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« NOUS SOMMES TOU·TE·S DU LICHEN »

Histoires féministes d'infections trans-espèces

Olga Potot

Érès | « Chimères »

2014/1 N° 82 | pages 137 à 144


ISSN 0986-6035
ISBN 9782749241180
DOI 10.3917/chime.082.0137
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-chimeres-2014-1-page-137.htm
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OLGA POTOT

« Nous sommes
« Nous sommes tou·te·s du lichen »1 – Histoires féministes d’infections
trans-espèces

tou·te·s du lichen »*
Histoires féministes d’infections trans-espèces

L es lichens sont ces petites tâches vertes, jaunes, ou orangées


tirant vers l’ocre que l’on trouve sur divers sols, rochers, murs,
écorces… Ils résultent d’une association entre un champignon
et un partenaire chlorophyllien : algue verte et/ou cyanobactérie.
Les partenaires sont dans une relation d’interdépendance : l’algue
synthétise des glucides et utilise l’azote et les protéines que le
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champignon fabrique, grâce aux glucides fournis par l’algue. De
plus, le champignon prodigue de l’eau et des matières minérales à
l’algue. Cette association durable transforme les partenaires en un
nouvel organisme. L’algue et le champignon constituant le lichen
entretiennent une relation dite symbiotique. C’est d’ailleurs à travers
l’étude des lichens que le terme de symbiose est apparu en biologie,
en 1877, pour rendre compte de leur nature duelle. Signifiant d’abord
« la vie en commun d’organismes différents »1, on définit aujourd’hui
la symbiose comme une « association physique durable au cours de la
vie de deux organismes qui en tirent un bénéfice mutuel »2.

* Jan Sapp, Scott F. Gilbert, Alfred I. Tauber, « A Symbiotic View of Life : We have
Never Been Individuals », The Quarterly Review of Biology, vol. 87, no 4, 2012.
1. Anton De Bary, « De la symbiose », Revue internationale des sciences, III, 1879, p. 301.
2. Marc-André Selosse, La Symbiose : Structures et Fonctions, Rôle écologique et évolutif,
Vuibert, 2000, p. 5.

• Philosophe et féministe.

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Olga Potot

Tous les êtres vivants sont engagés dans des relations symbiotiques,
y compris les humain·e·s, dont le corps contient au moins dix fois
plus de bactéries symbiotiques que de cellules « propres ». De plus
les relations symbiotiques ont souvent un rôle fonctionnel, parfois
vital, pour les organismes qu’elles constituent, comme c’est le cas,
par exemple, de la relation entre les humain·e·s et leurs bactéries
intestinales. Enfin, à partir de la découverte, à la fin du xixe siècle, des
mitochondries et des chloroplastes – corps plus élémentaires que la
cellule constituant cette dernière en assurant différentes fonctions – et le
postulat de leur origine exogène, certains biologistes en viennent à postuler
l’origine symbiotique des cellules. Différents organismes seraient entrés en
symbiose pour former la cellule. Cette théorie endosymbiotique confère
un rôle majeur aux symbioses dans l’évolution. En effet, l’apparition de
nouveaux gènes et organismes ne viendrait pas de mutations aléatoires,
mais de la symbiogenèse (création d’un nouvel organisme par association
de deux ou plusieurs organismes entrant en relation symbiotique) et des
transferts horizontaux de gènes3 qui lui sont associés4.
Pourtant les symbioses seront considérées jusque dans les années 1970 –
date de leur réintroduction par la biologiste Lynn Margulis – comme des
exceptions, des aberrations, des anomalies, et leur étude marginalisée.
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Les symbioses : « trop fantasques pour être mentionnées dans
une communauté scientifique respectable »5
Le parasitisme reste, au xixe siècle et même après, le cadre de référence
pour penser les relations inter-espèces. Dans le cas du lichen, la relation
est souvent présentée comme une relation maître-esclave. Le biologiste
James Crombie décrit le champignon comme « un parasite qui est habitué
à vivre du travail des autres ; ses esclaves sont les algues vertes qu’il a

