Vous êtes sur la page 1sur 188

UL

2000

DAVID MATTEO

L'INTERPRETATION DE LA TERREUR ET LA CONCEPTION


DE LA RÉPUBLIQUE DANS LES HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
DE JULES MICHELET ET DE LOUIS BLANC

Mémoire
présenté
à la Faculté des études supérieures
de l'Université Laval
pour l'obtention
du grade de maître es arts (M.A.)

Département d'histoire
FACULTÉ DES LETTRES
UNIVERSITÉ LAVAL

MARS 2000

David Matteo, 2000


RESUME

Chez les historiens Jules Michelet et Louis Blanc, l'interprétation de la Terreur est
déterminée par leur conception respective de la République, par leur explication de l'échec
de la IIe République et du retour de l'Empire. Pour Michelet, un républicain libéral ouvert à
une réforme sociale, la légitimation de l'idée républicaine passe par la dissociation de ce qui
l'incarna en l'an II, le peuple et la Convention, de la guillotine et de la dictature de salut
public. La faute en revient au « fanatisme monastique » de la secte jacobine et à la démesure
idéologique de son pontife, Robespierre. Au contraire, pour le socialiste jacobin qu'était
Blanc, l'an II avait été l'anticipation de la fraternité socialiste ; Robespierre et les Jacobins,
les défenseurs du peuple et de l'idéal de justice de la Révolution. La Terreur et la dictature
furent des nécessités transitoires attribuables au grave péril qui menaçait la République.

-, ,—, ^ , - v a —

Christine Piette Bavid Matteo


Directrice de recherche Candidat
REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier ma directrice de recherche, madame Christine Piette pour la patience et la


grande compétence avec lesquelles elle m'a guidé tout au long de cette entreprise. Ses conseils
et ses critiques éclairés furent d'un secours précieux. J'ai une profonde gratitude pour
l'inestimable support apporté par mes parents. Je dédie ce mémoire au doux souvenir de
Stéphane Matteo.
TABLE DES MATIERES
Page

RÉSUMÉ i

REMERCIEMENTS ii

TABLE DES MATIÈRES iii

INTRODUCTION 1

PREMIÈRE PARTIE : LA TERREUR RÉVOLUTIONNAIRE 21

CHAPITRE I : BILAN CRITIQUE DES CONNAISSANCES 21

1.1 La Terreur : phases et institutions 22


1.2 Les circonstances et l'idéologie jacobine 28
1.3 La Terreur en province : les résistances à la
Révolution et les contextes locaux 32
1.4 L'instrumentalisation de la Terreur par le
gouvernement révolutionnaire 38

DEUXIEME PARTIE : .JULES MICHELET, L'HISTOIRE DE LA


TERREUR ET LA LÉGITIMATION DE LA RÉPUBLIQUE-PEUPLE 45

CHAPITRE I : MICHELET, L'HISTORIEN DE LA RÉVOLUTION ET


LE PROPHÈTE DE LA RÉPUBLIQUE 45
1.1 La vie intellectuelle et l'engagement politique
de Michelet 46
1.2 La République et la question sociale 49
1.3 La Révolution : la révélation de la justice et
l'avènement du peuple 55
IV

Page

CHAPITRE II : LA TERREUR, OU LA CONFISCATION DE LA


RÉPUBLIQUE PAR LA MACHINE JACOBINE ET LA
DICTATURE DE ROBESPIERRE 60

2.1 La chute de la Gironde : la Convention violée 61


2.2 Le péril national 68
2.3 La dictature jacobine : la solution à l'indifférence publique 73
2.4 La papauté de Robespierre 83
2.5 La fin de l'Incorruptible 94

TROISIÈME PARTIE : LOUIS BLANC, ROBESPIERRE ET LA

RÉPUBLIQUE SOCIALISTE 103

CHAPITRE I : BLANC, SOCIALISME ET RÉVOLUTION 103

1.1 Blanc : le journaliste, l'historien et l'homme politique 104


1.2 Blanc et le socialisme jacobin 112
1.3 La Révolution : l'aube de la fraternité 116

CHAPITRE II : LA TERREUR, L'ANTITHESE DE LA


RÉPUBLIQUE ROBESPIERRISTE 121

2.1 Le 2 juin : quand l'arme se retourne contre son créateur 123


2.2 Les circonstances, ou la nécessité temporaire de la Terreur 130
2.3 Les Hébertistes : les excès de la Terreur 142
2.4 Robespierre : la République, l'équilibre et la justice 148
2.5 Le dernier républicain : la chute de Robespierre 158

CONCLUSION 169

BIBLIOGRAPHIE 177

ANNEXE A : La grille de lecture 183


INTRODUCTION

La Révolution française proclama la souveraineté populaire, mais elle coïncida avec la


dictature du Comité de salut public et la Terreur de l'an II. Comment le pouvoir nouvellement
acquis du peuple sur lui-même a-t-il pu aboutir au despotisme de quelques-uns au nom de tous?
Ce questionnement a été au centre des préoccupations de nombreux penseurs du XIXe siècle.
Il était fondamental pour les Français, encore en quête d'une solution à la rupture
révolutionnaire, obsédés par la recherche de l'équilibre entre la société et ses institutions
politiques. Suivant le constat de François Furet, « [l]a France du XIXe siècle ne pense la
politique qu'à travers son histoire »'. Ainsi, la vie politique de l'époque était dominée par des
catégories héritées de la Révolution de 1789 ; par l'antagonisme essentiel entre la Révolution
et la Contre-Révolution. Il était dans l'ordre des choses que la mort de la Seconde République
et le retour de l'Empire poussent les historiens républicains à revoir l'histoire de la Révolution.
Aussi, « ...l'image obsédante [de la guillotine] couvrait celle de la République pour la majorité
des Français de ce temps »2. Du régime de Juillet finissant à l'aurore de la Troisième République
(1847-1870), l'interprétation de la Terreur et la question du jacobinisme constituaient à la fois
une ligne de partage et un champ de bataille entre les républicains libéraux et les républicains
socialistes3 : il fallait conjurer et expliquer au profit de son option politique le double héritage
de Terreur et de dictature associé à la République. Cette superposition des clivages

La gauche et la Révolutionfrançaise au milieu du XIXs siècle : Edgar Quinet et la question dujacobinisme. 1865-18 70, textes
présentés par Marina Valensise, Paris, Hachette, 1986, p. 8.
Maurice Agulhon, Nouvelle histoire de la France contemporaine, t. 8 : 1848 ou l'apprentissage de la République. 1848-1852,
nouv. éd. rev. et aug., Paris, Seuil, 1992 (1973), p. 44.
A cette époque, le socialisme (prémarxiste) ne désignait pas une idéologie collectiviste clairement codifiée, mais bien plutôt
un élan humanitariste, un « esprit social ». C'est la raison pour laquelle nous réunissons sous le vocable de socialiste l'ensemble
des courants plus à gauche que les radicaux, qu'ils soient communistes ou non. Idem, « Les républicains sous le Second
Empire », dans Dictionnaire du Second Empire, Jean Tulard, dir., Paris, Fayard, 1995, p. 1117.
historiographique et politique est particulièrement marquée dans les Histoire de la Révolution
française de Louis Blanc et de Jules Michelet.

Notre sujet se positionne bien dans l'évolution de la discipline historique. L'histoire


politique, fondée sur l'idée qu'ont ses praticiens de la primauté relative du politique sur les
autres sphères de l'activité humaine, est passée, au cours des trente dernières années, de l'étude
« ...des trônes et des dominations... »4 à l'étude du pouvoir et de la vie politique dans leur
relation à la société. La critique, largement justifiée, faite de l'histoire politique par les tenants
du courant annaliste et du primat des déterminants socio-économiques - à savoir, que celle-ci
s'était ossifiée dans une approche positiviste, événementielle, narrative, élitiste - ne tient plus
aujourd'hui5. L'histoire du politique, au contact d'autres sciences sociales telles la sociologie et
la science politique, prend désormais en compte les phénomènes de masse quantifiables et leur
structuration dans le temps long, la permanence et le changement. Entre autres, de nouveaux
objets - l'étude des partis, des idéologies et des cultures politiques ; de la sociologie et de la
géographie électorales - et de nouvelles méthodes - compilation statistique, analyse multivariée,
analyse de contenu et sondage d'opinion - ont permis d'observer les relations étroites et
multiples qui se tissent entre l'État et son substrat social.

Traditionnellement proche de la philosophie politique par son intérêt pour les grandes
oeuvres, l'histoire des idées politiques a également subi un renouvellement profond. Les
historiens portent maintenant beaucoup plus d'attention aux rapports entre les oeuvres et leur
contexte de production6. Notre mémoire se rattache ainsi à l'évolution récente de l'histoire
politique et de l'histoire des idées politiques : il considère un affrontement idéologique à
l'intérieur de la famille politique républicaine, c'est-à-dire dans une perspective qui dépasse le
temps court (1847-1870) et le strict fonctionnement de l'État tout en restant du domaine
politique. Nous serons aussi attentifs au contexte politique, à l'impact de la succession des
régimes et des événements sur les auteurs et leurs oeuvres. En définitive, cette double filiation

René Remond, « Une histoire présente », dans Pour une histoire politique, 2e éd. rev., René Rémond, dir., Paris, Seuil, 1996
(1988), p. 16.
5
Ibid., p. 15-16.
Michel Winock, « Les idées politiques », dans Pour une histoire..., p. 239.
se marie dans une approche historiographique à la confluence de l'histoire de l'idée républicaine
et de l'historiographie de la Terreur.

Notre sujet prescrit une récapitulation des récents développements historiographiques


concernant la Révolution française et la Terreur jacobine ainsi que le positionnement de Blanc
et de Michelet dans l'historiographie révolutionnaire au XIXe siècle. Contrairement aux
historiens du siècle dernier, qui avaient une intelligence principalement politique de la
Révolution, ceux du XXe siècle, depuis Jean Jaurès, ont surtout expliqué le cours de la
Révolution par le jeu des structures socio-économiques. Participant à la fois au mouvement des
Annales et à la montée du marxisme, « l'interprétation sociale classique » de la Révolution
française, arrivée à maturité avec Georges Lefebvre et Albert Soboul, présentait celle-ci comme
l'aboutissement logique d'une lutte de classes entre la bourgeoisie montante, enrichie par
l'expansion du capitalisme au XVIIIe siècle, et l'aristocratie déclinante . La Terreur d'Etat
procédait de la conjoncture dramatique (guerre étrangère, révolte fédéraliste, Contre-Révolution
aristocratique et populaire, crise financière et frumentaire) et de la radicalisation démocratique
de la Révolution. Elle était aussi le fruit d'une volonté punitive populaire destinée à assurer le
salut de la communauté menacée par la Contre-Révolution8. Cette féconde historiographie,
dominante jusqu'à la fin des années 1970, était autre chose qu'une simple vulgate marxiste. Elle
a entre autres démontré, par une analyse systématique et quantitative des archives régionales et
métropolitaines, l'articulation des révolutions bourgeoise, paysanne et urbaine.

À partir des années 1960, l'historiographie socialiste de la Révolution française fut


attaquée par Alfred Cobban et le « révisionnisme » anglo-saxon. Ces historiens contestaient le
concept de révolution bourgeoise en soulignant la faiblesse de l'élément bourgeois capitaliste
au sein de la nouvelle élite de 1789. La bourgeoisie révolutionnaire était plutôt une conséquence
qu'une cause de la Révolution. L'empirisme professé par Cobban incita nombre d'historiens
(William Doyle, entre autres) anglo-saxons à mettre l'accent sur la nature politique et

Jacques Sole, « The Historiography of the French Revolution », dans Companion to Historiography, Michael Bentley, éd.,
Londres et New York, Routledge, 1997, p. 513.
Claude Mazauric, « Terreur », dans Dictionnaire historique de la Révolution française, François Gendron et Jean-René
Suratteau, dir., Paris, Presses universitaires de France, 1989, p. 1020.
conjoncturelle de la Révolution, sur l'omniprésence des résistances populaires - enracinées dans
la lutte pour la subsistance et le traditionalisme -, sur l'effet des contextes régionaux et locaux
et sur l'antagonisme entre la ville et la campagne9. Après 1790, la Révolution s'enfonça dans la
violence moins sous l'impulsion d'une lutte de classes que sous la pression incontrôlable des
revendications archaïques des masses populaires ; en raison de la fuite en avant d'une élite
révolutionnaire profondément divisée par des conflits de pouvoir et très mal préparée à
l'exercice de celui-ci10.

En France, François Furet a su, après la publication de Penser la Révolution française


(1978)", s'imposer aux dépens de l'historiographie soboulienne, qui paraissait à plusieurs figée
dans une frileuse orthodoxie. L'origine de cet ouvrage se trouve dans la causticité de la critique
faite par Claude Mazauric et Soboul du livre de Furet et de Denis Richet, La Révolution
française (1965), en représailles contre ce que les cerbères de la Sorbonne voyaient à tort
comme un inadmissible reniement de certains des canons de l'historiographie classique
(l'affirmation qu'il y eut un dérapage de la Révolution en 1792) ; le livre de 1978, véritable
répudiation de toute l'historiographie universitaire du XXe siècle, fit vite de Furet l'historien
de la Révolution le plus commenté des 20 dernières années, le chef de file de la contre-
offensive libérale contre l'extrême-gauche intellectuelle, une référence incontournable même
pour ses contradicteurs, il donna à sa pensée, relayée par de forts points d'appui institutionnels
et médiatiques (École des hautes études en sciences sociales, Le Nouvel Observateur),
prépondérance et rayonnement dans le public cultivé : si bien qu'à la fin des années 1980
certains l'ont qualifié de roi de la Révolution12. Furet concevait la Révolution comme un
phénomène essentiellement idéologique et politique, et non comme le produit d'une lutte de
classes. La culture politique héritée des Lumières (souveraineté nationale, régénération),
développée dans les sociétés de pensée, fut à l'origine des événements de 1789. Le dérapage
du projet révolutionnaire fut causé « ...par la confiscation totalitaire de la Révolution par la

g
Soie, loc. cit., p. 517.
10
Michel Vovelle, Combats pour la Révolution française, Paris, La Découverte/Société des études robespierristes, 1993,
p. 79.
Paris, Gallimard, 261 p.
12 i ,
Olivier Bétourné et Aglaia [. Hartig, Penser l'histoire de la Révolution : deux siècles de passion française, Paris, La
Découverte, 1989, p. 7, 134-140, 148-149 et 184-200.
"machine" jacobine »13. La Terreur fut l'horrible instrument de l'épuration de la société
traditionnelle, afin de créer un peuple patriote et vertueux. Furet rejetait complètement la
« théorie des circonstances » puisque, selon lui, la répression avait atteint son apogée après la
pacification du pays et les victoires militaires remportées sur l'envahisseur étranger.

Dans le contexte de la chute du mur de Berlin et du bilan contrasté du Bicentenaire de


la Révolution, aucun paradigme explicatif ne réussit à s'incruster dans les années 1990, bien que
le « révisionnisme » anglo-saxon et français ait la cote. Sous l'inspiration de Michel Vovelle,
la tradition socialiste s'enrichit par l'analyse des mentalités et par l'examen systématique des
fondements sociologiques régionaux des affrontements de classes14. L'empirisme anglo-saxon
continue de stimuler les études locales et régionales portant sur les résistances à la Révolution15.
Enfin, l'analyse des discours et des représentations se poursuit en France et dans le monde
anglophone. Ce courant peut être schématisé comme une histoire culturelle du politique : les
disciples de Furet étudient surtout la culture politique de l'élite révolutionnaire alors que les
Anglo-saxons se préoccupent davantage des cultures politiques populaires16.

Chacun des modèles interprétatifs possède ses limites. La thèse de la primauté de


l'idéologie et du discours sur le social force Furet à élaborer un système théorique raffiné
tendant vers l'autarcie, vers une sorte de déterminisme des structures mentales et culturelles.
L'interprétation sociale de la Révolution nourrit la raison historienne d'un riche matériel
heuristique. Mais l'insistance sur l'enchaînement mécanique des effets structuraux tend à
masquer l'impact considérable de la contingence et de la nouveauté de l'expérience politique
révolutionnaire. Le « révisionnisme » anglo-saxon, bien qu'ayant le mérite non négligeable
d'attirer l'attention sur les contextes locaux et les servitudes du quotidien, laisse transsuder une
certaine impression de misérabilisme et d'empirisme radical. En bout de ligne, ces
interprétations sont moins contradictoires que complémentaires. Notre mémoire participe à

13
Vovelle, op. cit., p. 67.
Jean-René Suratteau, « Aperçu historiographique », dans Dictionnaire historique..., p. xxviii.
Sole, loc. cit., p. 522.
Vivian R. Gruder, « Whither Revisionism? Political Perspectives on the Ancien Régime », French Historical Studies,
vol. 20, n° 2 (primtemps 1997), p. 247.
l'actuel retour du politique et de l'historiographie (Furet, entre autres) dans le chantier des études
révolutionnaires.

Au cours du « siècle de l'histoire », l'interprétation de la Révolution et de la Terreur était


au coeur des débats politiques et idéologiques, car seule l'explication de ces phénomènes
permettait de rationaliser et de légitimer les fréquents changements de régime politique qui
rythmaient l'histoire de France depuis la Grande Révolution. Cet investissement de l'histoire par
la politique reflétait le fait que la destruction de l'Ancien Régime a noué un conflit fondamental
de légitimité : l'émergence d'une société moderne et démocratique composée d'individus libres
et égaux fut un processus lent et conflictuel. Ce fut seulement à la fin du siècle, la Révolution
industrielle ayant lentement travaillée les profondeurs de la société, que la modernité pénétra
suffisamment le pays pour permettre la création et la pérennité d'un État national républicain.
Les historiens avaient une fonction politique très importante au XIXe siècle : « ...l'histoire est,
par excellence, une arme politique... » et « ...l'étude de la Révolution était la propédeutique
nécessaire au métier de journaliste, lequel menait à la politique »17. Ainsi, les historiens étaient
presque toujours des membres de la classe politique au sens large : hommes politiques,
journalistes, avocats, intellectuels engagés, militants. L'historiographie de la Révolution en
général et celle de la Terreur en particulier constituaient un terrain de légitimation ou de
contestation d'un ordre social et politique présent ou à venir. Tout cela contribua à une certaine
atmosphère de répétition théâtrale de l'histoire : 1830 refait 1789,1848 refait 1792, et ainsi de
suite.

Notons d'abord la permanence jusqu'à nos jours de l'interprétation contre-


révolutionnaire, de Joseph de Maistre à Pierre Chaunu en passant par Hippolyte Taine. Cela
correspondait, pour le XIXe siècle, à la vigueur du traditionalisme dans ses composantes
aristocratique, cléricale et populaire. Abominant la France nouvelle issue de la Révolution
destructrice de l'ordre transcendantal du trône et de l'autel, les penseurs contre-révolutionnaires
ne discernaient bien souvent dans la Terreur que le déchaînement anarchique et sacrilège des

Alice Gérard, La Révolution française, mythes et interprétations (1789-1970), Paris, Flammarion, 1970, p. 30 et 34.
instincts violents de la multitude, désorientée puisque privée de la gouverne de ses élites
naturelles18.

Plus intéressante pour notre propos est l'historiographie acquise à la Révolution :


fondatrice, aux yeux de ses partisans, du droit, de la liberté et de la souveraineté nationale.
L'historiographie libérale se galvanisa, sous la Restauration, dans la lutte contre la volonté de
rétablissement de l'Ancien Régime des ultraroyalistes. Les historiens libéraux (Adolphe Thiers,
Auguste Mignet, François Guizot) se firent les chantres de la Révolution libérale et
individualiste de 1789, qui a abattu un régime archaïque et despotique en contradiction avec la
société nouvelle : ce fut donc la guerre de classes entre la bourgeoisie et l'aristocratie qui
provoqua une Révolution aussi inévitable que nécessaire. Dans leur esprit, la Terreur avait été
une perversion temporaire des sages principes de 1789 : la liberté et l'égalité étaient perçues
comme antinomiques19. Pour les libéraux, la Terreur et la dictature de la plèbe provenaient de
la radicalisation de la lutte des classes induite par l'omniprésent péril intérieur et extérieur20.
Cette conception de l'histoire révolutionnaire prépara la révolution de 1830, qui selon les
libéraux devait enfin terminer la Révolution en réalisant l'harmonie entre la société sortie de
1789 et un gouvernement libéral juste-milieu.

L'historiographie républicaine récupéra et approfondit l'oeuvre des historiens libéraux


de la Révolution. Elle prit son essor sous le régime orléaniste21 et se précisa à la lumière de
l'échec de la Seconde République. Deux tendances principales, socialiste et libérale, se
dessinaient parmi les historiens républicains. Les interprètes révolutionnaires de la gauche
socialiste et néo-jacobine22, dont Louis Blanc fut le plus eminent représentant, voyaient dans
Robespierre et la République j acobine l'annonce de la République égalitaire, la préfiguration du

Suratteau, loc. cit., p. xxii.


19
Gérard, op. cit., p. 34-35.
François Furet, « La Révolution sans la Terreur? Le débat des historiens du XIXe siècle », Le débat, n° 13 (juin 1981 ), p. 42.
« De même qu'il y avait eu 1792 après 1789, l'Histoire menait vers 1848 après avoir préparé 1830, et le régime de Juillet allait
périr par l'Histoire après être apparu d'abord comme l'oeuvre et l'âge d'or des historiens ». Agulhon, op. cit., p. 11.
Michel Vovelle désapprouve l'emploi du terme néo-jacobin pour désigner autre chose que les continuateurs du jacobinisme
sous le Directoire. Cependant, plusieurs auteurs, dont François Furet, l'utilisent et nous pensons que sa commodité pour rendre
compte de la référence jacobine surpasse les inconvénients d'une possible confusion. Michel Vovelle, Les Jacobins : de
Robespierre à Chevènement, Paris, La Découverte, 1999, p. 112-113.
8

dépassement, dans la fraternité socialiste, de l'antagonisme entre la liberté et l'égalité, entre


l'individu et la communauté23. Ils reprenaient à l'envers l'échelle hiérarchique élaborée par les
libéraux entre 1789 et 1793. Ces hommes venaient fréquemment à l'histoire à partir du
militantisme socialiste et ouvrier, d'où une forte propension à la propagande. Pour eux, la
Terreur et la dictature révolutionnaire furent des réactions passagères (et donc étrangères à la
République égalitaire) à la redoutable menace intérieure et internationale que les forces contre-
révolutionnaires faisaient peser sur la France républicaine.

C'est chez les républicains libéraux (ou les libéraux venus à la démocratie tel Alexis de
Tocqueville), défenseurs de la liberté et de la suprématie du droit, que l'on dénombre la plus
grande diversité d'interprétations derrière le consensus démocratique et vaguement girondin.
Pour Jules Michelet, l'historien romantique par excellence24, la Terreur n'était pas un héritage
du passé, mais l'instrument d'une nouvelle forme de despotisme, qui évoquait l'inquisition
catholique. La machine jacobine, comblant le vide laissé par l'indifférence publique, imposa
sa « foi » révolutionnaire par la contrainte25. Le jacobinisme était donc le négatif de la vraie
Révolution, celle de 1789-1790, celle de l'élan unanime du peuple vers la liberté et le droit.
Tocqueville concevait la Terreur comme la conjonction d'une double tare léguée à la France par
la monarchie absolue : elle fut le résultat de la continuation par le gouvernement révolutionnaire

23
François Furet, « Louis Blanc », dans Dictionnaire critique de la Révolution française, François Furet et Mona Ozouf, dir.,
Paris, Flammarion, 1988, p. 929.
L'âge romantique fut celui d'une magistrature exaltée du pouvoir spirituel laïcisé des artistes, des poètes et des écrivains, dans
un univers que les idoles brisées d'hier projetaient dans l'effervescence doctrinale, l'idéalisme messianique et la quête d'une
nouvelle spiritualité fondatrice de la modernité. L'idée de liberté et celle de progrès furent les pôles du ressourcement de la
pensée dans la société française post-révolutionnaire. Le romantisme se fondit au credo humanitaire sentimental, religion de
l'humanité, après juillet 1830, qui lui-même était la progéniture hybride, dans son unicité, du libéralisme et des utopies pseudo-
scientifiques : l'art, la littérature et la pensée doctrinale dialoguaient dans l'évacuation des dogmes anciens et l'angoisse de
l'avenir. « La religion romantique, avatar du déisme des philosophes, refondu dans un esprit spiritualiste par une imagination
riche en symboles et en conjectures, est bien, si l'on veut, une foi ou un credo, avec ses articles fondamentaux : opposition
dramatique du réel et de l'idéal, symbolisme au moins virtuel des choses créées, haute valeur spirituelle de l'Art, signification
de l'univers culminant dans la promesse d'une régénération historique du genre humain. Mais cette nouvelle religion naturelle,
spiritualisée, esthétisée et historicisisée, n'a rétabli qu'en les livrant aux libertés de la passion et de l'intelligence le sacrifice,
la prière et la quête du salut... ». Paul Bénichou, Le temps des prophètes : doctrines de l'âge romantique, Paris, Gallimard,
1977, p. 423 et voir aussi 381-382, 424, 453 et 565-570. N'osant encore laisser complètement la communauté des hommes
à la liberté qu'ils prophétisaient, les « mages » du romantisme humanitaire déifièrent l'humanité et le miséreux et
s'approprièrent l'investiture de ministre de la nouvelle foi. La liberté de conscience, de création et l'autonomie de la condition
humaine empêchèrent la mutation de cette foi en un nouvel obscurantisme, un nouveau magistère théologique : « Mais il y avait
surtout convergence entre romantisme et humanitarisme touchant l'autorité de l'esprit face à la société temporelle ». Ibid.,
p. 570 et voir aussi 11-12, 569 et 571.
Furet, « La Révolution sans la Terreur? », p. 54.
de la centralisation administrative et du déchaînement des passions égalitaires des Français, qui
avaient grandi à l'ombre de l'État monarchique26. Le nouveau despotisme fut d'autant plus grand
que la Révolution avait nivelée toutes les défenses de l'ancienne société pour offrir à
l'appétence du pouvoir une surface lisse d'individus vulnérables. Edgar Quinet pensait que la
Révolution avait fait naufrage dans la violence absurde - car dénuée d'une mission spirituelle -
d'un Etat centralisé hérité de l'absolutisme parce qu'elle n'avait pas su constituer en dogme
religieux la nouveauté radicale qu'elle portait en elle, la liberté politique ; les Jacobins ont
inoculé la dictature dans les veines de la Révolution en reprenant à son usage, sous la
dénomination de Terreur, la centralisation absolutiste, érigeant ainsi le piédestal de Bonaparte ;
la facilité avec laquelle les Français abdiquent devant les despotes se vérifie par la médiocrité
de Napoléon III et l'inexistence d'un danger extérieur en 1851 : nouvelle défaite dans le conflit,
ordonnateur de l'histoire nationale, entre la liberté et la servitude27. Donc, dans la gauche
républicaine, la conception de la Terreur était gouvernée par la priorité que l'on accordait à l'un
ou à l'autre des termes du couple liberté-égalité.

Une fois l'Empire vaincu et le traumatisme de la Commune passé, les républicains


cherchèrent à générer un consensus autour de la démocratie libérale et de l'héritage de 1789.
La Révolution est alors devenue une sorte de religion civique formant l'assise idéologique de
la IIIe République28. Le personnage de Danton, qui symbolisait l'effort de réconciliation entre
1789 et 1793, devint la figure de proue, dans l'oeuvre d'Alphonse Aulard, de l'historiographie
« officielle » et positiviste de la Révolution. Cet oecuménisme ne dura guère. Avec l'entrée
dans le XXe siècle, l'historiographie radicale fut vite contestée sur sa droite par Augustin Cochin
et sur sa gauche par Jean Jaurès.

Ce survol sommaire de l'historiographie de la Révolution et de la Terreur au XIXe siècle


confirme la fécondité d'un questionnement centré sur l'incidence de la politique sur les écrits
historiens. Dans le contexte de l'amertume engendrée par l'insurrection ouvrière de juin 1848,

Idem, Edgar Quinet, p. 42 et 64.


21
Ibid., p. 47-5 \ et 63-72.
28
Gérard, op. cit., p. 69-70.
10

la chute de la Seconde République et la restauration impériale, les débats sur la Terreur de l'an
II étaient révélateurs de la polarisation du camp démocratique entre socialistes et républicains.
C'est pourquoi nous tenterons de mesurer comment l'interprétation de la Terreur et de la
dictature jacobine, dans les Histoire de la Révolution française de Jules Michelet et Louis
Blanc, est utilisée pour légitimer les convictions politiques des auteurs ; comment elle était
sensible aux aléas de l'histoire politique de la France ; comment elle était influencée par les
luttes politiques de l'époque et les exigences des disputes entre démocrates. Il s'agit de déceler
l'influence du contexte politique sur l'écriture de l'histoire et non pas de retracer l'usage politique
qui a été subséquemment fait des textes. Nous élargissons le champ de la Terreur proprement
dite - l'époque où elle fut institutionnalisée et instrumental!sée par le gouvernement
révolutionnaire pour intimider et supprimer les ennemis réels ou supposés de la Révolution (du
5 septembre 1793 au 9 thermidor) - afin d'englober dans notre perspective la question connexe
du pouvoir jacobin, d'où l'importance d'investiguer la perception de la chute des Girondins
qu'avaient nos auteurs. Ce choix est conditionné par le fait que le traitement de ces deux
phénomènes est inextricablement imbriqué dans les ouvrages de Blanc et de Michelet. L'Empire
recommencé réactiva un chapelet d'interrogations fondamentales : la Terreur a-t-elle détruit la
liberté en essayant de la fonder? Fut-elle à l'origine de l'échec répété de la République (1799 et
1851)? Quel devait être le rapport entre l'égalité sociale et la démocratie?

L'interprétation de la Terreur et de la dictature révolutionnaire, dans les oeuvres de


Michelet et de Blanc, est largement dictée par la signification politique et sociale dont ils
investissaient l'idée de République et par la prééminence qu'ils accordaient à l'une ou l'autre des
deux valeurs fondamentales de l'héritage de 1789 : la liberté et l'égalité. Si Blanc et Michelet
s'entendaient pour affirmer que les Jacobins ont sauvé la France - et non la République -, leurs
versions divergentes de la Terreur étaient, en bonne partie, la résultante de la nécessité de
défendre deux conceptions différentes de la République. L'an II fut la phase populaire de la
Révolution pour Blanc et la phase despotique pour Michelet. Selon Blanc, la Terreur fut le
produit de circonstances extérieures, exceptionnelles et, selon Michelet, la conséquence du
fanatisme clérical des Jacobins et de Robespierre. On peut dire que l'interprétation de la Terreur
de Blanc était aussi contraire à celle de Michelet que l'étaient leurs conceptions respectives de
11

la République. D'un côté, Michelet dissociait la République-peuple de la Terreur pour légitimer


une République avant tout libérale et plus ou moins sociale ; de l'autre, Blanc disculpait
Robespierre et les Jacobins de la Terreur pour légitimer l'idée d'une République socialiste.
L'intrication, chez les deux auteurs, des argumentaires sur la Terreur, la dictature révolutionnaire
et de références implicites à l'histoire politique de la France depuis 1848 - relevant du non-dit
mais que chacun gardait à l'esprit - mettent en relief les liens puissants qui unissaient les
objectifs politiques contemporains et la pratique historienne dans ces deux grandes Histoire de
la Révolution française.

Le corpus de sources se compose de VHistoire de la Révolution française de Jules


Michelet (initialement publiée en sept tomes, de 1847 à 1853) et de VHistoire de la Révolution
française de Louis Blanc (publiée en 12 volumes entre 1847 et 1862). Un tel choix est régi par
une série de facteurs. D'abord, les deux auteurs appartenaient à la même génération, celle des
hommes nés à une date proche de la période révolutionnaire (1798, pour Michelet et 1811, pour
Blanc). Ils avaient de ressemblances l'admiration de la Révolution, de son héritage et la volonté
de les défendre. Ils provenaient de milieux assez modestes, mais leur premier contact avec la
Révolution présente une différence importante : Blanc venait d'une famille royaliste et Michelet
était le fils d'un imprimeur jacobin. Ils grandirent dans une France encore déchirée par le combat
entre la Révolution et la Contre-Révolution. Blanc et Michelet jouissaient d'une grande notoriété
dans les milieux républicains. Cependant, la renommée et l'autorité intellectuelle de Michelet,
un historien professionnel, dépassaient de beaucoup celle de Blanc.

La publication des ouvrages de Blanc et de Michelet s'étendit sur plusieurs années et


correspondait à une période très mouvementée de l'histoire politique de la France. Entre 1848
et 1852 se succédèrent trois régimes : la monarchie de Juillet, la Seconde République et le
Second Empire. Les deux premiers tomes des Histoire de la Révolution française de chacun des
auteurs parurent en 1847. Fameuse année qui marqua l'apogée de l'historiographie romantique
de la Révolution, puisqu'elle fut aussi celle de VHistoire des Girondins d'Alphonse de
Lamartine (il faut mentionner VHistoire des Montagnards d'Alphonse Esquiros, parue en 1848).
Ces livres favorables à la Révolution participèrent à l'atmosphère de contestation du
12

gouvernement orléaniste et d'optimisme démocratique qui mena à la révolution de 1848 et à la


fondation de la IIe République29. Par-delà la coïncidence, ce fait rappelle que l'idée républicaine
était indissociable de l'historiographie de la Révolution.

Les deux Histoire de la Révolutionfrançaise représentent deux tendances maj eures dans
la gauche républicaine de ce temps : les républicains libéraux ou modérés (Michelet) et les
socialistes jacobins (Blanc). Les adeptes de ces idéologies politiques se rejoignaient sur la
nécessité de la démocratie politique et du suffrage universel, mais leur philosophie sociale avait
de profondes dissemblances. Les républicains libéraux étaient attachés aux principes de
l'inviolabilité de la propriété privée et du libéralisme économique. Les socialistes jacobins
prônaient l'établissement d'un Etat fort voué à la protection des pauvres contre les abus de
l'individualisme bourgeois. Michelet s'intégrait au groupe des républicains purs par son rejet du
jacobinisme et parce que la République signifiait primordialement pour lui l'État de droit et la
souveraineté populaire. En revanche, sans contester le principe de propriété privée, il se
démarquait d'eux par son ouverture à des réformes sociales.

Blanc et Michelet furent tous deux impliqués dans la vie politique de leur époque.
Michelet le fut indirectement : ses cours au Collège de France, où s'exprimaient son
anticléricalisme et son républicanisme, faisaient partie de « l'actualité politique » 30. Le
cheminement de Michelet au Collège de France reflétait bien la teneur politique de son
enseignement. Son cours fut suspendu le 2 janvier 1848 sur ordre du Ministère Guizot ; il fut
ensuite rétabli par le nouveau gouvernement républicain (1848) et, en 1851, il fut à nouveau
suspendu par la République conservatrice 31. Michelet perdit également sa place aux Archives
nationales, en 1852, suite à son refus de jurer allégeance à l'Empire ; il se retira à Nantes, dans
un exil intérieur, et y poursuivit la rédaction de son Histoire de la Révolution française 31'. Blanc
suivit un parcours inverse. Publiciste socialiste rendu célèbre par l'Organisation du travail

29
« Héritage de la grande Révolution, sensibilité romantique, aspiration socialiste : l'esprit [et le messianisme] de 48 est fait
de ces trois courants dont la confluence définit son originalité ». René Rémond, La vie politique en France, t. 2 : 1848-1879,
réimpr., Paris, Armand Colin, 1986 (1969), p. 25.
François Furet, « Michelet », dans Dictionnaire critique..., p. 1030.
^Jacques Godechot, Un jury pour la Révolution, Paris, Robert Laffont, 1974, p. 31.
Paul Viallaneix, Michelet, les travaux et les jours, 1798-1874, Paris, Gallimard, 1998, p. 562.
13

(1840), le journalisme et la politique l'éveillèrent à l'histoire comme celle-ci éveilla Michelet


à la politique. Après avoir activement participé à la campagne des Banquets de 1847-1848, il
devint membre du gouvernement provisoire de la Seconde République où il représentait la
gauche ouvrière. Il présida la Commission du Luxembourg chargée de l'étude des problèmes
ouvriers. Le désastre de l'insurrection ouvrière de juin 1848 contraignit Blanc à s'exiler à
Londres, d'où il écrivit la suite de son Histoire de la Révolution française. Les deux hommes
sont intervenus dans les débats d'idées qui agitaient la gauche républicaine sous l'Empire.
Rappelons qu'au XIXe siècle, il n'existait pas de véritable parti politique disposant d'une
organisation centralisée. Les forces politiques se composaient de cercles fluctuant de
politiciens, de journalistes, d'intellectuels et de militants, généralement regroupés autour d'un
journal. Les débats idéologiques par le biais de l'histoire de la Révolution étaient d'autant plus
importants et intenses qu'une dure répression décapita le « parti » républicain après le coup
d'État bonapartiste du 2 décembre 1851 et que la liberté d'expression fut fortement comprimée
par l'État impérial33. L'opposition républicaine agira désormais surtout hors du cadre
institutionnel et légal, processus enclenché par les mesures anti-démocratiques prises par le
parti de l'ordre sous la IIe République. Il ressort de fortes concordances du contexte de
production propre à chacun des auteurs : tous deux souffrirent de leur opposition à l'ordre établi
et tous deux réfléchirent sur la Terreur à la lumière de l'échec de la Seconde République,
consacré par juin 1848 pour le socialiste et par le 2 décembre 1851 pour le républicain.

La sélection des éditions que nous utilisons se veut le reflet concret de l'implication de
Blanc et de Michelet dans les affrontements idéologiques de leur temps et de la place cardinale
qui occupait la Terreur et le rapport entre 1789 et 1793. Notre choix s'est donc fixé sur les
éditions des Histoire de la Révolution française postérieures à 1866, dans le cas de Blanc34, et
à 1869, dans celui de Michelet35, parce qu'elles intègrent, sous la forme de nouvelles préfaces,

33
Les journaux démocrates furent supprimés et une lourde tutelle administrative assurait la docilité des organes épargnés par
l'épuration. Pierre Albert, « La presse sous le Second Empire », dans Dictionnaire du Second Empire..., p. 1057.
34
Préface de George Sand, 2' éd. rev. et aug., Paris, Pagnerre/Fume et C e , 1866-1870 (1847-1862), 12 t. Bizarrement, la
chronologie de l'édition ne suit pas l'ordre des tomes.
La troisième édition de 1869 est la dernière qui fut augmentée et légèrement révisée par Michelet. Nous utilisons une réédition
intégrale de 1879 pour de prosaïques raisons de disponibilité : Paris, C. Marpon et E. Flammarion, [ 1879] ( 1847-1853), 9 t.
Le dépôt légal mentionne seulement 8 t., mais il s'agit de la seule adresse bibliographique correspondante.
14

les pièces du débat sur la Terreur qui a divisé la gauche républicaine à la suite de la parution de
La Révolution (1865) d'Edgar Quinet, un ami intime de Michelet. Le contexte politique eut une
profonde influence sur l'oeuvre de Blanc et de Michelet. En premier lieu, la révolution de 1848
a pu paraître, aux yeux des républicains, comme le couronnement d'une évolution progressive
vers la démocratie, amorcée par les Trois Glorieuses de 1830. Mais l'expérience de la répression
des journées de juin 1848 par les autorités républicaines n'avait, une fois passé l'enthousiasme
unanimiste de février 1848, que trop clairement mis à nu la division du camp républicain. Aussi
grave, peut-être, pour de nombreux républicains que la saisie de l'État par la force armée, la
renaissance de l'Empire fut entérinée par le suffrage universel lors du plébiscite du 21 novembre
185236. Le spectre de la Révolution et du Premier Empire revenait hanter la politique française.
Dans ce contexte, la question de la Terreur cristallisa la bataille engagée pour décider sur quelle
partie de l'héritage révolutionnaire, la liberté ou l'égalité, serait fondée la République à venir.

En second lieu, la polémique autour du livre de Quinet était aussi historiographique que
politique ; à preuve, y défilèrent aussi bien des historiens (Blanc, Michelet, Quinet) et des
journalistes (Alphonse Peyrat) que des hommes politiques (Jules Ferry, Emile Ollivier). Blanc
fit connaître son avis en écrivant une longue lettre au journal le Temps, en 1866, et Michelet
répondit aux robespierristes, et surtout à Louis Blanc, dans les nouvelles préfaces (dont sa
« Préface de la Terreur ») ajoutées aux rééditions de 1868 et 1869 de son Histoire de la
Révolution française. L'évolution de l'Empire vers un libéralisme limité créa un climat propice
à cette entreprise de redéfinition du programme de l'opposition républicaine. Notamment,
l'assouplissement du contrôle des journaux revigora la presse démocrate. Le fait que le débat
se déroula dans la presse - média au coeur des luttes politiques à l'époque37 - républicaine et
dans les livres d'histoire souligne l'enchevêtrement, très prononcé en ce temps, de l'histoire et
de la politique. Un des premiers arguments invoqués par Blanc pour combattre la thèse de
Quinet, suivant laquelle la Terreur jacobine refait l'absolutisme, était précisément de nature
politique. Il accusait Quinet de faire le jeu des contre-révolutionnaires en morcelant le « parti »
démocrate. Le débat sur la Terreur qui opposait les républicains libéraux aux socialistes j acobins

Agulhon, op. cit., p. 243.


Pierre Lévêque, Histoire des forces politiques en France, t. 1 : / 789-1880, Paris, Armand Colin, 1992, p. 188.
15

était une lutte pour faire prévaloir une vision de la République : libérale ou socialiste, légaliste
ou étatiste. Il fallait aussi expliquer comment, par deux fois, la République avait abouti à
l'Empire et pourquoi, par deux fois, le pouvoir du peuple s'était transformé en la domination
d'un seul. Au fond, cette controverse fut une tentative des républicains libéraux, l'argumentation
des socialistes étant surtout défensive, de renier une fois pour toute la Terreur afin de rendre la
République acceptable à la majorité des Français, de compléter dans l'ordre des idées ce que la
Seconde République avait commencé dans l'ordre des faits en abolissant la peine de mort. En
somme, les ouvrages de Blanc et de Michelet sont autant politiques qu'historiques.

L'historiographie requiert une façon particulière d'aborder le corpus documentaire : sa


critique ne consiste pas à établir la véracité historique des faits mentionnés ou la fiabilité des
sources employées. Il convient plutôt de déterminer si les sources correspondent bien à la
problématique. Plusieurs facteurs indiquent que oui. L'interprétation de la Terreur représente
une part importante des oeuvres choisies autant en regard du nombre de pages qui y sont
consacrées38 qu'en regard de l'économie générale des interprétations de la Révolution. Par
exemple, la conclusion de l'ouvrage de Blanc est un jugement sur la Convention à l'intérieur
duquel la Terreur tient une position centrale. Notre approche comparative profite des
interprétations de la Terreur diamétralement opposées des deux auteurs. Ainsi, l'antagonisme
idéologique manifeste entre les deux hommes se superposait à une rivalité historiographique
ouverte. Blanc et Michelet s'échangèrent de virulentes critiques. Blanc, qui écrivit la majeure
partie (entre 1853 et 1862) de son livre après que Michelet eut terminé la rédaction du sien,
s'objectait systématiquement à Michelet. Celui-ci répliqua à ces attaques dans ses nouvelles
préfaces. En outre, l'implication de Blanc et de Michelet dans le débat sur le jacobinisme et la
Terreur de la fin du Second Empire et l'adjonction de ces textes polémiques aux éditions
subséquentes de leur livre démontrent la pertinence d'une analyse fondée sur les enjeux
politiques de l'historiographie. Le corpus ne comprenant que deux auteurs, nous ne pouvons
donc prétendre faire une synthèse exhaustive de l'historiographie de la Terreur au sein de la
gauche républicaine.

38
Dans le livre de Blanc et dans celui de Michelet, le récit de la Terreur couvre en tout ou en partie plusieurs tomes : t. 6-9, pour
Michelet et t. 8-11, pour Blanc.
16

En historiographie, la sélection des sources constitue une part importante de la méthode.


Pour présenter notre approche méthodologique, nous comparons donc simultanément les critères
de délimitation du corpus et l'angle d'investigation des sources des auteurs qui ont adopté une
problématique proche de la nôtre.

Stanley Mellon, dans sa monographie intitulée The Political Uses of History : A Study
ofHistorians in the French Restoration39, traite des usages politiques de l'histoire dans le cadre
d'un seul régime politique : la Restauration (1815-1830). Il montre, à l'aide d'exemples concrets,
comment des arguments historiques étaient constamment employés dans tous les aspects de la
vie politique où s'affrontaient les libéraux et les ultraroyalistes. Pour Mellon, sous la
Restauration, l'histoire était non seulement une auxiliaire de la politique, mais son langage
même. Par conséquent, le critère de sélection des auteurs arrêté par Mellon est la capacité de
leurs oeuvres à se muer en argument dans l'arène politique. Dans Un jury pour la Révolution,
Jacques Godechot tente de voir comment des générations successives d'historiens ont jugé la
Révolution et pour quelles raisons. La sélection du corpus et l'organisation de la démonstration
obéissent à deux critères primordiaux, ceux de génération et de notoriété. Godechot groupe en
un même chapitre les auteurs qui sont nés à la même époque et qui ont atteint une haute
réputation. Cette méthode permet, par des coupes synchroniques, d'établir continuellement des
liens entre l'état de la France et l'état de l'historiographie de la Révolution. La Révolution
française, mythes et interprétations (1789-1970) de Alice Gérard est, à notre connaissance,
l'unique ouvrage qui embrasse l'ensemble de l'historiographie de la Révolution française depuis
1789. Inévitablement, l'analyse de chacune des oeuvres est subordonnée à la nécessité de
dégager les grands courants historiographiques et leur articulation à la société dont ils émanent.
Enfin, François Furet, dans La gauche et la Révolution française au milieu du XDC siècle, opte
pour une toute autre approche. Il sonde un corpus de sources délimité suivant la participation
des auteurs à un débat historiographique précis s'étendant sur une courte période de temps et
centré sur un thème : le jacobinisme. Le traitement des textes est structuré suivant l'ordre

39
Stanford, Stanford University Press, 1958, 226 p.
17

chronologique de parution et il est hiérarchisé suivant la stature de l'auteur et son degré


d'implication dans le débat.

La confrontation de la problématique du mémoire avec la production historiographique


du XIXe siècle a résulté en une approche thématique et une démarche comparative40, qui
retiennent de chacun des auteurs sans se confondre avec aucun des modèles considérés. La
sélection du corpus repose à la fois sur les critères de génération, de notoriété, d'opinion et
d'implication politique et sur la similarité des sujets traités.

La pertinence d'une approche comparative est manifeste puisque tous les chercheurs l'ont
épousée, bien qu'aucun d'eux ne se concentre uniquement sur deux historiens. Ensuite, nous
adoptons le critère de notoriété, qui est commun à tous les historiens. De Mellon, nous
conservons le critère d'implication de l'auteur dans la vie politique (au sens large) et de la
signification politique de ses écrits, sans nous attarder à l'utilisation de l'histoire dans les joutes
parlementaires. Le livre de Godechot apporte à notre approche comparative, avec le critère de
génération, le fondement empirique d'expériences politiques partagées et de contextes de
production semblables. C'est de la synthèse de Gérard dont nos préoccupations sont le plus
éloignées. Plutôt que de délimiter les grandes écoles historiographiques, nous concentrons notre
attention sur un thème et un moment précis de l'historiographie de la Révolution. Étant donné
son sujet - le jacobinisme -, son approche thématique et son souci de cerner le sens politique
des textes, c'est du livre de Furet que notre perspective se rapproche le plus. Notre objectif est
de discerner l'affrontement de deux courants de la gauche républicaine, affrontement sous-jacent
aux interprétations de la Terreur. Nous ne limitons toutefois pas notre analyse à un débat
historiographique. Il est impossible d'aller plus avant dans la comparaison des méthodes,
puisque aucun des chercheurs ne divulgue sa grille de lecture.

On ne peut pas dire que nous adoptons une méthode comparative car ce terme, en sciences sociales, réfère généralement à
la comparaison de grandes entités sociales et politiques. Voir Charles C. Ragin, The Comparative Method : Moving Beyond
Qualitative and Quantitative Strategies, Berkeley, University of California Press, 1987, p. 1-18. Cependant, notre démarche
méthodologique se conforme au principe de la comparaison, qui est de comparer des comparables. Les livres choisis traitent
du même sujet. Aussi, Blanc et Michelet partagent, sur le plan politique, une identité (démocratique) et sont séparés par des
différences (socialiste contre républicain). Cette typologie facilite l'établissement de liaisons entre les interprétations
historiennes et les idéologies. Voir Jean Baechler, « Les présupposés de la comparaison dans les sciences sociales », Revue
européenne des sciences sociales, t. 24, n° 72 (mars 1986), p. 21-24,
18

Il importe pourtant de dire que depuis quelques décennies, les théories d'analyse
littéraire41 interpellent les historiens en exhumant les stratégies discursives et narratives
supportant les interprétations historiennes, qui présentent le décodage du passé comme la
reproduction objective de ce qui fut bien qu'il soit d'abord une construction linguistique
subjective inférant le sens plutôt qu'elle ne le restitue : «...historical workf...] manifestly is [...J
a verbal structure in the form of a narrative prose discourse that purports to be a model, or
icon, of past structures and processes in the interest of explaining what they were by
representing them »42. L'analyse littéraire est spécialement intéressante par sa déconstruction
des techniques employées par les historiens romantiques pour faire valoir leur titre individuel
à la possession exclusive du savoir historien, pour s'autoproclamer voix du peuple, celle de la
vérité dans la culture historique post-révolutionnaire. Notre orientation est autre. Nous partons
du contexte politique et idéologique pour saisir comment il se manifeste dans le texte et le
conditionne. Nous pensons, avec Paul Bénichou43, qu'il est légitime de considérer que le
discours et les artifices rhétoriques sont subordonnés à l'idéologie de l'auteur ; en somme, que
son projet idéologique et interprétatif conscient est hiérarchiquement supérieur à son véhicule
littéraire et qu'il est intelligible en lui-même. Cela n'est pas pour dire que l'analyse du discours
n'est pas une avenue fertile, qu'elle n'offre pas à l'historien de l'historiographie des possibilités
inédites, qu'elle ne soumet pas à sa réflexion des interrogations capitales, qu'elle n'enrichit pas
sa compréhension des oeuvres ; nous voulons seulement signifier que cette manière de faire ne
permet pas de cheminer en accord avec les axes directeurs de notre problématique. Celle-ci nous

41
Voir les travaux pionniers de Roland Barthes, Michelet, 2e éd., Paris, Seuil, 1988 (1954), 189 p. et de Hayden White,
Metahistory : The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe, réimpr., Baltimore et Londres, The Johns Hopkins
University Press, 1975 (1973), xii-448 p. Il serait vain de faire la nomenclature des auteurs qui se sont depuis astreints à
démystifier l'infrastructure textuelle des oeuvres de Michelet et de Blanc. Soulignons plutôt qu'un livre portant sur les récits
de la Révolution de ces deux historiens a été publié il y a de cela moins de dix ans : Ann Rigney, The Rhetoric of Historical
Representation : Three Narrative Histories ofthe French Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, xii-190 p.
On consultera aussi deux articles de Linda Orr : « French Romantic Histories of the Revolution : Michelet, Blanc, Tocqueville -
A Narrative », dans The French Revolution, 1789-1989 : Two Hundred Years of Rethinking, Sandy Petrey, éd., n° spécial du
périodique The Eighteenth Century : Theory and Interpretation, Lubbock, Texas Tech University Press, 1989, p. 123-142 et
« La réforme du discours historique romantique : Louis Blanc, Michelet et "les autres" », dans Mélanges offerts à Paul
Viallaneix : révolutions, résurrections et avènements, textes réunis par Simone Bernard-Griffiths et Stéphane Michaud, Paris,
SEDES, 1991, p. 131-136.
42
White, op. cit., p. 2.
Le lecteur tirera grand profit de la pénétrante critique du livre de Barthes faite par Paul Bénichou, op. cit., dans les premières
pages de son chapitre sur Michelet (p. 497-500).
19

incline vers une méthode plus conventionnelle résidant pour l'essentiel, une fois le corpus
sélectionné et l'angle d'investigation des textes établis, dans une analyse qualitative classique44.

La consultation des monographies choisies suggère qu'une grille de lecture45 composée


de 13 mots clés46 est la meilleure façon de traiter nos sources. Évidemment, apparaissent dans
la grille les mots clés du vocabulaire de la Terreur (Terreur, guillotine), dont la notation permet
un premier repérage thématique. Elle comprend aussi les principaux acteurs individuels et
collectifs de l'an II (Jacobin, Girondin, Montagnard, Comité de salut public, Commune,
Robespierre, Danton) car l'opinion exprimée dans le texte sur ces individus et ces groupes est
souvent révélatrice d'un jugement sur la Terreur et des considérations politiques qui y sont
rattachées. Des mots ou des groupes de mots sans rapport direct avec la Terreur (catholique,
prêtre, religion, etc. ; tyran, roi, dictature, etc. ; République ; peuple) sont aussi présents dans
la grille de lecture afin d'indiquer avec quels referents politiques ou religieux sont associés les
acteurs et les événements. L'uniformité des catégories (la même grille est appliquée aux deux
ouvrages) est intrinsèque à la démarche comparative. L'objectif n'est pas de faire une analyse
de contenu ou de produire des données statistiques, mais de concourir à extraire du texte des
interprétations historiques et les liens qui les unissent au contexte politique contemporain. En
ce sens, la grille est bien adaptée à notre problématique. La fréquence et le contexte d'utilisation
des mots, l'insistance sur certains d'entre eux peuvent fournir des indices sur les dissidences
interprétatives et politiques entre Blanc et Michelet. La grille de lecture encadre et systématise
l'analyse qualitative, qui demeure le coeur de notre démarche méthodologique puisqu'elle est
indispensable à la formulation et à la vérification des hypothèses.

Notre démonstration est tripartite. Une partie (un seul chapitre) est dévolue à une
synthèse de l'état actuel des connaissances sur la Terreur révolutionnaire. Elle permet de nous
distancer des auteurs analysés ensuite, de poser des balises critiques. Chacune des deux parties
suivantes traite spécifiquement d'un des auteurs retenus. Michelet vient en premier, suivi de

Voir Alex Mucchielli, « Méthode qualitative », dans Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines et sociales,
Alex Mucchielli, dir., Paris, Armand Colin, 1996, p. 182-184.
La grille de lecture est reproduite à l'annexe A.
Et les termes qui en dérivent directement : par exemple, Girondin et Gironde.
20

Blanc. Cet ordre respecte la chronologie de la parution des derniers tomes de chaque auteur
(1853 et 1862) et il est la traduction de la critique constante que Blanc fit de l'ouvrage de
Michelet.

Les deuxième et troisième parties se composent de deux chapitres. L'un portant, dans
l'ordre, sur les éléments pertinents de la biographie de l'historien, sur sa pensée politique et
sociale et sur sa conception générale de la Révolution française ; l'autre aborde l'interprétation
de la Terreur en cinq points : le 31 mai-2 juin, les circonstances, le principal groupe terroriste,
le rôle de Robespierre et le 9 thermidor. Le chapitre plus court qui ouvre chaque partie expose
les éléments du contexte de production et du paysage politique et historiographique essentiels
à la compréhension des interprétations de la Terreur, conformément à notre approche basée sur
l'influence des combats pour la démocratie qui animaient le présent des auteurs. Quelques
recoupements avec l'introduction seront inévitables, mais il ne s'agira plus de critères de
sélection. Les chapitres qui constituent le coeur des deuxième et troisième parties sont construits
de manière à épouser le déroulement du récit des auteurs, afin de ne pas sacrifier à une
catégorisation analytique trop rigide les richesses et les nuances des diverses visions de l'épisode
terroriste. Notre analyse débute avec la chute de la Gironde : le récit de l'arrivée au pouvoir des
Jacobins et des Montagnards donne le ton à la perception de la Terreur de nos interprètes de la
Révolution et à l'idéologie qui la sous-tend. Aussi, l'opposition entre la Gironde et la Montagne
évoquait la vie politique de la Seconde République : les Girondins de 1793 rappelaient les
républicains libéraux et les Montagnards, les démocrates-socialistes. Les trois éléments du
centre suivent à la fois la chronologie du récit et la thématique interpétative fondamentale.
Enfin, la crise de thermidor marquait pour Michelet et Blanc l'acte final de la Révolution,
toutefois pas pour les mêmes raisons. La manière dont on comprend le renversement de
Robespierre, l'acteur majeur de l'an II, ne peut qu'en dire long concernant les fondements
politiques des interprétations, et ce moment charnière se prêtait bien à une réflexion sur le coup
d'État qui termina abruptement la carrière de la IIe République.
PREMIERE PARTIE

LA TERREUR REVOLUTIONNAIRE

L'étude de la Terreur est souvent assujettie à des schémas d'explication globaux de la


Révolution, qui sont comme autant de faisceaux de lumière qui la traversent, non sans laisser
des zones d'ombre. La Terreur est la pierre angulaire et le test des interprétations de la rupture
de 1789. Nous allons donc prendre en compte l'apport de tous les courants de l'historiographie
afin de dresser l'état des lieux et de nous détacher de Blanc et de Michelet. Nous ne tenterons
pas de faire un récit de la Terreur, mais seulement d'en faire une recomposition contextuelle
et d'en souligner les principaux éléments explicatifs, le cadre historiographique ayant déjà été
esquissé dans l'introduction.

