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L'histoire
se
déroule
en
Roumanie.
Le
narrateur
a
douze
ou
treize
ans.
Il
vient
d'obtenir
son
certificat
de
fin
d'études
obligatoires.
Sa
mère,
pauvre
et
seule,
ne
peut
l'envoyer
au
lycée.
Je
n'ai
point
aimé
l'école,
pour
laquelle
mes
aptitudes
ont
toujours
été
médiocres,
sauf
en
une
seule
matière,
la
lecture,
qui
m'a
régulièrement
valu
la
note
la
plus
élevée.
M.
Moïssesco,
à
la
bonté
duquel
je
suis
redevable
d'avoir
terminé
mes
quatre
classes
primaires,
s'acharnait
à
voir
en
moi
un
élève
au
tempérament
prometteur
et
me
faisait
lire
devant
tous
les
inspecteurs
scolaires.
Là
encore,
bel
enseignement
à
tirer
pour
ceux
qui
se
consacrent
à
l'instruction
publique,
à
cette
mégère
qui
ne
comprend
rien
à
l'âme
de
l'enfant,
qui
le
fait
marcher
au
son
du
tambour
battant
et
à
coups
de
fouet.
[...]
Moi,
à
sept
ans,
j'eus
la
malchance
de
me
trouver
livré
à
un
barbare
qui
nous
battait
pour
un
rien.
Résultat
:
la
moitié
de
la
classe
fuyait
l'école.
Nous
allions
dans
les
marécages,
ou,
pendant
l'hiver,
jouions
à
la
luge.
Naturellement,
je
redoublai
ma
classe,
et
me
retrouvai,
l'année
suivante,
avec
un
maître
plus
fou
que
le
précédent.
Il
nous
décrochait
les
oreilles,
nous
blessait
les
mains
à
coups
de
verge,
nous
giflait
au
point
de
nous
faire
saigner
du
nez.
Souvent,
nous
mettant
à
genoux
sur
des
grains
de
maïs
sec,
il
nous
laissait
dans
cette
position
de
midi
à
deux
heures
et
faisait
sauter
notre
déjeuner.
Presque
toute
la
classe
déserta,
d'un
bout
à
l'autre
de
l'année.
-‐ Alors, c'est vrai que vous ne vouliez pas apprendre ?
-‐ Non ! Ce n'est pas vrai, monsieur ! On nous battait !
-‐
Eh
bien
!
Moi,
je
ne
vous
toucherai
pas
même
du
doigt,
mais,
si
vous
n'apprenez
rien,
sachez
que
le
ministre
me
mettra
à
la
porte...
Vous
me
ferez
perdre
ma
place...
On
dira
que
je
suis
un
directeur
incapable...
-‐
Nous
apprendrons,
monsieur
!
1
Académie
de
Versailles
–
Inspection
pédagogique
régionale
de
lettres
–
mars
2014
Et
nous
avons
appris,
en
effet.
Nous
avons
passé
d'une
classe
à
la
suivante,
jusqu'à
la
quatrième,
guidés
par
notre
bon
M.
Moïssesco.
Que
son
âme
soit
assise
à
la
droite
du
Seigneur
!
Sans
lui,
j'aurais
peut-‐être
échoué
dans
quelque
maison
de
correction.
Et
l'idée
d'aller
au
lycée
pendant
sept
ans,
d'y
tomber
sur
des
brutes
autrement
terrifiantes,
d'user
mon
adolescence
à
briguer
un
problématique
bachot
dont
maints
possesseurs
ne
savaient
que
faire,
non,
cela
ne
me
disait
rien.
[…]
Par
un
matin
de
triste
octobre,
sitôt
ma
mère
partie
au
travail,
je
sortis
moi
aussi,
à
son
insu.
Je
faisais
mes
premiers
pas
dans
l'arène
où
la
lutte
est
ardue
pour
le
pauvre.
J'avais
le
cœur
gros,
car
je
sentais
que
les
belles
années
de
ma
libre
enfance
avaient
pris
fin.
Finie
cette
enfance
qui
fut
joyeuse,
malgré
tout
le
sang
que
j'ai
vu
couler
autour
de
moi,
malgré
les
larmes
et
la
rue
peine
de
ma
mère.