3. Le transfert horizontal de gènes est le processus par lequel un organisme incorpore


le matériel génétique d’un autre organisme avec lequel il n’a aucun lien familial direct.
Le transfert vertical de gènes est le transfert qui a lieu lors de la reproduction au sein
d’une même espèce, de parents à leurs descendant·e·s.
4. Ces deux théories – mutation aléatoire et symbiogenèse – s’accordent avec la
théorie de la sélection naturelle mais divergent sur ce qui se passe avant la sélection,
sur la question de savoir comment les unités sélectionnées par sélection naturelle se
sont formées.
5. E. B. Wilson, The Cell in Development and Heredity, Macmillan, 1925, p. 730.
Cité par Jan Sapp, Evolution by Association : A History of Symbiosis, Oxford University
Press, 1994, p. 6.

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« Nous sommes tou·te·s du lichen » Histoires féministes d’infections trans-espèces

recherchées et auxquelles il s’est accroché, pour les forcer à se mettre à


son service » 6. Les microbes sont également décrits comme des voleurs
n’étant là que pour « voler à leur « hôte » l’héritage qui leur revenait de
droit. »7 En plus d’être des free riders, les microbes, et donc entre autres
les bactéries, viennent infecter des lignées supposément pures.
Les recherches sur les symbioses s’inscrivent de plus dans un contexte
dominé au xixe siècle par la théorie des germes de Pasteur, ne considérant
les bactéries que comme pathogènes et cause de maladies et au xxe siècle
par l’immunologie reposant sur une stricte division soi/non-soi et
postulant que le rôle du système immunitaire serait la seule défense
de l’intégrité de l’organisme contre tout élément étranger. Enfin, un
certain darwinisme, notamment spencérien8, pose la compétition et le
conflit, dans le cadre d’une lutte individuelle pour la survie, comme
les relations premières entre deux individus ou deux espèces. La nature
serait alors le théâtre des comportements égoïstes des individus.
Or les symbioses requièrent autant qu’elles génèrent d’autres
métaphores pour penser nos corps. Loin d’être des récits de faits
neutres et impartiaux, de simples témoignages reflétant la réalité, les
récits de sciences témoignent bien plutôt des positions de ceux et celles
qui les ont produits. Or les métaphores qui ont empêché l’étude des
symbioses ont été produites depuis une position de science moderne,
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position qui se co-constitue avec celle d’une masculinité européenne,
blanche, bourgeoise et hétérosexuelle9.
Le vocabulaire guerrier – invasion, menace de l’intégrité, protection
et défense des frontières – utilisé pour décrire le fonctionnement
du système immunitaire témoigne du lien entre biologie moderne
et métaphores militaires et nationalistes. La menace vient toujours
de l’extérieur, la division soi/autre est calquée sur des métaphores

6. James M. Crombie, « On the Algo-Lichen Hypothesis », Journal of the Linnean


Society of London, Botany, vol. 21, no 135, 1884, p. 259‑283. Cité par Jan Sapp,
Evolution by Association, op. cit., p. 4.
7. Jan Sapp, « The Dynamics of Symbiosis : an Historical Overview », Canadian
Journal of Botany, vol. 82, 2004, p. 1051.
8. C’est à Spencer que l’on doit l’expression « survie du plus apte » qui est parfois
confondue avec le darwinisme.
9. cf. Donna Haraway, « Le témoin modeste : diffractions féministes dans l’étude des
sciences », in Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan (eds.), Manifeste
cyborg et autres essais : sciences, fictions, féminismes, Exils., 2007.