CHAPITRE I : BILAN CRITIQUE DES CONNAISSANCES

La Terreur se déploya pendant un bref moment dans le cours de la Révolution. La


projeter hors de son contexte historique, la supposer consubstantielle de celle-ci, la penser
extérieurement à toute la contingence qui marqua sa genèse et son évolution nous apparaît
abusif. La Terreur était une des potentialités de la Révolution, un des vecteurs possibles des
idéaux d'égalité et de fraternité, et non pas l'issue inexorable de 1789. Malgré la présence de
similitudes et de virtualités, nous conservons des objections à déduire de la République jacobine
l'État-parti et les technologies de la domination totalitaire.
22

1.1 La Terreur : phases et institutions

La chute de la royauté, le 10 août 1792, qui fut suivie par l'institution de la Première
République en septembre, est généralement considérée comme le commencement d'une
première Terreur. Elle fut au départ une réaction spontanée et défensive du peuple
révolutionnaire obéissant à des structures mentales séculaires et exprimant la brutalité des
moeurs de l'époque. Par exemple, les massacres de septembre 1792 dans les prisons de la
capitale furent le produit de l'initiative des militants et la Commune de Paris, qui détenait
momentanément le pouvoir, les couvrit47. Le réflexe punitif désordonné et la panique du peuple
patriote procédaient de la peur de l'envahisseur étranger et du complot aristocratique intérieur.
La Terreur politique connut parallèlement ses premiers balbutiements avec le début des
arrestations de « suspects »48. Les révolutionnaires avaient tendance à voir dans tous les
désordres un avatar de la toute-puissante Contre-Révolution. La Terreur anarchique révèle
l'emprise chancelante que le pouvoir révolutionnaire, incarné dans les nouvelles autorités nées
du 10 août - la Commune et une Convention en formation -, exerçait sur le pays.

Après le régicide de janvier 1793, l'État fut secoué par la lutte que se livraient Girondins
et Montagnards à la Convention. La série de mesures d'urgence promulguée par l'Assemblée en
mars 1793 montre l'ascendant pris par ces derniers dans un contexte de défaites militaires et de
révoltes populaires, dont la Vendée n'était que la plus spectaculaire. Finalement, l'élimination
de la Gironde et l'arrivée au pouvoir de la Montagne, à la suite du coup de force perpétré par les
sans-culottes49 le 31 mai et le 2 juin 1793, établissaient la domination jacobine et montagnarde
sur l'État républicain. Au même moment, le club de Paris imposait sa suprématie à ses filiales
de province. Cette interpénétration de l'État et de l'appareil militant caractérise le centralisme
et le radicalisme révolutionnaires de l'an IL De chien de garde du peuple face à ses
représentants, les Jacobins sont devenus les sentinelles et les soldats d'un pouvoir de plus en

47
François Furet, « Terreur », dans Dictionnaire critique..., p. 158.
Mazauric, loc. cit., p. 1020.
Les sans-culottes, qui se définissaient d'abord par une appartenance politique, formaient un groupe social hétérogène (une
sorte d'élite de quartier) comprenant surtout, bien que la composante proprement ouvrière était présente, des petits-bourgeois :
artisans arrivés, boutiquiers, membres des professions libérales. Donald M. G. Sutherland, France 1789-1815 : Revolution and
Counterrevolution, réimpr., New York et Oxford, Oxford University Press, 1986 (1985), p. 192-193.
23

plus accaparé par leur chef, Maximilien de Robespierre50. Le 2 juin fut un jalon décisif de la
radicalisation populaire de la Révolution : l'alliance entre une fraction du peuple et la
bourgeoisie, devenant rapidement sujétion à mesure que la souveraineté absolue de la
représentation nationale - une et indivisible comme la République - s'imposait face à la
démocratie insurrectionnelle, fut un trait distinctif de la République jacobine.

La grande société jacobine51 se comportait comme si elle incarnait la volonté du peuple


au même titre que l'Assemblée souveraine, sur laquelle elle exerçait un « magistère
d'orthodoxie » et faisait planer une sanction d'excommunication52. Les Jacobins dominaient la
Convention à travers Robespierre et ses alliés montagnards et ils accéléraient leur colonisation
des hiérarchies de l'administration. Comme les sans-culottes, ils étaient une minorité dont
l'efficacité venait de la mobilisation par le biais des clubs et de l'extrémisme militant.
Ensemble, ils furent le principal bassin de recrutement du personnel terroriste. La conquête de
l'Etat par les Montagnards annonçait la seconde époque de la Terreur. La chasse aux
« suspects » - une catégorie légale créée le 21 mars 1793 - s'intensifiait déjà et les mesures
d'exception s'appliquaient là où faisait ou rage la guerre civile pendant le printemps et l'été de
179353. La constitution de la dictature de salut public fut concomitante de l'apogée du
mouvement sans-culotte, dont le 2 juin avait attesté de la force.

Au plus fort du péril extérieur et intérieur, le 5 septembre 1793, le règne de la Terreur


fut mis « à l'ordre du jour » par le gouvernement après une journée révolutionnaire54. Les
sans-culottes s'emparèrent de la Convention pour la contraindre à voter une législation terroriste.

50
François Furet, « Révolution française et tradition jacobine », dans The French Revolution and the Creation of Modern
Political Culture, vol. 2 : The Political Culture of the French Revolution, Colin Lucas, éd., Oxford, Pergamon Press, 1988,
p. 330.
Le jacobinisme était une force politique de première importance. Plus de 800 sociétés populaires réparties sur tout le territoire
étaient affiliées au club de Paris, ce qui représentait au bas mot 150 000 militants appartenant généralement aux petites et
moyennes bourgeoisies. Meneurs de l'opinion et proches des sans-culottes, ils étaient plus réservés que ceux-ci en matière
sociale, bien que défenseurs de la République démocratique et égalitaire. Ils étaient partisans non pas du nivellement
économique par la contrainte, mais d'une justice distributive qui donnerait à chacun une plus juste part de la richesse nationale
tout en respectant le principe de propriété. Jean-Clément Martin, La France en Révolution, 1789-1799, Paris, Belin, 1990,
p. 166 et Jean-Pierre Gross, Fair Sharesfor All: Jacobin Egalitarianism in Practice, Cambridge, Cambridge University Press,
1997, p. 2 et 4.
52
Furet, « Révolution française et tradition jacobine », p. 334.
Idem, « Terreur », p. 159 et Mazauric, loc. cit., p. 1021.
Sutherland, op. cit., p. 206.
24

C'est cette Terreur d'Etat à son paroxysme et concordant à peu de chose près avec l'an II qui
nous préoccupe. Elle revêtit donc dès ses origines un caractère d'improvisation qui marquera
son déroulement55. Elle légalisa des situations de fait et des initiatives locales autant qu'elle
systématisa une politique d'extermination des ennemis internes. Les autorités publiques
parvinrent cependant à contenir et à canaliser les énergies des militants sectionnaires, même si
l'égalitarisme social sans-culotte motiva plusieurs débordements terroristes. Elles
sélectionnèrent les mesures à travers le filtre du salut public, les Montagnards ne disposant pas
d'un programme social cohérent et demeurant des tenants du libéralisme. Néanmoins, les
sans-culottes pénétrèrent dans les hautes sphères du pouvoir. Les Hébertistes, dont l'influence
prédominait auprès des sans-culottes après la neutralisation des Enragés, obtinrent des postes
importants : le commandement de l'armée de l'Ouest chargée de comprimer la Vendée et celui
de l'armée révolutionnaire de Paris ; Jacques Billaud-Varenne et Jean-Marie Collot d'Herbois
entrèrent, de plus, au Comité de salut public56.

Les sectionnaires réclamaient la guillotine pour les « traîtres » et du pain pour les
patriotes57. Les Jacobins firent résonnance au mouvement tout en atténuant sa dimension
égalitaire. Là étaient les registres de la Terreur : l'élimination et l'intimidation des ennemis de
la Révolution, le renforcement du dirigisme économique et, accessoirement, la réduction des
inégalités de richesse58. Il est vrai que la guillotine était perçue par nombre de révolutionnaires,
surtout les plus exagérés, comme un outil d'égalisation des conditions ; pour les autres, il faut
faire la part des convictions sincères, des concessions tactiques, des ralliements et des
alignements opportunistes, des emportements verbaux communs dans le comportement
politique de l'an II avant de conclure à l'existence d'un discours programmatique destiné à être
appliqué systématiquement59. L'égalité par la Terreur resta surtout circonscrite aux régions de

55
Martin, op. cit., p. 165.
%
Ibid., p. 159.
57
Furet, « Terreur », p. 156.
Marc Bouloiseau, Nouvelle histoire de la France contemporaine, X.2:La République jacobine, 10 août 1792-9 thermidor
an II, Paris, Seuil, 1972, p. 94 et 97.
Gross, op. cit., p. 5.
25

révolte soumises au proconsulat de représentants en mission ultra-révolutionnaires tels Collot


d'Herbois et Joseph Fouché60.

En septembre, un réseau d'institutions fut donc organisé ou réformé - l'armature


institutionnelle ayant été établie par les décrets de mars - pour mettre en oeuvre la Terreur ;
pour réaliser la mobilisation totale des hommes et des choses dans la guerre à mort qui opposait
les forces de la République à celles de l'absolutisme ; pour anéantir les résistances à la
Révolution ; pour pérenniser la dictature jacobine.

À la cime de l'État républicain, le « Grand » Comité de salut public était le centre


nerveux du gouvernement révolutionnaire. Le 10 octobre, celui-ci rut déclaré « révolutionnaire
jusqu'à la paix », affirmant de la sorte la primauté du Comité sur toutes les autres instances
gouvernementales. C'était renonciation d'un fait essentiel : la Terreur s'installa dans un vide
constitutionnel et légal qui permettait la dictature de salut public61. Les douze exerçaient
collégialement le pouvoir exécutif par-dessus les ministères, réduit au statut de rouages
bureaucratiques intermédiaires. Ils assumaient la planification et la conduite de la guerre et de
la Terreur. Ainsi que son nom l'indique, la suprême exigence du salut public fondait et justifiait
le pouvoir du Comité, qui, au cours de l'an II, poursuivit sa trajectoire autoritaire. Le triumvirat
composé de Robespierre, Louis Saint-Just et Georges Couthon détenait « la haute main »,
orientait la politique du Comité62. Robespierre jouait le rôle clé en assurant la liaison avec les
autres centres du pouvoir : le club des Jacobins, la Convention et la Commune sans-culotte de
Paris. Des gestionnaires comme Jean-Baptiste Lindet et Lazare Carnot s'intéressaient avant tout
à la coordination de l'effort de guerre et à l'organisation de la République. Collot d'Herbois et
Billaud-Varenne représentaient la tendance radicale des ultra-révolutionnaires.

Pour sa part, l'autre « Grand » Comité de gouvernement, celui de sûreté générale, avait
sous son autorité l'impressionnant appareil policier que requiert une surveillance et une

9
Ibid., p. 7-8.
61
Robert R. Palmer, Le gouvernement de la Terreur : l'année du Comité de salut public, trad, de l'éd. américaine de 1969 par
Marie-Hélène Dumas, préface de François Furet, Paris, Armand Colin, 1989, p. 75.
Bouloiseau, op. cit., p. 100.
26

répression de l'ampleur de celle entreprise en 1793. Les représentants en mission, choisis parmi
les conventionnels, étaient l'oeil et le bras de l'État central en province et aux armées ; ils
disposaient d'un pouvoir pratiquement illimité63. Ils pouvaient créer des tribunaux
extraordinaires, mettre en tutelle et épurer les administrations locales et départementales64.
L'exécution à l'échelle de la nation des mesures prises par le Comité de salut public reposait en
bonne partie sur l'initiative et l'ardeur des représentants tant était parfois tièdes les autorités
locales et tant la base sociale du régime jacobin était en bien des endroits étroite65.

La loi des suspects du 17 septembre 1793 étendit la définition des crimes contre la
Révolution tout en entretenant une imprécision laissant une large place à l'arbitraire66. Pour
juger et punir la masse des suspects, le Tribunal révolutionnaire (créé en mars 1793) se scinda
en quatre sections, son personnel renouvelé fut plus étroitement lié au gouvernement et les
procédures furent simplifiées pour accélérer la cadence des jugements67. Les droits civils des
accusés s'amenuisaient constamment. Dans les zones de révolte, une panoplie disparate de
commissions extraordinaires, civiles ou militaires, dispensait notamment la mort sans jugement
qu'encouraient les rebelles pris les armes à la main68. « Cette prolifération anarchique, oeuvre
des représentants en mission, disputait au gouvernement la direction de la Terreur »69. En
somme, les cours révolutionnaires furent surtout actives dans les régions de troubles : il y eut
une concentration dans 13 départements de 90 % des peines capitales70.

Les comités révolutionnaires (ou de surveillance) étaient « ...les chevilles ouvrières de


la Terreur »71. Avec les sociétés populaires, ils doublaient les autorités constituées d'un réseau

63
Michel Biard, « Les pouvoirs des représentants en mission (1793-1795) », Annales historiques de la Révolution française
(ci-après AHRF), n° 311 (janvier-mars 1998), p. 12, 15 et 18.
Martin, op. cit., p. 169 et Bouloiseau, op. cit., p. 82.
Georges Foumier, « La vie politique au village en l'an II », AHRF, n° 300 (avril-juin 1995), p. 281.
Sutherland, op. cit., p. 208.
Outre le fameux Tribunal révolutionnaire de Paris, il y avait cinq autres tribunaux semblables en province : Arras, Cambrai,
Brest, Rochefort et Toulouse. La puissance d'intimidation de ces tribunaux venait du fait qu'il n'y avait pas d'appel et que les
verdicts rendus se résumaient très souvent soit à l'acquittement, soit à la mort. Furet, « Terreur », p. 159-161.
Jbid., p. 160.
Bouloiseau, op. cit., p. 112.
Sutherland, op. cit., p. 220.
Bouloiseau, op. cit., p. 108.
27

parallèle d'organismes révolutionnaires qui étaient les points de ralliement des Jacobins de
province. Les comités tendaient à se substituer aux autorités régulières. Responsables entre
autres de décerner les certificats de civisme et de faire respecter le maximum, les comités étaient
investis d'un pouvoir arbitraire d'arrestation qui faisait leur efficacité : ils traquaient les suspects
et alimentaient la justice révolutionnaire72. Ils reflétaient le soubassement urbain du
jacobinisme, et leur zèle dépendait beaucoup de leur insertion dans la dynamique locale entre
la Révolution et les résistances croissantes qu'elle suscitait. En revanche, les comités étaient
relativement peu nombreux et inégalement répartis sur le territoire national. Leur juridiction
était souvent, de facto, limitée par les solidarités communautaires. L'appui de représentants en
mission décidés était la plus sûre garantie d'efficience. En 1794, les sociétés populaires, qui
connurent une forte expansion numérique en l'an II, l'emportèrent sur les comités de
surveillance et la municipalité dans l'équilibre triangulaire du pouvoir au village ; leurs
membres devinrent, de préférence, les interlocuteurs et les exécutants du gouvernement
révolutionnaire73.

Les armées révolutionnaires, instituées pendant la vague de mesures de salut public de


septembre, répondaient à une demande pressante et ancienne des sans-culottes. Formées de
sectionnaires soldés, elles patrouillaient les campagnes à la recherche de suspects et
d'accapareurs. L'effectif total, estimé à 30 000 hommes, était assez faible, mais la turbulence
et le langage outrancier des soldats effrayaient les populations, approfondissaient la
malveillance de la campagne envers le gouvernement révolutionnaire et ses pivots urbains74.
Bien qu'elles aient commis de nombreuses exactions (par exemple, l'armée de Taillefer dans le
Cantal), les grandes expéditions punitives furent l'exception plutôt que la règle : les armées
révolutionnaires servirent surtout d'auxiliaires aux autorités constituées dans l'application de
leurs décisions75. Par contre, l'armée de Paris, sous le commandement de l'hébertiste Ronsin,

Sutherland, op. cit., p. 226.


'Vovelle, Les Jacobins, p. 27-28 et 56-57.
^Bouloiseau, op. cit., p. 109 et 190.
Gross, op. cit., p. 75 et Colin Lucas, La structure de la Terreur : l'exemple deJavogues et du département de la Loire, trad,
de l'éd. brit. de 1973 par Gérard Palluau, Saint-Etienne, CIEREC, 1990, p. 133.
28

terrorisait les régions environnant la capitale76. L'appareil répressif que nous venons de décrire
devait juguler par la crainte et par la force une crise nationale très réelle.

1.2 Les circonstances et l'idéologie jacobine

La Terreur était indissociable des circonstances dramatiques de l'an II et de la volonté


punitive qui succéda à la peur dans l'esprit des révolutionnaires victorieux. Pendant le printemps
et l'été de 1793, la situation de la République paraissait désespérée. La confusion administrative
menaçait de faire sombrer la France dans le chaos. Les coalisés britanniques, hollandais,
prussiens, autrichiens, espagnols et piémontais franchissaient toutes les frontières, repoussant
devant eux des armées républicaines désorganisées. La désastreuse guerre de Vendée pouvait
à tout moment ouvrir l'Ouest aux puissances monarchiques. L'expulsion des Girondins de la
Convention alluma une révolte fédéraliste en province (à Lyon, à Marseille, à Toulon, à
Bordeaux), c'est-à-dire un rejet plus ou moins violent et soutenu de la domination de Paris et
de « l'anarchisme » sans-culotte. Le fédéralisme évoquait le spectre d'une guerre civile entre les
partisans de la Révolution. Il s'inscrivait dans les rivalités pour le pouvoir local entre
révolutionnaires radicaux et modérés77. En fait, tout au long de l'an II, les affrontements
politiques parisiens se répercutaient dans le pays et augmentaient les oppositions locales au
pouvoir jacobin et leur répression par celui-ci. Sans oublier que le Midi (Nîmes, Montpellier)
et la Normandie étaient au bord du soulèvement, qu'une multitude de troubles isolés éclatait :
Lozère, Ariège, Cantal78.

En outre, se superposaient à la conjoncture politique et militaire de graves difficultés de


subsistance, empirées par les énormes besoins des armées et doublées d'une crise financière :
l'inflation ne cessait de s'accroître. Les problèmes de subsistance à Paris étaient d'autant plus
préoccupants qu'ils touchaient les sans-culottes, toujours prêts à contester le gouvernement.
L'impérieuse nécessité de ravitailler les militaires et les villes ainsi que les carences de la

7fi
Gross, op. cit., p. 75.
Martin, op. cit., p. 155.
Ibid., p. 156 et Roger Dupuy, « Esquisse d'un bilan provisoire », dans Les résistances à la Révolution, Actes du colloque de
Rennes, 17-21 septembre 1985, présentés par Roger Dupuy et François Lebrun, Paris, Imago, 1987, p. 472.
29

production poussèrent à une prise en charge de l'économie par l'État. Le maximum général des
prix et des salaires du 29 septembre fut décrété pour pallier l'inflation et fournir du pain à bon
marché79. Mais les paysans protégeaient leurs réserves, créant ainsi des disettes localisées
accentuées par la perturbation des transports80.

La conjoncture s'améliora fortement pendant l'automne et l'hiver. Les armes


républicaines furent victorieuses sur tous les fronts : à Hondschoote le 8 septembre, à
Wattignies le 16 octobre. La flambée de fédéralisme se résorba d'elle-même en bien des endroits
pendant l'été. Le besoin d'unité dans la Révolution, des situations régionales défavorables et le
manque de cohésion du mouvement persuadèrent de nombreux départements à rentrer dans le
giron de la Convention81. Le danger se circonscrivit aux villes où les royalistes avaient supplanté
les fédéralistes ; mais Lyon tomba le 9 octobre et Toulon le 18 décembre. L'insurrection
vendéenne, en tant que menace militaire sérieuse, tut vaincue en octobre puis définitivement
écrasée le 23 décembre82.

Toutefois, la Terreur, si elle procédait d'abord des circonstances, n'était nullement


réductible à ce seul facteur83. L'idéologie jacobine renfermait les germes d'une extension de la
Terreur par-delà le châtiment des rebelles, le maintien des tièdes dans l'obéissance et la
conservation de la République. Formulateur et rectificateur du discours idéologique, le
jacobinisme tirait sa force de son intransigeance et de sa monopolisation du patriotisme. Se
réclamant d'un Rousseau chosifié dans la contingence historique, les Jacobins étaient pénétrés
de la volonté de rationaliser la société : l'imposition d'un nouveau calendrier républicain en
octobre 1793 en témoigne. Les révolutionnaires de l'an II percevaient la guillotine comme
l'instrument qui pouvait rendre les hommes libres malgré eux, refaire l'unité de la communauté
continûment rompue par les « traîtres » dissimulés en son sein, extirper le fanatisme et
l'ignorance qui asservissaient encore le sujet devenu citoyen : les oppositions récurrentes que

^Sutherland, op. cit., p. 196-197.


80
Bouloiseau, op. cit., p. 177.
81
Jean-Clément Martin, Contre-Révolution, Révolution et nation en France, 1789-1799, Paris, Seuil, 1998, p. 180 et 194.
U
Ibid., p. 191-192.
83
Furet, « Terreur », p. 166.
30

rencontrait la Révolution étaient pour eux la corroboration de cette pesanteur de la servitude.


La Convention s'arrogea la prérogative de représenter la volonté générale et s'efforça de
modeler la population à l'image de son unité organique, renvoyant vers le bas le courant de la
Terreur. Les Jacobins professaient une haine dogmatique contre les aristocrates et les despotes,
qui absorba plus tard les honnêtes gens84. La délation et la méfiance régnaient et la modération
était plus que jamais suspecte ; on imaginait la trahison dans toute insoumission des faits et des
hommes. La croyance que tous les malheurs de la République étaient attribuables à un complot
étranger et aristocratique emprisonnait les Jacobins dans la fatale illusion que l'extermination
de quelques milliers de conspirateurs allait suffire à la consécration de la Révolution dans un
ordre républicain incontesté85. Nombre de Jacobins avaient l'ambition vaguement définie de
réduire la population aux dimensions du peuple patriote. Toute dissension au sein de l'unanimité
de la volonté générale constituait le symptôme de la Contre-Révolution : « La Terreur s'alimente
elle-même oubliant la complexité du réel politique »86. Ainsi, dans la pensée de Robespierre au
printemps 1794, la guillotine devait façonner la République de la vertu, dans une sorte de
retournement sécularisé mais néanmoins sacré du baptême chrétien.

Dans ce contexte, la déchristianisation, qui recoupait la Terreur lorsqu'elle était


appliquée par la force, fut plus répandue que celle-ci. Il convient donc d'effleurer ce
phénomène afin de mieux comprendre la Terreur en province que nous examinons plus loin. La
fièvre antireligieuse affecta les deux tiers de la France87. La question religieuse mobilisait les
masses, divisait les populations et les révolutionnaires eux-mêmes88, notamment les Hébertistes

84
Bouloiseau, op. cit., p. 38-39.
Palmer, op. cit., p. 66.
Martin, La France en Révolution, p. 179.
11
Ibid., p. 171.
Pour François Furet, le divorce - répondant à des considérations circonstancielles mais appelé pour près de deux siècles à
nourrir le violent conflit entre la démocratie et l'Église - de la vieille religion catholique d'avec la Révolution provoqué par
la Constitution civile du clergé fut le moteur de la Contre-Révolution rurale et populaire qui éclata en 1793 : « Désormais, c'est
l'ensemble de ses prêtres qui est mis en demeure de choisir entre Rome et Paris, universalité de l'Église et citoyenneté,
conviction intérieure et autorité de l'État. Et derrière les prêtres, ou avec eux, les millions de fidèles de ce pays catholique
comprennent et épousent ce dilemme, inséparablement religieux et politique. [...] Jusqu'au schisme clérical, l'émigration
contre-révolutionnaire n'a guère trouvé d'écho en France. [...] Avant la mi-1790, les hommes de l'Ancien Régime n'ont pas
de drapeau populaire. L'affaire religieuse leur en donne un ». Cette brisure est la conséquence de la subordination du pouvoir
spirituel au souverain temporel constitutive du système de la monarchie absolue et que la Révolution poussa au point de
rupture ; à travers l'Église, les révolutionnaires avaient l'Ancien Régime dans leur ligne de mire. François Furet, La
Révolution, U 1 : De Turgot à Napoléon(l 770-1814), nouv. éd., Paris, Hachette 1997(1988), p. 158-159 et voir aussi 138-146
et 153-157.
31

athés et les Robespierristes déistes. Par la fermeture d'églises, la destruction des symboles du
culte et la persécution des prêtres réfractaires, la déchristianisation touchait intimement le mode
de vie d'une société majoritairement rurale. Elle suscita bien des hostilités inutiles et fanatisa
les militants jacobins, à qui justement le « fanatisme » des provinciaux apparaissait
incompatible avec la Révolution : cela est particulièrement évident en Vendée89.

Les plus fervents terroristes étaient aussi les plus ardents déchristianisateurs et le
volontarisme des missionnaires du pouvoir déterminait fréquemment l'amplitude et l'intensité
de la déchristianisation. Les exemples de Claude Javogues dans la Loire et de Fouché dans la
Nièvre sont, à cet égard, typiques90. Le frein mis à la déchristianisation par Robespierre
découlait du désir de centraliser la Terreur et de ne pas s'aliéner irrémédiablement les ruraux
au moment où on subjuguait le mouvement sectionnaire. Certes, elle fut aussi spontanée en
certains endroits : le district de Corbeil, par exemple, abjura de lui-même le catholicisme91.
Néanmoins, les paysans restaient globalement attachés aux traditions et aux rites qui rythmaient
la vie des campagnes92. La déchristianisation s'avéra relativement superficielle loin des zones
de guerre civile. Mais parce qu'imposée par le haut, elle contribua à appesantir le gouvernement
de la Terreur.

L'entreprise de déracinement de la religiosité traditionnelle par une combinaison de


pédagogie de la raison (tentative d'instauration d'une religion civique) et de coercition exprimait
un « surinvestissement politique » propre à la culture politique française93. Le jacobinisme fut
le point culminant du volontarisme, dans une société qui découvrait la politique moderne.
Michelet a senti que la croyance suivant laquelle il suffit aux idées d'être explicitées pour abolir
et transformer le réel avait irrigué les passions punitives et régénératrices. Le décalage entre
l'horizon de libération universelle de la Révolution et la réalité socio-politique et culturelle
ouvrit, en l'an II, un espace à la radicalisation idéologique, à la moralisation du droit, à la

89
Martin, La France en Révolution, p. 170 et 172 et Sutherland, op. cit., p. 215.
Lucas, op. cit., p. 249 et Gross, op. cit., p. 74-75.
Martin, La France en Révolution, p. 171.
92
Bouloiseau, op. cit., p. 179-180.
Furet, La Révolution, t. 2 : Terminer la Révolution : de Louis XVIIIà Jules Ferry (1814-1880)..., p. 234.
32

politisation extrême de la détermination du juste et de l'injuste94. La Terreur fut aussi cet


emportement. Inversement, le discours formulé au centre, aussi un code et un signe de
reconnaissance entre patriotes, était adapté au cours de sa descente vers le village95. Il est donc
trompeur d'en inférer l'omnipuissance exterminatrice du verbe jacobin, bien que l'idéologie et
le discours du jacobinisme aient généré un système explicatif simpliste, irréaliste et exalté qui
enclencha une surenchère verbale et punitive se nourrissant de son incompréhension même de
ce qu'elle devait éradiquer.

1.3 La Terreur en province : les résistances à la Révolution et les contextes locaux

La Terreur en province visait d'abord à pacifier la France. Son pinacle se situa en


décembre 1793 et en janvier 1794. Une impitoyable fureur vengeresse la fit se prolonger bien
après l'écrasement de l'opposition en certains lieux comme la Vendée et Lyon. Les arrestations,
environ un demi-million96, multiplièrent l'impact psychologique et les réverbérations de la
Terreur dans l'imaginaire collectif. Il n'en demeure pas moins que loin de Paris et des régions
frontalières touchées par la guerre, hors des zones de soulèvement, dont les epicentres étaient
l'Ouest et la vallée du Rhône, la Terreur n'affecta que superficiellement la société française.
Une relative modération était plus commune que l'extrémisme répressif. Dans nombre de
régions, le terrorisme n'excéda guère le maintien de l'ordre public et le châtiment des dissidents
les plus compromis97.

Le déploiement et la dureté de la Terreur dépendaient grandement des représentants en


mission et de la présence de terroristes convaincus, organisés dans un réseau de sociétés
populaires et de comités révolutionnaires98. En définitive, « ...[la Terreur en province] a été

94
Martin, Contre-Révolution, p. 209.
9
Alan Forrest, « The Local Politics of Repression », dans The French Revolution and the Creation of Modern Political
Culture, vol. 4 : The Terror, Keith M. Baker, éd., s. 1., Pergamon Press, 1994, p. 96.
96
Furet, « Terreur », p. 162 et Mazauric, loc. cit., p. 1022. Les statistiques de la Terreur prouvent qu'elle ne relevait pas de la
guerre de classes puisque les victimes appartenaient à toutes les catégories sociales. Une fois replacées dans leurs distributions
régionales, les statistiques donnent un aperçu sociologique des résistances locales à la Révolution. Sutherland, op. cit., p. 221
et 225.
97
Martin, Contre-Révolution, p. 188-189.
98
Forrest, loc. cit., p. 87.
33

largement l'oeuvre d'individus non contrôlés, qui ont profité d'un vide du pouvoir, pour exercer
une magistrature délirante »". En règle générale, les pires excès de la Terreur avaient un triple
mobile, chacun se confondant et se renforçant réciproquement : la déchristianisation, la
répression à outrance et l'application par la contrainte d'un égalitarisme radical. Par contre, le
cas de Clamecy souligne, d'un côté, que les Jacobins extrémistes du cru outrepassaient parfois
la modération du représentant en mission, Lefiot en l'occurrence, pour élargir la Terreur
judiciaire et poursuivre la déchristianisation100. L'étude du département de la Loire montre, d'un
autre côté, que même un proconsul ultra-révolutionnaire tel Javogues était limité dans son action
par les intérêts et les objectifs des terroristes locaux101. Il ne faut donc pas surestimer la maîtrise
et la responsabilité des représentants en regard de la Terreur en province : leur pouvoir n'était
que théoriquement sans bornes, ne serait-ce qu'en raison des entraves géographiques, de
l'immensité de la tâche à accomplir et, si l'on se fie au département de la Vienne, de la difficulté
de contrôler et d'épurer le pouvoir local hors du chef-lieu de district102.

Cela étant dit, les résistances à la Révolution étaient omniprésentes et polymorphes. La


Terreur n'est compréhensible que si on l'analyse dans le cadre de ce qu'elle devait détruire : la
Contre-Révolution, que nous nommons ainsi parce que les révolutionnaires la percevaient en
tant que telle. Ce mot recouvrait cependant plusieurs réalités : il faut distinguer l'ultracisme
aristocratique et clérical des révoltes populaires (paysannes dans l'Ouest et urbaines dans le
Midi) des communautés qui ne considéraient plus que la Révolution servait leurs intérêts
légitimes103, qui refusaient « ...l'intégration nationale accélérée imposée par les "Jacobins" »104.
Il y a une différence entre la volonté de rétablir l'Ancien Régime dans son intégralité et le refus
de certains aspects de la Révolution, la contestation de sa variante jacobine, radicalisée,
centralisatrice et anti-catholique. Deux éléments capitaux se retrouvaient dans la Contre-

99
Martin, La France en Révolution, p. 179.
l0()
Nicole Bossut, « Terreur à Clamecy : quelques réflexions », AHRF, n° 311 (janvier-mars 1998), p. 77.
l0I
Lucas, op. cit., p. 266 et 281-282.
Jacques Peret, « Le village face à la Terreur : l'exemple du département de la Vienne », dans Pouvoir local et Révolution,
1780-1850 : la frontière intérieure, Actes du colloque international de Rennes, 28 septembre-1" octobre 1993, Roger Dupuy,
dir., Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1995, p. 281.
Roger Dupuy fait de la distinction entre la Contre-Révolution et cette « anti-Révolution » populaire le fondement d'une
typologie des résistances à la Révolution. « Théorie et pratique de la Contre-Révolution », dans Dictionnaire historique...,
p. 287 et « Esquisse d'un bilan provisoire », p. 473.
Idem, « Pouvoir local et Révolution : introduction », dans Pouvoir local..., p. 15.
34

Révolution paysanne : « ...la mobilisation autour de mots d'ordre religieux et de la défense


communautaire »105. La Contre-Révolution nobiliaire colonisa et récupéra la Contre-Révolution
populaire lorsqu'elle se mua en rébellion armée, que les ultras interprétaient faussement comme
une adhésion et une soumission inconditionnelles à l'ordre ancien106. C'est cette rencontre qui
fit courir les plus graves dangers à la République en 1793 (Vendée).

Toutefois, la définition de la Contre-Révolution se modifiait suivant les aléas des


querelles politiques parisiennes et de la dynamique d'exclusion qui rejetaient de plus en plus de
modérés, d'opposants légitimes et d'individus simplement indifférents dans l'ombre de la
guillotine (par exemple, le fédéralisme était identifié à la Contre-Révolution). De plus, le
radicalisme des meneurs de la Contre-Révolution se réfléchissait dans l'autre camp. La désunion
et les rivalités internes ont rendu impossible une offensive coordonnée des différentes
composantes intérieures et internationales de la Contre-Révolution en l'an IL La complexité et
les fluctuations de la nébuleuse contre-révolutionnaire n'étaient ni perçues ni pensées par les
révolutionnaires, qui avaient une vision holistique et manichéenne de leurs adversaires : ce fut
la Terreur qui insuffla une unité à la Contre-Révolution, trouvant ainsi sa légitimation dans son
propre exercice107.

La Terreur ciblait aussi les résistances plus ou moins passives, les réticences des ruraux
et des autorités locales, qui étaient beaucoup plus répandues que les révoltes ouvertes. Hors des
centres urbains importants, le personnel jacobin se faisait souvent rare et les autorités
conservèrent fréquemment leurs anciens cadres108. Or, l'efficacité de la Terreur reposait
largement sur les autorités constituées109. Les différentes formes de résistance nuisaient à
l'affermissement de l'État-nation républicain. L'indifférence ou la mauvaise volonté d'une
société massivement traditionnelle face au centralisme et aux exigences de l'État contribua à la
radicalité ou à la modération des minorités jacobines en province, là où du moins elles étaient

Martin, Contre-Révolution, p. 163.


106
Dupuy, « Pouvoir local et Révolution », p. 15-16.
107
Martin, Contre-Révolution, p. 194 et 219.
108„ , . . ,„2
Bouloiseau, op. cit., p. 185.
109
Lucas, op. cit., p. 156.
35

maîtresses du pouvoir légal et de la force armée. Dans plusieurs communes, les Jacobins
terroristes ne détinrent que brièvement la puissance publique.

La modulation dans les contextes locaux est essentielle à la compréhension de la Terreur,


qui était par ailleurs filtrée par les Jacobins en fonction des intérêts et des enjeux propres à
chacune des communautés :
A aucun moment la Terreur n'a été mise en pratique de façon uniforme dans les
départements. Non seulement la volonté des représentants en mission s'opposait souvent
à celle du gouvernement central, mais encore les directives de ces deux autorités étaient
sans cesse modifiées et déformées au cours de leur application au plan local. De simples
faits géographiques empêchaient des régions voisines de répondre de manière identique
aux mêmes impulsions ; les antagonismes entre ville et campagne, et entre centres
urbains voisins, dictaient, face à la même situation politique, des réactions contraires ;
les oppositions de tempérament et de convictions personnelles, et les différents types de
problèmes auxquels villes et villages se trouvaient confrontés, causaient une grande
diversité dans l'activité d'institutions similaires. La Terreur était un phénomène national,
mais elle s'exprimait, au moins pendant la période "anarchique", avant tout en termes
locaux et son développement était dicté par des considération locales110.
L'influence des déterminants spécifiques aux divers milieux et leur insertion dans le jeu
politique national étaient donc d'une grande importance. Il faut considérer les rivalités
villageoises et urbaines, les différends entre villes et campagnes, les vengeances et les calculs
personnels, les conflits sociaux et communautaires : d'une part, la poursuite et la défense de ces
intérêts se dissimulaient souvent sous le manteau de la vertu civique et d'un langage radical ;
d'autre part, la radicalité de la parole officielle et la création d'organismes révolutionnaires ne
se traduisaient pas nécessairement en radicalité punitive dans les faits1". En effet, elles
masquaient également, par un témoignage formel d'obéissance et un consentement de surface
à la Terreur, une modération véritable et la solidarité communautaire1 ' 2 . Les autorités du monde
rural étaient accoutumées à ruser avec l'État central, à éroder son pouvoir et contourner ses
directives par l'inertie, l'attrition et l'adaptation : « ...le trait dominant [des réactions des ruraux
à la Terreur] nous paraît être diverses formes de résistance où la passivité, la mauvaise volonté,

m
Ibid., p. 281.
Ul
Jean-Clément Martin, Révolution et Contre-Révolution en France, 1789-1989 : les rouages de l'histoire. Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 1996, p. 102 et Forrest, loc. cit., p. 88, 93 et 95-96.
Martin, Révolution, p. 103 et Vovelle, Les Jacobins, p. 56.
36

la fraude plus ou moins déguisée l'emportent », et ce, bien que la sincérité et l'enthousiasme
révolutionnaires ne soient pas non plus inexistants113.

La direction centralisée de l'économie, les réquisitions et les taxes révolutionnaires, qui


pesaient lourdement sur les campagnes, beaucoup plus lourdement que la Terreur politique,
opposaient le « profiteur » de la ville à « l'accapareur » de la campagne, l'État à la communauté ;
elles soudaient les paysans pauvres et aisés dans la protection des intérêts économiques
communautaires114. La fraude était généralisée. Déplus, la levée en masse, les réquisitions et les
mesures antireligieuses faisaient sentir à tous la pénétration de l'État central dans la vie
quotidienne des campagnes, qui grevait les ressources matérielles et humaines de la
communauté115. Le maximum entraîna des confrontations entre les villes où le grain abondait et
celles où il manquait116. Le gouvernement dût recourir à la contrainte, à travers ses relais urbains,
pour lever des armées, ravitailler et équiper le soldat et nourrir le citadin, ce qui lui valut le
ressentiment de la paysannerie et des commerçants117. La Terreur politique s'étendit donc aux
domaines du commerce et de la production. Le désir d'intimider et de châtier impitoyablement
l'égoïsme des marchands et des paysans était très puissant chez les sans-culottes1 '8. Le maximum
favorisait les consommateurs en maintenant les prix plus bas que le coût de production119. Mais
la réalité de l'économie rurale mettait les autorités locales et une bonne part de la récolte entre
les mains des paysans fortunés et, si la Terreur devait fonctionner, leur collaboration était
indispensable : le Comité de salut public augmenta donc les prix pour satisfaire les producteurs
en février 1794120. Les structures sociales de la province et l'économie décentralisée jouaient
contre les revendications égalitaires des sans-culottes : la victoire et l'établissement d'un Etat
central hégémonique étaient les véritables priorités des gouvernants.

113
Peret, loc. cit., p. 290.
iU
Ibid., p. 289-290 et Bouloiseau, op. cit., p. 177.
U5
Peret, loc. cit., p. 291.
U6
Gross, op. cit., p. 79.
'^Richard Cobb, Terreur et subsistances, 1793-1795, Paris, Clavreuil, 1965, p. 219.
m
lbid.. p. 28-29.
119
Sutherland, op. cit., p. 208.
m
lbid., p. 204-205.
37

L'exemple vendéen illustre la complexité de la Terreur provinciale. L'antagonisme


s'articulait entre la ville républicaine, relais arrogant et vexateur du pouvoir révolutionnaire, et
la campagne hostile à ce pouvoir de plus en plus exigeant : la Vendée relevait à prime abord de
la jacquerie et du rejet de la politique antireligieuse des révolutionnaires121. Naturellement, les
insurgés cherchèrent des dirigeants parmi les autorités sociales traditionnelles : le noble et le
prêtre. Le prolongement de la guerre provenait aussi de l'extension des luttes de pouvoir
parisiennes. Pour les Hébertistes, la Vendée était un terrain de légitimation politique et
militaire122. Ils rivalisaient avec les généraux et les agents du gouvernement central appartenant
à d'autres tendances politiques ; la division et la désorganisation ont nui à l'efficacité militaire
des républicains123. En octobre, la force armée passa en entier sous le contrôle des sans-culottes ;
dès lors, l'incompétence, l'intérêt des carrières et les exactions perpétuèrent la guerre124. Les
défaites supposées inexplicables justifièrent d'affreux massacres entre février et avril 1794, car
la Vendée devint l'incarnation de la Contre-Révolution ; située hors du champ de la rationalité,
elle fut livrée aux pires violences et dévastations : quoique dilué, le phénomène est discernable
à Lyon, à Toulon et à Marseille125. Le cas lyonnais témoigne de l'incidence des tensions sociales
sur la Terreur. Dans cette ville, la lutte entre Girondins et Montagnards polarisa un conflit social
déjà exacerbé entre riches marchands et ouvriers pauvres, ce qui entraîna une spirale de
violence : à Lyon, la répression et les mesures égalitaires des ultra-révolutionnaires venus de
Paris se distinguèrent par leur radicalité126. Les rivalités au sein de l'État et la répartition confuse
de l'autorité et des moyens de contrainte nous amènent à penser que « ...la violence naît plus d'un
défaut d'État que d'un excès »127.

Dans l'ensemble, l'ampleur de la répression se mesurait à l'aune du danger couru par la


République et à celle de l'intensité du zèle terroriste des représentants en mission et des
révolutionnaires locaux128. Lorsque ces conditions conjuguaient leurs effets avec la fermeté de

121
Dupuy, « Contre-Révolution », p. 287.
Martin, Révolution, p. 105.
123
Idem, La France en Révolution, p. 148-149.
124
Idem, Contre-Révolution, p. 174-175.
Idem, La France en Révolution, p. 148 et 178.
Furet, « Terreur », p. 163 et Cobb, op. cit., p. 87-88.
Martin, Révolution, p. 106.
128
Lucas, op. cit., p. 281-282.
38

la Convention et du Comité de salut public, la Terreur se déploya dans sa magnitude maximale,


d'où les massacres et les destructions commis par les colonnes infernales du général Turreau en
Vendée ; d'où les noyades et les fusillades collectives commandées par Carrier à Nantes
(plusieurs milliers de morts) ; d'où les exécutions massives à Lyon, alors sous le lugubre
proconsulat de Collot d'Herbois et de Fouché (1 700 victimes)129. La géographie de la Terreur
était avant tout celle de la révolte contre le gouvernement révolutionnaire : 78 % des sentences
de mort prononcées le furent pour cause de trahison ou de rébellion130. Autre part, l'étude du
département de la Vienne suggère que la Terreur se manifesta surtout par des ponctions
d'hommes et de ressources afin d'approvisionner la machine guerrière ainsi que par une
déchristianisation plus ou moins poussée, « [m]ais ce choc est largement amorti par les
résistances traditionnelles que sait mettre en oeuvre le monde rural face aux offensives du
pouvoir central et de la ville »131. Maintenant, il nous faut, pour suivre le fil de la Terreur,
retourner à Paris.

1.4 L'instrumentalisation de la Terreur par le gouvernement révolutionnaire

La Terreur d'État fut institutionnalisée sous la pression de la rue et parce qu'elle servait
les obj ectifs du pouvoir. Son opportunité ne faisait pas de doute considérant le péril qui menaçait
de jeter bas les fragiles fondations de la République et l'omniprésence des difficultés de
subsistance. Elle fut d'abord une série d'improvisations dont le contrôle échappait en large partie
au gouvernement, les forces locales jouissant d'une grande autonomie. La Terreur fut ensuite
graduellement instrumentalisée, centralisée et systématisée132 par le gouvernement
révolutionnaire afin de solutionner le problème multiforme que représentait la nécessité d'établir
une autorité civile effective dans un pays imparfaitement unifié par la centralisation monarchique
et ébranlé par quatre années d'incertitude et de chambardement : que l'épée de justice et l'épée
de guerre soient fermement entre les mains de l'État central était la seule garantie de la

129
Martin, Contre-Révolution, p. 188 et 220.
Bouloiseau, op. cit., p. 233.
J.jPeret, loc. cit., p. 292.
Furet, « Terreur », p. 160.
39

pérennité de la République face aux dangers que constituaient les princes étrangers au dehors et
les « traîtres » au dedans.

Malgré que le gouvernement révolutionnaire ait cédé aux sans-culottes, les Jacobins et
les Montagnards entendaient préserver leur mainmise sur l'État par l'appropriation de la violence
populaire. Ils ont progressivement domestiqué la sans-culotterie par le salariat, par l'intégration
et la dispersion dans une bureaucratie pléthorique, par l'épuration des institutions électives, par
l'encadrement et la limitation de la démocratie sectionnaire : « The Jacobins and the commune
may have become the spokesmen of the sans-culottes on 5 September, they were also fast
becoming their masters »133. Le 9 septembre, les assemblées des sections de la Commune de
Paris furent ramenées à deux par semaine et l'assistance fut salariée134. La Commune décida de
nommer arbitrairement les membres des comités révolutionnaires des sections, qui furent
d'ailleurs soumis à l'autorité directe du gouvernement et au joug du club Jacobin135. De plus, ceux
qui siégeaient aux comités de surveillance provinciaux recevaient une rémunération et la loi des
suspects les obligea à correspondre avec le Comité de sûreté générale136. Par conséquent, la
bureaucratisation de la Terreur et du mouvement populaire fut présente dès le mois de septembre.
Elle fut facilitée par l'affaiblissement des militants en raison de la levée en masse et de l'apathie
qui les gagnait.

Les lois du 14 frimaire (4 décembre) qui codifièrent l'organigramme du gouvernement


révolutionnaire, même si elles énonçaient un programme plus qu'une réalité, furent une étape
importante du processus de concentration de la Terreur sous la gouverne du Comité de salut
public : « ...on passa assez vite de la Terreur légale décentralisée à la centralisation de la
Terreur »137. Précisément, le Comité de salut public était en charge de la nomination, après
ratification par l'Assemblée, des généraux et des membres des autres Comités
gouvernementaux138. Les armées révolutionnaires furent supprimées, à l'exception de celle de

113
Sutherland, op. cit., p. 208.
134
Martin, La France en Révolution, p. 169.
13
136
W
Sutherland, op. cit., p. 207.
Mazauric, loc. cit., p. 1022.
Bouloiseau, op. cit., p. 103.
40

Paris, finalement dissoute le 7 germinal139. Plus important, les représentants en mission et les
comités révolutionnaires, qui avaient eu une grande liberté dans l'interprétation des décrets,
durent se soumettre à la surveillance serrée du gouvernement révolutionnaire : il en allait de
même pour les districts et les municipalités, les unités primaires de l'administration140.

En revanche, la centralisation, qui resta incomplète dans les faits, était accompagnée par
des luttes factionnaires qui divisaient les révolutionnaires, exacerbaient la Terreur et empêchaient
la stabilisation du pouvoir d'État : chaque camp tentait de liquider l'autre en le stigmatisant
comme contre-révolutionnaire141. La Terreur parisienne se pliait à une autre logique que celle qui
sévissait en province. Elle était utilisée pour mater les militants sectionnaires et les factions de
la Convention, pour asseoir l'hégémonie des douze. La peur du complot étranger et
aristocratique, profondément gravée dans la mentalité révolutionnaire, fut prétexte à l'élimination
des factions de gauche et de droite : les ultra-révolutionnaires hébertistes (24 mars 1794) et les
Indulgents (Dantonistes, 5 avril) furent successivement envoyés à l'échafaud par les
Robespierristes qui s'affairaient à monopoliser le pouvoir. Pour cela, il fallait écarter les
modérés et mettre un terme à la violence et à la déchristianisation débridées des Hébertistes. La
crise de ventôse se voulait un avertissement sans équivoque à ceux qui étaient enclins à désobéir
au Comité dictatorial. Cette purge décapita le mouvement populaire et assura sa soumission.
Puis, le 24 germinal (13 avril 1794), l'exécution du procureur Chaumette et, plus tard,
F arrestation du maire Pache et leur remplacement par des agents gouvernementaux complétèrent
l'annexion à l'État jacobin de la Commune de Paris, qui avait été le noyau institutionnel de la
puissance hébertiste142.

Les événements de ventôse et de germinal consacraient l'achèvement de la dictature de


Robespierre : le jacobinisme devint la seule idéologie d'État143. L'appareil terroriste ne devait
dorénavant servir que les fins du Grand Comité dans le but d'atteindre et de parfaire l'unité de

139
iW.,p. 108-109.
140
Sutherland, op. cit., p. 235.
Martin, Révolution, p. 106.
142
Sutherland, op. cit., p. 239 et Bouloiseau, op. cit., p. 132.
41

direction et l'uniformité d'application de la Terreur, et pas forcément par souci de modération.


Les décrets du 27 germinal (16 avril) et du 10 floréal (29 avril) rassemblèrent la presque totalité
de l'activité des cours de justice révolutionnaires à Paris144. Pour consolider son oeuvre
centralisatrice, le gouvernement s'employa à la résorption des excès dus à l'indépendance et à
l'insubordination des représentants ultra-révolutionnaires et de leurs séides145. Passé un certain
degré, la répression créait plus de résistance et de désordre qu'elle n'en supprimait, en plus de
soulever localement la réprobation de nombreux Jacobins. Le gouvernement de Paris rappela
plusieurs représentants, surtout parmi les plus terribles tels Carrier, Barras et Tallien146. La
Terreur était, semble-t-il, devenue un mode de fonctionnement étatique régulier. Les lois de
ventôse « ...introduced an administrative system of arrests and punishments whose results went
far beyond the temporary deprivation ofliberty envisaged by the Law of Suspects »147. Le Comité
de salut public s'autonomisait complètement des militants sectionnaires et de l'autorité
souveraine de la Convention. Il se coupait en même temps de son assise populaire et de la source
de la légalité républicaine, qui bénéficiait de l'allégeance ultime de la majorité des
révolutionnaires.

Concentrée à Paris, la Grande Terreur fut l'apogée de la centralisation des organisations


coercitives sous la férule du Grand Comité. Elle résultait en outre d'un durcissement idéologique,
d'une moralisation de la politique pleine de l'abstraction des principes148. La province, bien que
moins atteinte, en subit les effets. La redoutable Commission d'Orange, instituée le 10 mai, en
fut même le prélude149. Les lois du 22 prairial (10 juin) élargissaient encore la définition du
crime politique et ne laissaient presque rien subsister des garanties légales des accusés : une
simple conviction morale des jurés suffisait pour les confier à l'exécuteur150. Cette phase dernière
de la Terreur s'étendit du 10 juin 1794 au 9 thermidor. Pendant cette période, 57 % des
exécutions ordonnées par le Tribunal révolutionnaire eurent lieu151. Inséparable d'une ambiance

144
Mazauric, loc. cit., p. 1022.
145
Lucas, op. cit., p. 282.
Bouloiseau, op. cit., p. 223.
U7
Sutherland, op. cit., p. 236.
148
Martin, Contre-Révolution, p. 235.
W
Ibid., p. 233.
150
Furet, « Terreur », p. 160.
151
Sutherland, op. cit., p. 242.
42

de suspicion et de paranoïa chez les Jacobins, elle était une réaction exagérée aux tentatives
d'assassinat sur des membres du Comité de salut public et à la peur d'un complot qui,
prétendument, se tramait dans les prisons surpeuplées. Elle culmina en une épuration de la
société pour la faire correspondre aux normes de vertu de Robespierre, le grand censeur de
l'orthodoxie jacobine152. La guillotine, machine de l'égalité, symbolisait cette entreprise de
purification, cette souveraineté du peuple, incarnée dans sa représentation, sur ses parties153.

La Grande Terreur coïncida avec une crise d'autorité, qui se diffusait sous le conformisme
inspiré par la crainte. Le gouvernement éprouvait une difficulté croissante à se faire obéir en
province, surtout dans le Midi. La Terreur, la déchristianisation et le nouveau maximum
cumulaient leurs effets pour focaliser l'hostilité des paysans sur le gouvernement central alors
que le mécontentement envers le régime grondait chez les sans-culottes en raison, entre autres,
d'un maximum des salaires jugé insuffisant154. Plutôt que de mettre fin aux dissensions qui
empêchaient la création d'un ordre jacobin et républicain capable d'assurer sa perpétuation, elle
conduisit au renversement de Robespierre le 9 thermidor. Contre lui, l'Incorruptible avait unifié
les conventionnels - modérés autant qu'ultra-révolutionnaires -, dont l'immunité parlementaire
avait été annulée par les lois de prairial155. Tous craignaient d'être de la prochaine charrette de
la mort et plusieurs redoutaient, depuis la fête de l'Être suprême, l'avènement de la dictature
personnelle de Robespierre.

Dans un autre ordre d'idées, la Révolution française introduisit une rupture fondamentale
dans l'ordre du politique. L'abolition de la royauté signifiait une radicalisation démocratique de
la Révolution, que l'exécution du roi rendit irréversible : il fallait naviguer sur une mer inconnue
et démontée. La société devait désormais elle-même sécréter sa légitimité. La Terreur fut aussi
ce vertige provoqué par la nécessité de refonder la société et l'État sans en naturaliser les

Furet, « Terreur », p. 169.


153
Daniel Arasse, La guillotine et l'imaginaire de la Terreur, Paris, Flammarion, 1987, p. 100.
1M
Bouloiseau, op. cit., p. 238-243.
155 . .
Il faut aussi mentionner l'isolement grandissant de Robespierre au Comité, les rivalités organisationnelles qui opposaient
les deux Grands Comités de gouvernement et la victoire de Fleurus, le 26 juin, qui remettait évidemment en question la
pertinence de la Terreur pour plusieurs. Sutherland, op. cit., p. 239-242 et Martin, La France en Révolution, p. 186.
43

hiérarchies par une légitimation transcendantale156. Le pouvoir absolu du monarque lui a été
arraché par la nation, mais sans que le champ illimité de la puissance du nouveau souverain ne
soit encadré et équilibré par le contrepoids des pouvoirs et l'institutionnalisation de la
compétition entre les élites politiques157. La Terreur traduisait la violence extrême des processus
d'exclusion et d'inclusion inhérents à l'action étatique : la guillotine taillait les contours de la
nation souveraine pendant que le glaive tentait d'imposer l'hégémonie de l'État central à un pays
réticent. La difficile reconstitution d'une légalité nouvelle et acceptée par tous incitait au recours
à la force : « Ainsi la nécessité philosophique de l'exclusion [devenu un processus ouvert et
public] va-t-elle se confondre avec les éliminations tactiques, vengeresses, mal pensées »158.

