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Genève Polvani

Étudiant Erasmus non francophone

Les étudiants en lockdown : l'existence ne se sent plus chez elle dans le monde

Introduction
Ce travail de recherche découle de la volonté de mieux comprendre les dynamiques complexes,
liées à la pandémie de COVID-19, qui a complètement bouleversé notre façon d'être-au-monde
depuis desormais quelques années ; en particulier, il convient de mettre en lumière l'impact que
les mesures de confinement out eu sur la santé mentale des jeunes universitaires français.
Depuis le 16 mars 2020, les mesures gouvernementales restrictives ont conduit à des
changements radicaux dans le rapport quotidien que l'individu a avec soi-même et avec les
autres : Le confinement au domicile, la distance obligatoire entre les personnes, l'interdiction
des manifestations physiques d'affection, les cours en ligne, les vidéoconférences sont devenus
la norme sur une longue période et ont profondément affecté notre existence. Nous avons voulu
explorer la signification de ces expériences vécues par les jeunes universitaires. D'un point de
vue phénoménologique, ces modifications coïncident avec une altération de notre Être-au-
monde et Être-avec les autres quotidiens.
L'impact du confinement sur la santé mentale des étudiants a fait l'objet de nombreuses études
récentes, qui ont montré une relation de cause à effet entre les mesures restrictives prises pour
faire face à la pandémie et certaines manifestations de détresse ou de troubles psychologiques,
comme l'insomnie, le sentiment de solitude, les pensées suicidaires, la dépression et l'anxiété.
Dans la présente recherche, nous tenterons d'approfondir la nature de cette relation, en
déconstruisant les perspectives offertes par une approche psychologique classique, afin de
parvenir aux structures expérientielles qui ont conduit à l'apparition la plus fréquente de
symptômes de détresse ou de troubles psychologiques chez les jeunes. Pour tenter d'atteindre
cet objectif, nous utilisons des entretiens compréhensifs visant à capturer le sens profond de
l'expérience des étudiants universitaires pendant la période de confinement.

1. Choix méthodologiques
Étant donné que nous avons l'intention d'étudier un processus lié à la vie psychiatrique des
sujets, l'approche qualitative s'est avérée être la plus appropriée pour atteindre cet objectif.
Notre question de recherche a été abordée à partir d'une enquête exploratoire du terrain et,
ensuite, d'entretiens individuels approfondis, auprès d'un échantillon de 12 étudiants français
ayant des expériences très différentes en matière de psychothérapie. En effet, certains avaient
déjà entamé un parcours psychothérapeutique, d'autres l'ont commencé après le confinement et
d'autres encore n'avaient jamais consulté des spécialistes dans ce domaine. Le choix d'étudier
un échantillon aussi diversifié à cet égard s'explique par le désir d'impartialité et par la volonté
de recueillir des données aussi indépendantes que possible du parcours des étudiants. Les
entretiens ont été menés en personne, individuellement et de manière non directive, afin de
laisser les personnes interrogées libres de s'exprimer sur tout ce qui leur semblait pertinent par
rapport au sujet traité. En outre, une posture de sympathie a été adoptée afin de saisir le sens
que les acteurs donnent à leur expérience et à la manière dont ils la vivent. Les entretiens ont
duré en moyenne quarante minutes/une heure, ont eu lieu dans des lieux publics et ont tous été
enregistrés. Ensuite, le contenu des entretiens a été transcrit et analysé. Tout d'abord, une
analyse "verticale" a été effectuée afin de se réimprégner du contenu des entretiens, qui avaient
été réalisés quelques semaines auparavant, suivie d'une analyse "horizontale", dans laquelle on
a tenté de saisir les noyaux thématiques fondamentaux, en accordant une attention particulière
aux termes récurrents et aux questions abordées par plusieurs participants. Les unités de sens
ainsi obtenues ont constitué la base empirique de la construction théorique de notre réponse à la
question.

