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L’IMPOSTURE MATERNOLOGIQUE

Sandrine Aumercier
mardi 27 novembre 2007

Cette réaction s’est produite durant la première session d’une formation suivie pour l’obtention du
Certificat de Maternologie Clinique délivré par la Société Française de Maternologie. Le site internet
mentionne « sa vocation nationale et internationale » et sa prétention de « science médicale »
reconnue par le ministère de la santé, l’Unité de recherche et de soins en maternologie ayant été
transformée en Service hospitalier. Gages de reconnaissance officielle pour une formation qui se
veut soucieuse de faire reconnaître un problème de « santé publique » et qui a fait l’objet en 2004
d’une proposition de loi trouvant souhaitable de la rendre obligatoire pour tous les professionnels
de périnatalité. Ces gages, comme on l’oublie vite, ne garantissent rien, si ce n’est qu’un pastiche
du savoir trouve bien sa place dans un univers d’expertise. Mais le propos ne sera pas de défendre
ici un autre énoncé que celui dénoncé, surtout concernant une matière aussi glissante que le
maternel.
S’agissant de la maternité, n’étions-nous pas dans un singulier aveuglement d’en attendre un
savoir ? De la chose, qu’y avait-il à dire, puisque Jean-Marie Delassus ne manqua pas d’introduire
sa spécialité en avertissant du manque de mots qui était le sien dans cette affaire, et de nous
rappeler constamment combien il était démuni pour en parler, et combien il attendait la
participation de son auditoire. Etait-ce à dire que la place du manque y fût admise ? Rien n’est
moins sûr. Cette allégation du manque de mot avait ici le singulier pouvoir de désarmer toute
objection. Chaque fois qu’un participant essayait de raccrocher ce qu’il entendait à une formulation
connue, il se voyait sèchement éconduit, si ce n’est, de temps à autre, vivement félicité, avant de
passer à autre chose. Le ton était gouailleur ou autoritaire ; le sujet était de la plus haute gravité.
Il ne s’agissait rien de moins que de choses aussi essentielles que le « sens de la vie », la «
problématique natale fondamentale » ou la « vision intérieure », nous ramenant toujours à une
ineffable « maternogenèse ». On considérait qu’une mère devait permettre au bébé de retrouver la
« totalité », le « syncrétisme » ou le « corps global » anténatal, capacité dont on décelait et
cataloguait les défaillances en visionnant des scènes de nourrissage. Quant au père, quasiment
jamais évoqué, il semblait avoir un rôle obscur, vaguement dans le prolongement de la fonction
maternelle. Qu’une telle pratique puisse se prévaloir de relever un tant soit peu de la psychanalyse
mérite à tout le moins d’être dénoncé.

C’est ainsi un discours autoréférent, sans généalogie historique ni articulation conceptuelle à quoi
que ce soit de connu (si ce n’est la référence à certains apports de la neurophysiologie), que nous
eûmes à entendre. Seule bourdonnait une poignée de notions auxquelles la plupart avouait en
aparté ne rien comprendre, confondu par l’ampleur de sa propre ignorance… Et pour cause, les
notions utilisées reprenaient en les altérant de nombreuses notions familières au champ
philosophique et psychanalytique sans jamais expliciter la nature de la reprise.

Les intervenants, membres du Service de maternologie de Saint-Cyr, reprenaient comme une