La Terreur figure ce qui n'était pas maîtrisable dans la Révolution, l'infini des possibles
que la subversion de l'ordre ancien et la sécularisation du politique firent apparaître dans les
sphères publique et privée, qui tendaient d'ailleurs à se confondre159. Dans l'idéologie jacobine,
l'homme ne devait être que citoyen. Si le problème de l'autorité est central pour comprendre la
Terreur, c'est parce que la mort du roi posa d'une manière brutale le problème politique en soi :
celui de la légitimité de l'État et des régimes politiques et sociaux qui l'organisent. Le vide, au
sens propre et figuré, laissé au centre ouvrit une lutte armée pour le pouvoir qui se répercuta dans
toute la France. L'affrontement entre deux légitimités concurrentes, réifié dans le duel -
paroxystique en l'an II - entre la Révolution et la Contre-Révolution rendit l'État-nation en
formation d'autant plus violent qu'il était fragile et incapable de trouver son équilibre. La création
d'une société démocratique, amalgame d'individus libres, égaux et isolés, rencontra la résistance
d'une société traditionnelle composée d'acteurs sociaux collectifs, liés entre eux par des
solidarités et des rapports de sujétion ancrés dans l'épaisseur des siècles. Tout le XIXe siècle

Myriam Revault d'Allonnes, D'une mort à l'autre : précipices de la Révolution, Paris, Seuil, 1989, p. 19-20 et 233 et voir
aussi Claude Lefort, Essais sur le politique (XDC-XX siècles), Paris, Seuil, 1986, 333 p.
Furet, « Terreur », p. 160.
Martin, Révolution, p. 107. Colin Lucas propose une approche anthropologique de la Terreur retraçant l'insuccès des
révolutionnaires à reconstruire efficacement les paramètres régissant la distinction entre la violence criminelle qui engendre
ladissolution sociale et la violence légitime du souverain, par la médiation d'un système de justice impersonnel, qui neutralise
l'interminable cycle de la vengeance et préserve la stratification sociale. Colin Lucas, « Revolutionary Violence, the People
and the Terror », dans The Terror..., p. 57-79.
Revault d'Allonnes, op. cit., p. 17.
44

français résonna de cet antagonisme primordial. Les Histoire de la Révolution française de


Michelet et de Blanc furent des moments de ce combat et de cette fondation.
DEUXIEME PARTIE

JULES MICHELET, L'HISTOIRE DE LA TERREUR ET LA


LÉGITIMATION DE LA RÉPUBLIQUE-PEUPLE

Michelet fut, par excellence, le héraut de la tradition républicaine du XIXe siècle, en


même temps qu'il fut un des plus marquants interprètes de ses origines révolutionnaires. Il nous
faut aborder l'homme pour comprendre l'historien, pour saisir les inflexions de sa pensée au long
de son récit de la Terreur, qui fera l'objet d'un second chapitre.

CHAPITRE I : MICHELET, L'HISTORIEN DE LA RÉVOLUTION ET LE PROPHÈTE


DE LA RÉPUBLIQUE

Nous devons avant toute chose examiner les faits signifiants de sa vie et de son
engagement politique. Ensuite, nous situons Michelet avec plus de précision sur l'échiquier
républicain en fonction de la question sociale, ce qui est indispensable à toute analyse fondée sur
l'impact de l'idée républicaine, des luttes politiques et du contexte de production. Puis, nous
exposons l'interprétation générale de la Révolution française de l'auteur pour mettre en contexte
sa conception de la Terreur.
46

1.1 La vie intellectuelle et l'engagement politique de Michelet

Dans ses jeunes années, Michelet, né en 1798, était un libéral, à l'image de la jeunesse
éclairée de cette époque. Il a accueilli avec enthousiasme la révolution de Juillet et il a cru
pendant un temps que 1830 achevait 1789 160. Il devait d'ailleurs son ascension sociale à la
monarchie libérale. Le 21 octobre 1830, il obtint le poste de chef de la Section historique des
Archives ; en janvier 1838, il fut élu au Collège de France 161. Une bonne part des années 1830
et le début de la décennie suivante furent dévolus par Michelet à son Histoire de France.

Les années 1840 furent, selon lui, celles d'une rupture irrévocable avec le christianisme
et le régime bourgeois de Juillet. En 1843, Michelet, avec son ami Quinet, engagea, du haut de
sa chaire, une virulente lutte anticléricale contre les Jésuites et ce qu'il appelait avec dédain le
parti-prêtre : le livre Le prêtre, l'Église et la famille parut en 1845162. Le combat contre le
contrôle de l'Église sur l'Université qui occupait les deux intellectuels marqua « l'actualité
politique » de 1845163. Michelet, un orléaniste établi, dans la quarantaine, se convertit alors
totalement au républicanisme, une transformation amorcée depuis les Trois Glorieuses et
renforcée par le conservatisme croissant du gouvernement orléaniste. Michelet, qui avait un
faible pour la gloire, acquit une brillante renommée et une stature qui en faisait pratiquement
un homme politique ; il mit son prestige de lettré, sa plume et sa voix au service de la cause
républicaine164. Ce changement profond, cette renaissance, se traduisit par la publication d'un
livre, Le Peuple, en 1846. Michelet interrompit, en 1844, son Histoire de France pour se lancer
corps et âme dans l'écriture et l'enseignement de VHistoire de la Révolution française à partir de
1846165. Il ressentit l'appel irrésistible, presque religieux, de la vocation républicaine : il allait être
le prophète de l'avènement révolutionnaire et démocratique. Entre-temps, ses cours au Collège

Paul Viallaneix, « Une histoire révolutionnaire de la Révolution », dans Un lieu de mémoire romantique : la Révolution de
1789, présenté par Simone Bernard-Griffiths, Naples, Vivarium, 1993, p. 118.
Éric Fauquet, Michelet ou la gloire du professeur d'histoire, Paris, Cerf, 1990, p. 151 et Viallaneix, op. cit., p. 560.
Ibid, et François Furet, « L'idée de république et l'histoire de France au XIXe siècle », dans Le siècle de l'avènement
républicain, François Furet et MonaOzouf, dir., Paris, Gallimard, 1993, p. 298.
Viallaneix, op. cit., p. 561 et Furet, « Michelet », p. 1030.
Fauquet, op. cit., p. 227, 298 et 315.
Paul Viallaneix, « Michelet et la Révolution vivante », Europe, vol. 51, n° 535-536 (novembre-décembre 1973), p. 7 et idem,
« Michelet et la révélation de 1789 », Romantisme, vol. 15, n° 50 (1985), p. 62.
47

de France étaient devenus un lieu de rassemblement de la jeunesse contestataire des Écoles166.


La parution, en 1847, des deux premiers tomes de son récit de la Révolution alimenta l'excitation
révolutionnaire qui préluda la révolution de 1848. La suspension du cours de Michelet, le
2 janvier 1848, le confirmait comme un des emblèmes de l'opposition à l'ordre établi : le
6 janvier 1848, 1 500 personnes manifestèrent devant son domicile pour protester contre
l'interruption de son enseignement167. Son nom orna la première liste des membres du
gouvernement provisoire et, dès le 6 mars, Michelet et Quinet furent triomphalement rendus à
leur chaire sous l'égide du nouveau pouvoir républicain168.

Michelet, contrairement à plusieurs de ses proches, ne s'investira jamais dans une


participation directe et prolongée à la vie politique ; il préférait le rôle d'autorité morale, le
sacerdoce de la Révolution et de la République. Après la révolution de février 1848, Michelet
traversa une période d'enthousiasme et d'optimisme politique. Il proposa, en février, à la nouvelle
République de nommer, entre autres, les socialistes Louis Blanc, George Sand et Pierre Leroux
à l'Académie des sciences morales169. Il suivit de près le déroulement des événements politiques,
appuya les ambitions électorales de ses amis. Il se prononça contre l'ajournement des élections
désiré par les socialistes, qui voulaient éviter la formation d'une Assemblée trop conservatrice170.
Rapidement, sa disposition d'esprit fut assombrie par les signes annonciateurs d'une crise sociale
imminente entre la bourgeoisie républicaine et les ouvriers ainsi que par la montée du
bonapartisme171. Il prit ses distances en s'immergeant, en juin 1848, dans la continuation de son
Histoire de la Révolution française : les tomes III, IV et V furent respectivement publiés en
février 1849, février 1850 et mars 1851 alors que l'auteur se désolait de l'essoufflement de l'élan
fraternel de février 1848, finalement brisé net par l'insurrection de juin, qui ébranla fortement ses
espoirs quant à la survie de la jeune République et aux chances de la démocratie fraternelle1 .

Idem, op. cit., p. 306 et Fauquet, op. cit., p. 228.


ZJbid., p. 323-324.
16
Viallaneix,
» laucuivi/v, op.
uy. cit.,
1,11.,p.
y. 323-325
JiJ-JiJ etCl328-329.
3i.0-Ji.jr.
Blanc était déjà un compétiteur historiographique, ce qui indique le souhait que Michelet avait de garder intact la coalition
de socialistes et de républicains de février 1848. Ibid., p. 328.
Fauquet, op. cit., p. 325-326.
Arthur Mitzman, A/icAc/e»', Historian : Rebirth and Romanticism in Nineteenth-Century France, New Haven et Londres, Yale
University Press, 1990, p. 166 et 177.
Fauquet, op. cit., p. 328.
48

Il regrettait profondément de voir la République devenir de moins en moins républicaine et de


voir renaître le vieux démon de l'Empire, en raison du manque d'éducation politique des
masses173.

Le gouvernement conservateur du président Bonaparte punit Michelet pour le fervent


militantisme républicain de son enseignement : assister à ses cours, toujours aussi populaires
auprès des étudiants républicains du Quartier latin, constituait en soi un acte de contestation, et
l'attention policière accablait ses auditeurs174. L'administration du Collège entreprit dès 1849 une
campagne pour le museler. Son cours fut de nouveau et définitivement suspendu par le Ministère
en mars 1851 avec l'approbation de ses collègues ; il s'ensuivra de fortes démonstrations
étudiantes le 13 et le 20 mars, cette dernière réprimée par les forces de l'ordre175. Les choses
s'accélérèrent avec le coup d'État du 2 décembre. Michelet et Quinet furent destitués de leur
chaire au Collège de France en avril 1852 et Michelet fut congédié des Archives en juin, après
avoir refusé de prêter serment au prince-président176. Il fut moins déchiré par le renversement de
la République par l'épée que par juin 1848, brisure fondamentale entre les deux France dont le
2 décembre ne fut que l'aboutissement177. L'exil intérieur à Nantes, débuté le 12 juin, était une
marque de solidarité envers les grands exilés républicains, dont Quinet, et une mesure
d'économie - Michelet a perdu tous ses traitements. Il y écrira l'histoire de la Terreur178. Les
tomes VI et VII de son histoire de la Révolution parurent en août 1853 ; c'était la fin d'un labeur
qui a meublé près de dix ans de sa vie et chevauché trois régimes politiques179. Il reviendra sur
son Histoire de la Révolution française à l'occasion du débat historiographique entourant le livre
de Quinet, publié en 1865. Cette prise de position contre les historiens néo-robespierristes
consomma sa rupture avec Quinet, suite à une divergence irréconciliable concernant le rapport
entre la Révolution et le christianisme. Michelet s'éteignit en 1874, après avoir contemplé la
ruine de l'Empire.

171
Ibid., p. 168 et Viallaneix, op. cit., p. 342-343, 345-346, 350 et 364.
Ibid., p. 352 ; Fauquet, op. cit., p. 343 et Mitzman, op. cit., p. 168.
Ibid., p. 233-234 et Viallaneix, op. cit., p. 363-364.
m
ibid., p. 371-372 et Fauquet, op. cit., p. 359.
"Viallaneix, op. cit., p. 370-371.
178
/&;<f., p. 371-372, 375 et 562.
m
Ibid., p. 383 et 562.
49

Enfin, disons un mot de la méthode et des sources historiques de Michelet. Sa méthode


porte l'empreinte d'une profonde originalité. On ne peut le rattacher à aucune école, ni lui
attribuer des épigones. Il n'ambitionnait rien de moins que la « ...résurrection intégrale du
passé »180. Sa « méthode intime » l'amenait à chercher consciemment la symbiose avec son objet
d'étude, entre le présent et le passé, afin de lui redonner vie, d'où l'impact considérable, le
transfert, de sa vie personnelle, affective et de ses convictions politiques sur son écriture de
l'histoire181. Ses portraits de la psychologie des acteurs sont incomparables. « La vieille formule :
Vox populi, vox Dei résume, en effet, non seulement la philosophie première et la conviction
républicaine, mais la méthode historique de Michelet »182. Il notait parcimonieusement en bas
de page les sources employées dans son Histoire de la Révolution française. Nous pouvons
cependant déduire qu'il consulta abondamment VHistoire parlementaire de la Révolution
française de Bûchez et Roux, les journaux révolutionnaires tel Le Moniteur, les mémoires des
contemporains ; il effectua des recherches importantes mais nullement exhaustives aux Archives
centrales, à celles de la Préfecture de police, de l'Hôtel de Ville et dans plusieurs dépôts de
province, particulièrement les Archives de la Loire inférieure lorsqu'il résidait à Nantes183.
L'itinéraire documentaire de Michelet nous renvoie aux conséquences de son républicanisme en
faisant allusion à son exil nantais.

1.2 La République et la question sociale

Michelet, une des notabilités du romantisme humanitaire, appartenait à la gauche


anticléricale et démocratique. Pour lui, la question politique ou plus intimement la question
religieuse - celle du droit et de la justice proclamés par 1789 - primait et précédait la question
économique. Il s'agit là d'une hiérarchie davantage que d'un constat d'incompatibilité. Comme
les républicains libéraux, Michelet louait la démocratisation de la propriété foncière grâce à la

180
Idem, « Michelet et la révélation de 1789 », p. 68.
Idem, op. cit., p. 301 et 337 et Mitzman, op. cit., p. xvii.
Viallaneix, « Michelet et la Révolution vivante », p. 11.
Ibid.,p. 12; Furet, « Michelet », p. 1035; Fauquet, op. cit., p. 309 et Gabriel Monod, La vie et la pensée de Jules Michelet
(1798-1852), préface de Charles Bémont, réimpr., Genève et Paris, Slatkine Reprints/Honoré Champion, 1975 (1923),
p. 236.
50

vente des biens nationaux pendant la Révolution184. Il était hostile aux socialistes chrétiens qui
prêchaient le culte de l'État au nom de l'égalité et le partage gratuit de la propriété. Il éprouvait
de l'aversion pour ce qu'il percevait en eux de papiste et d'autoritaire, de mépris pour la légalité,
de sympathie pour la monarchie d'Ancien Régime et la religion catholique.

Néanmoins, Michelet n'était pas un adepte du libéralisme économique pur et, trop
nationaliste pour être anglomane, il déplorait l'exploitation des ouvriers et la répression des
manifestations ouvrières par la monarchie de Juillet, de même qu'il désapprouvait l'écrasement
par la République du soulèvement ouvrier de juin 1848185. Il se sentait viscéralement lié au
peuple travailleur de par la modestie de son extraction sociale. Autant que le socialisme
doctrinaire de Bûchez, Roux et Blanc, il rejetait l'égoïsme de la bourgeoisie orléaniste qui n'avait
pris dans la Révolution que ce qui arrangeait ses intérêts. Il se navrait du processus d'exclusion,
de la parcellisation du patrimoine révolutionnaire en chapelles concurrentes, ce qui atrophiait la
religion républicaine : « Si les amis de la liberté voient leur nombre décroître, c'est qu'ils l'ont
voulu eux-mêmes. Plusieurs se sont fait un système d'épuration progressive, de minutieuse
orthodoxie, qui vise à faire d'un parti une secte, une petite église. [...] les sectes de la Révolution
annulent la Révolution... » '86. Il se réclamait de la Révolution en tant que tout et de la République
en tant que couronnement de celle-ci dans son siècle.

Au soir de ses jours, il récapitulait ainsi le cheminement de sa pensée sociale :


...j'avais été, dès 1852, favorable au socialisme lyonnais de Chalier et dans la Préface
contre Robespierre [Le Tyran] j'ai montré les socialistes, Chalier, Roux, Leclerc comme
amis violents de l'humanité [...] Dans Le Peuple (1846), j'étais sans réserve pour la
propriété. Dans La Révolution (1852), avec réserve quand les conservateurs firent le
2 Décembre. Aujourd'hui (1869), favorable à la propriété, mais peu à l'hérédité de la
propriété187.
Sa position fluctuait suivant les ondulations de sa vie personnelle et celles de l'histoire politique
de la France. En 1846, à l'approche d'une révolution libératrice qu'il anticipait, Michelet désirait,

Michelet, op. cit., t. 6, p. 40-41.


Viallaneix, op. cit., p. 301 et 335.
^Michelet, op. cit., t. 1, « Préface de 1847 », p. xxxvi.
Cité par Viallaneix, op. cit., p. 511.
51

en écrivant l'histoire de la Révolution, donner à la République une tradition afin que la nation
française redécouvre l'unanimisme fraternel dans lequel éclot spontanément la liberté, où l'égalité
n'est ni imposée par le glaive ni éteinte par l'égoïsme de classe : « Je donne aujourd'hui l'époque
unanime, l'époque sainte où la nation tout entière, sans distinction de parti, sans connaître encore
[...] les oppositions des classes, marcha sous un drapeau fraternel »188. VHistoire de la
Révolution française était aussi une pédagogie républicaine destinée à l'édification du peuple.
Cela était d'autant plus urgent qu'il appréhendait, avec le décès de son père en 1846, la
disparition de la tradition orale de la Révolution, à la fois une inspiration et une source de
prédilection189.

En partisan déçu de la révolution confisquée de 1830, Michelet s'inscrivait donc contre


l'historiographie libérale devenue l'oriflamme de la bourgeoisie orléaniste ; qui, en voulant se
concilier le parti-prêtre, a trahi la Révolution ; qui, en injectant la guerre des classes dans l'histoire
et en s'y résignant dans le présent, a spolié le peuple de son histoire et de ses droits190. Michelet
souhaitait également contrebalancer l'interprétation socialiste et jacobine - qu'il qualifiait de
robespierriste - de Bûchez, de Roux (catholique pour ces deux derniers) et de Blanc, qui réduisait
l'élan unanime de 1789 à une petite révolution bourgeoise, célébrait dans 1793 la vraie révolution
de l'égalité, excusait la violence d'État et la suppression des libertés en invoquant l'exemplarité
égalitaire191. Michelet résuma ainsi, le 8 février 1848, l'orientation historiographique et politique
prise au commencement de son Histoire de la Révolution française : « Ici j'ai pris parti : et
contre royalistes (légitimistes et anglomanes), et contre républicains terroristes, et contre
chrétiens, et contre communistes : Louis Blanc »192. Pour Michelet, la fraternité n'existait pas
séparément du droit et de la liberté ; elle ne pouvait être que celle de l'amour librement donné193.
Contempteur du principe de la lutte des classes, il croyait plutôt à leur harmonisation par la

188
Michelet, op. cit., t. 1, « Préface de 1847 », p. xlv.
Ibid., p. xlvi et Viallaneix, « Michelet et la révélation de 1789 », p. 64.
Michelet, op. cit., t. 1, « Préface de 1847 », p. xxxiv-xxxv.
Ibid., p. xxxviii.
192
Cite par Furet, « Michelet », p. 1031.
193
Michelet, op. cit., t. 1, « Préface de 1847 », p. xxxviii.
52

médiation des institutions républicaines, à leur communion fraternelle dans la nationalité


française, d'où le déchirement ressenti en juin 1848194.

En 1852, Michelet commença son récit de la Terreur pendant son exil nantais. Il avait
observé sympathiquement la Montagne de 1849 ; il chercha donc un réconfort dans le
resserrement des rangs républicains, cruellement divisés, entre purs et socialistes, depuis les
journées de juin 1848 et démoralisés depuis le coup d'État. Michelet n'adhéra jamais au
socialisme, mais il respectait ses tenants et partageait leur humanitarisme, en particulier après
1848. Il considérait la constitution montagnarde de 1793 supérieure au projet girondin (et donc
à la constitution de la IIe République élaborée par les républicains conservateurs) sur deux points
fondamentaux, la fraternité publique et la limitation de la propriété au fruit du travail : « Énoncé
faible encore du premier devoir de la fraternité »195. En 1852 et 1853, il regardait avec plus
d'indulgence Robespierre et avec sentimentalisme la Commune de Chaumette, s'évertuant à
montrer ce que tous les républicains avaient en partage. Son jugement parfois ambigu sur
l'Incorruptible dérangea d'ailleurs certains républicains comme son ami Béranger196. Michelet
avait des amitiés ou des liens, héritage du romantisme fleurissant sous la monarchie de Juillet,
qu'il solidifia sous la IIe République, avec les représentants de toutes les branches du
républicanisme, des purs en passant par les radicaux et jusqu'aux socialistes197. Vers la fin de la
République et après le coup d'État, Michelet s'intéressa de plus en plus à la pensée socialiste,
incubateur possible de la fraternité, ce dont témoigne son affection pour Proudhon, qui succédait
à une puissante antipathie198. Michelet signala qu'il fut très bien reçu à Nantes et que le
patriotisme républicain des socialistes locaux , qu'il fréquentait, le réconforta ; il avait un grand
respect pour les exilés de l'Empire, socialistes et Blanc compris199. L'urgence d'un prosélytisme
démocratique et populaire était criante (Michelet écrivit des « Légendes démocratiques »), car
les résultats des élections et des plébiscites d'après 1849 dénotaient, selon Michelet, l'immaturité
politique du peuple. L'oecuménisme démocratique culmina en 1854 avec Le Banquet, resté

194
Furet, « Michelet », p. 1030 et Fauquet, op. cit., p. 452.
Michelet, op. cit., t. 7, p. 220 et voir aussi 222.
Viallaneix, op. cit., p. 383.
™Ibid., p. 310-311, 344, 354, 379 et 397 ; Agulhon, op. cit., p. 121 et Mitzman, op. cit., p. 250 et 278.
m
I b i d , p. 250.
199
Michelet, op. cit., t. 7, p. 278-279, note 1 ; Viallaneix, op. cit., p. 379 et Fauquet, op. cit., p. 361.
53

inachevé et inspiré par l'idée de la Commune de 1793 d'un minimum vital octroyé à tous, et allait
se reproduire à la toute fin de l'Empire, tandis que Michelet, en quête des origines du socialisme,
interrogeait l'histoire post-thermidorienne de la France ( 1869)200. Son jugement sur la Terreur n'en
fut pas notablement altéré, il importait avant tout d'expliquer que l'héritage sanglant de la
guillotine n'était pas toute la Révolution et n'était rien des grands moments d'unité de 1789,1790
et 1792.

Lors de la controverse déclenchée par la parution de La Révolution de Quinet en 1865,


Michelet fit front avec les républicains modérés contre les robespierristes, car la question de la
liberté et de la démocratie restait le sens premier de son attachement émotionnel à la Révolution.
Cela transparaît dans les préfaces qu'il rédigea pour les rééditions (première et deuxième) de son
Histoire de la Révolution française en 1868 (« Préface de 1868 ») et 1869 (« Préface de la
Terreur » ou « Le Tyran ») : « Nul de nous aujourd'hui qui ne voie [sic] dans la Liberté la
question souveraine. La question économique qui lui fit ombre [en 1848], est une conséquence,
un approfondissement essentiel de la Liberté. Mais celle-ci précède tout, doit couvrir et protéger
tout »201. Voilà qui n'était pas étranger au regain de ferveur républicaine qui enchantait Michelet
et lui rappelait février 1848, rompait avec la désaffection des Français pour l'idée républicaine
des années de l'Empire autoritaire202. Les succès des candidats démocrates aux élections de 1869
l'illustraient dans le cadre de l'Empire libéral : il endossa publiquement, en 1869, la candidature
du républicain libéral Jules Ferry, au côté duquel il avait livré la bataille historiographique contre
Blanc203.

Ses opinions sur Robespierre et les Jacobins étaient alors plus tranchées qu'en 1852-1853,
du fait même de la dynamique polémique, redoublée par l'âpreté du combat politique. L'auteur
répondait à Louis Blanc, qui avait tout au long de son Histoire de la Révolution française
constamment critiqué Michelet, et aux socialistes jacobins dans leur ensemble. Michelet consacra

Ibid., p. 362 et Viallaneix, op. cit., p. 388-389.


Michelet, op. cit., t. 1, « Préface de 1868 », p. iv. Dans toutes les citations, les passages en italique sont de Michelet et de
Blanc. La datation des éditions est reprise de Marina Valensise. Voir Furet, Edgar Quinet, p. 282, note 1 et 296, note 1.
Rémond, La vie politique en France, p. 158-159, 178, 182-183, 187 et 193-194 et Viallaneix, op. cit.,p. 508.
m
I b i d , p. 506, 508-509 et 563.
54

une bonne partie de l'année 1868 à la lecture des ouvrages de Blanc et d'Ernest Hamel204. Il
élucida d'emblée l'enjeu dans la « Préface de 1868 » : « Je connaissais [...] son [de Blanc] papisme
socialiste et sa tyrannie du travail au nom de la fraternité »205. Et plus loin : « Une chose nous
sépare bien plus qu'il ne paraît, une chose profonde. Nous sommes de deux religions. Il est demi-
chrétien à la façon de Rousseau et de Robespierre. [...] Dans sa démocratie, il est autoritaire »206.
Michelet faisait lui-même la démonstration que le débat historiographique entre les deux hommes
était sous-tendu par des conceptions antagoniques de la République. Après avoir développé ce qui
le distinguait idéologiquement de Blanc, il reprit point par point l'interprétation de la Révolution
de celui-ci pour montrer comment son socialisme autoritaire l'avait entraîné à innocenter
Robespierre de la Terreur. Michelet estimait que la haine du bourgeois avait poussé Blanc à
fustiger tous les partis révolutionnaires (la Gironde, Danton, Hébert même) en tant que
précurseurs égoïstes de la bourgeoisie de mai 1848, qui l'avait contraint à l'exil, sans compter son
indulgence pour les rois et les prêtres qui reproduisait celle de Robespierre207. Ce faisant, Michelet
révèle qu'il procédait d'une manière similaire, mais pour abattre l'idole au lieu de lui édifier un
temple ; il réagit semblablement dans la « Préface de la Terreur », contredisant pied à pied les
historiens robespierristes. Il tenait rigueur à Blanc d '« ...avoir réellement fait un gros livre sur
mon livre »208. Il reprochait la pauvreté de ses sources londoniennes à l'auteur socialiste. Michelet
était convaincu que l'unité du camp démocratique, des purs et des socialistes modérés, et de la
nation française dans un État républicain, qu'il sentait proche, ne pouvaient exister si l'on
n'exorcisait pas à jamais la « légende noire » de la Terreur perpétuée par les néo-jacobins209. En
cessant d'excuser ce chapitre de l'histoire de la Révolution, on affranchit la République de l'empire
du passé, qui obscurcissait les enjeux et semait le dissentiment : « ...c'est que nos dissidences en
48, les plus âpres peut-être, étaient relatives au passé, historiques, archéologiques. Ces débats se
mêlaient à l'actualité. On s'identifiait à ces lugubres ombres »210.

204
Michelet se rapporte à la biographie de Robespierre écrite par Hamel : Histoire de Robespierre (1865-1867). Celui-ci est
aussi l'auteur d'une Histoire de Saint-Just (1859). Michelet, op. cit., t. 7, « Préface de la Terreur », p. xxviii, note 1.
m
ibid., t. 1, « Préface de 1868 », p. xviii.
m
i b i d , p. xx.
207
Ibid., p. xvm-xix.
m
ibid, p. xvii.
m
ibid, p. iii.
m
ibid, p. iv-v.
55

Michelet était républicain avant tout, c'est-à-dire un partisan indéfectible de la démocratie


politique. Il souscrivait à la conception de la propriété des Montagnards de 1793 ainsi que, par
extension, à celle des Montagnards de la Seconde République : « La doctrine de la Montagne [...],
elle était la plus juste en soi [...], considérant la propriété comme l'accessoire de l'homme et de
la société, [...] ne la prenant pas pour un but, cette propriété, pour un instrument exclusif de
jouissances individuelles, mais pour un moyen de salut commun » 2U . En substance, sa pensée
sociale combinait un humanitarisme généreux, dépourvu de fixité doctrinale et de remise en cause
radicale du principe de propriété, avec une croyance romantique en l'unité organique de la nation
dans une communion qui transcenderait les classes sociales et les intérêts personnels. Après 1848,
Michelet était, semble-t-il, un républicain de la variante Ledru-Rollin, de l'aile gauche du parti
républicain qui se rallia, en 1849, aux socialistes pour former la Montagne à la suite des victoires
remportées par les conservateurs aux élections présidentielles et législatives en 1848 et 1849212.
Michelet attachait à l'idée de République un contenu social substantiel sans être socialiste ;
détracteur du communisme agraire, il était en faveur de la restitution de la propriété au travail et
du secours mutuel, de l'inclusion des socialistes dans la cité républicaine de demain. Il se situait
à la frontière mouvante du républicanisme et du socialisme : les vicissitudes de la politique et les
exigences de la lutte pour la République l'inclinaient davantage d'un côté ou de l'autre. En général,
après 1848, il rechercha l'union des deux Églises, seule capable d'instituer durablement la
nouvelle religion démocratique213.

1.3 La Révolution : la révélation de la justice et l'avènement du peuple

Michelet entendait ressusciter la « Révolution vivante », l'expérience démocratique vécue


par les masses pendant la période révolutionnaire214. Il chérissait par-dessus tout l'élan initial,
unanime et fraternel du peuple, de la nation révélée à elle-même, car pendant les journées et les
grandes fêtes révolutionnaires, dont Michelet fut, si l'on peut dire, l'archéologue et le

2U
Ibid, t. 7, p. 74.
212
Leveque, op. cit., p. 311.
Paul Viallaneix, « Michelet et l'avènement de la République », Europe, vol. 76, n° 829 (mai 1998), p. 11 et Bénichou,
op. cit., p. 514-515.
Viallaneix, « Michelet et la Révolution vivante », p. 7.
56

nécromancien, le peuple fonda le monde nouveau, celui du droit et de la justice : « Je définis la


Révolution, l'avènement [sic] de la Loi, la résurrection du Droit, la réaction de la Justice »215. La
Révolution instaura la condition humaine par le droit, qui seul rend libre et donc vivant, libre
maintenant de sublimer l'individuel et le social dans la fraternité nationale216. Michelet concédait
que les deux premiers tomes brûlaient de l'exaltation et de l'esprit fraternel précédant la révolution
de 1848217 ; les autres, où il narra le reflux de la marée populaire, faisaient écho à la fracture de
juin 1848 et à la dérive autoritaire de la République, et le récit de la Terreur fut pétri dans la
solitude de l'exil consécutif au coup d'État : la trame de son oeuvre est traversée par le défilement
rapide des événements qui rejouait en accéléré le drame de la Révolution218. L'histoire de la
période révolutionnaire entamée par Michelet visait à fixer l'Évangile de la révélation de 1789,
à pourvoir la République d'une bible219. La Révolution, si elle trouva son messager dans la nation
française, l'élue, est universelle. En affirmant son droit, la France proclamait celui de l'humanité
et la croisade de libération de l'Europe de 1792 attestait de la réalité de cette mission civilisatrice.
1789 fut le temps des commencements, un nouvel âge du monde.

Pour Michelet, 1789 se fit essentiellement contre le christianisme220. Contrairement à


l'interprétation des socialistes chrétiens et de son ami Quinet, il ne croyait pas que la Révolution
consistait en la redécouverte de la pureté du message évangélique : elle était pour lui une négation
radicale du christianisme. Celui-ci est voué à l'arbitraire par ses dogmes de la grâce et du salut
divin. Le mal et le bien émanent d'un seul, Adam et Jésus, indépendamment de l'agir humain221.
Le salut des hommes tient donc seulement de l'amour du Christ qui, en n'exigeant rien des
hommes hormis la foi, les condamne à la fatalité du jugement et à l'hérédité du mal, par le péché
originel, et à celle du bien, par la noblesse222. Le fatalisme inhérent à l'Église du Moyen-Age

215
Michelet, op. cit., t. 1, p. 1.
216
Furet, « Michelet », p. 1036.
217
Michelet, op. cit., t. 4, seconde « Préface de 1868 », p. ii.
« Trois volumes parurent en 1850. Toute voix littéraire s'était tue ; toute vie semblait interrompue. Ne voyant que ma tâche,
[...] travaillant seul encore sur les ruines d'un monde, je pus croire un moment que je restais le dernier homme. Quittant Paris
au 2 Décembre, n'emportant d'autre bien que les matériaux de mes derniers volumes, les documents de la Terreur, je l'écrivis
près Nantes, en grande solitude, à la porte de la Vendée ». Ibid., t. 1, « Préface de 1868 », p. i-ii.
Viallaneix, « Une histoire révolutionnaire de la Révolution », p. 122.
Michelet, op. cit., t. 1, p. 2 et Bénichou, op. cit., p. 532-536.
Michelet, op. cit., t. 1, p. 9.
m
ibid., « Préface de 1847 », p. xl.
57

habitait les institutions de la royauté ; qui présuppose la grâce arbitrairement accordée, laisse
inévitablement la justice terrestre au bon plaisir du roi : « La Révolution n'est autre chose que la
réaction tardive de la Justice contre le gouvernement de la faveur et la religion de la grâce »223.
Le messianisme catholique contamina la monarchie, reproduction sur terre de l'arbitraire divin,
« ...par le principe matériel de la double incarnation théologique et politique, sacerdotale et
royale »224. L'absolutisme incorpora le mystère catholique de l'incarnation, au bénéfice d'une
royauté sacerdotale et nationale émancipée de la tutelle cléricale ; monarchie et catholicisme,
même bête bicéphale :
...royalisme et catholicisme sont choses identiques, deux formes du même principe :
incarnation religieuse, incarnation politique.
Le christianisme même, démocratique extérieurement et dans sa légende
historique, est en son essence, en son dogme, fatalement monarchique. Le monde perdu
par un seul est relevé par un seul. Et cette restauration continue par le gouvernement d'un
seul. Dieu y dit aux rois : "Vous êtes mes Christs." [...] le christianisme donné, la royauté
en ressort, comme sa forme logique et nécessaire dans l'ordre temporel225.

La Révolution démasqua l'usurpation qu'était l'incarnation monarchique226. L'immense


mouvement de 1789 rut celui du ressaisissement par le peuple de la souveraineté, aliénée à la
couronne et à la croix depuis la nuit des temps, et de l'instauration du règne du droit et de la
justice : « Ils trouvèrent l'arbitraire dans le ciel et sur la terre, et ils commencèrent le droit »227. La
Révolution fut une révélation religieuse sur un mode sécularisé. Elle fut le surgissement brutal,
la nouveauté radicale par laquelle la nation abolit le passé et la civilisation de l'injustice ;
l'Ancien Régime annihilé n'avait été qu'une aberration, un gigantesque mécanisme artificiel de
fragmentation sociale destiné à enrayer l'attraction irrépressible qu'exerce sur l'homme sa nature :
l'unité fraternelle de tous dans et par la liberté de chacun228. Le peuple envahit l'espace conceptuel
de la souveraineté jusqu'alors monopolisé par le monarque : « L' "idée" qui se lève sur Paris est
celle d'une société unanime, d'une "volonté générale" manifestée à elle-même dans son essence
proprement sacrée, qui discrédite l'idolâtrie monarchique, la représentation de la communauté

m
ibid., p. 15.
224
225Ibid.,' « Préface de 1847 »,' rp. xxxv.
Ibid., t. 8, p. 211 ; voir aussi Furet, « Michelet », p. 1032-1033 et Monod, op. cit., p. 242-243.
Furet, « Michelet », p. 1032-1033.
227
Michelet, op. cit., t. 1, « Préface de 1847 », p. xxxix.
White, op. cit., p. 151-152 et 154.
58

sous une forme personnelle »229. Ensuite, en prononçant la déchéance du roi, la République
accomplit un acte essentiel et irréversible de foi en son droit, l'ultime acte symbolique qui institua
pour toujours la souveraineté dans le peuple. La subversion fondamentale, politique et
symbolique, de l'arbitraire catholico-monarchique fut accompagnée en 1792 par « ...un fait
immense, [...] la conquête de la terre par le travailleur... »230, qui arrimait la province à la
Révolution. La vente des biens nationaux, en changeant les structures de la propriété foncière, fit
passer la Révolution et ses lois dans la terre en détruisant le parasitisme institutionnalisé de
l'aristocratie terrienne d'Ancien Régime231.

La Révolution de 1789 ne connut qu'un véritable acteur : le peuple. Les hommes publics
étaient à sa remorque et furent même en deçà de lui : « Une chose qu'il faut dire à tous [...], c'est
que l'époque humaine et bienveillante de notre Révolution a pour acteur le peuple même, le
peuple entier, tout le monde. [...] le peuple valut généralement beaucoup mieux que ses
meneurs »232. En ce sens, la République, pour Michelet, résidait dans le peuple davantage que
dans la succession des régimes. La piété révolutionnaire de Michelet était calibrée par le degré
d'unanimisme populaire, lui-même mesuré par les fêtes et journées révolutionnaires, dont la fête
de la Fédération de 1790 constituait l'étalon et l'amorce du déclin, bien que l'éclair de l'unanimité
réapparaisse en 1792 lors de la création de la République et du déclenchement de la guerre de
libération233. Le peuple de Michelet, c'était d'abord celui de Paris, le porteur du destin de
l'humanité. Il révérait la Première République en dépit de l'enlisement terroriste : « ...lafondation
de la république française, premier fondement jeté de la république du monde. Traduisons ces
mots : l'ère dejustice, de vérité, de raison. Et encore : l'époque sacrée où l'homme devint majeur,
l'ère de la majorité humaine »234. « La République de Michelet est ainsi une annonciation
inséparablement démocratique et nationale, accomplissement de la nationalité française dans et
par la fraternité »235.

229
Viallaneix, « Une histoire révolutionnaire de la Révolution », p. 120.
230

m Michelet, op. cit., t. 6, p. 20.


I b i d , p. 37-38 et 40-41.
232
Ibid., t. 1, « Préface de 1847 », p. xliii-xliv.
Ibid., « Préface de 1868 », p. x.
m
lbid., t. 8, p. 183.
Furet, « Michelet », p. 1039.
59

Michelet s'indignait de la séparation de la Révolution en deux blocs, 1789 et 1793, opérée


par les historiens libéraux, et, sur un mode inversé, par les socialistes. Ravaler la Révolution à
un homme ou à un régime équivalait pour lui à méconnaître son essence, qui est la fondation du
monde nouveau. Dès 1790, la désorganisation, le retrait populaire et les luttes factionnaires
réduisirent peu à peu la Révolution à la Convention montagnarde, à la machine militante j acobine
et à la froide rectitude de son pape, Robespierre. Toutefois, si Michelet observait d'un oeil
désapprobateur les querelles des factions girondine et jacobine, s'il pleurait le viol de l'Assemblée
le 31 mai-2 juin, la République jacobine, c'était encore la Révolution. Michelet aimait celle-ci
dans son entièreté, c'est peut-être ce qui lui permit d'en critiquer la phase terroriste aussi
minutieusement, sans pour autant la renier : son espoir passé et présent était dans la République-
peuple.

L'idée que le peuple était l'antidote des Jacobins est déterminante dans la vision du rapport
entre 1789 et 1793 chez Michelet. Étant donné que la forme républicaine avait cohabité avec la
Terreur et la dictature de salut public, il lui fallait prouver que cette déformation avait été
conjoncturelle et non pas naturelle. La conclusion de sa « Préface de 1868 » condense à merveille
cette interpénétration de l'histoire et de la politique :
J'ai été vif dans ma courte réponse. C'est qu'il s'agit bien moins de moi que de la
Révolution elle-même, tellement rétrécie, mutilée, décapitée, en tous ses partis différents,
moins l'unique parti jacobin. La réduire à ce point, c'est en faire un tronçon sanglant,
terrible épouvantail, pour lajoie de nos ennemis.
C'est à cela que je devais répondre, m'opposer de mon mieux. Il ne fallait pas
moins que ce devoir pour me sortir de mes habitudes pacifiques. Je n'aime pas à rompre
l'unité de la grande Église236.

11C

Op. cit., t. 1, p. xxviii. On peut également penser, suivant l'analyse de Furet, qu'il reprochait à Quinet d'avoir inutilement
divisé le camp démocratique à la veille d'un renouveau républicain. Edgar Quinet, p. 98, note 36.
CHAPITRE II : LA TERREUR, OU LA CONFISCATION DE LA RÉPUBLIQUE PAR
LA MACHINE JACOBINE ET LA DICTATURE DE ROBESPIERRE

La conception de la République de Michelet et l'évolution de celle née en février 1848


influencèrent fortement sa perception de la Terreur. À cette époque, les historiens républicains
pensaient la République à travers la Révolution. Ils effectuaient un aller-retour constant entre la
passé et le présent, entre l'histoire et la légitimation d'une idée républicaine. Cela est spécialement
vrai dans le cas de Michelet, d'où l'intérêt de notre approche sensible au contexte de production
et aux convictions politiques. Il prenait grand soin de dissocier de la Terreur ce qui incarnait à ses
yeux la République : le peuple et la Convention montagnarde. Michelet coucha sur le papier la
partie de l'histoire de la Révolution qui va de mai 1793 au 9 thermidor après le 2 décembre
1851237. Il raconta la mort de la Révolution sur les vestiges de sa seconde incarnation de 1848.
L'activation de sa méthode intime l'amena à établir une forte interrelation entre la Terreur, la
dictature de Robespierre et l'avilissement de la IIe République par la bourgeoisie conservatrice,
sa destruction finale par l'épée et la résurrection impériale. Il écrivait d'ailleurs le 1er mai 1852 :
« Je voudrais vous donner bientôt mon 93. La violence tyrannique de ce temps barbare qui pèse
sur moi et me refoule en moi ne fait que me pousser à produire, à mettre hors de moi-même et
dans la liberté de l'avenirtout ce que je sens captif pour le présent. Mon orage de 93 et mon orage
de 52 me troublent et me fécondent »238. La succession rapide de courts chapitres se fait le miroir
de « [lj'accélération prodigieuse du pouls [qui] est le phénomène dominant de la Terreur »239. Il
s'investit tellement dans son labeur, comme pour fortifier sa foi en la mettant à l'épreuve du temps
de ces violences, que sa santé s'est sérieusement détériorée240.

237
Fauquet, op. cit., p. 448.
Cité par Viallaneix, op. cit., p. 372.
Cité par ibid., p. 377.
240
Fauquet, op. cit., p. 363.
61

2.1 La chute de la Gironde : la Convention violée

Au printemps de 1793, une tempête furieuse menaçait de disloquer la France. Or, les
Girondins de la Convention, un des groupes fondateurs de la République, savaient admirablement
poser les principes sans être capables d'impulser l'élan révolutionnaire. La Gironde mourrait de
son « esprit légiste », qui l'aliénait de l'énergie révolutionnaire requise par le moment, et de son
« esprit journaliste », qui attisait la haine de ses ennemis et la compromettait par la multiplication
des écrits partisans241. Malgré leurs intentions pures, leur idéal noble et leur souci de la patrie, les
Girondins de Paris ont ignoré qu'en province « ...leurparti se royalisait », était devenu le foyer
du modérantisme, qu'en son sein le royalisme s'avançait pour envoyer la République dans le
néant242. Dépitées par le ralentissement de leur commerce, les autorités départementales
girondines - en réalité modérantistes - se rapprochaient des royalistes, gênaient la vente des biens
des émigrés nécessaire à la poursuite de la guerre243. Pour Michelet, tous les conservateurs et les
tièdes se ruèrent dans les bras de la Gironde par crainte de la Montagne, de la même manière que
la grande bourgeoisie orléaniste s'allia aux légitimistes et aux cléricaux pour contrer le
mouvement démocratique et les Montagnards en 1848-1849. Les conventionnels girondins ont
adopté des mesures d'urgence, mais ils n'ont pas consenti les moyens de les appliquer et tout ce
qui affaiblissait le glaive républicain - le Tribunal révolutionnaire - renforçait les ennemis de la
Révolution : « La Gironde, d'autre part, eut le défaut [...] grave en révolution, je veux dire la
tolérance. [...] La tolérance de l'ennemi est-elle loin de la trahison? »244. Tel fut le crime de la
Gironde. Le fédéralisme, le démembrement de la France, ne fut jamais selon Michelet dans ses
plans245. Patriote, il ne pouvait défendre la mémoire des Girondins si ceux-ci avaient oeuvré
contre l'unité nationale. Les Girondins appelaient par leur inaction et leur patience d'autres forces
au gouvernail de laRépublique : « La Gironde [...] comptait beaucoup d'hommes honorables [...] ;
mais enfin elle ne proposait nul remède, nul secours. La France périssait avec elle. Elle était le
centre, l'appui du fatal modérantisme... »246. La Gironde s'opposait au maximum sur les denrées,

741
Michelet, op. cit., t. 6, p. 54-56.
2i2
Ibid.,t. 7, p. 117.
W
Ibid, p. 92-93.
244
Ibid., p. 115 et voir aussi 110.
W
Ibid., p. 70.
?4fi
1
Ibid, p. 99.
62

une demande pressante du peuple au ventre creux en raison de la grave crise de subsistance et de
l'inflation sur l'assignat ; l'incompréhension du peuple fut sa perte : « Elle se mettait en face du
torrent révolutionnaire ; elle allait être emportée »247. Les Montagnards soufflaient sur les braises
de la discorde pour faire oublier leur rôle lors des massacres de septembre.

L'attentisme de la Gironde persuada les patriotes de prendre les choses en main. À


l'Évêché, les exagérés tramaient une insurrection violente248. Le conflit explosa le 26 mai
lorsque la Convention contraria les volontés tyranniques des exagérés en restreignant les
pouvoirs d'arrestation des comités révolutionnaires249. Le 27 mai, l'Assemblée creusa sa tombe
en refusant de s'accorder le monopole de la force armée, abdiquée à la Commune. Robespierre
eut l'intuition que les Jacobins perdaient l'avant-garde de la Révolution ; il prôna donc, dans
l'enceinte de la grande société, la nécessité d'une insurrection morale qui aurait forcé la
Convention à s'épurer d'elle-même sans que quiconque puisse y deviner l'oeuvre d'une autre
volonté que la sienne250. La Commune oscillait entre l'Évêché et les Jacobins, qui tardaient à
agir, comme l'insurrection tardait à aboutir. Les sections optèrent pour les Jacobins car elles se
méfiaient des extrémistes tout en percevant avec clarté le besoin d'écarter la Gironde. Des
48 sections, seulement cinq sanctionnèrent le Comité d'insurrection251.

Finalement, l'insurrection morale s'avérait impossible car l'émeute du 31 mai n'avait pas
conduit à l'arrestation des Girondins. Robespierre et les Jacobins reprirent les moyens des
exagérés, l'insurrection violente - la dégradation de la Convention par la force -, mais en la
faisant eux-mêmes, en devançant les violents, en se rendant maîtres de la Commune :
« U insurrection morale étant impossible, ils firent ce que l'Evêché voulait faire, Vinsurrection
brutale, la violation ouverte, publique de la Convention »252. L'éviction des Girondins et la
violation de l'Assemblée furent l'oeuvre des Robespierristes (et Maratistes), des Jacobins, et non

W
I b i d , p. 76.
Ibid., p. 102. Michelet se réfère au comité insurrectionnel des sections parisiennes, le comité de l'Evêché, qui planifia le coup
de force sans-culotte du 31 mai-2 juin et les exagérés avaient désigné les membres de ce comité. Martin, La France en
Révolution, p. 152.
249
Michelet, op. cit., t. 7, p. 110-111.
00
Ibid., p. 128.
Ibid, t. 1, « Préface de 1868 », p. xxiii.
252
Ibid, t. 7, p. 174-175.
63

du peuple et de la Montagne indignée : « ...il fallait que l'insurrection se fît contre la Montagne
elle-même! »253. Ainsi, la Gironde, en ne se retirant pas de son propre gré de la Convention,
commença un processus de radicalisation à gauche rapidement dominé par les Jacobins ; en
croyant trop au droit et à leur bon droit, les Girondins créèrent le gouvernement de la force. Ils
portent une part de responsabilité dans la Terreur. Le 2 juin fut la fin de la Gironde ; par contre,
il n'y eut pas de vainqueur incontesté : « Le 2 juin avait offert un spectacle singulier : une
victoire sans vainqueur »254. La Montagne vota l'arrestation des représentants girondins, mais
la faction robespierriste, réduite à 30 députés, ne serrait pas encore le pouvoir dans son étreinte
de fer255.

Michelet voulait faire la démonstration de l'inébranlable conviction républicaine des


Girondins, les laver de l'accusation de collusion avec le royalisme qui permettait aux historiens
jacobins de les exclure du panthéon de la Révolution256. Cependant, son admiration tenait de
l'affection plutôt que d'un assentiment à la politique girondine. Michelet approuvait les
Montagnards :
S'ils nous demandent quel banc et qu'elle place nous aurions choisie, nous
répondrons sans hésiter : Entre Cambon et Carnot.
C'est-à-dire que nous aurions été Montagnard, et non Jacobin.
On oublie trop fréquemment qu'une grande partie de la Montagne, les Grégoire,
les Thibaudeau, beaucoup de députés militaires, restèrent étrangers à la société jacobine.
Les Dantonistes, [...] quoiqu'ils y aient été de nom, lui furent très-contraires d'esprit.
[...] Oui, malgré notre admiration pour le talent des Girondins, notre sympathie pour
l'esprit de clémence magnanime qu'ils voulaient conserver à la Révolution, nous aurions
voté contre elle.[...] nous nous serions borné à protester contre cette expulsion, nous
n'aurions pas déserté la Convention violée, nous n'aurions pas brisé l'unité de la
Montagne. Nous lui serions resté fidèle, car là était le drapeau. [...] tout acte pour les
Girondins eût été un coup porté à la République. [...]
L'unité sous peine de mort, telle avait été la condition de la France, en
mai 93...257.
Michelet se réclamait du double héritage girondin et montagnard, de la légalité républicaine et

253
Jbid, p. 174.
™Ibid, p. 207.
™Ibid, p. 158 et 233.
Paul Viallaneix, « Michelet et les Girondins : révision d'un procès », dans La Gironde et les Girondins, François Furet et
M ona Ozouf, dir., Paris, Payot, 1991, p. 74.
257
Michelet, op. cit., t. 7, p. 115-116, 118 et 120.
64

de l'unité nationale, de la liberté et de l'égalité, ce qui rejoignait son légicentrisme et ses


espérances de justice sociale : deux dogmes de sa religion républicaine. Cette dissociation
opérée entre la Montagne et le jacobinisme fut sans doute encouragée par son support pour la
Montagne démocrate-socialiste de la IIe République, dont seule l'appellation supposait un néo-
robespierrisme258. Michelet laissait libre cours à son patriotisme et à son nationalisme. Lorsque
l'existence de la communauté est menacée, la victoire et le salut public priment sur un légalisme
rigide : « La Gironde, c'était la liberté de la presse, la liberté personnelle, toutes les choses
inconciliables avec les terribles réalités d'une situation qui créait la dictature »259. Pareil
processus se reproduisit pendant la Seconde République. Selon lui, les Girondins s'obstinèrent
non par soif de pouvoir, mais par désir de sacrifice, et ils n'abjurèrent jamais leur foi dans le
peuple parisien, dans la souveraineté populaire : on ne pouvait les assimiler à une bourgeoisie
égoïste de type orléaniste260. Ce point était essentiel puisque les notables libéraux n'acceptèrent
que du bout des lèvres l'émergence d'une nouvelle République et qu'ils enclenchèrent une
forte répression anti-républicaine après la victoire du parti de l'ordre aux élections de mai 1849.

Ainsi, dans l'optique de l'auteur, même si le 31 mai-2 juin abrogea en pratique


l'inviolabilité de la représentation nationale, si celle-ci allait être encore plus étroitement
inféodée à la tutelle jacobine, la Convention demeurait le temple de la République et de la
Révolution. La Montagne servit les intérêts supérieurs de la nation, mais on ne pouvait lui
imputer la Terreur, qui était l'outil d'une faction minoritaire, à la fois robespierriste et jacobine.
L'interprétation des journées du 31 mai-2 juin de Michelet fut modelée par sa conception de la
République et sa vision de la Terreur : violence et tyrannie d'une minorité dans laquelle la
République-peuple ne pouvait être mise en cause. Le fardeau de la violence et de la dictature
était transféré du patrimoine de la République à celui du jacobinisme. Cette argumentation

258
Mitzman, op. cit., p. 231 et Dominique Aubry, Quatre-vingt-treize et les Jacobins : regards littéraires du XIJC siècle, Lyon,
Presses universitaires de Lyon, 1988, p. 70. Après l'écroulement de la République modérée ou girondine aux élections de 1849
(elle n'emporta que 90 sièges) les démocrates-socialistes devinrent l'ossature de l'opposition républicaine. Us formaient une
alliance hétérogène comprenant plus de 200 représentants du peuple, socialistes et républicains radicaux, liés par un
humanitarisme idéologiquement vague, c'est-à-dire un « ...mélange de libéralisme pur, de démocratie et de socialisme
pratique... ». Ils partageaient le refus de la violence politique et de l'autorité dictatoriale, une prédilection pour les moyens
légaux et la non-violence. L'associationnisme, par opposition à l'étatisme, était le coeur de leur programme social. Agulhon,
op. cit., p. 129 et voir aussi 122 et 127-128.
Michelet, op. cit., t. 7, p. 154.
m
ibid.,p. 157-159.
65

acquise à la Montagne non robespierriste et non jacobine est à mettre en relation avec le fait que
depuis que le parti de l'ordre a perverti l'esprit de la Seconde République, la Montagne était la
forteresse de la résistance à l'autoritarisme croissant du régime, derrière lequel se profilait
l'ombre inquiétante de l'Empire, que Michelet avait appréhendé dès les premières manifestations
bonapartistes de juin 1848 et l'élection de Bonaparte à la présidence le 10 décembre suivant261.
« Gagné à la République un peu avant 1848, il [Michelet] avait été d'abord explicitement
antisocialiste [...]. Mais, depuis, il n'avait cessé d'approfondir sa foi démocratique [...]. Et [...]
son coeur et son esprit se tournaient vers la Montagne... »262. L'année 1793 fut agitée par des
luttes factionnaires qui menèrent, selon Michelet, à la chute de la Révolution ; un phénomène
identique se répéta entre 1848 et 1851. L'unité des hommes de la démocratie fut fracturée par
le conflit armé entre républicains et socialistes en juin 1848 et la compression du socialisme par
les républicains libéraux sous l'Assemblée constituante. Il en sortit une Assemblée législative
dont la majorité conservatrice s'appuyait sur le président Bonaparte pour réprimer les
démocrates de toutes obédiences. La convergence stratégique entre démocrates libéraux et
démocrates-socialistes en perspective des élections législatives de 1852, après la déroute
électorale de la République modérée en mai 1849, laissait entière les dissidences idéologiques,
malgré les gages donnés à la tradition des Montagnards et des sans-culottes d'hier et une plus
grande ouverture des modérés envers les revendications sociales des Montagnards du jour et des
ouvriers, dont le droit au travail et l'association ouvrière étaient les leitmotiv263. En un sens,
l'inclinaison politique et historiographique de Michelet vers la Montagne s'insérait dans ce
réaménagement conjoncturel de l'équilibre des forces républicaines. Plus profondément, les
débuts de la IIe République rappelaient la succession en 1793 du couple antagonique Gironde-

261
Viallaneix, op. cit., p. 358-360.
Agulhon, op. cit., p. 154-155. Il a même été sollicité par les démocrates-socialistes en vue des élections de 1850. La
bienveillance de Michelet pour la Montagne n'était pas, en 1849, de l'enthousiasme ; il restait encore méfiant de ce qu'il
soupçonnait en elle de jacobinisme et de socialisme utopique, - en raison de certains de ses inspirateurs (Blanc) -, et de sa
tolérance pour le christianisme des paysans. Il ignorait l'ampleur de son travail de « prédication » républicaine qui permit de
gagner, au sud de la Loire, une part non négligeable de la campagne à la République démocratique et sociale. Il était très
pessimiste à l'égard de l'avenir de la République en voyant se dégrader la belle unanimité de 1848. Cependant, en 1851,
Michelet, désabusé de son entourage bourgeois, tendait de plus en plus vers la gauche socialiste et il contribua à sa presse,
notamment pour dénoncer le renvoi de nombreux instituteurs montagnards par le gouvernement. Mitzman, op. cit., p. 168-170
et 246.
ici
Ronald Gosselin, Les almanachs républicains : traditions révolutionnaires et culture politique des masses populaires de
Paris (1840-1851), préface de Maurice Agulhon et postface de Michel Vovelle, Paris et Sainte-Foy, L'Harmattan/Presses de
l'Université Laval, 1992, p. 42,44, 77-79, 81-84,96, 115, 182 et 232.
66

Montagne. Les deux tentatives républicaines mettent à nu le double écueil de la démocratie


moderne : comment peut-on stabiliser un ordre démocratique équitable sans accaparement
bourgeois au nom de la liberté et sans dictature répressive au nom de l'égalité? Des hommes de
février, Girondins par association, le flambeau de la République fut transmis aux Montagnards
de la Législative de 1849. L'arrimage des legs girondin et montagnard représentait le passage
obligé d'une réconciliation entre les républicains conservateurs qui s'étaient, à l'image des
Girondins, éloignés du peuple, et ceux ne pouvant concevoir la République indépendamment
de la promotion du mieux-être populaire. Michelet se désespérait lui-même de ne pouvoir
échanger directement avec les humbles en raison de son statut et de sa carrière bourgeoise, d'où
ses multiples projets de propagande démocratique264. L'épisode de 1848-1851 était à ses yeux
l'attestation que la réunification de ces deux courants républicains était la prémice de
l'accomplissement de la Révolution dans un gouvernement démocratique.