Maintenant,
je
voulais
gagner
ma
vie,
ne
plus
être
à
sa
charge,
et,
si
possible,
de
temps
en
temps,
«
verser
mon
pécule
dans
son
tablier
».
Ce
désir
m'obsédait
depuis
longtemps.
Alors
que
j'allais
encore
à
l'école,
je
m'arrêtais
souvent
pour
regarder
les
pauvres
gamins
au
visage
bleu
et
aux
mains
crevassées,
qui
grelottaient
l'hiver,
devant
les
magasins,
et
tiraient
les
clients
par
la
manche,
en
vantant
à
cris
désespérés
la
qualité
des
marchandises.
Je
leur
parlais
longuement
lors
des
divers
achats
domestiques,
je
connaissais
leurs
souffrances
et
les
jugeais
supérieurs
à
moi
:
-‐
Ils
travaillent
déjà,
me
disais-‐je
;
leurs
parents
doivent
être
contents
de
ne
plus
les
avoir
à
charge.
L'année
prochaine,
je
ferai
comme
eux.
2
Académie
de
Versailles
–
Inspection
pédagogique
régionale
de
lettres
–
mars
2014
«
Vous
raconterez
votre
premier
chagrin.
«
Mon
premier
chagrin
»
sera
le
titre
de
votre
prochain
devoir
de
français.
»
-‐
Peut-‐être…
en
tout
cas,
cette
rédaction-‐là
ou
ce
devoir
de
français
ressort
parmi
les
autres.
Dès
que
la
maitresse
nous
a
dit
d’inscrire
sur
nos
carnets
«
Mon
premier
chagrin
»,
il
n’est
pas
possible
que
je
n’aie
pas
pressenti…
je
me
trompais
rarement…
que
c’était
un
«
un
sujet
en
or
»
…
j’ai
dû
voir
étinceler
dans
une
brume
lointaine
des
pépites…
les
promesses
de
trésors...
J’imagine
qu’aussitôt
que
je
l’ai
pu,
je
me
suis
mise
à
leur
recherche.
Je
n’avais
pas
besoin
de
me
presser,
j’avais
du
temps
devant
moi,
mais
j’avais
hâte
de
trouver…
c’est
de
cela
que
tout
allait
dépendre…
Quel
chagrin
?
-‐ Tu n’as pas commencé par essayer, en scrutant parmi tes chagrins…
-‐
De
retrouver
un
de
mes
chagrins
?
Mais
non,
voyons,
à
quoi
penses-‐tu
?
Un
vrai
chagrin
à
moi
?
vécu
par
moi
pour
de
bon…
et
d’ailleurs,
qu’est-‐ce-‐que
je
pouvais
appeler
de
ce
nom
?
Et
quel
avait
été
le
premier
?
Je
n’avais
aucune
envie
de
me
le
demander…
ce
qu’il
me
fallait,
c’était
un
chagrin
qui
serait
hors
de
ma
propre
vie,
que
je
pourrais
considérer
en
m’en
tenant
à
bonne
distance…
cela
me
donnerait
une
sensation
que
je
ne
pouvais
pas
nommer,
mais
je
la
ressens
maintenant
telle
que
je
l’éprouvais
…
un
sentiment…
-‐
De
dignité
peut-‐être…
c’est
ainsi
qu’aujourd’hui
on
pourrait
l’appeler…
et
aussi
de
domination,
de
puissance…
-‐
Et
de
liberté
…
Je
me
tiens
dans
l’ombre,
hors
d’atteinte,
je
ne
livre
rien
de
ce
qui
n’est
qu’à
moi…
mais
je
prépare
pour
les
autres
ce
que
je
considère
comme
étant
bon
pour
eux,
je
choisis
ce
qu’ils
aiment,
ce
qu’ils
peuvent
atteindre,
un
de
ces
chagrins
qui
leur
conviennent…
-‐ Et c’est alors que tu as eu cette chance d’apercevoir… d’où t’est-‐il venu ?
-‐
Je
n’en
sais
rien,
mais
il
m’a
apporté
dès
son
apparition
une
certitude,
une
satisfaction…
je
ne
pouvais
pas
espérer
trouver
un
chagrin
plus
joli
et
mieux
fait…
plus
présentable,
plus
séduisant…
un
modèle
de
vrai
premier
chagrin
de
vrai
enfant…
la
mort
de
mon
petit
chien…
quoi
de
plus
imbibé
de
pureté
enfantine,
d’innocence.
