universel ?

« À un moment, il [Mark Zuckerberg] décida que le principe universel qui


vaut ici, c’est celui de l’acte d’engagement. Ce à quoi nous devrions
vraiment prêter attention, ce dont il s’assurera que nous y prêtions
attention, ce sont les choses qui génèrent de l’engagement. […] Le
behaviourisme est ancré dans Facebook. Facebook n’en a pas fait mystère.
Facebook est constamment en train d’ajuster ses algorithmes pour essayer
de commuter nos états émotionnels positifs, qu’on appelle habituellement
le bonheur. C’est l’une des raisons pour lesquelles Facebook mesure le
bonheur du mieux qu’il peut, ou du moins c’est ce que pensent ses
administrateurs. Voilà pourquoi ils ont conduit des études sur le
changement de l’humeur (et cela leur causa des problèmes). C’est le genre
d’ingénierie sociale qu’ils veulent mettre en place. C’est l’une des raisons

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pour lesquelles ils essayent d’appliquer le principe de mesure hédoniste à
toutes les espèces9. »

Or Zuckerberg n’a pas mieux à promettre que ses investissements dans le


domaine de la connexion télépathique universelle et la disparition de toutes les
maladies de la terre, projets qui en d’autres temps seraient passés pour ceux d’un
dangereux psychopathe. Lorsqu’il dévoile son projet d’interface cerveau-
ordinateur, qui serait capable de transformer le flux des pensées en données
partageables et en interaction directe avec les objets connectés, il n’a aucune
raison de douter qu’une telle technologie trouvera des utilisateurs, conformément
aux principes qui ont fait leurs preuves jusqu’à présent : « Je suppose que ce
serait quelque chose que quelqu’un choisirait d’utiliser comme produit 10. » Le
fantasme de symbiose technologique tire son ressort de la promesse de surmonter
la division du sujet par la fusion de l’environnement et de l’individu – en quoi
notre civilisation s’avance dangereusement au bord de l’abîme de la
responsabilité. Ceci dit indépendamment de la faisabilité de ce projet, qui reste
bien sûr incertaine.

Et tandis que la seule solution, mais la plus improbable d’après certains critiques,
serait de quitter massivement Facebook, on argue en face qu’il est peine perdue
de quitter Facebook (les données étant récoltées partout ailleurs, autant dire qu’il
est trop tard) et qu’on ne voit pas comment garder contact avec famille et amis,
organiser un événement d’envergure ou lancer un mouvement contestataire sans
un service équivalent à celui de Facebook 11. Si une étude déplorait un quart de
fermeture de comptes Facebook par les utilisateurs américains lors du deuxième
trimestre 2018 (mais seulement environ 1 % de baisse d’utilisation active en
Europe), Facebook n’est pas menacé et détient suffisamment d’autres services par
ailleurs. Chacun sait que lorsque les utilisateurs sont lassés d’un service, il suffit –
c’est de bonne guerre capitaliste – d’en proposer un nouveau. Ce point de fuite est
caractéristique d’une incapacité croissante des peuples et des individus à dire
non, le refus ponctuel étant de toute façon immédiatement réorienté vers une
nouvelle offre. Il faut donc le dire : Mark Zuckerberg a dû répondre des
opérations de son entreprise, mais les utilisateurs sont à la fin lavés de toute
responsabilité. Eux n’ont que de bonnes raisons, ludiques ou sérieuses, et
toujours déclarées « pratiques », de rester utilisateurs d’un réseau qui, en vérité
produit une accumulation capitaliste exponentielle grâce à leurs données
personnelles et met en œuvre une révolution politique. Or ce n’est pas le
règlement général sur la protection des données (RGPD) qui change quoi que ce
soit à cette politique ; ce dernier parachève la perversion en permettant la récolte
des données… avec votre consentement obligatoire, même si celui-ci est obtenu
en un clic négligeant. Même si la case cochée par défaut n’est plus légale, on peut
se demander quel utilisateur lit à chaque fois l’intégralité des conditions
d’utilisation et s’embête d’un long détour pour refuser son accord. De plus le
RGPD ne s’applique qu’en cas d’identification personnelle des données, mais ne
s’applique pas à leur recueil anonyme à des fins statistiques (certains types de
cookies), ce qui égare l’utilisateur. Il s’ajoute à cela un certain nombre de
détournements des conditions d’utilisation qui ont été dénoncées en France par
l’association la Quadrature du Net. La tactique du plus malin caractérise le recueil