Le débat autour de l'ouvrage de Quinet constitua une opération d'exclusion des


historiens robespierro-socialistes et, par eux, de la Terreur. Cette amputation était l'unique
moyen de concilier l'unité du camp républicain (la plus grande possible) avec la crédibilité
nationale au seuil d'une nouvelle lutte. Dans la « Préface de 1868 », Michelet réaffirma plus
explicitement sa certitude qu'en 1793 la grandeur républicaine avait été dans la
complémentarité de la Gironde et de la Montagne (il fit l'éloge du livre du socialiste chrétien
Esquiros) : « Le temps qui peu à peu dit tout, et la publication des documents, ne permettent
plus d'être exclusif»265.

Autre élément crucial, le peuple a été très peu mêlé à l'élimination de la Gironde,
génitrice de la République : « Le comité d'insurrection qui se fit contre la Gironde fut si faible,
si abandonné, que rien n'eût pu se faire sans l'aide des Jacobins (31 mai, 2 juin) »266. A cette
époque, l'activité politique n'attirait qu'une minorité ; seules les questions de subsistance
rassemblaient les foules et l'action concrète fut reléguée à une poignée d'agitateurs anarchistes

Viallaneix, « Michelet et les Girondins », p. 84-85.


Michelet, op. cit., t. 1, « Préface de 1868 », p. viii.
Ibid., t. 7, « Préface de la Terreur », p. xiii.
67

et violents267. Michelet était très hostile à la gauche insurrectionnelle, il exécrait les démagogues
usant du peuple pour violer la légalité. Ce dégoût fut sans nul doute avivé par l'invasion de
l'Assemblée par la gauche extra-parlementaire, le 15 mai 1848, qui souleva l'indignation de
Michelet268. En 1793, le peuple et la Garde nationale (celle de 1848 s'était ralliée aux insurgés
en février) étaient fidèles à l'Assemblée contre la machination robespierriste ; ce fut d'ailleurs
le peuple qui la sauva le 31 mai, exploit que la Garde nationale faillit répéter le 2 juin269. En
outre, la Gironde avait abandonné l'administration aux Jacobins. Seuls les extrémistes de
l'Evêché, dominant les sections désertées et sans soutien populaire réel, songeaient à mutiler la
Convention. Même les Jacobins ne désiraient que l'insurrection morale ; ils n'agirent que pour
distancer les violents. Ils durent payer des hommes douteux, soldés des sans-culottes pour faire
l'insurrection ; c'est cette armée gagnée d'avance qui fit le 2 juin, et non le peuple en tant
qu'acteur collectif270. Cette décadence attristait Michelet : les idéaux d'égalité étaient devenus
de vulgaires munitions dans la lutte des partis ; on utilisait la plèbe affamée contre la loi.
L'unanimité fraternelle du peuple s'était manifestée pour faire la République ; le 2 juin, elle
disparut du théâtre révolutionnaire, un trait caractéristique de 1793 et du règne de la Terreur :
« ...au 10 août [sic], la France prit un mouvement immense, le plus grand qui tut jamais ; au
2 juin, elle resta frappée d'une fatale inertie »271.

Ainsi, 1793 et la dictature jacobine, c'était encore la Révolution, mais ce fut l'éclipsé de
la République-peuple, qui ne brillera plus qu'avec intermittence dans la Montagne, la Commune
et les victoires militaires. La Terreur fut l'affaire d'une infime minorité : « ...l'époque des
violences, l'époque des actes sanguinaires où plus tard le danger la pousse [la Révolution], n'a
pour acteur qu'un nombre d'hommes minime, infiniment petit »272. Les conflits exacerbés entre
factions étaient le noeud de la Terreur comme l'exemplifia le 2 juin273. Sa nécessité ne faisait
quand même aucun doute : il fallait choisir entre la Gironde et la France274. L'arrestation des

'Ibid,
Ibid., p.p. 126-127.
Uô-127.
Viallaneix, op. cit., p. 333 et Mitzman, op. cit., p. 236.
Michelet, op. cit., t. 7, p. 146, 148, 159 et 181 et voir aussi « Préface de la Terreur», p. xiv.
m
I b i d , p. 74 et 143.
211
Ibid, p. 207.
272
Ibid., t. 1, « Préface de 1847 », p. xliii-xliv.
273
Fauquet, op. cit., p. 315.
2H
Michelet, op. cit., t. 7, p. 21.
68

Girondins inaugura la soumission durable du législateur à la force des armes. Le 2 juin est donc
la matrice de toutes les dictatures et de tous les Empires : « Le 2 juin 93 contient en lui et
Fructidor et Brumaire, tous les coups d'État qui suivirent »275. Les révolutionnaires, n'ayant plus
le phare et l'encadrement de la loi, allaient basculer dans la Terreur, allaient continuer la
suprématie, apprise de l'Ancien Régime, de la raison d'État sur le droit, perpétuer la faiblesse
de la tradition juridique française. Nous touchons là au fond de la tragédie de juin 1793 : « ...le
10 août 1793, une fête [...] fut célébrée, [...] héroïque et sombre. Mais la loi s'était mutilée, le
pouvoir législatif avait été violé, le pouvoir judiciaire, sans garantie, annulé, était serf de la
violence »276. L'interprétation de Michelet lui permettait de créditer le peuple et la Montagne
de ce qu'il y eut de grand en l'an II sans faire silence de la répugnance que lui inspirait la
Terreur. Le rêve d'une République généreuse se trouvait légitimé par la séparation d'avec
l'héritage de sang qui occultait encore l'idée démocratique dans l'imaginaire des Français au
XIXe siècle. Le mythe de la Terreur, la peur de la violence rouge que partageaient les
possédants grands et petits, contribua significativement à l'échec de la deuxième tentative
démocratique277. Michelet attribuait les comportements violents habituellement associés au
peuple à l'extrême-gauche maximaliste. Il réprouvait la Terreur et le jacobinisme sans toutefois
les répudier irrémédiablement. Ce qu'il ne pardonnait pas aux Jacobins et à Robespierre, c'est
d'avoir outrepassé les limites des considérations relatives à la sécurité de l'État.

2.2 Le péril national

Michelet faisait la part indéniable des circonstances dans la Terreur. Des mesures
d'urgence étaient essentielles au printemps de 1793 et particulièrement après le 2 juin, d'autant
plus que l'extrême gravité de la menace n'était pas compensée par une mobilisation populaire :
« Le danger était plus grand qu'en septembre 92. Il n'y avait plus l'immense mouvement
populaire que trouvèrent les Prussiens. Nos discordes avaient augmenté. Nos ressources étaient
amoindries »278. Les défaites s'accumulaient sur tous les fronts et la guerre civile s'enflait de jour

m
Ibid., p. 189.
m
ibid., t. 1, « Préface de 1847 », p. xliii.
277
Agulhon, op. cit., p. 136.
278
Michelet, op. cit., t. 7, p. 91.
69

en jour. Les victoires vendéennes sonnèrent le glas des modérés, ce qui en retour propagea la
guerre civile : « On crut poignarder en eux [les Girondins] la Vendée et le royalisme, et par leur
mort on souleva soixante départements »279. En 1793, l'apathie générale et l'impéritie girondine
livrèrent la France à la Terreur jacobine. Le despotisme municipal et la levée de l'emprunt forcé
étaient les derniers recours de la République :
La France, elle se contracte, elle s'impose et subit la plus terrible dictature qui
tut jamais, celle de l'arbitraire local ; cinquante mille petits comités révolutionnaires de
sections se saisissent du droit absolu d'inquisition, de réquisition, du droit de requérir
tout homme, tout argent, toute chose.
L'immense majorité voulait la révolution, mais ne voulait pas assez.
Pour la faire vouloir vraiment, et persévérer, il fallut organiser, en pleine
anarchie, un gouvernement violent de minorité.
C'est le fond de 93. [...]
Elle agit par une combinaison violente d'intérêt et de fanatisme. [...] La Société
des Jacobins tout entière entra dans l'administration280.
Le financement de la guerre avec un papier qui se dévaluait sans cesse fit entrer la France dans
« ...la Terreur financière, dans la fabrication d'un papier immense, acceptable par la guilotine
[sic] »281. Ainsi, les circonstances furent primordiales dans la genèse de la Terreur puisque,
sans elles, nul besoin des Jacobins. Si le fanatisme du salut public fut l'esprit de 1793, c'est
parce qu'il y avait pour commencer péril en la demeure.

Cependant, le 2 juin ouvrit une période de défaillance gouvernementale et de


désorganisation qui se conjugua avec l'apogée du danger ; l'Assemblée montagnarde était le seul
pilier encore debout : « La France, désorganisée et quasi dissoute, ouverte par toutes ses
frontières, sans gouvernement, sans défense, au centre, frappée par la Vendée [...], avait encore
une force, une seule, son Assemblée. Elle était tout entière suspendue à ce faible fil que l'on
pouvait croire brisé »282. Or, le temps pressait : les puissances monarchiques étaient aux portes
de Paris283. Pendant l'été, l'autorité n'était « nulle part », dispersée, presque vaporisée entre une
myriade d'autorités en compétition, le Comité de salut public ne gouverna vraiment qu'en

m
i b i d , p. 65.
m
i b i d , p. 66-67.
m
ibid.,p.9\.
m
i b i d , p. 196.
m
i b i d , p. 197.
70

septembre284. Au milieu de cette confusion, la Montagne hésita pendant trois mois à organiser
l'inévitable dictature : la seule force structurée à l'échelle nationale, le seul gouvernement
possible, c'était la société des Jacobins en son seigneur, Robespierre. Par conséquent, l'idéal
républicain ne fut pas trahi par la fatalité de son système gouvernemental, mais par un
environnement international et national sur lequel les conventionnels n'avaient aucune prise.
La Montagne a sauvegardé la République en préservant la fiction de la liberté de la Convention,
la situation l'a contrainte à faire la tyrannie jacobine285.

Dans ce marasme, les Girondins de Paris, et ce fut leur irrémissible faute, attisèrent, en
se laissant récupérer par la Contre-Révolution, la guerre civile en province286. Le fédéralisme,
en doublant la guerre étrangère, accentuait l'urgence de l'autorité dictatoriale et de la guillotine.
Mais en Vendée, les Girondins - unis aux Montagnards - et le peuple ouvrier de Nantes
sauvèrent la France ; là était la véritable République et la rédemption de la Gironde, parce que
derrière la rébellion girondine se cachait « ...l'unité réelle de la France républicaine... »287.
L'avenir de la République, pour l'auteur, résidait dans cette solidarité démocratique face à la
France conservatrice et catholique, ici symbolisée par la Vendée. Les atrocités de la guerre
vendéenne furent le fait des Hébertistes qui maintenaient le chaos pour assouvir impunément
leurs instincts de pillage288. En août 1793, la fortune de la France était au plus bas en raison de
l'incompétence militaire des Hébertistes, dominateurs du ministère de la Guerre, où ils
entretenaient la désorganisation administrative : la Vendée persistait dans la victoire et les
frontières du Nord et du Rhin étaient enfoncées289. Le problème était dans la question du
gouvernement qui, posée le 2 juin, était toujours irrésolue : il fallait mettre fin à l'anarchie
hébertiste qui paralysait la France et le Comité de salut public au moment où les coalisés
coordonnaient leur offensive. « La France périssait faute de gouvernement »290.

m
i b i d , p. 209.
m
Ibid., p. 196.
286
Viallaneix, « Michelet et les Girondins », p. 79.
^ cit.,' t. 7,' Hp.' 309 et voir aussi 262-263, 288-289 et 294.
V Michelet,' op.
m
WI^hid.o.
b i d , p. 250-251 et 322.
m Ibid, t. 8, p. 23-24, 26-27 et 32
I b i.,d ,
290,, t. 8, p. 23-24 '
.-,_*,->-,
0
Ibid, t. 7, p. 223.
71

Les Hébertistes étaient forts parce qu'ils jouissaient du support de Robespierre. Jusqu'à
ce qu'il soit assez puissant pour les éliminer en mars 1794, chacun des moments charnières de
la fuite en avant dans la Terreur et de la consolidation de la dictature de Robespierre fut
caractérisé par le renouvellement de l'alliance hébertiste contre l'extrême-gauche des Enragés
et les Indulgents291. Robespierre méprisait les Hébertistes, même s'il les utilisait, car ils étaient
ennemis de ses principes d'ordre et d'unité gouvernementale. Michelet transposait son hostilité
aux socialistes néo-jacobins et à la gauche extrême putschiste de son époque sur leurs ancêtres
et exemples révolutionnaires.

Seul Robespierre avait l'autorité morale, patiemment construite depuis cinq ans, pour
commander. Il recula devant la responsabilité gouvernementale. Toujours est-il qu'il eut le
mérite de préserver l'autorité de l'abîme de la guerre civile en restant imperturbable face aux
velléités autonomistes des départements : « ...[il] fut dans ces grandes circonstances le ferme
gardien, le Terme, le fixe génie de la République »292. Michelet se rangeait sans hésitation au
côté de Robespierre lorsqu'il se dressait en champion solitaire de la Révolution. Mais le peuple
vainquit les armées de l'Europe coalisée. L'initiative provenait de lui, les soldats se savaient
soutenus par la levée en masse, par la volonté d'un peuple entier : « "Le peuple français debout
contre les tyrans!" c'est l'inscription que portèrent les bannières des bataillons levés par la
Réquisition. Elle résume l'immense effort de 93 »293.

Les représentants en mission montagnards sont présentés comme les sauveurs de la


France, en raison de leur courage et de leur résignation stoïque pendant l'été, au milieu du vide
de pouvoir au centre et sur un fond de danger national aggravé par l'idéalisme girondin à Paris
et le modérantisme en province. Michelet introduisait par ce moyen un des éléments majeurs
de son explication de la Terreur : les haines locales. En 1793, les républicains montagnards
étaient tellement minoritaires dans le pays que leur fureur punitive fut décuplée par la
perspective de la Terreur blanche dont ils ressentaient déjà le souffle meurtrier : même les plus

291
Ibid., t. 8, p. 28 et t. 7, « Préface de la Terreur », p. xv.
KO
11
Ibid, p. 309.
m
I b i d , t. 8, p. 63.
72

ultra-révolutionnaires des représentants devaient refroidir les terroristes locaux294. À partir de


septembre, le crédit des victoires revint aussi à la dictature salutaire de Carnot et de Lindet à la
guerre et aux subsistances, et les organisateurs de la victoire n'étaient pas jacobins295.
L'interprétation de Michelet l'autorisait à encenser le peuple et les Montagnards indifférents
au club de Paris : à eux, la gloire militaire et civique ; aux Jacobins, la brutalité des réquisitions
et les horreurs de l'épuration. Michelet réitéra cette analyse en 1868, en même temps que
l'hommage à la Gironde, afin de faciliter l'unification des républicains par l'excommunication
de l'aile jacobino-socialiste qui enfermait la Révolution « ...dans la petite enceinte du cloître
jacobin! »296. De surcroît, le blâme de la Terreur et de la continuation de la guerre est dirigé sur
la figure centrale de Robespierre, qui toléra les abus des Hébertistes et qui avalisa la dictature
municipale des Jacobins. Pis encore, Robespierre fut un artisan de la conjoncture dramatique.
La « théorie des circonstances » des historiens libéraux et de Louis Blanc fut revue à l'envers
par Michelet. L'hésitation de Robespierre amplifia le danger et la répression :
Robespierre traîna tant, [...] énerva tellement le parti de la guerre, qu'enfin [...]
l'ennemi vint chez nous, la guerre fut défensive. De là l'affreuse panique, la fureur de
Septembre contre l'ennemi du dedans [...]. Funeste événement qui nous aliéna l'Europe,
rendit la guerre terrible au dehors, cruelle au dedans, où les réquisitions excessives
qu'elle exigeait ne purent être levées que par la terreur jacobine297.
Michelet pouvait donc liquider d'un seul coup ceux qu'il n'aimait pas dans la tradition historique
et la réalité républicaine de son époque ainsi que bannir la Terreur du territoire de la
République.

La traîtrise des royalistes, qui firent entrer les Anglais à Toulon et exploitèrent la crise
frumentaire pour essayer un autre 31 mai, força les Indulgents à systématiser malgré eux la
Terreur d'État en septembre298. La Montagne et le Comité de salut public ne comprenaient les
revers qu'en termes de trahison et de conspiration de l'étranger et craignaient que les défaites
ne leur soient imputées. Dans ces conditions, la Terreur apparaissait aux révolutionnaires

m
I b i d , p. 356.
m
I b i d , p. 59-60 et 147.
296
tb'd-. t. 1, « Préface de 1868 », p. viii.
Ibid., t. 7, « Préface de la Terreur », p. x
m
I b i d , t. 8, p. 76 et 83.
73

comme le seul échappatoire : « Tuer! c'est le seul remède que la plupart voyaient aux maux de
la France »299. La Terreur fut cette obsession qui faisait apercevoir des traîtres partout, surtout
parmi les républicains et dans le peuple patriote. Les journées des 4-5 septembre avaient leur
origine dans la colère du peuple et son exigence suprême : le pain. Le mouvement populaire
était manipulé par les royalistes et les Hébertistes, qui complotaient de soumettre la Commune,
la Convention et ses Comités300. Une fois ses réclamations entendues, le peuple rentra chez lui
sans plus troubler la tranquillité publique301. Encore ici, Michelet absout le peuple des excès
terroristes. La « Terreur à l'ordre du jour » fut le travail d'une minorité d'extrémistes qui fit
fléchir les Indulgents de la Convention. Robespierre et les Jacobins influèrent peu sur le cours
des événements. Le 5 septembre ouvrit l'ère de la guillotine, nécessaire, selon Michelet, devant
la menace avérée qui pesait sur la Révolution, mais en l'absence d'un gouvernement fort pour
en assurer la direction et en garantir l'impartialité : « Les lois du 5 septembre, justifiées par
l'excès du péril, par l'horrible événement de Toulon, par l'abîme inconnu de trahison qu'on
sentait sous les pieds, avaient le tort de ne pas répondre à la première nécessité de la situation
[...] : Ilfaut un gouvernement. Ces lois donnaient des moyens de terreur peu précisés et vagues.
Mais qui s'en servirait? »302. Le faible pouvoir du Comité de salut public était amoindri par le
coup de force ; la Commune, grâce à Chaumette, sortit temporairement victorieuse en noyautant
le mouvement populaire et en se subordonnant les comités révolutionnaires parisiens chargés
de l'arrestation des suspects303. Dans cette instabilité, Robespierre allait remplir la vacance au
sommet de l'État.

2.3 La dictature jacobine : la solution à l'indifférence publique

Le 5 septembre marqua le recul temporaire de Robespierre et des Jacobins. Les


Hébertistes dominaient, ayant avec le Père Duchesne la magistrature de la presse populaire. Ils
en profitèrent pour développer un système d'extermination en Vendée, à l'encontre de la volonté

m
Ibid, p. 32.
™Ibld.,p.90.
J b i d , p. 86 et 92 et t. 7, « Préface de la Terreur », p. xvi.
m
I b i d , t. 8, p. 96.
m
l b i d , p. 92-94.
74

du Comité et de la Montagne304. Le manquement de Robespierre fut dans sa tolérance envers


les Hébertistes. Il les soutenait en Vendée afin de se dérober aux charges de leur influent
journal, mais les Hébertistes étaient devenus trop audacieux. Ils furent attaqués à la Convention
et Robespierre, en ne les défendant pas, les fit dépendre de lui305. En protégeant le Comité à la
Convention, il le transforma en son instrument. En affrontant seul l'Assemblée, il établit sur
elle sa domination : « Robespierre et l'Assemblée s'étaient trouvés en face, et l'Assemblée avait
tremblé. Celui qui a eu une fois cet avantage le garde fort longtemps. Robespierre l'a gardé
jusqu'au 9 thermidor »306. Si le 15 septembre les Jacobins, en s'érigeant en tribunal pour juger
les Girondins, firent de Robespierre « ...le grand juge de la République »307, le 26 septembre,
l'Assemblée, en consentant à lui laisser renouveler le Tribunal révolutionnaire et le Comité de
sûreté générale, la justice et la police révolutionnaire, donna un maître à la République : « Un
homme dominait la République. Un homme en trois personnes : Robespierre, Couthon et
Saint-Just »308. Ensuite, Robespierre s'attacha la droite en épargnant les 73 représentants qui
avaient protesté contre le 2 juin. L'appesantissement de son joug sur l'Assemblée se fit aux
dépens de la Montagne ; l'Incorruptible devint roi en exerçant la grâce : « La majorité n'était
plus celle du Comité et du gouvernement : c'était celle de Robespierre. [...] c'était l'impérieuse
clémence d'un homme qui, dominant les Jacobins, le Comité de sûreté, le Tribunal
révolutionnaire, pouvait accuser, arrêter, juger. C'était une restauration du droit de grâce »309.
Le pouvoir de Robespierre et la Terreur ne venaient donc pas de la Montagne et du peuple,
incarnation de la République - Première ou Seconde -, mais des Jacobins, du centre, de la droite
et des Hébertistes. On ne peut s'empêcher de lier cette lâcheté de la droite au parti de l'ordre qui
perdit la IIe République en créant en son sein un dominus : d'où l'amalgame implicite dans le
texte de Michelet entre Robespierre et Bonaparte dans la confiscation de la République par la
manipulation de la peur sociale des conservateurs. Michelet fut choqué par l'élection de
Bonaparte à l'Assemblée en 1848 et par son élection à la présidence en décembre, en lesquelles

m
lbid, p. 99.
305
Ibid, p. 120.
306,- - v
* Ibid, p. 122-123.
m
I b i d , p. 121.
30
W , p. 123.
3K
Ibid, p. 126.
75

il percevait déjà le retour de la dictature et le suicide de la République310. Il se consternait de la


constitution de la Seconde République parce qu'elle refaisait la monarchie à travers son
président élu au suffrage universel, comme Robespierre l'avait refaite par la domination
jacobine et la connivence de la droite311. Bonaparte réussit grâce à la division des républicains
entre purs et socialistes et Robespierre en raison de la désunion des révolutionnaires, partagés
entre la Convention et la Commune312. La réconciliation des deux Églises républicaines était
donc un enjeu politique et historiographique décisif pour l'avenir de la démocratie.

Si Robespierre était le premier homme de la République, son « grand accusateur », il


n'orientait pas encore seul ses destinées313. La Terreur judiciaire et la répression en province
furent accélérées par un cortège de luttes factionnaires entre Indulgents, Hébertistes et
Robespierristes. Chacun participa à la surenchère terroriste pour se garder d'une accusation de
modération, fatale dans un gouvernement d'opinion314. Les conventionnels ne souhaitaient pas
qu'en se posant en philanthrope, Robespierre ne s'annexe le crédit de la pacification qui avait
forcé plusieurs représentants à maculer leur main de sang au service de la défense nationale315.
Bien que diminués et rivaux, Dantonistes et Hébertistes s'unirent dans la detestation de
Robespierre, qui ne pouvait plus dominer que par la crainte, l'échafaud et la centralisation de
la Terreur316. La politique de l'Incorruptible était de s'imprégner à la fois de l'indulgence des
Dantonistes et de la rigueur des Hébertistes pour désarmer les factions, mais il se rendait par là
même vulnérable sur ses deux flancs. Robespierre tentait d'affermir son prestige moral et de
reconstruire le pouvoir d'État en s'assurant le concours de « ...la France girondine, la France-
prêtre, la France royaliste (en bonne partie), [elles] auraient tout oublié, se seraient ralliées à un
seul homme. Dans l'excès des alarmes, il s'agissait bien moins d'opinion que de sûreté. Cette
vague toute-puissante de popularité l'eût soulevé, au trône? Non, au ciel »317. Cette vision est

310
m Viallaneix, op. cit., p. 333 et 340.
I b i d , p. 335.
312
Idem, « Une histoire révolutionnaire de la Révolution », p. 121-122.
Michelet, op. cit., t. 8, p. 128-129.
314
3 1 ,W.,p. 134.
m
W
ibid.,p. 135-136.
3X1
Ibid, p. 131.
76

évocatrice de l'alliance conservatrice et réactionnaire face à la « menace rouge », dont le parti


de l'ordre fut la condensation et l'Empire, pour Michelet, l'approfondissement.

Michelet, dans son récit de la chute des Girondins et dans sa « Préface de la Terreur »,
faisait dater la dictature jacobine de mai 1793 alors qu'il insistait plus loin sur l'anarchie
hébertiste et la carence du pouvoir qui avaient caractérisé l'été avant que Robespierre ne
s'empare du contrôle de la Révolution, fin septembre. C'est parce qu'à travers le fourmillement
des événements deux facteurs permanents structuraient la Terreur : la dictature municipale de
la minorité jacobine et la dictature centrale de Robespierre, qui couronna progressivement la
première. La Terreur fut d'abord l'apanage des 40 000 comités révolutionnaires, peuplés de
Jacobins, et du réseau de clubs qui enserrait la France dans ses anneaux d'airain et sur lequel
le Comité de sûreté générale n' exerçait qu'une vigilance lointaine et indulgente, d'où la tyrannie
locale incontrôlée des Jacobins par le cumul des fonctions de surveillance, d'exécution et
d'administration318. Pour détruire le mythe de la démocratie jacobine distillé par les historiens
robespierristes, Michelet avance que si la société j acobine de 1793, alors dans son troisième âge,
connut un recrutement plus démocratique que celle de Lameth et de Brissot, les clubs
provinciaux étaient toujours contrôlés en sous-main par la bourgeoisie lettrée, qui seule savait
expédier les affaires319. En outre, les Jacobins ne formaient qu'une infime minorité, même à la
fin de 1793320. Michelet critiquait en même temps son époque : la domination des notables avait
été très nuisible à l'implantation en périphérie du régime démocratique établi au centre. La
Terreur servait donc bien pour Michelet les spéculateurs, les convoitises des bureaucrates,
bourgeois d'Ancien Régime, les rois de l'an II.

La tyrannie jacobine se constitua en réponse au fléau de « l'indifférence publique »


qui se répandait depuis 1792 : « Le peuple, en 93, est rentré chez lui ; avant la fin de cette
année, il faudra le salarier pour qu'il retourne aux sections »321. Même contraste dans la lentille
de Michelet, il nous est permis de conjecturer, entre la fete populaire des débuts de la

l^Ibid, p. 192 et t. 9, p. 123 et 125-126.


m
I b i d , p. 134.
m
ibid.,X. 8, p. 205.
321
in
I b i d , t . 6, p. 20.
77

IIe République, avant la brisure de juin qui éloigna d'elle le peuple ouvrier désormais
léthargique322, et son ossification ultérieure dans le conservatisme. L'autoritarisme plébiscitaire
napoléonien ne venait que confirmer la passivité de la population des campagnes. Un autre
aspect pouvait cependant atténuer la noirceur des cieux pour Michelet, après le 2 décembre.
Celui-ci avait mis la légalité du côté des républicains et en maint endroit le peuple s'était levé
pour défendre les institutions républicaines et le droit, contribuant à dissiper les sombres brumes
du 2 juin 1793 et du 15 mai 1848 : la souillure du gouvernement d'exception et de la répression
rejaillissait sur les conservateurs323, par où on en revient à la haute signification politique de
l'exorcisme historiographique de la Terreur. En 1793, les fonctions publiques, les sociétés
populaires et les sections étaient désertes. Le vacuum provoqué par le reflux du peuple fut
comblé par « ...la redoutable machine [...] du Salut public en son principal ressort, la société
des Jacobins »324. Les Jacobins, aristocratie sans-culotte dont Robespierre a discipliné la
violence patriote, étaient le socle dur sur lequel pouvait s'ancrer la Révolution tandis que le sol
se fissurait de toutes parts sous elle. Dès l'automne de 1792, le club se reforma et reprit son
ascendant sur la Convention par crainte de la mortelle « excommunication jacobine »325. La
souveraineté populaire fut usurpée par l'oligarchie jacobine. Celle-ci décidait de ceux qui
allaient gouverner et de ceux qui allaient périr : « La Société épuratrice qui, dans la Révolution,
est comme le Jugement dernier, envoyant les uns au pouvoir, les autres à la mort! »326. Les
Jacobins ont non seulement dénaturé et avili la République, ils n'ont rien fait pour en faciliter
l'institution. Ils n'agirent « ...guère au 10 août [1792], ni pour créer la République, et encore
moins dans le mouvement de la guerre »327.

En fait, le dogme jacobin était flou et nébuleux, d'où le besoin de constamment


réaffirmer la cohésion du groupe par la discipline militante. La diffusion des mots d'ordre par
voie de communication orale laissait toute liberté au pontificat jacobin de renier ou de

322
Rémond, La vie politique en France, p. 56-60.
Raymond Huard, « L'exceptionnalité française : le XIX e siècle », dans La passion de la République : un itinéraire français,
Michel Vovelle et al., Paris, Éditions sociales, 1992, p. 155-158.
Michelet, op. cit., t. 6, p. 20.
m
i b i d , p. 72.
m
i b i d , t. 8, p. 239-240.
327 r
Ibid., t. 7, « Preface de la Terreur », p. xiii et voir aussi t. 6, p. 63.
78

réinterpréter la doctrine pour l'adapter aux circonstances changeantes de la vie politique : ce


mode de fonctionnement interne reprenait la prédication catholique et projetait une trompeuse
apparence d'infaillibilité et d'immuable orthodoxie permettant d'exiger une obéissance totale
de la part des militants, semblable à celle que l'Église catholique demandait à ses fidèles328.
D'après Michelet, les Jacobins furent une nécessité incontournable dans l'absence de vitalité
révolutionnaire et dans la confusion universelle : « Au défaut d'une association naturelle qui
donnât à la Révolution l'unité vivante, il fallait une association artificielle, une ligue, une
conjuration qui lui donnât du moins une sorte d'unité mécanique. Une machine politique était
nécessaire, d'une grande force d'action, un puissant levier d'énergie »329. En contrepartie, les
Jacobins ne possédaient pas la foi des prophètes, ils n'avaient que l'opiniâtreté d'infatigables
légionnaires de la Révolution : « Ils eurent la foi, sans nul doute. Mais cette foi ne fut ni
aimante, ni inspirée. Ils furent les ardents avocats, les procureurs acharnés de la Révolution. Elle
demandait d'abord des apôtres et des prophètes »330. Limités dans la « force négative », ils
étaient inexistants, de par leur esprit niveleur et conformiste, dans la « force positive » de
l'initiative révolutionnaire331. Ils leur manquaient la « bonté héroïque » qui eût dissuadé bien
des résistances et diminué de beaucoup l'exigence de la coercition332. Ils savaient surveiller,
accuser et punir. Ils firent des victimes et des ennemis ; il aurait fallu convertir333.

Michelet pose ici l'armature de son interprétation de la Terreur. Il oppose la vitalité du


peuple du commencement de la Révolution à la sécheresse mécanique d'une secte de fanatiques
assimilable à la Compagnie de Jésus qui, bien qu'ayant patriotiquement sauvé la France, a
asservi la nation et ouvert la voie au césarisme. De plus, les Jacobins étaient si inexorablement
patriotes, si soupçonneux, si pénétrés de « fanatisme monastique », d'une volonté implacable
d'épuration et d'inflexible orthodoxie, qu'ils dépassèrent l'impératif de la préservation de la
République pour multiplier les adversaires de celle-ci334. La Terreur jacobine se nourrissait de

m
i b i d , p. 66-67, note 1.
3
®Ibid, p. 61.
m
l b i d , p. 64.
221
Ibid, p. 62-65.
m
33
I b i d , p. 64.
W
™Ibid, p. 78.
79

son intransigeance idéologique, de l'inexpugnable certitude que les Jacobins avaient d'être les
seuls dépositaires de la foi révolutionnaire :
L'esprit inquisitorial, l'esprit de corps, l'esprit-prêtre, le violent machiavélisme
de la grande société, aidèrent sans doute puissamment à comprimer nos ennemis, mais
ils les multiplièrent. Les Jacobins entreprirent l'épuration complète de la nation, en
arrêtant tous les suspects. Mais au bout de quinze mois du règne des Jacobins, la France
entière était suspecte335.

Le peuple, réceptacle de l'idéal républicain de démocratie politique et de fraternité


nationale, ne peut être tenu responsable de la dérive terroriste du gouvernement révolutionnaire
car « Paris restait chez lui » et, de toute façon, « [i]l n'y a jamais eu un peuple moins violent que
le vrai Parisien »336. Ainsi, dès que le peuple reprit la direction de la Révolution lors de la
grande mobilisation patriotique et républicaine de 1792, l'emprise des Jacobins sur le pays se
relâcha : « ...ce n'était pas sans peine qu'en cet élan universel ils voyaient s'affaiblir l'ascendant
despotique des mille sociétés jacobines »337. Aux yeux de Michelet, la Terreur représentait
l'accomplissement de la dictature des Jacobins. Cette « [gjrande armée de police, qui par
quarante mille comités gouverna, défendit et écrasa la France »338. L'apathie populaire et la
Terreur résultaient de « ...l'anéantissement de la justice »339. La justice révolutionnaire fut
accaparée par la société jacobine, devenue « ...un grand jury d'accusation. Sa liste était le livre
de mort ou de vie. [...] La radiation était le premier degré de la guillotine, une marche de
l'échafaud »340. Le dogme jacobin s'était substitué à la loi dans la détermination de la culpabilité
des individus.

La République se matérialisait dans la Convention. Celle-ci ne compta pour rien dans


la Terreur puisqu'elle n'avait que très peu d'autonomie, elle était terrorisée, épurée, peu à peu,
jusqu'à la mort : « Pauvre assemblée! avant d'être faite, elle était défaite d'avance, destituable,
placée sous la tutelle, la police des Jacobins » et de l'insurrection341. La dictature jacobine a fait

m
I b i d , t. 7, p. 115.
336
Ibid., « Préface de la Terreur », p. xiii et xvi.
337.,., ■
Ibid., p. ix.
Ibid., p. ii-iii.
m
i b i d , t. 8, p. 205.
m
i b i d , p. 227-228.
Ibid., t. 7, « Préface de la Terreur », p. xi et voir aussi t. 8, p. 208.
80

de « ...la manipulation autoritaire des institutions élues... » un des leviers de sa puissance ; elle
puisait dans cette illusion de démocratie une grande part de son pouvoir de fascination342. Un
des grands crimes des Jacobins fut d'avoir miné l'unité nationale, qui est constitutive de l'idée
républicaine de Michelet, par la tyrannie municipale : « ...le projet voté le 18 novembre [1793],
n'imposant qu'une unité fausse, émancipa de l'Assemblée ces 44,000 comités jacobins. Il créa
une royauté sans contrôle du peuple jacobin, qui eut pouvoir, argent, terreur »343. Michelet
défléchit l'accusation de fédéralisme, lancée contre la Gironde par la tradition jacobine, sur les
Jacobins : « De sorte qu'en détruisant le fédéralisme départemental, on conserva tout entier le
fédéralisme communal, et la tyrannie locale, si pesante et si tracassière, que la France en est
redevenue monarchique pour soixante années »344. Contrairement à Tocqueville et à Quinet,
Michelet pensait que l'absence de centralisation administrative avait été la source de bien des
abus commis par les terroristes locaux. La France se fragmenta en 44 000 petits royaumes
jacobins.

Michelet était très bien disposé envers les 200 représentants en mission montagnards,
qui furent pour lui les véritables sauveurs de la France. Ils avaient été précipités dans une
dictature salvatrice et involontaire par l'acuité de la détresse nationale, l'étroitesse des appuis
et l'inertie du Comité de salut public345. Michelet infirmait la version de l'histoire qui faisait
de ces proconsuls (excepté bien entendu les Hébertistes) les plus impitoyables terroristes.
D'ailleurs, les représentants déchristianisèrent plus qu'ils ne réprimèrent, frappèrent les
symboles davantage que les hommes : « ...[la modération], c'était un grand péril, [...] si l'on ne
compensait la modération politique par l'audace religieuse ; c'est ce que sentirent plusieurs
représentants. Ils firent la terreur sur les choses et non sur les personnes... »346. Une autre
coupable traditionnelle de la Terreur, la Commune de Paris, était en bonne partie disculpée par
l'auteur. En effet, la fureur d'Hébert était compensée par l'humanité du procureur Chaumette,
qui bridait les ardeurs des comités révolutionnaires de sections et prit des mesures sociales

Furet, Edgar Quinet, p. 107 et voir aussi Michelet, op. cit., t. 8, p. 202.
Ibid., t. 7, « Préface de la Terreur », p. xxi.
m
I b i d , t. 8, p. 221.
m
i b i d , p. 352 et 354-355.
m
I b i d , p. 192-193.
81

généreuses, car pendant l'an II, les révolutionnaires adoptèrent, au milieu du péril et de la
Terreur, les grandes législations de l'égalité347.

Robespierre et les Jacobins étaient pour Michelet uniquement des politiques. À l'instar
des Girondins et des républicains libéraux de la Constituante de 1848-1849, ils échouèrent, et
la Révolution avec eux, pour n'avoir pas su achever la révolution classique par la révolution
romantique, religieuse et sociale348. Les Jacobins n'étaient pas la Révolution et même pas toute
la Montagne. Leur confier la puissance publique aida peut-être à endiguer le danger immédiat,
mais c'était aussi glacer l'énergie immense de la révolution romantique : « ...la Montagne sentait
d'instinct que mettre la Révolution dans la main pure et patriote, mais exclusive et serrée, de la
dictature jacobine, c'était rejeter une infinité de forces vives qu'on n'étoufferait jamais, et qui,
si on les étouffait, [...] dessécheraient, stériliseraient la République... »349. L'insuccès de la
Révolution en 1793 - et en 1848 - fut celui de ses élites politiques. Elles ont refusé de s'armer
de la force lovée dans les entrailles de la nation par crainte de la révolution sociale. Les factions
se déchiraient en des querelles sanglantes afin de marquer leurs différences ; les
révolutionnaires s'enlisèrent d'autant plus profondément dans la Terreur qu'ils étaient incapables
de refonder la société par la fraternité et d'instituer la religion nouvelle de la justice :
La Révolution réserva justement les deux questions où était la vitalité. Elle
ferma un moment l'église et ne créa pas le temple. Elle changea la propriété de main,
mais la laissa monopole ; le privilégié renaquit comme usurier patriote [...].
Quels remèdes? La répression individuelle, la sévérité croissante, vieux moyens
gouvernementaux, furent de moins en moins efficaces. [...]
Le rapport de l'homme à Dieu et de l'homme à la nature, la religion, la propriété,
devaient se constituer sur un dogme neuf et fort, ou la Révolution devait s'attendre à
périr. [...]
Les Jacobins ne firent rien que juger, épurer, cribler. Ils se montrèrent infiniment
peu capables de création350.
Il ne s'agissait pas de réformer le christianisme comme le plaidait Quinet : « [La Révolution]
n'adopta aucune Église. Pourquoi? C'est qu'elle était une Église elle-même »351. Michelet

™Ibid, p. 191-192.
348
' Ibid, p. 168.
m
I b i d , t. 7, p. 203.
m
I b i d , t. 8, p. 170-171.
351
Ibid., t. 1, « Préface de 1868 », p. x.
82

considérait l'incapacité d'innovation religieuse et la timidité sociale comme des causes


fondamentales de la Terreur et de l'effondrement répété de la République.

La Terreur fut aussi la répercussion de l'inachèvement, de l'incomplétude de la


Révolution. Elle était pour bonne part vaine et contre-productive. Michelet laissait percer avec
son explication de la Révolution, sa conception de la République ainsi qu'une critique par
analogie de la Seconde République. Elle ne se releva jamais de juin 1848, d'avoir brisé l'élan
fraternel de février, qui seul pouvait recomposer l'unité vivante et régénérer la nation. C'est
dans la fraternité, la descente vers le peuple, que se logeait l'avenir de la République et non
seulement dans les formes d'organisation de l'État. Le triomphe du messianisme napoléonien
dans la population fut la sanction de la mésintelligence entre libéraux et socialistes dans
l'harmonisation des révolutions classique et romantique et du divorce entre la bourgeoisie
éclairée (littéraire et parlementaire) et le peuple en 1848, 1849 et 1851352. Une telle réflexion
fut certainement accentuée par l'affliction de Michelet et du camp républicain après 1851 et les
divergences qui se manifestaient chez les exilés353. Michelet appelait donc, par son plaidoyer
pour la Commune de 1793, à l'enfouissement des dissidences dans une communion qui
n'exclurait personne du grand banquet de l'humanité.

Enfin, Michelet haïssait l'Église catholique et son dogmatisme liberticide. Il est donc
révélateur qu'il adjoigne constamment à Robespierre et aux Jacobins des épithètes religieuses.
La mentalité et l'action des Jacobins tenaient du fanatisme clérical et ils imposaient leur
orthodoxie par une inquisition sécularisée. La pensée jacobine était tout entière dans la
dénonciation et l'accusation354. Là était l'esprit de la Terreur. L'oeil partout vigilant et ses
tentacules partout déployés, la grande société étranglait partout la liberté. Les Jacobins ne
purent être de véritables républicains : la République est, de par sa nature, anticléricale et
libertaire. Ils n'ont pas saisi que, davantage que la Terreur, c'était la déchristianisation qu'il
fallait faire en 1793 : « La vie du catholicisme, c'est la mort de la République. La vie de la

352
Viallaneix, « Michelet et les Girondins », p. 84-85 et Mitzman, op. cit., p. 251-252.
Lévêque, op. cit., p. 322-323 et Alain Plessis, Nouvelle histoire de la France contemporaine, t. 9 : De la fête impériale au
mur des fédérés, 1852-1871, 2e éd. rev., Paris, Seuil, 1979 (1973), p. 185.
Michelet, op. cit., t. 7, « Préface de la Terreur », p. xiii.
83

République, c'est la mort du catholicisme »355. En faisant reposer la responsabilité des


événements de l'an II sur les épaules de Robespierre et de sa machine jacobine, Michelet en
détachait indirectement le peuple, la République et la Montagne indépendante, légitimant
l'aspiration démocratique contenue dans les révolutions de 1789 et 1848. Le redoublement de
la dictature locale des Jacobins par la dictature centrale de Robespierre est l'élément crucial,
dans la vision de Michelet, pour comprendre la prolifération et l'emballement de la Terreur par-
delà les conditions dictées par la conjoncture.

2.4 La papauté de Robespierre

Michelet affirmait dès le début de sa préface de 1869 que l'époque de la Terreur pouvait
se définir par un mot : « dictature »356. La tyrannie et la Terreur se personnifiaient dans
Robespierre. Il a bâti sa force par l'accusation, en se tenant loin des affaires et de leur
compromission. Michelet dit de lui qu'« [i]l eut le coeur moins roi que prêtre »357. Il exerçait un
pouvoir de nature cléricale, une autorité de pontife, une « [v]raie tyrannie de prêtre qui s'impose
contre l'évidence, qui contre le réel veut un acte de foi »358. Il désirait être investi d'une autorité
morale et non du commandement étatique : « ...il voulait moins le pouvoir que l'autorité
morale, au profit de l'égalité. Ce qu'il ambitionna réellement toute sa vie, ce fut d'être le
dictateur des âmes et le roi des esprits par une triomphante formule qui résumerait la foi
jacobine... »359. Il aspirait à s'élever au-dessus de l'État, se posait en formulateur et en garant de
l'immutabilité de la doctrine révolutionnaire, et la guillotine était la sentence de toute hérésie.
Ironiquement, la situation allait le sacrer tyran des corps. Il était un moraliste aigri, haineux et
impitoyable ; rongé par le remords de n'avoir rien été lors des grandes journées
révolutionnaires360. Il avait « ...l'abstraction impitoyable d'un homme qui ne veut plus être

Ibid., t. 8, p. 211 et voir aussi Michel Delon, « La Saint-Barthélémy et la Terreur chez Mme Staël et les historiens de la
Révolution au XIXe siècle », Romantisme, vol. 11, n° 31 (1981), p. 59-60.
Michelet, op. cit., t. 7, « Préface de la Terreur », p. i.
3
Ibid., p. viii.
m
I b i d , p. xiv.
™Ibid, p. 223-224.
M
I b i d , t. 6, p. 101.
84

homme, mais un principe vivant. Vain effort! Il restait homme, - homme pour haïr toujours
plus, - principe pour ne point pardonner »361.

Robespierre, à l'image des Jacobins, symbolisait le côté négatif de la Révolution. Il ne


proposait que de sévir contre les traîtres et aucune mesure offensive pour éteindre la Contre-
Révolution interne et externe362. Il amalgama les actions effectives, les atteintes morales contre
la nation et lui-même en un seul crime, celui de lèse-Révolution : « Il en vînt de plus en plus,
à croire toute accusation, à juger dignes de mort tous ceux qu'il avait intérêt à perdre. Le rêve
atroce d'une purgation absolue de la République prit racine en lui »363. Il s'élançait encore plus
rapidement sur cette trajectoire car fouetté par sa panique de paraître ridicule. De plus, à chaque
essai de modération (Lyon, par exemple) la situation le renvoyait dans la Terreur364. De fait,
le pouvoir de Robespierre venait de « ...trois classes : les Jacobins, les prêtres et les
propriétaires »365. Loin de promouvoir l'égalité, il devint l'allié caché, bien que souvent candide,
du conservatisme et de la réaction qui, du dessous, allaient terrasser la Révolution. Ici le lien
avec la Seconde République, la superposition du présent sur le passé tiennent de l'évidence
lorsque l'on sait quel soutien la France propriétaire et l'Eglise allaient apporter au parti de l'ordre
et à l'Empereur, après les soulèvements républicains en province consécutifs au 2 décembre.
Deux fois trahie - involontairement et volontairement -, la République est absoute de la Terreur
et de la malédiction nationale : l'adoration de la force et le culte des césars.

En novembre et décembre 1793 Robespierre accéda à la papauté et à la royauté de la


Révolution. En s'appuyant sur la discipline militante et la fidélité invincible des Jacobins, il
demanda une épuration de la grande société, qui lui sacrifia son président Anarcharsis Clootz ;
il a prémuni le Grand Comité contre un renouvellement par la Convention, s'emparant ainsi du
pouvoir exécutif alors qu'il tenait le législatif par la crainte : « Convention et Jacobins, autorité
et pouvoir, tout avait plié. Un homme était plus autorisé que l'autorité, plus puissant que le

36
W , p. 99.
m
lbid.,\. 8, p. 53.
363
yW.,t.6,p. 100.
m
I b i d , t. 8, p. 129.
Ibid., t. 7, « Préface de la Terreur », p. xiv.
85

pouvoir »366. L'excommunication jacobine, prélude de la guillotine, devint la sienne uniquement.


Or, la voie étroite de l'orthodoxie robespierriste était imprécise et variable pour Robespierre lui-
même ; l'opacité du dogme civil du tyran ouvrait un champ immense à l'arbitraire, insinuait la
peur et propageait l'incertitude : « Qui pouvait répondre de trouver justement la ligne précise
où il fallait se tenir pour marcher droit dans la voie du salut révolutionnaire? [...] une casuistique
nouvelle commençait, un arbitraire infini sur les cas particuliers »367. Donc Robespierre, c'était
la négation de la République, du droit et de la justice368. Il compléta l'édifice de sa puissance,
le 18 novembre, en dépouillant la Convention du contrôle des représentants en mission pour le
déférer à ses relais, les Comités gouvernementaux369. Il protégea la tyrannie municipale et
anarchique des comités révolutionnaires jacobins, qui, bien que rendant de grands services,
devaient être surveillés et soustraits à l'empire des haines locales et des vengeances
personnelles, à l'inquisition désordonnée et aveugle370. Robespierre se fit encore le bouclier des
prêtres, les troupes de choc de la Contre-Révolution, contre le mouvement déchristianisateur
de la Commune et de la Convention, exprimé par la fête de la Raison (10 novembre), les fit
accepter au club Jacobin, le sanctuaire du pouvoir révolutionnaire371. Ce double mouvement,
cette ligue de forces contraires, menait directement à la dictature de Robespierre :
Qu'arriverait-il pourtant si l'on laissait subsister ce fédéralisme effroyable de
quarante mille comités qui ne répondaient de rien? Que la France, désespérée de la
tyrannie locale, se réfugierait bientôt dans la tyrannie centrale, je veux dire sous la
dictature de ce Dieu sauveur[...].
L'association jacobine qui remplissait ces comités, l'association ecclésiastique,
parties de deux points opposés, allaient se trouver face à face, réunies au même point :
la dictature de Robespierre372.

L'Incorruptible, fort de la loyauté des Jacobins, enclencha un processus de radicalisation


idéologique et d'épuration accélérée ; on n'avait la vie sauve qu'en frappant les ennemis de
Robespierre373. Protecteur des prêtres et partageant leur passion maniaque de l'orthodoxie et de

m
i b i d , t . 8, p. 245.
W
I b i d , p. 238.
M
Ibid
wia.
369
370Ibid., t. 7, « Préface de la Terreur », p. xx-xxi.
m
Jbid., t. 8, p. 228-229.
LIbid,p. 210-21
_ . „ . . . .l e t 239
m
i b i d , p. 229.
m
i b i d , p. 228.
86

l'unanimité, Robespierre intensifia, suivant Michelet, la Terreur en s'appuyant à droite. Il joua


des rancunes parlementaires pour broyer la Montagne. Robespierre divisait pour régner,
pactisait avec l'ancienne France - Louis-Napoléon ne fit pas autre chose -, d'où les revirements
incessants de sa politique et ses ménagements pour le clergé et les possédants : « Il croyait
pouvoir relever l'autel sans briser l'échafaud »374. Ainsi, les violences sur la Convention et
l'annulation des libertés parlementaires et démocratiques sont transférées du passif de la
Montagne à celui de la droite monarchiste. Comme sous la IIe République, elles n'étaient pas
le produit des principes républicains, défendus à partir de 1849 par les démocrates-socialistes,
mais de la stratégie traîtresse de la droite qui déforma le magistère du droit et l'inviolabilité de
la représentation nationale. On voit ici la transposition, l'identité entre les histoires des deux
Républiques pour Michelet, si l'on considère la répression anti-républicaine exécutée par le
parti de l'ordre et le président, puis par l'Empereur. Cette lecture du passé révolutionnaire
renforce la dissociation de la République-peuple et de la Montagne qui n'était pas d'observance
jacobine du pouvoir dictatorial et de l'échafaud. En l'an II, la tyrannie se forma graduellement ;
bien que personne ne l'ait vraiment désirée, elle sortait naturellement d'un pays depuis
longtemps résigné à l'obéissance, mineur perpétuellement en quête d'un tuteur : Michelet en
voulait pour témoignages l'élection de Bonaparte et les plébiscites de l'Empire375.

Fin décembre, Robespierre renonça à une politique d'équilibre et de juste sévérité - ce


qui était la recommandation des véritables républicains patriotes tels Carnot et de la Montagne
indépendante et dantoniste. Car si les victoires et l'éloignement de la menace militaire étrangère
et intérieure ne justifiaient pas un accroissement de la Terreur, celle-ci était quand même
nécessaire pour lever les réquisitions376. Devant les attaques des Indulgents contre la trahison
et la violence des Hébertistes en Vendée, cautionnées par Robespierre, et des ultra-
révolutionnaires contre sa clémence à Lyon, celui-ci pencha du côté des Hébertistes par lâcheté
et opportunisme. Il craignait les invectives journalistiques du Père Duchesne, un prêtre, nous
dit Michelet, ne peut se permettre la critique : « Robespierre, pour sa sûreté, rentra donc dans

31i
Ibid, t. 9, p. 151.
31i
Ibid.,t. 8, p. 242-243.
m
i b i d , p. 267-268.
87

la Terreur »377. L'Incorruptible se montra solidaire des terroristes les plus agressifs.
L'interprétation de Michelet était à des lieux de l'impartiale rigueur envers les factieux,
Hébertistes et Indulgents, que Blanc lui prêtait. Encore ici, les savantes manoeuvres politiques
de Robespierre déclenchèrent une accentuation de la Terreur militaire dans les zones de révolte,
de la Terreur judiciaire et des luttes factionnaires. Robespierre était, pour Michelet, comptable
des Terreurs anarchique en province et politique à Paris, qui allaient finalement déboucher sur
l'implosion de la République. Michelet analysa magistralement ce tournant de décembre, pour
lui décisif :
Tout fut fini. Les prisons durent, dès lors, aller s'encombrant, jusqu'à ce qu'elles
crevassent et vomissent en une fois un peuple d'ennemis furieux pour tuer la
République.
L'accélération des jugements, demandée ce jour même par Robespierre, était un
remède impuissant qui avilissait la justice, la rendant [...] impossible, lui ôtant la foi de
tous. Elle n'en fut pas moins exigée, et lorsque le danger national, tellement diminué,
ne l'expliquait plus.
Ce sinistre 26 décembre, qui fermait décidément les prisons, n'y laissant plus
d'ouverture que le terrible guichet d'une justice accélérée, devait avoir deux effets
contraires.
D'une part, les rivaux de la dictature centrale, Fouché à Lyon, Carrier à Nantes,
dans leur émulation effroyable, accéléraient la justice.
D'autre part, les indulgents, n'espérant plus rien ni de Robespierre, ni du Comité,
poussèrent leur guerre contre les Hébertistes, alliés actuels de Robespierre, de sorte que
leurs ennemis durent ou les tuer, ou périr378.
La dictature avait jusqu'alors été utile et inévitable. Les circonstances n'excusaient plus la
suprématie du Comité, dirigé par les triumvirs robespierristes, sur la Convention. Il devait se
soumettre à l'autorité de la source légale de son existence ou engager un affrontement
irréversible qui allait se terminer le 9 thermidor.

Au début de l'année 1794, Robespierre entreprit ce que Michelet a présenté comme la


cause de sa chute : l'offensive contre les représentants en mission. En voulant justement châtier
les plus féroces proconsuls tels Tallien, Fouché et Carrier, il engloba dans ses soupçons
paranoïaques les 200 représentants montagnards qui avaient maîtrisé le péril de l'été. Tel fut

Ibid., p. 271 et voir aussi t. 1, « Préface de 1868 », p. xxiii-xxiv.


m
I b i d , t. 8, p. 272-273.
88

l'engrenage sans merci et sans fin d'épuration indistincte des amis et des ennemis de 1794379.
Quelque part, Robespierre recommença l'absolutisme sous l'apparence de la nouveauté
révolutionnaire, non par la centralisation gouvernementale et administrative qu'apercevraient
Tocqueville et Quinet, mais en réintroduisant l'arbitraire de la justice royale :
Quelle est cette haute puissance qui change la nature des choses, décide que le
blanc est noir, que le prêtre est républicain!
Sévérité infinie dans le triage des amis! Et d'autre part, facilité, indulgence pour
l'ennemi! N'est-ce pas là l'arbitraire complet et le vague du vieux système de la grâce,
du dogme contre lequel précisément s'était faite la Révolution380?

La Montagne protégea tous les représentants parce qu'elle devinait qu'en laissant
Robespierre les juger, elle immolerait la représentation nationale et la République. Tous les
partis s'entendirent tacitement contre le tyran. C'est en réaction à cela que Robespierre, alarmé
de voir son pouvoir exclusif contesté, se résolut à l'élimination des factions. Saint-Just énonça
cette logique absurde de la régénération : « "La société doit s'épurer. Qui l'empêche de s'épurer
veut la corrompre, qui la corrompt veut la détruire." Glissantes interprétations. L'Inquisition ne
raisonna jamais autrement. Si on les eût appliquées, on n'eût point trouvé d'innocent »381.

Au fur et à mesure que progresse la narration de Michelet, se précise l'association entre


les Robespierristes, Robespierre et le parti de l'ordre, la France possédante et cléricale, et le
président Bonaparte. L'auteur contournait la critique de droite de la Révolution et de la
République ainsi que l'apologie socialiste, en peignant la dictature et la Terreur politique en tant
que résultante de l'affleurement dans la République du conservatisme d'État et de l'esprit
inexorablement monarchique du catholicisme, et non pas comme étant l'inavouable finalité de
tout régime républicain ou l'origine du socialisme :
Si les prêtres et les rois, dans leur langage officiel, maudissent le chef des
Jacobins, c'est leur rôle, c'est leur métier ; ils doivent parler ainsi. Dans leur fort [sic]
intérieur, c'est tout autre chose. Celui qui tua Clootz et Chaumette, la Commune de
Paris, et brisa le nouvel autel, se créa un titre étemel auprès du clergé. Et celui qui tua
Danton, Desmoulins, la voix de la République et la vie de la Montagne, mérita par cela

m
i b i d , p. 352, 358-359 et 361.
M
I b i d , p. 240.
m
l b i d , . . 9 , p . 14-15.
89

seul la reconnaissance des rois.


