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COMMENT LES PAYS ÉMERGENTS SE SONT-ILS DÉVELOPPÉS

ÉCONOMIQUEMENT ? LA PERSPECTIVE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE

Jean-Louis Thiébault

De Boeck Supérieur | « Revue internationale de politique comparée »

2011/3 Vol. 18 | pages 11 à 46


ISSN 1370-0731
ISBN 9782804165352
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Revue Internationale de Politique Comparée, Vol. 18, n° 3, 2011 11

COMMENT LES PAYS ÉMERGENTS


SE SONT-ILS DÉVELOPPÉS ÉCONOMIQUEMENT ?
LA PERSPECTIVE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE

Jean-Louis THIÉBAULT

L’objectif de cet article est de proposer une perspective sur les différents
types de politique économique qui ont jalonné le processus de développe-
ment des pays qu’on appelle maintenant les « pays émergents ». Durant ces
dernières décennies, ces pays ont connu des transformations politiques et
économiques d’une ampleur exceptionnelle. Dans le domaine politique, la
transformation la plus remarquable a été le processus de transition de l’auto-
ritarisme vers la démocratie, même si cette tendance n’est pas universelle 1.
Le changement économique n’a pas été moins remarquable. Beaucoup de
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ces pays ont connu de graves crises économiques et financières dans les
années 1980 et 1990. La réponse à ces crises a été un profond changement
de modèle économique. Tous les pays émergents ont connu le passage entre
un modèle de développement économique conduit par l’État et tourné vers
l’intérieur et un autre modèle, mettant l’accent sur le marché, la propriété
privée, et une grande ouverture au commerce extérieur et à l’investissement
étranger 2. Toutefois, le rôle de l’État n’a pas disparu. L’État est resté l’ac-
teur essentiel dans l’émergence de certains pays en développement. En ef-
fet, son action n’est pas nouvelle. Car il a joué plusieurs rôles successifs en
fonction des phases de développement. Il a été successivement, et parfois en
même temps, planificateur et dirigiste, développeur et protecteur, libéral et
régulateur. La crise économique et financière de 2007-2008 n’a pas affecté
sa position dans les politiques économiques des pays émergents, alors qu’il
subissait de multiples avatars dans les pays développés. En septembre 2007,
les États des pays développés sont revenus au premier plan pour sauver les
banques et les marchés. Mais ce retour est illusoire. Ils sont affaiblis par la
nécessité de s’engager dans des politiques d’austérité budgétaires pour frei-
ner leur endettement.

1. HAGGARD S., KAUFMAN R., The Political Economy of Democratic transitions, Princeton, Prin-
ceton University Press, 1995.
2. HAGGARD S., op. cit., 1990 ; HAGGARD S., KAUFMAN R., op. cit., 1995.

DOI: 10.3917/ripc.183.0011
12 Jean-Louis THIÉBAULT

Les pays émergents ont successivement connu plusieurs modèles de


politique économique qui correspondent à plusieurs phases de l’histoire du
développement de ces pays :
– le modèle de la colonisation, basé sur la production et l’exportation des
produits agricoles et des matières premières ;
– le modèle communiste et révolutionnaire ;
– le modèle de l’industrialisation par substitution aux importations (ISI) ;
– le modèle de l’industrialisation par promotion des exportations ;
– le modèle néo-libéral du « consensus de Washington », avec l’impact de
la crise financière de la fin des années 1990 ;
– et la montée en puissance des pays émergents, avec l’impact de la crise
financière et économique de 2008.
Ces modèles n’ont pas été adoptés en même temps par les différents pays.
Certains pays sont plus en avance que d’autres. De plus, les phases peuvent
se chevaucher. Certains éléments d’un modèle de politique économique
peuvent subsister bien longtemps, en dépit du passage de ce pays à une nou-
velle phase. Il n’existe donc pas de modèle universel de politique économi-
que. Mais il faut aussi noter que toute schématisation est une tentative de
rationalisation et de reconstruction a posteriori d’une évolution historique
complexe.
Chaque phase est analysée en mettant l’accent
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– sur les caractéristiques de chaque modèle de politique économique ;
– sur les raisons de l’échec du modèle et de l’adoption d’un nouveau
modèle ;
– sur les acteurs, et plus particulièrement sur le rôle de l’État. L’étude du
rôle de l’État est privilégiée, en fonction de la place éminente qu’a tou-
jours occupée l’État dans l’émergence de certains pays en développe-
ment 3.

Le modèle de la colonisation, basée sur la production


et l’exportation des produits agricoles et des matières premières

L’impact de la colonisation sur les pays émergents a été fort dans le


domaine politique, mais aussi et surtout dans le domaine économique parce
que la plupart d’entre eux sont le produit de la colonisation et que leurs for-
mes respectives ont été formées de façon décisive par leur rencontre avec

3. KOHLI A., « State, Society, and Development », in KATZNELSON I., MILNER H., (eds), State
of the Discipline, New York, W.W. Norton, 2002 ; MIGDAL J.S., KOHLI A., SHUE V., (eds), State
Power and Social forces. Domination and tTransformation in the Third World, Cambridge, Cambridge
University Press, 1994.
Comment les pays émergents se sont-ils développés économiquement ? 13

des pays politiquement et économiquement plus avancés, à l’exception des


pays qui n’ont pas connu la colonisation, comme la Russie et la Turquie, ou
qui ont combattu la colonisation avec des mouvements révolutionnaires
anti-colonialistes, comme la Chine et le Vietnam, ou de mouvements natio-
nalistes anti-colonialistes, comme l’Inde. Il faut noter aussi que les pays
d’Amérique latine sont devenus indépendants dès le début du 19e siècle,
contrairement à de nombreux pays d’Asie qui ne le sont devenus qu’après la
Seconde Guerre mondiale. Cependant, le cas de l’Inde est plus ambigu. En
effet, elle est le produit à la fois de l’héritage colonial et des conceptions du
mouvement nationaliste. Les Indiens ont hérité un État moderne et démocra-
tique de leur passé colonial. Le mouvement nationaliste indien s’est déve-
loppé en opposition au gouvernement colonial pour conquérir le pouvoir
politique. Mais ce mouvement disposait d’une base sociale multiclassiste,
nécessitant la conciliation entre de nombreuses forces sociales. Le mouve-
ment nationaliste a connu la réussite dans sa mobilisation contre le gouver-
nement colonial, mais il n’était pas une force politique cohérente
susceptible de définir des priorités économiques claires. L’Inde a ainsi con-
servé pendant longtemps une économie agricole, basée sur une faible tech-
nologie et sur une faible productivité 4.
Pendant la phase de colonisation ou d’après-indépendance, les politiques
économiques des futurs pays émergents étaient basées sur la production de
produits agricoles et de matières premières. Elles visaient aussi à en pro-
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mouvoir l’exportation. Les pays d’Amérique latine ont pendant longtemps
été tournés vers l’exportation. Ils ont évolué d’une politique d’autosuffi-
sance économique à une politique économique fortement spécialisée dans
quelques produits d’exportation. La croissance de l’agriculture y a été très
forte, en raison des politiques de transformation des structures agraires. Les
futurs pays émergents d’Amérique latine se plaçaient aux premiers rangs
mondiaux pour les exportations de produits agricoles. En revanche, la politi-
que industrielle y était embryonnaire et la classe des capitalistes locaux était
trop peu nombreuse 5.
Le meilleur exemple est constitué par le Brésil et la production de café.
Débutant vers le milieu du 19e siècle, l’économie du café s’est fortement
développée et les exportations de café ont commencé à augmenter, surtout
à partir de São Paulo 6. La nouvelle économie brésilienne basée sur le café
nécessitait la présence d’une main d’œuvre importante. Comme il était trop
tard pour avoir recours aux esclaves, les producteurs de café ont encouragé
l’immigration à partir de l’Europe. L’exportation du café est devenue cen-

4. KOHLI A., op. cit., 2004.


5. KIDMORE T., SMITH P., Modern Latin America, 4th ed., NY, Oxford University Press, 1997.
6. FURTADO C., The Economic Growth of Brazil : A Survey From Colonial to Modern Times, Ber-
keley, University of California Press, 1963.
14 Jean-Louis THIÉBAULT

trale pour le Brésil, et les planteurs et les exportateurs de café partageaient


une grande influence au sein du pouvoir politique brésilien. Une part subs-
tantielle de ce dynamisme économique trouvait donc son origine dans les
conditions du marché international. En effet, l’économie du café dépendait
de l’économie internationale. Cette dépendance à l’égard des ressources
étrangères a augmenté dans le temps, au fur et à mesure que le commerce
international du café a été dirigé par des entreprises étrangères.
Les pays d’Asie avaient aussi des économies très tournées vers l’étran-
ger. Les richesses de la région ont attiré les puissances coloniales européen-
nes. Dès la fin du 19e siècle, les économies de ces pays ont joué un rôle
complémentaire des économies développées en tant que producteurs de pro-
duits agricoles et de matières premières. Les mines et le pétrole sont aussi
exploités. La commercialisation de ces ressources a nécessité l’installation
d’infrastructures routières, ferroviaires et portuaires 7.
Durant cette période coloniale et post-coloniale, l’attachement au lais-
sez-faire et l’absence d’interventionnisme constituaient les éléments essen-
tiels de l’idéologie dominante. L’attachement à ces principes était en accord
avec la volonté des exportateurs de produits agricoles de garder l’État cen-
tral faible 8. L’État central (l’armée et l’administration) s’est développé à
l’intérieur de ce contexte économique, dans la période post-coloniale.
L’importance politique de l’armée n’a augmenté qu’à la fin du 19e siècle.
Dès cette époque, l’État brésilien a influencé le processus d’industrialisa-
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tion. Les interventions étatiques les plus importantes visaient à soutenir
l’exportation du café, mais aussi à influencer le développement industriel.
Mais la majeure partie de cette industrialisation restait liée à l’importation,
sa croissance en productivité était limitée et elle restait dépendante des sour-
ces extérieures pour le capital, la technologie et l’entrepreunariat. Un État
moderne et centralisé va apparaître dans les autres pays latino-américains.
Cet État a adopté le nationalisme économique comme idéologie du dévelop-
pement et il est progressivement intervenu dans l’économie pour promou-
voir l’industrie.
En Inde, la colonisation britannique s’est traduite par un déclin de l’éco-
nomie de ce pays à travers la chute de l’artisanat et la progressive ruralisa-
tion de l’économie, la mise en place d’un nouveau système foncier et
l’orientation vers des cultures de rendement destinées à l’exportation, enfin
un mode d’industrialisation subordonné aux intérêts de la métropole et sou-
mis aux aléas de la conjoncture mondiale à la suite de la grande crise des
années 1930. Mais en même temps, des communautés marchandes indien-

7. BOISSEAU DU ROCHER S., L’Asie du Sud-Est prise au piège, Paris, Perrin, 2009.
8. FONT M., Coffee, Contention and Change in the Making of Modern Brazil, Cambridge, Mass.,
Basil Blackwell, 1990.
Comment les pays émergents se sont-ils développés économiquement ? 15

nes comme les Parsis, les Banyas, les Marwaris, les Jaïns ou les Chettiars
ont pris peu à peu l’ascendant économique sur les colonisateurs. On a
estimé qu’ils contrôlaient 70 % de l’économie indienne à la veille de
l’indépendance 9.

Le modèle communiste et révolutionnaire :


le modèle soviétique et le modèle maoïste

La Russie et la Chine ont connu une transformation révolutionnaire avec


pour objectif de reconstruire une nouvelle économie et une nouvelle société.
Cette période de grande transformation et de politique révolutionnaire a été
accompagnée d’un régime politique de plus en plus despotique concentrant
tous les pouvoirs, avec un État basé sur un parti monopolistique et centra-
lisé, des années de gouvernement totalitaire particulièrement dramatiques,
en Russie avec Staline et en Chine avec Mao Tse-toung.
L’Union Soviétique, qui comptait la Russie parmi ses États membres, a
mis en place une économie socialiste basée sur la propriété publique des
moyens de production et la planification rigide. À la fin des années 1980,
l’URSS était en pleine crise économique. L’inefficacité du système socia-
liste de gestion de l’économie, aggravée par la baisse du prix du pétrole, des
budgets militaires exorbitants, et les erreurs stratégiques des dirigeants, a
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mené l’Union soviétique à la faillite. Celle-ci a commencé à susciter la
méfiance des créanciers à partir de 1988. Les besoins soviétiques en crédits,
pour couvrir les déficits, ne sont plus assurés. Gorbatchev, devenu premier
secrétaire du PCUS en 1985, tenta de sortir son pays de la crise économique
et financière. Mais il n’est pas parvenu à effectuer des changements suffi-
samment rapides pour éviter la chute du système soviétique. Il n’a pas réussi
à corriger les failles qui minaient l’URSS depuis des décennies. Le pays se
trouvait en cessation de paiement. Gorbatchev a remis sa démission en tant
que président de l’Union soviétique, le 25 décembre 1991. L’URSS a été
officiellement dissoute le lendemain 10.
La Chine, quant à elle, a d’abord suivi le modèle d’économie socialiste
et planifiée de type soviétique, même si Mao Tse-toung détestait ce modèle.
La période des années 1953-1957 a été caractérisée par le planisme. Les

9. BOILLOT J.-J., L’économie de l’Inde, Paris, La Découverte, collection Repères, n°443, 2006.
10. GAÏDAR E., La chute de l’empire soviétique, Paris, Eyrolles, 2010 ; BROWN A., SHEVTSOVA
L., (eds), Gorbachev, Yeltsin and Puti, Washington DC, Carnegie Endowment for International Peace,
2001 ; McFAUL M., Russia’s Unfinished Revolution : Political Change From Gorbachev to Putin,
Ithaca, Cornell University Press, 2001 ; HOUGH J.F., Democratization and Revolution in the USSR,
Washington DC, Brookings Institution, 1997 ; Brown A., The Gorbachev factor, Oxford, Oxford Uni-
versity Press, 1996 ; DALLIN A., LAPIDUS G.W., (eds), The Soviet System : From Crisis to Collapse.
NY, Westview Press, 1995 ; RENMICK D., The Last Days of the Soviet Empire, NY, Viking, 1993.
16 Jean-Louis THIÉBAULT

grands principes du modèle stalinien de l’époque ont été adaptés aux tradi-
tions du communisme chinois et à la situation du pays. À ce modèle planiste
de type soviétique a succédé le modèle maoïste qui s’accentua à deux
reprises : pendant le Grand Bond en Avant 11 et pendant la Révolution
Culturelle 12. La Chine, sous l’influence de Mao Tse-toung, a radicalisé son
projet transformateur. La caractéristique fondamentale du modèle maoïste
a résidé dans la découverte par Mao Tse-toung que la création de la société
communiste ne dépendait pas d’un développement économique préalable,
mais de la volonté des hommes. En 1976, l’échec et la mort de Mao Tse-
toung ont mis fin à ce type de modèle de développement 13.