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xénophobes qui associent pathogénécité et étrangeté, et qui font


de la défense d’une supposée intégrité et pureté des corps, calquée
sur un modèle de pureté nationale, le rôle primordial du système
immunitaire. Le corps pur ne doit pas être souillé par ce qui vient
d’ailleurs. Ces métaphores sont liées à des métaphores capitalistes,
celles qui empêchent de penser la nature autrement que sur un
modèle individualiste et égoïste en termes de gains, de perte, de vol,
de profit et de propriété10. Enfin ces métaphores reposent sur autant
qu’elles génèrent la production de dichotomies hiérarchisées (soi/
autre, intérieur/extérieur…) caractéristiques de différents systèmes de
domination, notamment hétérosexuelle – hétérosexualité entendue
ici comme système politique fondant la distinction hiérarchique entre
hommes et femmes – ainsi que d’un mode de connaître caractéristique
de la masculinité européenne moderne11.
La division genrée corps/esprit est à l’œuvre dans la marginalisation
de la théorie endosymbiotique. Le noyau est vu comme le « maître
masculin de la cellule »12, le centre de contrôle de l’activité cellulaire,
le principe actif de la cellule, son esprit, tandis que le cytoplasme
est défini en opposition par rapport au noyau, comme la substance
passive, le corps de la cellule qui ne sert qu’au maintien du noyau. Cette
hégémonie du noyau repose, comme c’est le cas en ce qui concerne plus
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généralement les organismes, sur l’idée d’une différenciation interne
à partir d’une origine unique : ainsi les corpuscules, mitochondries
et cytoplasme, sont considérés comme étant des différenciations
du noyau et non des composants acquis par endosymbiose. Cette
position de maîtrise du noyau – longtemps considéré comme seul
site des gènes – empêche de penser une transmission héréditaire qui
impliquerait autre chose que les gènes du noyau.
Quelles métaphores les symbioses génèrent-elles lorsqu’elles sont
appréhendées depuis une position particulière : une position féministe ?
Puisque les métaphores façonnent activement nos corps, il y a un enjeu

10. Pour une analyse de ce que doivent les études sur les symbioses à une pensée
anarchiste et libertaire, cf. Jan Sapp, Evolution by Association, op. cit.
11. cf. l’épistémologie du positionnement dont les théoriciennes postulent que
différentes conditions matérielles d’existence mènent à différents modes de connaître.
12. The Biology and Gender Study Group, « The Importance of Feminist
Critique for Contemporary Cell Biology », Hypatia, Vol. 3, No. 1, Spring 1988, coll.
« Feminism and Science 2 », p. 68.

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« Nous sommes tou·te·s du lichen » Histoires féministes d’infections trans-espèces

à penser les corps selon des métaphores moins aux prises avec des visées
de domination et à chercher dans ces corps des tropes à même de dégager
des possibles pour des corps, des vies et des mondes plus vivables.

Fabulations symbiotiques
Scott Gilbert, Jan Sapp et Alfred Tauber, affirment que « nous
n’avons jamais été des individus »13 et que toutes les définitions
de l’individualité biologique sont mises à mal par le phénomène
symbiotique. L’individu anatomique est ce qui correspond à un tout
structuré. Pourtant, on sait que les cellules et les corps des animaux
cohabitent avec nombre de bactéries. 90 % des cellules de « notre »14
corps sont bactériennes, fongiques…
Un individu compris en termes de développement est ce qui se développe
à partir d’un œuf et forme un œuf qui devient un autre individu. Mais
cette entité qui se développe ne peut le faire que grâce à d’autres entités,
comme les bactéries. Chez les mammifères, par exemple, la colonisation
des intestins par des bactéries se fait à la naissance, ce qui induit
l’expression de certains gènes.
L’individu physiologique est compris en termes de parties fonctionnant
pour le bien être du tout. Ce tout est l’organisme censé provenir d’un
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germe unique à partir duquel il se développe de façon interne : le
zygote. Or, on sait maintenant que dans les relations symbiotiques
les symbiotes assurent certaines fonctions vitales pour l’hôte. Nous ne
sommes donc pas des individus du point de vue physiologique.
L’équation classique de la génétique, « un génome = un organisme »
est mise en cause par les symbioses et leur transmission héréditaire,
qui forment un deuxième type d’hérédité. En effet, les symbiotes sont
souvent acquis verticalement à travers la lignée germinale maternelle.
Les biotes n’ont pas de génome complet sans leurs symbiotes. De plus,
près de la moitié du génome considéré comme « proprement » humain
a été acquis, probablement par transfert de gènes avec des partenaires
symbiotiques. « Nous sommes des chimères génomiques »15.