Tous les gouvernements sont frères. Et Robespierre fut un gouvernement [...].
Qui tua la République? Son gouvernement. La forme extermina le fond ; elle
chercha l'ordre et le calme dans l'extinction des forces vives. Elle brisa à la fois la liberté
et la conscience. Mais c'est justement cela qui lui [Robespierre] assurait les plus chauds
défenseurs dans l'avenir382.
Michelet faisait grief à Robespierre d'avoir abandonné à leur sort les nations opprimées
d'Europe, surtout la Pologne, en raison de la peur du changement unissant tous les États par-
delà leurs intérêts spécifiques. Il annonçait l'égoïsme international des monarchies françaises
du XIXe siècle. Toutes trahirent l'idée révolutionnaire et républicaine d'émancipation nationale
très chère à Michelet, en particulier depuis le Printemps des peuples383. La monarchie
recommencée avec la mort de Danton, par laquelle Robespierre se saisit en six semaines du
pouvoir central, consommait le processus de destruction endogène de la République débuté avec
la résurgence, en Robespierre, de l'arbitraire monarchique384. Il devint une sorte de roi-dieu, qui
fusionnait en sa personne l'autorité absolue du roi et l'autorité doctrinale du pape ; l'arbitraire
judiciaire et l'inquisition. Le vocabulaire employé pour le décrire parle de lui-même : roi,
dictateur, pape, inquisiteur. Cela est très significatif considérant les luttes anticléricales et les
suspensions qui ont scandé la vie de l'auteur à partir de 1843 et étant donné que la loi Falloux
du 15 mars 1850, « ...en faisant du cléricalisme une pièce maîtresse du système conservateur,
unissait par contre coup de façon extrêmement solide la défense de la laïcité de l'école et de
l'État au programme démocratique »385.

La Terreur de 1794 procédait de la détérioration et de l'effacement de la République par


son contraire :
Les Robespierristes, sans nul doute, poussaient à la mort de Danton, qui leur
apparaissait comme leur propre avènement [sic]. Ils étaient généralement le parti de
l'ordre, et, mêlant bizarrement, la plupart à leur insu, leurs secrets instincts
monarchiques à leurs idées républicaines, ils plaçaient l'ordre en l'unité, l'unité en
Robespierre. Deux reines des abeilles, c'est trop, disaient-ils, pour la ruche ou la

3iZ
Ibid, p. 62-63.
383
Mitzman, op. cit., p. 241.
^Michelet, op. cit., t. 1, « Préface de 1868 », p. xxiv.
Agulhon, op. cit., p. 165.
90

république ; la dictature veut l'unité386.


La succession des exécutions réjouissait les royalistes et les prêtres qui voyaient la République
se guillotiner de sa propre main. Robespierre ne sera que le dernier à mourir d'un processus mis
en place par lui. Danton et les Dantonistes furent incarcérés malgré la résistance de la
Montagne, car Robespierre pouvait se fier sur le vote de la droite pour mutiler la Convention.
La comparaison avec la Seconde République est limpide lorsque Michelet ajoute que la totale
censure de la presse à l'époque dissimulait ce fait à l'opinion. Souvenons-nous également de la
proscription de plusieurs représentants démocrates-socialistes après les troubles de juin 1849387.
Ainsi, la Terreur politique qui abolit la légalité républicaine et le dérapage terroriste de 1794
étaient extérieurs à la Montagne388. Par extension, son émule de 1849-1851 ne pouvait être
blâmé pour la reconstitution de l'Empire.

En chantant la louange de rincorruptible, les historiens robespierristes falsifiaient


l'histoire de la Première République en la faisant monarchique :
Ce n'est pas seulement Danton qui a été escamoté, c'est son histoire et sa
mémoire, c'est celle des Dantonistes, c'est celle de la Commune, de Clootz et
Chaumette, celle des représentants montagnards, cruellement poursuivis pour leurs
missions de 93, qui sauvèrent la France, de juin en octobre, avant que le Comité agît.
Toute la gloire de la Montagne a été monopolisée par le Comité, celle du Comité par
Robespierre : c'est-à-dire, l'histoire républicaine a été constamment écrite dans le sens
monarchique, au profit d'un individu.
[...] tout ce que vous comprenez de la République, c'est la dictature, le suicide de la
République389.
Comparativement, l'objectif de Michelet était de renverser cette fausse unité des républicains
autour du Grand prêtre de la guillotine, qui avantageait si bien les ennemis de la démocratie.
Elle fut une justification de la répression anti-républicaine en 1849 et 1851-1852. Il fallait
expurger la secte néo-robespierriste pour unifier les traditions girondine et montagnarde : il en
allait de la destinée de la République. Robespierre n'a pas sauvé la France, il l'a asservie de
nouveau. Il a écrit par avance l'épitaphe de la IIe République. Il fut le devancier des deux

386
Michelet, op. cit., t. 9, p. 31.
Agulhon, op. cit., p. 107.
Michelet, op. cit., t. 9, p. 57.
m
i b i d , p. 64-65.
91

Napoléon dans la confiscation du pouvoir au nom du peuple :


Nous établissons dans ce livre que la dictature collective des Comités fut pour
un moment, d'octobre en décembre, la défense et le salut. Là elle devait cesser. Mais la
dictature d'un individu avait commencé ; elle s'empara de toutes les forces matérielles
dans les six semaines qui suivirent la mort de Danton, lançant la France dans une voie
rapide de réaction monarchique qui fut applaudie de l'Europe, et que la contre-
révolution continua après thermidor.
La chute de la République date pour nous, non de thermidor, où elle perdit sa
formule, mais de mars, d'avril, où elle perdit sa vitalité, où le génie de Paris disparut
avec la Commune, où la Montagne plia sous la terreur de la droite, où la tribune, la
presse et le théâtre furent rasés d'un même coup [ici le parallèle avec la IIe République
et le régime bonapartiste et leur limitation de la liberté de presse et d'expression est
explicite]390.

En s'interdisant de circonscrire la Terreur nécessaire à la politique de justice des


Dantonistes, Robespierre condamna la République391. Michelet élabora une argumentation qui
purifiait la République, qui avait pris vie à deux reprises dans la Montagne, et qui à deux
reprises avait été brisée par un dictateur armé par la droite monarchiste, de la double déviance
de la dictature et de la Terreur. Michelet condensa dans le passage suivant comment l'entente
entre la droite, le centre et Robespierre était responsable des reniements de la Révolution et de
la République, de la violence politique :
La droite et le centre, sans rapport direct avec Robespierre, se trouvaient liés
avec lui d'un lien plus fort qu'aucun autre : la complicité. Qui avait tranché en novembre
la question religieuse, c'est-à-dire arrêté court la Révolution? La droite avec
Robespierre. Qui lui permit en janvier d'étouffer Fabre d'Églantine? d'enlever la
Commune en mars? en avril, Desmoulins, Danton? Qui donna le vote terrible par lequel
ce procès fut clos avant d'être commencé? La connivence de la droite. Pour elle, 94 avait
été une vengeance permanente des violences de la Montagne en 93, et Robespierre, sans
s'en douter, en avait été l'instrument. Par sa guerre aux Montagnards revenus de mission,
il plongeait de plus en plus dans la droite. Ses phrases contre les indulgents étaient
d'impuissants efforts pour échapper à cette fatalité. [...]
La droite le tenait par la nécessité, et il croyait la tenir par la reconnaissance, par
la sûreté qu'il lui donnait.
En réalité, la droite pensait (aussi bien que l'Europe) qu'après tout il était homme
d'ordre, nullement ennemi des prêtres, donc, un homme de l'ancien régime392.

m
I b i d , p. 65.
39
W . , p. 82.
m
Ibid., p. 293.
92

La scolastique de l'épuration de Robespierre l'a rendu maître de la Révolution, mais il


l'avait du même coup émasculé, en éliminant Danton et la Commune qui la liait au peuple de
Paris, forces vives de la Révolution et du monde : son seul refuge était dans la magistrature de
la guillotine393. Au printemps de 1794, le crépuscule de la Révolution mourante devint, sous le
regard de Michelet, une nuit sans lune. La Terreur s'emballait, dégénérait en une série
interminable de fournées de la mort, de soi-disant conspirations des prisons : « ...la guillotine
de plus en plus affamée, et qui, faute d'aliment, allait dévorer ses maîtres »394. Robespierre et
ses amis entreprirent de régénérer l'homme, de le métamorphoser en citoyen vertueux :
« Plusieurs se jetaient dans l'idée d'une épuration terrible, universelle, absolue »395. Chacun
sentait aussi la futilité de la Terreur.

Robespierre consentit à s'enraciner dans la dictature parce qu'il ne restait que lui pour
assurer le salut, dans le désert qu'il avait fait de la Révolution. La concentration du pouvoir, la
renaissance de l'idolâtrie qui préfigurait le temps des Bonaparte, fut complétée par une
dimension religieuse, la fête de l'Être suprême : « ...Robespierre posé devant le peuple comme
une sorte de pontife civil, unissant les deux pouvoirs »396. Mais derrière la nouvelle religion
civique, la liberté de culte recréait la puissance des prêtres : « Toute puissance était dans sa
main. [...] Des trois forces collectives que comptait la France, la jacobine était à lui, le militaire
lui venait ; la troisième, celle des prêtres, sourdement protégée par lui, se rallie toujours au
pouvoir »397. Rappelons seulement que le clergé constituait l'ossature des forces conservatrices
après août 1848 et que le prêtre et le militaire étaient des vertèbres de l'échiné de l'Empire
restauré.

La dominance de l'orgueilleux casuiste et de l'utopiste hautain, qui acquiesçait à toute


dénonciation malveillante, s'accompagna d'un durcissement de la Terreur policière et de la
censure, toutes choses éminemment peu républicaines398. Mais si Robespierre régnait, c'est

m
I b i d , p. 92-93 et 105-106.
m
I b i d , p. 110.
395
'Ibid, p. 136.
396
m
I b i d , p. 163.
397
6V
Ibid.,p. 174.
m
Ibid,p. 168.
93

parce que la Terreur était souveraine, elle « ...dominait également le gouvernement,


l'Assemblée, le peuple. L'autorité morale elle-même, je veux dire Robespierre, ce censeur, cet
épurateur, ce sauveur, ce messie, qu'on appelait au secours de la société, il était plus que
personne le serf de la Terreur. Il en paraissait le maître. L'horreur de son rôle double éclatait de
plus en plus »399. C'est dans ce contexte que se fit la Grande Terreur, inaugurée par les lois de
prairial. L'élargissement de la Terreur judiciaire, qui faisait du Tribunal l'instrument privé de
Robespierre grâce à l'abrogation des dernières garanties légales, visait principalement la
Convention, pour la contraindre à s'épurer d'elle-même400. La tolérance des excès en province
en était le corollaire, il fallait s'enchaîner à l'échafaud pour se prémunir des accusations de
modération, conserver l'unité du parti : « Le drapeau robespierriste se retrouva, à ce prix, le
drapeau de la Terreur. [...] Il [Robespierre] se trouva innocenté, lavé dans le sang, remonté au
pinacle de haine... »401.

Michelet démentait la thèse du retrait de l'Incorruptible qui permettait aux thuriféraires


robespierristes de le rayer de l'équation de la Grande Terreur. En vérité, il brandissait le sceptre
de la dictature judiciaire depuis les coulisses du pouvoir : les Jacobins402. Robespierre évitait
avec adresse de se compromettre par des signatures403. Michelet contredisait l'argument des
auteurs robespierristes (Bûchez, Roux et Blanc entre autres) qui soutenaient que Robespierre
avait voulu modérer la Terreur, pendant que partout, à Lyon notamment, il avait accordé sa
protection aux ultra-terroristes locaux pour abattre les représentants en mission404. Robespierre,
en monarque, ne se salissait pas dans l'exécution des basses oeuvres ; ses lieutenants
prévenaient ses désirs, augmentaient la cadence des décapitations : le fonctionnement
monarchique du gouvernement est un facteur explicatif clé de la Grande Terreur405. Plus
personne ne croyait à la modération dont Robespierre émaillait ses discours. L'absurdité
4
atteignait son comble lorsqu'on accusait des ultra-terroristes tel Collot d'Herbois d'indulgence,406

399
Ibid, p. 182.
m
ibid,p.m-m.
m
ibid, p. 241.
402
Ibid, p. 199-200.
mi
Ibid., t. 1, « Préface de 1868 », p. xxv.
m
Ibid., t. 9, p. 249, notel.
m
l b i d , p. 234-235.
m
l b i d , p. 206-207.
94

La Grande Terreur prépara le 9 thermidor parce que les appuis de Robespierre s'effritaient de
partout. D'une part, on approchait dangereusement de « ...la limite de la patience
publique... »407 ; d'autre part, les Robespierristes étaient convaincus qu'il suffisait d'encore
quelques cadavres avant que l'épuration n'aboutisse enfin à la République de la vertu408.
Robespierre était emporté par une vertigineuse spirale de mises à mort : « Il semble que
Robespierre, de défiance en défiance, aurait fini par s'arrêter et se guillotiner lui-même »409.

La Grande Terreur survint parce que Robespierre dérivait de plus en plus de la voie
républicaine. Elle était la nécessité de sa dictature et marqua le zénith de l'indifférence publique.
Elle était inconciliable avec l'idéal et la pratique républicaine : ce fut en obliquant à droite que
Robespierre s'emmura dans la Terreur, en assujettissant l'institution républicaine entre toute,
la Convention. Le Second Empire est né d'un phénomène semblable. La Grande Terreur instaura
un climat surréaliste de désenchantement et de révulsion, toute vitalité avait été étouffée par
l'inhumaine routine, le claquement mécanique de la guillotine410. C'était davantage le sanglant
rituel public, le triste défilé des charrettes de la mort, l'insoutenable nudité de la violence du
pouvoir robespierriste que le nombre des victimes, relativement faible, qui effrayait4". La
centralisation de la Terreur la rendait plus insupportable en la focalisant ; elle démoralisait le
coeur de la République : Paris412.

2.5 La fin de l'Incorruptible

Si le charisme moral de Robespierre s'affaiblissait, sa puissance étatique n'était guère


entamée. Il pensait être en mesure de purger la France de l'Ancien Régime. Pour ce faire, il
fallait, selon Michelet, éliminer tous ses rivaux dans le prestige, le pouvoir et la Terreur413. Les
luttes pour la prédominance qui opposaient Robespierre aux Comités et à la Montagne ne

m
Ibid, p. 240.
m
I b i d , p. 243-244.
409
Ibid., t. 7, « Préface de la Terreur », p. xxv.
m
I b i d , t. 9, p. 256.
iU
Ibid, p. 265.
m
lbid.,p. 271.
m
i b i d , p. 274-275.
95

pouvaient plus se clore que par l'anéantissement d'un des protagonistes. Robespierre, de par son
imagination machiavélique et son pharisaïsme, accablait sans distinction aucune les honnêtes
républicains, les opportunistes et les traîtres414. Dans l'analyse de Michelet, le drame de
thermidor - et de la IIe République après juin 1848 - fut que la Révolution mourut de ses propres
dissensions intestines. Robespierre, en dépit de ses excès, demeurait le rempart de la
République :
...en ce grand homme, tout dangereux qu'il était, subsistaient pourtant la garantie la plus
sûre et le palladium de la Révolution.
Les uns et les autres, il faut le dire, et Robespierre et ses ennemis, portaient la
France et la liberté dans le coeur.
Une vive intuition, trop vraie, leur traversa l'esprit : que par leur dispute
acharnée ils perdaient la République ; que, Robespierre leur manquant, les Comités
entamés ne se défendraient pas longtemps ; que, les Comités brisés, la Montagne, en
minorité, serait dévorée par la plaine ; que la Convention elle-même succomberait à la
réaction415.

Robespierre commandait aux Jacobins, à la police, à la justice, à l'administration et à la


force armée, il s'abstint pourtant de mettre à profit ses atouts pour vaincre ses ennemis416, ce qui
est, selon Michelet, tout à son honneur. Il misait sur son grand discours du 8 thermidor et
escomptait un ralliement de la droite sous sa bannière. Maintenant s'engageait l'ultime combat,
l'acte dernier de la Révolution. Robespierre vénérait la loi, et l'idée d'un coup d'État lui
répugnait, contrairement aux hommes de son parti, qui n'entendaient pas s'encombrer de
considérations légales, et à l'inverse de Louis-Napoléon. Ils l'ont perdu en voulant refaire un
31 mai : « Les Robespierristes étaient mûrs pour leur 18 brumaire. Robespierre ne l'était pas,
ni, je crois, la France non plus. Ils agirent sans Robespierre, malgré lui, et le perdirent »417. De
plus, les victoires et la prise d'Anvers raffermissaient la position de ses adversaires et faisaient
paraître futile la Terreur.

Robespierre tomba à cause de la trahison de la droite. Aveuglé par sa lutte contre


l'Assemblée, il s'écarta des principes et rechuta instinctivement dans la droite catholique de

m
Ibid, t. 8, p. 352.
M
Ibid, t. 9, p. 273-274.
M
Ibid, p. 278.
M
Ibid, p. 295.
96

laquelle il avait émergé en 1789418. Il s'acharnait sur la philosophie du XVIIIe siècle qui avait
déblayé la route pour la Révolution :
Exiger la liberté et l'application des principes au profit du catholicisme, tandis
qu'on les ajournait en toute chose politique, imposer la liberté des cultes, la liberté des
catholiques, la liberté de l'ennemi, quand la liberté de la tribune, de la presse et du
théâtre était étouffée dans le sang, qu'était-ce sinon délier la Contre-Révolution, et lier
la Révolution419?
Nous pouvons présumer que Michelet s'insurgeait aussi contre les législations du régime
conservateur de la IIe République qui avait amputé le suffrage universel, en mai 1850, après
un succès relatif des Montagnards aux élections partielles, et restreint la liberté de la presse
depuis juin 1848, sans compter que les libertés politiques et d'expression furent complètement
supprimées au début du règne de Bonaparte ; son anti-parlementarisme le poussa même à
démolir la tribune de l'Assemblée420. Le contexte politique de Michelet - la chute de la
République issue de 1848 - affleure incessamment dans son récit de la chute de Robespierre.

La droite n'avait pas besoin de Robespierre. Elle se fortifiait du vide que la Terreur
robespierriste avait fait de la République421. Robespierre a tenu en quelque sorte le même rôle
que Bonaparte dans la Seconde République. Thermidor fut un 2 décembre inversé ; la droite
monarchiste convoqua Louis-Napoléon pour vider la République de sa substance ; Robespierre
utilisa la droite royaliste pour arriver sans le vouloir à cette même fin : « La droite finit par
comprendre que, si elle aidait la Montagne à ruiner ce qui dans la Montagne était la pierre de
l'angle, l'édifice croulerait. Chez une nation si peu changée, si anciennement idolâtre, écarter
l'idole de la République, c'était infailliblement ramener l'idole de la Royauté »422. La droite porte
l'odieux de la mort de la République, et l'histoire allait se rejouer 50 ans plus tard.

Robespierre était une condition de la survie de la République, mais la Grande Terreur


vait si étroitement identifié son nom à la guillotine que le peuple comprit son arrestation comme

m
i b i d , p. 212-213.
W
Ibid., p. 213.
420
Agulhon, op. cit., p. 167-168,218 et 228-229.
Michelet, op. cit., t. 9, p. 300.
m
I b i d , p. 301.
97

le signal de la fin de la répression423. La Terreur par son excès et son instrumentalisation dans
les luttes de parti décapita la République en lui enlevant son dernier gardien424. Il aurait pu
triompher en se drapant des habits du martyr républicain, mais la Convention, en le déclarant
hors la loi, lui ferma cette issue. Cela découragea plusieurs indécis : soutenir Robespierre
équivalait à s'élever contre la loi425. Celui-ci voulait oeuvrer à l'intérieur du cadre légal, mais son
parti le poussa contre son gré dans l'insurrection. Dès lors, la force armée fut le seul moyen de
dénouer l'impasse. Curieusement, les comités révolutionnaires (jacobins) des sections,
fonctionnaires appointés devant leur place à Robespierre, et le club Jacobin étaient hésitants :
l'attentisme propre au fonctionnariat engourdissait la grande société426.

Un autre facteur décisif en thermidor fut la neutralité et l'indifférence, sinon l'hostilité,


du peuple parisien. Il n'a rien entrepris pour ravir le tyran, Robespierre, à la guillotine427.
« ...Paris était contre lui... », ce qui était le « ...vrai jugement du peuple »428. Robespierre paya
de sa vie pour avoir anéanti la vie publique en asphyxiant la démocratie sectionnaire. La
Commune qui avait remplacé celle de Chaumette s'était éloignée des préoccupations du peuple,
les subsistances, et surtout, elle était très impopulaire en raison de la restriction du salaire des
ouvriers : « Tranchons le mot : on avait assommé Paris, si vivant du temps de Chaumette. [...]
D'où venait cet isolement? De la lassitude sans doute, de l'ennui universel, de la cherté des
429
vivres » .

Toutes les sections (celles des Gravilliers entre autres) les plus populaires et
sans-culottes, qui avaient acclamé les prédicateurs enragés ou hébertistes d'un premier
socialisme et les prophètes de l'égalité comme Chaumette, se prononcèrent contre la Commune
et se rallièrent à la Convention, ou bien restèrent neutres (ce qui fut le cas de la majorité) parce
que Robespierre, un « antisocialiste »430, avait successivement éliminé leurs meneurs de la

m
Ibid, p. 315.
m
lbid, p. 314-315.
m
Ibid, p. 343.
i2i
Ibid, p. 320 et 327.
&Z)1
Ibid-, t. 7, « Préface de la Terreur », p. xxxix-xl.
Ibid., t. 1, « Préface de 1868 », p. xxvi.
™Ibid., t. 9, p. 330.
Ibid., t. 7, « Préface de la Terreur », p. xxxix.
98

Commune et des Cordeliers : « Pour résumer, ces sections, qu'on avait appelées anarchistes (et
qui réellement contenaient un premier levain de socialisme) se montrèrent précisément les plus
zélées contre Robespierre. Ce qui s'explique aisément, quand on se rappelle la guerre qu'il fit
à leurs chefs »431. Robespierre s'était aliéné son assise populaire, surtout l'ouvrier indépendant,
particulièrement socialiste et révolutionnaire432. Michelet s'en prenait de cette façon au
fondement idéologique de l'historiographie socialiste et jacobine. Maximilien, l'homme d'ordre
de la révolution classique, obsédé par des fantasmes de dissolution sociale, ne fut point un
initiateur du socialisme puisqu'il attaqua si vigoureusement ses ancêtres et que ceux-ci eurent
une part déterminante dans sa chute : « La révolution classique, ennemie du socialisme et de
la rénovation religieuse, succombe ici en Robespierre »433. Nous supposons qu'il désavouait
également l'indulgence initiale de certains socialistes, Proudhon et Sand, pour le vague esprit
social du prince-président434. Il fut encore plus péremptoire dans sa « Préface de 1868 ». Les
pointes acérées de Michelet étaient destinées à frapper le socialisme robespierriste en
ridiculisant Blanc, son procureur :
Robespierre venait justement de se poser sous un aspect nouveau, "en
guillotinant l'anarchie." C'est ainsi qu'il appelait les premiers socialistes, Jacques Roux,
etc. Au coeur de Paris même, dans les noires et profondes rues ouvrières [...] fermentait
le socialisme, une révolution sous la révolution. Robespierre s'alarma, frappa, et se
perdit. [...]
Extraordinaire méprise. Dans ses douze volumes, Louis Blanc prend Robespierre
comme apôtre et symbole du socialisme, qu'il frappait et qui le tua435.

Étrangement, Robespierre est, suivant Michelet, à l'origine du socialisme non parce qu'il
fut l'apôtre de l'égalité, mais précisément parce qu'il combattit la révolution sociale : « Après
ce coup de massue [la destruction de la grande Commune], Paris, un moment retardé (un demi-
siècle est un moment), s'écarta des voies religieuses et de l'initiation philosophique, pour y
retourner plus tard par le circuit du socialisme, qui l'y ramènera sans nul doute »436. Dans ce
passage transpire le parcours de la République depuis juin 1848 ainsi que la sympathie

m
I b i d , t. 9, p. 336.
m
i b i d , p. 341.
i33
Ibid, p. 348.
434
Fauquet, op. cit., p. 347.
Michelet, op. cit., t. 1, « Préface de 1868 », p. xxvii.
Wb
/tW.,t. 9, p. 114.
99

grandissante de Michelet pour le socialisme et la limitation de la propriété à cette époque. Or,


Robespierre a toujours protégé la propriété et le culte catholique. Il appartient donc davantage
à la tradition conservatrice qu'aux précurseurs de la République démocratique et sociale. Pour
Michelet, outre la Terreur idéologique pratiquée au nom de la vertu, Robespierre et les
révolutionnaires de l'an II perdirent la Révolution justement parce qu'ils n'ont pas su dépasser
la révolution politique, faire l'unité fraternelle de la communauté. Cet espoir a été dévié dans
les canaux souterrains du socialisme et a resurgi en 1848. Robespierre se trouvait ainsi à la
racine de la mésentente entre républicains et socialistes qui allait tant nuire à l'épanouissement
de la IIe République. Il était d'autant plus pressant de se débarrasser de sa légende pour souder
tous les démocrates dans une lutte commune. C'est pourquoi Michelet parlait avec empathie de
l'humanitarisme de la Commune de Chaumette.

La fin des grands acteurs de la Révolution était souvent l'occasion pour Michelet de
porter un jugement final sur eux. Leur attitude face à la mort était pour lui un critère crucial
pour évaluer leur dévouement à la Révolution. Michelet voulait humaniser les idoles et, en les
soustrayant aux imprécations et à la béatification, les restituer à l'histoire dans leur ambivalence,
leur conflit et leur complexité. Après l'avoir durement critiqué pour ses errements, il rendit
hommage à Danton, à celui qui avait été la meilleure représentation du peuple et de l'idéal de
justice de la Révolution437, qu'il dépeignait comme parfois lâche et souvent grand, le fondateur
de la République et l'humanitarien des Cordeliers438. La tension entre Robespierre et Danton
« ...fut le noeud même de la Révolution... »439. Ils étaient pareillement indispensables dans leur
antinomie, ils figuraient l'eau et le feu, en 1793, l'autorité et la réconciliation : le premier fut
trop impitoyable et le second trop indulgent440. La grandeur de Robespierre, son titre à notre
admiration, est sa réaction lorsque l'imminence de sa fin l'obligea à faire un choix irrévocable
entre la force et le droit :
Changer de rôle, commencer une guerre contre la Loi, n'était-ce pas en ce moment
effacer toute sa vie, biffer de sa propre main l'idée dont il avait vécu, qui faisait toute

437
Rigney, op. cit., p. 150 et 164.
Michelet, op. cit., t. 9, p. 65.
439
/W., t. 7, p. 308.
m
I b i d , p. 310.
100

sa force? [...]
Il prit une feuille au timbre de la Commune qui portait déjà tout écrit un appel à
l'insurrection [...].
"Écris donc, lui disait-on. - Mais au nom de qui?"
C'est par ce mot qu'il assura sa perte. Mais son salut aussi dans l'histoire, dans
l'avenir.
Il mourut en grand citoyen441.
En outre, il fut abattu par les pires terroristes de l'an II : les Tallien, les Fouché442. En 1853, cet
éloge de la grande figure de l'an II ne pouvait que consoler les démocrates de toutes tendances,
pour la plupart exilés ou emprisonnés, de l'amertume d'avoir vu la IIe République succomber
au sabre443. Michelet identifiait la fin de la Première République avec celle de la Seconde ; il
dressait un parallèle avec son temps lorsqu'il disait, en racontant la victoire des Thermidoriens,
« [c]e n'était pas trop de l'union étroite de toutes les fractions républicaines contre la réaction
à laquelle un tel événement ouvrait la carrière illimitée »444. La Terreur blanche pouvait
commencer. D'une certaine manière, Michelet apparentait le sort de Robespierre avec le sien
(ses révocations) et celui de la IIe République, le décrit comme une victime du cycle fatal de la
réaction dans lequel le culte national de la force maintenait la France : « ...crut-il la Révolution
finie avec lui, la République en lui morte? [...] il eut comme un sens amer de la réaction qui
venait, de l'étemel roc de Sisyphe que roule la France... »445.

Nous avons mentionné que Michelet attribuait une part importante du durcissement de
la dictature de Robespierre, de l'aggravation de la Terreur en 1794 et de la tentative
d'insurrection du 9 thermidor aux partisans de l'Incorruptible. Cela est absent des préfaces de
1868 et 1869. Michelet y est sans pitié pour Robespierre. Dans la « Préface de 1868 », il est
beaucoup moins catégorique quant au refus de Robespierre, le 9 thermidor, de recourir à
l'insurrection contre le souverain légitime446. Les circonstances atténuantes paraissent peu dans
le verdict rendu dans la « Préface de la Terreur ». Pourtant, l'interprétation est inchangée en son
essence. En évacuant le mythe de Robespierre, Michelet espérait purger l'idée républicaine de

m
I b i d , t. 9, p. 343-344.
W
I b i d , t. 8, p. 352.
443
Mitzman, op. cit., p. 240.
Michelet, op. cit., t. 9, p. 350.
Ibid, p. 353.
446
Ibid., t. 1, « Préface de 1868 », p. xxvi
101

la Terreur, une condition sine qua non de l'accession définitive de la France au gouvernement
de tous. « Robespierre eut par la mort de Danton tous les pouvoirs. Ce fut son Brumaire, son
Décembre [1851] »447. Cette allusion directe au coup d'État du président Bonaparte dévoile
l'objectif politique immédiat de Michelet, en plein réveil démocratique : dissocier la République
de l'Empire. L'intervention de Michelet eut d'autant plus de retentissement que sa grande
renommée politique et littéraire en faisait un des plus prestigieux porte-étendard de la gauche
républicaine448. Il fallait prouver que la dictature n'était pas l'aboutissement indubitable de la
démocratie. C'est plutôt Robespierre et les Jacobins qui sculptèrent le trône de Bonaparte :
« Cette tyrannie précéda la tyrannie militaire. Elles s'expliquent l'une par l'autre. Robespierre,
Bonaparte [...] eurent tout préparés leurs instruments d'action. [...] La fortune obligeante leur
mit sous la main les machines (terribles machines électriques) dont ils devaient user »449. Dans
le raisonnement de Michelet, les hagiographes du jacobinisme comme Blanc travaillaient au
retour du tyran en uniforme : « Ceux qui si énergiquement nous refont l'autel jacobin sont les
apôtres involontaires de la tyrannie militaire »450. Avec l'essor du républicanisme à la fin de
l'Empire, il convenait d'apaiser les discordes au sein de la gauche républicaine entre Girondins
et Montagnards, républicains et socialistes, de montrer comment l'exemple de la Commune et
du socialisme lyonnais (Chalier, puis Charles Fourier et Proudhon)451 pouvait contribuer à un
rapprochement, à l'exclusion cependant des néo-robespierristes : « Notez que c'est une guerre
sans conciliation possible »452. La crédibilité politique des démocrates était enjeu.

447
Ibid., t. 7, « Préface de la Terreur », p. xxxvi.
Mitzman, op. cit., p. 241.
Michelet, op. cit., t. 7, « Préface de la Terreur », p. ii.
™Ibid, p. xl.
451
Ibid., p. xxxviii.
452.,., , ,
Ibid., p. xxviu, note 1.
102

Nous ne résumerons pas prématurément l'interprétation de la Terreur de Michelet, cela


sera l'objet de la comparaison que nous ferons avec celle de Blanc en conclusion. Disons
seulement comment, à la fin de son oeuvre monumentale, Michelet émit lui-même le constat
de l'imbrication entre son travail historien et ses convictions politiques, entre le combat
politique et le combat historiographique : « Toute histoire de la Révolution jusqu'ici était
essentiellement monarchique. (Telle pour Louis XVI, telle pour Robespierre.) Celle-ci est la
première républicaine, celle qui a brisé les idoles et les dieux. De la première page à la dernière,
elle n'a eu qu'un héros : le peuple »453. C'était uniquement en innocentant la République-peuple
de la Terreur que la démocratie et la justice pourraient revivre. Il formula néanmoins le regret
d'avoir été trop sévère envers les hommes de 1793-1794, les pères de la République, qui
s'étaient oubliés pour la Révolution, dont les violences seront éclipsées par celles de la réaction.
Voilà le douloureux sacrifice que demandait la délivrance de la République des chaînes du
passé.

453
/W.,t. 9, p. 361.
TROISIEME PARTIE

LOUIS BLANC, ROBESPIERRE ET LA REPUBLIQUE


SOCIALISTE

Louis Blanc fut le grand rival historiographique et idéologique de Michelet. Sa vie


journalistique, son oeuvre de penseur socialiste et son bref séjour, en 1848, dans les cercles du
pouvoir, analysés dans le premier chapitre, éclairent son travail d'interprète de la Terreur
révolutionnaire, qui sera examiné dans le second chapitre.

CHAPITRE I : BLANC, SOCIALISME ET RÉVOLUTION

La Terreur était un des principaux obstacles à la République socialiste imaginée par


Blanc. Elle s'interposait entre l'initiateur de l'égalité entre les hommes, Robespierre, et la
crédibilité du socialisme dans le présent. Ainsi, la vie intellectuelle et politique de Blanc, son
idéologie socialiste et sa conception de la Révolution sont reliées de diverses manières à sa
vision de la Terreur. Nous abordons donc dans l'ordre ces trois thèmes. Nous traitons plus en
profondeur la période cruciale allant de février à août 1848, qui apporte un éclairage important
sur l'interprétation de Blanc.
104

1.1 Blanc : le journaliste, l'historien et l'homme politique

Né en 1811, Blanc est issu d'une famille royaliste de la petite bourgeoisie du négoce.
Boursier de la monarchie restaurée, il reçut son éducation dans un collège catholique et il
conserva de l'Évangile une recherche de la fraternité qui le guidera vers un socialisme
sentimental454. Il monta à Paris au moment où les Trois Glorieuses faisaient tomber sa famille
en disgrâce455. Le contact avec les difficultés de la vie parisienne et la sympathie pour la classe
ouvrière, qui se révéla à lui en même temps que Robespierre lors d'un passage comme
précepteur chez un industriel d'Arras, furent à l'origine de son évolution du libéralisme vers le
républicanisme jacobin, dans les années 1830, et vers le socialisme jacobin au tournant des
années 1840456. Il suivit un cursus typique de la vie publique française au milieu du XIXe siècle :
le journalisme politique professionnel et l'histoire qui conduisaient à la politique active. Le
talent journalistique de Blanc, exprimé dans la presse d'opposition, lui permit d'accéder, comme
Michelet, aux rangs de la bourgeoisie des capacités. Il entra d'abord au Bon Sens, un journal de
gauche dont il devint le respecté éditeur, alors qu'il s'illustrait simultanément dans les débats
politiques457.

Blanc fonda plus tard, en 1839, le premier périodique républicain, socialiste et jacobin :
XdiRevue de progrès politique, social et littéraire*5*. Le journalisme était plus qu'un métier pour
lui, un véritable sacerdoce pour exhausser les masses459. En 1840, il exposa son programme
socio-politique dans l'Organisation du travail, formule qui allait être le « slogan » du
socialisme sous le régime de Juillet450. En effet, cette brochure eut une grande résonnance dans
les milieux ouvriers de Paris. Dans la même foulée, VHistoire des dix ans, 1830-1840, son
baptême d'historien rédigé au début des années 1840, consistait en une critique acerbe de la

Leo A. Loubère, Louis Blanc : His Life and his Contribution to the Rise of French Jacobin-Socialism, réimpr., s. 1.,
Northwestern University Press, 1965 (1961), p. 3-4 et Jean-Michel Humilière, présenté par, Louis Blanc (1811-1882), Paris,
Éditions ouvrières, 1982, p. 138 et 141.
Loubère, op. cit., p. 4.
Ibid,p. 4, 7 et 22 ; Humilière, op. cit., p. 141 et Jean Vidalenc, Louis Blanc (1811-1882), Paris, Presses universitaires de
^ance, 1948, p. 9.
Loubère, op. cit., p. 8 et 13 ; Godechot, Un jury pour la Révolution, p. 39-40 et Vidalenc, op. cit., p. 10-11.
Loubère, op. cit., p. 22.
>.*,p.9.
Dominique Bihoreau, La pensée politique et sociale en France au XDC siècle, Paris, Ellipses, 1995, p. 144.
105

monarchie bourgeoise : le succès de ce livre l'orienta de plus en plus vers l'histoire aux dépens
du journalisme461. L'historien devint un prolongement du théoricien et du militant. L'histoire
accrût la notoriété de Blanc, servant ainsi ses ambitions politiques. La rédaction de sa colossale
Histoire de la Révolution française s'inscrivait dans l'effervescence contestataire et
révolutionnaire qui prépara la révolution de 1848. Les deux tomes initiaux, publiés en 1847462,
portaient principalement sur l'Ancien Régime et complétaient la fameuse trilogie d'histoire
révolutionnaire et démocratique de cette année-là. L'originalité de Blanc fut d'écrire le premier
une histoire socialiste de la Révolution de grande envergure463.

Il poursuivit parallèlement sa carrière de journaliste. Après le sabordement de sa revue,


il fut, en 1843, un des fondateurs du quotidien La Réforme, organe où se côtoyaient ceux ne
pouvant envisager la République sans une réforme sociale, c'est-à-dire des républicains radicaux
(Ledru-Rollin et Flocon) en passant par des socialistes jacobins (Blanc), par opposition aux
républicains doctrinaires du National, fermes partisans du libéralisme économique, qui allaient
dominer le gouvernement provisoire et l'Assemblée constituante464. Blanc était un pédagogue
et un idéologue bien avant d'être un organisateur politique, malgré que son affiliation à La
Réforme l'ait fait graviter dans l'orbite de l'élite du « parti » républicain, d'où son isolement en
1848465. Il déploya peu d'efforts pour nouer des contacts avec le monde ouvrier466. Il croyait en
un regroupement d'hommes illustres, mieux à même de coaliser l'opposition au régime
orléaniste que le travail de terrain.

Blanc s'impliqua dans la campagne des Banquets et fit la promotion d'une plus large
inclusion de l'élément ouvrier ; exhortant avec d'autres à la manifestation contre l'interdiction
du banquet du 22 février 1848, manifestation qui, dans l'enchaînement des événements, ne fut
pas sans importance467. La grande popularité de Blanc auprès des prolétaires parisiens le

4fil '
Edouard Renard, Louis Blanc : sa vie - son oeuvre, Paris, Hachette, 1928, p. 30 et Loubère, op. cit., p. 55.
Les deux tomes suivants parurent en 1852 et les huit autres sortirent des presses à intervalles réguliers jusqu'en 1862. Rigney,
on. cit.. p. 10, note 20.
464Godechot. op. cit., p. 55-56 et Furet, « Louis Blanc », p. 933.
^Loubère, op. cit., p. 55 ; Furet, La Révolution, t. 2, p. 228 et Vidalenc, op. cit., p. 15.
Loubère, op. cit., p. 62.
466.,/ W. ,
467 -
Ibid., p. 64-65,67 et 73 et Vidalenc, op. cit., p. 29.
106

propulsa dans les régions du pouvoir. Les choses n'allèrent cependant pas d'elles-mêmes : fort
de son appartenance à La Réforme, un des centres névralgiques de l'insurrection, il sut utiliser
la force des travailleurs encerclant l'Hôtel de Ville pour se faire plébisciter au sein du
gouvernement provisoire, en dépit de la réticence des autres membres qui redoutaient que sa
présence n'exhale de trop forts relents de radicalisme468. La hiérarchie s'établit sans tarder. Les
républicains libéraux et radicaux, de plus en plus effarouchés par le spectre de la révolution
sociale exigée par les insurgés, marginalisèrent autant que possible les socialistes (Blanc et
Albert) au sein de la coalition de février469. L'unité fragile du gouvernement ne tenait que par
le consensus anti-orléaniste et démocratique. Blanc fut relégué à la présidence de la
Commission du Luxembourg, créée pour l'occasion et vouée à l'investigation des problèmes
ouvriers et à l'élaboration de projets de loi470. Blanc était à ce moment indispensable à
l'apaisement des ouvriers, auprès desquels son influence prédominait. Il fallut quand même une
démonstration des travailleurs, déçus par la création des ateliers nationaux, le 28 février, pour
obtenir ce compromis, à défaut du ministère du Travail convoité par Blanc, trop révolutionnaire
au goût des tenants de l'orthodoxie économique471.

Dépourvu de budget et d'autonomie décisionnelle, Blanc mit en chantier au


Luxembourg quelques projets de coopérative dans la lignée de l'Organisation du travail et
arbitra des conflits de travail, remplissant l'office de médiateur entre les réclamations ouvrières
et le gouvernement réfractaire 472. Optimiste, il considérait que la Commission devait être le lieu
de gestation et de propagation de la République socialiste, à laquelle la demande populaire
donnerait force de loi 473. Il allait être amèrement désappointé : « ...the moderates were too
deeply committed to his [Blanc] destruction, and the National Workshops were part of their
plan [...]. Their republican vision had so focused itself that socialism appeared to be the chief

^Loubère, op. cit., p. 68-71 et 73 et Renard, op. cit., p. 29 et 43-44.


Ibid., p. 48 et Loubère, op. cit., p. 77-78.
" W , p. 79-81.
^Renard, op. cit., p. 51-53 et Agulhon, op. cit., p. 50-51.
^Renard, op. cit., p. 59 et Loubère, op. cit., p. 79 et 83.
Bihoreau, op. cit., p. 115 ; Loubère, op. cit., p. 78-79 et Furet, La Révolution, t. 2, p. 237. Voir le projet de loi, mis de l'avant
par la Commission de Blanc, ayant pour objet la création d'un ministère du Travail et reproduit intégralement dans Vidalenc,
op. cit., p. 37-39.
107

if not the only enemy of the liberal Republic »474. En février, la rue avait contraint le nouveau
gouvernement à reconnaître le droit au travail475. Les espérances sociales des ouvriers, durement
touchés par la crise économique, ne se réalisèrent nullement dans les ateliers nationaux,
substituts gouvernementaux aux ateliers sociaux voulus par Blanc, embrigadements indistincts
et improductifs des travailleurs en chômage afin de calmer leur agitation, de les tenir loin des
clubs et de jeter le discrédit sur les idées socialistes et la Commission de Blanc476.

En mars et avril, Blanc tenta de transformer la Commission en un contre-pouvoir, un


parlement ouvrier permanent incarnant la souveraineté populaire477. Sa stratégie pour
circonvenir les modérés était de faire pression au moyen de manifestations ouvrières (17 mars
et 16 avril), en liaison avec les hommes des clubs, dans le but d'obtenir un ministère, de
retarder la tenue des élections (il n'y eut qu'un report jusqu'au 23 avril), qui allaient
vraisemblablement être profitables aux républicains purs, et d'établir une dictature provisoire
de salut public (ou du progrès) afin de sensibiliser les campagnes arriérées aux vertus de la
démocratie sociale478. Il semble qu'il n'ambitionnait ni de gouverner seul, ni d'organiser un
putsh, ni de refaire la Terreur, mais bien d'assurer la prépondérance des socialistes j acobins dans
le gouvernement provisoire par des moyens extralégaux modérés479. Ayant conscience que le
souvenir de la Terreur indisposait envers la République des tranches importantes de l'opinion,
il proposa la suppression de la peine capitale480. Les agissements de l'homme du Luxembourg
n'étaient pas sans évoquer les pratiques jacobines et plusieurs nourrissaient la suspicion qu'il
lorgnait la dictature481. Blanc apprécia incorrectement tout à la fois la diffusion réelle du
socialisme (minoritaire même dans la capitale), l'unanimité des ouvriers, son ascendant sur eux
et la résistance à escompter des républicains libéraux482.

474
Loubère, op. cit., p. 92.
^Renard, op. cit., p. 49 et Vidalenc, op. cit., p. 32.
^Loubère, op. cit., p. 85, 87 et 102 ; Bihoreau, op. cit., p. 114 et Agulhon, op. cit., p. 51.
Loubère, op. cit., p. 94 et 111.
m I b i d , p. 93-95,97, 99, 101, 105 et 108 ; Renard, op. cit., p. 51 et 67-69 et Vidalenc, op. cit., p. 47-52.
Loubère, op. cit., p. 95 et 122 et Renard, op. cit., p. 71.
Ibid, p. 47.
«/*«/., p. 69.
Loubère, op. cit., p. 94, 98, 100-101 et 108.
108

Le manque de discernement de Blanc hâta l'éclatement, en juin, de la crise latente entre


la bourgeoisie républicaine et le peuple ouvrier. Il laissait maladroitement sourdre des menaces -
qui donnaient consistance aux appréhensions de la bourgeoisie - de coup de force « sans-
culottes » que son humanitarisme le gardait de mettre en effet ; il était généralement aussi
défiant des clubistes, les soupçonnant de préparer à nouveau un 2 juin, et des émeutes
populaires que ses collègues modérés et radicaux :
...between March 17 and April 16 the Luxembourg showed many of the signs of an
insurrectionary center dominated by a fanatical agitator. It was during this span of
about a month that Blanc passed through his most revolutionary phase. But even during
the secret session of March 29, when he bluntly emphasized that Parisian workers
would probably have to "support from outside" their deputies inside the future
assembly, he spoke only of "moralforce, " not of physical action. Soon after, the events
of April 16 had a marked sobering effect on both his oratory and his action. The
elections a week later left him disillusioned as to his strength even in Paris... 483.
La manifestation du 16 avril a été contrecarrée par une démonstration de la Garde nationale ;
le contrôle qu'avait Blanc, à travers la Commission du Luxembourg, sur un important segment
de la classe ouvrière s'érodait : l'influence des clubistes devenait dominante484. Blanc se rabattit
sur sa seconde tactique qui était de faire du Luxembourg une organisation d'encadrement du
vote ouvrier en vue des prochaines élections485. Toutefois, les résultats furent décevants dans
le département de la Seine : Blanc ne se classa qu'au 27e rang dans le choix des électeurs486.
Les suffrages exprimés produisirent une Assemblée majoritairement modérée, bien décidée,
en accord en cela avec les propriétaires ruraux, à se passer de Blanc et de la révolution sociale :
celui-ci en ressortit déprimé et très diminué politiquement. Bien entendu, il fut tenu à l'écart du
nouveau gouvernement en formation. Au début de mai, il démissionna de la Commission du
Luxembourg487. Il avait perdu son utilité de courroie de transmission entre la rue et les autorités
républicaines.

Ensuite, Blanc fut pris entre le marteau et l'enclume : d'un côté, « [l]es tristement
célèbres ateliers nationaux [...] n'avaient pourtant été qu'une "ignoble parodie" de son projet

m Ibid., p. 121 et voir aussi 99, 100-101, 104-106 et 122.


^Ibid., p. 98-100 et 104 et Agulhon, op. cit., p. 54.
Loubère, op. cit., p. 110-112.
>.•</., p. 114.
Ibid., p. 118 et Vidalenc, op. cit., p. 6 et 40.
109

d'ateliers sociaux »488 ; de l'autre, le gouvernement républicain lui imputa la responsabilité de


l'invasion de l'Assemblée, le 15 mai, par des manifestants réclamant une intervention de la
France en faveur des insurgés polonais, et des journées de juin489. Blanc ne prit aucune part
active au mouvement du 15 mai et la foule le récupéra contre son gré490. Le 4 juin, la motion
demandant la levée de son immunité parlementaire fut battue par une mince marge à
l'Assemblée491. Les enquêtes menées sur Blanc étaient partiales : « ...Blanc became for a time
the living symbol of the principle of justice for the individual, a situation which considerably
modified his own political thought »492. Le chômage et la misère ouvrière firent finalement
exploser le mécontentement en insurrection armée, l'étincelle provenant de l'adoption, le
21 juin, d'une mesure signifiant en fait la dissolution des ateliers nationaux, ce qui acculait ses
bénéficiaires à l'indigence493. On ne peut déceler nulle part la main de Blanc dans les
événements de juin et il en déplorait la tournure494. Mais les journées de juin accentuèrent le
virage à droite de l'Assemblée. En fin de compte, la deputation vota la suspension de l'immunité
de Blanc le 28 août495. Celui-ci prit le chemin d'un long exil en terre britannique. En 1849, il fut
condamné à la déportation par contumace par un tribunal extraordinaire496.

Le soulèvement sanglant de juin avait asséné un cruel coup au socialisme jacobin,


retombé dans la marginalité, et aux espoirs de réformes sociales que Blanc avait, mieux que tout
autre, personnifié497. Sous l'Empire, les républicains éludèrent au maximum la question
sociale498. L'influence et la réputation de Blanc, en tant que théoricien socialiste et homme
politique, furent gravement entamées. Il fut pour nombre d'ouvriers le bouc émissaire des
ateliers nationaux, de la faillite de leurs espoirs, et sa neutralité dans le conflit fut interprétée
comme un abandon : sa popularité de 1848 se retourna donc contre lui et la répression des

^Bihoreau, op. cit., p. 115.


Loubère, op. cit., p. 120.
Q.Ibid, p. 121-124, 126 et 128 et Vidalenc, op. cit., p. 56-58.
Loubère, op. cit., p. 133.
;^.,p.l32.
4g4Furet, La Révolution, t. 2, p. 247 et Agulhon, op. cit., p. 78-79.
Loubère, op. cit., p. 136-137 et Vidalenc, op. cit., p. 6.
4g6Humilière, op. cit., p. 149.
Loubère, op. cit., p. 143.
Ibid., p. 100 et 142 ; Furet, « Louis Blanc », p. 929 et Vidalenc, op. cit., p. 29. Cette tradition, revisitée par une lecture
marxiste, resurgira avec vigueur au XXe siècle en Jaurès, Lefebvre, Soboul.
Huard, loc. cit., p. 165-167.
110

autorités provoqua une hostilité, dans le mouvement ouvrier, envers l'idée de l'intervention
étatique, avantageant les Blanquistes et l'anarchisme de Proudhon499. Ces deux courants
d'extrême-gauche questionnèrent la filiation entre le socialisme et les Jacobins sous le Second
Empire, pendant qu'à droite de la gauche le coup d'État engendra une profonde réflexion critique
sur le jacobinisme500. Blanc paya le prix fort pour n'avoir pas assez vigoureusement réfuté la
paternité des ateliers nationaux qui terniront pour longtemps sa réputation : les modérés et les
conservateurs de la Constituante s'en serviront pour démontrer l'irréalisme des proj ets socialistes
tandis que ses compétiteurs dans le socialisme, Blanqui, Proudhon, Bûchez, en profiteront pour
le blâmer501. « Il est peu d'hommes dont l'action ait soulevé autant d'espoirs et amené autant de
déceptions... », concluait Jean Vidalenc502.

Blanc séjourna en Grande-Bretagne jusqu'à la chute du Second Empire, déclinant les


amnisties impériales. Il reprit la plume du propagandiste, rédigeant articles et brochures pour
ressourcer sa dévotion à sa cause malgré l'amertume de la défaite503. Il dénonçait les socialistes
associationnistes et l'évolution résolument conservatrice de la République, symbolisée par
l'arrivée de Bonaparte à la présidence504. Il fut un des sympathisants de l'opposition
montagnarde et il collabora à ses almanachs : le petit groupe parlementaire des socialistes
jacobins, réunis autour de Blanc après les élections législatives de 1848, en constitua un des
noyaux505. La compression des républicains par le parti de l'ordre déboucha en mai 1850 sur la
restriction du suffrage universel. Cela produisit une scission au sein des démocrates-socialistes
et l'apparition d'une Nouvelle Montagne : les exilés (dont Blanc) et 24 députés montagnards
préconiseront dorénavant la lutte clandestine de préférence à la lutte légale506. Blanc s'immisça

Loubère, op. cit., p. 161 et 164. « En même temps, les nouveaux dirigeants du mouvement ouvrier, les hommes de la
première internationale, pensaient que les idées d'association sous l'égide de l'État étaient bien dépassées. Les idées
mutuellistes et corporatives avaient fait leur chemin, remplaçant celles de la coopération des classes chères à Louis Blanc ;
surtout l'influence de Proudhon se traduisait alors par une méfiance invincible à l'égard de l'État bourgeois. Toutes ces
tendances se confondaient dans le manifeste de la Commune, auquel Louis Blanc ne cacha pas son hostilité parce qu'il
supprimait en fait toute la politique centralisatrice et unitaire de la Convention ». Vidalenc, op. cit., p. 65-66.
5QiAubry, op. cit., p. 91 et Vovelle, Les Jacobins, p. 116-119.
Loubère, op. cit., p. 160-161 et Vidalenc, op. cit., p. 43, 45 et 50-51.
5(/>"/.,p.5.
5Q4Loubère, op. cit., p. 144 et 146.
^rjbid., p. 147 et Humilière, op. cit., p. 146.
5Q6Loubère, op. cit.,p. 118 et Gosselin, op. cit.,p. 151, 153, 185, 195 et216.
Lévêque, op. cit., p. 317.
Ill

dans les joutes politiques des exilés londoniens, fractionnés en groupuscules plus ou moins
concurrents, suivant des lignes de clivage aussi bien personnelles que politiques : radicaux de
Ledru-Rollin, socialistes de Blanc, disciples de Blanqui et de Pyat507. À la nouvelle du
renversement de la République en 1851, Blanc tenta vainement de rejoindre la résistance ;
désabusé par le coup d'État, il délaissa l'univers exigu de « l'émigration » pour se replonger dans
l'histoire de la Révolution et la prédication jacobine508.

Blanc poursuivit jusqu'à son terme, en 1862, la rédaction des 12 tomes de son Histoire
de la Révolution française. Le livre connut du succès : pas moins de neuf éditions entre 1862
et 1898509. Le 22 février 1866, il monta à l'assaut de l'interprétation de la Révolution de Quinet
dans les pages du Temps, journal dont il était un correspondant régulier. Son intervention fut
suivie de l'incisive réplique des préfaces de Michelet et de passes d'arme entre les deux
historiens dans le même journal en octobre 1868, mais c'était au tour de Michelet de prendre
l'offensive dans la guerre née des notes de Blanc et envenimée par d'irrémédiables dissentiments
politiques510. Blanc se contenta principalement de réprouver les dissensions qui rompaient
l'unité du camp républicain au profit des contre-révolutionnaires, de réitérer son plaidoyer de
laudateur robespierriste et jacobin, articulé autour des causes circonstancielles de la Terreur511.
Dans le cadre de la remontée du républicanisme dans les années 1860, le simple fait que le
premier réflexe de Blanc fut de s'interroger sur l'à-propos politique du livre de Quinet est
révélateur de l'enjeu politique de la polémique, indissociable d'une sélection de l'héritage
révolutionnaire ayant la place du jacobinisme comme préoccupation centrale. Le débat
historiographique entre les Grands prêtres des Églises démocratiques rivales, républicaine et
jacobino-socialiste, indique ce qui séparait les deux religions : la République pouvait-elle être
démocratique sans être sociale? En 1870, Blanc rentra en France suite à l'effondrement de
l'Empire. Il fut élu député sans discontinuer jusqu'à sa mort en 1882 : il siégea avec
l'opposition radicale, se navrant aussi bien de la Commune que de sa répression excessive512.

Loubère, op. cit., p. 146-147 et 155-157.


Z.Ibid.,p. 145, 167 et 187.
Godechot, op. cit., p. 161.
i n Ibid, p. 161-163 et Furet, Edgar Quinet, p. 85.
5i2Blanc, op. cit., t. 1, « Préface de 1868 », p. xvi.
Loubère, op. cit., p. 189 et 191-192 et Furet, « Louis Blanc », p. 933.
112

En dépit de son idéologie socialiste, la philosophie de l'histoire de Blanc privilégie la


vie des grands hommes vertueux, « représentatifs] », dont Robespierre est l'archétype513. Ils
sont emblématiques de leur époque et d'un principe, à la fois transmetteur de la volonté divine
et instrument de la société qui les a fabriqués514. Il adopta une approche déterministe de
moraliste, chaque âge historique reflétant la domination d'une idée et de la classe qu'elle sert.
L'Histoire de la Révolution française ne contient pas d'analyse des structures sociales. Elle
s'attarde à la minutieuse description des péripéties politiques et militaires. Le texte de Blanc est
parsemé d'une abondance de notes infrapaginales détaillant scrupuleusement ses sources ainsi
que de fréquentes discussions critiques des différents historiens : il fut un des pionniers français
de l'utilisation systématique de l'appareil critique moderne515. Sa documentation est riche
considérant les limitations évidentes du proscrit, l'essentiel provenant des collections classifiées
du British Museum, notamment le fond Croker, de Bûchez et Roux et des journaux
révolutionnaires516. Il eut accès à des documents inédits, telle la correspondance des émigrés
(Papiers de Puisaye)517, et il fut un des premiers à explorer l'histoire de la Contre-Révolution.

