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Littérature mondiale, "World Literature", traduction, hétéroglossie

Didier Coste

La triple variété et complexité de la terminologie (entre les langues et à l’intérieur de


chacune et de leurs rencontres, le choix de signifiants et la polysémie à la fois
idéologique et historique) rend sujette à mainte controverse toute réflexion sur la
littérature, sa circulation et son dialogisme. Les enjeux politiques, éthiques et
pédagogiques du discours sur la littérature mondiale sont plus grands que jamais à
l’heure d’une mondialisation culturelle vertigineuse accompagnée de terrifiants
enfermements communautaristes et de dévastatrices ambitions impérialistes.
Avant de pouvoir théoriser une « littérature mondiale » ou « les littératures du
monde »1, il faut d’abord savoir ce qu’on entend par le substantif dont le référent
pourrait s’étendre à l’ensemble des sociétés humaines actuelles ou historiques. En
s’en tenant comme Adrian Marino2 au seul espace dit occidental et à des époques
antérieures à la modernité des Lumières, on s’aperçoit vite que textuel et
communicationnel, écrit et oralité, sacré et profane, langues véhiculaires et
vernaculaires, institution et pratiques, tradition et innovation, intentionnalité et
réception, utilité et plaisir (ou savoirs et émotions), local et général sont autant de
paires d’opposés qui se disputent le champ notionnel de la littérarité en même temps
qu’ils le constituent comme ensemble (mais non comme système).
Si l’on fait remonter le plus souvent l’expression « Littérature mondiale » à
Goethe et à Marx3 et si ce qu’elle désignait alors reste l’objet de conjectures toujours
renouvelées depuis le célèbre article d’Auerbach en 19524 et la redécouverte bien
ultérieure de la conférence de Tagore de 1907,5 il ne s’agissait certainement pas d’une
émergence absolue ; retracer cette histoire avec quelque désir d’exhaustivité
demanderait un extraordinaire effort d’érudition et une corrélation fine avec les
variantes fonctionnelles des notions de « monde », « cosmos », « univers », etc.,
notamment avec la possibilité de concevoir une « histoire universelle »6 en fonction
du postulat de l’unité anthropologique.

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C’est donc sur ces bases troubles et troublantes qu’il faut essayer de discerner
ce que la très abondante production théorique et critique des deux dernières décennies
autour de la ou des « littératures mondiales » en rapport avec la traduction,
l’hétéroglossie, le non-traduit et les intraduisibles, a pu apporter ou non tout en
ajoutant à la confusion régnante plus souvent qu’elle n’a fourni de clarifications.
Après avoir proposé comme hypothèses de travail des définitions simples des
termes « littérature », « monde » et « traduction », indispensables pour aborder de
façon critique le cadre discursif de la « World Literature » comme projet disciplinaire
et comme institution dans lequel s’inscrivent nombre de pensées récentes de la
traduction littéraire, je me demanderai en troisième lieu si les pratiques hétéroglottes,
voire un principe d’hétéroglossie ne pourraient pas permettre d’inverser le geste de la
« World Literature » en allant non plus du littéraire aux langues dans lesquelles il se
réaliserait, mais des langues (en cela que plusieurs) à leur performance littéraire à
chaque fois singulière.

1 - Postulats théoriques

La sociologie littéraire définit la littérature comme ce qui, dans chaque langue ou


ensemble de langues et chaque pays ou région du monde où ces langues sont parlées
est appelé « littérature » (« literatur ». « littérature », « literatura », etc., et leurs
équivalents de dictionnaire bilingue) par les populations concernées ou une fraction
de celles-ci (les lettrés) à un moment donné. Ce nominalisme a de nombreux
inconvénients, car les populations en question sont en général loin d’un consensus et
les noms divers de la chose supposée ici et là peuvent désigner en fait des objets très
différents, ce qui s’est déjà produit historiquement en Europe : la littérature n’est pas
un chat ni un corps chimique. Cette approche fragmentée par la diversité interdirait en
outre de concevoir ce que serait la littérature, ce qui ferait littérature à l’échelle
mondiale. Les théories de la réception pâtissent en grande partie de la même relativité.
Le formalisme prétend différencier le discours littéraire du langage commun par
l’« autotélie » de la fonction poétique, ce qui relègue à l’arrière-plan les autres
fonctions du langage, dont la fonction référentielle et la fonction conative, éliminant
ainsi tout discours qui prétend parler du monde réel et convaincre ses auditeurs d’agir
d’une certaine façon. Il ne reste plus donc qu’à chercher une pratique du langage
universellement partagée mais qui n’exclut nulle autre : pour les besoins de la