1.1 La méthode phénoménologique : la capacité de saisir les "significations".


L'approche phénoménologique nous a semblé la plus appropriée par rapport au domaine de
recherche proposé, car elle préserve la richesse de l'expérience humaine telle qu'elle est vécue.
Cette analyse étudie les phénomènes sur la base des significations qu'ils revêtent pour les
individus, qui sont donc considérés comme des informateurs, sources de connaissances sur leur
expérience irréductible de la situation considérée. L'objectif de la phénoménologie est de saisir
le sens de l'expérience, à la fois en termes de "ce" (noema) qui a été vécu et de "comment"
(noesi) il a été vécu. La recherche phénoménologique est donc, par nature, qualitative : elle vise
à éclairer le spécifique, à identifier les structures phénoménales à travers l'expérience vécue et
l'expression des acteurs. Pour mener à bien l'analyse des changements survenus dans la vie
psychique des personnes en relation avec la crise pandémique, dans les différentes perspectives
de la recherche phénoménologique, nous avons privilégié l'herméneutique, également appelée
phénoménologie interprétative. Celle-ci trouve son origine dans la pensée du célèbre philosophe
Martin Heidegger. Au centre de l'investigation de Heidegger se trouve la notion de monde, pour
laquelle la vie psychique doit être interprétée à partir du monde, c'est-à-dire à partir de l'horizon
de références dans lequel elle se situe. Le monde a ses propres règles de cohérence interne, il
est "objectif" et ne dépend pas de l'arbitraire des singularités. Les références sont présentées
comme évidentes, dotées de leur propre évidence intrinsèque que personne ne remet en question
et que nous tenons pour acquise. Dans le cadre de cette connexion, nous nous déplaçons de
manière pré-réflexive. Ce fond de références est toujours présent et nous permet de saisir la
signification des objets particuliers que nous rencontrons. Sans cet horizon, "il manquerait ce
lien presque automatique qui les unit en un tout" 1. C'est le monde, en tant que système de
références, qui empêche notre vie de conscience de se disperser en fragments. Sans cette
connexion préliminaire, "nous n'aurions aucune possibilité d'ordonner et d'unifier les phases de
notre vie"2. La subjectivité, dans sa référence au monde, ne doit pas être comprise comme
abstraite et hors contexte, mais comme une existence inscrite dans un contexte de possibilités
d'action, où se rapporter à soi-même signifie se rapporter à l'horizon de possibilités dans lequel
nous nous déplaçons et que, pour la plupart, nous ne comprenons pas thématiquement. La
rencontre avec soi-même ne se fait donc pas en réfléchissant sur soi, mais en se regardant en
action dans le monde, en se surprenant "en situation". Le monde est une expérience globale
dans laquelle les expériences individuelles se rencontrent et où un sens apparaît. L'approche
phénoménologique présente de profondes différences avec le cognitivisme classique. D'un point
de vue cognitiviste, le psychisme fait allusion à une sorte de boîte dans laquelle se trouvent les
événements, les règles d'ordonnancement et les organisations personnelles de sens, de sorte que
la perturbation psychique est comprise comme une perturbation au sein de l'esprit. Dans la
perspective heidegerienne, en revanche, la centralité de la notion de monde implique la
nécessité de passer de la notion de psyché à celle d'existence, afin que le trouble psychique ne
soit pas quelque chose qui se passe dans notre tête, mais dans la relation que nous entretenons
avec le monde dans lequel nous nous situons.
La phénoménologie heideggérienne s'accorde parfaitement avec les phénomènes que nous nous
sommes proposés d'analyser, en tant que manifestations importantes de détresse ou de troubles
psychologiques, tels que l'insomnie, le sentiment de solitude, les pensées suicidaires, la
dépression et l'anxiété, se sont produites en relation avec le début de la pandémie et
l'imposition de mesures d'endiguement, donc, en termes phénoménologiques, en relation avec
des changements dans le système de références dans lequel nous avons toujours été, avant
même de nous en rendre compte, et, en particulier, avec le fait que certaines possibilités d'action
ont disparu. La phénoménologie herméneutique cherche à comprendre les couches profondes de
l'expérience humaine qui se cachent sous la conscience superficielle et comment le monde, dans
lequel nous nous trouvons de manière préréflexive, influence notre expérience. La tradition
herméneutique va au-delà d'une compréhension descriptive. La phénoménologie herméneutique
est ancrée dans l'interprétation d'expériences et de phénomènes particuliers à travers une
1 J. Patočka, Le monde naturel comme problème philosophique (1936), tr. fr.
par J. Danek et H.Decleve, Nijhoff, Den Haag 1976,p.76-77
2 Ibid. p.78
compréhension de l'ouverture historique dans laquelle nous nous situons. Si toute expérience
humaine est informée par le type de monde dans lequel nous nous trouvons, et si toute
expérience doit être interprétée à travers ce contexte, la phénoménologie herméneutique doit
