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DÉCONSTRUCTION D'UNE HISTOIRE MYTHIQUE

Comment fut inventé le peuple juif


Les Juifs forment-ils un peuple? A cette question ancienne, un his- Cette conception historique constitue
la base de la politique identitaire de l'Etat
torien israélien apporte une réponse nouvelle. Contrairement à d'Israël, et c'est bien là que le bât blesse !
Elle donne en effet lieu à une définition
l'idée reçue, la diaspora ne naquit pas de l'expulsion des Hébreux essentialiste et ethnocentriste du judaïsme,
de Palestine, mais de conversions successives en Afrique du Nord, alimentant une ségrégation qui maintient
à l'écart les Juifs des non-Juifs - Arabes
en Europe du Sud et au Proche-Orient. Voilà qui ébranle un des comme immigrants russes ou travailleurs
fondements de la pensée sioniste, celui qui voudrait que les Juifs immigrés.

soient les descendants du royaume de David et non - à Dieu ne Israël, soixante ans après sa fondation,
refuse de se concevoir comme une répu-
plaise ! - les héritiers de guerriers berbères ou de cavaliers khazars. blique existant pour ses citoyens. Près d'un
quart d'entre eux ne sont pas considérés
comme des Juifs et, selon l'esprit de ses
lois, cet Etat n'est pas le leur. En revanche,
PAR SHLOMO SAND * Israël se présente toujours comme l'Etat
des Juifs du monde entier, même s'il ne
s'agit plus de réfugiés persécutés, mais de
citoyens de plein droit vivant en pleine

T
out ISRAÉLIEN sait, sans l'ombre et chrétienne, un enchaînement généalo- égalité dans les pays où ils résident. Autre-
d'un doute, que le peuple juif gique continu pour le peuple juif. L'abon- ment dit, une ethnocratie sans frontières
existe depuis qu'il a reçu la dante historiographie du judaïsme com- justifie la sévère discrimination qu'elle
Torah (1) dans le Sinaï, et qu'il porte, certes, une pluralité d'approches. pratique à l'encontre d'une partie de ses
en est le descendant direct et Mais les polémiques en son sein n'ont citoyens en invoquant le mythe de la nation
exclusif. Chacun se persuade que ce jamais remis en cause les conceptions éternelle, reconstituée pour se rassembler
peuple, sorti d'Egypte, s'est fixé sur la essentialistes élaborées principalement à sur la «terre de ses ancêtres».
«terre promise», où fut édifié le glorieux e
la fin du X I X siècle et au début du XX . e