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présente théorisation, je considérerai a priori comme littéraire tout usage esthétisé
d’une langue naturelle, à l’écrit comme à l’oral, c’est-à-dire toute pratique de
production ou de réception qui tienne compte au premier chef des émotions produites
par les mots, leur disposition et leur articulation. Une chanson d’amour stupide, un
sermon rhétoriquement chantourné, un dialogue en vers de mirliton, un roman policier
mal construit seront littéraires au même titre que l’écriture de Proust ou celle de Fray
Luis de León, mais un manuel de bricolage, une loi de finances ou une équation
sortent de notre champ.
Comme Achille Mbembe7 ou bien d’autres penseurs contemporains, nous
appelons « Monde ». avec grand M si l’on veut, la totalité des cultures humaines
considérées aussi bien dans ce qu’elles partagent (des universaux comme, par
exemple, l’usage des langues naturelles pour la communication, l’existence de
solidarités de groupe ou encore le rôle de la mémoire réelle ou fictive dans leur
construction) que dans leurs particularités telles que les grilles linguistiques modelant
la temporalité et la spatialité, les structures de pouvoir et d’autorité, l’économie
symbolique, etc. Ici, nous n’appelons pas « monde » chacune des visions de la
condition humaine et de sa place dans l’univers que des cultures différentes peuvent
développer dans des spatio-temporalités (chronotopes) déterminées (ex. « le monde
arabe », « le monde antique », « le monde de Lu Xun »).
Trois conceptions principales de la traduction interlinguale (dont certains
aspects peuvent être présents dans la pensée de la traduction intralinguale) 8 coexistent
aujourd’hui sans que chacun exclue les deux autres dans son principe: la conception
transférentielle, la conception herméneutique et la conception dialogique. Selon la
conception du transport, l’acte traductif a pour but de « faire passer » des contenus
sémantiques et accessoirement des formes signifiantes d’une langue et d’une culture à
une autre, le traducteur comme « passeur » n’accomplit pas alors quelque chose de
bien différent selon qu’il « transfère » un texte technique, juridique, journalistique, ou
littéraire. Selon la conception herméneutique, la traduction fait apparaître des sens
cachés, implicites, ou simplement possibles de l’ « original » grâce à une nouvelle
contextualisation et à un approfondissement des « sources ». Cette conception a
l’inconvénient de réduire la traduction à un acte secondaire d’exploitation exaltant
l’autorité de l’original à la mesure des fouilles pratiquées. Selon la conception
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dialogique, celle que j’adopte ici, l’acte traductif démultiplie la textualité de ce qui est
pris comme pré-texte, engendrant une constellation textuelle au sein de laquelle les
versions dialoguent entre elles, chacune devenant dépendante de toutes les autres ; le
premier pré-texte tend à perdre son autorité d’original au fur et à mesure que sa
famille s’élargit, c’est la production coopérative du sens, des émotions et des valeurs
éthiques qui est ainsi soulignée. Poussant à l’extrême cette idée, je dis volontiers que
la traduction est, pour tous ses acteurs, la poursuite d’une conversation dans une autre
langue.
Nous allons voir maintenant à travers quelques exemples récents comment la
nébuleuse de la « World Literature », dans ses théorisations, ses méthodologies et ses
pratiques, est disposée à prendre ou non en compte les actes traductifs sans lesquels
l’idée même de « littérature mondiale » perd toute pertinence.