aller au-delà de la simple description du phénomène pour en fournir une interprétation. Il était
donc nécessaire de prendre conscience de l'influence que le contexte historique exerce sur
l'expérience individuelle de l'être. Cela ne signifie pas pour autant que l'expérience subjective
de l'individu - qui est inextricablement liée aux contextes sociaux, culturels et politiques - est
prédéterminée, mais, selon Heidegger, les individus ont une liberté située. Ce concept exprime
l'idée que les individus sont libres de faire des choix, mais que leur liberté n'est pas absolue ;
elle est circonscrite par les conditions spécifiques de leur vie quotidienne. La phénoménologie
herméneutique étudie les significations de l'être d'un individu dans le monde, la façon dont son
expérience est interprétée à travers l'ouverture du monde, et comment ces significations et
interprétations déterminent les choix de l'individu. Ce point exige que l'interprétation des récits
fournis par les participants à la recherche soit liée à leurs contextes particuliers afin d'éclairer
les structures fondamentales de la compréhension de l'être des acteurs et la manière dont celles-
ci ont façonné leur façon d'être dans le monde. Dans cette perspective, les expériences et les
connaissances passées du chercheur sont également considérées comme des guides précieux
pour l'enquête, du moins dans la phase initiale de la recherche. En fait, c'est l'éducation reçue et
l'expérience personnelle qui ont conduit au choix du phénomène jugé digne d'être étudié.
Demander à la recherche d'adopter une approche impartiale des données n'est pas compatible
avec les racines philosophiques de la phénoménologie herméneutique. L'auto-analyse a permis
d'identifier explicitement les idées préconçues que l'on avait sur la façon dont les élèves ont
vécu le confinement, afin de creuser dans ses propres expériences et celles des autres pour
arriver aux structures phénoménales qui ont déterminé cette façon spécifique de se sentir. La
subjectivité fait donc partie du processus d'analyse. Le travail d'interprétation de la
phénoménologie herméneutique n'est pas lié à un ensemble de techniques analytiques limitées
par des règles ; il s'agit plutôt d'un processus d'interprétation qui implique l'interaction de
multiples activités analytiques et de multiples champs disciplinaires. Ce type d'approche a guidé
notre recherche aux moments de la collecte et de l'analyse des données. La phase de collecte
d'informations a été construite sur les quatre dimensions de la relationnalité, qui sont
nécessairement constitutives de notre expérience en première personne et de notre
compréhension de l'expérience des autres : la relation de l'individu au monde, à son corps, aux
autres et au temps.
L'analyse des données a été développée suivant une double herméneutique, par laquelle une
tentative a été faite pour comprendre et interpréter le sens que les participants ont donné à leur
expérience, en supposant que ce sens fait partie d'une totalité de significations. L'interprétation
s'intéresse à la relation dynamique entre la partie et le tout : la partie est comprise à partir du
tout et le tout à partir de la partie (cercle herméneutique). Les structures invariantes trouvées
dans les expériences particulières des participants ont donc été utilisées comme des
significations pour saisir les dynamiques complexes du contexte historique, social et politique
dans lequel nous vivons. La capacité à donner du sens signifie donc "saisir le sens" des mots
que les gens choisissent pour nous parler de leurs expériences. Dans l'ensemble, ces principes
herméneutiques impliquent de diviser les données narratives en "unités de sens" sur la base de
nos questions de recherche, de lire et d'interpréter les descriptions narratives pour atteindre des
niveaux plus profonds de compréhension psychologique. Une façon pratique d'appliquer les
leçons tirées, par exemple, de la "psychanalyse existentielle" de Sartre serait de se demander
comment le moi que je veux être et le monde que je veux réaliser servent de toile de fond pour
comprendre la signification psychologique d'une certaine expérience vécue. L'ontologie
phénoménologique de Sartre, qui traite du choix individuel de l'être (l'être que je ne suis pas
encore, mais que j'aspire à devenir) comme horizon existentiel ultime pour comprendre
l'expérience individuelle, s'est avérée particulièrement utile pour mener à bien l'analyse que
nous avons faite. Les types de phénomènes de recherche que nous avons étudiés ne se trouvent
pas à la surface des descriptions obtenues, mais plutôt dans les profondeurs de ces descriptions.
C'est là qu'apparaît le travail herméneutique qui a été tenté, et qu'intervient également
l'imbrication avec la psychologie des profondeurs. L'objet de la recherche phénoménologique
(le "sur quoi") est quelque chose d'implicite qui demande à être explicité. Le matériel collecté,
qu'il soit littéraire ou expérimental, a fait l'objet d'une réflexion afin de passer de la surface de la
simple description aux niveaux de signification les plus profonds. L'objectif de ce travail
herméneutique est de parvenir à une possibilité de sens, un sens possible de l'expérience décrite.