Le modèle de l’industrialisation par substitution aux importations

Une fois la décolonisation achevée, des politiques économiques nationales


ont été mises en place, avec des stratégies autonomes d’industrialisation par
substitution aux importations (« import substitution industrialisation », ISI).
Dans les années 1930, la Russie et les grands pays d’Amérique latine (Bré-
sil, Argentine, Mexique) ont commencé à appliquer une stratégie autonome
de développement. Dans les années 1950, la Chine et l’Inde, mais aussi la
Corée du Sud et Taïwan, ont mis en œuvre des politiques industrielles par
substitution aux importations. Mais rapidement certains de ces pays (Corée
du Sud et Taïwan), accompagnés par les entrepôts commerciaux qu’étaient
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Singapour et Hong Kong, ont remis en cause ces politiques.
En revanche, les autres pays en développement ont maintenu cette stra-
tégie autonome de développement, avec une industrialisation par substitu-
tion aux importations (ISI). Cette stratégie est le résultat de l’effondrement
du commerce international et de la chute des prix des produits agricoles et
des matières premières, intervenus au cours des années 1930. Les pays, dont
l’économie reposait essentiellement sur l’exportation de ces produits agri-
coles et de ces matières premières, ont alors décidé de mettre en place une
industrie autonome pour ne plus avoir à souffrir de la dépendance vis-à-vis
des fluctuations des prix agricoles et des prix des matières premières. Pour
compenser la dépendance des marchés, les États latino-américains, qui étaient
les seuls à être indépendants, sont devenus progressivement actifs dans l’éco-
nomie en lançant des politiques d’industrialisation. Cette période d’indus-
trialisation par substitution aux importations a conduit à une production

11. DOMENACH J.-L., Aux origines du Grand Bond en Avant. Le cas d’une province chinoise
(1956-1958), Paris, Éditions EHESS et Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1982.
12. MacFARQUHAR R., SCHOENHALS M., La dernière révolution de Mao. Histoire de la révolu-
tion culturelle, Paris, Gallimard, 2009.
13. DOMENACH J.-L., « La Chine ou les tribulations du totalitarisme », in GRAWITZ M. et
LECA J., (dir), Traité de science politique, Paris, PUF, 1985, tome 2.
Comment les pays émergents se sont-ils développés économiquement ? 17

nationale 14. L’absence d’investissements étrangers pendant cette période a


donné aux pays latino-américains un espace pour étendre l’intervention-
nisme économique de l’État et pour accroître l’autonomie de ces pays dans
la fabrication des produits de consommation, puis dans la production des
industries lourdes. L’impact de l’interventionnisme économique des gou-
vernements devait augmenter largement jusqu’à la crise de la dette des années
1980. Politiquement, avec quelques exceptions, ces politiques ont été créées
par des régimes et des leaders tenant un discours populiste, inspiré par les
exemples européens.
Le populisme justifiait des politiques étatiques qui établissaient une
indépendance économique. Les leaders populistes comme Getulio Vargas
(président de novembre 1930 à octobre 1945, puis à nouveau de janvier
1951 à août 1954) au Brésil, Juan Domingo Peron (président de janvier 1946
à septembre 1955, puis à nouveau président, plusieurs années plus tard,
d’octobre 1973 à juillet 1974) en Argentine, et Lazaro Cardenas (président
de décembre 1934 à novembre 1940) au Mexique, ont non seulement donné
satisfaction aux revendications populaires, mais ils ont aussi débuté les pre-
miers programmes visant à promouvoir l’industrie nationale. Les premières
étapes de leurs plans impliquaient généralement la nationalisation d’indus-
tries possédées par des étrangers, comme le pétrole au Mexique.
Le Brésil constitue un bon exemple de cette transformation. En 1930, un
coup d’État militaire a porté au pouvoir un avocat ambitieux, Getulio Var-
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gas. Celui-ci a initié un profond processus de transformation des institutions
politiques et des structures de l’économie brésilienne15. Entre 1930 et 1954,
il a jeté les bases d’une grande industrie nationale. Prenant exemple sur le
New Deal de Franklin D. Roosevelt, il a lancé une politique de grands tra-
vaux et d’aménagement du territoire. Un État-Providence a été mis en place
pour réguler les relations sociales dans le secteur de l’industrie et des servi-
ces avec une codification très poussée des droits et des devoirs des ouvriers.
Un syndicalisme contrôlé par l’État a été encouragé, afin de servir de relais
entre l’État et la classe ouvrière dans la pure tradition des régimes corpora-
tistes. Ce processus de modernisation et d’industrialisation a été poursuivi
par Juscelino Kubitschek (1956-1960). Celui-ci poursuivit l’industrialisa-
tion par substitution aux importations (ISI), en faisant de l’industrie auto-
mobile le fer de lance de sa stratégie de développement économique.
Cependant, dans le contexte de cette politique d’industrialisation par
substitution aux importations (ISI), les capacités de développement de
l’État brésilien étaient limitées. Le pouvoir d’État au Brésil était fragmenté

14. HAGGARD S., op. cit., 1990.


15. SKIDMORE T., Politics in Brazil, 1930-1964 : An Experiment in Democracy, New York, Oxford
University Press, 1967.
18 Jean-Louis THIÉBAULT

selon des clivages du centre contre les régions et des élites contre les mas-
ses. Il existait ainsi des tendances à la fragmentation politique, qui ont limité
la capacité de l’État brésilien à mobiliser les ressources internes pour le
développement économique et à laisser souvent le pays sous la dépendance
des acteurs et des ressources étrangers pour son développement. L’alliance
étroite entre l’État et le capital étranger a ainsi été une source importante à
la fois de force et de faiblesse pour le développement industriel du Brésil16.
Après la Seconde Guerre mondiale, ce type de stratégie autonome de
développement économique a fait l’objet d’un large consensus. Sous
l’influence de la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique
latine), une émanation des Nations Unies créée en 1948 pour coordonner
le développement économique des pays d’Amérique latine, c’est l’ensem-
ble de ces pays qui ont mis en œuvre ce type de politique économique.
L’Argentin Raul Prebisch et le Brésilien Celso Furtado furent les deux plus
grands représentants de ce courant de pensée.
À partir des années 1960, les pays latino-américains ont été fortement
influencés par la volonté des États-Unis d’empêcher les révolutions com-
munistes, surtout à la suite de la révolution cubaine de 1969. Le résultat fut
la tentative, et l’échec dans la plupart des cas, d’une réforme économique
modérée, mise en œuvre par des gouvernements centristes, comme Arturo
Frondizi (président de 1958 à 1962 et renversé par les militaires en 1962) en
Argentine, Janio Quadros (président entre janvier et août 1961 et démis-
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sionnaire), et son vice-président Joao Goulart (président de 1961 à 1964,
plus à gauche et renversé par les militaires) au Brésil, et Eduardo Frei (pré-
sident de 1964 à 1970) au Chili. À la suite de ces échecs, un cycle de fortes
dictatures militaires s’est installé en Amérique latine 17. La période a été
analysée par quelques spécialistes comme étant celle de l’autoritarisme
bureaucratique 18. Alors que la menace communiste avait été la justification
initiale des coups d’État militaires, les armées d’Amérique latine ont utilisé
l’argument économique d’une plus grande autonomie par l’usage d’une
politique d’industrialisation par substitution aux importations (ISI) comme
principale source de légitimité pour leur maintien au pouvoir. Cependant,
bien que l’industrialisation se soit développée à travers la région, la plupart
des pays latino-américains, à l’exception du Brésil et du Mexique, n’ont pas
connu des taux de croissance suffisants pour obtenir le soutien des classes
moyennes. Ce fut une période de fréquente instabilité économique.

16. KOHLI A., op. cit., 2004.


17. COLLIER D., (ed), The New Authoritarianism in Latin America, Princeton, Princeton University
Press, 1979.
18. O’DONNELL G., Modernization and Bureaucratic Authoritarianism, Berkeley, Institute of Inter-
national Studies, University of California, 1973.
Comment les pays émergents se sont-ils développés économiquement ? 19

Le développement économique le plus important fut constitué par le suc-


cès rapide des militaires brésiliens. L’État brésilien sous le gouvernement
militaire, à partir de 1964 et jusqu’en 1985, est devenu fortement autoritaire.
Mais il a considéré la croissance industrielle comme sa priorité, impliquant
les hauts fonctionnaires dans l’adoption et l’application des décisions, tra-
vaillant étroitement avec les élites du monde des affaires, contrôlant la
classe ouvrière et intervenant régulièrement pour faciliter une rapide indus-
trialisation. Mais l’État brésilien gouverné par les militaires restait faible.
L’élite militaire était divisée 19. La pénétration de l’autorité de l’État dans
différentes régions a été limitée. Le soutien de l’État par les classes moyen-
nes et inférieures a diminué dans le temps, alors que l’opposition au régime
militaire augmentait. Les capacités de l’État sont devenues dépendantes du
capital étranger, pour soutenir la croissance. Le contexte politique brésilien
a ainsi encouragé une stratégie de croissance basée sur la dette qui est deve-
nue insoutenable, spécialement quand les conditions économiques globales
sont devenues peu favorables. Ces caractéristiques ont limité les capacités
de l’État brésilien 20.
Cependant les politiques d’industrialisation par substitution aux impor-
tations ont connu des difficultés au milieu des années 1970, dans le contexte
de la crise pétrolière. Avec l’augmentation du prix du pétrole, l’inflation est
apparue, les déficits publics se sont multipliés. Les pays ont été obligés
d’emprunter sur les marchés mondiaux de capitaux, ce qui a conduit à
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l’accumulation d’une lourde dette étrangère. Les progrès de l’industrialisa-
tion des années 1960 étaient impossibles à maintenir. Au lieu de réduire leurs
plans de développement économique, les gouvernements militaires ont suivi
une logique politique, plutôt qu’économique. Seuls les pays producteurs de
pétrole, comme le Venezuela et le Mexique, ont profité de l’augmentation
du prix du pétrole et ont réussi à financer directement leurs politiques gou-
vernementales.
Ce type de développement avec une industrialisation par substitution
aux importations a échoué dans les années 1980. Il a été victime de la crise
de la dette et de la baisse du prix des matières premières 21. Les pays latino-
américains ont été soumis à une forte baisse de la croissance. Le début de la
crise était le résultat d’une sérieuse détérioration de la balance des paie-
ments et de pression sur les réserves et sur les taux d’échange. Les problè-
mes de balance des paiements reflétaient à la fois des erreurs de politique
intérieure dans le passé et des chocs extérieurs, surtout le retrait soudain de
19. STEPAN A., The Military in Politics : Changing Patterns in Brazil, Princeton, Princeton Univer-
sity Press, 1971 ; FLYNN P., Brazil : A Political Analysis, Boulder, Col. Westview Press, 1979.
20. KOHLI A., op. cit., 2004.
21. FRIEDEN J.A., Debt, Development and Democracy : Modern Political Economy and Latin Ame-
rica, 1965-1985, Princeton, Princeton University Press ; KAHLER M., (ed), The Politics of Internatio-
nal Debt, Ithaca, Cornell University Press, 1986.
20 Jean-Louis THIÉBAULT

l’investissement étranger associé à la crise de la dette. La conséquence fut


l’affaiblissement du contrôle sur la politique macroéconomique. Les gouver-
nements militaires ont été obligés de s’appuyer lourdement sur les emprunts
étrangers pour financer aussi bien les déficits budgétaires que ceux des
comptes courants.
Le déséquilibre de la balance des paiements a ainsi été accompagné par
une augmentation des déficits budgétaires, une accélération de l’inflation,
et des conflits au sujet de la redistribution qui accompagnent inévitablement
une telle instabilité macroéconomique. La combinaison des chocs exté-
rieurs, des efforts d’ajustement de la balance des paiements et de l’incerti-
tude générale a donc contribué à un ralentissement marqué de l’activité
économique, à une augmentation du chômage et à une détérioration des
salaires. La politique économique est alors devenue le point central des divi-
sions politiques et sociales. Les choix de politique économique des années
1970 dans certains pays, comme le Brésil et l’Argentine, sont devenus pro-
gressivement insoutenables en fonction de ces décisions 22.
Ces difficultés dans la politique économique ont causé une situation dif-
ficile pour les gouvernements militaires. Les programmes de stabilisation
ont causé des risques politiques manifestes, mais repousser les actions cor-
rectives risquait d’entraîner une perte de confiance parmi les milieux
d’affaires et les investisseurs étrangers. Les réponses de politique économi-
que cohérentes et durables à de telles difficultés causées par les programmes
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de stabilisation ont été gênées non seulement par les protestations grandis-
santes contre les gouvernements militaires, mais aussi par de fortes divi-
sions internes dans l’armée et la classe politique. Au Brésil, les militaires
étaient divisés. D’un côté, il y avait les partisans d’une ligne dure, qui ten-
daient à être nationalistes sur les questions économiques et favorables à une
orientation politique autoritaire. De l’autre, il y avait les partisans d’une
ligne modérée, qui étaient fortement anticommunistes, ouverts sur les États-
Unis dans les domaines politiques et économiques et favorables à une res-
tauration de la démocratie après la reconstruction du système politique. Le
premier président militaire, Castelo Branco (avril 1964-mars 1967), était
associé à la faction modérée. À la fois Arthur da Costa e Silva (mars 1967-
août 1969) et Emilio Medici (octobre 1969-mars 1974), qui ont succédé à
Castelo Branco, étaient partisans d’une ligne plus dure, mais Ernesto Geisel
(mars 1974-mars 1979) et Joao Figueiredo (mars 1979-mars 1985), qui ont
gouverné après eux, étaient en revanche plus modérés. Les tentatives d’impo-