Aussi
invraisemblable
que
cela
paraisse,
tout
cela
je
le
sentais…
-‐
Mais
est-‐ce
invraisemblable
chez
un
enfant
de
onze
ans
?
Tu
étais
dans
la
classe
du
certificat
d'études
-‐
Ce
sujet
a
fait
venir,
comme
je
m'y
attendais,
plein
d'images,
encore
succinctes
et
floues,
de
brèves
esquisses...
mais
qui
me
promettaient
en
se
développant
de
devenir
de
vraies
beautés...
Le
jour
de
mon
anniversaire,
oh
quelle
surprise,
je
saute
et
bats
des
mains,
je
me
jette
au
cou
de
papa,
de
maman,
dans
le
panier
une
boule
blanche,
je
la
serre
sur
mon
cœur,
puis
nos
jeux,
où
donc
?
mais
dans
un
beau
grand
jardin,
prairies
en
fleur,
pelouses,
c'est
celui
de
mes
grands-‐parents
où
les
parents
et
mes
frères
et
sœurs
passent
les
vacances...
et
puis
viendra
l'horreur...
la
boule
blanche
se
dirige
vers
l'étang.
3
Académie
de
Versailles
–
Inspection
pédagogique
régionale
de
lettres
–
mars
2014
-‐ Cet étang que tu avais vu sur un tableau, bordé de joncs, couvert de nénuphars...
-‐
Il
faut
reconnaître
qu'il
est
tentant,
mais
voici
quelque
chose
d'encore
plus
prometteur...
la
voie
ferrée...
nous
sommes
allés
nous
promener
de
ce
côté,
le
petit
chien
monte
sur
le
remblai,
je
cours
derrière
lui,
je
l'appelle,
et
voici
qu'à
toute
vitesse
le
train
arrive,
l'énorme,
effrayante
locomotive...
ici
pourront
de
déployer
des
splendeurs...
-‐
Maintenant
c'est
le
moment...
je
le
retarde
toujours...
j'ai
peur
de
ne
pas
partir
du
bon
pied,
de
ne
pas
bien
prendre
mon
élan...
je
commence
par
écrire
le
titre...
"Mon
premier
chagrin"...
il
pourra
me
donner
de
l'impulsion....
4
Académie
de
Versailles
–
Inspection
pédagogique
régionale
de
lettres
–
mars
2014
La
narratrice,
âgée
d'une
dizaine
d'années,
est
bonne
élève,
particulièrement
en
français,
et
rêve
de
devenir
institutrice.
Dans
les
grandes
feuilles
de
papier
bleu
qui
servent
à
recouvrir
mes
cahiers
et
mes
livres,
je
découpe
de
petits
carrés
que
je
plie
et
replie
comme
on
me
l'a
appris
pour
en
faire
des
cocottes
en
papier.
Sur
la
tête
de
chacune,
j'inscris
d'un
côté
le
nom
et
de
l'autre
le
prénom
d'une
élève
de
ma
classe
:
trente
en
tout
et
je
suis
l'une
d'entre
elles.
Je
les
dispose
sur
ma
table,
côte
à
côte,
en
plusieurs
rangs
et
moi,
leur
maîtresse...
pas
la
vraie
qui
nous
enseigne
cette
année...
une
maîtresse
que
j'invente...
je
m'installe
sur
ma
chaise
en
face
d'elles.
Ainsi
je
peux
apprendre
sans
souffrance,
et
même
en
m'amusant,
les
leçons
les
plus
assommantes.
J'ai
devant
moi
mon
livre
d'histoire
ou
de
géographie
et
je
pose
à
mes
élèves
et
à
moi-‐
même
des
questions...
aux
cancres,
quand
je
ne
connais
pas
encore
bien
la
leçon...
ils
bafouillent,
disent
toute
sorte
de
choses
stupides
et
drôles
que
j'invente
en
les
imitant...j'aime
beaucoup
imiter
les
gens
et
souvent
mes
imitations
font
rire...