royaume de David et de Salomon, partagé Ecrire une histoire juive nouvelle, par-
ensuite en royaumes de Juda et d'Israël. Lorsque apparaissaient des découvertes delà le prisme sioniste, n'est donc pas
De même, nul n'ignore qu'il a connu susceptibles de contredire l'image du chose aisée. La lumière qui s'y brise se
l'exil à deux reprises : après la destruc- passé linéaire, elles ne bénéficiaient qua- transforme en couleurs ethnocentristes
E
tion du premier temple, au V I siècle siment d'aucun écho. L'impératif national,
avant J . - C , puis à la suite de celle du appuyées. Or les Juifs ont toujours forme
telle une mâchoire solidement refermée, des communautés religieuses constituées,
second temple, en l'an 70 après J.-C. bloquait toute espèce de contradiction et le plus souvent par conversion, dans
de déviation par rapport au récit domi-
diverses régions du monde : elles ne
S'ensuivit pour lui une errance de près nant. Les instances spécifiques de pro-
représentent donc pas un « e t h n o s » por-
de deux mille ans : ses tribulations le duction de la connaissance sur le passé
teur d'une même origine unique et qui se
menèrent au Yémen, au Maroc, en juif - les départements exclusivement
serait déplacé au fil d ' u n e errance de
Espagne, en Allemagne, en Pologne et consacrés à l'«histoire du peuple juif»,
séparés des départements d'histoire vingt siècles.
jusqu'au fin fond de la Russie, mais il
parvint toujours à préserver les liens du (appelée en Israël «histoire générale») -
Le développement de toute historio-
sang entre ses communautés éloignées. ont largement contribué à cette curieuse
graphie comme, plus généralement, le
Ainsi, son unicité ne fut pas altérée. A la hémiplégie. Même le débat, de caractère
processus de la modernité passent un
e
fin du XIX siècle, les conditions mûrirent juridique, sur «qui est j u i f ? » n ' a pas
temps, on le sait, par l'invention de la
pour son retour dans l'antique patrie. Sans préoccupé ces historiens : pour eux, est
VICTOR BRAUNER. - « Coupe du doute » (1946| nation. Celle-ci occupa des millions
le génocide nazi, des millions de Juifs juif tout descendant du peuple contraint à e
d'êtres humains au X I X siècle et durant
auraient naturellement repeuplé Eretz l'exil il y a deux mille ans. e
une partie du X X . La fin de ce dernier a
Israël («la terre d'Israël») puisqu'ils en vu ces rêves commencer à se briser. Des
rêvaient depuis vingt siècles. Ces chercheurs « autorisés » du passé ne A défaut d'un exil depuis la Palestine chercheurs, en nombre croissant, analy-
Ces récits des origines plurielles des
participèrent pas non plus à la controverse- romanisée. d'où viennent les nombreux Juifs figurent, de façon plus ou moins sent, dissèquent et déconstruisent les
Vierge, la Palestine attendait que son des «nouveaux historiens», engagée à la Juifs qui peuplent le p o u r t o u r de la hésitante, dans l'historiographie sioniste grands récits nationaux, et notamment les
peuple originel vienne la faire refleurir. fin des années 1980. La plupart des Méditerranée dès l'Antiquité? Derrière j u s q u e vers les années 1 9 6 0 ; ils sont mythes de l'origine commune chers aux
Car elle lui appartenait, et non à cette acteurs de ce débat public, en nombre le rideau de l'historiographie nationale ensuite progressivement marginalisés chroniques du passé. Les cauchemars
minorité arabe, dépourvue d'histoire, limité, venaient d'autres disciplines ou se cache une étonnante réalité histo- avant de disparaitre de la mémoire identitaires d'hier feront place, demain, à
arrivée là par hasard. Justes étaient donc bien d'horizons extra-universitaires : rique. De la révolte des Maccabées, au publique en Israël. Les conquérants de la d'autres rêves d'identité. A l'instar de
les guerres menées par le peuple errant sociologues, orientalistes, linguistes, géo- e
I I siècle avant notre ère, à la révolte cité de David, en 1967, se devaient d'être toute personnalité faite d'identités fluides
pour reprendre possession de sa terre : et graphes, spécialistes en science politique, e
de Bar-Kokhba, au II siècle après J.-C, les descendants directs de son royaume et variées, l'histoire est, elle aussi, une
criminelle l'opposition violente de la chercheurs en littérature, archéologues le j u d a ï s m e fut la p r e m i è r e religion mythique et non - à Dieu ne plaise ! - les identité en mouvement.
population l o c a l e . formulèrent des réflexions nouvelles sur le prosélyte. Les Asmonéens avaient déjà héritiers de guerriers berbères ou de cava-
passe juif et sioniste. On comptait égale- converti de force les Iduméens du sud de liers khazars. Les Juifs font alors figure
D'où vient cette interprétation de l'his- ment dans leurs rangs des diplômés venus la Judée et les Ituréens de Galilée, d ' « e t h n o s » spécifique qui, après deux
toire juive? Elle est l'œuvre, depuis la de l'étranger. Des «départements d'his- annexés au «peuple d'Israël». Partant mille ans d'exil et d'errance, a fini par
toire juive» ne parvinrent, en revanche, (1) Texte fondateur du judaïsme, la Torah - la racine
e
seconde moitié du XIX siècle, de talen- de ce royaume judéo-hellénique, le revenir à Jérusalem, sa capitale. hébraïque yara signifie enseigner - se compose des
tueux reconstructeurs du passé, dont que des échos craintifs et conservateurs. judaïsme essaima dans tout le Proche- cinq premiers livres de la Bible, ou Pentateuque :
l'imagination fertile a inventé, sur la base enrobés d'une rhétorique apologétique à Orient et sur le pourtour méditerranéen. Genèse, Exode, Lévitique, Nombres et Deutéronome.
Les tenants de ce récit linéaire et indi-
de morceaux de mémoire religieuse, juive base d'idées reçues. Au premier siècle de notre ère apparut, (2) Cf. David Ben Gourion et Yitzhak Ben Zvi,
visible ne mobilisent pas uniquement « Eretz Israël » dans le passé et dans le présent (1918,
dans l'actuel Kurdistan, le royaume juif l'enseignement de l'histoire : ils convo-
d'Adiabène, qui ne sera pas le dernier en yiddish), Jérusalem. 1980 (en hébreu) et Ben Zvi,
quent également la biologie. Depuis les Notre population dans le pays (en hébreu), Varsovie,
royaume à se «judaïser» : d'autres en années 1970, en Israël, une succession Comité exécutif de l'Union de la jeunesse et Fonds
Le judaïsme, religion prosélyte feront autant par la suite. de recherches «scientifiques» s'efforce national juif, 1929.
de démontrer, par tous les moyens, la (3) La Mishna, considérée comme le premier
proximité génétique des Juifs du monde ouvrage de littérature rabbinique, a été achevée au
Les écrits de Flavius Josèphe ne consti- IIE siècle de notre ère. Le Talmud synthétise l'ensemble