2. Les résultats

Une analyse herméneutique approfondie du contenu des entretiens a permis de dégager


plusieurs noyaux de signification liés à l'expérience des étudiants universitaires pendant la
période de confinement. Nous rapportons ci-dessous les deux qui nous semblent les plus
pertinentes pour éclairer la question et qui sont apparues le plus fréquemment dans le discours
des participants.

2.1 La vie quotidienne

L'un des thèmes les plus importants qui ressort d'une lecture visant à saisir le sens profond de ce
qui a été transmis au cours des entretiens est celui de l'habitude. À notre avis, ce thème est l'un
des points clés pour répondre à la question que nous voulons aborder. La propagation du virus
s'est accompagnée de la mise en place de mesures de confinement et de gestion de l'urgence
pandémique, qui ont complètement révolutionné notre façon d'être dans le monde quotidien. La
pandémie soudaine et dévastatrice, qui devait laisser des traces pendant longtemps, a perturbé
un univers de relations plus ou moins stables basé sur une routine de relations fixes, planifiées,
attendues et essentielles. Il a fallu inventer un nouveau quotidien dans un espace limité, seul ou
en compagnie de personnes, très souvent le noyau familial, avec lesquelles on entretenait une
relation également basée sur des temps d'absence. Au cours des entretiens, le thème de la
relation avec la famille, en relation avec l'établissement d'une nouvelle routine, a été l'un des
plus discutés. Il est apparu que la relation avec la famille a profondément influencé la façon
dont les élèves ont vécu la période de confinement à la maison et leur capacité d'adaptation. Les
étudiants qui avaient une bonne relation avec leurs parents, vivaient dans des maisons
relativement spacieuses et dont les familles avaient toutes un haut degré de bien-être mental et
physique s'adaptaient généralement plus facilement au changement de vie. En revanche, ceux
qui n'avaient pas une relation solide avec leur famille ont trouvé cela plus difficile. Par
exemple, les enfants du divorce ont dû choisir avec quel parent ils voulaient passer les mois de
quarantaine, devant peut-être se séparer de leurs frères et sœurs qui avaient choisi de rester avec
l'autre parent. C'est le cas de l'un des étudiants interrogés, qui est resté chez sa mère, tandis que
sa sœur est allée chez son père.

On est une famille séparée un peut, enfin totalement séparée. Mes parantes sont
séparées [...] Mon père est parti avec ma soeur, la belle-mère et ma demi-soeur dans une
maison secondaire à la campagne. Du coup, j'ai décidé de rester avec ma mère pour ne
la laisser seule.

Ce court extrait révèle également le sens des responsabilités que certains enfants aux
dynamiques familiales complexes ont dû assumer vis-à-vis de leurs parents, comme ne pas
vouloir laisser leur mère seule ou s'occuper des courses et du ménage :

C'était plus moi qui faisait les cours. Ma mère ne sortait pas du tout parce qu'elle était
tellement occupée. Donc c'était moi qui s'occupait de tout.