2 - La « World Literature » : contours, entours, évolutions, contradictions

Tout en tenant compte des interventions dans d’autres langues (français, allemand,
espagnol, etc.) et en étant prêt, bien entendu, à étendre ce registre, je concentrerai ici
mon attention sur le terme anglais (et particulièrement anglo-américain) de « World
Literature ». La transformation de la notion de Weltliteratur en une quasi-discipline,
en méthode pédagogique et en de quasi-institutions 9 à la fois locales et internationales
est en notre temps un phénomène majoritairement étasunien et encore faiblement
globalisé, ce qui montre d’ailleurs certaines limites de l’hégémonie culturelle
américaine. Le débat souvent mis en scène de façon complaisante aux congrès de
l’AILC et de l’ACLA ainsi que dans de nombreuses revues de recherche s’est
principalement déroulé entre des personnalités américaines ou exerçant aux Etats-
Unis, notamment David Damrosch, Gayatri Spivak, Emily Apter, Franco Moretti,
Wai Chee Dimock, Pheng Cheah. Theo D’Haen (Hollande, Belgique), Galin Tihanov
(GB), Marko Juvan (Slovénie), César Domínguez (Espagne), Zhang Longxi (Hong
Kong), où qu’ils publient, gravitent principalement ou exclusivement en anglais sur ce
sujet. L’ouvrage de Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres n’a acquis
une vaste résonance qu’à partir de sa traduction en anglais et de la diffusion de ses
idées en Angleterre et aux Etats-Unis. On ne lit guère encore Ottmar Ette dont
l’ouvrage de synthèse vient seulement d’être traduit de l’allemand en anglais.
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Cependant, l’émergence de la « World Literature » faisant suite à celle de la Théorie
et de la Critique Postcoloniales et à leur épuisement supposé10 n’aboutit cependant pas
seulement à une substitution et à une appropriation de champ dominante, car elle s’est
vue forcée, ce faisant, à une expansion du corpus des études littéraires qui laisse une
moindre place aux littératures anglophones « métropolitaines ».
Pour s’en tenir aux positions les plus marquantes, on peut voir que la « World
Literature » est traversée et travaillée par de nombreuses ambiguïtés. Dans sa facette
circulatoire (Damrosch) relèvent de celle-ci les œuvres écrites qui franchissent grâce à
la traduction les limites de l’espace culturel où elles ont été produites. L’anglais
jouant dans de nombreux domaines le rôle de langue véhiculaire globale mais étant
fort loin d’être su, lu et parlé dans le monde entier —que ce soit comme langue
première, co-langue première ou langue 2, 3 ou 4—, on peut se demander si les
traductions anglaises mondialisent vraiment une œuvre, à un sens quelconque de
« mondialiser ». Le monde considéré ne serait pas coextensif à la planète. En outre, la
vaste diffusion de l’anglais sur tous les continents a entraîné la multiplication des
variétés de la langue, de ses pidgins et créoles bien au-delà et beaucoup plus en
profondeur que ce n’était le cas des dialectes du Royaume-Uni ou de ses anciennes
colonies de peuplement ou que ce n‘est le cas d’autres langues européennes
coloniales. Cette pénétration fait que l’anglais étant partout, en franglais comme en
hinglish, en chicano, texmex ou joual, il n’est plus nulle part en tant que tel (relevant
d’une hypothétique culture anglo-saxonne) et que sa pratique évolutive et mêlée
prêterait plutôt au cantonnement de telles productions dans un espace culturel
restreint. D’autre part, pourquoi la lecture ou l’audition sur fond d’une autre culture,
de textes écrits ou dits dans une langue différente de la ou des langues maternelles du
lecteur ou de l’auditeur ne mondialiseraient-elles pas ces textes ? Les milliards
d’individus qui écoutent du rock ou du jazz chanté en anglais sans que ce soit leur
langue pourraient prouver qu’il en va bien ainsi.
Pour Gayatri Spivak11 et les partisans de la planétarité, à la différence de
Damrosch, un « nouveau comparatisme » exige, comme la littérature universelle ou
« vraiment générale » d’Étiemble12 et de son disciple Adrian Marino, l’apprentissage
de langues et de cultures autres que celle(s) donnée(s) et imposé(es) par la filiation et