Certains
jours
arrivent
des
inspecteurs..,
des
inspecteurs
de
toutes
sortes...
des
gros
poussifs
qui
ne
prononcent
que
quelques
mots
en
soufflant...
des
méchants
livides
et
maigres
qui
sifflent
des
remarques
aigres-‐douces
ou
acerbes...
et
moi
aussi
je
me
transforme,
je
change
comme
je
veux
mon
aspect,
mon
âge,
ma
voix,
mes
façons...
Cet
inspecteur
est
un
peu
dur
d'oreille...
«
Qu'a
donc
répondu
cette
élève
?...
Je
transforme
aussitôt
la
mauvaise
réponse...
Elle
a
dit
cela
?
Il
m'a
semblé
pourtant...
-‐
Non,
Monsieur
l'Inspecteur,
toute
la
classe
l'a
entendue...
N'est-‐ce
pas
?
(d'un
air
doucereux)
mes
enfants
?...
et
toute
classe
en
chœur,
comme
un
bêlement..
.
Oooui
Maadaame...
»
Quel
dommage
de
dire
à
mes
élèves
que
pour
aujourd'hui
la
classe
est
terminée,
de
ramasser
toutes
les
cocottes
en
papier,
de
les
ranger
l'une
contre
l'autre
dans
leur
boîte.
5
Académie
de
Versailles
–
Inspection
pédagogique
régionale
de
lettres
–
mars
2014
Quand
je
faisais
mes
devoirs
sur
la
table
de
la
cuisine,
le
soir,
il
feuilletait
mes
livres,
surtout
l’histoire,
la
géographie,
les
sciences.
Il
aimait
que
je
lui
pose
des
colles.
Un
jour,
il
a
exigé
que
je
lui
fasse
faire
une
dictée,
pour
me
prouver
qu’il
avait
une
bonne
orthographe.
Il
ne
savait
jamais
dans
quelle
classe
j’étais,
il
disait,
«
Elle
est
chez
mademoiselle
Untel
».
L’école,
une
institution
religieuse
voulue
par
ma
mère,
était
pour
lui
un
univers
terrible
qui,
comme
l’île
de
Laputa
dans
Les
Voyages
de
Gulliver,
flottait
au-‐dessus
de
moi
pour
diriger
mes
manières,
tous
mes
gestes
:
«
C’est
du
beau
!
Si
la
maîtresse
te
voyait
!
»
ou
encore
:
«
J’irai
voir
ta
maîtresse,
elle
te
fera
obéir
!
»
Souvent,
sérieux,
presque
tragique
:
«
Écoute
bien
à
ton
école
!
»
Peur
que
cette
faveur
étrange
du
destin,
mes
bonnes
notes,
ne
cesse
d’un
seul
coup.
Chaque
composition
réussie,
plus
tard
chaque
examen,
autant
de
pris,
l’espérance
que
je
serais
mieux
que
lui.
(…)
Je
travaillais
mes
cours,
j’écoutais
des
disques,
je
lisais,
toujours
dans
ma
chambre.
Je
n’en
descendais
que
pour
me
mettre
à
table.
On
mangeait
sans
parler.
Je
ne
riais
jamais
à
la
maison.
Je
faisais
de
«
l’ironie
».
C’est
le
temps
où
tout
ce
qui
me
touche
de
près
m’est
étranger.
J’émigre
doucement
vers
le
monde
petit-‐bourgeois,
admise
dans
ces
surboums
dont
la
seule
condition
d’accès,
mais
si
difficile,
consiste
à
ne
pas
être
cucul
[...]
Même
les
idées
de
mon
milieu
me
paraissent
ridicules,
des
préjugés,
par
exemple,
(«
la
police,
il
en
faut
»
ou
«
on
n’est
pas
un
homme
tant
qu’on
n’a
pas
fait
son
service
»).
L’univers
pour
moi
s’est
retourné.
Je
lisais
la
«
vraie
»
littérature,
et
je
recopiais
des
phrases,
des
vers,
qui,
je
croyais,
exprimaient
mon
«
âme
»,
l’indicible
de
ma
vie,
comme
«
Le
bonheur
est
un
dieu
qui
marche
les
mains
vides
»…
(Henri
de
Régnier)
Mon
père
est
entré
dans
la
catégorie
des
gens
simples
ou
modestes
ou
braves
gens.
Il
n’osait
plus
me
raconter
des
histoires
de
son
enfance.
Je
ne
lui
parlais
plus
de
mes
études.