1.2 Blanc et le socialisme jacobin

Blanc fait figure de plus important propagandiste du socialisme jacobin, une idéologie
qui se cristallisa sous la monarchie orléaniste en réaction à la brutale confiscation des Trois
Glorieuses par la bourgeoisie libérale, renouvelant de la sorte le divorce entre 1789 et 1793,
entre l'État du peuple et celui de la bourgeoisie518. Fruit de la rencontre de la tradition jacobine
et des utopies socialistes, foisonnantes dans les décennies 1830-1840, cette sensibilité politique
greffait au culte de la souveraineté populaire, l'étatisme, le centralisme jacobin, la suprématie
absolue du pouvoir législatif, la socialisation de l'économie, de la propriété (ce dernier point
départageait cette sensibilité de celle des jacobins radicaux) et la célébration des valeurs
d'égalité et de fraternité ; Blanc voyait dans un pouvoir d'État transcendant l'individualité des

513
Blanc, op. cit., t. 1, « Préface de 1868 », p. xxxi.
^Ibid.,p. xiv.
5i6Loubère, op. cit., p. 168 et Godechot, op. cit., p. 74.
5i7Blanc, op. cit., t. 1, p. xxxvii et xxxix et Furet, « Louis Blanc », p. 933.
Blanc, op. cit., t. I, p. xli-xliii.
Loubère, op. cit., p. 21,53 et 55 et Furet, Edgar Quinet, p. 17.
113

citoyens le seul principe d'autorité susceptible de reconstruire le lien fraternel de la


communauté, la seule alternative à l'injustice sociale et à l'anarchie des égoïsmes particuliers :
Rousseau était son maître à penser et Robespierre son martyr'19. Suivant cette idéologie, la
République ne pouvait être que socialiste : « Louis Blanc's philosophy grew out of two
complementary premises : first, man is basically good, and second, his goodness will emerge
only in a Jacobin-socialist environment »520. Blanc était un républicain révolutionnaire modéré.
Sauf en cas d'extrême corruption, tel celui de l'orléanisme finissant, il écartait la violence
comme moyen d'avènement du socialisme et de la démocratie521. Blanc croyait à l'avancement
intellectuel des masses par l'action d'une minorité éclairée. Immanence de la volonté générale,
la révolution devait être politiquement pacifique et économiquement progressive, prévenant
ainsi les frictions sociales par l'harmonie des classes, subsumées dans une communion
fraternelle et patriotique522. L'idée socialiste devait croître dans le tissu social de telle manière
que la transition de la société à l'État soit aussi naturelle que la mue d'un serpent. Il n'approuvait
donc habituellement pas les soulèvements ouvriers. Blanc ne parvint jamais à se défaire de sa
réputation d'étatisme - c'est-à-dire la promotion ouverte et autoritaire de l'intervention étatique
dans tous les secteurs de la vie collective -, renforcée par son prêche robespierriste qui
repoussait de lui les républicains libéraux, les radicaux orthodoxes et plusieurs socialistes
méfiants de l'État523.

Pour Blanc, le droit était une usurpation de l'individualisme bourgeois pérennisant les
injustices du passé. Il couvrait d'une patine de justice un régime social qui laissait le peuple à
la merci du marché, de la faim, du hasard ; qui laissait végéter le faible dans la pauvreté et
l'ignorance524. Pour que le peuple accède à la liberté par la fraternité, il avait besoin d'une
« protection vivante », d'une « autorité tutélaire »525. Le jeu des inégalités naturelles était

S19
Loubère, op. cit., p. 22 et 60. « ...Jacobin-socialism was a compound of the two ideas, radical politics and socialist
economics [...]. The two seemed to become one, harmoniously blended and inseparable. Without the radical state there could
be no co-operative economy, and without a co-operative economy political democracy would lose its reason for being ; there
would be neither equality nor liberty ». Ibid., p. 54.
™n,id., P . 22.
Jbid., p. 11 et 80 et Bihoreau, op. cit., p. 114.
Loubère, op. cit., p. 11 et 41.
i2 /bid., p. 38,61 et 72 et Aubry, op. cit., p. 67.
ba
Louis Blanc, Organisation du travail, extraits reproduit dans Bihoreau, op. cit., p. 117.
Ibid.,p. 117-118.
114

incapable de procurer à tous l'éducation - dont l'oeuvre aurait été complétée par une religion
civique du sentiment et de l'unité sociale -, les outils de travail et le loisir de choisir une
profession, toutes choses requises pour l'épanouissement de chaque citoyen : « ...la liberté
consiste, non pas seulement dans le DROIT accordé, mais dans le POUVOIR donné à l'homme
d'exercer, de développer ses facultés, sous l'empire de la justice et sous la sauvegarde de la
loi »526. En somme, la conception libérale de la liberté devait être surpassée, et c'était le devoir
sacré du socialisme, par la liberté sociale, dont les Montagnards de 1793 avaient énoncé les
postulats : « La liberté définie par le pouvoir donné au faible de devenir libre ; - la justice
assignée pour règle à la liberté ; - le droit au travail reconnu comme droit corollaire du droit à
la vie ; - la richesse de chacun considérée comme une dette envers tous ; - les fonctions
transformées en devoirs... »527. La substitution du bonheur public à l'intérêt personnel en tant
que fonction et but des membres du corps social était préalable à l'institution de la fraternité,
d'une égalité proportionnelle aux capacités et aux besoins de chacun. L'état d'abaissement, de
dénuement et d'ignorance dans lequel les tyrannies passées et présentes ont immergé le peuple
supposait qu'un État fort devait exercer une hégémonie transitoire sur la société civile, le temps
que l'éducation gratuite et universelle ne façonne des citoyens transfigurés par le culte de la
fraternité et de la patrie, que la généralisation des ateliers sociaux débarrasse le socialisme de
la nécessité de la tutelle étatique : « The idea of a paternal democratic state inaugurating the
socialist society remained fundamental in his system »528.

La concurrence capitaliste était la racine de tous les maux sociaux et le travail social
était le chemin de la dignité humaine. Les ateliers sociaux, sorte de coopérative de travailleurs,
étaient le coeur de la nouvelle sociabilité et de la nouvelle économie qui devaient oblitérer le
système inadéquat et pervers de l'économie de marché. Ce concept était considérablement
redevable au saint-simonisme, à Bûchez, et moindrement, à Fourier529. L'État avait la mission
de fonder les ateliers, d'en assurer le financement initial, de réguler la concurrence et de créer
les conditions d'une transition harmonieuse vers le socialisme : « Le gouvernement serait

rJbid., p. 117. Dans tous les extraits, les mots en majuscule sont de Blanc.
^gBlanc, op. cit., t. 12, p. 603-604.
Loubère, op. cit., p. 163.
Bihoreau, op. cit., p. 114.
115

considéré comme le régulateur suprême de la production, et investi, pour accomplir sa tâche,


d'une grande force »530. Les bénéfices auraient été équitablement répartis entre les sociétaires,
les invalides, les industries en difficulté et l'équipement de nouveaux membres531. Le travail en
commun aurait abouti naturellement sur la vie en commun. Nul besoin d'étatisation sauvage
de l'économie puisque la supériorité, à la fois sociale et économique, des nouvelles
organisations productives fraternelles aurait inévitablement mené à l'absorption du secteur
privé, à l'extinction graduelle, civilisée et volontaire du capitalisme et de la société de classe532.
Bien qu'il ait eu des contacts avec Marx, Blanc, fidèle à l'esprit romantique, ne pouvait se
résoudre à considérer la guerre des classes comme le véhicule du triomphe du socialisme533.

L'implication politique des masses par le vote pouvait seul affranchir l'homme de
l'oppression économique. Le perfectionnement individuel était impensable hors du
perfectionnement collectif :
There is no doubt that Blanc's ambition was to have a completely socialized
society : collective ownership, communal living, unity in outlook. He did not desire to
impose his new system by force ; he wanted no reign of terror [...], and no brutal
dictatorship of a class. [...] and yet, despite all his good intentions, his system makes
no provision for the existence of a minority championing a principle other than
democratic socialism. He expected, he desired free discussion, provided it remains
within the framework of the accepted principle. The basic characteristics of his future
society are both uniformity and conformity 534.
La pensée politique et sociale de Blanc demeura relativement stable après l'Organisation du
travail. Il n'y a donc pas lieu pour nous d'en retracer les oscillations au long des années où Blanc
s'occupait à l'écriture de son Histoire de la Révolution française. Nous nous bornerons à
signaler les changements pertinents.

530
Blanc, Organisation du travail, extraits reproduit dans ibid., p. 118.
lll Ibid-
532
ru rl
mIbld-
Loubère, op. cit., p. 157.
53
76ùf.,p.46.
116

1.3 La Révolution : l'aube de la fraternité

Blanc termina sa vaste étude de la Révolution bien après Michelet. La critique constante
de celui-ci - Blanc omettait cependant de dire ce qu'il empruntait de lui - porte à croire que son
livre prit sa configuration d'après l'inventaire des lacunes de celui de Michelet. L'« agressivité
de détail »535, extériorisée dans de substantielles notes critiques, ne peut cacher - et encore
moins la polémique sur la thèse de Quinet - ce que la ténacité de Blanc comportait d'un combat
d'arrière-garde. Ernest Hamel était l'unique auteur contemporain prisé par lui536.

Selon Blanc, l'histoire est dominée par trois principes : l'autorité - caractérisée par la
superstition, l'inégalité et la contrainte -, l'individualisme - caractérisé par la souveraineté
individuelle, la suprématie totale des droits sur les devoirs et le laissez-faire - et la fraternité -
caractérisée par un théisme social, la solidarité et le consentement populaire537. Le principe
d'autorité fut incarné par la religion catholique, l'individualisme par la réforme luthérienne, la
Constituante de 1789, la Gironde, et finalement, « LA FRATERNITÉ, [fut] annoncée par les
penseurs de la Montagne... »S38. La subversion, en 1789, de la société du statut inné par droit
divin et la défaite subséquente, en 1793-1794, de la fraternité, notion qui est centrale dans la
pensée socialiste de Blanc, se comprennent par la lutte des classes : « ...si la Révolution de 89
est la seule qui ait pris racine dans les faits [...] ; c'est qu'elle servait l'intérêt d'une classe
devenue dominante : la bourgeoisie [...,] dont l'individualisme devait fonder l'empire... »539.
Blanc s'opposait donc à Michelet ; c'est l'échec de Robespierre qui explique le Premier Empire
comme c'est celui des socialistes en juin 1848 qui explique, par analogie, le Second Empire.

Blanc était certain que si l'individualisme, tout de même un progrès énorme pour
l'humanité, avait triomphé assez facilement en 1789, c'est parce que la conquête de l'État
n'avait été que l'achèvement du long et patient travail de sape, dans le marché, du capitalisme

535
536Furet, « Louis Blanc », p. 933.
Blanc, op. cit., t. 11, p. 270.
" W , t. 1, p. 9-10.
> < / . , p. 10.
Ibid., p. 11-12.
117

bourgeois, dans le ciel, de la Réforme et, dans les domaines de la philosophie et de la politique,
de la pensée des Lumières540. Les tourmentes consécutives à la mobilisation des forces obscures
de la Contre-Révolution ne pouvaient effacer la victoire de la doctrine individualiste : « ...elle
a reparu sur les ruines mêlées de la Convention, de l'Empire et de la Restauration. 1830
appartient à cette chaîne dont 1789 fut le premier anneau. 1789 avait commencé la domination
de la bourgeoisie ; 1830 l'a continuée »541. La Révolution de 1789 était pour lui inéluctable car
sa vision dialectique postulait le renversement d'un principe par un autre comme mode
d'évolution historique. Le fétichisme de la jouissance individuelle des droits naturels, en
particulier celui de propriété, que l'on a faussement nommé liberté (elle est beaucoup plus que
l'absence de contraintes et de limitations), désintégrait la communauté en une infinité d'êtres
impuissants : « De ces trois principes, le premier engendre l'oppression par l'étouffement de la
personnalité ; le second mène à l'oppression par l'anarchie ; seul, le troisième, par l'harmonie,
enfante la liberté »542. La fraternité, panacée romantique aux tensions sociales, pouvait seule
synthétiser l'individualisme et l'autorité sans recourir à la coercition ni sombrer dans l'anarchie.

Blanc relayait l'historiographie libérale dans la partition de la Révolution entre 1789


et 1793. Il inversait en revanche la hiérarchie en faveur de la République jacobine et populaire,
contre la révolution bourgeoise et individualiste de 1789543. Ainsi, sur les décombres de la
féodalité détruite le 4 août 1789, succédait à la lutte de l'individualisme et de l'autorité, celle de
l'individualisme et de la fraternité, de la bourgeoisie et du peuple, de la monarchie des
propriétaires et des Jacobins (par exemple, le massacre du Champ-de-Mars en juillet 1791)544.
Le messianisme égalitaire et démocratique de 1793, sens véritable de la Révolution, l'emporta
momentanément sur l'égoïsme libéral, déjà éclipsé dans l'avenir par l'astre de la fraternité
socialiste545. Blanc était à l'unisson de l'ardent nationalisme des républicains de l'âge
romantique. La France était la nation élue pour affranchir la terre des ténèbres, réaliser la
plénitude du développement humain.

540
w Ibid.,p. 10 et Furet, « Louis Blanc », p. 929-930.
542Blanc, Organisation du travail, extraits reproduit dans Bihoreau, op. cit., p. 116.
Blanc, op. CJ/., t. l,p. 10.
Zlbid.,p.U.
u/bid., t. 2, p. 467, t. 3, p. 11, t. 8, p. 258 et t. 9, p. 451 ; Godechot, op. cit., p. 112 et Aubry, op. cit., p. 182.
Ibid, et Furet, Edgar Quinet, p. 86.
118

Aussi, l'histoire de la Révolution, c'est a priori celle de la Convention, de la


République établie spontanément par le peuple pour sauvegarder la patrie, de la fondation
avortée d'une société nouvelle, quintessence du peuple, enfin arrivé à l'histoire546. À l'instar de
celle de 1789, la Révolution de 1793 possédait une tradition, à la fois étatique et philosophique.
L'État monarchique centralisé fut le premier havre du pauvre et le vecteur d'un début de
nivellement social et d'unification nationale en tant qu'agent de la lutte entre la bourgeoisie et
la noblesse : Blanc élargit ici la perspective des historiens libéraux547. Le grand Jean-Jacques
consigna l'Evangile de la société fraternelle, rival de l'individualisme bourgeois et voltairien,
que le roide Robespierre sera le premier à faire pénétrer dans l'ordre de l'expérience humaine :
Il y eut deux doctrines, non seulement différentes mais opposées : la première ayant
pour but une association d'égaux et partant du principe de fraternité ; la seconde fondée
tout entière sur le droit individuel. Réalisation de la liberté par l'union et l'amour, voilà
ce que voulut la première, issue directement de l'Évangile ; la seconde, fille du
protestantisme, ne cherche la liberté que dans l'émancipation de chacun considéré
isolément. Morelly, Jean-Jacques Rousseau, Mably et, sous quelques rapports, Necker,
appartinrent à la première ; la seconde eut pour représentants Voltaire, d'Alembert,
Concordet, Diderot, Helvétius, Turgot, Morellet, etc. La première devait mener à
Robespierre ; la seconde créa Mirabeau548.
Blanc différait de Bûchez et des socialistes chrétiens car il n'échafaudait pas une téléologie
catholique de l'égalité. La fraternité trouvera son immortalité dans un déisme sentimental,
socialisé et sécularisé, sanctifiant la volonté générale : « Ainsi le jacobinisme figure-t-il un
pouvoir fort au service des faibles et une religion du sentiment opposée au rationalisme
critique : Robespierre va être cette double incarnation »549. Voilà qui éclaire l'insistance de
Blanc sur la religiosité sociale de Robespierre : « ...l'un et l'autre [Robespierre et Rousseau...]
n'ignoraient pas que la forme des sociétés est la contre-épreuve de leur métaphysique et de leur
théologie. Or, ils comprirent que l'athéisme consacre le désordre parmi les hommes, en
supposant l'anarchie dans les cieux »550. Pour Blanc, les factions révolutionnaires de 1793-1794
se singularisaient autant, sinon plus, par leurs positions quant au rapport de l'homme au sacré
que par leurs opinions sur la question sociale et la Terreur.

546
Blanc, op. cit., t. 7, p. 70 et 92 et t. 12, p. 586-587 et Furet, Edgar Quinet, p. 86.
Idem, « Louis Blanc », p. 931.
Cité par ibid.
^ I b i d , p. 932.
Cité par ibid, p. 931-932.
119

La Révolution de 1793 fut victime de l'improvisation qui présida à sa naissance et à sa


vie, de l'exaltation qui était sa nature et de l'absence d'unanimité sur sa finalité551. La dictature
transitoire et salvatrice de salut public, agent possible du progrès social, ne survécut pas à la
fatale contingence de la Terreur. La République montagnarde devait se mouvoir dans un
univers inter-étatique et social ayant bien souvent l'égalité en exécration. Elle vécut par
procuration, enfantée par une situation sans précédant : « C'est qu'en effet la Convention n'eut
pas d'existence propre. Elle vécut d'une vie d'emprunt. Elle fut ce que la Révolution la fit. Elle
devint un cadavre, dès que la Révolution ne fut plus là pour lui souffler une âme »552. L'époque
de la Convention fut proprement exceptionnelle et héroïque, elle échappa un instant à l'emprise
du temps pour révéler le destin de l'humanité :
Jamais assemblée ne s'éleva aussi haut et ne descendit aussi bas. [...] Grande et
misérable, sanguinaire et miséricordieuse, héroïque et servile, elle fut tout cela. Elle eut
des aspirations sublimes, elle eut des colères à faire frémir [...]! Il est difficile d'affirmer
si elle exagéra le crime plus que la vertu, ou la vertu plus que le crime. [...]
Depuis la fin de 1792 jusque vers le milieu de 1794, un esprit mystérieux,
indéfinissable, passa sur la France comme un vent d'orage : tous les prodiges qui
marquèrent cette époque sans égale vinrent de là553.
La mise à mort du roi fut l'acte fondateur par lequel la Révolution brûla ses vaisseaux pour
s'obliger à vaincre ou mourir554. La République forgea des hommes à sa hauteur : Saint-Just et
Robespierre furent arrachés à leur vie paisible, transmués en principe vivant pour faire trembler
le monde556. La Contre-Révolution thermidorienne, inauguration de la déliquescence
bourgeoise, de la royauté de l'argent et d'une violence d'autant plus absurde qu'elle était
réactionnaire, fut le modèle de la confiscation bourgeoise de 1830 : double détournement des
souffrances et des aspirations du peuple, dont Blanc tenta d'éviter la répétition en 1848 et que
son récit de la Révolution dénonçait en victimisant Robespierre557.

Blanc, Organisation du travail, extraits reproduit dans Bihoreau, op. cit., p. 116.
77Blanc, op. cit., t. 12, p. 587.
ZZ.Ibid, p. 587-588.
ZZ.Ibid.,1. 1, p. 3 et t. 12, p. 588.
W , t. 5, p. 258.
Ibid., t. 12, p. 602-603 et Furet, Edgar Quinet, p. 14-15.
120

Pour Blanc, la Première République ne pouvait être réduite à la Terreur, irruption aussi
déplorable qu'imprévisible. Son legs à l'avenir est d'avoir fertilisé le sol de la croissance
humaine en expérimentant le « DROIT INDIVIDUEL », par la Gironde, et le « DROIT
SOCIAL », par la Montagne : « Ces deux conceptions, loin d'être contradictoires, étaient de
nature à se compléter l'une l'autre, et elles renferment tous les éléments de la vérité »558. Le
2 juin fut l'attestation que les modalités d'harmonisation de l'individu et de la collectivité, de
la liberté et de l'égalité, n'apparurent pas aux révolutionnaires, obnubilés par les douleurs et les
joies de l'accouchement d'un monde nouveau. Le dépassement de ce tiraillement infantile dans
la fraternité était la sainte mission des socialistes du XIXe siècle.

Blanc, op. cit., t. 12, p. 603-604.


CHAPITRE II : LA TERREUR, L'ANTITHESE DE LA RÉPUBLIQUE
ROBESPIERRISTE

Blanc se différenciait des socialistes chrétiens Bûchez et Roux en ce qu'il ne faisait pas
« ...l'éloge de l'utilité de la violence révolutionnaire »559. Blanc s'accordait avec les républicains
libéraux pour la condamner : « Non que l'emploi des moyens violents, de la dictature, du
terrorisme soient choses de mon goût... »560. Plusieurs événements du passé de l'auteur lui ont
fait ressentir personnellement les répercussions de la violence politique : capturé à Lyon, son
grand-père a été guillotiné en l'an II pour fédéralisme et son père n'échappa à l'échafaud qu'en
s'évadant ; en février 1848, le spectacle des cadavres des victimes de l'insurrection l'avait
révulsé561. Une nouvelle Terreur eût hypothéqué pour longtemps le progrès démocratique et
social. Son désaccord avec les républicains libéraux était centré sur les causes de la Terreur et
sur le rôle de Robespierre.

Tout au long de son récit de la Terreur de 1793, deux objectifs se rencontrent


continuellement : l'exposition des circonstances atténuantes et la disculpation de Robespierre
de la Terreur. Le souvenir vivace du sang versé par la Révolution en 1793-1794, ravivé par juin
1848, constituait encore une lourde entrave pour la République. Cela était encore plus vrai pour
toute idéologie revendiquant la mémoire de Robespierre. L'histoire de la Révolution n'avait,
pour Blanc, d'intérêt que dans la mesure où elle pouvait confirmer que la société socialiste et
l'État jacobin peuvent exister sans le façonnement de la communauté des citoyens par la
Terreur. La légitimation des modèles socio-politiques, au XIXe siècle, passait obligatoirement
par l'exhumation et la magnification de leurs origines révolutionnaires. VHistoire de la
Révolution française est autant une propagande socialiste qu'une démonstration de l'inexorable
victoire de la fraternité. L'effondrement de 1848 en accentua l'urgence, surtout que l'expérience
et le symbolisme de la Première République furent un réfèrent fondamental pour les quarante-

559
Furet, « Louis Blanc », p. 932.
561Blanc, op. cit., t. 1, « Préface de 1868 », p. xvi.
Ibid., « Préface de 1862 », p. xxxv ; Godechot, op. cit., p. 20 et Loubère, op. cit., p. 68.
122

huitards562. Au siècle dernier, la Révolution et, à l'intérieur d'elle, le jacobinisme et, à l'intérieur
de lui, la Terreur étaient d'abord des lieux pour appréhender le présent et un vivier inépuisable
de mythes explicatifs de la société contemporaine puisque chacun remâchait l'épisode jacobin
en fonction de ses espoirs, de ses convictions et de ses craintes563. Blanc était certes conscient
que l'historiographie de la Révolution représentait une dimension des luttes politiques, mais il
prétendait être le premier à la raconter objectivement, à apporter le démenti serein des faits aux
fabulations de la partialité564. L'interprétation de la Terreur de Blanc fut beaucoup moins
affectée que celle de Michelet par l'actualité politique de la Seconde République. La République
socialiste dont il rêvait ne s'était jamais concrétisée dans la mouvance de la révolution de 1848.
Blanc écrivit l'histoire de la Terreur plusieurs années après que la IIe République n'eut été,
comme la Première, renversée par la force des armes. L'histoire de la Révolution était pour lui
un sanctuaire pour préparer des lendemains meilleurs, où s'abriter d'un présent inhospitalier et
rempli de déceptions565.

En 1848, les affres de la proscription et de la persécution le persuadèrent du danger de


l'oppression des minorités par la majorité dans un régime démocratique ; il prit conscience que
la liberté individuelle et les droits civils forment la pierre angulaire de la démocratie ; son
histoire de la Révolution est constellée d'affirmations de la nécessité pour les citoyens de
bénéficier d'un système judiciaire indépendant du pouvoir : après le 15 mai 1848, il vota
contre le bannissement des Orléans et du neveu de Napoléon I, contre le rétablissement de la
caution pour les journaux566. Le suffrage universel l'amena à penser que, contrairement à ce qu'il
avait cru avant 1848, la France n'était pas mûre pour la fraternité. Les socialistes ne pouvaient

Aubry, op. cit., p. 68 et 70-71. Les recouvrements étaient multiples entre tradition révolutionnaire et idéologie républicaine.
Les républicains de droite et de gauche invoquaient les réminiscences de 1789 et 1793 pour séduire les masses populaires. Ils
oscillaient entre l'occultation, l'altération, la remémoration et la commémoration au gré de la conjoncture politique. La vive
controverse sur la Terreur se calma en 1849 pour favoriser l'union des démocrates contre le parti de l'ordre : on insistait surtout
sur ce qui faisait tenir ensemble 1789 et 1793 pour maximiser l'impact mobi lisateur d ' une tradition révo lutionnaire aux accents
nettement plus populaires qu'au temps de Louis-Philippe. Voir l'étude des almanachs républicains faite par Gosselin, op. cit.,
fa 89-185.
Aubry, op. cit., p. 300.
Blanc, op. cit., t. 1, p. xxxvii.
Loubère, op. cit., p. 166-167.
m
Ibid., p. 130, 138, 151 et 153 et Vidalenc, op. cit., p. 59.
123

donc éduquer les masses que sous la sauvegarde de telles garanties567. En résumé, l'idéologie
de l'auteur est le facteur structurant et cohésif de son récit de la République jacobine.

2.1 Le 2 juin : quand Parme se retourne contre son créateur

Blanc reconnaissait dans les Girondins de grands révolutionnaires et des fondateurs de


la République : « Ainsi tomba ce parti de la Gironde, si grand par l'enthousiasme, l'éloquence
et le courage. Attiré vers le côté lumineux des choses nouvelles [...], et saisissant le pouvoir de
haute lutte, ils s'en servirent pour accabler les nobles, proscrire les prêtres, saper le trône, [...]
encourager au sans-culottisme, et braver l'Europe »568. Les fils de la Révolution porteront
éternellement leur deuil. Une fois ce tribut payé, Blanc nous dit qu'ils eurent, hommes d'esprit
et esthètes n'entendant rien au gouvernement des hommes, la fatale vanité de vouloir diriger
la Révolution, dont ils avaient tant contribué à lancer l'élan569. Leur génie impérieux et
aristocratique ne supportait pas de devoir partager le pouvoir avec les Montagnards. Tandis que
la République était cernée d'ennemis de toutes parts, ils se dévouèrent exclusivement à
malmener leurs adversaires politiques à la Convention au lieu de se soucier du salut de la
patrie : « ...les Girondins n'entretenaient l'opinion que de leurs dangers personnels [...] ; et ils
agissaient comme s'ils eussent tout oublié, et la misère du peuple, et la Vendée, et l'Angleterre,
et la ligue des rois, pour ne voir, pour n'atteindre qu'un ennemi : la Montagne! »570. Le
reproche de Blanc pouvait aussi bien s'appliquer aux hommes de la IIe République qui le
chassèrent de France. Ce furent donc les Girondins qui alimentèrent les luttes factionnaires qui
allaient mener au 2 juin 1793.

Blanc réfutait l'idée communément admise que les Girondins avaient été les modérés
de 1793. Comme les autres, ils s'étaient inclinés devant le fait accompli lors des massacres de
septembre. Surtout, ils avaient commencé à battre en brèche l'inviolabilité de la représentation

<MIbid•' P ' 6 2 " 6 3 e t L o u b è r e > op. cit., p. 151-152.


Blanc, op. cit., t. 8, p. 450.
W
57C
Ibid, p. 451.
124

nationale pour atteindre Marat571. Ils furent les instigateurs de la Terreur politique et les
créateurs de son arsenal : « Le premier, Isnard avait proclamé la noire théorie des suspects ;
le premier, Guadet avait prononcé, du haut de la tribune, le mot échafaud... »572. Les Girondins
ne se réfugièrent dans la modération qu'à partir du moment où leur influence déclina. Blanc, une
des victimes de la répression anti-socialiste de 1848, assimilait certainement la Gironde aux
républicains modérés de la Constituante, moins préoccupés, devait-il penser, de démocratie que
de conservation sociale.

Les Montagnards ne voulaient pas d'un affrontement avec la Gironde : « Des deux
côtés, il y eut injustice et fureur, mais avec cette différence que les Montagnards avaient tout
fait pour éviter la lutte, et les Girondins tout fait, au contraire, pour l'engager »573. Toute
l'énergie des Montagnards et des Jacobins était consacrée à juguler le danger national. La
Montagne fut contrainte de faire le 2 juin et d'obéir à la colère du peuple patriote parce que
l'obstination parlementaire et l'immobilisme financier et politique de la Gironde en faisaient un
obstacle à la sécurité de la République en ralentissant la réduction de la Vendée : « ...les
Girondins furent les seuls artisans de leur ruine ; [...] l'agression vint d'eux [... ;] ils voulurent
éperdument la guerre qui les dévora ; [...] ils ne laissèrent pas de choix à la Montagne entre les
écraser ou périr, et [...] la Montagne ne les frappa qu'avec douleur, par nécessité, pour se sauver
et sauver la Révolution... »574. La politique girondine était tellement profitable, par son
aveuglement, à la Contre-Révolution que les royalistes la soutenaient575.

Les Girondins restaient de marbre devant les souffrances du peuple, oeuvraient à


rencontre de celui de Paris : « Puis, parce qu'autour d'eux, contre eux, Paris grondait, ils le firent
tourmenter par douze des leurs, le fatiguèrent de menaces, l'irritèrent par l'anathème, le mirent
à moitié chemin de la guerre civile »576. Sous le regard du proscrit, leur comportement semblait
très similaire à celui des Girondins de 1848, ensanglantés par juin et déshonorés par leur

" W, p. 452.
l LIbid., p. 450.
\l Ibid-
.Jbid., p. 453, note 2 et voir aussi 280, 310-311 et 347-348.
' Ibid., p. 315 et 451-452.
5
Ibid, p. 452.
125

entêtement à dénier au peuple ses droits sociaux imprescriptibles. Blanc regrettait la violation
de l'Assemblée souveraine en mai et juin 1793 et la faute en revenait à la Gironde. Mais ce fut
un mouvement populaire, étranger à l'anarchie excitée par une minorité d'activistes de l'Évêché,
à l'image des démonstrations des 17 mars et 16 avril 1848 patronnées par Blanc : « ...toute la
ville était sous les armes »577. L'arbitrage des Jacobins permit d'éviter que le 31 mai ne
dégénère en une sanglante bataille : « Le 31 mai venait effectivement d'attester leur puissance :
ils y avaient vaincu du même coup, et la Gironde, par la suppression du Comité des Douze, et
l'Évêché, par la substitution d'une pression morale à un sauvage attentat »578. Les Jacobins
étaient pour Blanc un groupe homogène mentionné assez rarement et dont il ne décortiquait
pas la composition interne et l'action militante579. Ils étaient la caution populaire et
révolutionnaire de leur chef; l'écrin où scintillait le joyau qu'était Robespierre. Le 2 juin fut par
conséquent, sous l'impulsion des Jacobins et de la Commune, une espèce « d'insurrection
légale » et morale qui n'outrepassa pas les exigences de la crise car, inversement à la conclusion
de Michelet, le peuple souverain avait fait connaître sa volonté par l'organe des
sections : « Comment, d'ailleurs, se refuser à ne point voir ce qu'avait eu d'imposant une pareille
insurrection, accomplie sans un désordre qu'on pût citer, sans une mort dont on eût à
gémir? »580.

Les Montagnards ne cédèrent pas à des intérêts partisans. Ils étaient réticents à
obtempérer aux injonctions de la rue et seul le salut public pouvait, selon eux, justifier
l'arrestation des Girondins : « Mais quoique les Montagnards eussent l'intention de défendre
leurs adversaires contre toute violence, ils n'entendaient point laisser passer la séance sans
tâcher d'obtenir l'expulsion de ceux des chefs du côté droit dont la présence dans la Convention
leur paraissait incompatible avec le salut public »581. Or, les représentants du peuple venaient
d'être informés de la progression de la Contre-Révolution en Vendée, dans la Lozère, et surtout
de la guerre civile complotée par les autorités girondines de Lyon et d'ailleurs582. L'attitude

577
Jlbid, p. 433.
fW.p.423.
578
g /0/a., p. <.ZJ.

580Aubry, op. cit., p. 65.


5811Blanc, op. cit., t. 8, p. 424 et 456 et voir aussi 403.
582
Ibid, p. 437.
Ibid., p. 390 et 434.
126

d'abord prudente et circonspecte de Blanc envers le mouvement révolutionnaire de février 1848


se rapproche de cette interprétation. Une fois le peuple soulevé, il n'hésita pas, en revanche, à
l'employer pour arriver à ses fins.

Le peuple armé qui assiégeait les Tuileries criait « Vive la Convention! » ; seul le
général Hanriot était résolu à recourir aux armes et seul Marat a harangué les sectionnaires afin
qu'ils fassent l'insurrection, ce qui le désigna temporairement comme leader de la Montagne583.
Robespierre s'était opposé lors du 31 mai à «.. .renverser violemment la violente domination des
Douze... » ; sa désapprobation et sa haine de la Gironde n'altérèrent pas sa vénération pour
l'inviolabilité de la représentation nationale : « ...violer la représentation nationale au moyen
d'une partie du peuple se donnant pour le peuple tout entier, et employant la force contre la loi,
c'était subordonner toute chose à la fortune changeante des factions en lutte, et descendre une
pente qui conduisait au chaos »584. Blanc ne se réjouissait pas de l'utilisation, en 1793, de la
force populaire contre l'Assemblée et lui-même désavouait les émeutes de mai et juin 1848. Le
seul blâme que l'on pouvait, selon lui, adresser à Robespierre, était d'avoir laissé le peuple
décider, de ne pas avoir tenté d'empêcher l'insurrection du 31 mai, le même d'ailleurs que l'on
pouvait adresser à Blanc lui-même585. Celui-ci peignait Robespierre en palladium de la légalité
républicaine, opposant déclaré à la démocratie insurrectionnelle. Cela était d'une importance
vitale pour crédibiliser le socialisme jacobin. Dans l'ensemble, les Montagnards se désolaient
de l'intimidation qui restreignait la liberté du législateur, ils y pressentaient les proscriptions à
venir et l'agonie de la Révolution. La victoire leur laissa un goût amer : « Au fond, leur propre
victoire les humiliait et les alarmait, parce qu'ils l'avaient moins remportée que subie »586. Au
long du texte de Blanc, il semble que plus la Révolution avance et plus la bonne Montagne se
rétrécit aux Robespierristes, calquant le propre isolement de l'auteur, le schisme dans les rangs
démocrates-socialistes en 1850 et les disputes entre les exilés. Blanc remarquait par contre que
le coup de force avait été bénéfique. On eût pu craindre la prostration des conventionnels et une
avalanche d'épuration, mais

™Ibid, p. 444 et 446.


l*.Ibid., t. 11, p. 222 et voir aussi t. 8, p. 360-362 et 395-396.
*Jbid.,t. 11, p. 222.
™Ibid, t. 8, p. 445.
127

[l]e jour où la Convention laissa Paris en délire arracher de leurs bancs profanés tant de
républicains illustres, on put croire que, par cette large blessure creusée aux flancs de
la Convention, tout son sang allait couler. Et pourtant, chose imprévue! chose
inexplicable! jamais l'Assemblée n'apparut plus terrible qu'en ce moment, et plus calme,
et plus sûre d'elle-même587.

Le 2 juin et, plus tard la Terreur, furent l'expression de ce qui est incontrôlable en
révolution588. La passation des pouvoirs aux Jacobins et à la Montagne était une opération
délicate, comportant des risques considérables :
...dans la pensée du Comité révolutionnaire, tout devait venir de la Convention elle-
même, mais de la Convention votant sous les yeux du peuple armé. En d'autres termes,
il s'agissait d'atteindre la Gironde, sans avoir l'air de passer sur le corps à l'Assemblée,
et par voie d'intimidation seulement : dangereux calcul qui, pour faire paraître la
Convention libre, commençait par l'asservir589!
Dans le conflit entre légalité et légitimité, les Montagnards se rangèrent à contre-coeur à
l'argument de la nécessité et limitèrent les dégâts : « Et quant aux vivats dont la Convention
venait d'être saluée au passage, que signifiaient-ils, sinon que sa popularité était au prix des
Girondins sacrifiés et de sa dignité compromise? »590. Les Montagnards sont décrits comme les
défenseurs de la légalité et des vrais intérêts du peuple. Ce jugement suggère une critique de
1848 : les républicains purs n'ont pas su balancer les deux dimensions de la vie politique que
l'action politique de Blanc avait essayé de concilier, ce qui devait ultimement résulter en la
chute de la République. Le 31 mai-2 juin ne fut pas l'épilogue de la Gironde. Les Montagnards
ne désiraient pas l'élimination physique des Girondins et ils les traitèrent avec humanité. Ils
appelèrent eux-mêmes le glaive de l'État sur leur nuque :
Les invectives [...] incessantes et furieuses, dont ils poursuivirent leurs vainqueurs [...] ;
l'idée qu'ils donnèrent à la Montagne de la profondeur et du caractère inapaisable de
leurs ressentiments ; la guerre civile que leurs amis fugitifs coururent déchaîner d'un
bout de la France à l'autre, et les preuves acquises de leur participation au projet de
soulever les provinces contre la capitale : voilà ce qui les perdit591.

^Ibid.,t. 12, p. 588-589.


Furet, Edgar Quinet, p. 89.
I^Blanc, op. cit., t. 8, p. 424.
9
W,p.445.
W
W , t. 9,p. 429.
128

C'est dans l'analyse des répercussions de l'expulsion des Girondins que l'orientation
idéologique de Blanc se dévoile avec le plus de transparence. En effet, soulagés des Girondins
et de leur esprit querelleur, les révolutionnaires purent s'investir entièrement dans la chose
publique et retourner à leurs habitudes de modération : « Le désintéressement et la modération
étaient à l'ordre du jour» 592 . L'auteur louangeait spécialement les Jacobins : « ...[ils] préparaient
les matériaux de la loi avec un ordre, une décence et une discipline dont il n'y avait pas encore
eu d'exemple »593. Les fondements de la République démocratique et sociale furent formulés
dans la constitution montagnarde, qui porte l'empreinte des idées de Robespierre : « La
Constitution de 1793 fut le premier pacte social qui [...] eût fait un dogme de la fraternité
humaine »594.

Blanc comparait ensuite les projets constitutionnels girondin et jacobino-montagnard :


« Descendez, en effet, au fond des deux projets : vous y trouverez en présence les deux
doctrines dont l'avenir découvrira le lien, mais qui alors se considéraient comme ennemies :
RATIONALISME et INDIVIDUALISME d'une part ; d'autre part, PHILOSOPHIE DU
SENTIMENT et FRATERNITÉ »595. Blanc admettait la supériorité de la pensée girondine
concernant le « DROIT INDIVIDUEL », principe dont son expérience de 1848 lui avait
enseigné la valeur ; les Montagnards, quant à eux, se préoccupaient du « DROIT SOCIAL »596.
Les Girondins ne cherchaient qu'à prémunir le citoyen et ses biens de l'immixtion de l'État dans
sa sphère de souveraineté individuelle ; les Montagnards voulaient parachever le monument
républicain en accordant aux individus la protection de la société : « ...l'idée que l'intervention
d'un pouvoir actif et juste était requise là où il y avait des faibles à protéger, des pauvres à
nourrir, des malheureux à sauver non pas seulement de l'oppression, mais de l'abandon »597.
L'objectif des Jacobins, des Montagnards et de Robespierre, « ...le grand homme d'État de la
démocratie... »598, était « ...l'affranchissement moral, intellectuel et social de la masse du

l 2 Ibid.,t.S,p.457.
,W.,p.458.
Jbid, t. 12, p. 600.
>*,t.9,p.5.
ZZJbid.,l. 12, p. 603-604.
*9 Jbid., t. 9, p. 11 et voir aussi t. 8, p. 254-259.
m
l b i d , t. 9, p. 24.
129
peuple »599. Blanc concédait que la constitution de 1793 demeurait une ébauche du
gouvernement de la fraternité, qu'elle s'était limitée à proclamer le droit au travail et la charité
publique : la raison en est que les propositions de Robespierre ne prévalurent pas sur ces
questions et, de toute façon, cette nouvelle loi fondamentale n'était aux yeux des
révolutionnaires qu'un canevas dont l'enrichissement ne saurait tarder600. Mais surtout
l'égalitarisme était antérieur à la Terreur : il s'agit de deux ordres de réalité dont la
concomitance fut un accident circonstanciel. Les garanties promises à la liberté dans la
constitution de 1793 étaient incompatibles avec l'ambition dictatoriale prêtée à Robespierre601.

Les Jacobins, à l'instigation de Robespierre, firent adopter le concept de l'Être suprême.


L'athéisme des Girondins faisait perdre à l'homme le sens de la communauté. Le dieu personnel
des Jacobins n'avait rien en commun avec le dieu de l'Église catholique, qui n'était qu'un artifice
justifiant le despotisme des rois et la puissance temporelle des prêtres :
Ainsi Robespierre était loin d'admettre qu'il pût y avoir dans le ciel un modèle
des tyrans terrestres. Mais, au lieu de rejeter Dieu purement et simplement, comme les
Girondins, il voulait que les hommages rendus jusqu'alors au Dieu de l'iniquité le
fussent désormais au Dieu de la Justice :
"[...] L'idée de l'Être suprême et de l'immortalité de l'âme est un rappel continuel à la
JUSTICE ; elle est donc sociale et républicaine"602.
Blanc s'objectait ici à l'interprétation de Michelet, qui voyait en Robespierre (et les Jacobins)
l'homme de la révolution classique, l'allié des prêtres et celui qui avait maintenu en vie
l'ancienne religion de l'arbitraire603. Blanc devait blanchir Robespierre de toute relation suspecte
avec le clergé, un des fers de lance de la lutte anti-républicaine sous la Seconde République.

Blanc ne faisait pas simplement un exercice de dogmatique jacobine. Écrivant sous le


Second Empire, l'auteur reprit lui aussi le refrain de l'union des deux Églises. Il tentait de
mettre en lumière la complémentarité existant entre la Gironde et la Montagne, le besoin
d'articulation des deux doctrines, par ailleurs inconcevable si elles n'étaient pas fusionnées dans

!JW,p. 13.
™Ibtd.,p. 8 et 27-28.
rJbid., t. 1, « Préface de 1868 », p. xxvi.
" W , t. 9, p. 10.
Wi
Ibid, t. 8, p. 452-453, note 2.
130

la fraternité socialiste : seul Robespierre a anticipé son règne prochain604. L'acceptation de la


pensée des Girondins et de leurs successeurs, les républicains modérés, était cependant
conditionnelle à une purification de ses préceptes individualistes et décentralisateurs : les uns
desservaient l'unité sociale et les autres l'unité de l'État, le but et le moyen de la cité socialiste.
A la fin des années 1860, le débat avec Quinet et Michelet, à l'aurore d'une nouvelle
République, illustrait que l'union des républicains ne pouvait se faire, pour Blanc, qu'autour de
Robespierre et du socialisme jacobin :
Comment donc séparer, spécialement en ce qui concerne la Révolution française,
les individus d'avec les choses? [...]
Le mélange n'a rien d'arbitraire, rien qui dépende de nous : il est l'oeuvre de l'histoire.
On se flatterait en vain de mettre un terme aux dissidences, dans le camp démocratique,
en se dissimulant leur véritable cause. Ne prenons pas pour un procédé de conciliation
une illusion d'optique605.
Au XIXe siècle, la dichotomie établie par les libéraux et les républicains purs entre la liberté et
l'égalité a donné lieu à un faux débat. 1789 apporta l'individualisme et non la liberté. La lettre
envoyée au Temps par Blanc était sans équivoque : la fraternité seule rend libre. Aucune entente
durable n'était possible tant que les républicains ne seraient pas revenus de leurs illusions
libérales : « Seulement, si nos pères [...] jugèrent à tort inconciliables des conceptions dont
chacune renfermait sa portion de vérité [...] : cherchons [quant à nous] le point précis où elles
s'harmonisent. Ce jour-là, nous cesserons de nous diviser sur des noms, parce que nous
cesserons de nous diviser sur les idées »606.

2.2 Les circonstances, ou la nécessité temporaire de la Terreur

Pendant le printemps et l'été 1793, la guerre civile et étrangère consumait la République.


La désorganisation générale, la pénurie de ressources humaines, matérielles et financières, la
malveillance des autorités locales laissaient la plupart des frontières presque à découvert607. Au
sein de cet orage sans exemple, la nation française révéla, selon Blanc, sa nature messianique :

™Ibid.,l. 12, p. 604.


.Jbid., t. 1, « Préface de 1868 », p. xxxii.
bUo -, . ,
rJbid., p. xxxn-xxxiu.
m
J b i d , t. 8, p. 302-303 et 462 et t. 9, p. 132-133.
131

« En ces heures suprêmes, le peuple français sort [...] de l'Histoire, pour entrer dans les régions
de l'Épopée »608. La menace la plus dangereuse provenait du Nord et de l'Est. Prussiens,
Impériaux, Britanniques et Hollandais envahissaient le territoirefrançais609.Paris paraissait sans
protection devant les troupes de la coalition. En outre, la Vendée, la Lozère, les Vosges et le
Jura étaient mis à feu et à sang par la Contre-Révolution610. Les Girondins avaient déjà paralysé
la machine du salut public et, maintenant qu'ils avaient été évincés de la Convention, plusieurs
d'entre eux stimulaient la rébellion des départements contre le gouvernement de Paris.
L'individualisme des Girondins les poussa à oublier la défense de la communauté pour s'égarer
dans la poursuite de vengeances personnelles. Blanc pensait que les Girondins n'avaient pas
souhaité implanter le fédéralisme et qu'ils avaient agi sous l'empire de la colère sans disposer
d'un programme politique cohérent, si ce n'est l'absurde prétention de « ...défendre, contre Paris,
l'unité et l'indivisibilité de la République... »611. Ils abusèrent ainsi du patriotisme du peuple des
centres urbains provinciaux et ajoutèrent les tourments d'une lutte fratricide à la multitude des
dangers.

Derrière la révolte fédéraliste marchait la Contre-Révolution, produisant une étrange


collusion : « Les prêtres, complices des voltairiens de la Gironde ! [...] Ah ! c'est qu'au fond de
toutes les résistances locales se cachait le royalisme »612. L'audace et la présomption des
royalistes firent échouer la sédition. En déployant leur étendard, ils raisonnèrent les Girondins :
« ...mais abdiquer leur dignité devant le trône, abdiquer leur raison devant l'autel, et vouloir
écraser la Montagne coûte que coûte, fût-ce sous les ruines de la Révolution renversée, voilà
ce dont ils étaient incapables »613. Le ciment de la Gironde restait la conviction républicaine.
La révolte potentiellement suicidaire se calma promptement en bien des endroits lorsque les
patriotes réalisèrent qu'ils allaient devenir les fantassins du royalisme614. Pendant ce temps, la
conquête de Saumur coagula la Vendée. La supériorité numérique écrasante des insurgés

608l
Ibid.,t. 12, p. 590
609'
jbid., t. 8, p. 463 et t. 9, p. 130.
610'
Ibid., t. 8, p. 465 et t. 9, p. 134.
Wrt.J
, t.» 8, p. 461.
fi « / i £ 1

J ,W.,p.472.
f Ibid, p. 479.
"Voit/., p. 481.
132

présageait d'un sombre avenir pour les républicains. A Nantes, prolétaires et bourgeois,
Girondins et Montagnards, mirent de côté leurs différends et, épaule contre épaule dans le
dévouement patriotique et la foi républicaine, ils refoulèrent l'invasion paysanne615. La solidarité
révolutionnaire devant le péril, en Vendée et ailleurs, traçait la voie future de la démocratie.

Dans le Midi, le fédéralisme fut récupéré, avec succès cette fois, par les monarchistes,
enhardis par les défaites républicaines : « Mais à Bordeaux, à Toulouse, à Nîmes, à Montpellier,
à Marseille, la révolte marchait tête levée »616. Le cas de Lyon confirme que la radicalisation
de la violence politique fut un processus initié par les modérantistes et la Contre-Révolution :
« L'installation d'un tribunal extraordinaire avait été dénoncée par les ennemis du parti j acobin
comme le comble de l'horreur ; et, maintenant que ce tribunal était au service de leurs colères,
ils ne songeaient plus qu'à en recueillir les bénéfices sanglants »617. Les contre-révolutionnaires
eurent pareillement les premiers recours à la dictature. L'exécution de Chalier, le défenseur des
ouvriers contre l'oppression des marchands, consacra la rébellion lyonnaise618. Il fut guillotiné
par une coalition de royalistes et de grands bourgeois. Historiquement, la violence et
l'assouvissement des haines locales furent les manifestations de la panique propriétaire, bien
avant d'être celles des revendications égalitaires619. La République est constitutive du
socialisme alors que la bourgeoisie traîne toujours un trône à sa suite620. Et l'armée vendéenne,
même après Nantes, persévérait dans sa course victorieuse. De plus, les forces armées
républicaines étaient infestées de traîtres, d'agents royalistes, qui causèrent bien des défaites en
provoquant des débâcles « ...inconciliable[s] avec la bravoure, quelquefois fabuleuse, des
républicains français... »621. Cela entretenait la révolte paysanne qui se constituait en « ...un État
dans l'État... »622. C'est à travers ce prisme qu'il faut interpréter la sévérité, que Blanc
reconnaissait excessive, des décrets de la Convention pour remédier à une blessure béante qui

6
W , t. 9, p. 63.
J b i d , p. 126.
6
J b i d , p. 110-111.
618
,W.,p. 120 et 123.
6
J b i d , p. 128.
W,p.214.
m
W,p.301.
I b i d , p. 194.
133

saignait peu à peu la France623. Les efforts inlassables de la Contre-Révolution pour dévaluer
l'assignat - « ...le fondateur de la liberté, le vainqueur de l'Europe » - additionnaient aux conflits
inter-étatiques les calamités de la faim et de la révolte624.

Le seul palliatif au chaos et au péril se trouvait dans de vigoureuses mesures, dont la fin
de l'été vit le déferlement : « L'idée qu'ils [les révolutionnaires] auraient à tirer les moyens de
salut d'un effroyable chaos de passions déchaînées [...] les trouva résolus. Quels mois que ceux
qui s'appelleront dans l'Histoire août et septembre 1793! Ils virent un déploiement de volonté
si terrible, qu'aujourd'hui encore [...] rien que d'y songer fait tressaillir »625. Il fallait une
dictature collective : « Nul doute que l'homme capable d'en venir à bout ne le fût de s'ériger en
dictateur, pour peu que son patriotisme se trouvât inférieur à sa puissance »626. Telle fut la
grandeur de Robespierre : l'homme providentiel de l'an II s'acquitta de son redoutable devoir
sans jamais convoiter le pouvoir pour lui seul627. Celui-ci, bien qu'entré au Comité de salut
public le 27 juillet, ne puisait son pouvoir que dans son incontestable légitimité démocratique,
dans l'éminence de ses capacités, dans l'indéfectibilité de son patriotisme, « ...dans l'immense
autorité morale qui s'attachait à son nom, dans le respect que lui portaient les Jacobins et dans
sa popularité sans égale »628. De surcroît, le consensus égalitaire devança la Terreur : « La
Constitution de 1793 avait été acceptée par le peuple français à une majorité immense... »629.
À preuve, la fête du 10 août 1793 fut une grande célébration fraternelle, où les emblèmes de la
Terreur étaient invisibles630. La fondation d'une société égalitaire avec le consentement du
peuple fut interrompue par la Terreur. La France ne subit pas l'égalité par la guillotine ; elle
vécut l'égalité malgré elle. La vision qu'avait Blanc de la Terreur et de la dictature était
conditionnée par la légitimation du socialisme comme étant intrinsèquement démocratique et
pacifique. L'actualité de ce problème sous le Second Empire allait de soi. L'insurrection de juin

" W , t . 10, p. 84.


W , t . l l . p . 144.
ZJbid,t. 9, p. 196-197.
W.p.199.
sW.,p.201.
ZJbUL, p. 202-203.
™Ibid, p. 206.
™Ibid, p. 207.
134

1848 et le soulèvement des paysans « rouges » après le 2 décembre avaient braqué la France
propriétaire dans un conservatisme obtus et répressif.

Le succès de la levée en masse disait assez que 1793 fut une période de politisation et
de mobilisation populaire631. Confrontés au dynamisme populaire, bien des patriotes et aussi
beaucoup de bourgeois girondins s'aperçurent qu'ils avaient été fourvoyés par les royalistes :
Marseille fut conquise et Bordeaux se soumit, mais les contre-révolutionnaires hissèrent le
drapeau anglais sur Toulon632. La modération fut cependant la réaction dominante des
révolutionnaires. Seules la persistance du danger et l'accumulation des défections motivaient
l'intensification de la répression633.

Au début du mois de septembre 1793, la nécessité de mesures punitives fut augmentée


par l'arrogance et les provocations des contre-révolutionnaires, couplées aux trois incendies qui
dévastaient la République : la Vendée, la révolte lyonnaise et la coalition. Dans Paris, la
population demandait désespérément du pain, avec le soutien des Jacobins. Les journées des
4 et 5 septembre eurent pour cause le problème des subsistances et l'encouragement malhonnête
de « ...ceux qui prétendaient sauver la Révolution en la précipitant dans les extrêmes, et par
ceux qui brûlaient de la perdre en la précipitant dans le chaos »634. La Commune, suivant le
programme des Jacobins, proposa la mise en vigueur du maximum et la création d'une armée
révolutionnaire ; mis à part Hébert, personne ne languissait après la guillotine635. L'émeute se
termina sans trop de heurts. Robespierre garda son sang froid, averti du double danger du
modérantisme et de l'extrémisme punitif. Il était « [pjartagé entre le désir de modérer la fougue
des Jacobins et la crainte de glacer leur énergie... »636. Les Jacobins passèrent outre sa sage
modération. C'est ainsi que le 5 septembre, le peuple, la Commune et les Jacobins allèrent
exiger plus de sévérité de la Convention ; les esprits furent excités par la nouvelle de la terreur

fW,p.219.
ZZJbid, p. 212-213 et 251.
W.p.218.
W , p. 236.
"Jbid, p. 234-235.
M
Jbid, p. 236.
135

autrichienne qui ravageait le pays conquis637. Dans cette atmosphère survoltée furent votées les
grandes législations terroristes, dictées par la hantise du traître et de l'affameur. La Terreur
remontait seulement à septembre 1793 pour Blanc. Dans l'historiographie de la Révolution
française au XIXe siècle, il est entendu que plus l'adhésion de l'historien au jacobinisme est
grande, plus la périodisation de la Terreur est minimaliste.

Blanc croyait que l'instauration du régime de la Terreur avait été souhaitée par les
patriotes sans qu'ils n'agressent le législateur. Le peuple-nation était, tant pour Blanc que pour
Michelet et les écrivains romantiques, davantage une force mythique et tutélaire, une
justification idéologique - invoquée et non analysée - qu'une réalité sociologique bien
définie638. Blanc s'offensait que l'on puisse penser que l'an II avait été une époque d'apathie
populaire, alors qu'elle avait marqué le ressaisissement de son destin par le peuple : « Le peuple
transforma ses passions en moyens de salut public. Il crut à la toute-puissance de la Révolution
d'une manière furieuse »639. L'obsession du complot étranger et aristocratique étreignant les
révolutionnaires était fondée : « Les puissances ennemies de la République entretenaient en
France une foule d'agents chargés d'y semer le désordre... »640. Blanc critiquait par contre
l'imprécision de la loi des suspects, qui laissait le champ libre aux abus du pouvoir judiciaire :
« Quel vague effrayant! pousserait-on jusqu'aux gens suspects d'être suspects? »641. Le malheur
fut que les patriotes, serrés autour du pouvoir révolutionnaire, furent les plus atteints.
L'ordonnancement du gouvernement révolutionnaire, auquel incombait l'application de la
Terreur, était pleinement efficace et démocratique :
Un club infatigable, celui des Jacobins, animant Paris de son souffle ;
Paris, divisé en comices populaires, sous le nom de sections, exprimant sa
pensée ;
La Commune, centre des sections, portant à l'Assemblée nationale l'expression
de la pensée de Paris ;
L'Assemblée formulant cette pensée en loi ;
Le Comité de salut public lui donnant la vie partout [...] ;
Le Comité de sûreté générale s'occupant d'épier la désobéissance ;

JjJ/Mrf., p. 236-237.
639Aubry, op. cit., p. 57.
Blanc, op. cit., t. 12, p. 590.
. J b i d , t. 9, p. 242.
m
I b i d , p. 243.
136

Le tribunal criminel extraordinaire se hâtant de la punir...