13. Jan Sapp, Scott F. Gilbert et Alfred I. Tauber, « A Symbiotic View of Life », op. cit.
Ce qui suit est tiré de leur article.
14. Les symbioses, puisqu’elles font du corps un collectif multi-espèces, rendent
difficile sa conception libérale en termes de possession : « mon » corps.
15. Ibid.

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Olga Potot

Pour Donna Haraway, biologiste et philosophe des sciences féministe,


nous devenons ce que nous sommes à travers les relations que nous
entretenons avec ce qu’elle appelle nos espèces compagnes. Nous devenons
avec, en compagnie d’autres êtres. Nous ne sommes pas des entités
autopoïétiques, mais plutôt copoïétiques ou sympoïétiques, nous ne
sommes pas le produit d’un développement interne et linéaire à partir
d’une origine unique, ni d’une différentiation à partir d’un unique
germe. « Nous ne sommes pas autonomes, et notre existence dépend
de notre capacité à vivre ensemble. »16, « nous sommes nécessaires les
un·e·s aux autres en temps réel »17, ce qui pousse Haraway à décrire
le monde comme « un réseau de dépendances inter-espèces »18. Les
symbioses nous mènent d’une conception insulaire des corps et
des individus à des conceptions plus écologiques de nos corps où
les frontières sont ce qui est précisément en jeu et non-préexistant
à l’événement de la rencontre entre les partenaires. En effet, « les
partenaires ne précèdent pas la rencontre »19, il n’existe pas d’état
pur avant l’hybridation : « Les relations sont les plus petits motifs
d’analyse possibles »20. Le lichen, par exemple, n’est pas seulement
une association entre une algue et un champignon, il est constitué par
cette association et ne lui préexiste pas.
À travers leurs histoires de compagnonnage, les symbioses
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compliquent la tâche de distinguer entre humain·e·s et animaux, et
plus généralement les symbioses nous proposent une vision du monde
plus complexe que celle reposant sur les binarismes hiérarchiques
structurants de la pensée occidentale qui sous-tendent différents
systèmes de domination. Les symbioses mettent aussi en cause
l’exceptionnalisme humain en ce qu’elles délégitiment l’idée que
les humain·e·s sont au sommet de l’évolution. Mesurer l’évolution
par une progression linéaire du plus simple au plus complexe est
vain lorsque l’on est en présence de corps qui mettent en jeu des
communautés d’espèces vivant ensemble. La représentation même
d’une évolution sous forme d’arbre phylogénétique, où en remontant

16. Donna Haraway, Manifeste des espèces de compagnie, op. cit., p. 57.
17. Donna Haraway, When Species Meet, University Of Minnesota Press, 2008,
p. 3-4.
18. Donna Haraway, Manifeste des espèces de compagnie, op. cit., p. 19.
19. Donna Haraway, When Species Meet, op. cit., p. 4.
20. Ibid., p. 313.

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« Nous sommes tou·te·s du lichen » Histoires féministes d’infections trans-espèces