Sauf
le
latin,
parce
qu’il
avait
servi
la
messe,
elles
lui
étaient
incompréhensibles
et
il
refusait
de
faire
mine
de
s’y
intéresser,
à
la
différence
de
ma
mère.
Il
se
fâchait
quand
je
me
plaignais
du
travail
ou
critiquais
les
cours.
Le
mot
«
prof
»
lui
déplaisait,
ou
«
dirlo
»,
même
«
bouquin
»..
Et
toujours
la
peur
ou
PEUT-‐
ÊTRE
LE
DÉSIR
que
je
n’y
arrive
pas.
Il
s’énervait
de
me
voir
à
longueur
de
journée
dans
les
livres,
mettant
sur
leur
compte
mon
visage
fermé
et
ma
mauvaise
humeur.
La
lumière
sous
la
porte
de
ma
chambre
le
soir
lui
faisait
dire
que
je
m’usais
la
santé.
Les
études,
une
souffrance
obligée
pour
obtenir
une
bonne
situation
et
ne
pas
prendre
un
ouvrier.
Mais
que
j’aime
me
casser
la
tête
lui
paraissait
suspect.
Une
absence
de
vie
â
la
fleur
de
l’âge.
Il
avait
parfois
l’air
de
penser
que
j’étais
malheureuse.
Devant
la
famille,
les
clients,
de
la
gêne,
presque
de
la
honte
que
je
ne
gagne
pas
encore
ma
vie
à
dix-‐sept
ans,
autour
de
nous
6
Académie
de
Versailles
–
Inspection
pédagogique
régionale
de
lettres
–
mars
2014
toutes
les
filles
de
cet
âge
allaient
au
bureau,
à
l’usine
ou
servaient
derrière
le
comptoir
de
leurs
parents.
Il
craignait
qu’on
ne
me
prenne
pour
une
paresseuse
et
lui
pour
un
crâneur.
Comme
une
excuse
«
On
ne
l’a
jamais
poussée,
elle
avait
ça
dans
elle.
»
Il
disait
que
j’apprenais
bien,
jamais
que
je
travaillais
bien.
Travailler,
c’était
seulement
travailler
de
ses
mains.
[…]
Un jour « Les livres, la musique, c’est bon pour toi. Moi je n’en ai pas besoin pour vivre ».
7
Académie
de
Versailles
–
Inspection
pédagogique
régionale
de
lettres
–
mars
2014
À
travers
le
personnage
de
Jacques,
Camus
évoque
ici
son
enfance
en
Algérie,
alors
département
français.
Avec
M.
Bernard,
cette
classe
était
constamment
intéressante
pour
la
simple
raison
qu’il
aimait
passionnément
son
métier.
Au-‐dehors,
le
soleil
pouvait
hurler
sur
les
murs
fauves
pendant
que
la
chaleur
crépitait
dans
la
salle
elle-‐même
pourtant
plongée
dans
l'ombre
des
stores
à
grosses
rayures
jaunes
et
blanches.
La
pluie
pouvait
aussi
bien
tomber
comme
elle
le
fait
en
Algérie,
en
cataractes
interminables,
faisant
de
la
rue
un
puits
sombre
et
humide,
la
classe
était
à
peine
distraite.
Seules
les
mouches
par
temps
d’orage
détournaient
parfois
l’attention
des
enfants
[…]
Mais
la
méthode
de
M.
Bernard,
qui
consistait
à
ne
rien
céder
sur
la
conduite
et
à
rendre
au
contraire
vivant
et
amusant
son
enseignement,
triomphait
même
des
mouches.
Il
savait
toujours
tirer
au
bon
moment
de
son
armoire
aux
trésors
la
collection
de
minéraux,
l’herbier,
les
papillons
et
les
insectes
naturalisés,
les
cartes
qui
réveillaient
l’intérêt
fléchissant
des
élèves.
Il
était
le
seul
dans
l’école
à
avoir
obtenu
une
lanterne
magique
et,
deux
fois
par
mois,
il
faisait
des
projections
sur
des
sujets
d’histoire
naturelle
ou
de
géographie.
En
arithmétique,
il
avait
institué
un
concours
de
calcul
mental
qui
forçait
l’élève
à
la
rapidité
d’esprit.