22. STEPAN A., (ed), Democratizing Brazil : Problems of Transition and Consolidation., Oxford,
Oxford University Press, 1989 ; SACHS J.D., (ed), Developing Country Debt and the World Economy,
CHICAGO, CHICAGO UNIVERSITY PRESS ; NELSON J., (ed), Economic Crisis and Policy
Choice : The Politics of Adjustment in the Third world, Princeton, Princeton University Press, 1990 ;
HAGGARD S., KAUFMAN R., op. cit., 1995.
Comment les pays émergents se sont-ils développés économiquement ? 21

ser des mesures d’austérité ont rencontré une forte opposition à l’intérieur
de l’armée, ainsi que des milieux d’affaires et des syndicats. Le gouverne-
ment n’a pas réussi à satisfaire les conditions posées par le programme avec
le FMI négocié à la fin de 1982 23.
En Argentine, les divisions à l’intérieur de l’armée ont été plus pronon-
cées. Une junte militaire a gouverné l’Argentine à partir du coup d’État du
24 mars 1976 et jusqu’au 10 décembre 1983. Le général Jorge Videla a
imposé une dictature militaire avec beaucoup de brutalité à l’égard des dif-
férentes oppositions. Mais il céda la présidence de la junte au général
Roberto Viola en mars 1981 à la suite de tensions au sein de la junte mili-
taire, insatisfaite de l’incapacité du général Videla de stabiliser la situation
économique. Le général Viola, partisan d’une ligne moins dure, déclencha
une ouverture partielle. Mais les déboires économiques et les perspectives
d’ouverture ont trop inquiété les dirigeants militaires, de telle façon que le
général Viola fut obligé de quitter son poste en décembre 1981. Il a été rem-
placé à la tête de la junte par le général Leopoldo Galtieri. Il a lui aussi été
obligé de démissionner en juin 1982, à la suite de l’échec de la guerre des
Malouines. Son remplaçant, le général Reynaldo Bignone, est resté à la tête
de la junte de juillet 1982 à décembre 1983. Particulièrement en raison de
la situation économique catastrophique, il reçut de la junte la charge de
mener la transition vers la démocratie et de restituer le pouvoir politique aux
civils24. Les faiblesses des gouvernements militaires ont donc souvent com-
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mencé avec des coups d’État internes. Quand les transformations économi-
ques proposées ont été repoussées, leurs conséquences politiques ont conduit
à la fin des dictatures militaires 25.
L’Inde a adopté un modèle de développement comparable, sans faire
référence expressément à la dénomination d’industrialisation par substitution
aux importations. Toutefois, certains auteurs mettent en cause cette appella-
tion à propos du développement indien 26. Après son indépendance, en 1947,
l’Inde était tombée en léthargie économique : le PIB par habitant n’a pro-
gressé que de 1 % par an jusqu’en 1980. Le pouvoir politique a mis en place
un système de socialisme hindou, modèle d’économie fermée et adminis-
trée qui faisait dépendre le moindre investissement d’une décision de
l’administration. L’Inde a mis en place une structure économique de modèle
socialiste, sous l’égide du leader de l’indépendance, devenu premier minis-

23. SKIDMORE T., The Politics of Military Rule in Brazil, 1964-1985, New York, Oxford University
Press, 1988 ; KOHLI A., op. cit., 2004.
24. LEVITSKY S., MURILLO M.V., (eds), Argentine Democracy : The Politics of Institutional
Weakness, University Park, Pennsylvania State University Press, 2005.
25. HARTLYN J., MORLEY S., (eds), Latin American Political Economy : Financial Crisis and Poli-
tical Change, Boulder, Col. Westview Press, 1986 ; HAGGARD S., KAUFMAN R., op. cit., 1995.
26. SUBRAMANIAN A., India’s Turn. Understanding the Economic Transformation, New Delhi,
Oxford University Press, 2008.
22 Jean-Louis THIÉBAULT

tre, Jawaharlal Nehru. S’inspirant du socialisme fabien en Grande-Bretagne,


Nehru était aussi un admirateur des succès du modèle soviétique de l’épo-
que. La politique économique du parti du Congrès s’inspirait de la tradition
sociale-démocrate, doublée des thèmes tiers-mondistes de l’époque, dont la
priorité aux industries lourdes et à la substitution aux importations. Le
modèle indien concernait la mise en place d’un système d’économie mixte,
dont la direction revenait à l’État au travers d’un secteur public dominant et
d’un ensemble de réglementations, appelé le Licence Raj. De plus, la plani-
fication a exercé un rôle de plus en plus structurant à partir de 1955, sous
l’influence de la « Planning Commission ». Le modèle indien était aussi
marqué par la volonté de limiter l’expansion des grandes sociétés indiennes
et celle des entreprises étrangères, notamment par le refus de l’ouverture à
l’investissement étranger 27.

Le modèle de l’industrialisation fondé sur la promotion


des exportations

Les pays de l’Asie de l’Est et du Sud-Est ont suivi un autre type de dévelop-
pement basé sur une stratégie d’exportation. Ce sont d’abord quatre pays,
considérés comme les pays nouvellement industrialisés (« newly industria-
lizing countries », NIC) (Corée du Sud, Taïwan, Singapour et Hong Kong)
qui ont convergé vers un chemin de croissance basé sur l’exportation des
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produits manufacturés, une stratégie économique connue comme étant une
croissance conduite par les exportations 28. Leur succès a été tel que cette
stratégie est devenue dominante. Si la politique économique a bien fonc-
tionné dans ces pays, c’est parce que les gouvernements ont obligé les entre-
prises à exporter et à affronter la concurrence des économies développées.
Les gouvernements déterminaient les objectifs à moyen terme, finançaient
quelques secteurs stratégiques et protégeaient les industries émergentes.
Ces pays asiatiques ont connu des résultats supérieurs à ceux de l’Amérique
latine, en termes à la fois de croissance et d’égalité. Ils ont cependant été
favorisés par l’aide des États-Unis, qui souhaitaient que ces pays s’industria-
lisent, de façon à ce qu’ils puissent fournir leurs propres efforts de défense
contre le communisme. Le changement de l’Asie de l’Est vers une orienta-
tion pour l’exportation s’est opéré très tôt, au début des années 1960, alors
que l’Amérique latine restait bloquée dans l’industrialisation par substitu-
tion aux importations 29.

27. BOILLOT J.-J., op. cit., 2006.


28. HAGGARD S., op. cit., 1990.
29. HIRA A., An East Asian Model for Latin American Success, Ashgate, 2007.
Comment les pays émergents se sont-ils développés économiquement ? 23

Le tournant s’est d’abord opéré en Corée du Sud et à Taïwan. Le chan-


gement de politique a été favorisé par la pression et les promesses de
l’administration américaine et du FMI pour une aide afin d’accompagner les
réformes. Les succès économiques de l’Asie de l’Est dans les années 1960
ont renforcé les politiques d’exportation en place et les ont aidés à se répan-
dre dans toute la région de l’Asie du Sud-Est. Ce modèle de l’industrialisa-
tion par les exportations a connu des succès d’abord en Asie du Nord-Est.
Le rôle de l’État y a été prépondérant. Les politiques publiques étaient éla-
borées par des organismes publics de planification. L’État avait déjà joué un
grand rôle dans le développement spectaculaire du Japon dans la période
après la Seconde Guerre mondiale. Rien n’est plus étranger aux conceptions
libérales que l’expérience du Japon ou celle de la Corée du Sud, de Taiwan
ou même de Singapour 30. Le modèle de développement du Japon de 1945
jusqu’aux années 1980 a été fondé sur la promotion des exportations et la
protection du marché intérieur, avec un système financier dominé par quel-
ques grandes banques et un soutien de l’État aux grands conglomérats pri-
vés par le biais d’une politique industrielle très active 31. Même à Hong
Kong, cette ville État érigée en archétype du modèle libéral, le rôle de l’État
a été et continue d’être considérable. À rebours des préceptes libéraux,
l’État en Asie de l’Est a été le moteur du développement dans tous les sec-
teurs de la sidérurgie, des infrastructures, de la construction navale, de
l’électronique et des banques.
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La notion d’« État développeur » (the « developmental state ») a été sou-
vent utilisée pour caractériser ce mode d’élaboration et d’application des
politiques publiques 32. L’« État développeur » était caractérisé par une
structure d’autorité centralisée, qui pénétrait souvent profondément dans la
société. Pour une série de raisons historiques, les pays qui ont eu recours à
ce modèle tendaient à mettre en œuvre une croissance économique rapide
avec une politique de sécurité nationale. Les gouvernements de ces pays ont
profité des avantages comparatifs (des ressources naturelles abondantes et
variées, une main-d’œuvre disciplinée et bon marché...). Ils ont aussi accueilli
les investissements étrangers par des politiques incitatives. Ce modèle de
politique économique a connu le succès parce qu’il était tiré par l’accès aux
débouchés extérieurs 33.

30. BOUTEILLER É., FOURQUIN M., Le développement économique de l’Asie orientale, Paris, Éd
La Découverte, collection Repères, 2001.
31. JOHNSON C., MITI and the Japanese Miracle. The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, Stan-
ford, Ca, Stanford University Press, 1982.
32. EVANS P., Embedded Autonomy : State and Industrial Transformation, Princeton UP, 1995 ;
HAGGARD S., op. cit., 1990 ; WADE R., Governing the Market : Economic Theory and the Role of
Government in East Asian Industrialization, Princeton UP, 1990 ; AMSDEN A., Asia’s Next Giant :
South Korea and Late Industrialization, Oxford UP, 1989 ; WOO-CUMINGS M., The Developmental
State, Cornell UP, 1999 ; KOHLI A., op. cit., 2004.
33. BOISSEAU DU ROCHER S., op. cit., 2009.
24 Jean-Louis THIÉBAULT

Ces pays étaient caractérisés par une alliance étroite du gouvernement et


de l’administration avec les entreprises. Un important corollaire de cet
arrangement politique était un contrôle étroit sur la classe ouvrière. Comme
une alliance étroite entre l’État et le capital était difficile à gérer, la vie poli-
tique à l’intérieur de ces États a été souvent répressive et autoritaire, avec
des leaders utilisant la mobilisation idéologique (le nationalisme ou l’anti-
communisme) pour gagner l’acceptation de la société. Des exemples sont
fournis par la Corée du Sud sous Park Chung Hee (novembre 1963-novem-
bre 1979) 34, par Taïwan 35, et par Singapour 36. Pour le meilleur et pour le
pire, l’État a donc été l’agent le plus efficace d’une politique d’industriali-
sation conduite dans les futurs pays émergents.
La Corée du Sud est considérée comme l’histoire d’un grand succès éco-
nomique du 20e siècle. Partie d’une économie détruite et appauvrie par la
guerre, la Corée du Sud a connu une industrialisation rapide pendant quatre
décennies. C’est surtout Park Chung Hee qui a rétabli la continuité avec la
période coloniale, en reconstruisant un État de type autoritaire et interven-
tionniste, sur le modèle japonais. Au moment de l’arrivée de Park Chung
Hee au pouvoir (novembre 1963), la Corée du Sud possédait une série de
facteurs tout à fait favorables à une rapide industrialisation. Park Chung
Hee a construit une alliance orientée vers la croissance de l’État et des entre-
prises. Il a donné une structure corporatiste au monde du travail et utilisé le
nationalisme économique pour exhorter toute la société à servir le dévelop-
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pement économique. Mais il faut cependant souligner que le succès écono-
mique s’est fait à un coût élevé. L’industrialisation rapide est intervenue
dans le cadre d’un État fortement autoritaire. Le modèle de développement
économique à base d’État a survécu à Park Chung Hee et a plus ou moins
continué dans les années 1980. Avec le temps, des réformes libérales sont
intervenues, d’abord dans le domaine économique, puis dans le cadre d’une
transition vers la démocratie, enfin à nouveau dans le domaine économique.
L’histoire du développement économique de la Corée du Sud est celle d’une
démocratie « illibérale », d’une économie dirigée par l’État et d’une crois-
sance économique forte 37.
À Taiwan, les facteurs du succès économique ont été fournis à la fois par
une stratégie de développement à long terme de l’État et par une réponse
politique, à court et moyen terme, à la mondialisation et à la démocratisa-
tion. La stratégie économique de l’État a été fournie par des arrangements
institutionnels et par des orientations politiques précises. L’une des caracté-
34. AMSDEN A., op. cit., 1989.
35. AMSDEN A., « The state and Taiwan’s economic development », in EVANS P., RUESCHE-
MEYER D., SKOCPOL T., Bringing the State Back In, Cambridge University Press, 1985, p. 78-106.
36. SCHEIN E., Strategic Pragmatism : The Culture of Singapore’s Economic Development Board,
Cambridge Mass., The MIT Press, 1996.
37. AMSDEN A., op. cit., 1989 ; KOHLI A., op. cit., 2004.
Comment les pays émergents se sont-ils développés économiquement ? 25

