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Nouvelle pour la bibliothèque de Huy

La langue française en fête

Thème : Temps

A placer : année-lumière / avant-jour / dare-dare / déjà vu / hivernage / lambiner / plus-que-parfait /


rythmer / tic tac / synchrone

Toujours, Hubert se levait avant le jour. Une ferme, c’est du travail, du travail et encore du

travail. Pas le temps de lambiner, pas de place pour les états d’âme. Les tâches rythment

votre vie sans que vous ayez le temps de vous demander où vous voulez la mener. Elles

s’enchainent comme se suivent les trains à la ville. La ville où vit Madeline.

Une fois avalés ses œufs, ses deux épaisses tranches de pain beurrées et son bol de café au

lait, Hubert chaussait ses bottes fourrées, passait sa parka et ses gants et filait à l’étable où

l’attendaient ses douze vaches. Tous les jours, c’étaient les mêmes bruits de cloches qui

tintent et de sabots qui tapent. Tous les jours les mêmes regards bruns emplis de l’amour.

Celui des bouches que vous nourrissez, du pis que vous soulagez. L’été, les vaches s’en

donnaient à cœur joie dans les pâturages et c’était à peine si elles s’occupaient de lui, mais en

cette période d’hivernage, il devenait une sorte de demi-dieu pour les bovidés enfermés,

totalement dépendants.

Un peu plus tard dans la journée, c’étaient les travaux du bois. Abattre un chêne et le débite.

Ramener les tronçons dans le hangar. Scier, fendre l’hiver à grands coups de cognées. Suer

sur son billot, puis aligner les bûches en rêvant à la flambée du soir. Souvent, Hubert s’était

surpris à imaginer Madeline à ses côtés. Madeline cousant ou tricotant dans le fauteuil du

salon. Lui qui laisserait s’éteindre sa pipe à force de la manger des yeux, qui piquerait

doucement du nez, repu de poule au pot et de labeur. De la beauté de Madeline aussi.

La clairière baignait dans la pale lumière du matin. Un rayon de soleil traversait la cime des

hauts sapins. Le givre faisait scintiller le sol moussu. Le sous-bois sentait bon. Sentait quoi au
juste ? La terre ? La sève qui n’en finit pas de résister à l’hiver ? L’écorce qui s’accroche

comme elle peut à son tronc ? La mousse qui attend l’été pour servir de matelas aux

amoureux ? Rien de tout cela et tout cela à la fois. Le sous-bois sentait le sous-bois, voilà tout.

Hubert connaissait cette odeur depuis qu’il savait marcher. Il en était plein. Elle l’imprégnait

au même titre que le sang sans ses veines.

Et depuis quelques mois, une autre chose s’était immiscée sous sa peau, comme un

picotement. Un trop plein de vide. Un parfum qui lui collait à la peau, presque palpable, qu’il

emmenait partout. Aux champs comme à l’étable, au bois comme à l’église, même à

l’épicerie. Il en était certains, tous pouvaient la sentir, cette odeur, cette présence trop présente

qui l’avait transformé comme un homme pris de boisson. Madeline

Où qu’il aille dans sa tête, il tombait sur son visage. Les pommettes roses, petites touches de

couleurs dans sa figure si délicate. Les longs cheveux dorés et les yeux verts en amande de

Madeline. Et sa peau si claire qu’elle lui rappelait le lait du matin. Et puis il y avait le corps

de Madeline, cette harmonie de courbes et de déliés. Comme l’écriture parfaite de l’instituteur

quand Hubert allait à l’école.

Avant.

Avant que la grande horloge – avec sa pendule qui faisait tic tac et parfois ding dong – avant

que la comtoise se mette d’accord avec le grand calendrier affiché au fond de la classe pour

proclamer : « Hubert est trop grand pour user ses culottes sur les bancs de l’école ».

Avant que les vieux ne meurent et que le notaire n’explique à Hubert que maintenant c’était à

lui de s’occuper de la ferme et des bêtes.

Le soleil avait maintenant grimpé quelques marches dans l’escalier du ciel. Hubert le savait, il

aurait dû rentrer dare-dare s’occuper de ses fromages, réparer la clôture du poulailler ou

rémouler ses couteaux. Il était temps de prendre son courage à deux mains et son fumier à la

fourche pour l’étaler sur le potager.


Mais, une fois encore, ces activités attendraient. Pour l’heure, Hubert avait rendez-vous avec

Madeline. Elle n’était pas encore là que déjà il les sentait, leurs deux cœurs qui battaient à

l’unisson, comme deux horloges qui se seraient synchronisées.

Il ne pouvait quand même pas se présenter à la jeune femme en bottes et parka à col de

fourrure. Qu’allait-elle penser de lui ? Déjà que tout le monde au village le regardait de haut.

Que dirait Madeline, avec ses belles robes et ses gants en dentelle, Madeline qui venait de la

ville, si elle le voyait pareillement engoncé.

Il fit demi-tour en direction de la maison pour enfiler son costume du dimanche. Il en profita

pour donner un coup de peigne dans sa tignasse de paysan et passer ses ongles à la brosse. Le

trouverait-elle joli, elle qui croisait tant de beaux messieurs en costume dans le bureau de

poste où elle vendait des timbres et offrait des sourires ? Le trouverait-elle joli, elle qui allait

dans les restaurants et les cinémas ?

Ça aussi, c’était nouveau pour lui. Cette invasion de questions, comme une bonne maladie.

Comme une démangeaison dont on n’a pas vraiment envie de se débarrasser. Cette marée

d’idées à des années-lumière de son train-train quotidien. Jamais Hubert n’avait porté ses

vêtements comme une opprobre. Jamais il n’avait eu honte de son parfum mêlé des betteraves

et des vaches, honte de passer ses journées les mains dans la terre.

Mais Madeline était arrivée, avec ses lèvres peintes et ses cheveux qui sentaient l’abricot.

Madeline lui avait jeté un regard comme il n’en avait jamais vu. Qui l’avait fait vaciller. Une

balle dans un jeu de quitte. Et maintenant il allait la rejoindre, tout au fond des bois.

Le cœur battant, les jambes tremblantes, Hubert hâta le pas. Madeline était là, qui l’attendait.

À quelques mètres seulement. Retrouver sa peau soyeuse, la lumière verte dans son visage

plus-que-parfait, le miel de ses cheveux.

Elle était là, à portée de mains. Le souffle court, Hubert posa un genou à terre, dans un geste

plusieurs fois répété. Impression de déjà vu, de déjà vécu. Il se tenait, tremblant, les yeux
rivés au sol. Il les releva pour chercher au le ciel le courage de faire le dernier pas qui la

séparait d’elle. D’oser lui dire les mots, l’enlacer comme les autres hommes amoureux osent

le faire. Ces hommes pleins de sève, de force, qui ne craignent pas les femmes qui débordent

de joie, de rires et de vie.

Il prit une profonde inspiration. Tendit ses mains rudes, rêches, crevassées, incapable de

retenir sa caresse, de la faire douce comme celle des hommes aux mains tachées d’encre.

Quelques poignées suffirent. Le bras délicat de Madeline apparut, toujours aussi pale. Il

dégagea la terre qui le maculait. Puis la poitrine sous la guipure. Cette poitrine splendide rien

que pour lui, qu’il pouvait caresser à l’envi depuis qu’il avait décidé d’arrêter le temps en

enterré Madeline dans le bois derrière sa maison.

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