Il
lançait
à
la
classe,
où
tous
devaient
avoir
les
bras
croisés,
les
termes
d’une
division,
d’une
multiplication
ou
parfois
d’une
addition
un
peu
compliquée.
Combien
font
1267
+
691.
Le
premier
qui
donnait
le
résultat
juste
était
crédité
d’un
bon
point
à
valoir
sur
le
classement
mensuel.
Pour
le
reste,
il
utilisait
les
manuels
avec
compétence
et
précision.
Les
manuels
étaient
toujours
ceux
qui
étaient
en
usage
dans
la
métropole.
Et
ces
enfants
qui
ne
connaissaient
que
le
sirocco,
la
poussière,
les
averses
prodigieuses
et
brèves,
le
sable
des
plages
et
la
mer
en
flammes
sous
le
soleil,
lisaient
avec
application,
faisant
sonner
les
virgules
et
les
points,
des
récits
pour
eux
mythiques
où
des
enfants
à
bonnet
et
cache-‐nez
de
laine,
les
pieds
chaussés
de
sabots,
rentraient
chez
eux
dans
le
froid
glacé
en
traînant
des
fagots
sur
des
chemins
couverts
de
neige,
jusqu’à
ce
qu’ils
aperçoivent
le
toit
enneigé
de
la
maison
où
la
cheminée
qui
fumait
leur
faisait
savoir
que
la
soupe
aux
pois
cuisait
dans
l’âtre.
Pour
Jacques,
ces
récits
étaient
l’exotisme
même.
Il
en
rêvait,
peuplait
ses
rédactions
de
descriptions
d’un
monde
qu’il
n’avait
jamais
vu,
et
ne
cessait
de
questionner
sa
grand-‐mère
sur
une
chute
de
neige
qui
avait
eu
lieu
pendant
une
heure
vingt
auparavant
sur
la
région
d’Alger.
Ces
récits
faisaient
partie
pour
lui
de
la
puissante
poésie
de
l’école,
qui
s’alimentait
aussi
de
l’odeur
de
vernis
des
règles
et
des
plumiers,
de
la
saveur
délicieuse
de
la
bretelle
de
son
cartable
qu’il
mâchouillait
longuement
en
peinant
sur
son
travail,
de
l’odeur
amère
et
rêche
de
l’encre
violette,
surtout
lorsque
son
tour
était
venu
d’emplir
les
encriers
avec
une
énorme
bouteille
sombre
dans
le
bouchon
duquel
un
tube
de
verre
coudé
était
enfoncé,
et
Jacques
reniflait
avec
bonheur
l’orifice
du
tube,
du
doux
contact
des
pages
lisses
et
glacées
de
certains
livres,
d’où
montait
aussi
une
bonne
odeur
d’imprimerie
et
de
colle,
et,
les
jours
de
pluie
enfin,
de
cette
odeur
de
laine
mouillée
qui
montait
des
cabans
de
laine
au
fond
de
la
classe
[…]
Seule
l’école
donnait
à
Jacques
et
à
Pierre
ces
joies.
Et
sans
doute
ce
qu'ils
aimaient
si
passionnément
en
elle,
c'est
ce
qu'ils
ne
trouvaient
pas
chez
eux,
où
la
pauvreté
et
l'ignorance
rendaient
la
vie
plus
dure,
plus
morne,
comme
refermée
sur
elle-‐même
;
la
misère
est
une
forteresse
sans
pont-‐levis.
[…]
Non,
l'école
ne
leur
fournissait
pas
8
Académie
de
Versailles
–
Inspection
pédagogique
régionale
de
lettres
–
mars
2014
seulement
une
évasion
à
la
vie
de
famille.
Dans
la
classe
de
M.
Bernard
du
moins,
elle
nourrissait
en
eux
une
faim
plus
essentielle
encore
à
l'enfant
qu'à
l'homme
et
qui
est
la
faim
de
la
découverte.
Dans
les
autres
classes,
on
leur
apprenait
sans
doute
beaucoup
de
choses,
mais
un
peu
comme
on
gave
les
oies.
On
leur
présentait
une
nourriture
toute
faite
en
les
priant
de
vouloir
bien
l'avaler.
Dans
la
classe
de
M.
Bernard,
pour
la
première
fois
ils
sentaient
qu'ils
existaient
et
qu'ils
étaient
l'objet
de
la
plus
haute
considération
:
on
les
jugeait
dignes
de
découvrir
le
monde.