Cela s'est parfois avéré être une source supplémentaire de stress psychologique pour les enfants.
D'autres encore avaient rompu avec leur famille il y a quelques années et préféraient rester seuls
dans de petits appartements d'étudiants jusqu'à ce que, ne pouvant plus supporter la solitude, ils
décident de rentrer chez eux, non sans difficulté.
Malgré des situations contingentes difficiles, telles que celles que nous venons d'illustrer, la
plupart des étudiants interrogés ont déclaré avoir vécu la période de confinement assez
sereinement, ayant réussi à construire une nouvelle forme d'habitude dans les différentes
conditions de vie imposées par l'urgence pandémique. Cette attitude de positivité à l'égard de
leur expérience se manifeste surtout chez les jeunes qui n'ont jamais entrepris de thérapie
psychologique. L'impression, à cet égard, est surtout que ces étudiants ont plus de difficultés à
s'exprimer sur leur expérience intérieure et, dans certains cas, sont moins clairs au niveau de
l'introspection psychologique. Cependant, il est clair que ceux qui ont pu profiter des petites
opportunités qui leur avaient été accordées pendant la période d'enfermement, comme suivre
des cours à distance, parler à des amis par appel vidéo, ou se promener à proximité de leur
domicile, ont affronté la situation d'urgence avec plus de légèreté, et ont eu des problèmes
psychologiques mineurs, comme des troubles du sommeil (difficulté à s'endormir, difficulté à se
réveiller pour commencer les cours via l'ordinateur à la maison). Néanmoins, des tensions et des
contradictions apparaissent fréquemment dans le discours des étudiants qui affirment ne pas
avoir vécu cette expérience " si mal ". Par exemple, un garçon a déclaré qu'il était parvenu à
créer une nouvelle dimension de respect habituel des règles, tout en révélant plus tard qu'il était
convaincu que "l'adaptation n'était possible que dans la mesure où les mesures
gouvernementales n'étaient pas respectées". Ce type de contradictions est révélateur de
sentiments contradictoires concernant sa propre expérience, qui peuvent provenir du fait que
l'on n'est pas à l'aise pour parler de ses sentiments de malaise intérieur ou que les sentiments de
solitude et d'anxiété ont été atténués lors du rappel de son expérience de vie. D'autre part, un
pourcentage plus faible, bien qu'important, de participants a déclaré avoir très mal vécu la
situation d'urgence. Un exemple significatif est fourni par l'expérience d'une jeune fille qui a
déclaré :

Je ne faisais que fumer [...] avec la marijuana, mes journées passaient très vite et je
posais moins de questions, je réfléchissais moins.

Elle s'était enfermée dans un monde illusoire, essayant d'échapper à l'ennui et à la répétitivité de
ses journées à la maison en consommant des drogues, qui lui donnaient le sentiment d'être
immergée dans une autre réalité, loin de la sienne. Par exemple, elle a déclaré qu'elle avait
Elle dit avoir eu "l'impression d'être davantage dans les films" qu'elle regardait, de vivre le
moment avec une telle intensité qu'elle pensait être "à l'intérieur du film" et avec une telle
concentration qu'elle n'aurait pas eue, selon elle, si elle n'avait pas fumé de marijuana.
Cependant, elle raconte :

Ça a fonctionné pour les premières deux ou trois semaines, mais après dans un moment
ça a commencé à être long et après j'avais la faim qui s'est installée : la faim de sortir, la
faim d'aller rejoindre des pottes.. et j'avais beaucoup plus des pressions parce que plus
temps tu passes avec les mains filées plus tu te dit que la prochaine fois il y aura une
moyenne de le faire passer différemment.

Ce transport dans une dimension imaginative alternative, grâce à l'utilisation récréative de


substances psychoactives, a fini par devenir un véritable cercle vicieux, dans lequel la
souffrance dans les moments de lucidité devenait plus latente, également en raison du soi-disant
moment de baisse de régime qui suit l'abus de substances, et le désir de fumer ou de prendre
d'autres substances devenait de plus en plus impérieux. Dans ce cas, l'existence est entrée dans
un mouvement circulatoire qui se replie sur lui-même et nous éloigne de la réalité. Ainsi, dès
qu'il a réalisé dans quelle direction il allait, un sentiment de rébellion s'est installé, le désir de
briser les mesures restrictives et de retourner à la vie antérieure. En interprétant la vie subjective
dans un sens phénoménologique, c'est-à-dire comme un système de renvois, il apparaît que dans
cet exemple, comme dans d'autres expériences similaires rencontrées au cours des entretiens, le
malaise psycho-physique est dû au fait que, lorsqu'une possibilité cesse d'être disponible dans
l'ordre des renvois, une fissure est générée, un vide, qui reste néanmoins significatif et marque
le mouvement de l'existence. Si les possibilités d'action n'apparaissent plus et ne sont pas
vécues, quelque chose est néanmoins vécu : leur absence. Le symptôme montre qu'un vide ou
une rupture a été créé dans l'ordre des références, de sorte que le symptôme n'est pas hors du
sens, mais hors du sens dans lequel nous vivons. Dans le malaise psychique, on ne sait plus où
chercher cet élément manquant, qui constitue désormais le centre autour duquel s'organise toute
l'existence : on ne sait plus ce qu'il est et où chercher cette possibilité dans laquelle le sujet
pourrait se reconnaître et, en la mettant en œuvre, se sentir chez lui dans le monde. Dans le cas
spécifique rapporté, une telle possibilité coïncide avec une sortie avec des amis comme par le
passé. On peut en déduire que la détresse psychique n'est pas une perturbation de l'esprit, mais
qu'elle réside dans notre relation au monde. Ce n'est pas notre esprit qui est modifié : notre
situation dans le monde est modifiée. L'apparition de possibilités ou leur disparition bouleverse
l'existence, modifie notre être-au-monde.
Ainsi, la pandémie, impliquant la mise en œuvre de mesures nécessaires et drastiques pour son
endiguement, a bouleversé notre existence, provoquant des souffrances prolongées et une
détérioration cliniquement significative de la santé mentale de certains élèves, notamment chez
les individus les plus fragiles, plus enclins aux traumatismes. Les données recueillies montrent
clairement comment la situation d'enfermement a conduit à un état de stress remarquablement
répandu, avec des répercussions importantes sur la santé physique et mentale des étudiants.