les branches on pourrait arriver à un ancêtre commun unique, ne tient


plus avec les symbioses. Au lieu d’un arbre, c’est plutôt un buisson ou
un réseau qui serait une meilleure image pour la phylogénie, puisque
chaque organisme a plus d’un ancêtre unique, étant lui-même une
communauté multi-spécifique.
Les symbioses questionnent ce qui se trouve supposément au bout
des branches des arbres phylogénétiques : les espèces. Les relations
inter-espèces ou trans-espèce impliquent comme on l’a vu des
transferts de gènes et cette exubérance des flux génétiques se moque
bien des catégories préconçues d’« espèces »21. En cela, les symbioses
questionnent également la reproduction telle qu’on la conçoit. On
considère que, pour les espèces se reproduisant de manière sexuée,
l’accouplement d’un mâle et d’une femelle de la même espèce donne
des rejetons. Des accouplements inter-espèces sont considérés comme
des « culs-de-sac » au sens où le produit de ces accouplements est
la plupart du temps stérile. Or, on a vu que lors de la reproduction
sexuée beaucoup d’êtres vivants étaient nécessaires pour la survie
du rejeton. On peut noter, par exemple, la nécessité des bactéries
pour le bon développement de l’embryon humain ainsi que dans les
premières semaines du développement du nouveau-né. Ces bactéries
se transmettent de façon verticale, impliquant d’autres processus
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héréditaires que ceux de la seule reproduction sexuée mettant en jeu
les gamètes des parents. La reproduction, même sexuée, met en jeu
bien plus d’espèces, de genres et de partenaires que ne veut nous faire
croire une mythologie hétéronormative. Les symbioses questionnent la
génération de nouvelles formes par la seule reproduction du semblable
par le semblable et ouvrent la voie à des mondes de filiation trans-
espèces, à des familles queer composées d’espèces compagnes : « je
cherche mes frères et mes sœurs (siblings) dans les formes fongiques, non
arborescentes et latéralement communicantes, de la famille queer »22.
Outre la conception hétérosexuelle de la reproduction sexuée, c’est
la notion même de sexe que les symbioses viennent perturber. Le
philosophe Thierry Hoquet affirme qu’« en prenant en compte

21. Pour Haraway, il y a un « débat vieux de cent cinquante ans autour de la


question de savoir si la catégorie d’« espèce » désigne une entité biologique réelle ou
ne représente rien d’autre qu’une commode boîte taxinomique », (cf. Manifeste des
espèces de compagnie, op. cit., p. 22).
22. Donna Haraway, When Species Meet, op. cit., p. 10.

CHIMÈRES 143
Olga Potot

les bactéries, on comprend que le concept de sexe a été élargi de


façon à inclure toute forme d’échange génétique, y compris sans
finalité reproductive »23. La sexualité définie par les biologistes est le
mélange ou l’union de gènes de sources distinctes. Elle ne doit pas
être confondue avec la reproduction, puisqu’un organisme donné
peut recevoir des gènes nouveaux et ainsi avoir une sexualité sans
se reproduire. Or, il y a des transferts de gènes avec les bactéries.
Nous aussi, les humain·e·s, nous avons une sexualité (entendue au
sens biologique) non reproductive et avec beaucoup de partenaires
d’espèces différentes. « Même l’infection du corps humain par le virus
de la grippe est un acte sexuel dans la mesure où du matériel génétique
s’insère dans les cellules humaines »24. La sexualité bactérielle, qui ne
s’encombre pas de ces entités lourdes que sont les espèces, les genres,
les lignées et les individus, est à mon sens un puissant trope à même
de nous proposer d’autres sexualités et d’autres mondes que ceux
proposés par les visées de la domination, notamment hétérosexiste.
Plus généralement, ce que les symbioses proposent, c’est une
revalorisation de l’infection. Les infections ne sont pas seulement
pathogènes, elles sont créatrices. Il s’agit de considérer les échanges
infectieux autrement qu’à travers les seules métaphores de la
pathogénicité. Nous nous co-constituons par infections inter/intra-
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espèces, par contaminations trans-espèces.
Les fabulations symbiotiques s’inscrivent dans une politique
régénérative des corps, prenant ainsi leurs distances avec les récits
dominants de nos corporéités. Entre faits et fiction, les symbioses et
les lichens pourraient donc bien être « une bien meilleure vue des gens
que les figures humanoïdes »25.

23. Thierry Hoquet, Le sexe biologique : anthologie historique et critique, Hermann,


2013, p. 16.
24. Lynn Margulis et Dorion Sagan, L’univers bactériel, Seuil, 2002, p. 170.
25. Donna Haraway, Cosmopolitical Critters, SF, and Multispecies Muddles, intervention au
colloque Gestes Spéculatifs au Centre Culturel de Cerisy. Retranscription : < http://andreling.
wordpress.com/2013/08/10/gestes-speculatifs-day-5-serge-gutwirth-and-donna-harraway/>

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