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la première éducation. Il ne s’agit pas de parler pour autrui, surtout pas pour les
« subalternes », ni d’un impossible devenir ou redevenir natif, mais de développer une
intimité sans exercer de pouvoir : tâche difficile comme on le voit à l’abus de position
dominante dont font preuve précisément les célèbres théoriciens d’origine indienne
installés aux Etats-Unis que sont en particulier Spivak et Homi Bhabha succédant
dans le même rôle aux exilés juifs allemands, d’Europe Centrale ou russes des années
1940-1960 ou encore à la « French Theory », peu reçue en France, des années 1970-
1990 mais accueillie à bras ouverts et souvent à contresens de Yale à Berkeley.
Comment échapper aux bipolarités « héritées du passé » ? dit en espagnol une
chercheuse allemande dans une revue chilienne.13
La « bipolarité », sans insister sur le trouble psychiatrique que ce mot désigne
aussi, serait peut-être la maladie infantile de la World Literature. Centre et périphérie
constituent un couple analogue à la dialectique du maître et de l’esclave ou encore une
structure résistante et récurrente comme celle de la féodalité reproduite aussi bien par
le capitalisme financier néo-libéral que par les néo-impérialismes (Etats-Unis, Russie,
Chine, Turquie ou Fance-Afrique). Cette dichotomie soulignée par Pascale Casanova
comme par les héritiers du marxisme classique 14 ou encore par la théorie
« décoloniale » de Walter Mignolo15 (reprise à leur compte par des islamistes et
communautaristes de tout poil) n’est pas vraiment relâchée ni remise en question par
une systématisation en réseau (Moretti, avant qu’il ne se renie), par un dédoublement
ou détriplement des centres (Casanova) ou par l’introduction de semi-périphéries
(Marko Juvan16) telles que les Balkans et l’Europe Centrale. En fait, l’accélération et
surtout le renouvellement des migrations, des déplacements, exils et refuges durables
et la constitution d’identités diasporiques et cosmopolites complexes et labiles rendent
profondément idéologique (au mauvais sens du terme) toute cartographie de la
littérature mondiale, qu’il s’agisse de production, de circulation ou de réception et que
les critères soient quantitatifs (Moretti et sa lecture distante17) ou qualitatifs.
La « World Literature » prospère institutionnellement18 sur la production de
nouvelles anthologies (unilingues, en anglais) comme l’Union Soviétique à ses débuts

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avait voulu produire sa Bibliothèque Mondiale, en russe, pour rendre accessibles au
peuple, prétendument, « les chefs d’œuvre de tous les temps et de tous les pays », ce
qui n’est pas tellement différent, mutatis mutandis, de l’entreprise d’éducation
arnoldienne au XIXe siècle. C’est le principe même de sélection ou de distinction,
celui du canon, qui vicie l’entreprise. On ne peut certes pas tout lire ni tout entendre,
ce n’est pas une raison pour ne rien lire de près, comme le voulait Moretti, ni pour ne
lire ou entendre que ce qui a passé une frontière, comme Damrosch en prend et en fait
prendre le risque. Mieux vaudrait lire côte à côte le supposé proche et le supposé
lointain, le reconnu et l’exclu (toute reconnaissance est fondée sur une exclusion), le
traduit et le non-traduit, car toute culture est impure et mêlée, toute culture a besoin
pour se définir de ses autres réels ou supposés, qu’ils soient extérieurs ou intérieurs à
l’espace mental et territorial qu’elle prétend occuper. La traduction, avec ses
théorisations, ses expériences, ses compromis et ses échecs, pourra être vue dès lors
comme un moyen de trahir le particulier comme, symétriquement, la non-traduction
trahit l’universel. Cette double trahison n’est pas pour autant une malédiction, comme
le rappelle avec vigueur Alexis Nouss.19