Tel se présentait le mécanisme révolutionnaire.
Il était conçu de façon à imprimer une force et une unité irrésistibles à l'action
de Paris, considéré comme le brûlant foyer des idées nouvelles, comme le point d'où la
France, ramassée sur elle-même, devait prendre son élan642.
Le nouveau gouvernement ne se substituait pas à un peuple épuisé. La dictature révolutionnaire
« ...loin d'amortir l'élan du peuple l'exalta... »643. La gestion de la Commission du Luxembourg
par Blanc s'apparentait à sa conception du rôle du gouvernement révolutionnaire et des
Jacobins : la domination de Paris et l'action d'un groupe réduit d'activistes interprétant la
volonté générale, par opposition au suffrage universel encore perverti par une société
inégalitaire, devait forcément précéder la démocratie sociale644.

Le plan de l'auteur fournit d'importantes indications sur son approche interprétative. Le


cadre institutionnel de l'appareil terroriste n'est disséqué que dans le tome X, après la
description des victoires de l'automne dans le tome IX. Blanc présentait d'abord les résultats des
mesures répressives prises contre l'ennemi du dedans afin d'étayer la thèse de la nécessité de
la Terreur et de la dictature de salut public, réactions exclusivement défensives. L'ensemble de
l'interprétation vise à exposer que la République démocratique et sociale ne fut souillée de sang
que par l'acharnement et la férocité de ses ennemis, ce qui ne saurait se reproduire à l'époque
où Blanc écrivait. Il racontait dans les moindres détails les fameuses « circonstances » de l'an
II. Chaque fois que, dans son texte, il mentionnait les mesures coercitives, il les introduisait
immanquablement par un rappel appuyé de l'extrême vulnérabilité de la République. Par
exemple, une grande part du tome IX relate la crise de l'été.

Dans la compréhension de Blanc, la violence révolutionnaire cumulait les effets


séculaires de l'oppression monarchique : « ...les injustices du passé l'avaient conçu[e], les luttes
prodigieuses et les périls sans exemple du présent l'engendrèrent »645. Surtout, la Terreur fut une
réaction temporaire à une conjoncture dramatique :

l^Ibid, p. 244-245.
rjbid., t. 1, « Préface de 1868 », p. xxxiii.
Loubère, op. cit., p. 116-117.
Blanc, op. cit., t. 10, p. 5.
137

...la Terreur, ne fut pas un système ; elle fut, ce qui est bien différent, un immense
malheur, né de périls prodigieux. [...]
La France révolutionnaire, assaillie par l'Europe entière, minée par les complots,
harassée par des soulèvements formidables, réduite à vivre pour ainsi dire dans la mort,
céda à la nécessité de centupler sa force et son énergie en les concentrant646.
Elle était par là même doublement extérieure à la Révolution, une déplorable fatalité dont
« ...l'insaisissable diffusion de ses ressorts psychologiques au plus profond du corps social... »
échappait à l'origine à toute orchestration par le haut647. Et l'institutionnalisation de la Terreur
eut pour but de l'extraire de l'anarchie des haines et des passions. Au sujet de la question
capitale, à l'époque du Second Empire, de la dictature révolutionnaire de 1793, Blanc était sans
ambages : elle fut un expédient transitoire désiré par le peuple et prescrit par l'acuité du péril.
Bref, elle n'est pas inhérente à la République sociale : « La dictature dont le terrorisme ne fut
que le côté sanglant, fut voulue, acceptée, mise en oeuvre pendant la Révolution comme moyen
passager et désespéré de défense nationale ; mais, comme doctrine de gouvernement,
jamais! »648. Ce caractère provisoire était si évident pour les révolutionnaires que l'idée de la
dictature et, à plus forte raison, celle de la dictature militaire, ne fut jamais tant honnie ; le seul
fait d'en accuser Robespierre en thermidor le démontre sans doute possible649.

Le fanatisme du salut public était aussi fabriqué par les circonstances. La Terreur
n'appartenait pas aux registres ordinaires du politique : « L'immensité du péril avait fait du
patriotisme une fièvre dévorante ; ceux qui vivaient dans la Révolution y respiraient une
atmosphère de feu ; ils se croyaient sur un champ de bataille, et lancés dans une guerre à
mort »650. Les excès ne naquirent pas de la systématisation de la répression ou d'une idéologie
totalisante, mais des actes d'individus pris isolément. Ils traduisaient les paradoxes de la nature
humaine portés à leur paroxysme :
Malheureusement, la confusion créée par cet esprit de vertige n'était que trop de
nature à servir des instincts barbares et des passions viles. Le salut public, qui était le
but des uns, ne fut, pour les autres, qu'un moyen ou un masque ; de sorte que vertus et
vices, emportements sincères et basses fureurs, héroïsme et hypocrisie, roulèrent pèle-

646
nJbid., t. 1, « Préface de 1868 », p. xviii et xxi.
Furet, Edgar Quinet, p. 91.
wg Blanc, op. cit., t. 1, « Préface de 1868 », p. xxi.
rJbid., p. xxii-xxiii.
Ibid., t. 11, p. 145 et Furet, Edgar Quinet, p. 90.
138

mêle dans le lit que le torrent révolutionnaire avait creusé651.


Aussi, Blanc invitait le lecteur à établir une distance critique avec le langage radical des
révolutionnaires : il était autant l'expression de la rhétorique d'une époque que celui de sa
réalité652.

La répression effectuée par les autres États belligérants contre leur population n'avait
rien à envier à la Terreur révolutionnaire653. La Révolution n'a pas inventé la violence politique.
La brutalité immémorable des monarchies européennes en fait foi ; Blanc soulignait, par contre,
« [s]on initiative! elle consista dans la proclamation de vérités impérissables ; elle consista dans
l'indication d'un but dont la violence même des moyens employés, toute lamentable qu'elle est,
ne fera jamais oublier la grandeur »654. Les patriotes savaient bien, et la Terreur blanche le
prouvera, qu'ils n'avaient, dans l'éventualité d'une défaite, aucune pitié à attendre des contre-
révolutionnaires. En dernière analyse, « [cj'est cette guerre abominable, déclarée sous toutes les
formes aux idées nouvelles, qui explique la Terreur »655. La mise en perspective historique
ramène la Terreur à ses justes proportions d'accident imprévisible de l'histoire. Il est regrettable
que des gens aient été condamnés à mort pour l'unique motif de leurs origines sociales ou de
leurs opinions politiques, pour avoir abhorré les idées d'égalité et de fraternité, mais en quoi cela
est-il plus condamnable que l'inquisition656? Blanc convenait qu'une rigidité idéologique
certaine, présente même chez les plus sincères révolutionnaires, avait radicalise la Terreur. Les
hommes de cette époque n'étaient pas suffisamment éclairés pour s'affranchir de la loi qui veut
que « ...le déchaînement des passions politiques et le choc des intérêts en lutte [...conduisent]
les combattants à fouler aux pieds les droits de l'humanité et [agrandissent] outre mesure le
domaine de la mort »657 : « Un jour [...] les hommes se demanderont avec stupeur comment il
a pu arriver qu1 [...] on ait regardé le bourreau comme un agent du progrès, le sang versé

CCI
Blanc, op. cit., t. 11, p. 145.
. J b i d , t. 9, p. 29 et 120.
f J b i d , t. Il, p. 14.
Z l b i d . p . 150.
Z J b i d , p . 144.
ZZJbid.,p. 143-144.
657
i W , p. 148.
139

comme un moyen de régénération sociale, et la terreur comme l'aurore de la liberté! »658.


Toutefois, le monisme et le nationalisme de Blanc impliquaient la prééminence du bien
commun sur certains des droits de l'homme en temps de détresse nationale. Il faut en revanche
se souvenir, selon l'historien socialiste, que l'on retrouvait chez tous les révolutionnaires la
ferme volonté « ...de passer du régime de la Révolution militante à celui de la liberté pacifique,
et d'échapper au provisoire de la Terreur, au provisoire de la dictature révolutionnaire »659.

La Terreur fut contemporaine des grandes victoires républicaines de l'automne et du


début de l'hiver : le glaive eût été impuissant sans l'effrayant appoint de la guillotine660. Mais
seuls l'héroïsme et le volontarisme des révolutionnaires ont pu remporter les batailles :
Qu'une nation, livrée aux angoisses d'un vaste enfantement, tourmentée par les
complots, déchirée par les factions, désolée par la famine, sans commerce, sans crédit,
sans finances, sans autre monnaie que des chiffons de papier, sans autres protecteurs de
son sol partout menacé que des soldats levés à la hâte et demi-nus, ait pu néanmoins,
dans un court espace de temps et du même coup, jeter les bases d'un monde nouveau,
déjouer d'innombrables conspirations, faire acclamer la République à des millions
d'affamés, dompter dix ou douze révoltes intérieures, repousser le choc de cent mille
paysans fanatiques, et, après avoir ébranlé jusqu'en ses fondements l'Europe entière, la
vaincre... A quelle époque et dans quel pays vit-on jamais pareil prodige661?
Pour Blanc, ce n'était pas tant l'ampleur de la Terreur qui étonnait, mais le revirement de
fortune proprement miraculeux qu'elle avait permis d'opérer en cinq mois. L'immensité du
danger tend à banaliser la Terreur, mais pas autant que la créativité dont elle s'accompagna. La
Révolution eut le « ...double aspect de puissance destructive et de puissance féconde »662. La
fécondité de la Révolution surpassa de loin sa cruauté. Dans le raisonnement de Blanc, le
volontarisme ne constituait pas une particularité de la mentalité révolutionnaire contenant
forcément la Terreur. Il y célébrait au contraire une Assemblée commandant à la victoire par
décret, une foi inébranlable dans la puissance de l'idée, le courage indomptable insufflé aux

CEO

Ibid., p. 147-148. Selon Linda Orr, ce thème de l'égarement de la Révolution, du dédoublement - insoupçonné par les
contemporains - entre l'abstraction qu'est la marche linéaire de l'histoire vers l'harmonie sociale et les injustices marquant son
déroulement concret, est obsessionnel chez Blanc. La Terreur fut une sorte de dérèglement attribuable à l'obscurité entourant
la finalité de l'an II pour les acteurs historiques. Celle-ci n'apparaît qu'après coup à l'historien. Orr, « French Romantic
^stories of the Revolution », p. 136-137 et idem, « La réforme du discours historique romantique », p. 134-135.
Blanc, op. cit., t. 1, « Préface de 1868 », p. xxvi.
™.Ibid.,.. 10, p. 40.
„ i W , t . 9, p. 283-284.
m
i b i d , p. 327.
140

soldats de la liberté et un pouvoir inquiet du bien-être des citoyens663. L'adoption du calendrier


républicain inaugura cette ère de justice et de fraternité, à la fois éphémère dans les faits et
impérissable dans les coeurs. Les Montagnards et les Jacobins de la Première République
avaient un credo analogue à celui des socialistes de la Seconde : « Une société DOIT à chacun
de ses membres du pain et l'éducation! »664. Le volontarisme politique exacerbé des
révolutionnaires avait cependant le redoutable inconvénient de ne faire imaginer d'autres causes
aux défaites que la trahison665.

Robespierre, les Montagnards et les Jacobins sont auréolés de la gloire de la patrie


sauvée, ce qui consolidait l'argumentaire inextricablement patriotique et égalitaire de Blanc. La
bravoure et la résolution d'acier des représentants en mission montagnards aidèrent
puissamment à vaincre l'ennemi du dehors ainsi qu'à la centralisation de l'autorité civile666. Les
victoires devaient beaucoup à la justesse de la stratégie et à la capacité d'organisation du Comité
de salut public667. Les dictatures centrale et régionales furent indispensables à la victoire, mais
Robespierre et les Jacobins veillaient à ce que soit maintenue la soumission absolue du pouvoir
militaire au pouvoir civil en guillotinant tous les généraux soupçonnés d'intelligence avec
l'étranger ou d'avoir conduit une politique indépendante. Le général Rossignol s'évertuait, en
Vendée, de même que Saint-Just en Alsace, à démocratiser l'armée ; à faire dépendre les
victoires de l'exaltation patriotique plutôt que de l'art de la guerre668. La Vendée fut le théâtre
du conflit entre « ...l'esprit purement militaire et l'esprit démocratique »669. Le commandement
militaire en Vendée était divisé parce que les généraux du parti de Nantes rechignaient à
accepter la suprématie du souverain légal ; conséquemment, ils se heurtèrent aux généraux
sans-culottes du parti de Saumur (Rossignol) et firent subir plusieurs revers inutiles aux armes
républicaines670. Blanc ne taisait pas les atrocités commises par les troupes républicaines en
Vendée, mais il spécifiait que le parti sans-culotte n'en détenait pas le monopole et qu'elles

"ibid., t. 1, « Préface de 1868 », p. xxi et t. 12, p. 594.


f Jbid, t. 9, p. 409.
fjbid., t. 10, p. 27.
ZZJbid., t. 9, p. 300-301.
f>«/.,t. 10, p. 62.
6
c W , t. 9, p. 331 et t. 11, p. 19-20.
fjbid, t. 10, p. 47.
b/(
W.,p.47,63et74.
141

avaient répondu à celles des Vendéens671. Pendant le Second Empire, rompre la filiation établie
entre la dictature jacobine et les dictatures bonapartistes était fondamental pour réhabiliter
l'Incorruptible et son message d'égalité. Blanc nous assure que la République jacobine fut
l'antithèse de la dictature impériale : « Robespierre aurait rendu impossible Napoléon »672. Ce
fut le coup d'État du 9 thermidor qui habitua les esprits à se courber devant le sabre du général
victorieux. C'est parce qu'il savait le militarisme dangereux pour la liberté que Robespierre
s'était opposé au bellicisme des Girondins en 1792673.

Le réflexe punitif des révolutionnaires, une fois le pays reconquis, était naturel, surtout
là où la rébellion (Toulon, par exemple) avait éclaté lorsque la République était à genoux.
Pourtant, les vainqueurs firent généralement preuve d'une modération qui les honorent
considérant les outrages qu'ils avaient endurés dans les villes au pouvoir des rebelles. Aussi, le
Tribunal révolutionnaire s'enflammait autant du spectacle de l'innocence opprimée que de celui
de la trahison. A la fin de 1793 et en 1794, la coalition n'était pas encore défaite et, pendant le
très rude hiver, les conjurations étendaient partout le réseau tentaculaire de leur intrigue et la
crise de subsistance était sciemment aggravée par les royalistes : « On ne saurait rappeler sans
un sentiment d'horreur les moyens auxquels les ennemis de la Révolution eurent recours, pour
en dégoûter le peuple, par la famine »674. Blanc laisse entrevoir sa conviction socialiste : la
liberté du commerce servait les noirs desseins de la Contre-Révolution et le maximum des prix,
un laboratoire de socialisme appliqué, prit en charge la vie du citoyen en limitant l'agiotage, la
spéculation et les abus des capitalistes, en rendant l'essentiel accessible à tous675. Enfin, l'auteur
dit en maintes occasions que les pressions, internes en particulier, persistèrent si bien tout au
cours de l'an II qu'il ne pouvait être question de suspendre le régime de la « liberté militante » ;
il fallait tempérer les rigueurs de la répression pour la confiner dans les frontières de la justice :
le temps de la clémence propre à la « liberté victorieuse » n'était pas encore venu676. Tel fut le
noeud du conflit entre Robespierre et les factions montagnardes.

" J b i d , p. 71 et 84-85.
IJbid, t. 12, p. 596.
...Ibid., t. 1, « Préface de 1868 », p. xxiv.
^Ibid.,t. 10, p. 247.
rJbid., p. 249 et 251 et Godechot, op. cit., p. 139.
Blanc, op. cit., t. 10, p. 227.
142

2.3 Les Hébertistes : les excès de la Terreur

Les ultra-terroristes de l'an II se nommaient Hébertistes. Blanc désignait par cette


appellation la presque totalité des ultra-révolutionnaires, tous « [c]eux dont la Terreur servait
les passions ou flattait le caractère farouche [et qui] y cherchèrent un abominable point
d'appui »677. Il y incluait Chaumette, car malgré sa générosité et son indiscutable
républicanisme, il avait laissé les Hébertistes utiliser la Commune pour accroître leur
influence578. Il en excluait Clootz, le bienveillant idéaliste. L'hébertisme était, selon lui, un
prolongement de l'individualisme bourgeois de la Gironde, un dérivé trompeusement
démocratique, populiste avant la lettre, du dogme corrupteur de la « souveraineté du moi » :
La philosophie de l'individualisme, contenue, chez les Girondins, dans les bornes du bon
goût [...], ne se produisit, chez leurs successeurs, que sous les dehors de la grossièreté
et de l'emportement. Car, [...] dans la sphère des idées, Hébert ne tut que le continuateur
et l'exagérateur de Guadet.
Seulement, la doctrine que Guadet avait professée au point de vue des instincts
et des intérêts bourgeois, Hébert essaya de la faire prévaloir au moyen d'une mise en
scène ultra-démocratique. [...] l'on baptisa de son nom [...] le parti de ceux qui
poussaient, en invoquant la raison, à l'anarchie intellectuelle, et, en invoquant la
souveraineté de l'individu, à l'anarchie sociale679.
L'apogée de la puissance hébertiste, qui avait des ramifications dans toutes les institutions
terroristes et gouvernementales à l'automne et à l'hiver de 1793-1794, était en corrélation avec
l'exacerbation de la Terreur à Paris et en province. En novembre 1793, les Hébertistes
contrôlaient la presse par Hébert, la Commune par Chaumette, le ministère de la Guerre par
Vincent, l'armée révolutionnaire par Ronsin, les proconsulats clés par Fouché et Carrier et ils
avaient leur voix au Grand Comité en la personne de Collot d'Herbois680. Ils dominaient le club
des Cordeliers et étaient écoutés des Jacobins. Pour Blanc, Hébert était le type même de tous
les mesquins petits dictateurs de l'époque : il « ...avait une âme vile et sèche, un esprit
calculateur et froid [,...il] tranchait du petit-maître »681. Excepté Hébert, les têtes dirigeantes de

Jbid, p. 5.
*Jbid.,l.9,p.466e\469.
" j b i d , p. 464-465.
" W , p. 465 et t. 10, p. 203.
M
Jbid., t. 9, p. 466-467.
143

la faction étaient des hommes redoutables, aussi fanatiques que capables, et le parti tirait une
grande force de sa cohésion.

Stimulée par la Commune de Chaumette et Clootz, la déchristianisation, inaugurée par


la fête de la Raison du 10 novembre, mettait à nu les visées dominatrices des Hébertistes. En
excitant les haines antireligieuses du peuple, ils cherchaient à remplacer « .. .le fanatisme ancien
par un fanatisme d'un nouveau genre ; [...et voulaient que] l'intolérance gardât, sous le nom
d'athéisme, son trône usurpé [...]. Or ce fut justement dans ces voies dangereuses que les
Hébertistes s'élancèrent »682. Le culte de la Raison dégénéra rapidement en une « orgie »
païenne qui se disséminait dans tout le pays sous l'égide des représentants hébertistes683. Tout
cela corrodait la Révolution en niant toute notion d'ordre et de justice et ne pouvait que
radicaliser la Terreur : « Créer un culte en haine des cultes ne pouvait être une inconséquence
sans portée ; et, lorsque dans une société remuée de fond en comble on appelait imprudemment
toutes les passions antireligieuses à venir bouillonner à la surface, que ne devait-on pas
craindre? »684. Hébert préparait en secret un coup d'État. La déchristianisation plaisait à ses
ambitions puisqu'elle était un phénomène indépendant du gouvernement révolutionnaire :
« Abattre une à une les influences reconnues, anéantir les noms populaires, ne laisser de pouvoir
qu'à la Commune, et régner par elle : tel fut le plan d'Hébert »685.

Pour que ne soit point démasquée sa doctrine anarchiste et contre-révolutionnaire,


« ...dont les résultats ne tendaient que trop à désarmer la Révolution française et à l'avilir », il
poussait ses partisans à l'exagération révolutionnaire pour se dérober à toute attaque sur sa
gauche : « Partant de là, et prenant pour point d'appui la guillotine, Hébert n'eut plus qu'un but :
accaparer les sanglants bénéfices de la Terreur »686. L'accaparement du pouvoir passait par la
démagogie et l'élimination des Dantonistes et de Robespierre. L'intimidation et l'épuration de
la législature étaient une technique de domination hébertiste. Hébert tenta de faire révoquer

& 8W,p.480.
bU
6
Ibid, p. 482-484.
W, p. 482.
m
W, p. 485.
ibid.
144

l'immunité des conventionnels : « C'était installer la Terreur au sein de l'Assemblée et lui


faciliter son suicide »687.

La Terreur déborda de la répression défensive et réactive parce que l'hébertisme -


autrement dit, l'athéisme et son avatar societal, l'anarchie - tendait à subvertir la règle du droit
et l'encadrement étatique des rapports sociaux. La presse d'inspiration hébertiste ne cessait
d'inciter le peuple à faire couler le sang et propageait la paranoïa du complot688. L'élévation de
l'athéisme au rang de dogme ne faisait que continuer, sous couvert de les combattre, l'inquisition
et le fanatisme de l'Église catholique. Cet étrange mélange interprétatif permettait à Blanc de
discréditer tout ensemble la gauche extrême insurrectionnelle (il eut, entre autres, maille à partir
avec Blanqui à Londres)689 et la bourgeoisie républicaine. La première l'avait compromis en mai
1848 et la seconde l'avait forcé à s'expatrier, après avoir contrarié la rénovation sociale qu'il
planifiait au Luxembourg. Autre avantage, cette analyse posait Robespierre en défenseur du
droit et de la modération. Les Jacobins partageaient l'orientation du grand Maximilien, mais ils
n'avaient pas sa hauteur de vue, ce qui les rendait parfois sensibles, en son absence, à des
exagérations passagères explicables par leur tempérament ombrageux690.

En décembre, les Hébertistes essayèrent sans succès de s'approprier le monopole de la


Terreur, et donc du gouvernement, par la subordination des comités révolutionnaires parisiens
et provinciaux, les « [v]ingt et un mille bras donnés au gouvernement de la Terreur », à la
surveillance de la Commune691. La dictature de l'échafaud était le dessein des ennemis
hébertistes de Robespierre. La Terreur en province corroborait ce fait :
...pour être vu dans son vrai jour, le tableau [...] demande à être rapproché de celui du
proconsulat immoral de Tallien, à Bordeaux ; des fureurs de Fréron et de Barras, soit
à Toulon, soit à Marseille ; des mitraillades de Collot-d'Herbois et de Fouché, à Lyon ;
des noyades de Carrier, à Nantes. Par ce rapprochement, on pourra décider quels furent
les terroristes, de ceux qui firent le 9 thermidor ou de ceux qui le subirent! D'ailleurs,

™lbid, p. 486.
™Ibid, t. 10, p. 36 et 226.
Loubère, op. cit., p. 156-157.
Voir par exemple Blanc, op. cit., t. 9, p. 485.
m
Ibid, t. 10, p. 11.
145

l'ordre des dates se trouve concorder ici avec l'ordre des idées692.
La dénonciation des ultras du terrorisme formulée par Blanc était univoque : « C'est un récit
lamentable à jamais que celui que nous allons aborder »693. En revanche, il insistait pour dire
qu'une étude sérieuse et objective de l'an II postulait que l'on regarde conjointement la Terreur
rouge et la Terreur blanche qui avait fait rage après l'exécution des Robespierristes : « Que la
Terreur blanche dépassa de beaucoup la Terreur rouge en férocité et frappa un bien plus grand
nombre de victimes... »694.

L'arbitraire délirant des proconsuls hébertistes outrageait Blanc. À Bordeaux, ville


parfaitement révolutionnaire, à l'abri de l'agression étrangère et vite revenue de son aventure
fédéraliste, « ...rien ne nécessitait [...] l'emploi des rigueurs »695. Le méprisable despotisme de
Tallien était d'ailleurs l'opprobre des révolutionnaires locaux. Il faut se garder d'assimiler aux
partisans d'Hébert tous les terroristes des localités où sévirent leurs furies. Comme l'intérêt et
l'avidité font aisément transiter d'une extrémité à une autre, il n'est pas surprenant que des
Hébertistes (Tallien) suscitèrent de l'optimisme chez les royalistes et furent bien récompensés
en thermidor696.

L'opinion de Blanc sur le cas lyonnais était ambivalente. Il décriait les débordements
de Fouché et de Collot d'Herbois dont la première préoccupation avait été de déprécier la
modération de l'agent de Robespierre, Couthon697. Néanmoins, celui-ci s'était mépris sur
l'ampleur véritable de la réaction : la magnanimité ne fit qu'encourager la bourgeoisie royaliste
et ranimer la sédition698. Les Hébertistes versèrent dans l'autre extrême et mirent en application
« [l]'imbécilité sauvage de cette théorie d'extermination... » qui ne distinguait pas l'égarement
momentané et la faiblesse de la haute trahison699. Ils déchaînèrent sur Lyon « l'orgie hébertiste »

m
Jbid., p. 146-147.
m
l b i d , p. 146.
>id-
™Jbid.,p. 150.
'/bid.,
/*,,</., p. 156.
69
Ibid., p. 162.
Jbid,
l id
i W . , p .A6
163.
> :^ -l-
1
Ibid., p. 163-164.
146

et le culte impie du néant qui enivrait la capitale à la même époque (novembre 1793)700. Les
exécutions en masse n'inspiraient pas un sain respect de la justice révolutionnaire, mais un
mépris pour la vie : la Terreur hébertiste était, entre autres lacunes, inopérante. Cependant,
Blanc était un observateur attendri par le violent égalitarisme de la Commission temporaire :
Sans aller jusqu'à affirmer qu'une égalité parfaite de bonheur fût possible entre
les hommes, ils admettaient la possibilité de rapprocher de plus en plus les intervalles
et proclamaient le devoir d'y travailler. [...]
Cri de guerre! cri d'amour!
Ce manifeste [...] était un résumé aussi animé qu'énergique des enseignements
de la philosophie révolutionnaire [...] ; mais il manquait évidemment de mesure ; en
baptisant l'opulence du nom de tyrannie, ce qui d'ailleurs était injuste [...], il aliénait
mal à propos les riches [...]. Il faisait appel à l'esprit de vengeance et encourageait à tout
oser ceux qui agissaient dans le sens de la Révolution 10*.
En récriminant les proconsuls ultra-révolutionnaires, Blanc amoncelait sur eux les torts pour
absoudre partiellement de la Terreur l'égalitarisme lyonnais, un des creusets du socialisme
français. Il stigmatisait les « ...grands prêtres de l'Hébertisme... » pour avoir odieusement
récupéré la mémoire de Chalier702.

La Terreur à Lyon était condamnée par son principe à des excès inexcusables : « Un
châtiment qui embrasse une population tout entière a cela d'horrible que les ressentiments
particuliers [...produisent] une armée de dénonciateurs »703. À l'insu de la Convention et de
Robespierre, le délire des deux représentants, amorcé dans l'absurde (raser des bâtiments),
dérailla dans l'horreur de l'épuration du corps social : « La régénération du monde était devant
eux : ils y marcheraient à travers les ruines et les tombeaux »704. La répression à outrance
découlait de l'ivresse de la puissance illimitée : « La rébellion était domptée : pourquoi chercher
des raffinements à la politique de la terreur, dans une ville qui tremblait? [...] Le besoin de se
prouver monstrueusement à eux-mêmes l'excès de leur pouvoir est la maladie des tyrans. Et où
s'arrêtera un tyran qui se croit la liberté, qui se croit le peuple? »705. La corruption de la justice -

™Ibid., p. 164.
' j b i d . , p. 166 et 169.
[fJbid., p. 164.
m
I b i d , p. 170.
™Ibid., p. 179 et voir aussi 172-173.
J b i d , p. 176-177.
147

en d'autres mots, de la Révolution - en une vengeance furieuse détourna le peuple lyonnais de


la République706.

Nantes n'était pour Blanc qu'une répétition encore plus abjecte du drame lyonnais707.
Toujours est-il que Carrier avait à composer avec une crise aiguë, au mois d'octobre, avant les
victoires : « L'accaparement, l'agiotage, le fanatisme monarchique, s'y disputaient l'agonie d'une
population mourant de faim »708. Et la Terreur révolutionnaire avait eu, plus que nulle part
ailleurs, l'exemple de la barbarie des contre-révolutionnaires. L'erreur rut de conférer l'autorité
« ...à la dictature d'un furieux », qui déclencha une succession de mises à mort collectives709.
Il fut d'autant plus terroriste « ...que la terreur qu'il répandait autour de lui, il la portait en lui.
Cet homme qui faisait peur avait peur »710. Encore ici, le représentant hébertiste se complaisait
dans la terreur économique propre à la doctrine néfaste de l'hébertisme et étrangère à la
fraternité : « A ses yeux, tous les riches étaient des contre-révolutionnaires, tous les marchands
des accapareurs, et il s'engageait k faire rouler leurs têtes sous le rasoir national » 7 ".
Robespierre rut le plus farouche opposant à la Terreur des proconsuls hébertistes : « ...les
Schneider, les Tallien, les Fréron, les Collot-d'Herbois, les Fouché, les Carrier, n'eurent pas de
juge plus inexorable que Robespierre... »712. Les terroristes furent jugés par la République, ce
qui différenciait la Terreur révolutionnaire de la Terreur royaliste.

Le problème des subsistances fut approfondi par les pillages et les exécutions perpétrés
par l'armée révolutionnaire de Ronsin, car ses hommes « ...déshonorèrent si souvent la cause
qu'[ils] prétendaient défendre »713. Celui-ci fut arrêté avec Vincent sur la dénonciation des
Indulgents. La campagne victorieuse pour obtenir leur libération relança, en février 1794,
l'offensive hébertiste pour détrôner le gouvernement révolutionnaire : « Les Hébertistes ne
pouvaient l'emporter qu'à la condition de renverser le gouvernement, où ils comptaient de

W , p . 184.
W . p . 185.
Zlbid.p. 186.
'Jbid., p. 192.
[Jbid, p. 191.
'Jbid., p. 200.
n
J b i d , p. 244.
148

puissants adversaires. Aussi résolurent-ils de l'abattre, et leur guerre aux autorités constituées
commença »714. Avec Ronsin retourné au commandement de ses sicaires, ceux-ci
« ...redevinrent l'effroi des passants, et Paris se vit exposé de plus belle au despotisme des gens
à moustaches et à grands sabres »715. Les Hébertistes projetaient une vaste purgation de la
Convention. Les complices d'Hébert méditaient un nouveau massacre des prisons et une
« dictature absolue », dont l'installation eût été assurée par une insurrection armée et la
reproduction par l'exploitation maximale de la Terreur716. La prompte réaction du Comité de
salut public, la réprobation de Saint-Just, des Jacobins et la désertion de Collot d'Herbois
scellèrent le sort des Hébertistes717.

D'après Blanc, la Terreur extrême n'était pas l'outil de la République mais son ennemi :
« Quel plus mortel ennemi en effet pouvait avoir la République que celui qui la montrait égalant
la férocité vendéenne! »718. La République ne s'incarnait pas tant dans ses institutions que dans
Robespierre, l'annonciateur du socialisme. Ainsi, l'historien socialiste s'efforçait de déporter le
poids de la Terreur vers l'extrême-gauche anarchiste. Le réquisitoire habituellement monté
contre Robespierre et le jacobinisme, autant par les spécialistes de l'anathème de la Révolution
que par l'aile droite de la gauche républicaine, est rabattu sur le dos des Hébertistes. En faisant
voir Robespierre comme le pourfendeur de tous les excès, l'idée d'une République
démocratique et sociale se trouvait purifiée du souvenir de la guillotine.

2.4 Robespierre : la République, l'équilibre et la justice

L'autorité morale de la République était Robespierre, secondé au Comité de salut public


par Saint-Just et Couthon. Cette trinité formait le roc sur lequel la Révolution pouvait prendre
racine sans se trahir ni se désagréger. Afin de détacher Robespierre de sa réputation de tyran et
de terroriste, Blanc en faisait un produit de sa société, une émanation de la volonté populaire.

' ! > « . , p. 301.


W.p.300.
J b i d , p. 302-303.
.Jbid., p. 310-311.
n
Jbid., p. 199.
149

Robespierre et Saint-Just tenaient « ...leur force [...] du peuple, et [elle] avait été plus
considérable ou moindre, selon qu'ils l'avaient plus ou moins complètement [sic] représenté,
plus ou moins complètement [sic] servi »719. Ces hommes ont promu la seule politique possible,
celle de la justice, symétriquement hostile aux fléaux jumeaux de la Terreur aveugle et de
l'indulgence coupable. L'Incorruptible était le modérateur des passions, le grand politique de
l'an II et le timonier de la République720. Les Hébertistes et les Dantonistes accusèrent le Comité
d'être responsable des revers infligés aux armées républicaines. Lors de la fameuse séance du
25 octobre, Robespierre fit du Comité de salut public l'instrument de la victoire. Il démontra
avec courage la nécessité absolue d'un gouvernement fort, centralisé et incontesté pour maîtriser
l'anarchie, les conspirateurs et les princes européens ; il obtint le vote de confiance de
l'Assemblée dans le silence des factions721. Il inquiéta bien des représentants avec ses vagues
accusations contre les factieux, mais à « ...l'idée de nouveaux déchirements, il se hâta de
restreindre à deux ou trois le nombre des traîtres à dévoiler »722. Car Robespierre n'avait rien
d'un tyran gouvernant par l'échafaud : « Loin d'abuser de la force dont cette séance mémorable
investissait le gouvernement, Robespierre ne songea qu'à en modérer l'exercice. [...] on ne
devait pas laisser la vengeance se substituer à la justice »723. N'a-t-il pas couvert de son prestige,
le 3 octobre, les conventionnels qui avaient émis des réserves après l'expulsion des
Girondins724? Ce geste était l'indication de son « ...grand courage civil, sa vertu la plus
remarquable, et jusqu'ici la moins remarquée »725. Robespierre fut l'homme de la trop
indispensable unité gouvernementale : « ...s'il fallait de la modération, il fallait aussi de la
vigilance, de la fermeté, et que les ressorts du pouvoir ne fussent pas détendus, lorsque [...]
l'existence de la France servait d'enjeu! »726.

Blanc voulait convaincre le lecteur que Robespierre n'avait eu aucune emprise sur
l'appareil répressif. Il s'insurgeait contre les historiens dantonistes, au premier rang desquels il

719
-Jbid., t. 1, « Préface de 1868 », p. xiv-xv.
[ J b i d , t. 9, p. 310.
W , p. 311-312.
W,p.3U.
[ j b i d , p. 312-313.
sW.,p.3l2.
W , p. 432.
■Jbid.. p. 313.
150

plaçait Michelet, qui attribuaient incorrectement à Robespierre les crimes de ses adversaires
sous prétexte qu'il avait détenu un inavouable empire sur eux727. Le Comité de sûreté générale
« ...travaillait ardemment à le renverser... »728. Il n'avait aucun ascendant sur le Tribunal
révolutionnaire : Fouquier-Tinville nourrissait de l'antipathie pour Robespierre et Herman
ignorait qu'il devait sa nomination à la recommandation de celui-ci729. Comment put-il être un
dictateur sanguinaire si le pouvoir judiciaire et policier ne lui était pas inféodé? Il est vrai qu'il
y eut des dictateurs en l'an II, mais c'était des proconsuls hébertistes ou des « tyrans
subalternes » tel Héron, le responsable des arrestations qui terrorisait Paris730. Le renforcement
de la Terreur judiciaire au cours de l'automne de 1793 fut le miroir des dangers qui entouraient
la Révolution : « Enveloppée par l'intrigue et la trahison comme par une nuit épaisse, et forcée
de combattre des ennemis qu'elle n'aperçut le plus souvent qu'à la lueur des éclairs, il lui arriva
sans nul doute d'égarer ses coups sur des innocents ; mais ceux-là mêmes, elle ne les frappa que
parce qu'elle eut le malheur de les croire coupables »731.

La prise de Lyon, selon Blanc, fut le premier test de la politique d'équilibre que
Robespierre cherchait à imprimer à la Révolution. D'après le raisonnement de l'Incorruptible,
il ne fallait sanctionner que les chefs de faction sans abattre les foudres républicaines sur ceux
que les ci-devant avaient égarés732. Couthon fut donc très clément dans le châtiment des rebelles
lyonnais. Mais les Robespierristes étaient minoritaires au Grand Comité. Robespierre dut se
plier aux volontés exterminatrices du plus grand nombre, d'où le décret draconien de la
Convention ordonnant la destruction de Lyon et la punition militaire des insurgés. Les
représentants ultra-révolutionnaires furent lâchés sur la ville. L'auteur s'appliquait à mettre en
lumière, à travers la conduite irréprochable et la vertueuse pauvreté des lieutenants de
Robespierre, la distance qualitative séparant la politique de fermeté vigilante de celui-ci et le
gouvernement anarchique du bourreau implanté par les missionnaires hébertistes :
...ses efforts pour arracher Nantes aux fureurs de Carrier ; sa guerre à Tallien et à Fréron

727
.Jbid., t. 10, p. 10, note 2 et 393-403.
;jbid.,p.S.
[ J b i d , p. 15 et 20.
]jbid,p.9.
J b i d , p. 39.
" J b i d , p. 161-162.
151

[...] ; Strasbourg délivré par Saint-Just de la tyrannie sanguinaire de Schneider ; la


politique modérée de Couthon à Lyon, si différente de celle de Collot-d'Herbois et de
Fouché ; enfin, le caractère d'humanité et de douceur qui marqua la mission de
Robespierre jeune à Besançon et à Vesoul, tout cela dit assez que le parti robespierriste
tendait à mettre fin au régime de la Terreur733.
Au total, la Terreur était générée par l'insuffisance de l'influence de Robespierre sur le
gouvernement révolutionnaire. Blanc nuançait son panégyrique robespierriste. Celui-ci n'a pas
poussé son instinct de la justice jusqu'à surmonter ses ressentiments personnels pour faire
l'économie d'un procès inutile aux Girondins vaincus734.

La riposte de Robespierre à la déchristianisation effrénée et à la menace hébertiste est


la confirmation qu'il concilia le salut de la patrie avec l'idéal de justice de la Révolution. Il
exhortait les révolutionnaires à la tolérance de tous les cultes par opposition à la superstition
renouvelée qu'était le système de l'athéisme. La déchristianisation devait s'accomplir par la
pédagogie républicaine et l'évidence des principes raisonnables. La coercition et la précipitation
compromettaient le « ...mouvement [...] en le faisant dégénérer en une longue série de
scandales... » ; en recréant une religion d'État735. Blanc soutenait que l'on reprochait à
Robespierre son libéralisme pour mieux en faire le pourvoyeur de la guillotine. Blanc croyait,
comme lui, que le dogme civil d'un dieu punissant les méchants et récompensant les bons était
r t

indispensable à l'ordre social dans un Etat démocratique :


De même, lorsque Jean-Jacques Rousseau [...] posait les bases d'une religion "civile,"
[...] ce qu'il avait en vue, c'était l'apostolat de certaines croyances qui, fondées sur le
sentiment et non sur la dialectique [...], servissent de lien moral entre les hommes, et
protégeassent leur association, que tendent sans cesse à troubler ou à détruire le choc des
passions, la lutte des intérêts et la divergence des idées. [...] Ne jugeant les questions
métaphysiques que dans leurs rapports avec les principes constitutifs de la sociabilité
humaine, ce qu'il [Robespierre] combattait dans l'ATHÉISME, c'était son corollaire
politique, l'ANARCHIE. Or, l'anarchie ayant pour effet d'abandonner chacun à ses
propres forces [...,] voilà ce que Robespierre [...] jugeait contraire à la doctrine
républicaine de l'unité et de la fraternité736.
Robespierre n'alla pas jusqu'à prêcher le panthéisme que Blanc considérait comme la religion

m
i b i d , p. 204.
734
7 , ,-
735jbid, t. 9, p. 433.
m 'jbid., p. 480 et voir aussi 492.
i b i d , p. 497-498.
152

socialiste. Cette déficience, ainsi que celle en matière sociale, tenaient du fait que la République
jacobine était une anticipation : « ...la Révolution ne fut socialiste que par ses aspirations... »737.
La Terreur se comprend par l'absence d'un dogme et d'un programme suffisamment diffusés,
dans la société que l'on se proposait de refonder, pour être acceptés sans déchirement.

La guerre aux factions entreprise par Robespierre était strictement défensive et n'avait
que la haute motivation du salut de la République : « ...Robespierre désignait clairement les
deux factions qu'il se préparait à combattre, savoir : les Hébertistes d'une part, et d'autre part ces
hypocrites de modération dont la sensibilité envers les oppresseurs n'est qu'indifférence barbare
envers les opprimés »738. La bravoure de Robespierre était d'autant plus louable et salutaire que
la fièvre hébertiste semblait gagner toutes les institutions républicaines et les sans-culottes :
« ...l'empire du nouveau culte se manifestait par des actes de délire »739. Robespierre n'était pas
cet épurateur dénoncé par tant d'auteurs, puisqu'il endigua la tentative hébertiste de faciliter
l'arrestation des représentants du peuple en les dépossédant du droit de se justifier devant leurs
pairs740. L'auteur recourt ici à un procédé récurrent dans son livre : il retourne les accusations
en arguant que les victimes de Robespierre ne firent que subir les violences qu'elles avaient
méditées contre lui. Les Dantonistes, spécialement Danton et Desmoulins, étaient tout aussi
délétères que les Hébertistes car leur « ...penchant naturel à la clémence s'associait à des
convictions fatiguées [...et ils] reculèrent, pour fuir la vue de l'échafaud, jusqu'à la contre-
révolution »741.

Robespierre a fait barrage à la montée de l'anarchisme hébertiste et aux folies


antireligieuses qui menaçaient de propager la guerre civile et la Terreur. Il était le zélé serviteur
de l'ordre et de la liberté, la contre-épreuve du despote liberticide. Il vainquit sans violence
aucune, à l'aide de la fermeté de ses convictions, de l'éloquence de son verbe et de l'exemple
de sa vertu : sa popularité ne cessait de croître742. Malheureusement, les excellentes qualités de

JW.p.498.
W.p.492.
>*/.,p.493.
[ j b i d , p. 488.
[ j b i d , t. 10, p. 5-6.
J b i d , t. 9, p. 503.
153

Robespierre allaient diriger contre lui toutes les malveillances, toutes les diatribes, dans la
Révolution comme dans l'histoire :
Le grand rôle qu'en cette occasion joua Robespierre [...] lui [créa], dans les deux
camps opposés, des ennemis mortels. Le 9 thermidor fut la vengeance que l'immoralité
d'Hébert légua à l'immoralité de Tallien ; et, quant aux prêtres [...], ils se promirent bien
de poursuivre jusqu'au tombeau [...] l'homme qui venait de leur enlever le bénéfice d'une
persécution où le burlesque s'ajoutait à la violence ; l'homme qui recommandait contre
eux le seul système qu'ils eussent à redouter : une surveillance active, propre à déjouer
leurs manoeuvres sans leur fournir l'occasion désirée de se poser en martyrs. Et c'est ce
qui explique le prodigieux entassement de calomnies dont tous les écrivains royalistes
et catholiques ont chargé à l'envie la mémoire de Robespierre, jusque-là qu'ils l'ont
rendu comptable, aux yeux de la postérité, des excès mêmes qu'il usa sa vie à combattre.
Ah! c'est qu'en effet le véritable adversaire des détracteurs de la Révolution française
était celui qui n'eut d'autre préoccupation que de lui donner une contenance à la fois
calme et ferme et un caractère élevé. Robespierre eût été moins attaqué, s'il eût
davantage mérité de l'être743!

Une recrudescence de la Terreur, à Paris et en province, marqua la fin de 1793. La loi


des suspects « ...était un glaive dont chacun apercevait la pointe à quelques lignes de son
coeur »744. L'enjeu de la lutte des factions était la détermination de la politique qui devait guider
la Révolution : « Un mot résumait alors l'Hébertisme : c'était TERREUR. Les Robespierristes
lui opposèrent le mot JUSTICE, et les Dantonistes le mot CLÉMENCE »745. Pendant le mois
de décembre, Robespierre s'échina à défendre la centralisation du pouvoir d'État dans le Comité
de salut public contre le parti mené par Fabre d'Églantine, les Dantonistes - auxquels Blanc
n'associait pas véritablement l'indépendant Danton -, et la modération contre l'exagération des
Hébertistes746. Il protégea Danton et Desmoulins à la Convention et aux Jacobins et tenta de
mettre en place un Comité de justice ayant pour fonction d'assurer la Révolution qu'aucun
innocent ne soit sacrifié en son nom, ce qui eût été « ...un grand pas hors de la Terreur » 47.
Desmoulins et Philippeaux, en s'exposant trop à des accusations de modérantisme par leurs
charges imprudentes contre l'ultra-terrorisme, firent échouer la politique de justice de

[hbid, p. 503-504.
[jbid, t. 10, p. 202.
"Jbid, p. 203.
^ I b i d , p. 217-218, 220, 222 et 320.
Ibid., p. 222 et voir aussi 206, 213 et 233.
154

Robespierre en redonnant de l'assurance aux Hébertistes748. L'Incorruptible avait compris que


le seul moyen d'éviter l'identification complète, chez les patriotes, entre la Révolution et la
guillotine était d'être assez résolu pour ne pas donner prise aux terroristes749. Il subit une défaite
dans sa croisade pour l'ordre et la justice car si « [s]on autorité morale était immense ; son
autorité officielle [...] se trouva bien souvent nulle »750. Blanc doutait de la probité intellectuelle
de ceux qui prétendaient que Maximilien avait été un dictateur, puisque son ambition de
substituer à la Terreur un régime de liberté l'avait perdu751. Au début de 1794, Robespierre se
consacra à recentrer les délibérations de la société jacobine sur les affaires publiques. Il n'y
aiguisait pas la lame de l'excommunication jacobine en préparation de l'épuration du corps
législatif752. Il tentait seulement de désamorcer les dissensions politiciennes qui jetaient
Indulgents et Hébertistes les uns contre les autres.

L'élimination des factions au cours du premier tiers de 1794 était interprétée par Blanc
comme deux coups d'État successivement déjoués. Dans un premier temps, les Hébertistes
voulurent renverser le gouvernement révolutionnaire. L'indifférence du peuple et la résistance
du Comité de salut public firent avorter leur projet insurrectionnel753. Ils turent mis en détention
par les autorités révolutionnaires avec l'assentiment des Dantonistes et de la population. Affligé
par la maladie, Robespierre ne se signala, une fois rétabli, que pour protester en vain contre les
abus de l'action judiciaire en cours, préoccupé qu'il était qu'on y inclue d'authentiques patriotes :
« Sa grande expérience de la marche et du jeu des partis lui faisait prévoir que la contre-
révolution [...] chercherait à envelopper dans le désastre des Hébertistes nombre de patriotes
trop ardents mais sincères »754. Une fois de plus, la politique d'équilibre, au vocabulaire de
laquelle se joignait la notion de vertu, résumait la pensée de Robespierre : « ...[il] n'admettait
la Terreur comme ressort qu'en temps de Révolution, et, même alors, il la subordonnait aux lois
de la morale, attendu que, si la Vertu risquait d'être impuissante sans la Terreur, la Terreur, de

;>*.p.24l.
Jbid., p. 233 et 237.
]
J b i d , p. 240.
.Jbid., t. 1, « Préface de 1868 », p. xxv.
Ibid, t. 10, p. 288-289, note 1.
m
W,p.310.
I b i d , p. 314.
155

son côté, était funeste sans la Vertu »755. Le renouvellement des autorités constituées et
l'amplification de la Terreur politique se réalisèrent sous l'impulsion des Indulgents et du
Comité. Blanc approuvait l'élimination des Hébertistes, mais en questionnait le moyen : on
envoya inutilement de sincères révolutionnaires comme Clootz à l'échafaud après un semblant
de procès . A son corps défendant, Robespierre se trouvait à être l'arbitre des factions
antagoniques.

Dans un second temps, la Montagne était encore infestée par les Dantonistes. Danton,
apôtre inconstant de la Révolution et de la tolérance, fut dépassé par ses partisans qui s'en
prenaient au pouvoir du gouvernement révolutionnaire : « Les Dantonistes reprirent leur
mouvement offensif [...]. Sa crainte [de Robespierre] était de [les] voir [...] profiter de l'occasion
pour [...] faire ainsi de l'extinction de ce parti le point de départ d'une réaction qu'il pressentait
ne devoir être que le règne de la Terreur en sens inverse »757. La réputation de Danton et son
soutien partiel aux velléités de ses partisans le désignaient aux coups. Il y eut une répétition du
drame de la Gironde : « ...par une fatalité lamentable, le Dantonisme semblait être devenu
l'avant-garde du royalisme »758. Le choc entre les Dantonistes et les Robespierristes procédait
de l'inflexibilité d'esprit de Robespierre et d'un individualisme résiduel incompatible avec la
cité de la fraternité imaginée par Rousseau :
...cette douce philosophie [celle de Desmoulins] ne pouvait que gagner à la République
beaucoup de ses adversaires, tout ceux qui donnent pour but à la vie la poursuite du
BONHEUR ; mais, aux yeux du sombre Saint-Just, elle avait le tort irrémissible de ne
pas tenir assez compte de ce qui, selon lui, constituait la véritable base d'un
gouvernement républicain : la VERTU759.
Robespierre constata « ...que l'idée qu'il se proposait de poursuivre en commun avec [eux] n'est
pas la sienne. [...] Il sent que la modération va se perdre dans la faiblesse »760.

W.p.298.
"Jbid., p. 315, 318 et 322.
W, p. 320-321.
™Ibid., p. 346.
.Jbid., p. 338 et voir aussi 341.
m
Ibid, p. 394.
156

Quoi qu'il en soit, l'initiative d'éliminer Danton provenait de Billaud-Varenne. Les


Dantonistes avaient mal évalué les implications de l'écrasement des Hébertistes. Il se crurent
victorieux. Leur ardeur à poursuivre les patriotes et leurs discours de clémence irritaient les
révolutionnaires761. Robespierre, intoxiqué par le fanatisme et le stoïcisme de Saint-Just, donna
finalement son aval : « Il céda devant qui ne céda jamais ; il consentit à abandonner
Danton »762. Il était devant un dilemme déchirant : « S'exposer à perdre dans Saint-Just, dont
[...] le dévouement révolutionnaire lui est connu, un admirateur passionné, un allié fanatique,
un ami sûr, ou bien abandonner Danton, qu'il n'estime pas, qu'il redoute, et dont la foi
révolutionnaire lui est devenue tout au moins suspecte, telle est désormais pour Robespierre
l'alternative »763. Il se laissa aveugler par son considérable orgueil, qui souffrait que l'on puisse
concevoir qu'en épargnant Danton il ne songeait qu'à conjurer l'heure de sa propre rencontre
avec le bourreau ; voilà « ...le sophisme qui, à ses yeux, couvrira d'un faux vernis de
patriotisme et de courage ce qui ne saurait être qu'un acte injuste et barbare »764.

Pour Blanc, le puritanisme révolutionnaire de Robespierre contribua au déraillement


terroriste de 1794. Ayant été lui-même victime d'une exécution législative et d'un bannissement
en 1848-1849, la spirale de l'épuration de l'an II suscitait sa réprobation. Selon lui, les
Robespierristes eurent raison de combattre les Dantonistes en 1794 ; mais « ...l'horreur fut de
le[s] combattre au moyen de la violence, d'accusations dénuées de preuves... »765. Cependant,
l'obsession du complot étranger et les fantasmes épurateurs étaient la maladie de l'implacable
Saint-Just, et Robespierre ne les partageait que par ce que celui-ci exerçait de fascination sur
lui766. Blanc ne cachait pas la dégénérescence de la Révolution, à cette époque, en une série de
luttes pour la dominance : « D'un côté, Billaud-Varenne, l'organisateur, si convaincu et si
redouté, du gouvernement révolutionnaire ; Saint-Just, ivre de fanatisme, et, d'une main
furieuse, traînant avec lui la plus grande autorité du temps, Robespierre [...] ; puis, les deux
Comités, engagés dans une lutte à mort [...] ; la Convention, enfin, asservie à son effroi et à son

W , p. 345.
W , p. 347.
Iflbid, p. 395.
W.p.396.
W , p. 394.
m
ibid, p. 356-357.
157

vote »767. L'engagement de Robespierre sur la pente du maniement partisan de la justice faisait
de sa mort plus qu'une question de temps768.

Blanc allongea son récit du procès des Dantonistes d'une longue note critique de près
de 20 pages. Il y dénigrait les historiens robespierristes Bûchez et Roux pour leur dithyrambe
sans nuance de Robespierre ; mais surtout, il réfutait soigneusement l'interprétation des
historiens dantonistes769. Il reformulait sa désapprobation de leur méthode qui revenait à la
substitution des intentions aux faits, « ...qui consiste à rendre Robespierre responsable des actes
d'autrui, par voie de supposition, et sans ombre de preuve à l'appui »770. Il ne pardonnait pas à
Michelet de voir en Robespierre un inquisiteur omnipotent: l'historien républicain s'est englué
dans la toile de sa compréhensible affinité avec les Dantonistes et des mensonges des
Thermidoriens771.

Les purges avaient établi l'hégémonie du Grand Comité sur l'État républicain ; elles
avaient en revanche tellement fragilisé la Révolution que le seul refuge se trouvait dans
l'accroissement de l'activité de la guillotine. La répugnance de Blanc était grande devant l'oubli
dans lequel était tombée la notion, vitale pour la justice, de circonstances atténuantes : à la
décharge des révolutionnaires, les subtilités juridiques ne convenaient guère à cette époque
« ...qui poussa jusqu'au fanatisme le culte du principe d'égalité »772. Billaud-Varenne et Collot
d'Herbois conduisaient fermement la Révolution sur le rail de la Terreur par fanatisme
révolutionnaire. Ils guettaient toute faiblesse de Robespierre pour l'accabler du péché mortel de
modérantisme. L'hébertisme était mort, mais la Terreur demeurait le système de tous ceux à qui
elle avait bénéficié. Robespierre savait, pour sa part, que la persistance de la Terreur précipitait
la Révolution dans le néant et que la seule façon de s'en extirper était l'instauration du social
sur la justice. La religion civique de la fraternité qu'était le culte de l'Être suprême devait être

™Ibid., p. 366.
™Ibid.
Ibid., p. 393-403. Bûchez avait été un rival de Blanc au sein de la gauche socialiste en 1848 et avait voté pour la suspension
de son immunité parlementaire en août de la même année. Loubère, op. cit., p. 141.
Blanc, op. ci/., t. 10, p. 396.
[jbid., p. 399 et 403.
77Z
,W.,p.432.
158

ce commencement : « Lui, sur cette pente sanglante où la force des choses roulait les hommes
pêle-mêle, il cherchait, plein d'anxiété, un appui où il pût se retenir. [...] il brûlait de dégager
enfin le règne calme de la liberté. Il aspirait à séparer la révolution du chaos. Mais, des ruines
de l'ancienne société dissoute, comment tirer une société nouvelle? »773. La nouvelle religion
ne fut pas la folie régénératrice, la creuse apothéose d'un maître qui se crut dieu. La fête fut un
retentissant succès populaire et Robespierre atteignit le faîte de sa popularité774.

2.5 Le dernier républicain : la chute de Robespierre

Pour Blanc, la Grande Terreur donnait la clé de thermidor. Robespierre ne profita pas
de la célébration de l'Être suprême pour déclarer la fin de la Terreur judiciaire. N'ayant de pire
ennemi que les terroristes radicaux des Comités et les proconsuls ultra-révolutionnaires, tous
unis dans la solidarité de l'échafaud, il se résigna à « ...tuer la Terreur par la Terreur »775.
L'arrêt de la répression était prématuré. Les essais d'une politique de clémence s'étaient avérés
partout infructueux et « ...l'indomptable hostilité des royalistes rendait la tâche d'une difficulté
immense, et tendait à mettre les apparences du patriotisme du côté des républicains
inflexibles... »776. La Commission d'Orange fut un premier pas dans cette direction. Dans le
Midi, brasier incandescent des résistances à la Révolution, la Contre-Révolution, d'intelligence
avec les ultra-terroristes, avait envahi les organismes révolutionnaires pour spéculer sur les
biens nationaux avec le renfort de la guillotine777. Robespierre désirait légiférer afin de
supprimer temporairement le cadre du droit, qui protégeait si bien les terroristes malhonnêtes
et les conspirateurs nantis et influents, et de le remplacer par la conscience des juges, mieux à
même de discerner l'innocence opprimée778. Les lois de prairial et la Grande Terreur furent la
conséquence de la fragilité de la position de Robespierre. La suppression momentanée des
formes juridiques était l'unique manière de frapper ses ennemis en leur enlevant la possibilité

1
Ibid, p. 434.
™Jbid., p. 44\.
.Jbid., p. 467 et voir aussi 446 et 451 et t. 11, p. 53-54.
W , t. 10, p. 456.
W.p.457.
Ibid, p. 465-466.
159

d'employer, comme Danton, le Tribunal pour ameuter le peuple et attaquer les accusateurs779.
Robespierre ne pouvait ni utiliser le Tribunal révolutionnaire, ni le pouvoir policier et exécutif
puisque la majorité des détenteurs de l'autorité révolutionnaire lui étaient très hostiles et
complotaient pour l'éliminer. L'article qui suspendait l'immunité parlementaire fut le fruit,
suivant Blanc, d'une erreur de formulation. D'une part, Robespierre ramenait toute action
politique à la volonté du souverain légitime ; d'autre part, une telle disposition législative
laissait tout loisir de l'atteindre à ses rivaux des Comités : d'ailleurs, ce fut son charisme plutôt
que l'effroi qu'il inspirait à la Convention qui fit voter les lois de prairial780.