6
du consentement qui n’est pas du tout aussi « univoque » que le prétend le
RGPD. En pratique, c’est une demande fastidieuse répétée à chaque nouveau site,
renouvelable régulièrement, soumise à des conditions d’utilisation et à des
paramétrages qui n’intéressent pas le profane. Le consentement s’obtient en
harassant l’utilisateur par une demande répétée faîte dans des conditions qui
dérangent sa navigation. Or le consentement obtenu de cette manière est d’ores et
déjà l’argument imparable de Facebook dans les plus récentes accusations de
collecte de données qui se poursuivent en contournant le règlement européen par
le biais d’applications mobiles, faisant de l’utilisateur un « complice 12 » par sa
négligence même à vérifier les conditions d’utilisation au moment de l’installation
d’une application. Nous retrouvons au cœur de la question de la responsabilité la
notion de consentement qui est tout sauf « univoque », contrairement à ce que
prétend le RGDP. C’est plutôt en se fondant sur une équivoque fondamentale du
consentement que Facebook peut continuer à déployer son modèle commercial.
Comment Facebook cesserait-il, du reste, de collecter des données, puisque tout
son modèle politique et commercial est bâti là-dessus ? Pourquoi fait-on mine
tous les quatre matins de redécouvrir la même chose et de s’en offusquer ? Seule
l’interdiction pure et simple de l’utilisation commerciale des données mettrait en
péril le monopole, voire l’existence de Facebook. Au risque d’avoir un tiers de
l’humanité en révolte pour défendre leur réseau social ?

Le mythe d’un Facebook générateur de rassemblement horizontal et de


révolutions sociales (printemps arabes, gilets jaunes) oublie que ces révolutions
sont retombées comme des crêpes, débouchant ici sur de nouvelles dictatures, là
sur des réclamations populistes qui ne démontrent aucunement la capacité des
citoyens à concevoir et organiser une nouvelle société, car une nouvelle
organisation demande, comme disaient les surréalistes, de changer la vie et non
pas seulement de répandre des mots d’ordre sur les réseaux. On ne pourra
changer la vie qu’en reprenant la main sur les circuits de production et de
décision politique. La « communauté globale » que promeut Facebook pour faire
face aux défis globaux (tels le terrorisme, la crise des réfugiés ou le changement
climatique13) ne démontre que l’ambition de son fondateur, pas seulement de
renvoyer à la société son miroir supposé, mais aussi d’être à la source d’un
changement mégalomane de société auquel chacun de nous a renoncé à toute
petite échelle (à l’échelle de changer la vie). C’est ainsi qu’un enchaînement
d’effets de masse conduit un fantasme ordinaire (qui ne voudrait sauver le monde
?) mais réprimé vers un effroyable degré de réalisation parfaitement combiné à
l’apathie générale. Il repose sur la réorientation de toute activité de changement
politique vers une émotion cliquée.