Et
même
leur
maître
ne
se
vouait
pas
seulement
à
leur
apprendre
ce
qu'il
était
payé
pour
leur
enseigner,
il
les
accueillait
avec
simplicité
dans
sa
vie
personnelle,
il
la
vivait
avec
eux,
leur
racontant
son
enfance
et
l'histoire
d'enfants
qu'il
avait
connus,
leur
exposait
ses
points
de
vue,
non
point
ses
idées,
car
il
était
par
exemple
anticlérical
comme
beaucoup
de
ses
confrères
et
n'avait
jamais
en
classe
un
seul
mot
contre
la
religion,
ni
contre
rien
de
ce
qui
pouvait
être
l'objet
d'un
choix
ou
d'une
conviction,
mais
il
n'en
condamnait
qu'avec
plus
de
force
ce
qui
ne
souffrait
pas
de
discussion,
le
vol,
la
délation,
l'indélicatesse,
la
malpropreté.
9
Académie
de
Versailles
–
Inspection
pédagogique
régionale
de
lettres
–
mars
2014
Remarque :
Des
notes
de
bas
de
page
sont
à
envisager
pour
les
mots
«
déférence
»,
«
affectée
»,
«
surboums
»,
«
cucul
»,
«
dirlo
»,
«
crâneur
».
I. Questions
Note
bene
:
le
choix
a
été
fait,
non
d’élaborer
un
sujet
type,
mais
de
proposer,
pour
un
même
type
de
question,
plusieurs
questions
possibles.
On
trouvera
donc
des
redondances
ou
des
recoupements,
que
l’on
prendrait
soin
d’éviter
dans
un
sujet
définitif.
1. Questions
vérifiant
la
compréhension
sur
des
points
précis
et
appelant
des
réponses
courtes
N.B. : les questions portant sur la langue visent à éclairer la compréhension, littérale ou littéraire
• Qui est, de la ligne 1 à la ligne 4, désigné par les pronoms « je », « il », « lui », « elle » ?
• Les
trois
premiers
paragraphes
et
les
quatre
suivants
évoquent-‐ils
la
même
période
et
la
même
expérience
?
Justifiez
votre
réponse.
• À quel milieu social appartiennent les parents de la narratrice ? Justifiez votre réponse.
• Comment
comprenez-‐vous
«
J’émigre
doucement
vers
le
monde
petit-‐bourgeois
»
(l.
19-‐
20)
?
• Peut-‐on
établir
un
lien
entre
«
J’émigre
doucement
vers
le
monde
petit-‐bourgeois
»
(l.
19-‐20)
et
«
Mon
père
est
entré
dans
la
catégorie
des
gens
simples
et
modestes
ou
braves
gens
»
(l.
26)
?
• Comment
comprenez-‐vous
«
ET
TOUJOURS
LA
PEUR
OU
PEUT-‐ÊTRE
LE
DESIR
que
je
n’y
arrive
pas
»
?
• «
Mais
que
j’aime
me
casser
la
tête
lui
paraissait
suspect
»
(l.
35).
Quelles
sont
la
nature
et
la
fonction
de
la
proposition
introduite
par
«
que
»
?
Reformulez
cette
phrase
en
changeant
sa
construction.
10
Académie
de
Versailles
–
Inspection
pédagogique
régionale
de
lettres
–
mars
2014
• Quel
rôle
ont
joué
l’école
et
les
études
pour
la
narratrice
?
Vous
développerez
votre
réponse.
• Quelle
relation
le
père
de
la
narratrice
entretient-‐il
avec
l’école
et
les
études
de
sa
fille
?
Cette
relation
évolue-‐t-‐elle
?
Vous
développerez
votre
réponse.
• Quel
rôle
l’école
et
les
études
jouent-‐elles
dans
les
relations
entre
le
père
et
la
fille
?
Vous
développerez
et
justifierez
votre
réponse.
• Ce
récit
est-‐il
l’histoire
d’une
transformation
?
Vous
développerez
cette
réponse
en
vous
appuyant
sur
des
éléments
précis
du
texte.
II. Réécriture
«
Je
travaillais
mes
cours,
j’écoutais
des
disques,
je
lisais,
toujours
dans
ma
chambre.