Quant à la légende de la dictature de Robespierre dans les derniers mois de la


Révolution, elle n'était, d'après Blanc, que pure propagande de ses adversaires, maîtres de
l'État, travestissant sa popularité sans égal en pouvoir effectif : « ...Robespierre [est] l'homme
le plus calomnié qui ait jamais paru sur la scène du monde! »781. Cette falsification des données
factuelles préparait l'opinion, depuis la fête du 8 juin, à son élimination ; elle fut continuée par
l'histoire écrite par les vainqueurs thermidoriens pour dissimuler leur propre crime et sauver leur
tête : « En réalité, [...] l'autorité morale de son nom, la supériorité de son talent, son intégrité,
son attachement indomptable à la Révolution, tout concourait à faire de lui l'homme le plus en
vue, et, par suite, à concentrer sur sa tête la responsabilité des malheurs publics »782. Dans le
contexte du règne de Napoléon III, du recommencement de la succession impériale à la
République, l'interprétation de la Grande Terreur de Blanc cherchait à invalider - ce qui était
essentiel à la légitimation du socialisme jacobin - l'argument central des détracteurs de
Robespierre : la dictature. Celui-ci ne put logiquement être l'architecte des purges
révolutionnaires s'il ne possédait pas le pouvoir de les faire exécuter : « ...cette prétendue
dictature de Robespierre, dont l'idée [...] a servi à le rendre comptable, aux yeux du monde, de
tant d'excès qu'il désavouait, qu'il combattit et qu'il avait résolu de punir, au péril de sa vie »783.
Blanc n'eut qu'à puiser dans son expérience de leader populaire déchu pour imaginer la cruelle

' 7 9 /è«/.,p.468et476.
If.Ibid., p. 475-476 et 483.
'Jbid., p. 160.
782
Jbid., t. 11, p. 52-53.
783
Ibid., t. 10, p. 480.
160

injustice faite par la postérité à la mémoire de Robespierre. Cette prétendue injustice rejoignait
la propre persécution de Blanc par les républicains de la mouvance du National après les
émeutes de mai-juin 1848. Le programme véritable de Robespierre, la modération et la
constitution de 1793, n'a pas davantage été mis en application que l'Organisation du travail ;
pourtant le paria de l'histoire et celui du socialisme ployaient sous un lourd fardeau de sang
et d'échecs. Aussi, la Terreur blanche (ancêtre de la répression anti-socialiste et anti-
républicaine de la IIe République) et l'union des Montagnards corrompus avec les royalistes,
après le 9 thermidor, témoignent que la réingénérie sociale par la violence était le projet des
ennemis de Robespierre et de la Révolution784. Elles furent le négatif de la grandeur de l'an II
et de ce à quoi aurait pu ressembler la République robespierriste.

La rumeur injuste de son potentat excéda d'ailleurs tant Robespierre, selon la lecture des
événements de Blanc, qu'il se retira de ses fonctions au Comité de salut public, le 24 prairial,
pour que « ...la tyrannie, [qui] subsistait dans toute sa force après la retraite du tyran, servît à
confondre les calomniateurs »785. Cela fut un mauvais calcul, puisque ceux qui voulaient sa
perte lancèrent le char de la Grande Terreur pour déconsidérer le créateur des lois de prairial.
Elles ont été à l'Incorruptible ce que les ateliers nationaux seraient à Blanc : le moyen de
l'abattre en pervertissant son oeuvre. Le rapprochement est d'autant plus significatif que Blanc
démissionna de la Commission du Luxembourg avant les troubles de mai 1848. L'historien
socialiste critiquait Robespierre pour les lois iniques de prairial. L'abrogation des procédures
légales garantes de l'équité de la justice et la soumission de celle-ci au pouvoir soulevaient son
indignation ; cependant, à ses yeux, les lois de prairial n'allèrent j amais plus loin dans l'arbitraire
que les tribunaux d'exception des régimes français du XIXe siècle786. La singularité de la Terreur
révolutionnaire était pour lui largement surfaite : il en tenait certainement pour preuve l'iniquité
et la partisannerie des accusations portées contre lui par les autorités de la Seconde République.
En 1794, Robespierre a forgé des armes odieuses dans un noble but, mais du moins il ne les
mania pas pour répandre le sang versé par la Grande Terreur. En retour, il succombera pour

784
. J b i d , t. 11, p. 283, 286, 288, 299 et 304 et t. 12, p. 47 et 50 et Furet, « Louis Blanc », p. 932.
Blanc, op. ci/., t. 10, p. 484.
J b i d , p. 471-472.
161

avoir cru que lafinjustifiait les moyens :


S'il se flatta de l'espoir que la postérité, lui tenant compte des intentions, oublierait les
résultats, son erreur fut profonde. Le sang dont nous l'entendrons bientôt déplorer
l'effusion, et que versèrent des hommes qui lui faisaient horreur, ce sang est resté sur
son nom. Qu'on dise donc encore que "le but justifie les moyens!" Robespierre tomba
un moment dans le piège [sic] de cette doctrine captieuse, et l'expiation pour lui n'a pas
été épuisée par la mort787!

Le retrait de ses fonctions officielles ne fut pas, dans l'esprit de Blanc, une abdication,
Robespierre préparait une ultime offensive contre les vrais dictateurs, les futurs Thermidoriens
et les « ...agents impurs de la Terreur... » qu'il s'impatientait de châtier : « C'est à quoi se décida
Robespierre, pressé qu'il était entre l'horreur des excès qui usurpaient son nom, et le devoir de
ne pas trahir la cause révolutionnaire en s'annulant »788. Les deux protagonistes qui s'affrontaient
étaient, en définitive, le parti du « Terrorisme » et celui de la justice789. Malgré tout, l'armure
d'intégrité et de patriotisme de Robespierre le rendait pratiquement invulnérable. C'est pourquoi
les Thermidoriens ourdirent une série d'intrigues pour l'incriminer ; on essaya de le faire passer
pour « ...un prêtre-dictateur,[...] un pape » : entre autres, on expédia délibérément plusieurs
innocents à l'échafaud dans une affaire de tentative d'assassinat contre Robespierre790. Blanc
s'opposait à ceux qui détectaient dans la Grande Terreur le sanglant pinacle du pouvoir
robespierriste : « ...il est impossible d'attribuer [...] à l'influence de Robespierre, même
indirectement [...], les exécutions qui marquèrent la fin de messidor et la première décade de
thermidor. Or, il se trouve que c'est précisément la période où l'horrible activité de la guillotine
s'est développée avec le plus de fureur... »791. L'amplification de la Terreur - aussi bien sous
l'angle quantitatif que sous celui de la simplification des procédures - concordait avec
l'éloignement de Robespierre du théâtre du pouvoir. Blanc écarte du revers de la main l'assertion
de Michelet voulant que le grand Maximilien commandait encore les exécutions depuis sa
résidence : 11 des 12 arrêtés signés par lui n'avaient aucune relation avec la Terreur792. Il

787
/W,p.484.
;8W,t.llp.53.
m I b i d , p. 54.
y Jbid., p. 56 et voir aussi 68.
Jbid., p. 113, note 4.
* Jbid.,p. 114-116, 121 et 128.
162

martelait qu'il n'y avait pas d'argument plus solide pour conforter sa démonstration que les
hommes de thermidor (Collot d'Herbois, Billaud-Varenne, Vadier, Tallien, Amar, Fouquier-
Tinville) aient été les plus extrémistes des terroristes793. Billaud-Varenne envisageait la Terreur
comme un système permanent de gouvernement. À l'été de 1794, il accorda une licence totale
aux missionnaires du pouvoir pour prendre toutes les mesures qu'ils estimaient requises par le
salut public794. Depuis Paris, la Grande Terreur s'étendait à l'ensemble du pays.

Le 9 thermidor fut le paroxysme de la politique de justice de Robespierre. Plus que


jamais il marchait sur le fil du rasoir. D'un côté, céder aux ultra-révolutionnaires eût été
entériner la mort de la Révolution, car on était à proximité du point de saturation de la société :
« Il savait que l'extrême violence et la durée sont choses incompatibles ; il comprenait que le
ressort de la Terreur avait été manié trop rudement pour n'être point à la veille de se briser »795.
D'un autre côté, rôdait le danger d'être récupéré, comme les Girondins et les Dantonistes, par
la Contre-Révolution : c'eût été faire des ultra-terroristes la seule option des patriotes sincères.
La politique de Robespierre était la seule susceptible de sauver la République d'un dérapage
fatal, à gauche ou à droite : « ...Robespierre se préparait pour la crise suprême qui allait décider
de son sort et des destinées de la République. [...] Dangereux programme, qui créait à
Robespierre, dans l'un et l'autre camp, des ennemis mortels, mais qui témoigne de son courage,
en expliquant sa chute, et honorera éternellement sa mémoire! »796.

Pour engager le combat, Robespierre choisit les deux champs de bataille, les tribunes
de la Convention et des Jacobins, qui seyaient le mieux à la seule arme qu'il n'ait jamais
possédée : l'éloquence. Le 7 thermidor, les Jacobins communiquèrent à la Convention une
pétition où ils réaffirmaient leur respect envers l'inviolabilité de la représentation nationale ;
c'est donc pure conjecture de penser que Robespierre s'apprêtait à dresser son trône sur les
débris de l'Assemblée797. Il bataillait afin de mettre le peuple patriote hors de portée de la

7
n
JW.,t. 10, p. 118-119.
Jbid, t. 11, p. 141.
></., P-156.
Iflbid, p. 156-157.
n
Jbid., p. 189-190.
163

guillotine : la Grande Terreur fauchait surtout des humbles. Les Indulgents voulaient
l'indulgence pour les meneurs de la réaction ; Robespierre la voulait par l'élargissement des
suspects, pour le peuple trompé : « Ce qui indignait surtout Robespierre, [...] c'est qu'on fît
peser la Terreur sur les pauvres, sur les ignorants, sur beaucoup d'esprits simples, faciles à
séduire et à entraîner. [...] Il lui paraissait affreux qu'une Révolution, dont le bonheur du peuple
était le but, devînt pour le peuple un sujet d'effroi »798.

Le plan de Robespierre était l'unification de tous les modérés de la Convention, « ...de


donner la main aux débris de la Gironde, et d'assoupir les anciennes factions par une fusion
générale... »799. En réunissant les vrais patriotes qui savaient Robespierre l'ultime bastion de la
République et les modérés qui se souvenaient qu'il avait toujours refréné la Terreur en province,
défendu le législateur et ôté aux fauteurs d'insurrection le relais de la Commune, une majorité
parlementaire imposante se dessinait800. C'était sans compter sur les machinations des
Thermidoriens : afin d'agréger les représentants à leur conjuration, ils firent circuler la rumeur
« ...qu'on [les Robespierristes] rêvait contre l'Assemblée un second 31 mai, qu'elle était à la
veille d'un égorgement. A chacun de ses membres on eut soin de montrer son danger personnel
dans le danger public, de manière à créer l'alternative de frapper ou d'être frappé »801. La cabale
s'épaississait sans cesse de tous ceux qui nourrissaient de l'inimitié contre les triumvirs, qui
avaient à craindre l'intégrité de Robespierre. Dans l'analyse de Blanc, l'erreur des
Robespierristes fut d'accréditer les craintes en restant évasifs dans leurs dénonciations. Il est
incorrect de présumer que les Thermidoriens avaient l'intention de démanteler l'échafaud : ils
ne renièrent la guillotine, qui avait été leur unique programme politique, qu'au dernier moment,
et seulement pour priver leurs antagonistes du secours de la droite802.

Les Thermidoriens ont immolé la République sur l'autel des intérêts partisans, car le
fractionnement de la Montagne donnait, dans l'éventualité de leur victoire, la haute main aux

798
799
Ibid., p. 159 et voir aussi 171.
W . , p . 171-172.
W , p. 172-173.
fjbid, p. 173.
J b i d , p. 216.
164

représentants du centre : « ...ni Billaud-Varenne, ni Collot-d'Herbois, ni Barère ne se


dissimulaient qu'en renversant Robespierre, ils risquaient de renverser la République... »803. Les
Indulgents planifiaient déjà de ne pas s'arrêter en si bon chemin après avoir eu raison de
Robespierre et de compléter leur ouvrage en détruisant le gouvernement révolutionnaire804. Le
triomphe de l'Incorruptible au club de Paris le soir du 8 thermidor eût été le moment parfait pour
mettre en branle une insurrection : il préféra remettre sa vie entre les mains de l'Assemblée805.

La popularité de Robespierre en thermidor se vérifiait aisément pour Blanc : les


Thermidoriens, n'osant pour cela l'affronter en face, usèrent de ruse et de dissimulation contre
lui. En fin de compte, Robespierre repoussa toute atteinte au pouvoir légal. Il faut chercher
autre part le modèle des Empires. Le seul glaive que Maximilien fourbit fut le grand discours
du 8 thermidor, véritable testament politique. Robespierre savait sa fin proche et il était trop
fier pour défendre autre chose que sa mémoire : « ...pendant que [...] les ennemis de Robespierre
faisaient entrer dans leurs chances de succès la dissimulation, l'hypocrisie et l'assassinat, lui, le
tyran, repoussait l'emploi de la violence... »806. Et encore : « ...tyran bien étrange, en vérité [...],
que cet homme qui n'eut jamais ni trésors ni soldats, et dont les moyens de tyrannie consistèrent
dans l'effet produit par son éloquence, uni à l'opinion qu'il avait donnée de sa vertu! »807.

Le soir du 8 thermidor, la droite s'aligna sur les Thermidoriens parce que ses
« ...membres [...] étaient, au fond, royalistes »808. La perspective d'une victoire des
Robespierristes était la cessation de la Terreur et une Révolution pérenne, alors que si la
Montagne l'emportait, elle les délivrerait « ...de la guillotine, les délivrant aussi... de la
République »809. Blanc inversait donc l'argumentation de Michelet quant au rôle de la droite
parlementaire. L'association implicite avec le parti de l'ordre est renvoyée sur les diffamateurs
de Robespierre. De même que la répression anti-socialiste effectuée par les républicains

/*/</., p. 184.
>'J'P-^et209.
,P
<w ?of
. J b i d , p. 192.
>*,P.179.

Ibid.,p. 217.
165

libéraux de la Constituante de 1848 précéda la répression anti-républicaine du parti de l'ordre


et le coup d'État militaire, l'élimination de la triade robespierriste avait engendré une dynamique
réactionnaire et autoritaire dont le dénouement serait le 18 brumaire. Ce n'est pas l'égalitarisme
ou le socialisme qui condamna la République, mais bien l'égalité qui lui est consubstantielle.

Deux éléments centraux ressortent du récit fait par Blanc de la journée du 9 thermidor.
D'abord, les adversaires de Robespierre transgressèrent le principe qu'ils feignaient de
représenter. Ils proclamèrent défendre l'inviolabilité de la Convention tout en utilisant
l'assassinat contre les représentants robespierristes810. Ils bafouèrent le droit élémentaire accordé
à tout représentant de plaider sa cause : la deputation refusa d'entendre Robespierre,
connaissant l'influence que lui procurait son habilité de rhéteur81 '. On lui faisait reproche d'être
un « tyran de l'opinion » ; mais surtout on l'inculpait de modérantisme alors que les
Thermidoriens prétendaient exterminer le régime de la Terreur en exterminant les
Robespierristes812. Pour éluder un procès à l'issue incertaine, les Thermidoriens mirent
l'Incorruptible hors la loi sous le fallacieux prétexte qu'il fomentait une rébellion813. Blanc a
lui-même expérimenté l'épreuve de l'ostracisme, l'angoisse d'avoir toute une Assemblée contre
soi, d'être la cible d'enquêtes biaisées, et sa condamnation à la déportation avait quelque chose
d'une mise hors la loi : l'identification de l'auteur avec la figure tutélaire de Robespierre et son
admiration pour lui ont, à n'en pas douter, été approfondies par ces événements. Son
interprétation du 9 thermidor était aussi un règlement de compte.

Ensuite, Robespierre était indéfectiblement attaché au principe de la souveraineté


populaire : « N'ayant cessé de protester de son respect pour la représentation nationale, il ne
voulut point se démentir en ces instants suprêmes ; fouler aux pieds, dans sa forme régulière et
légale, le principe de la souveraineté du peuple... »814. Il renonça à la vie plutôt que de prêter
le concours de sa renommée au coup d'État populaire préparé par ses plus dévoués partisans :

; ; w , P . 230-231.
ZZJbid, p. 225, 227 et 230.
ZJbid., p. 224 et voir aussi 229 et 236-237.
W.p.245.
■Ibid,p. 246.
166

ils durent littéralement l'amener de force à l'Hôtel de Ville815. Recourir à l'insurrection armée,
descendre des hauteurs où ses principes et ses vertus rélevaient, c'était se rabaisser au niveau
des factieux qu'il avait si énergiquement pourchassés de son courroux, et déroger à son culte de
la loi816. Une fois en compagnie de ses fidèles, il refusa d'apposer le sceau de son nom à l'appel
à la résistance817. La grandeur de Robespierre est encore magnifiée par le fait que la victoire
était pratiquement acquise aux Robespierristes : ils avaient en leur pouvoir, et la Commune,
et les Jacobins, et la force publique (Garde nationale).

Blanc démentait Michelet lorsque celui-ci soutenait que Robespierre avait payé de la
léthargie populaire la guerre qu'il avait déchaînée contre les leaders sans-culottes818. Il était
pour lui normal que la section des Gravilliers, d'où avaient émergé les Enragés et les
Hébertistes, se soit prononcée contre Robespierre : l'anarchie étant l'antithèse de
l'égalitarisme819. De plus, quand bien même Robespierre n'autorisa pas l'insurrection, le seul
prestige de sa personne emporta la décision en faveur de la Commune dans près de la moitié des
sections820. Le temps travaillait contre les Robespierristes. Leur inaction, les calomnies
thermidoriennes (surtout), et la dévotion proprement religieuse envers l'organe légal de la
souveraineté du peuple fléchissaient peu à peu la détermination des sectionnaires loyaux à la
Commune, désormais hors la loi : l'équilibre des sections, facteur déterminant de la crise,
pencha vers la Convention, qui eut une victoire facile821.

Robespierre fut donc, selon Blanc, l'homme de la légalité républicaine, dont la politique
était légitimée par l'acquiescement populaire : « "Au nom de qui?" Mot sublime, dans la

oie
° Jbid., p. 238, 241 et 248.
W, p. 176-177.
™Ibid.,p.259.
Dans son habituelle note critique, Blanc récuse l'explication de Michelet : il est selon lui faux de supposer que Robespierre
s'appuyait sur la droite (alors qu'il sacrifia Danton pour cette raison précise), que les Jacobins le soutinrent avec tiédeur (alors
que la Révolution et leur Maximilien ne faisait qu'un aux yeux des plus fervents patriotes), et que le mot Robespierre était
devenu, pour le peuple, un synonyme de Terreur. Il soulève notamment la contradiction dans l'argumentation de Michelet
lorsque celui-ci affirme que la droite percevait en Robespierre un nostalgique de l'Ancien Régime et qu'en même temps elle
voulait sa tête parce qu'il était le dernier pilier de la République vacillante. Il ajoute que Michelet sous-estime le nombre des
sections favorables aux Robespierristes. Le différend historiographique avec Michelet portait sur les arguments précis qui
permettaient de dire que Robespierre était ou n'était pas à l'origine de la République démocratique et sociale. Ibid., p. 271 -274.
W.p.250.
' J b i d , p. 246 et 252.
Jbid, p. 252-254, 258 et 260.
167

circonstance! De pareilles hésitations perdent un homme, mais l'immortalisent. [...] quand le


succès ne relevait plus que de la FORCE, Robespierre ne pensait qu'à sauver l'idée du
DROIT »822. Pour l'historien socialiste, Robespierre appartenait au martyrologe des droits de
l'homme et de l'égalité : « Et voilà qu'à son tour il montait de la dignité d'apôtre à celle de
martyr [...]. Défenseur des pauvres, il avait vécu pauvre... »823. Ces deux caractéristiques
disqualifient par avance toute rhétorique le montrant en dictateur terroriste, aplatissant la
démocratie et le droit sous sa botte. Il fut le protecteur du peuple et le prophète de son
émancipation. Une vile multitude assista à sa décapitation, « ...mais les artisans et les ouvriers
n'étaient pas là »824. Il semble que lorsqu'on ne conserve que l'individualisme dans l'héritage
révolutionnaire, le peuple retombe infailliblement dans l'esclavage : « C'était le cri de ce pauvre
peuple [...], c'était le cri de ces millions d'infortunés qu'on allait ramener aux carrières »825.
L'ultime argument de Blanc pour démontrer qu'il n'existait pas de lien causal entre
Robespierre, les Jacobins et la Terreur consiste à souligner que la chute de l'Incorruptible n'y
mit pas un terme, elle perdura sous une forme pire encore au service des réactionnaires :
« ...[ce] fut tout simplement la Terreur continuée en sens inverse, et sous forme d'assassinat. [...]
La justice gagna-t-elle beaucoup à ce que le règne des assassins remplaçât les procédés du
tribunal révolutionnaire, procédés terriblement sommaires sans doute, mais qui du moins ne
faisaient venir le bourreau qu'après le juge? »826. Et la Terreur blanche n'eut même pas l'excuse
du salut public.

Le sens de thermidor est dans la victoire de la Contre-Révolution827. Diffamer


Robespierre équivalait donc, dans l'opinion de Blanc, à un reniement de la République puisque
pendant la Révolution « ...les questions d'hommes [...] furent en réalité des questions de
doctrine »828. Ainsi, « Robespierre et la Révolution se tenaient si étroitement embrassés, qu'ici

fhbid, p. 257.
fjbid, p. 267-268.
W,p.269.
™Ibid., p. 270.
y Jbid., t. 1, « Préface de 1868 », p. xxvi-xxvii.
™lbid,l 11, p. 263.
Ibid., t. 1, « Préface de 1868 », p. xxxii.
168

la chute de l'homme et celle de l'idée ne firent qu'un »829. Depuis 1848, Blanc assimilait de
semblable manière les reproches personnels à une critique du socialisme830.

La Terreur fut concomitante du premier essai d'une société égalitaire, d'où, selon Blanc,
l'urgence du travail de rectification historique entrepris pour montrer que cette simultanéité
accidentelle ne saurait se reproduire :
La Terreur est ce qui a fait perdre en partie au monde le sens de la Révolution.
La liberté parut un mensonge, le jour où on l'invoqua, une hache à la main.
L'égalité donna le frisson, même à ses amants, quand elle fut l'égalité devant l'échafaud.
La fraternité? Quelle énigme, quand on vit les hommes s'entr'égorger en son nom! [...]
Ou la fraternité humaine n'était qu'un mot, ou elle signifiait devoir de protection, devoir
de tolérance, tout au moins, de la part du plus fort à l'égard du plus faible, et l'on faisait
tomber sous le couteau des têtes de femmes! [...] la Révolution ne pouvait se porter un
coup plus terrible, puisqu'elle mettait contre elle les âmes généreuses831.
La légitimation de l'idée, préfigurée par Robespierre, d'une République rassemblant l'héritage
jacobin et le socialisme pour instaurer la liberté et l'égalité dans la fraternité était indissociable
de la démonstration que les mesures extrêmes prises, bien malgré eux, par les révolutionnaires
de l'an II ont purifié la République de la violence pour toujours : « Si la partie intellectuelle de
l'oeuvre à accomplir nous est désormais réservée, c'est parce que les hommes de la Révolution
[...] ont épuisé l'épouvante, épuisé la peine de mort ; et la Terreur, par son excès même, est
devenue impossible àjamais »832. En revanche, ce grand sacrifice « ...en sauvant la République,
l'éreinta... » et cela, malheureusement, « ...arma du pouvoir de calomnier avec succès la liberté
ceux à qui la liberté faisait horreur... »833. Cet extrait synthétise parfaitement le sens du labeur
historien de Blanc, tant l'écriture de l'histoire était à cette époque une arène politique.

830, , ,
Loubère, op. cit., p. 104.
832,Blanc, op. cit., t. 12, p. 598-599.
833{bid., t. I, p. 2 ; repris dans la « Préface de 1868 », t. 1, p. xiv.
Ibid., p. xvi-xvii.
CONCLUSION

Les Histoire de la Révolution française de Michelet et de Blanc sont tributaires des


conceptions de la République de leur auteur et du contexte politique dans lequel ils ont vécu.
Le rapport entre 1789 et 1793 constituait l'ancrage de l'ensemble de leurs choix interprétatifs.
L'échec de la deuxième expérience républicaine amena les démocrates à scruter l'histoire de la
première pour y déceler, y isoler, dirions-nous, le gêne responsable par deux fois de la mort
prématurée de la démocratie. Le jacobinisme, dans ses deux manifestations cardinales, la
dictature de salut public et la Terreur, était la question à l'aune de laquelle se définissait
l'appartenance républicaine. Avant d'être une polémique historienne, ce questionnement était
gouverné par le besoin d'établir la crédibilité politique des variantes de l'idéologie républicaine.
Les tenants de la démocratie politique et ceux de la démocratie sociale réagirent différemment
à cet impératif.

L'intérêt du présent mémoire est d'avoir démonté en détail l'argumentation de Michelet


et de Blanc concernant la Terreur de l'an IL Les exégètes qui nous ont précédés, malgré la
finesse de leurs commentaires critiques (Furet, entre autres), se sont souvent limités, par souci
de synthèse, à une prospection relativement succincte du contenu interprétatif des textes.
L'aspect le plus novateur de notre étude est d'avoir intégré le contexte politique, qui ne sert
généralement que de repère introductif, à notre démonstration, d'avoir systématiquement traqué
ses effets sur le récit de Michelet et de Blanc.

Les républicains concevaient l'épisode jacobin comme le mur obstruant le passage entre
un présent impérial plus ou moins autoritaire et l'horizon républicain d'une nation réconciliée
avec son héritage révolutionnaire : la liberté, l'égalité civile et politique et la souveraineté
170

populaire. Les socialistes jacobins voyaient dans le jacobinisme l'esquisse prophétique d'une
société fraternelle, libre parce que socialement égalitaire. Le fond du débat n'était pas tant dans
la sélection d'une valeur suprême parmi la trilogie révolutionnaire, liberté, égalité, fraternité,
que dans la signification dont on les investissait. La ligne de partage, sensiblement floue et
perméable dès lors qu'un glissement sémantique faisait fluctuer le sens d'un des termes de
l'équation (Michelet), consistait essentiellement en la réponse apportée à cette interrogation
cruciale : la démocratie pouvait-elle exister séparément d'une réforme sociale en profondeur?

Nos historiens, Michelet et Blanc, sont particulièrement intéressants car ils étaient les
patriarches des grandes traditions démocratiques concurrentes. Ils en étaient conscients et la
réciprocité et la virulence des critiques l'attestent. Michelet était un républicain pur atypique
puisque pour lui la relation entre la République et le socialisme en était une de hiérarchie
davantage que d'antinomie : le socialisme jacobin agissant comme repoussoir ou expérience-
limite. Nous croyons que la controverse sur le livre de Quinet, dont le duel entre Blanc et
Michelet fut l'un des moments forts, peut être analysée de cette façon. Michelet recherchait
l'unité du camp républicain et il est significatif de constater que la concorde passait pour lui par
l'apaisement des disputes historiographiques : « Il est sûr qu'entre nous, unis (malgré nos
dissidences) par un fonds de principes communs, il y a une sorte de parenté. Je l'ai plus que
personne respecté. Je n'ai répondu jamais aux critiques des nôtres, quoiqu'elles fussent souvent
un peu légères et que je pusse exercer des représailles faciles »834. Conséquemment,
l'interprétation du 2 juin 1793 et de la Terreur de Michelet était plus qu'une louange de la
Gironde et un réquisitoire anti-jacobin. La liberté, c'est-à-dire le droit et la souveraineté
populaire, restait incomplète sans l'adjonction de l'égalitarisme infra-socialiste et modéré de la
Montagne non jacobine, au demeurant glorifié par le prestige de la patrie sauvée. La République
désirée par Michelet était une synthèse de la Gironde et de la Montagne, libertaire pour
l'individu et communautaire par la nation.

834
Michelet, op. cit., t. 1, « Préface de 1868 », p. xvii.
171

Profondément marqué par l'évolution autoritaire de la IIe République et la résurrection


de la dictature impériale, le propos de Michelet, dans son récit de la Terreur, était de faire la
preuve que la démocratie ne conduit pas forcément à la violence politique puis à l'Empire. Or,
la République, c'était le peuple et l'émanation légale de sa volonté : la Convention. En l'an II,
la République fut rattrapée par le passé, la civilisation de l'arbitraire et dépassée par son
potentiel autoritaire, la dictature jacobine. Cela s'explique par l'apathie populaire et
l'asservissement de l'Assemblée par le tyran Robespierre et son « clergé » jacobin. Celui-ci,
pour assurer sa domination, a dû transiger avec la droite monarchiste et les prêtres catholiques.
Cette alliance a pu se concrétiser parce que Robespierre et les Jacobins conservaient la
mentalité, les pratiques et l'intolérance de l'Église catholique. Ils ne firent que remplacer son
dogme par l'orthodoxie révolutionnaire, constamment rectifiée et réaffirmée par une inquisition
laïque. En filigrane de l'analyse de la nouveauté jacobine et de l'ascension de Robespierre nous
distinguons le profil du parti de l'ordre (réactionnaire et clérical) et du président Bonaparte,
dictateur en puissance, qui ont dénaturé la République du dedans. L'interprétation de la Terreur
de Michelet peut être comprise comme une réflexion sur ce qui bloquait l'éclosion de la
démocratie et de la liberté : à savoir, à l'extérieur, la tradition politique et religieuse de l'autorité,
et à l'intérieur, le risque de la dictature organiciste, traîtreusement revêtue des haillons de
l'égalité, et dont le socialisme jacobin prôné par Blanc était l'avatar à l'époque de l'écriture de
l'oeuvre de Michelet. La communion fraternelle et patriotique du peuple entier dans un État
républicain, légaliste et libéral, était pour lui ce qui devait advenir de la démocratie. La version
du 9 thermidor de Michelet illustre néanmoins que les Jacobins, aussi néfastes qu'ils aient pu
être pour la liberté, appartiennent à l'être d'une Révolution qu'ils ont aimée avec emportement,
fanatisme, mais sincérité. Et leur maître a péri pour s'être cru la Révolution faite homme.

Le tort des Jacobins et de Robespierre est d'avoir excédé leur nécessité pour accaparer
la Révolution au détriment du magistère du droit, fondement de la liberté des citoyens. La
République, religion révélée par 1789, ne pouvait être dans la chaîne des choses le marchepied
des Empereurs puisqu'elle ne se réalisa jamais vraiment en 1793, tuée dans sa matrice par le
péril et ses remèdes excessifs. Le peuple ne pouvait être mis en cause dans la Terreur. La
dictature de l'an II fut autre chose que le gouvernement anarchique et violent de la multitude ;
172

elle fut l'empire d'une machine de domination panoptique et d'un tyran fanatique, le déploiement
débridé des haines militantes à la base et la manipulation dictatoriale du cadre légal et de la
représentation nationale au sommet. L'ensemble fut manoeuvré par la droite royaliste pour faire
la Contre-Révolution en thermidor. Dans une certaine mesure, le même schéma pouvait
s'appliquer à la Seconde République. La fraternité de février fut fracassée par juin et les forces
conservatrices ont submergé la République. Cela n'empêchait pas que l'Assemblée incarnait
la légalité républicaine et la souveraineté populaire, d'où la désolation de Michelet devant le
coup d'État et son exil à Nantes. Sous le Second Empire, il fallait apporter une réfutation à tout
rapport de causalité concevable entre la dictature et la République : cela fut opéré par
l'exposition des contaminations conservatrice et jacobine, deux formes de l'annexion du droit
par une oligarchie.

Pour Blanc, la Révolution, c'était le jacobinisme, brève tentative égalitaire


irréconciliable avec l'égoïsme bourgeois de 1789. Juin 1848 a confirmé l'incompatibilité de la
République libérale et du socialisme. En quelque sorte, la fin de la IIe République originait de
ce recommencement de la rupture entre la bourgeoisie et le peuple. L'acharnement de Blanc à
critiquer Michelet trahissait son propre dogmatisme jacobin. Même si pour Michelet la
République et le socialisme ne s'excluaient pas mutuellement, le droit, la liberté et la
démocratie politique détenaient un droit de primogeniture sur la démocratie sociale. Le
socialisme, pour être acceptable, devait être nettoyé de la référence jacobine, de ce qu'il
contenait d'autoritarisme et de manie systémique, de ce qu'il évoquait de Terreur. Mais pour
Blanc, c'était précisément l'État j acobin qui devait rendre possible le socialisme. D'où le gouffre
infranchissable qui séparait les deux auteurs : « Nous sommes de deux religions », dira
Michelet835. L'impossibilité pour Blanc que la République existe sans le socialisme était l'image
inversée de la conception de la République de Michelet. Blanc partait du jacobinisme ou, plus
exactement du robespierrisme, pour aboutir à la République alors que Michelet partait de la
République pour répudier le jacobinisme. Dans le système théorique de Blanc, l'hégémonie sur
la société d'un Etat régulateur contrôlé par une minorité progressiste était les prémices de la

Ibid., p. xx.
173

création d'une société socialiste, libre parce que fraternelle. Furet voyait juste lorsqu'il rappelait
« ...que la Révolution française ne divise pas seulement, au XIXe siècle, la droite de la gauche,
mais aussi la gauche de la gauche »836.

Le déroulement de la courte existence de la IIe République affecta beaucoup moins


l'interprétation de Blanc que celle de Michelet, bien que le publiciste socialiste ait maudit le
coup d'État et fut jusqu'à la fin un opposant intransigeant du régime bonapartiste. Blanc fut
toujours fondamentalement démocrate, de la variété unitaire cependant. Sur le fond immuable
du socialisme jacobin, son récit de la Terreur est imprégné de son propre échec politique et de
celui de la République socialiste en 1848, ce qui tendait à devenir pour lui une seule et même
chose. L'histoire du deuxième essai républicain de la France l'enfonça plus profondément encore
dans le personnage du panégyriste robespierriste. Il ne dédaignait pas l'idéal de liberté
individuelle des républicains libéraux, seulement il le croyait illusoire sans l'implication
paternelle de l'État dans le bonheur des citoyens, afin de rompre le cercle vicieux des inégalités
naturelles et sociales. Voilà ce qui se dégage avec limpidité de son interprétation de la chute de
la Gironde et de son intervention dans le débat historiographique de la seconde moitié des
années 1860. Il n'y avait pas de sens pour lui dans la justification de la violence politique en soi.

Selon Blanc, la Terreur fut l'héritage d'une histoire de l'arbitraire et de sa survivance


dans le présent révolutionnaire, qui se matérialisa dans la guerre civile déclarée par les
monarchistes, dans le secret des intrigues ou dans l'évidence de la révolte armée. La Terreur
révolutionnaire échappait au téléguidage bureaucratique parce qu'elle émergea avec spontanéité
des profondeurs de la société et de la situation. La dictature fut la réplique du pouvoir nouveau
à cette extériorité de la Terreur. L'égalitarisme et la Terreur étaient choses différentes : leur
convergence fut, jusqu'à un certain point, un caprice du hasard. Blanc renversait
l'argumentaire des républicains modérés. La Terreur ne fut pas le sabre de l'égalité ; c'est la
fondation d'une société égalitaire voulue par le peuple qui se trouva perturbée par la Terreur,
dont l'usage était par ailleurs dicté par la violence des contre-révolutionnaires. L'objectif de

« Louis Blanc », p. 933.


174

Blanc résidait dans la dissociation de l'égalité et de la Terreur. Celle-ci fut à tout prendre un
virus infantile : l'an II en a définitivement guéri l'égalitarisme, maintenant arrivé à maturité dans
le socialisme. Conséquence d'une situation extraordinaire qui polarisa la nature humaine,
l'époque de la Convention incitait aux plus grands crimes et aux plus grandes vertus. Les
Hébertistes cachaient les premiers sous des dehors excessivement patriotiques et Robespierre
brillait dans les secondes en tentant de secourir la Révolution d'elle-même. Celui-ci était la
personnification de la République et de son principe de justice. Et ce fut parce qu'il n'eut d'autre
puissance que la majesté de sa parole et la supériorité de sa vertu qu'il ne parvint pas à freiner
la Terreur. Sa politique de ferme justice accumula contre lui l'animosité des ultra-terroristes et
des Indulgents, dont la mollesse était l'antichambre du royalisme. Robespierre ne put être un
tyran puisque les limites de son pouvoir permirent tout à la fois la radicalisation de la Terreur
et la réaction thermidorienne, deux visages d'une même hérésie. La suprématie du pouvoir civil
sur le pouvoir militaire, garantie par Robespierre et les Montagnards en l'an II, certifie que le
jacobinisme était complètement antagonique à la dictature militaire. Blanc s'efforçait de
sectionner tous les liens tissés par les historiens républicains (Michelet et Quinet en particulier)
entre Robespierre et les Empereurs, entre la République jacobine et les Empires français. On
ne croise pas chez Blanc de conception du jacobinisme comme appareil militant colonisant
l'État et se substituant au souverain légitime par l'intimidation et l'épuration de la législature au
nom de la rectitude révolutionnaire. L'analyse de Michelet semble avoir été, sous une forme
simplifiée, transférée sur les Hébertistes, renvoyée à tous ces socialistes anarchistes et
révolutionnaires qu'il détestait837. La nécessité d'un État incarnant la souveraineté populaire et
assurant l'ordre dans l'égalité était un des commandements de son idéologie socialiste.

Il est symptomatique du romantisme que nos deux historiens aient enchevêtré la


politique et la religion en une seule question : religion civique de la fraternité et socialisme pour
Blanc ; révélation du droit, de la justice et avènement du peuple à la souveraineté contre
l'arbitraire divin et terrestre, catholique et monarchique, pour Michelet. Celui-ci était convaincu
que la timidité religieuse des révolutionnaires de 1793-1794 les avait fait descendre dans la

837
Particulièrement les Blanquistes : ils avaient depuis le livre de Gustave Tridon (1864) les Hébertistes pour modèle Aubrv
op. cit., p. 96. 3.
175

violence : ils nièrent au lieu de fonder. Blanc percevait dans l'individualisme - athéisme,
anarchie, Terreur -, aussi bien bourgeois que populiste, girondin qu'hébertiste, l'enracinement
philosophique des excès du terrorisme. Ils étaient tous deux préoccupés par la définition, contre
le catholicisme, d'une nouvelle foi démocratique, dont ils auraient été les directeurs spirituels,
capable d'exaucer enfin les voeux du bonheur de l'humanité : le problème de la relation entre
christianisme et Révolution était central dans la pensée républicaine au milieu du XIXe siècle.

Les jugements respectifs de Blanc et de Michelet sur Robespierre et la dictature


révolutionnaire montrent que leurs interprétations se rapprochent sur bien des points, parce
qu'elles inversent et retournent les mêmes arguments ; parce qu'elles sont enveloppées dans
l'entrelacement du récit de ce qui fut et de ce qui aurait pu être, doit être838. Michelet et Blanc
souscrivaient tous deux à l'expulsion des Girondins, qui devaient être sacrifiés à la défense
nationale. Ce n'était cependant pas la même Montagne, non jacobine pour Michelet et jacobine
pour Blanc, que l'on créditait de l'action salvatrice de l'an IL Les auteurs divergeaient aussi
d'opinion concernant la durée de vie utile de la dictature de salut public, expirée au début de
l'hiver dans l'idée de Michelet et se prolongeant jusqu'en thermidor dans celle de Blanc. De
l'avis de Michelet, l'intensification de la Terreur fut provoquée par le fanatisme clérical des
Jacobins et la mainmise dictatoriale de Robespierre sur la République ; de l'avis de Blanc, par
les circonstances exceptionnelles, l'anarchie hébertiste et l'échec, faute de posséder un pouvoir
réel, de la politique de justice de Robespierre. Le 9 thermidor fut, pour Michelet, la chute d'un
tyran, qui emporta la Révolution avec lui parce qu'il l'avait auparavant dévorée de l'intérieur.
Pour Blanc, ce fut la justice, intolérable aussi bien aux ultra-terroristes qu'aux réactionnaires,
qu'on guillotina en Robespierre. L'an II figurait la Révolution populaire et égalitaire suivant
Blanc ; la Révolution despotique et sanguinaire suivant Michelet. L'opposition
historiographique entre Michelet et Blanc était fonction de leur conception de la République et
des luttes politiques, dont les objectifs se modifiaient ou se rigidifiaient suivant l'évolution de
l'histoire politique de la France. D'une part, la séparation de la République-peuple de la Terreur
accomplie par Michelet concourait à la légitimation d'une République démocratique et plus ou

838
Concernant ce dernier point, voir Rigney, op. cit., p. 172-175.
176

moins sociale ; d'autre part, la légitimation d'une République socialiste et néo-jacobine exigeait
de Blanc d'innocenter son prédécesseur, Robespierre, de la Terreur. Les deux Histoire de la
Révolution française suggèrent que l'idée de République se configurait, au XIXe siècle, autant
par rapport au jacobinisme que contre les idéologies et les régimes anti-républicains. Reste à
savoir si ces ouvrages étaient représentatifs d'importants secteurs de l'opinion publique ou
simplement le crépuscule du romantisme révolutionnaire et les derniers feux, qui ont resplendi
au cours du débat sur le livre de Quinet, de la Seconde République, qui s'effaçait pour faire
place à une Troisième, finalement victorieuse. La polémique historiographique sur la Terreur,
où dans le sillage des quarante-huitards montait une nouvelle garde républicaine férocement
laïque, positive et imbue de réalisme, fut peut-être un des lieux où les prophètes romantiques
de l'harmonie cédèrent le drapeau aux hommes du sacre définitif de la République.
BIBLIOGRAPHIE

I. Sources

BLANC, Louis. Histoire de la Révolution française. Préface de George Sand. 2e éd. rev. et
aug. Paris, Pagnerre/Furne et Cie, 1866-1870 (1847-1862). 12 t.

MICHELET, Jules. Histoire de la Révolution française. Nouv. éd. de la 3 e éd. rev. et aug.
de 1869. Paris, C. Marpon et E. Flammarion, [1879] (1847-1853). 9 t.

IL Ouvrages généraux et études

AGULHON, Maurice. Nouvelle histoire de la France contemporaine, t. 8 : 1848 ou


l'apprentissage de la République, 1848-1852. Nouv. éd. rev. et aug. Paris, Seuil, 1992
(1973). 290 p. Coll. « Points histoire », n° H108.

ARASSE, Daniel. La guillotine et l'imaginaire de la Terreur. Paris, Flammarion, 1987.


217 p.

AUBRY, Dominique. Quatre-vingt-treize et les Jacobins : regards littéraires duXDC siècle.


Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1988. 346 p.

BAKER, Keith M., éd. The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture,
vol. 4 : The Terror. S. 1. Pergamon Press, 1994. xxvii-398 p.

BARTHES, Roland. Michelet. T éd. Paris, Seuil, 1988 (1954). 189 p. Coll. « Points
littérature ».

BENICHOU, Paul. Le temps des prophètes : doctrines de l'âge romantique. Paris,


Gallimard, 1977. 589 p. Coll. « Bibliothèque des idées ».

BÉTOURNÉ, Olivier et Aglaia I. HARTIG. Penser l'histoire de la Révolution : deux siècles


de passion française. Paris, La Découverte, 1989. 240 p. Coll. « Armillaire ».

BIHOREAU, Dominique. La pensée politique et sociale en France au XVC siècle. Paris,


Ellipses, 1995. 160 p.
178

BOULOISEAU, Marc. Nouvelle histoire de la France contemporaine, t. 2 : La République


jacobine, 10 août 1792-9 thermidor an IL Paris, Seuil, 1972. 289 p. Coll. « Points
histoire »,n° H102.

COBB, Richard. Terreur et subsistances, 1793-1795. Paris, Clavreuil, 1965. 397 p. Coll.
« Études d'histoire révolutionnaire ».

DUPUY, Roger, dir. Pouvoir local et Révolution, 1780-1850 : la frontière intérieure. Actes
du colloque international de Rennes, 28 septembre-1er octobre 1993. Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 1995. 577 p.

FAUQUET, Éric. Michelet ou la gloire du professeur d'histoire. Paris, Cerf, 1990. 454 p.
Coll. « Passages ».

FURET, François. Penser la Révolution française. Paris, Gallimard, 1978. 261 p. Coll.
« Bibliothèque des histoires ».

. La gauche et la Révolution française au milieu du XDC siècle : Edgar Quinet et


la question dujacobinisme, 1865-1870. Textes présentés par Marina Val ensise. Paris,
Hachette, 1986. 317 p. Coll. « Librairie du Bicentenaire de la Révolution française ».

et Mona OZOUF, dir. Dictionnaire critique de la Révolution française. Paris,


Flammarion, 1988. 1122 p.

. La Révolution. Nouv. éd. Paris, Hachette, 1997 (1988). 2 t. Coll. « Histoire de


France Hachette/Pluriel ».

GENDRON, François et Jean-René SURATTEAU, dir. Dictionnaire historique de la


Révolution française. Paris, Presses universitaires de France, 1989. xlvii-1133 p.

GÉRARD, Alice. La Révolution française, mythes et interprétations (1789-1970). Paris,


Flammarion, 1970. 140 p. Coll. « Questions d'histoire », n° 21.

GODECHOT, Jacques. Un jury pour la Révolution. Paris, Robert Laffont, 1974. 379 p. Coll.
« Science nouvelle ».

GOSSELIN, Ronald. Les almanachs républicains : traditions révolutionnaires et culture


politique des masses populaires de Paris (1840-1851). Préface de Maurice Agulhon
et postface de Michel Vovelle. Paris et Sainte-Foy, L'Harmattan/Presses de
l'Université Laval, 1992. 330 p. Coll. « Chemins de la mémoire ».

GROSS, Jean-Pierre. Fair Shares for Ail : Jacobin Egalitarianism in Practice. Cambridge,
Cambridge University Press, 1997.xii-255p. Coll. «Past and Present Publications».
179

HUMILIÈRE, Jean-Michel, présenté par. Louis Blanc (1811-1882). Paris, Éditions


ouvrières, 1982. 162 p. Coll. « Aux sources du socialisme ».

LEFORT, Claude. Essais sur le politique (XDC-XX* siècles). Paris, Seuil, 1986. 333 p.
Coll. « Esprit ».

LÉVÊQUE, Pierre. Histoire des forces politiques en France, t. 1 : 1789-1880. Paris,


Armand Colin, 1992. 370 p. Coll. « U science politique ».

LOUBÈRE, Leo A. Louis Blanc : His Life and his Contribution to the Rise of French
Jacobin-Socialism. Réimpr. S. 1., Northwestern University Press, 1965 (1961).
xii-256 p.

LUCAS, Colin. La structure de la Terreur : l'exemple de Javogues et du département de


la Loire. Trad, de l'éd. brit. de 1973 par Gérard Palluau. Saint-Etienne, CIEREC,
1990. xiv-375 p. Coll. « Librairie du Bicentenaire de la Révolution française/
Université Jean Monnet : Travaux », n° lxix.

MARTIN, Jean-Clément. La France en Révolution, 1789-1799. Paris, Belin, 1990. 255 p.


Coll. « Belin sup, histoire ».

. Révolution et Contre-Révolution en France, 1789-1989 : les rouages de l'histoire.


Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1996. 229 p. Coll. « Histoire ».

. Contre-Révolution, Révolution et nation en France, 1789-1799. Paris, Seuil, 1998.


367 p. Coll. « Points histoire », n° H250.

MELLON, Stanley. The Political Uses of History : A Study of Historians in the French
Restoration. Stanford, Stanford University Press, 1958. 226 p.

MITZMAN, Arthur. Michelet, Historian : Rebirth and Romanticism in Nineteenth-Century


France. New Haven et Londres, Yale University Press, 1990. xxv-339 p.

MONOD, Gabriel. La vie et la pensée de Jules Michelet (1798-1852). Préface de Charles


Bémont. Réimpr. Genève et Paris, Slatkine Reprints/Honoré Champion, 1975 (1923).
v-262 p.

PALMER, Robert R. Le gouvernement de la Terreur : l'année du Comité de salut public.


Trad, de l'éd. américaine de 1969 par Marie-Hélène Dumas, préface de François Furet.
Paris, Armand Colin, 1989. 361 p. Coll. « Librairie du Bicentenaire de la Révolution
française ».
180

PLESSIS, Alain. Nouvelle histoire de la France contemporaine, t. 9 : De la fête impériale au


mur des fédérés, 1852-1871. T éd. rev. Paris, Seuil, 1979 (1973). 256 p. Coll.
« Points histoire », n° H109.

RAGIN, Charles C. The Comparative Method : Moving Beyond Qualitative and Quantitative
Strategies. Berkeley, University of California Press, 1987. xvii-185 p.

RÉMOND, René. La vie politique en France, t. 2 :1848-1879. Réimpr. Paris, Armand Colin,
1986(1969). 379 p. Coll. « U » .

, dir. Pour une histoire politique. 2e éd. rev. Paris, Seuil, 1996 (1988). 443 p. Coll.
« Points histoire », n° H199.

RENARD, Edouard. Louis Blanc : sa vie - son oeuvre. Paris, Hachette, 1928. xx-188 p.

REVAULT D'ALLONNES, Myriam. D'une mort à l'autre .précipices de la Révolution. Paris,


Seuil, 1989. 238 p. Coll. « Esprit ».

RIGNEY, Ann. The Rhetoric of Historical Representation : Three Narrative Histories of the
French Revolution. Cambridge, Cambridge University Press, 1990. xii-190 p.

SUTHERLAND, Donald M. G. France 1789-1815 : Revolution and Counterrevolution.


Réimpr. New York et Oxford, Oxford University Press, 1986 (1985). 493 p.

TULARD, Jean, dir. Dictionnaire du Second Empire. Paris, Fayard, 1995. 1347 p.

VIALLANEIX, Paul. Michelet, les travaux et les jours, 1798-1874. Paris, Gallimard, 1998.
591 p. Coll. « Bibliothèque des histoires ».

VIDALENC, Jean. Louis Blanc (1811-1882). Paris, Presses universitaires de France, 1948.
69 p. Coll. « Centenaire de la révolution de 1848 ».

VOVELLE, Michel. Combats pour la Révolution française. Paris, La Découverte/Société des


études robespierristes, 1993. 381 p. Coll. « Textes à l'appui, série Histoire
contemporaine ».

.. Les Jacobins : de Robespierre à Chevènement. Paris, La Découverte, 1999. 190 p.


Coll. « Textes à l'appui, série Histoire contemporaine ».

WHITE, Hayden. Mefa/n'story.' The Historical Imagination in the Nineteenth-Century Europe.


Réimpr. Baltimore et Londres, The Johns Hopkins University Press, 1975 (1973). xii-
448 p. Coll. « European History, Philosophy : Johns Hopkins Paperback ».
181

III. Articles

BAECHLER, Jean. « Les présupposés de la comparaison dans les sciences sociales ». Revue
européenne des sciences sociales, t. 24, n° 72 (mars 1986), p. 17-32.

BIARD, Michel. « Les pouvoirs des représentants en mission (1793-1795) ». Annales


historiques de la Révolution française (ci-après AHRF), n° 311 (janvier-mars
1998), p. 3-24.

BOSSUT, Nicole. « Terreur à Clamecy : quelques réflexions ». AHRF, n° 311 (janvier-mars


1998), p. 49-77.

DELON, Michel. « La Saint-Barthélémy et la Terreur chez Mme Staël et les historiens de la


Révolution au XIXe siècle ». Romantisme, vol. 11, n° 31 (1981), p. 49-62.

DUPUY, Roger. « Esquisse d'un bilan provisoire ». Dans Les résistances à la Révolution,
Actes du colloque de Rennes, 17-21 septembre 1985, présentés par Roger Dupuy et
François Lebrun, Paris, Imago, 1987, p. 469-474.

FOURNIER, Georges. « La vie politique au village en l'an II ». AHRF, n° 300 (avril-juin


1995), p. 273-282.

FURET, François. « La Révolution sans la Terreur? Le débat des historiens du XIXe siècle ».
Le débat, n° 13 (juin 1981), p. 40-54.

. « Révolution française et tradition jacobine ». Dans The French Revolution and the
Creation of Modern Political Culture, vol. 2 : The Political Culture of the French
Revolution, Colin Lucas, éd., Oxford, Pergamon Press, 1988, p. 329-339.

_. « L'idée de république et l'histoire de France au XIX e siècle ». Dans Le siècle de


l'avènement républicain, François Furet et Mona Ozouf, dir., Paris, Gallimard, 1993,
p. 287-312, coll. « Bibliothèque des histoires/Librairie du Bicentenaire de la
Révolution française ».

GRUDER, Vivian R. « Whither Revisionism? Political Perspectives on the Ancien Régime ».


French Historical Studies, vol. 20, n° 2 (printemps 1997), p. 245-287.

HUARD, Raymond. « L'exceptionnalité française : le XIXe siècle ». Dans La passion de la


République : un itinéraire français, Michel Vovelle et al., Paris, Éditions sociales,
1992, p. 128-184.

MUCCHIELLI, Alex. « Méthode qualitative ». Dans Dictionnaire des méthodes qualitatives


en sciences humaines et sociales, Alex Mucchielli, dir., Paris, Armand Colin, 1996,
p. 182-184, coll. « U » , n ° 318.
182

ORR, Linda. « French Romantic Histories of the Revolution : Michelet, Blanc, Tocqueville
- A Narrative ». Dans The French Revolution, 1789-1989 : Two Hundred Years of
Rethinking, Sandy Petrey, éd., n° spécial du périodique The Eighteenth Century :
Theory and Interpretation, Lubbock, Texas Tech University Press, 1989, p. 123-142.

. « La réforme du discours historique romantique : Louis Blanc, Michelet et "les


autres" ». Dans Mélanges offerts à Paul Viallaneix : révolutions, résurrections
et avènements, textes réunis par Simone Bernard-Griffiths et Stéphane Michaud,
Paris, SEDES, 1991, p. 131-136.
r

SOLE, Jacques. « The Historiography of the French Revolution ». Dans Companion to


Historiography, Michael Bentley, éd., Londres et New York, Routledge, 1997,
p. 509-525.

VIALLANEIX, Paul. « Michelet et la Révolution vivante ». Europe, vol. 51, n° 535-536


(novembre-décembre 1973), p. 3-15.

. « Michelet et la révélation de 1789 ». Romantisme, vol. 15, n° 50 (1985), p. 61-74.

_. « Michelet et les Girondins : révision d'un procès ». Dans La Gironde et les


Girondins, François Furet et Mona Ozouf, dir., Paris, Payot, 1991, p. 73-87, coll.
« Bibliothèque historique Payot/Librairie du Bicentenaire de la Révolution française ».

_. « Une histoire révolutionnaire de la Révolution ». Dans Un lieu de mémoire


romantique : la Révolution de 1789, présenté par Simone Bernard-Griffiths, Naples,
Vivarium, 1993, p. 117-122, coll. « Biblioteca europea », n° 3.

_. « Michelet et l'avènement de la République ». Europe, vol. 76, n° 829 (mai 1998),


p. 7-12.
ANNEXE A : LA GRILLE DE LECTURE

a
CL.
D
tu
a.

en uu
3 o
a. O

1
TYRAN,

DICTA-
TURE,
ETC.
ROI,

RELIGION,
PRÊTRE,
CATHO-
LIQUE,

ETC.

Z
O
Z
<
Q

m ce
O ïï
os a.

S UJ

a.
U

P
S o

o 5
È Q
5

z
ta
O
CJ
<

ôm

os

UJ
H

H
u

ë! «s
-J ca 31

Vous aimerez peut-être aussi