ristiques institutionnelles de la prise de décision en matière économique a


été le statut privilégié de la CBC (Central Bank of the Republic of China) à
l’intérieur de l’appareil d’État. La banque occupait une position unique dans
l’appareil d’État parce qu’elle était en même temps un élément de l’admi-
nistration économique et un élément de l’appareil de sécurité nationale. Elle
était donc plus qu’une autorité monétaire. Mais Taïwan n’a pas connu les
conglomérats de type coréen pendant longtemps. Les élites politiques pro-
ches du parti nationaliste chinois, le Kuomintang, venus du continent en
1949, contrôlaient l’administration, laissant aux Taiwanais de « souche » le
soin de développer l’agriculture et les industries manufacturières exporta-
trices. L’élite continentale a découragé la concentration de la richesse entre
les mains du monde des affaires pour des raisons politiques et idéologiques.
L’ascension politique de ce monde des affaires n’est pas intervenue avant la
fin des années 1980 38. Singapour était un autre exemple type de l’« État
développeur ». L’île État est dépourvue de matières premières, mais elle
bénéficiait d’avantages hérités de la colonisation britannique. Elle choisit
très vite de développer ses exportations et de s’ouvrir aux investissements
étrangers. Des incitations ont été élaborées pour attirer les entreprises mul-
tinationales en même temps que l’État promouvait de grandes entreprises
nationales et pratiquait une politique de dérégulation. Après une première
période ciblée sur les industries à main d’œuvre (textile, produits alimen-
taires, chantiers navals...), les activités à plus grande valeur technologique
ont été privilégiées (pétrochimie, industrie électronique, puis progressive-
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ment aéronautique, informatique, biotechnologies...). Ces choix ont ainsi
placé l’île État à la tête du développement en Asie du Sud-Est 39.
Le modèle communiste chinois ne peut pas être placé sous silence dans
le cadre de cette analyse des économies asiatiques qui ont encouragé
l’ouverture et la promotion des exportations. En septembre 1976, la mort de
Mao Tse-toung, ainsi que les difficultés de sa succession, plongèrent le
régime communiste chinois dans la plus grave crise de son histoire. À la
suite d’un retour au pouvoir difficile, Deng Xiaoping est parvenu, à partir
de 1978, à modifier radicalement l’orientation et le fonctionnement du
régime chinois sans en compromettre immédiatement les bases. Pour con-
solider un régime affaibli par ses échecs, Deng Xiaoping devait d’abord réu-
nifier le parti. Mais il a aussi pris parti pour une politique de redressement
économique. Pour sauver le régime et renforcer le pays, il a accordé la prio-
rité à la reconstruction économique. À la fin des années 1970, l’horizon de
la Chine, c’était avant tout la stagnation des économies de type soviétique

38. CHENG T., HAGGARD S., (eds), Political Change in Taiwan, Boulder, Col. Lynne Rienner,
1991 ; AMSDEN A., op. cit., 1985, 78-106.
39. BOISSEAU DU ROCHER S., op. cit., 2009.
26 Jean-Louis THIÉBAULT

et le triomphe des économies capitalistes, notamment d’Asie, en particulier


celle du Japon 40.
La réunion à Pékin, du 15 au 17 décembre 1978, du 3e plénum du 11e
comité central du PCC, a lancé la politique de réforme et d’ouverture. Con-
trairement aux idées reçues, ce n’est pas dans le domaine de l’économique,
mais bien dans celui de la politique que Deng Xiaoping a lancé des initiati-
ves. Le lancement des réformes s’est divisé en deux parties. La première
décennie a été celle d’un certain relâchement du contrôle du parti sur la
société. Elle s’est terminée dans le sang, dans la nuit du 3 au 4 juin 1989,
lorsque les chars ont écrasé le mouvement pour la démocratie sur la place
Tiananmen. La deuxième période a commencé véritablement avec le voyage
de Deng Xiaoping dans le sud de la Chine en 1992. Elle a vu la consolida-
tion d’un régime de parti unique et d’un régime de capitalisme d’État qui
s’est fortement développé à la faveur de la réforme de l’économie 41.
Au cours de son voyage dans le sud de la Chine au début de 1992, Deng
Xiaoping a affirmé l’importance de l’économie de marché, de la bourse et
de l’ouverture vers l’étranger 42. Dès lors, il a fondé ouvertement sa légiti-
mité sur la capacité du régime de faire de la Chine une puissance moderne.
Il s’est appuyé essentiellement sur les nouveaux entrepreneurs et sur l’intel-
ligentsia. Deng Xiaoping a aussi clairement posé les limites du nouveau pacte
social : ouverture vers l’économie de marché et dictature du parti communiste
sont devenues les principes de base du régime. Le mouvement pour la
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démocratie de 1989, l’effondrement du communisme en Europe centrale et
orientale et l’éclatement de l’URSS ont achevé de convaincre les dirigeants
chinois que la réforme politique représentait un risque mortel pour le
régime 43.
Les circonstances ont encore été plus favorables à la poursuite de la poli-
tique de Deng Xiaoping au début des années 1990. En effet, la déroute du
camp soviétique, l’affaiblissement des économies dirigées et la libéralisa-
tion croissante des marchés ont permis d’accentuer l’engagement de la
Chine dans le marché mondial. Les successeurs de Deng Xiaoping, Jiang
Zemin et Hu Jintao, n’ont pas remis en cause la politique de modernisation
économique. Ils l’ont, au contraire, poussée plus loin. Mais ils l’ont adaptée,
afin que la Chine communiste puisse affronter les nouveaux dangers de
l’ouverture économique. Ils ont décidé plusieurs adaptations majeures : la

40. DOMENACH J.-L., Où va la Chine ?, Paris , Fayard, 2002 ; DOMENACH J.-L., op. cit., 1985,
tome 2.
41. BÉJA J.-P., HUCHET J.-F., « Vingt-cinq ans de réforme en Chine : révolution économique, con-
servatisme politique », in Esprit, février 2004.
42. ZHAO S., « Deng Xiaoping’s Southern Tour : Elite Politics in Post-Tiananmen China », in Asian
Survey, vol. 33, n°8, 1993, p. 739-756.
43. BÉJA J.-P., « Crise sociale endémique et renforcement de la dictature en Chine populaire », in
Esprit, décembre 2001.
Comment les pays émergents se sont-ils développés économiquement ? 27

revitalisation de l’idée nationale, le renforcement du PCC, le développe-


ment de l’administration, à la fois dans le parti et dans l’État, et la construc-
tion d’une société harmonieuse 44.
La Chine, comme les autres pays asiatiques, peut donc être décrite comme
étant aussi un « État développeur ». La montée de la Chine vers la puissance
économique était aussi le résultat d’une stratégie de développement basée
sur la présence d’un « État développeur », et non pas sur un modèle néo-
libéral. L’explication de la performance de la Chine a reposé, en partie, sur
le gradualisme de la transformation économique chinoise, avec la stabilité
politique. Sous Deng Xiaoping, les réformes ont été graduellement adminis-
trées. Le chemin vers la réforme a été marqué par la décision prise en 1993
d’adopter une économie de marché, en reconnaissant le secteur privé comme
un secteur important de l’économie chinoise. Mais il y a aussi d’autres
explications. La Chine était dans une position unique pour une croissance
rapide en termes de taille de sa population et d’ampleur de ses ressources.
Elle a profité de sa sous-capacité en termes de production en raison des
années de mauvaise gestion communiste. Elle a aussi bénéficié de la richesse
et de l’influence de la diaspora des Chinois d’outre-mer. Les effets de leurs
investissements et de leurs connaissances technologiques ont été profonds.
En Asie de l’Est et du Sud-Est, l’État a ainsi contrôlé les mécanismes du
développement économique basé sur l’ouverture extérieure et le soutien aux
exportations. Les gouvernements ont été les initiateurs, les promoteurs et les
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coordinateurs de l’industrialisation. Ils disposaient d’un pouvoir discrétion-
naire sur l’ensemble du processus par différents moyens : en accordant sub-
ventions ou marchés publics, en imposant des quotas d’importation, en
taxant les produits d’importation ou encore en accordant des avantages
financiers ou fiscaux. L’État a profité de conditions politiques et sociales
très spécifiques pour consolider son emprise sur le développement écono-
mique, voire sur la construction sociale et politique.
Partout les politiques publiques des gouvernements se basaient sur un
postulat identique : le renforcement de l’activité passait par la libéralisation
et l’ouverture. Les gouvernements ont allégé le cadre réglementaire des
activités économiques, ils ont multiplié les incitations fiscales et ils ont créé
des zones franches. Les gouvernements ont révisé les lois concernant les
investissements étrangers ou les exonérations fiscales. Ces politiques publi-
ques mises en place par les gouvernements étaient très importantes, mais il
faut aussi souligner l’impact des perspectives étrangères, avec des marchés
régionaux à fort potentiel et des taux de change fixes avec le dollar. La sta-
bilité politique a aussi contribué à attirer les flux de capitaux 45.

44. DOMENACH J.-L., op. cit., 2002.


45. BOISSEAU DU ROCHER Sophie, op. cit., 2009.
28 Jean-Louis THIÉBAULT

Le modèle néo-libéral, avec le « consensus de Washington »

En 1979, le second choc pétrolier provoqué par la révolution islamique en


Iran a fait plonger le dollar et susciter une politique économique et finan-
cière néo-libérale aux États-Unis. Elle se traduisit par une hausse brutale des
taux d’intérêt dans le monde. Cette hausse a débouché sur une crise de la
dette. La crise a débuté au Mexique avec une cessation de paiement inter-
venue en 1982, suivie par une série de défauts souverains et de restructura-
tions de la dette souveraine dans d’autres pays d’Amérique latine 46. Comme
la plupart des pays endettés continuaient d’avoir des déficits de la balance
des paiements, creusés par le service de la dette, et que les marchés de capi-
taux internationaux leur étaient fermés, ces pays se tournèrent alors vers le
FMI et la Banque Mondiale, qui jouèrent le rôle de prêteur en dernier ressort
(Alexandre Kateb, 19).
C’est surtout le Chili sous la dictature de Pinochet qui a procuré un nou-
veau modèle de développement économique pour les pays d’Amérique
latine47. Il impliquait la réduction du rôle actif de l’État dans l’industrialisa-
tion, le retour à l’accent mis sur les exportations de produits primaires,
l’ouverture de l’économie aux investissements étrangers et au commerce, et
des contrôles monétaires et budgétaires. Le régime du général Pinochet a
aussi marqué la montée d’un groupe de technocrates qui ont pris les grandes
décisions économiques, instituant des politiques monétaristes, mises en
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œuvre pour survivre à l’austérité induite par la dette.
Des programmes de réformes économiques de libre marché (ou néolibé-
rales) ont ainsi été adoptés par les États d’Amérique latine nouvellement
démocratiques pour leur permettre de traiter la dette extérieure et de créer de
nouvelles bases de croissance. Dans le même temps, les États se sont repliés
de toute une série de politiques publiques de développement et de sécurité
sociale. Ces programmes étaient profondément influencés par la politique
de libéralisme politique et économique, connue sous le nom de « consensus
de Washington », même si, à ce moment-là, le miracle économique asiati-
que ne pouvait être ignoré 48. L’expression « consensus de Washington » a
été utilisée en 1989 par l’économiste John Williamson 49. Dix recomman-
dations étaient proposées à l’usage des États, plus particulièrement ceux
46. STALLINGS B., KAUFMAN R.R., Debt and Democracy in Latin America, Boulder, Co, Wes-
tview Press, 1989.
47. BORZUTZKY S., « The Pinochet Regime : Crisis and Consolidation », in MALLOY J.M.,
SELIGSON M.A., (eds), Authoritarians and Democrats, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press,
1987 ; SILVA E., The State and Capital in Chile : Business Elites, Technocrats, and Market Economics,
Boulder, Co, Westview Press, 1996.
48. HIRA A., op. cit., 2007.
49. WILLIAMSON J., « What Washington Means by Policy Reform », in WILLIAMSON J., (ed),
Latin American Adjustment. How Much has Happened ?, Washington DC, Institute for International
Economics, 1990.
Comment les pays émergents se sont-ils développés économiquement ? 29

d’Amérique latine, désireux de réformer leurs économies : la discipline bud-


gétaire ; la redéfinition des priorités en matière de dépenses publiques ; la
réforme fiscale ; la libéralisation des taux d’intérêt ; des taux de change
compétitifs ; la libéralisation du commerce ; la libéralisation des investisse-
ments directs étrangers ; les privatisations ; la déréglementation ; les droits
de propriété.
Le modèle était fondé sur la trilogie privatisation-libéralisation-dérégu-
lation. Il partait du principe que c’est uniquement en taillant dans leurs
dépenses et en améliorant les recettes que les pays en développement
renoueraient avec l’équilibre de leurs balances des paiements et pourraient
assumer leurs engagements financiers. L’expression de « consensus de
Washington » visait à souligner les points communs à toutes les réformes
économiques prescrites comme remède aux difficultés monétaires des pays
d’Amérique latine et susceptible d’être transposées ailleurs. La mise en
œuvre de ces recommandations est intervenue à la fin des années 1980, au
moment de l’effondrement du système soviétique.
Les institutions financières internationales, comme la Banque Mondiale
et le FMI, ont décidé de subordonner leurs prêts à la mise en place par les
gouvernements de politiques économiques, reposant sur des principes éco-
nomiques restrictifs 50. Des « politiques d’ajustement structurel » ont été
mises en œuvre par nombre de pays en développement. Ces politiques
visaient au démantèlement des politiques protectionnistes et à l’élimination
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de tous les obstacles à la concurrence, à la réduction des déficits budgétaire
et commercial, à la libéralisation financière et à l’ouverture totale des éco-
nomies aux mouvements de capitaux 51.
Les gouvernements d’Amérique latine ont été incités à appliquer le pro-
gramme libéral du « consensus de Washington » et à adopter le dollar
comme monnaie locale 52. Le but était de limiter la marge de manœuvre des
gouvernements en matière de politique monétaire, de réduire l’inflation et
de faciliter le remboursement de dettes extérieures élevées. L’Amérique
latine a suivi ces conseils 53. Pendant une dizaine d’années, elle a renoncé à
une bonne partie de ses attributs protectionnistes. Pourtant, la région a creusé