Je
n’en
descendais
que
pour
me
mettre
à
table.
On
mangeait
sans
parler.
Je
ne
riais
jamais
à
la
maison.
Je
faisais
de
”l’ironie“
».
Récrivez
ce
passage
à
la
première
personne
du
pluriel.
Vous
ferez
toutes
les
transformations
nécessaires.
«
Peur
que
cette
faveur
étrange
du
destin,
mes
bonnes
notes,
ne
cesse
d’un
seul
coup.
Chaque
composition
réussie,
plus
tard
chaque
examen,
autant
de
pris,
l’espérance
que
je
serais
mieux
que
lui.
»
(l.14).
Annie
Ernaux
a
choisi
ici
d’imiter
le
style
du
langage
parlé.
Récrivez
ce
passage
en
employant
des
constructions
de
phrases
plus
conformes
aux
habitudes
de
l’écrit.
Imagination
La
jeune
fille,
déçue
que
son
père
ne
comprenne
pas
l'importance
de
son
travail
scolaire,
décide
de
lui
parler.
Imaginez
le
dialogue
entre
les
deux
personnages,
en
veillant
à
évoquer
les
sentiments
de
la
jeune
fille.
Réflexion
Pensez-‐vous
que
la
fréquentation
de
l’école
ou
du
collège
transforme
un
enfant
ou
un
adolescent
?
Pensez-‐vous que l'école permette aujourd'hui de sortir de son milieu social ?
Partagez-‐vous le point de vue de la narratrice sur l’école ou celui de son père ?
11
Académie
de
Versailles
–
Inspection
pédagogique
régionale
de
lettres
–
mars
2014
«
Les
études,
une
souffrance
obligée
pour
obtenir
une
bonne
situation
»
:
pensez-‐vous
que
les
études
permettent
d'avoir
de
meilleures
chances
de
réussir
sa
vie
professionnelle
?
Faire
répartir
les
textes
entre
ceux
où
l’école
apparaît
seulement
comme
une
chance
et
les
autres.
Chance
pour
qui
?
Chance
pourquoi
?
(Compétence
mobilisée
:
établir
des
liens
entre
les
textes).
Parmi
ceux
où
l’école
apparaît
comme
une
chance,
demander
que
des
distinctions
soient
introduites
entre
les
«
chances
»
:
émancipation
sociale
?
suradaptation
à
l’école
?
La
chance
d’une
rencontre
?
La
chance
de
l’accès
au
savoir,
à
la
culture
?
La
chance
d’échapper
à
un
sort
cruel
?
Autres
?
(Compétences
mobilisées
:dégager
l’essentiel
d’un
texte
lu,
savoir
interpréter)
Faire
travailler
sur
l’identité
explicite
entre
auteur,
narrateur
et
personnage
pour
amener
les
élèves
à
distinguer
entre
les
deux
«
je
»,
entre
le
regard
du
narrateur
et
le
regard
de
l’enfant
:
de
quelle
manière
et
dans
quelle
intention
la
scène
est-‐elle
chaque
fois
ressaisie
par
l’adulte
?
Est-‐ce
que
le
regard
du
narrateur
prolonge,
rectifie,
complète,
renforce,
contredit
le
regard
de
l’enfant
?
Ce
regard
est-‐il
dans
certains
cas
neutre
?
Est-‐il
explicite,
implicite
?
Est-‐il
sérieux,
humoristique
(cf.
Sarraute
et
son
«
sujet
en
or
»
?)
(Compétences
mobilisées
:
«
maîtriser
l’implicite
»,
«
savoir
interpréter
»)
Morphologie
:
l’imparfait
des
verbes
où
le
«
i
»
ne
s’entend
pas
(comme
«
travailler
»,
«
rire
»,
cf.
réécriture).
Rapprochement
avec
le
subjonctif
où
le
«
i
»
ne
s’entend
pas
davantage.
Le discours rapporté ; les raisons de choisir un type de discours rapporté plutôt qu’un autre.
Les
complétives
introduites
par
«
que
»
:
leurs
différentes
fonctions
possibles
;
l’emploi
des
modes.
La
notion
de
phrase
normée,
donc
de
ponctuation,
et
d’écart
possible
par
rapport
à
la
norme.
Pourquoi
l’écart
?
Quel
effet
produit-‐il
?
12