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Honte et sororité au service d’accueil

La scène se passe cet été, à l’entrée du service insertion du CPAS dans une de nos villes.

Depuis déjà quelques minutes une dame passe et repasse devant la porte. Après avoir bien hésité,
elle entre. Elle s’adresse à Claire, qui officie ce jour-là à l’accueil. Son assistante sociale d’antenne lui
a dit qu’elle devait s’inscrire en insertion et qu’il le faut pour notamment conclure un Projet
Individualisé d’Insertion Sociale.

Telle est la procédure…

Madame a des diplômes : tout plein nous dit Claire. Elle est institutrice. Elle est issue d’un milieu aisé.
Madame est très gênée, car enfin jamais elle n’aurait dû faire appel au CPAS. L’histoire ne nous dit
pas par quelle circonstance de vie elle se retrouve au CPAS. Un accident ? Un problème de santé ?
Une erreur administrative ? Une rupture de couple ? Au fond cela n’a pas d’importance. Elle aurait
voulu être ailleurs.

Claire la renseigne du mieux qu’elle peut sur les services que l’insertion peut lui proposer. C’est sa
tâche. Madame devra ensuite rencontrer un assistant social spécialisé. Elle décide de revenir plus
tard après avoir digéré ce qui lui est dit. Elle glisse tout de même à Claire avant de sortir combien le
fait que ses parents ont été prévenus de son infortune la désole. Ils croyaient qu’elle s’en sortait
bien !

Mais telle est la procédure et même la Loi. Les débiteurs alimentaires, vous savez !

Elle revient quelques jours plus tard.

Elle explique au collègue de Claire qui la reçoit en « Back Office » – un autre agent d’accueil – qu’elle
souhaiterait attendre trois ou quatre semaines avant de voir cette fois un agent d’insertion ! Dans
quinze jours, elle a rendez-vous dans une école. Elle croit en sa chance. Son diplôme d’institutrice
pourrait servir.

Mais le collègue insiste. Il y a de la place dans l’agenda avant cela. Il faut s’inscrire aux premières
dates libres. C’est ce qu’on lui a donné comme instruction. Accélérer les démarches !

Car telle est la procédure…

Alors Madame sent monter une humiliation de plus. Elle espérait échapper à ce nouveau rendez-
vous au cours duquel elle allait à nouveau devoir s’expliquer. Trop c’est trop. Débordée, elle éclate
en sanglots. Claire, derrière son guichet de « Front office » l’entend. Elle vient s’enquérir de ce qui se
passe. Car cette dame, elle éprouve pour elle une forme de sympathie ! Claire commet alors ce que
d’aucuns appelleront une erreur professionnelle : elle la prend dans ses bras ! Dans cette accolade,
Madame se laisse aller à la consolation.

J’ai eu Claire en formation d’agent d’accueil. Je lui ai dit la même chose que ses formateurs
précédents, la même chose que sa cheffe de service. La même chose que ses collègues en formation.
« Claire tu es trop sensible ! Tu confonds sympathie et empathie ! Si tu fais cela, tu cours le risque de
prendre pour toi toute la misère du monde ! Et tu ne peux qu’en souffrir ».
Déjà, il y a bientôt quarante ans, mes Professeurs m’avaient dit, comme tous les Professeurs le disent
à tous les professionnels de la relation d’aide, qu’il faut garder « une distance professionnelle ».

Certes.

Mais j’ai aussi dit à Claire – ne le répétez pas j’ai bonne réputation en tant que formateur – qu’elle
avait eu un geste d’une infinie humanité, voire même de fraternité (sororité ici en l’occurrence !).

Qui peut jeter la pierre à Claire d’avoir laissé, pendant quelques secondes, parler son cœur ? Claire
est devenue agent d’accueil grâce à un contrat dans le cadre de l’article 60§7 de notre Loi organique.
Sans doute son expérience personnelle a-t-elle fait écho dans son attitude. Mais les philosophes de la
dignité humaine ou de la reconnaissance (Kant, Honneth, Ricoeur,…) ne nous disent-ils pas qu’il n’y a
de dignité que dans le regard de l’autre, et dans l’acceptation totale de ce qu’il est notre semblable ?
Merci à Claire de s’être dépouillée de son uniforme « d’agent » !

Aurions-nous tout faux ?

Ne jetons donc pas la pierre à Claire. Ni même à son collègue qui reconnait « n’avoir pas géré ». Ni à
sa cheffe de service. Ni à tous ceux qui suivent la procédure. Pour voir fonctionner les services
d’accueil, les CPAS en général, la pression du travail qui augmente, du temps trop court, de la
complexité des situations, de la pression idéologique de la pensée unique (« C’est quand même bien
de leur faute mon bon Monsieur ! »), qui n’aurait pas le droit de se tromper, de rater la marche ?

Car rappelons-le. Le contexte explique bien des choses même s’il n’excuse pas tout. Mais quand le
cœur nous en dit, oublions les procédures et laissons notre humanité prendre le dessus.

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