2.2 Le temps

Il est également intéressant de noter comment l'enfermement a radicalement modifié notre


rapport au temps. Nous nous concentrons ici sur les attributs que les élèves ont associés à leur
expérience de la période de confinement. Comme nous l'avons mentionné plus haut, les
étudiants universitaires interrogés ont vécu le confinement de manière très différente, en
fonction de plusieurs facteurs : milieu socio-économique, état de santé mentale et physique. Il
est donc utile de rappeler que la diversité des problèmes individuels et des ressources
disponibles a pu faire la différence, tout comme il est raisonnable de penser que la personnalité
de chaque individu a eu une influence non négligeable, parfois décisive, sur les émotions et les
expériences. Si, pour cette raison, nos résultats relatifs aux étudiants universitaires parisiens ne
peuvent être étendus à la population des étudiants en général, nous pensons cependant que les
réponses obtenues offrent des pistes de réflexion importantes. Voici les mots qui sont revenus le
plus souvent en association avec la perception du temps pendant les périodes d'enfermement : "
rapide ", " précieux ", " dilaté ", " vide ", " aliénant ", " volé ". Dans l'ensemble, les associations
qui semblent avoir une connotation positive, telles que "rapide" ou "utilisable", ont été utilisées
plus fréquemment. Ce résultat suggère qu'en général, les étudiants ont été capables de tirer
profit d'une situation inattendue, en saisissant son potentiel. Un répondant, par exemple, a
indiqué qu'il utilisait son temps libre pour reprendre ses lectures, qu'il avait laissées pour la
période estivale, en raison de trop nombreux engagements pendant la période scolaire, qui
l'auraient empêché de se consacrer à la lecture avec la constance et la concentration nécessaires.
À côté des connotations les plus fréquentes, qui tendent à être positives, d'autres de signe
opposé ont été évoquées, selon lesquelles, dans la frénésie à laquelle nous sommes habitués, la
pandémie et le lockdown nous ont obligés à ralentir, modifiant notre perception et notre
expérience du temps dans un sens négatif. Dans ces cas, le temps semble " suspendu ", " perdu
", " volé ". L'un des participants a déclaré
À chaque période de la vie on a des objectifs et je sentais que ne pouvions pas vivre les
nos, que ce moment là nous échappait, alors que tous les autres générations pouvaient le
vivre. [...] Sentir que ce moment là t'échappe.