seule voix les « avancées conceptuelles » de Jean-Marie Delassus. A une participante qui eut
l’impudence de demander une bibliographie, Jean-Marie Delassus n’eut d’autre réponse que de la
renvoyer à sa secrétaire en raillant qu’on lui en demandait trop ! En effet, depuis le début, seuls
les livres du Docteur étaient présentés sur une table à tarif préférentiel ; ce dernier pouvait même
pérorer à quelques mètres d’une vente des Cahiers de Maternologie (diligentée par une zélée
collaboratrice) qu’ici « on n’avait pas de la mère à vendre » ni « de slogan à vendre ». Un aplomb
qui laisse pantois. Mais quoi ! Jean-Marie Delassus ne cessait d’asséner à son public attentif que ce
qu’il disait était issu d’une longue expérience clinique à laquelle il prétendait se tenir, renvoyant
d’un revers de main toutes les théories qui eussent pu questionner la sienne, comme autant
d’écueils qu’il avait su traverser et reformuler. On ne saurait dire le malaise où jeta une telle
ambiance chez quelques uns des participants, la plupart des autres s’évertuant à ajuster leurs
habitudes de pensée à un discours qui ne prétendait que bousculer et vivifier, ne laissant d’autre
choix que la profession de foi. On pouvait même être stupéfait de la docilité d’un auditoire aussi
malmené.
Véronique Boureau-Louvet, psychologue du service, nous présenta l’outil des maternologues, la «
vidéo clinique », soit ces moments d’allaitement filmés par l’équipe puis longuement disséqués
pour en tirer le suc diagnostic. Le grand écart était saisissant, entre l’« intuition clinique » sollicitée
et l’appel à une objectivité diagnostique « désinfectée de ses propres affects ». Il s’agissait, nous
disait-on, de regarder « comme au microscope » l’attitude de ces mères offertes à l’œil de la
caméra. Les extraits de vidéos passaient et repassaient ad nauseam (c’était là le principal des
interventions), souvent au ralenti, étirant sous nos yeux des temps sortis du temps, sollicitant le
voyeur ému et le scientiste déchiffreur… Le comble étant peut-être ce moment où, après
littéralement quelques secondes de vidéo, suivies d’un arrêt sur image, l’assistance fut conviée à
analyser « le regard fixe » d’un enfant au biberon, qui plus est, vu de profil ! L’observation était
assortie d’un grand nombre de « signes cliniques », tous aussi peu patents qu’empreints de «
nosographie » maternologique. Cependant la vidéo ne suffit pas : le staff conserve les photos de «
séquences pathognomoniques ». L’image est ainsi sensée illustrer… ce qui y est mis. Point de
récits, point d’histoires de cas, point de paroles – seulement des images arrêtées, ralenties ou
repassées. L’image doit tout dire, la psychothérapie qui accompagne ce travail de diagnostic ayant
pour fonction, dès lors, de faire advenir quelque chose de la difficulté détectée par avance sur
l’image, quelque chose qui est appelé transfert , mais dont on découvre que cela n’a rien à voir
avec ce dont parle la psychanalyse sous ce vocable. La thérapeutique est invariablement définie
comme intention fondée sur un « non-agir » - comme si filmer n’était pas déjà agir. Aucune
réflexion sur l’incidence subjective de la caméra, si ce n’est que « le plus souvent les mères sont
d’accord, elles savent que cela fait partie du traitement ». On nous dira aussi que « la maternité a
besoin d’être vue », remarque qui, plutôt que de se combler du voir, appellerait plutôt une
question sur le désir maternel et la place sociale de la maternité.
Récusant la psychiatrisation de la difficulté maternelle, on put même aboutir à des formulations
aussi fatales que : « Caresser le haut du crâne est un signe clinique pathologique ». Et l’on sentait
un auditoire soucieux d’atteindre un jour – probablement à force de visionnages – tant de finesse
clinique. Qui n’a un jour rêvé de détecter en un clin d’œil la vérité d’un problème logée dans une
scène ? Interpellés sur leurs présupposés théoriques, les intervenants n’eurent d’autre justification
de leur pratique que d’en référer à leurs années d’expérience (qui se trouve être leur unique
argument) et d’en appeler à notre patience, voire à notre « confiance » (qui serait récompensée
ultérieurement).