B REF, en soixante ans, l'histoire natio-


nale a très peu mûri, et elle n'évo-
luera vraisemblablement pas à brève
d'ailleurs aucune trace d'une révolte d'es-
claves dans l'empire des pharaons, ni
d'une conquête rapide du pays de Canaan
tuent pas le seul témoignage de l'ardeur
prosélyte des Juifs. D'Horace à Sénèque,
de Juvénal à Tacite, bien des écrivains
entier. La «recherche sur les origines des
populations» représente désormais un
champ légitimé et populaire de la biolo-
des débats rabbiniques concernant la loi. les coutumes
et l'histoire des Juifs. Il y a deux Talmud : celui de
e
Palestine, écrit entre le III et le V siècle, et celui de
e
Babylone. achevé à la fin du V siècle.
échéance. Pourtant, les faits mis au jour par un élément étranger. latins en expriment la crainte. La Mishna gie moléculaire, tandis que le chromo-
et le Talmud (3) autorisent cette pratique some Y mâle s'est offert une place d'hon- (4) Parlé par les Juifs d'Europe orientale, le yiddish
par les recherches posent à tout historien est une langue slavo-allemande comprenant des mots
honnête des questions surprenantes au Il n'existe pas non plus de signe ou de de la conversion - même si, face à la pres- neur aux côtés d'une Clio juive (5) dans issus de l'hébreu.
premier abord, mais néanmoins fonda- souvenir du somptueux royaume de sion montante du christianisme, les sages une quête effrénée de l'unicité d'origine
(5) Dans la mythologie grecque, Clio était la muse
mentales. David et de Salomon. Les découvertes de de la tradition talmudique exprimeront du «peuple élu». de l'Histoire.
la décennie écoulée montrent l'existence, des réserves à son sujet.
La Bible peut-elle être considérée à l'époque, de deux petits royaumes :
comme un livre d'histoire ? Les premiers Israël, le plus puissant, et Juda, la future La victoire de la religion de Jésus, au
historiens juifs modernes, comme Isaak Judée. Les habitants de cette dernière ne e
début du IV siècle, ne met pas fin à l'ex-
e
Markus Jost ou Leopold Zunz, dans la subirent pas non plus d'exil au V I siècle pansion du judaïsme, mais elle repousse
e
première moitié du X I X siècle, ne la avant notre ère : seules ses élites poli- le prosélytisme juif aux marges du
percevaient pas ainsi : à leurs yeux, l'An- tiques et intellectuelles durent s'installer monde culturel chrétien. Au V siècle e