Parallèlement à cette conception du temps volé, qui devient incontrôlable, émerge un sentiment
d'injustice par rapport au fait que toutes les générations précédentes et futures ont eu et auront
l'occasion de vivre les années universitaires, en échantillonnant chaque petite expérience, ce qui
a été enlevé aux jeunes de cette époque.
Il est évident que la manière dont le temps est vécu est aussi étroitement liée à l'état émotionnel
particulier de chacun. En effet, si nous prenons en considération les jeunes qui ont rapporté leur
expérience du temps avec des significations négatives, nous observons que tous ne l'ont pas mal
vécu de la même manière, mais que, selon leur état émotionnel, la perception négative du temps
a également varié. Ceux à qui le temps a été "volé" vivaient dans un état émotionnel caractérisé
avant tout par des sentiments de regret et de tristesse ou, dans des cas plus extrêmes, par des
sentiments dépressifs. Dans tous ces cas, la perception est qu'il n'y a pas de possibilités réelles
présentes, mais que toutes les possibilités sont vues dans le passé ("Nous aurions pu...
maintenant nous ne pouvons pas") ou dans un monde imaginaire, hypothétique ("S'il n'y avait
pas eu de Covid, j'aurais pu..."). Ces deux perspectives ont éloigné ceux qui les ont vécues du
moment présent et ne leur ont pas permis de se rendre compte que, même si les possibilités ont
été réduites en raison de l'enfermement, il y en avait encore d'ouvertes, comme la possibilité de
suivre des cours en ligne, et que de nouvelles pouvaient être créées, par exemple, la découverte
de nouvelles passions, comme la cuisine. En revanche, les élèves qui ont perçu le temps comme
suspendu, dilaté ou interminable ont présenté les traits émotionnels typiques de l'ennui, dans
lequel aucune possibilité ne touche l'existence, rien ne la remet en cause. Tous leurs désirs
étaient fermés, ils ne trouvaient plus d'espace dans la réalité présente et, en termes
heideggériens, tout mouvement de transcendance vers leur propre être était bloqué.
En ce qui concerne la perception du temps futur, des symptômes d'anxiété ont été fréquemment
constatés chez les personnes interrogées, l'avenir étant vécu comme un malheur imminent. Il est
intéressant de noter que ce sentiment s'est accru lors des deuxième et troisième enfermements
par rapport au premier. On pourrait instinctivement penser qu'il était plus naturel de souffrir de
troubles anxieux lors du premier confinement, car il y avait encore très peu de données fiables
sur la situation de la pandémie, ce qui a pu provoquer un plus grand sentiment d'alarme et de
danger. Cependant, comme nous l'avons mentionné plus haut, les données des entretiens ont
révélé l'erreur de cette hypothèse. L'explication, fournie par les étudiants interrogés, est la
suivante : lors du premier lockdown, la dynamique de la situation n'était pas encore bien connue
et on espérait qu'elle se terminerait bientôt, tandis que le second lockdown a eu lieu après les
vacances d'été et le début des cours en présence, alors que tout semblait avoir été surmonté et
que, de plus, les manières de réaliser la quarantaine étaient déjà bien connues, donc dans la
seconde vague il y a eu un trait de chronicisation du traumatisme. Une situation de désillusion,
d'insécurité, de peur et d'inquiétude a été générée, qui s'est manifestée par une radicalisation des
troubles anxieux, entraînant une anxiété généralisée ou des attaques de panique. La possibilité
de prévoir et de planifier, caractéristiques essentielles de l'être humain, a disparu. Entre le projet
et la narration de soi, d'une part, et le mouvement de l'existence, d'autre part, une fracture s'est
créée : des possibilités sont apparues qui ne peuvent plus s'accommoder de cette narration et de
ce projet antérieurs, et leur apparition exige même que l'identité antérieure soit mise à mort.
L'interprétation qui a d'abord jailli du mouvement de l'existence est ainsi devenue une cage qui
empêche le sujet de se sentir chez lui dans sa propre existence. Les possibilités que les étudiants
avaient prévues pour eux-mêmes, par exemple un échange Erasmus, se sont avérées par la suite
indisponibles, tandis que celles réduites, mais néanmoins présentes pendant la période
d'enfermement, ont été vécues comme planant sur l'existence et non comme quelque chose vers
lequel le sujet voulait se diriger. Tout cela a créé un surplus d'anxiété chez de nombreux
étudiants universitaires, mais pas chez toutes les personnes interrogées. Par exemple, ceux qui
n'avaient pas fait de projets à long terme et qui étaient dans un cursus fermé n'ont pas ressenti le
poids de la perte de ce type de possibilité.