3 - Traduction et hétéroglossie

Il n’est point de production littéraire sans propos, sans visée, même si elle s’ignore ou
se prétend gratuite, ni de « réception », lecture ou audition littéraire sans désir, même
si l’on assure lire pour passer le temps ou parce que « c’est au programme ». Toute
communication littéraire consiste en une performance dialogique de rôles qui peuvent
et doivent à certains moments s’échanger. La difficulté et l’intérêt tiennent à ce que
nous ne parlons jamais tout à fait la même langue ni donc tout à fait de la même chose
que l’autre, même quand la communauté de la syntaxe, du lexique et de la phonétique
et la communauté de classe, d’idéologie et de localité nous en donnent l’illusion. Si
vous dites mieux ou plus mal ce que je pense, si je pense mieux ou plus mal ce que
vous dites, c’est que la communication littéraire n’est possible que dans un entretien
infini et inachevé sous-tendu autant par le babélisme universel que par l’universalité
du langage articulé et de son esthétisation (la littérature).
Est hétéroglotte (alter- ou translingual) ce qui se parle, en tout ou en partie,
(dans) une autre langue, dans la langue de l’autre ou celle qui est prise comme telle.
Un double et productif paradoxe se dessine, celui de l’hétéroglossie constitutive de
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toute communication en langue naturelle, mais plus particulièrement de la
communication littéraire en tant que lieu de désir, de méconnaissance et de différance,
avec un « a » comme celui de La Disparition. D’une part, aucune langue n’est
mienne, je parle toujours la langue de l’autre, des autres ; d’autre part, en tant que je
suis ce « je » qui n’est pas un autre, je ne peux parler qu’une langue que je fais
mienne, que je prends pour mienne. C’est le paradoxe du monolinguisme de l’autre
selon Derrida.20
Quelles réponses et quels prolongements la notion d’hétéroglossie peut-elle
apporter au paradoxe indiqué ? Tout d’abord, il convient de distinguer de celle qui
nous intéresse, en littérature, une hétéroglossie pragmatique collective correspondant
au bilinguisme ou au plurilinguisme d’un espace de communication et de transaction
comme cela se produit dans des régions frontalières, dans des lieux (îles ou
métropoles cosmopolites) d’immigrations bigarrées ou encore dans des réunions
scientifiques. Les modalités variées d’un tel « code-shifting » sont autant de solutions
pour « s’entendre », y compris sur les sujets de discorde. L’hétéroglossie littéraire,
dans toutes ses modalités, enrichit et complexifie les échanges, elle les ralentit par la
digression hypertextuelle au lieu de les accélérer et de les simplifier. Il en existe deux
manifestations principales, elles-mêmes subdivisibles : d’une part, celle que l’on
trouve dans des textes linguistiquement hétérogènes, d’autre part celle de textes
linguistiquement homogènes, du moins en apparence. Je ne parle pour l’instant que de
textes comme s’ils étaient des sujets, ce qu’ils ne sont pas, n’en étant que des
métaphores.
Sur la première étagère on trouve d’innombrables textes modérément
hétéroglossiques, au plan lexical seulement, incluant des mots et des expressions
appartenant à une ou plusieurs autres langues que la langue principale. Ainsi en va-t-il
des mots anglais qui émaillent cette communication, des mots allemands et grecs que
les philosophes affectionnent, des noms « indigènes » de mets, de vêtements,
d’ustensiles, de fêtes qui abondent inévitablement dans le roman indo-anglian ou
encore dans l’exotisme arabesque du bled et de la medina. Mais cette hétéroglossie
des langues mêlées peut aussi être un moyen poïétique qui ne localise pas ses
référents, depuis les « happy few » de Stendhal jusqu’aux expériences de babélisation
de Joyce ou de Diego Marani.21 Il existe encore, quoique plus rarement, des
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hétéroglossies syntaxiques ou formelles à l’échelle holotextuelle. Dans tous ces cas,
l’existence d’une littérature mondiale est suggérée, sinon présupposée ou mise en
œuvre par le déverrouillage des barrières linguistiques à l’intérieur d’un texte.
Sur la deuxième étagère, on trouve toutes les traductions interlinguales, tout ce
qui se fait passer pour une traduction (les pseudo-traductions sans original et les
traductions perverses, à contre-sens22 ou à contre-esthétique), et encore tout ce qui est
lu comme une traduction, donc tout ce qui est lu à partir d’une autre langue, d’une
autre culture. Il peut s’agir aussi bien de textes dont on sait qu’ils sont produits dans
une langue acquise et non dans la ou les langues natives de leur auteur. De tels
exemples ont toujours existé, que l’on ait affaire au latin dont la vie littéraire s’est
prolongée au moins mille ans après la chute de l’Empire romain, au sanskrit tardif ou
au chinois classique, mais il s’agit aussi bien de l’anglais de Conrad ou du français de
Casanova, de Beckett et de Mizubayashi que du portugais de Tabucchi ou de l’italien
de Jumpha Lahiri. Commentateurs et nombre de lecteurs lisent alors ces œuvres,
comparativement, dans l’ombre portée d’une langue absente du texte.
La lecture hétéroglossique, le lire-comme-une-traduction est dialogique en ce
que s’effectuent une mise en regard et une négotiation des valeurs et des effets
produits à partir d’une langue et d’une autre, mais aussi en ce que la production
collaborative du sens et de l’émotion entre dans un cycle critique d’échange, de
permutation et de contestation inscrivant le tiers, la tierce langue, celle que nous ne
parlons pas encore ou ne parlons plus ni l’un ni l’autre, à son horizon. Cette méthode
qui ne pose des frontières que pour les franchir dans les deux sens et les habiter au
passage amorce au plan lectoral l’universalité du littéraire, c’est ce que j’appelle un
cosmopolitisme expérimental.23

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