50. POP-ELECHES G., From Economic Crisis to Reform. IMF Programs in Latin America and Eas-
tern Europe, Princeton, Princeton University Press, 2009 ; VREELAND J., The IMF and economic
development, Cambridge, Cambridge University Press ; REMMER K., « The Politics of Neo-Liberal
Economic Reform in South America, 1989-1994 », in Studies in Comparative International Develop-
ment, vol. 33, n°2, 1998, p. 3-29.
51. HAGGARD S., KAUFMANN R., (eds), The Politics of Economic Adjustment : International
Constraints, Distributive Conflicts and the State, Princeton, Princeton University Press, 1992, avec des
articles de Barbara Stallings, Miles Kahler, Peter Evans, John Waterbury, Joan Nelson.
52. GUIDOTTI P., POWELL A., « The Dollarization Debate in Argentina and Latin America », Wor-
king paper, april 2002.
53. TREISMAN D., « Stabilization Tactics in Latin America. Menem, Cardoso, and the Politics of Low
Inflation », in Comparative Politics, vol. 32, n°4, 2004, p. 399-419.
30 Jean-Louis THIÉBAULT

son retard par rapport à l’Asie et au monde industrialisé, tandis que la pau-
vreté demeurait. Malgré de profondes réformes, la croissance n’a pas suivi.
En Inde, le système économique mis en place par Nehru et Indira Gandhi
a, lui aussi, connu des difficultés. En juin 1991, l’Inde découvrait qu’elle
n’avait presque plus de réserves de changes. La consommation augmentait,
l’investissement aussi, mais le secteur public restait gros consommateur de
subventions, et la dette s’est envolée. L’accélération de la croissance ne
pouvait pas se faire avec une dérive budgétaire de plus en plus incontrôlée,
et l’ouverture commerciale était trop faible 54. Le gouvernement a décidé de
suivre les préceptes que lui soufflait le FMI. Le véritable décollage s’est
alors produit. Les élections législatives de mai 1991 ont ramené au pouvoir
le parti du Congrès, mais avec un gouvernement minoritaire, conduit par
Narasimha Rao. Celui-ci a confié le ministère des finances à un économiste
réputé, Manmohan Singh, avec pour objectif d’arrêter la crise et d’entre-
prendre toutes les réformes nécessaires à la sortie de la crise des paiements
et au rétablissement de la croissance. Celui-ci décidait rapidement de sup-
primer les contrôles administratifs, de libéraliser le commerce, de limiter le
domaine du secteur public de dix-huit industries à trois (défense, transport
ferroviaire et énergie nucléaire), de privatiser, d’ouvrir la porte aux entrepri-
ses multinationales, d’abaisser les barrières douanières. Le gouvernement a
créé douze « zones économiques spéciales », à fiscalité réduite selon le
modèle chinois, dont l’une à Bangalore, qui est devenue une Silicon Valley
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pour les services informatiques. L’Inde a décollé 55.
Le gouvernement russe a lui aussi été incité à appliquer des réformes
libérales prônées par le FMI. Structurellement, en Union Soviétique, l’auto-
rité politique et économique était fortement centralisée et institutionnalisée.
Le modèle stalinien d’économie centralement planifiée y était profondément
enraciné. C’est pourquoi le parti communiste et l’administration étaient peu
favorables à la réforme économique. La base industrielle lourde de l’Union
Soviétique était rigide et mal adaptée pour s’ajuster au changement. Le sys-
tème économique y était très centralisé 56. Des forces de division en Russie
ont causé des troubles politiques et une soudaine disparition de l’URSS.
Mais ce qui explique le mieux les difficultés de la Russie est le fait qu’elle
a essayé une sorte de « thérapie de choc ». Cette politique impliquait, au-
delà des réformes et de la privatisation des entreprises publiques, une large
libéralisation des prix, une monnaie d’échange unique et convertible avec

54. BOILLOT J.-J., op. cit., 2006.


55. SUBRAMANIAN A., op. cit., 2008 ; PANAGARIYA A., The Emerging Giant, Oxford University
Press, 2008, 514 p. ; BHAGWATI J.N., CALOMIRIS C.W., (eds), Sustaining India’s Growth Miracle,
New Yorkn Columbia University Press, 2008.
56. NOVE A., An Economic History of the USSR, 1917-1991, Harmondsworth, Penguin, 1992 ;
GOLDMAN M., USSR in Crisis : The Failure of an Economic System, NY, W.W. Norton, 1983 ;
NOVE A., The Soviet Economic System, Winchester, Mass., Allen and Unwin, 1986.
Comment les pays émergents se sont-ils développés économiquement ? 31

l’étranger, des mesures de stabilisation financière et une libéralisation par-


tielle du commerce extérieur 57. Tous ces éléments furent adoptés, à un
moment, au début des années 1990, quand les institutions de l’ancien État
s’effondraient et quand les nouvelles institutions n’étaient pas encore cons-
truites. Le résultat des privatisations russes en l’absence d’institutions appro-
priées pour le développement de l’économie de marché a été désastreux.
Depuis lors, des politiques économiques et financières ont aidé à restaurer
la confiance dans l’économie et l’inflation a été vaincue, mais des problè-
mes ont longtemps persisté concernant le déficit budgétaire, le déclin de la
production et le chômage. Il y avait au moins deux contraintes pour la Rus-
sie afin de préférer l’« approche par le big bang ». D’abord, à la fin des
années 1980, le pouvoir d’État et la légitimité de l’Union Soviétique s’étaient
affaissés à un point tel qu’il empêchait l’adoption d’une stratégie évolution-
niste réussie. Ensuite, le « consensus de Washington » était la doctrine qui
influençait de façon significative la pensée et l’action économiques à cette
époque dans de nombreuses économies en transition, notamment en Europe
de l’Est.
Cette phase néo-libérale est caractérisée non par un retrait, mais par un
repli de l’État. À partir des années 1980, le rôle de l’État a changé. Il y a eu
abandon de la rhétorique et des politiques anticapitalistes et de gauche, et
les gouvernements des futurs pays émergents ont mis la priorité sur la crois-
sance économique, mais avec les milieux d’affaires comme principaux alliés.
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Les politiques d’industrialisation rapide ont continué à être mises en œuvre
non par des États minimaux qui ont adopté le marché, mais par des États
régulateurs qui avaient comme priorité la croissance économique. Celle-ci
s’est accélérée comme un résultat des changements politiques et de politi-
ques publiques en faveur des milieux d’affaires. L’accélération de la crois-
sance est donc principalement un produit de l’adoption par l’État de la
croissance économique comme objectif prioritaire et des milieux d’affaires
comme principaux alliés politiques 58.
Le résultat de cette phase néo-libérale et de mise en place du « consensus
de Washington » fut catastrophique pour beaucoup de pays. Non seulement
les économies de ces pays ne se redressèrent pas à la suite des premiers
plans d’ajustement structurel, mais les acquis en matière de développement
des décennies précédentes ont été balayés par des politiques d’austérité sans
précédent. Le néo-libéralisme n’a pas été forcément signe d’affaiblissement
de la démocratie, mais il a limité sa qualité. Le mouvement vers l’économie
de marché a affaibli les partis de gauche, les syndicats ouvriers et les réfor-

57. ÄSLUND A., How Russia Became a Market Economy, Washington DC, Brookings Institution
Press, 1995.
58. KATEB A., Les nouvelles puissances mondiales. Pourquoi les BRICs changent le monde ?, Paris,
Ellipses, 2011.
32 Jean-Louis THIÉBAULT

mateurs 59. Les classes moyennes naissantes ont été « décimées » dans de
nombreux pays. En Amérique latine, on parle encore de la décennie 1980
comme de la « décennie perdue », avec une perte du revenu par habitant
allant jusqu’à 30 % dans certains pays. Le consensus autour de ces politi-
ques s’est terminé avec les échecs économiques et politiques de Carlos Sali-
nas de Gortari (président de 1988 à 1994) au Mexique, de Carlos Menem
(président de 1989 à 1999) en Argentine, et d’Alberto Fujimori (président
de 1990 à 2000) au Pérou. Malgré l’effet récessif associé à la plupart des
mesures du « consensus de Washington », ce paradigme n’a pourtant pas
été abandonné. Bien au contraire, à la fin des années 1980 et au début des
années 1990, la transition vers l’économie de marché des anciennes démo-
craties populaires de l’Europe de l’Est et des anciennes républiques de l’URSS
allait permettre aux organisations financières internationales d’étendre leur
champ d’action à une nouvelle zone « émergente ».
La politique de libéralisation financière a dirigé une masse considérable
de capitaux vers les pays émergents d’Asie, d’Amérique Latine et d’Europe
de l’Est. Les flux de capitaux privés vers les pays émergents ont ainsi connu
un spectaculaire accroissement dans la première moitié des années 1990.
Une part importante de ces flux était constituée d’investissements directs
étrangers (IDE). Mais la dynamique relativement stable des flux d’IDE ne
reflète pas la volatilité de tous les flux de capitaux dirigés vers les pays
émergents. La caractéristique la plus marquante de la libéralisation finan-
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cière des années 1990 est l’explosion des flux de capitaux purement finan-
ciers très volatiles et très réversibles 60.
Les pays émergents ont attiré d’importants investissements étrangers
grâce à leurs anticipations de croissance très prometteuses. Les investisseurs
ont été attirés par de hauts rendements et de moins en moins sensibles aux
risques des pays émergents. Sur place, l’apport de liquidités a entraîné une
forte croissance. Mais il a aussi alimenté des bulles immobilières et finan-
cières dans des pays dotés de systèmes financiers fragiles et mal régulés,
comme le Mexique, l’Argentine, la Corée du Sud, la Thaïlande, l’Indonésie,
mais aussi la Russie et la Turquie. Ces pays se sont trouvés dans une situa-
tion de vulnérabilité potentiellement explosive. Il a suffi d’une dégradation
de la situation politique au Mexique en 1994 pour qu’un vent de panique
financière souffle sur ce pays. Mais il a été sauvé de la faillite 61. À la fin de
1994 et au début de 1995, le phénomène, alors surnommé « effet tequila »,
s’est répandu aux pays proches du Mexique. Les crises financières se sont
59. WEYLAND K., « Neoliberalism and Democracy in Latin America : A Mixed Record », in Latin
American Politics and Society, vol. 46, n°1, 2004, p. 135-157.
60. KATEB A., op. cit., 2011.
61. SANTISO J., « Temps des États, temps des marchés : retour sur la crise mexicaine », in Esprit,
mai 1998, p. 58-85 ou « Wall Street face à la crise mexicaine : une analyse temporelle des marchés
émergents », in Les Études du CERI, n°34, 1997.
Comment les pays émergents se sont-ils développés économiquement ? 33

multipliées dans les pays émergents à la fin des années 1990 et au début
des années 2000 (Mexique, 1995 ; Asie de l’Est et du Sud-Est 1997-1998 ;
Brésil 1999 ; Argentine 2002) 62.
On a assisté à une contagion en chaîne. La crise s’est étendue à beaucoup
de pays émergents, qui ont connu des difficultés économiques et financières
croissantes. Les capitaux qui avaient été massivement investis dans ces pays
émergents les ont quittés. Ce flux financier a eu pour effet de dégonfler les
bourses des pays émergents. De tels retournements soudains des flux de
capitaux privés sont intervenus dans beaucoup de pays émergents. Ces capi-
taux privés étaient des capitaux placés à court terme, ce qui signifiait qu’ils
étaient prêts à fuir les pays instables. On parlait ainsi d’« économie-casino ».
Comme les places financières étaient de plus en plus connectées financière-
ment, l’effondrement d’une économie se propageait très vite. C’était l’« effet
domino » que seule une intervention financière massive des institutions
financières internationales a pu permettre d’enrayer. Mais cette intervention
n’a eu lieu que lorsque les risques de contagion régionale et les menaces sur
les finances mondiales ont été jugés suffisamment importants pour justifier
l’apport massif de capitaux.
Ces crises ont donc été particulièrement violentes. Crise financière au
début, la tourmente est devenue boursière avant de devenir économique. La
panique a atteint l’ensemble des secteurs et des pays en Asie et en Amérique
latine. D’économique, la crise est ensuite devenue sociale et politique. Les
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gouvernements étaient contestés pour leur incapacité et leur corruption.
L’ensemble des principes du développement économique des années précé-
dentes a été ainsi remis en cause.
Les protagonistes des crises de la dette des années 1980 étaient des États.
Mais à la fin des années 1990 et au début des années 2000, l’enjeu portait
cette fois-ci essentiellement sur les dérapages de l’économie privée. Par-
tout, c’étaient des banques ou des entreprises privées qui étaient en crise,
avec des systèmes de surveillance bancaire limités, des structures opaques,
des liens très forts avec les milieux politiques en place. Autant d’éléments qui
étaient très difficiles à gérer avec les moyens traditionnels du FMI, habitué à
gérer les déséquilibres macroéconomiques des pays dont il a la charge63.