3. Réflexion sur la validité des résultats obtenus


Ce travail de recherche n'a pas vocation à être généralisé à la totalité des étudiants
universitaires, comme si les étudiants interrogés représentaient un échantillon, un exemple
stéréotypé de la totalité des étudiants universitaires français. Au contraire, comme le suggère
l'adoption de l'approche phénoménologique, le but de notre recherche était de plonger dans la
singularité de l'expérience vécue par l'individu afin de retracer les structures qui l'ont rendue
possible. L'idée qui a guidé notre travail de recherche ici peut être résumée ainsi : radicaliser les
différences pour se rencontrer au centre, c'est-à-dire sur le terrain de l'expérience d'où naissent
les différences elles-mêmes.
Ici, il semble pertinent de souligner que pour commencer la recherche nous n'avons pas fait
abstraction des préconceptions que nous avions sur le terrain de recherche, comme l'aurait exigé
l'épochè phénoménologique, mais nous avons essayé d'approfondir justement ces
préconceptions afin de comprendre comment elles sont apparues. Ces idées préconçues se sont
avérées utiles pour le choix de l'objet de recherche et pour orienter le travail dans un premier
temps. Puis, par l'observation sur le terrain, ils ont été déconstruits pour arriver aux origines
expérientielles de leur formation. Le choix de la question de recherche s'explique par une
expérience directe du sujet. Cependant, nous ne pensons pas que cela compromette la validité
du travail, au contraire, cela la renforce. C'est précisément parce que, selon nous, il est
impossible de s'abstraire de tous les préjugés et de toutes les connaissances préalables
concernant un sujet quelconque, qu'il est important de ne pas les ignorer, comme si l'on voulait
faire semblant qu'ils existent, et, surtout, de les analyser. En effet, grâce à l'auto-analyse,
effectuée avant de commencer la recherche et pendant son déroulement, il a été possible de
prendre de la distance par rapport au type d'idées préconçues que l'on avait, afin de comprendre
comment elles se sont formées. L'expérience à la première personne a ensuite été mise en
relation avec les expériences des autres et un terrain commun a été trouvé dans lequel tous les
différents types d'expérience sont enracinés : l'ouverture du monde. Il convient de noter que par
l'expression "ouverture du monde", nous n'entendons pas le monde naturel, simplement
physique, dans lequel nous nous trouvons, mais le monde des significations qui imprègnent,
sans que nous en soyons conscients, notre manière d'habiter l'existence.

Conclusion
L'arrivée inattendue de l'épidémie de coronavirus a provoqué un traumatisme chez de nombreux
enfants : elle a interrompu leur routine quotidienne, les a forcés à s'isoler et à vivre dans des
espaces confinés. Pour certains, elle a également coïncidé avec l'expérience directe de la
maladie et du deuil. L'épidémie, ayant bouleversé si brutalement l'équilibre de la vie
quotidienne dans laquelle nous sommes plongés chaque jour, a provoqué un malaise
psychologique généralisé, accentué dans les cas où un mécanisme intérieur de déni de la
nouvelle situation s'est mis en place. Beaucoup ont lutté pour trouver un sens à leur vie, pour
planifier l'avenir, dans une situation où tout est si précaire et imprévisible. L'ordre du monde a
été modifié, et donc notre conscience aussi, car ce que nous rencontrons dans le monde nous
affecte, ce que nous sommes ou serons, ou ce que nous ne sommes pas ou ne pouvons plus être.
L'altération fondamentale de la relation homme-monde qui s'est produite depuis le début de la
pandémie peut être définie comme un manque d'habitude, qui ne nous permet pas de nous sentir
chez nous dans notre existence et nous a délogés de la place que nous occupions dans l'ordre de
références antérieur. D'où la manifestation accentuée des troubles mentaux chez les jeunes, qui,
à notre avis, constituent une cible plus vulnérable que les adultes, car ils sont encore en train de
former leur identité, ressentent plus fortement que les adultes le besoin de se projeter dans
l'avenir, et c'est précisément l'un des aspects fondamentaux que la situation de pandémie a
enlevé aux étudiants. C'est précisément l'un des aspects fondamentaux que la situation de
pandémie a enlevé aux étudiants. Être dans le monde signifie être projeté dans un horizon de
possibilités, puisque notre être consiste en ce que nous pouvons être. Ces possibilités nous
interrogent, elles nous touchent. Le Soi est ce rapport au possible, ce sentiment d'être interpellé
par le monde, cette différence entre ce que l'on est et ce que l'on peut être, et c'est précisément
dans la différence entre ce que l'on est et ses possibilités que surgissent le désir, l'angoisse,
l'anxiété, le désespoir.

Bibliographie
Heidegger M. Être et Temps, tr. fr. par F.Vezin, Gallimard, 1986
Kivits J., Balard F., Fournier C., Winance M., Les recherches qualitatives en santé, Armand
Colin, 2016.
Patočka J. Le monde naturel comme problème philosophique (1936), tr. fr.
par J. Danek et H.Decleve, Nijhoff, Den Haag 1976
Sartre J.P. L'Être et le Néant, Gallimard, 1986

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