Chacun s’émut d’apprendre que « la démocratie est menacée » lorsqu’une frange


d’électeurs fut subrepticement influencée pendant la campagne politique de
Donald Trump : mais qui met en doute la psychologie behavioriste rudimentaire
qui fonde cette affaire, selon laquelle il suffit d’envoyer un message ciblé à la
bonne frange d’électeurs et au bon moment pour faire tourner le vent politique ?
L’idée fondamentale est que les électeurs, comme les consommateurs, sont des
sortes d’animaux manipulables à volonté, et non des sujets responsables de leur
vote, quelque légère ou versatile que soit leur opinion. C’est une vision qui n’est

7
ici pas un instant mise en doute : l’homme est un animal qui répond à des
signaux. Il n’est donc pas responsable de ce qu’il fait et il convient uniquement de
s’assurer de lui trouver un maître pas trop mauvais ou de vérifier les signaux qui
lui sont envoyés, au cas où ils seraient malveillants, racistes, sexistes ou encore
simplement faux. Il faut protéger la petite tête influençable du citoyen. Il y a
beaucoup plus de souci à se faire sur cette définition animalière de l’homme
réagissant au premier stimulus venu (comme si rien ne venait de lui et qu’il
n’avait aucune responsabilité dans sa réponse) que sur les politiques d’un Trump
ou d’un Zuckerberg qui du reste ont été portés au sommet par les peuples – l’un
par le vote politique, l’autre par le vote économique. Deux formes de choix social
qui ont bien en commun certains principes et certains paradoxes, notamment
celui de ne jamais pouvoir refléter le désir supposé de l’individu, et donc de
pouvoir donner lieu à des résultats collectifs aberrants, qui relancent, à rebours,
l’insondable question de leur rapport à l’individu. Ce dernier évitera ainsi de se
demander ce qu’il a à voir avec un résultat collectif dont il croyait ne pas vouloir.
L’individu, citoyen ou utilisateur, préférera rejeter en bloc les élites et les
représentants, accusés d’avoir menti sur la marchandise, plutôt que de remonter
à la racine du compromis passé avec les forces qui le dépossèdent de son pouvoir
d’agir. L’exemple de Facebook et d’autres plateformes à l’ascension fulgurante
met en évidence par quel compromis imperceptible nous mettons le pied dans un
engrenage qui ne tarde pas à apparaître ensuite comme une machine écrasante
sur laquelle l’individu n’a plus aucune emprise. Facebook représente en ce sens le
récapitulatif fulgurant de toute l’histoire du capitalisme.

Notes :

1Cet article correspond au treizième chapitre de l’ouvrage paru le 5 décembre


2019, reproduit ici avec de légères modifications avec l’accord de l’éditeur :
Sandrine Aumercier, Tous écoresponsables ? Capitalisme vert et responsabilité
inconsciente, Libre & Solidaire, 2019.

2Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft

3Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi.

4Larry Elliott, « Is it Time to Break Up the Tech Giants Such as Facebook ? », The
Guardian, 25 mars 2018.

5Fabien Benoit, « Peter Thiel, l’homme qui voulait achever la


démocratie », Usbek et Rica, 17 juin 2018.

6 Olivier Erztscheid, « Pourquoi je ne quitte pas (encore) Facebook », Libération,


24 avril 2018.

8
7 Ruchi Sanghvi, post Facebook, 06 septembre 2016, cité par Andrea Huspeni,
« Mark Zuckerberg Reveals the 5 Strategies that Helped Facebook Grow at an
Insane Rate », Entrepreneur, 25 mai 2017.

8Olivier Mongin, « Les préférences révélées et la formation de la théorie du


consommateur », in Revue économique, vol. 51, n° 5, septembre 2000.

9Alexis C. Madrigal, « Were We Destined to Live in Facebook’s World ? »,


Entretien avec Siva Vaidhyanathan, The Atlantic, 24 juillet 2018.

10Noam Cohen, « Zuckerberg Wants Facebook to Build a Mind-Reading


Machine », Wired, 7 mars 2019.

11Brian X. Cjen, « Want to #DeleteFacebook ? You Can Try », New York Times,
21 mars 2018.

12Hatim Boumhaouad, « Exploitation des données personnelles par Facebook :


l’usager est-il complice ? », The Conversation, 7 avril 2019.

13Alexis C. Madrigal, « The Education of Mark Zuckerberg », in The Atlantic, 20


novembre 2017.

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