cien Testament se présentait comme un à Babylone. De cette rencontre décisive apparaît ainsi, à l'emplacement de l'ac-
livre de théologie constitutif des com- avec les cultes perses naîtra le mono- tuel Yémen, un royaume juif vigoureux
munautés religieuses juives après la des- théisme juif. du nom de Himyar, dont les descendants
truction du premier temple. Il a fallu conserveront leur foi après la victoire de
attendre la seconde moitié du m ê m e L'exil de l'an 70 de notre ère a-t-il, lui, l'islam et jusqu'aux temps modernes. De
siècle pour trouver des historiens, en pre- effectivement eu lieu? Paradoxalement, m ê m e , les chroniqueurs arabes nous
mier lieu Heinrich Graetz, porteurs d'une cet «événement fondateur» dans l'histoire apprennent l'existence, au V I Ie siècle, de
vision «nationale» de la Bible : ils ont des Juifs, d'où la diaspora tire son ori- tribus berbères judaïsées : face à la pous-
transformé le départ d ' A b r a h a m pour gine, n ' a pas donné lieu au moindre sée arabe, qui atteint l'Afrique du Nord
Canaan, la sortie d'Egypte ou encore le ouvrage de recherche. Et pour une raison à la fin de ce même siècle, apparaît la
royaume unifié de David et Salomon en bien prosaïque : les Romains n'ont jamais figure légendaire de la reine juive Dihya
récits d ' u n passé authentiquement exilé de peuple sur tout le flanc oriental de el-Kahina, qui tenta de l'enrayer. Des
national. Les historiens sionistes n'ont
la Méditerranée. A l'exception des pri- Berbères judaïsés vont prendre part à la
cessé, depuis, de réitérer ces «vérités
sonniers réduits en esclavage, les habi- conquête de la péninsule Ibérique, et y
bibliques», devenues nourriture quoti-
tants de Judée continuèrent de vivre sur poser les fondements de la symbiose par-
dienne de l'éducation nationale.
leurs terres, même après la destruction du ticulière entre juifs et musulmans, carac-
second temple. téristique de la culture hispano-arabe.
Mais voilà qu'au cours des années 1980
la terre tremble, ébranlant ces mythes fon- Une partie d'entre eux se convertit au La conversion de masse la plus
dateurs. Les découvertes de la «nouvelle e
christianisme au IV siècle, tandis que la significative survient entre la mer Noire
archéologie» contredisent la possibilité grande majorité se rallia à l'islam lors de et la mer Caspienne : elle concerne l'im-
e
d'un grand exode au XIII siècle avant e
la conquête arabe au VII siècle. La plu- mense royaume khazar, au VIII siècle. e

notre ère. De même, Moïse n'a pas pu part des penseurs sionistes n'en ignoraient L'expansion du j u d a ï s m e , du Caucase
faire sortir les Hébreux d'Egypte et les rien : ainsi, Yitzhak Ben Zvi, futur prési- à l'Ukraine actuelle, engendre de
conduire vers la «terre promise» pour la dent de l'Etat d'Israël, tout comme David multiples communautés, que les inva-
bonne raison qu'à l'époque celle-ci... était Ben Gourion, fondateur de l'Etat, l'ont-ils
e
sions mongoles du XIII siècle refoulent
aux mains des Egyptiens. On ne trouve écrit jusqu'en 1929, année de la grande en nombre vers l'est de l'Europe. Là,
révolte palestinienne. Tous deux men- avec les Juifs venus des régions slaves du
tionnent à plusieurs reprises le fait que les Sud et des actuels territoires allemands,
* Historien, professeur à l'université de Tel-Aviv,
auteur de Comment le peuple juif fut inventé, à paraître paysans de Palestine sont les descendants elles poseront les bases de la grande
chez Fayard en septembre. des habitants de l'antique Judée (2). culture yiddish (4).

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