62. PEMPEL T.J., (ed), The Politics of the Asian Economic Crisis, Ithaca, Cornell UP, 1999 ;
HAGGARD S., The Political Economy of the Asian financial Crisis, Washington DC, Institute for Inter-
national Economics, 2000 ; HAGGARD S., « The Politics of the Asian Financial Crisis », in Journal of
Democracy, vol. 11, n°2, 2000 ; HAGGARD S., « Politics, Institutions, and Globalization : The After-
math of the Asian Financial Crisis », in The American Asian Review, vol. 19, n°2, 2001 ;
HAGGARD S., JONGRYN M., « The Political Economy of the Korean Financial Crisis », in Review of
International Political Economy, vol. 7, n°2, 2001.
63. KATEB A., op. cit., 2011.
34 Jean-Louis THIÉBAULT

On a donc assisté en Asie à la remise en cause d’un modèle de dévelop-


pement. Les pays asiatiques, présentés jusqu’alors comme un modèle de
développement économique 64, ont été les victimes d’un retournement des
investissements à l’été 1997. L’économie de ces pays est devenue moins
compétitive. Ils étaient dans l’impasse. Il a suffi de quelques rumeurs sur la
solvabilité des grandes banques thaïlandaises et sud-coréennes pour entraî-
ner un revirement brutal des flux de capitaux étrangers à destination de la
Thaïlande et de la Corée du Sud. Il n’en fallait pas plus pour que tous les
marchés asiatiques soient touchés à leur tour par un phénomène de conta-
gion financière 65. La Chine, qui contrôlait de manière très stricte les mouve-
ments de capitaux extérieurs et cherchait à privilégier les investissements à
long terme, est sortie relativement épargnée par la crise asiatique. Elle accu-
mulait les excédents extérieurs et connaissait une forte croissance.
La Russie a également subi ce phénomène de brusque tarissement des
flux de capitaux. Là encore ce sont des phénomènes conjoncturels qui ont
provoqué la crise de confiance des créanciers internationaux. La récession
en Asie avait fait chuter le cours du pétrole dont la Russie dépendait pour
boucler son budget et régler ses importations en devises. La tentative déses-
pérée du gouvernement russe de sauver le cours du rouble, sur la base des
recommandations du FMI et avec une aide financière massive de ce dernier,
n’a pas résisté à la pression spéculative. Le 17 août 1998, le gouvernement
russe a fini par déclarer un moratoire sur sa dette externe, à la fois publique
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et privée, et a opéré une dévaluation massive du rouble 66.
Il y a eu d’autres crises entraînées par la libéralisation financière. Au
tournant des années 2000, l’Argentine et la Turquie ont connu des crises
graves. Dans les deux cas, le retour à la démocratie a coïncidé avec la crise
de la dette et la récession du début des années 1980. Ces deux pays ont
connu des taux élevés d’inflation, voire d’hyper-inflation en Argentine. Ils
ont décidé de recourir à la libéralisation financière et d’ancrer la monnaie
nationale à une devise forte. Le régime de change de l’Argentine reposait
sur le maintien d’une parité artificielle du peso avec le dollar. Il a suffi de
quelques incertitudes politiques pour donner le signal d’un retrait massif des
capitaux étrangers, provoquant une fois de plus une crise du change, un défaut

64. World Bank, « The East Asian Miracle : Economic Growth and Public Policy », in A World Bank
Policy Research Report, september 1993.
65. SACHS J., « IMF Orthodoxy isn’t what Southeast Asia Needs », in International Herald Tribune,
november 4, 1997 ; STIGLITZ J., « Entretien avec Pascal Riché », in Libération, 25 juin 1999 ;
THUROW L., « La crise financière asiatique : un regard américain », in Esprit, mai 1998, p 9-28 ;
GOLDSTEIN M., The Asian Financial Crisis, Washington DC, Institute for International Economics,
1998 ; KRUGMAN P., « The Myth of Asia’s Miracle », in Foreign Affairs, november 1994.
66. ZLOTOWSKI Y., « L’économie et la société russes après le choc d’août 1998 : rupture ou
enlisement ? », in Les Études du CERI, n°51, 1999 ; ZLOTOWSKI Y., « La crise des paiements en Rus-
sie, expression d’un consensus social ? », in Les Études du CERI, n°43, 1998.
Comment les pays émergents se sont-ils développés économiquement ? 35

souverain, une implosion de l’économie et une grave crise politique 67. La


Turquie a connu une crise similaire à celle de l’Argentine au début des
années 2000 68. Les crises financières ont donc remis en cause le consensus
de Washington et l’idéologie néo-libérale qui le sous-tendait. La libéralisa-
tion financière n’a pas été synonyme de croissance accélérée, ni de réduc-
tion rapide de la pauvreté. C’est tout le contraire qui s’est produit 69.
L’action du FMI était requise pratiquement partout. Le FMI a consenti
beaucoup d’efforts pour juguler ces crises asiatiques. À partir du début des
années 1990, le FMI s’est mobilisé pour aider les pays d’Europe centrale,
les pays de la Baltique et ceux de l’ex-URSS dans leur difficile transition
vers une économie de marché. En 1995, il consentait au Mexique, frappé
d’une crise financière sans précédent, une aide de 19 milliards de dollars.
En 1996, un programme triennal supplémentaire était décidé pour la Russie.
À ces énormes contributions s’est ajouté, fin 1997, le sauvetage d’urgence
des pays asiatiques. Jouant son rôle de catalyseur, le FMI a réussi à mobili-
ser plus de 100 milliards de dollars en quelques semaines auprès de la com-
munauté internationale pour les quatre pays asiatiques touchés par la crise
(Thaïlande, Corée du Sud, Philippines, Indonésie). Les politiques menées
par le FMI ont fait l’objet de nombreuses critiques quelques mois après la
crise asiatique, quand a été médiatisée une querelle entre Joseph E. Stiglitz,
qui était l’économiste en chef de la Banque Mondiale à cette époque, et le
tandem constitué, au FMI, par son homologue Michael Mussa et Stanley
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Fischer, le n°2 du FMI. Dans une communication remarquée (« More ins-
truments and broader goals : Moving towards the post-Washington consen-
sus ») prononcée le 7 janvier 1998, Joseph E. Stiglitz dénonçait des idées
reçues, fermement défendues par ses collègues du FMI 70.
La crise financière en Asie et en Amérique latine a été un électrochoc.
Beaucoup de gouvernements des pays émergents étaient allés trop loin sur

67. FELDSTEIN M., « Argentina’s Fall : Lessons From the Latest Financial Crisis », in Foreign
Affairs, march-april 2002 ; HAUSMANN R., « A Way out for Argentina : The Currency Board Cannot
Survive Much Longer », in Financial Times, october 30, 2001 ; SGARD J., « Le principal, l’agent et
l’évaluateur : comment expliquer l’échec du FMI en Argentine ? », in Critique Internationale, n°27,
2005. Voir aussi : LEVITSKY S., MURILLO M.V., op. cit., 2005.
68. AKYÜZ Y., BORATAV K., « The Making of the Turkey Financial Crisis », Paper prepared for a
conference on « Financialization of the Global Economy », PERI, University of Massachussetts,
decembeR 7-9, 2001, Amherst, Mass.)
69. KATEB A., op. cit., 2011.
70. Voir les thèses de STIGLITZ J.., Contre la mondialisation et la libéralisation incontrôlée des mar-
chés de capitaux, dans La grande désillusion, Paris, Le Livre de Poche, septembre 2003. Voir aussi
HIBOU B., « Banque mondiale : les méfaits du catéchisme économique. L’exemple de l’Afrique
subsaharienne », in Esprit, août-septembre 1998, p 98-140 ; SCHMID L., « L’Algérie et le Fonds
monétaire international », in Esprit, août-septembre 1998, p. 141-144 ; CORDET-DUPOUY A.,
FALCOZ V., « La Banque mondiale et les changements à l’Est », in Esprit, août-septembre 1998,
p. 145-157 ; LANDAU J.-P., « Premières leçons de la crise asiatique », in Esprit, août-septembre 1998,
p. 158-171 ; KISSINGER H., « Le FMI a fait plus de mal que de bien », in Le Monde, 15 octobre 1998 ;
STERN B., « Le FMI, pompier arrosé », in Le Monde, 11-12 octobre 1998.
36 Jean-Louis THIÉBAULT

la voie de la libéralisation. Les institutions financières internationales ont


suggéré diverses solutions néo-libérales pour réformer la gestion économi-
que des pays émergents touchés par la crise 71. Des changements structurels
ont été proposés, parfois même imposés, aux gouvernements à la suite de la
crise. Mais ces changements sont loin d’avoir tous été adoptés. Des pays ont
marqué des réticences. Le directeur général du FMI d’alors a contraint le
général-président indonésien Suharto à signer, le 15 janvier 1998, un accord
destiné à assainir une économie mise en coupe réglée par son clan, mais qui
fut jugé humiliant par les Indonésiens 72. Le FMI a obligé le gouvernement
argentin à réduire ses budgets sociaux et à privatiser ses services publics 73.
Car le FMI n’a pas prêté ses milliards de dollars n’importe comment. Il a
mis des « conditionnalités » à l’octroi d’un prêt. Certaines de ces conditions
concernaient la réduction du déficit budgétaire ou la hausse du taux de
change. D’autres conditions, dites structurelles, prévoyaient la privatisation
des entreprises publiques, ou la réduction du secteur public, ou le gel des
salaires dans la fonction publique, ainsi que le gel des retraites pour les
retraités bénéficiant des pensions les plus élevées. C’est ce genre de mesu-
res qui a valu au FMI sa réputation de « méchant » gendarme de la finance
internationale, peu soucieux de la souveraineté des pays et des conséquen-
ces sociales de ses préconisations. Pour éviter les rigueurs du FMI, de nom-
breux pays ont profité de la hausse des cours des matières premières et de
l’amélioration de leur balance commerciale pour rembourser leurs prêts par
anticipation, notamment le Brésil, l’Argentine et l’Indonésie.
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Le FMI a alors commencé à réviser ses politiques. Mais, en fait, il s’agis-
sait d’amendements. Les dirigeants du FMI qui, dans les années 1980, plai-
daient pour des réformes libérales admettaient qu’il fallait désormais des
réformes de « deuxième génération » qui devaient accompagner les premiè-
res, toujours nécessaires. Des économistes du développement en sont venus
à repenser aussi les politiques néo-libérales pour l’Amérique latine. Ils ont
estimé que l’État n’était pas le principal frein à la croissance. En fait, il était
bien plutôt la solution. Ils ont conseillé aux gouvernements de subvention-
ner des projets d’investissement, dans l’espoir de susciter des créations
d’entreprise et de faire repartir la croissance. Ils prévoyaient aussi des mesu-
res pour aider les gouvernements à limiter l’influence des hommes politi-
ques, compte tenu des antécédents de l’Amérique latine en matière de
corruption. Ils allaient même jusqu’à envisager de recourir au protection-
nisme. Ils ont été frappés par une évidence. Les économies d’Amérique latine
ont connu une plus forte croissance des années 1950 aux années 1980,

71. Meredith Jung-en Woo, Neoliberalism and Institutional Reform in East Asia, NY, Palgrave-Mac-
millan, 2007, 304 p)
72. MacINTYRE A., « Political Institutions and the Economic Crisis in Thailand and Indonesia », in
PEMPEL T.J., (ed), Politics of the Asian Economic Crisis, Ithaca, Cornelle University Press, 1999.
73. SGARD J., op. cit., 2005.
Comment les pays émergents se sont-ils développés économiquement ? 37

période protectionniste, que pendant les années 1990, période pourtant très
riche en réformes. La théorie postulait qu’il fallait réformer pour relancer la
croissance. Les réformes ont été faites et les résultats ont été décevants 74.
En revanche, la Chine n’a pas suivi les politiques néo-libérales. La Chine
a introduit des réformes économiques durant les années 1980, mais sa stra-
tégie de réforme a été particulière 75. Deng Xiaoping a tenté de mettre en
œuvre des réformes économiques sans réformes politiques. À la fin des
années 1980, la stratégie chinoise de réforme économique sans réforme poli-
tique a bien fonctionné. Le succès économique de l’expérience de réforme de
l’économie chinoise est surprenant parce que les institutions politiques
communistes sont habituellement considérées comme rigides et hostiles à
l’innovation. Pourtant, Deng Xiaoping a décidé de garder les règles du jeu
et d’adopter une stratégie politique de la réforme économique 76.
Les particularités du système chinois expliquaient la stratégie suivie. En
Chine, l’autorité politique et économique était décentralisée et faiblement
institutionnalisée. Le modèle stalinisme d’économie centralement planifiée
n’était pas profondément enraciné en Chine. Le contrôle central sur la vie
économique n’a jamais été très étendu et efficace. Le parti et l’administra-
tion étaient favorables à la réforme économique 77.
En Chine, la particularité la plus importante du système chinois a été le
pragmatisme affiché sur la voie de la réforme à partir de 1979. La Chine a
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souvent répondu à des circonstances spécifiques en développant des institu-
tions de transition plutôt qu’en adoptant une approche trop rapide pour les
réformes. Afin d’éviter toute thérapie de choc, la Chine a suivi une stratégie
avec double trajectoire où à la fois les forces du marché et les disciplines de
la planification opéraient simultanément 78. Par exemple, tout en libérant les
prix du marché, un prix plus bas, planifié, était maintenu avec une aide four-
nie par l’État. C’est seulement avec le temps que les deux ont convergé. La
Chine a donc pu établir son propre rythme de réforme, parce qu’elle ne fai-
sait pas face à un choc soudain et sévère, et que son système politique restait
intact. En fait, elle avait au moins deux arguments qui favorisaient les ajus-
tements graduels pour le changement. Ces deux arguments étaient que le
pays avait déjà réussi une croissance économique spectaculaire dans les
années de préréforme en 1977 et 1978 et qu’une telle approche aiderait aussi
à obtenir un soutien populaire et à éviter une forte résistance des intérêts

74. KATEB A., op. cit., 2011.


75. NAUGHTON B., The Chinese Economy : Transitions and Growth, Cambridge, Mass, MIT Press,
2007.
76. SHIRK S., The Political Logic of Economic Reform in China, University of California Press, 1993.
77. SHIRK S., op. cit., 1993.
78. LAU L., QIAN Y., ROLAND G., « Reform Without Losers : An interpretation of China’s Dual-
Track Approach to Transition », in Journal of Political Economy, vol. 108, n°1, 2000.
38 Jean-Louis THIÉBAULT

acquis. Mais les réformes en Chine n’ont pas été sans pièges. De manière
spécifique, le gouvernement chinois a été lent à construire les institutions du
marché.
En effet, les politiques de réforme économique sont intervenues à travers
les mêmes institutions administratives autoritaires qui existaient en Chine
depuis les années 1950. La trajectoire des réformes économiques chinoises
a été établie par décision consensuelle. Des éléments de concurrence ont été
introduits graduellement et ajoutés par la planification centrale, en prolon-
geant la période de transition de l’économie planifiée à l’économie de mar-
ché. Le dynamisme de la croissance du secteur non étatique a mis une
pression concurrentielle sur les entreprises publiques et les fonctionnaires
gouvernementaux responsables pour elles. La « réforme économique de style
chinois » (comprenant un système de contractualisation particulière, un sys-
tème de double trajectoire combinant le marché et le plan, la décentralisation
aux gouvernements locaux, la décollectivisation agricole, la stimulation du
secteur non public et des zones spéciales pour l’investissement étranger) a été
une formule gagnante. La notion trop simple que les administrations com-
munistes étaient tellement liées à la planification centrale qu’elles blo-
quaient toutes les tentatives de changement était donc fausse 79.