Il nous a semblé judicieux de consulter des livres du Docteur, dans l’idée de mieux identifier ce
discours insolite. Qu’on lise un peu : « Naissant au-dedans, ayant une nativité antérieure, le fœtus
s’est mis peu à peu à voir, et d’emblée il s’est ouvert à l’invisible. Invisible pour nous, visible pour
lui sous la forme d’aucune forme, mais qui était la totalité elle-même. Le regard a commencé avec
la perception de la totalité, dans la lumineuse obscurité prénatale. Si le nouveau-né ouvre
maintenant les yeux, c’est parce qu’il s’attend à voir encore et à voir la même chose, à retrouver
la permanence de la vision intérieure. » ( Psychanalyse de la naissance , Dunod, 2005, p117). On
remarquera dans ce court extrait la succession d’oxymorons : « naissant au-dedans », « forme
d’aucune forme », « lumineuse obscurité »… De tels énoncés sont évidemment trop inconsistants
pour pouvoir prêter à discussion : qui peut se prévaloir de savoir ce qu’il en est du ressenti du
nouveau-né et de ce qu’il « attend » ? Toute la semaine de formation était à l’image de ce
paragraphe.
Poursuivons avec des extraits du Sens de la maternité , Dunod, 2007 : « La vie prénatale humaine
n’est donc pas seulement le moment d’un développement biologique, mais aussi celui
d’une neurontogenèse . Il faut entendre par là que le ressenti et la mémorisation de l’homogénéité
vitale investissent les territoires corticaux libres et les organisent en une structure neuronale
particulière qui développe une dimension ontologique nouvelle. L’être qui résulte de cette
épigenèse acquiert un sens supplémentaire : le sens de la totalité . Dès lors, au-delà de toute
satisfaction du besoin partiel, c’est le vécu de la totalité qui sera sa nécessité. [p75] » « La
naissance est à faire quoi qu’il en coûte. Il n’en coûtera rien si l’enfant trouve au monde la totalité
qu’il vient de quitter. (…) Ce que l’œil de la vision intérieure du bébé voyait  in utero , il le voit
maintenant briller dans le regard de la mère. L’accouchement, on devrait mieux le savoir, se fait
dans les yeux. Tout accouchement psychique se fait dans et par les yeux. [p79-80] » « Voilà
l’enfant sorti du ventre maternel et trouvant à la place le visage qui offre l’espace de la totalité.
C’est par là que se redéterminent les liaisons neuronales originelles et qu’elles prennent leur forme
natale. (…) Il y a communication d’esprit là où il y aurait communication de corps. La mère opère
alors par suture, et en colmatant la brèche natale. » (…) De l’Autre, c’est-à-dire du même.
L’homme naît et devient dans la mesure où il a fait l’expérience de l’Autre-même. [p82] » «
Contrairement aux apparences, ce n’est pas la mère que l’enfant regarde. Il ne voit pas sa mère
réelle. Il voit la mère en train d’être maternelle. Il voit donc le maternel . Or le maternel est
l’Originaire en acte. C’est la fonction donatrice de l’Originaire. [p104] »
La séparation d’avec la mère opérée durant la petite enfance est décrite en plusieurs « stades de
la maternogenèse » qui consistent en ceci : « La lame du matricide décolle le maternel de la mère
et ce n’est pas tant la mère qui est gardée en esprit que, plutôt, le maternel dont elle était
l’officiante. (…) L’enfant est celui-là même qui, en portant atteinte à sa mère, s’est donné le coup
de naissance. (…) En tout cas, désormais le maternel est libre. D’avoir effectué le matricide, on a
libéré le maternel et il existe indépendamment de ce qui peut arriver : il n’est plus confondu avec
l’existence de la mère. Il existe en idée, dans l’idée que l’on en a (…) C’est un état que l’on peut
s’attribuer. [p107] » « Vu du côté de l’enfant, le maternel est une aperception originaire qui
s’apparente au fantasme. [p121] »

On arrêtera là ce catalogue de citations. Remarquons le recours à des termes chargés de sens


philosophique (comme « totalité », « structure ontologique » « aperception originaire », etc.)
psychanalytique (« originaire », « fantasme »…), tout comme aux neurosciences et au
comportementalisme, le tout mêlé de Soi plus ou moins jungien, mais dont le sens précédent est à
chaque fois ignoré et détourné. Le lecteur n’a qu’à se débrouiller pour comprendre en quoi une «
aperception originaire s’apparente au fantasme » en faisant ici l’impasse sur Kant et Freud par
exemple. Certes, dira-t-on, le langage appartient à tout le monde et chacun en fait l’usage qu’il
veut. Mais nous avons affaire ici à une curieuse structure du discours, où les emprunts sauvages
sont faits sans être dits, mystifiant le lecteur de beau langage étayé sur son propre ronflement.

Il faut enfin se demander ce que nous étions venus chercher là, quelle vérité on était venu voir
derrière le projecteur obscènement braqué sur l’Origine où chacun se laissait fasciner dans une
jouissance collective déniée et recouverte d’élucubrations pseudo-scientifiques. Du « protoregard »
à la « vision intérieure » en passant par la vidéo, n’était-il pas question de bout en bout que de
l’œil (dénommé non sans aplomb « œil clinique ») ? Se peut-il que la maternité convoque à ce
point l’écrasement de l’œil sur son énigme ? Pourtant Jean-Marie Delassus n’avait pas de mots
assez forts pour désavouer la télévision, le cinéma, et même la séduction ordinaire. C’est que nous
étions si loin de ces tromperies communes ! Nous étions dans le « réel », le « fondamental » et «
l’originaire », pas moins. Habillé de modestie et d’ouverture à l’autre, ce discours nie l’autre dans
les termes même de la reconnaissance. La réfutation est rendue impossible par une structure
dont le paradoxe est la modalité prégnante et l’oxymoron la figure de prédilection. Comment
n’abuserait-on pas un public qui tient autant à ce qu’on flatte son narcissisme qu’à trouver le
savoir chez l’autre - positions peu conciliables si ce n’est dans la réunion offerte par un tel discours
?

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