La crise économique et financière de 2008 et la montée


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en puissance des pays émergents.

La crise économique et financière de 2008 a trouvé son origine dans les


grands pays industrialisés, et notamment aux États-Unis et a ébranlé leurs
économies 80. Mais elle n’a pas complètement épargné les pays émergents.
Contrairement aux précédentes crises, qui avaient mis en évidence la dépen-
dance des pays du Sud par rapport aux pays du Nord, la crise de 2008 a
toutefois révélé une plus grande autonomie de ces nouvelles puissances
économiques. La perspective du « découplage » entre pays émergents et
pays avancés avait d’abord été présentée 81. Toutefois les évolutions de la
crise financière ont montré que les pays émergents n’étaient en fait pas com-
plètement à l’abri des aléas et des déséquilibres provoqués par cette crise.

79. SHIRK S., op. cit., 1993.


80. GERMAIN R.D., Global Politics and Financial Governance, London, Palgrave Macmillan, 2010 ;
HELLEINER E., PAGLIARI S., ZIMMERMAN H., (eds), Global Finance in Crisis, London, Rout-
ledge, 2010 ; SCHWARTZ H., Subprime Nation. American Power, Global Capital and the Housing
Bubble, Ithaca, Cornell UP, 2009.
81. KOSE A., OTROK C., PRASAD E., « Global Business Cycles : Convergence or Decoupling? », in
IMF Working Papers 08/143, International Monetary Fund, 2008 ; KOSE A., OTROK C., PRASAD E.,
« Dissecting the Decoupling Debate », VoxEU, 4 october 2008.
Comment les pays émergents se sont-ils développés économiquement ? 39

Parmi les pays émergents, le Brésil et l’Inde étaient les mieux placés
pour s’en sortir, peut-être parce que ces deux pays ne sont pas de grands
pays exportateurs. Au Brésil, le gouvernement a, pendant un certain temps,
à la fin de l’année 2008, cru que la croissance de l’économie brésilienne
était indépendante du soubresaut financier déclenché dans les pays occiden-
taux. Mais, en mars 2009, la croissance du produit intérieur brut a chuté. La
production industrielle a fortement baissé. Les licenciements se sont multi-
pliés. La pauvreté a augmenté. En quelques mois, l’effondrement du système
financier international a déséquilibré la balance des paiements brésilienne.
Le président brésilien, Luiz Inacio Lula da Silva, a présenté, le 29 mars
2010 à Brasilia, un ambitieux plan d’investissements de 660 milliards d’euros
sur six ans, essentiellement financé sur fonds publics, mais aussi privés. Les
grands travaux d’infrastructures de ce « Programme d’accélération de la
croissance » (PAC) étaient destinés à moderniser le pays et à soutenir des
perspectives économiques déjà prometteuses. Au début de son second man-
dat, en janvier 2007, le président Lula avait lancé le premier volet du pro-
gramme, doté de 100 milliards d’euros sur 2007-2010. Les grandes lignes
du deuxième programme définissaient plusieurs secteurs prioritaires, comme
l’énergie (en raison de la découverte de réserves de pétrole dans les profon-
deurs de l’Océan Atlantique), l’habitat et les transports (pour l’accueil de la
Coupe du monde de football de 2014 et les Jeux olympiques d’été de 2016).
Le deuxième programme était prévu pour s’étaler de 2011 à 2014, soit
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durant le mandat présidentiel du successeur du chef de l’État 82.
La démocratie indienne n’a pas été, comme l’affirment certains, un obs-
tacle aux politiques économiques de ce pays. Malgré ses limites et ses
échecs, le système politique indien a permis à l’économie indienne d’appa-
raître comme une des économies les plus dynamiques du monde avec plu-
sieurs années successives de forte croissance, au-dessus de 7 %. Aucune
coalition n’a remis en cause l’orientation des mesures lancées en 1991, mal-
gré le profond débat idéologique qui oppose le sécularise défendu par le
parti du Congrès et le fondamentalisme hindou, cheval de bataille du parti
hindou BJP. Le bilan de la période a été remarquable en termes de crois-
sance. Il indiquait une structure économique plus solide. L’ouverture com-
merciale s’est traduite par une progression des importations de biens et de
services. Les réserves de change n’ont cessé de progresser. L’Inde a rem-
boursé dès lors par anticipation certains prêts à ses bailleurs de fonds et est
sortie de sa situation structurelle de pays en développement assisté. Les
deux secteurs qui ont tiré la croissance ont été l’industrie manufacturière et les
services marchands. Parallèlement, l’Inde est entrée progressivement dans
l’ère de la consommation de masse pour les classes moyennes. Mais le

82. GASNIER A., Le Monde, 1er avril 2010.


40 Jean-Louis THIÉBAULT

revers de cette croissance est qu’elle a été peu partagée. L’« Inde brillante »
(« Shining India ») s’est développée à côté de l’Inde traditionnelle, pay-
sanne et pauvre : 35 % du 1.1 milliard d’Indiens vivent avec moins d’un
dollar par jour, 24 % sont touchés par la malnutrition. Le Parti du Congrès,
revenu au pouvoir en mai 2004 avec les gauches comme alliés, entendait
s’occuper en priorité des oubliés de la croissance. Mais le pari n’était pas
simple. Les goulets d’étranglement sont nombreux : dépendance énergéti-
que, retard criant des infrastructures de transports (routes, ports, aéroports),
mais aussi inefficacité du système de formation, malgré les efforts qui y
sont consacrés. Ces dernières années, la croissance annuelle indienne attei-
gnait en moyenne 8,2 %. C’est notamment le ralentissement de la crois-
sance du commerce extérieur, faute d’infrastructures suffisantes, qui
inquiète New Delhi. Dans un État fédéral comme l’Inde, les projets doivent
obtenir l’aval du gouvernement régional, central et parfois des investisseurs
privés. Une lourdeur administrative qui allonge souvent les délais 83. La
structure fédérale multiplie les lieux de décision, freine toujours, paralyse
trop souvent. L’appel aux investissements étrangers s’accommode mal d’une
politique qui demeure partiellement protectionniste (dans le commerce par
exemple) et nationaliste.
Toutefois, le gouvernement indien a été capable de prendre rapidement
toute une série de mesures de relance au début de la crise économique et
financière. Le gouvernement indien a lancé plusieurs plans de relance de
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l’économie d’octobre 2008 à janvier 2009. Ces plans avaient pour objectifs
d’augmenter les exportations, de favoriser les investissements étrangers et
de stimuler l’économie par de grands projets d’infrastructures. Pour attein-
dre ces objectifs, le gouvernement indien a décidé en janvier 2009 de
débourser 6 milliards de dollars US, qui s’ajoutent à l’enveloppe budgétaire
de 6 milliards de dollars US de décembre 2008. Ces programmes ont aussi
été renforcés par des mesures de la Banque Centrale de l’Inde, notamment
des ajustements aux taux d’intérêt, afin d’encourager les emprunts. La con-
fiance des investisseurs ayant aussi été ébranlée par les attentats terroristes
à Mumbai, en novembre 2008, et par le scandale entourant la fraude de
l’entreprise Satyam Inc, les plans de relance visaient donc à regagner la con-
fiance des investisseurs, tout en investissant dans les infrastructures dont
l’absence handicape le développement de l’Inde. Dès le deuxième trimestre
de 2009, l’économie indienne a donné des signes de reprise et elle a retrouvé
rapidement la prospérité des années antérieures à 2008. Au cours de l’année
fiscale 2008-2009, le produit intérieur brut (PIB) indien a augmenté de
6,7 %. L’économie indienne a pu surmonter les turbulences de la crise éco-
nomique et financière en essuyant peu de dégâts. Mais les mesures de
relance adoptées par le gouvernement indien ont un coût. Le déficit budgé-

83. BOUISSOU J., Le Monde, 11 janvier 2007.


Comment les pays émergents se sont-ils développés économiquement ? 41

taire du gouvernement central est passé de 2,6 % du PIB en 2007-2008 à


5,9 % en 2009. Toutefois, la crise n’a pas empêché le maintien de la con-
fiance de l’élite technocratique et de l’élite du monde des affaires dans les
performances et les perspectives de l’Inde 84.
D’autres pays émergents ont rencontré plus de difficultés pour surmonter
les effets de la crise économique et financière de 2008. La Russie possédait la
troisième plus grande réserve de change mondiale, avec 484 milliards de
dollars US au 1er novembre 2008. La Russie avait cependant une structure
de son économie qui la plaçait dans une position difficile pour combattre les
effets de la crise. La prospérité relative constatée sous la présidence de
Vladimir Poutine était largement une apparence liée aux recettes tirées des
exportations de gaz et de pétrole, mais la Russie n’a pas saisi l’occasion ces
dix dernières années pour développer une économie moderne, diversifiée,
fondée à la fois sur la stimulation de la consommation intérieure et les
investissements dans la production de produits de nouvelle technologie 85.
L’économie russe restait une économie de rente, mal préparée à affronter
une crise qui tirait vers le bas les prix des matières premières. La Russie
n’était donc pas épargnée. La crise financière mondiale s’est d’abord tra-
duite par une réduction des investissements étrangers. Les grandes entrepri-
ses ont été frappées par la crise financière internationale et elles n’ont dû
leur survie qu’à une forte intervention de l’État, qui a racheté des actions.
Le FMI et le gouvernement russe ont donc révisé les taux de croissance à la
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baisse pour 2009. Cela dit, la croissance était largement soutenue par une
forte demande intérieure. L’État disposait, outre ses réserves de change, de
deux autres instruments financiers : le Fonds de stabilisation, qui représen-
tait quelque 170 milliards de dollars US officiellement, mais au moins 200
milliards de dollars en réalité, et la capacité de financement des grandes
entreprises publiques (Gazprom, Rosneft, Transneft), auxquelles les autorités
russes faisaient faire des opérations d’investissement à la place du budget.
Face à la crise financière, les pays émergents asiatiques ont été conduits
à s’interroger sur la validité du modèle économique qui a présidé à leur
croissance jusqu’à la crise de 2008. En sapant la consommation américaine
et européenne, la crise financière a touché non seulement la Chine, atelier
du monde industriel, mais aussi toutes les économies émergentes asiatiques.
Le choc a atteint violemment les pays émergents les plus développés (Corée
du Sud, Taïwan, Singapour), dont la croissance repose sur les exportations,
ainsi que les autres pays émergents (Vietnam, Philippines, Malaisie), qui

84. WOLF M., « Une leçon indienne », Le Monde, 8 mars 2010.


85. GOLDMAN M., The Piratization of Russia : Russia Reform Goes Awry, London, Routledge,
2003 ; GOLDMAN M., Lost opportunity : What has Made Economic Reform in Russia so Difficult ?,
NY, W.W. Norton, 1996 ; GOLDMAN M., Petrostate. Putin, Power, and the New Russia, Oxford,
Oxford University Press, 2nd ed., 2010.
42 Jean-Louis THIÉBAULT

avaient conquis, eux aussi, une place dans le processus de la mondialisa-


tion. Il était vain de croire à un découplage de l’Asie face à la récession.
Mais les économies émergentes asiatiques portaient aussi en elles les
ressorts d’une sortie de crise. L’Asie est parvenue à sortir rapidement de la
crise. Cette évolution provenait surtout de l’action des gouvernements qui
ont su gérer les conséquences de la crise économique et financière. Ils ont
mené des politiques de relance budgétaire et d’assouplissement monétaire.
Contrairement à la crise de 1997-1998, les pays émergents asiatiques n’ont
pas subi de crise de change, en lien notamment avec leur accumulation de
réserves de change. Les exportations ont aussi rapidement augmenté 86. Les
pays émergents asiatiques disposaient donc d’atouts pour trouver une issue
à la crise économique et pour inventer un modèle de croissance moins
dépendant des exportations, tourné vers la consommation intérieure, capa-
ble d’orienter les immenses réserves financières, jusqu’ici investies essen-
tiellement en bons du Trésor américain, vers le développement de leur
consommation intérieure.
La Chine est aussi rapidement sortie de la récession. En effet, aucune
économie n’a de projet de développement aussi précis et clairement intégré
à sa planification économique que la Chine, avec son programme d’adapta-
tion de sa structure économique et sociale, en termes de capital humain,
d’innovation technologique et d’économie verte, dont l’objectif ultime est
de rééquilibrer l’économie en faveur de la consommation intérieure. La
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crise économique et financière de 2007-2008, en rendant caduque plus vite
que prévu le modèle de la croissance par les exportations, a manifestement
renforcé le camp des adeptes de cette transition volontariste. Face à la con-
jonction de facteurs internes et externes de ralentissement de l’économie,
les autorités ont mené une politique monétaire qui soutenait la croissance
par une baisse des taux d’intérêt, et elles ont mis sur pied un vigoureux plan
de relance. Il prévoyait des dépenses de 4000 milliards de renminbis (425.6
milliards d’euros) en 2009-2010, soit 8 % du PIB. Le programme incluait le
financement d’infrastructures dans les transports, l’agriculture et le loge-
ment, des dépenses sociales dans la santé et l’éducation, des allégements
fiscaux et le soutien des prix agricoles. Il amalgamait des mesures nouvelles
et des projets déjà programmés ; quant à son financement, le budget central
devait en couvrir environ 30 %, mais il s’appuyait aussi sur la contribution
des gouvernements locaux 87. Le Parti communiste chinois, qui sait combien
sa légitimité est fragile, a depuis plusieurs années une peur panique des

86. FALAH A., « Asie : nouveau centre de gravité », in Revue de l’OFCE, n°113, avril 2010, p. 222-
223.
87. LEMOINE F., « Économie chinoise : la fin du grand bond en avant », in Le Monde,
18 décembre 2008.
Comment les pays émergents se sont-ils développés économiquement ? 43

troubles sociaux. Ce qui l’a obligé à colmater la moindre brèche. Depuis la


fin de 2008, l’État-Parti est sur tous les fronts 88.
La taille du plan de relance chinois indiquait que la version optimiste
d’une Chine traversant sans trop de difficultés la crise économique mon-
diale en se passant d’une intervention importante de l’État était difficile-
ment supportable. Le premier élément d’explication de cette intervention
massive de l’État était l’étendue des répercussions intérieures de la baisse
des exportations. L’impact économique et social de la baisse des exporta-
tions a été fort dans le delta de la rivière des Perles près de Hongkong et
dans les provinces autour de Shanghaï. Le deuxième facteur d’explication
était la politique de réorientation de la croissance chinoise sur la consom-
mation qui aurait eu du mal à se matérialiser de manière significative en
l’espace de quelques mois. Les ménages chinois ont toujours constitué une
épargne de précaution pour faire face aux dépenses d’éducation, mais égale-
ment en raison de l’insuffisance ou de l’absence de couverture sociale pour
les dépenses de retraites et de santé. Il fallait également tenir compte de
deux phénomènes conjoncturels qui auraient certainement eu un impact
négatif sur la consommation des ménages. La baisse vertigineuse des Bour-
ses de Shanghaï (- 65 %) et d’Hongkong (- 50 %) au début de l’année 2008
affectait les revenus des classes moyennes. Par ailleurs, l’impact psycholo-
gique de la crise internationale, qui avait largement épargné les ménages
urbains chinois lors de la crise asiatique de 1998, les touchait cette fois plus
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directement. Ces facteurs avaient des répercussions négatives sur l’immo-
bilier, qui était un des principaux piliers de la croissance chinoise depuis le
milieu des années 1990. Ce n’était donc pas un hasard si au-delà des tradi-
tionnelles dépenses d’infrastructures, le plan de relance appuyait la progres-
sion des dépenses sociales et le soutien à l’immobilier pour les revenus
intermédiaires. La taille du plan de relance était également destinée à endiguer
l’effet psychologique négatif de la crise internationale sur les consommateurs
chinois. Le plan de relance démontrait une nouvelle fois la remarquable capa-
cité de pilotage macroéconomique du gouvernement chinois 89. À la fin de
2008 et au début de 2009, les vastes plans de relance de l’économie des pays
émergents traduisaient pleinement l’inquiétude de leur gouvernement face
à la détérioration rapide des indicateurs économiques. Mais ces pays ont
prouvé qu’ils étaient capables et prêts à répondre à la crise économique et
financière (Sur la façon dont la crise financière et la récession mondiale ont
accéléré la montée de la Chine et des autres pays émergents 90. Cette capacité
démontrait que ces pays émergents avaient des forces indépendantes, qui

88. OVERHOLT W., « China in the Global Financial Crisis : Rising Influence, Rising Challenges », in
The Washington Quarterly, vol. 33, n°1, 2010, p. 21-34.
89. HUCHET J.-F., « Les ressorts de la relance chinoise », in Le Monde, 19 novembre 2008.
90. BURROWS M., HARRIS J., « Revisiting the Future : Geopolitical Effects of the Financial
Crisis », in The Washington Quarterly, vol. 32, n°2, april 2009, p. 27-38.
44 Jean-Louis THIÉBAULT

leur étaient propres, pour surmonter la crise. Les gouvernements de ces pays
ont su utiliser les armes budgétaires et monétaires au bon moment. Le sti-
mulus budgétaire de la Chine a été le plus spectaculaire, mais beaucoup de
gouvernements des pays émergents ont aussi été capables de baisser les taux
d’intérêt et d’augmenter les dépenses. L’activisme des gouvernements per-
mettait d’expliquer pourquoi les grandes économies émergentes solvables
ont pu se redresser rapidement. C’est pourquoi certains ont parlé d’un retour
de l’État.
En effet, l’État a continué à jouer un rôle important en matière financière
et en matière économique. D’abord, dans les pays émergents, l’État joue un
rôle dans la canalisation de l’épargne nationale et dans l’orientation de cette
épargne vers le financement à long terme de l’économie. L’État et les col-
lectivités locales restent directement actionnaires des plus grandes banques.
En Chine, les quatre grandes banques publiques (Industrial and Commercial
Bank of China, Agricultural Bank of China, Bank of China, China Construc-
tion Bank) détiennent la moitié des actifs bancaires du pays et collectent
plus de la moitié des dépôts bancaires des entreprises et des ménages. Ces
grandes banques entretiennent des relations privilégiées avec les autorités
politiques. À côté d’un secteur bancaire dominé par l’État, l’intervention de
l’État en matière industrielle est le second pilier du modèle économique en
place dans les pays émergents. La priorité des gouvernements des pays
émergents est de faire apparaître des champions nationaux, ayant une taille
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critique pour résister à la concurrence internationale. Les pays émergents
constituent, le plus souvent, des économies mixtes au sein desquelles
coexistent un important secteur public, dominé par quelques grandes entre-
prises publiques, et un secteur privé constitué de groupes familiaux dont
certains sont devenus de véritables empires industriels. On observe, dans
ces pays, une véritable interpénétration des secteurs public et privé 91. Les
gouvernements des pays émergents soutiennent aussi leurs entreprises
nationales dans leur stratégie d’expansion internationale. La Chine et la
Russie ont même créé des « fonds souverains » 92.
En effet, la conséquence la plus durable de la crise économique et finan-
cière de 2008 dans les pays émergents a été de ralentir la tendance univer-
selle vers le capitalisme de marché. L’alternative n’était pas la planification
centrale de style soviétique, mais le capitalisme d’État. Dans ce modèle, des
entreprises semi-autonomes, souvent possédées par des gouvernements,
sont guidées dans leurs décisions stratégiques ou opérationnelles par leurs
91. KATEB A., op. cit., 2011.
92. PUEL J.-M., Les fonds souverains. Instruments financiers ou armes politiques, Paris, Autrement,
2009 ; AVENDANO R., SANTISO J., « Are Sovereign Wealth Funds’ Investments Politically
biased ? », in OECD Development Centre, Working Paper n°283, december 2009 ; SANTISO J.,
« Sovereign Development Funds : Key Financial Actors of the Shifting Wealth of Nations », in OECD
Emerging Markets Network, Working Paper, october 2008.
Comment les pays émergents se sont-ils développés économiquement ? 45

maîtres politiques. Bien que l’objectif principal de ces entreprises était de


créer des emplois, elles ont participé aussi au financement des États. Ce
modèle est présent en Chine, en Russie, en Arabie Saoudite et dans les États
du Golfe 93.
Il y a une vingtaine d’années, l’État était sur la défensive dans beaucoup
de pays développés. Dans ces pays, la crise économique et financière de
2008 n’a fait que renforcer l’emprise des marchés financiers sur les États.
La faillite de Lehman Brothers et la montée en puissance du G20 avaient
pourtant, à l’automne 2008, donné l’illusion d’un retour en force de la puis-
sance publique. Mais les pays développés se sont épuisés à sauver les ban-
ques en leur prêtant de l’argent. Les marchés financiers se sont refait une
santé rapidement et ce sont eux qui menacent désormais les gouvernements
croulant sous les dettes 94. En revanche, beaucoup de pays émergents n’ont
pas suivi cette tendance. La Chine a salué la révolution de la mondialisation
en adoptant une « politique du bambou », se courbant avec le vent plutôt
que cassant ou éventuellement restant droite 95. Mais elle a adopté le capita-
lisme aussi loin qu’il pouvait être utilisé comme instrument de son pouvoir.
Elle a réussi à combiner un fort taux de croissance avec la stabilité sociale.
De l’Amérique Latine à l’Asie en passant par le Moyen-Orient, des gouver-
nements autoritaires ont imité ce modèle. Ils sont en train non seulement
d’utiliser les entreprises publiques pour renforcer leur pouvoir à l’intérieur,
mais ils sont aussi en train de diriger ces entreprises pour récolter les fruits
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du capitalisme mondial. La montée de ce type d’économie hybride a conduit
à un changement dans l’équilibre du pouvoir entre l’État et le marché. Les
compagnies pétrolières publiques contrôlent, à l’heure actuelle, une grande
partie de la production mondiale de pétrole (Gazprom en Russie, Aramco
en Arabie saoudite, Petronas en Malaisie, China National Petroleum Corpo-
ration en Chine, Petrobas au Brésil). Beaucoup de grandes banques ont con-
trôlé par l’État. Le plus grand opérateur de téléphonie mobile est aussi une
entreprise d’État (China Mobile). Il arrive cependant que certaines de ces
entreprises connaissent des difficultés (Dubaï World) 96. Le gouvernement
chinois a même tendance à injecter beaucoup d’argent public dans des entre-
prises susceptibles de renforcer sa base industrielle et de créer des emplois.
Les bénéficiaires en sont très souvent des entreprises d’État. La proportion
de production industrielle contrôlée par l’État chinois a même eu tendance
à augmenter durant ces dernières années. Il faut aussi remarquer que les
dirigeants chinois n’ont jamais relâché leur contrôle sur quelques secteurs
considérés comme stratégiques, comme la finance, la défense, l’énergie, les

93. BREMMER I., The End of the Free Market : Who Wins the War Between States and
Corporations ?, NY, Portfolio, 2010, 240 p.
94. LECHYPRE E., « Les marchés plus forts que les États », in L’Expansion, septembre 2010.
95. « The State and the Economy. Re-Enter the Dragon », in The Economist, june 5, 2010.
96. « Schumpeter. The Rise of the Hybrid Company », in The Economist, december 5, 2009.
46 Jean-Louis THIÉBAULT

télécommunications, les routes et les ports 97. Les spécialistes de la politique


industrielle chinoise ont confirmé cette forte expansion du rôle du gouver-
nement dans le secteur des affaires depuis 2009. Certains analystes affirment
que la Chine est en train de répandre son influence à travers beaucoup de pays
du monde en développement 98. Mais d’autres analyses s’interrogent sur le
point de savoir si le capitalisme d’État représente réellement une menace pour
le capitalisme de marché et soulignent que le destin du capitalisme d’État
est lié au futur de groupes comme la famille royale d’Arabie saoudite ou
l’oligarchie russe. Ils montrent aussi que les entreprises publiques sont peu
productives et innovatrices et que beaucoup du dynamisme de l’économie
chinoise vient des compagnies privées 99.
La conclusion qu’il est possible de tirer de l’analyse des différents types
de politiques économiques menées par les pays émergents est que leur réus-
site ne peut s’expliquer que par le rôle particulier joué traditionnellement
par l’État dans ce type de pays, surtout en Asie et, à un degré moindre, en
Amérique latine100. Contrairement à ce que pouvaient penser les tenants du
« consensus de Washington », le rôle de l’État s’est avéré positif pour diri-
ger une politique budgétaire, gérer une politique monétaire et mener une
politique d’équipements publics. Ce que le retour de l’État a impliqué cor-
respondait à la recherche de nouvelles régulations au niveau national et
international.
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97. WINES M., « China Puts its Cash Where the State Is », in International Herald Tribune, august 31,
2010 ; WONG E., « Despite Commitments, China Finds it Hard to Allow Economy to Evolve », in
International Herald Tribune, august 26, 2011.
98. HALPER S., The Beijing Consensus : How China’s Authoritarian Model Will Dominate the
Twenty-First Century, New York, Basic Books, 2010.
99. « Schumpeter. The Eclipse of the Public Company », in The Economist, august 21, 2010 ;
« Leaders. Leviathan Inc », in The Economist, august 7, 2010 ; « Briefing. The Global Revival of Indus-
trial Policy. Picking Winners, Saving Losers », in The Economist, august 7, 2010.
100.KOHLI A., « State, Business, and Economic Growth in India », in Studies in Comparative Interna-
tional Development, n°42, 2007, p. 87-114.

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