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licence

Groupe Eyrolles 61, bd Saint-Germain 75240 Paris cedex


05

www.editions-eyrolles.com
Du même auteur : Animer un groupe, leadership,
communication et résolution de conflits, Paris, Éditions
Eyrolles, 2007.
Sortir des conflits avec les autres, Paris, Éditions Eyrolles,
2007 (3e édition).
Christophe Carré est enseignant et formateur en
communication. Ilanime des ateliers et des conférences sur
la régulation des conflits, lacréativité, l’affirmation de soi et
le mieux-être personnel et relationnel.
Cet ouvrage est paru dans une première édition sous le
titre Halte aux manipulateurs.
Le code de la propriété intellectuelle du 1er juillet
1992 interdit en effet expressément la photocopie à
usage collectif sans autorisation des ayants droit.
Or, cette pratique s’est généralisée notamment
dans les établissements d’enseignement,
provoquant une baisse brutale des achats de livres,
au point que la possibilité même pour les auteurs de créer
des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement
est aujourd’hui menacée. En application de la loi du 11
mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou
partiellement le présent ouvrage, sur quelque support que
ce soit, sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français
d’Exploitation du Droit de Copie, 20, rue des Grands-
Augustins, 75006 Paris.
© Groupe Eyrolles, 2004, 2007
ISBN :978-2-212-53923-3
Composé par Sandrine Rénier Achevé d’imprimer : Jouve,
Paris N° d’éditeur : 3510
N° d’imprimeur : 338826L
Dépôt légal : juillet 2007
Imprimé en France
Christophe CARRÉ

La manipulation au quotidien
La repérer, la déjouer et en jouer

Deuxième édition 2007


Du même auteur

Dans la même collection, chez le même éditeur :


Juliette Allais, La psychogénéalogie Valérie Bergère, Moi ?
Susceptible ? Jamais !
Sophie Cadalen, Inventer son couple Marie-Joseph Chalvin,
L’estime de soi Ann Demarais, Valerie White, C’est la
première impression qui compte Jacques Hillion, Ifan Elix,
Passer à l’action Lorne Ladner, Le bonheur passe par les
autres Lubomir Lamy, L’amour ne doit rien au hasard Dr.
Martin M. Antony, Dr. Richard P. Swinson, Timide ? Ne
laissez plus la peur des autres vous gâcher la vie Virginie
Megglé, Couper le cordon Virginie Megglé, Face à
l’anorexie Ron et Pat Potter-Efron, Que dit votre colère ?
Dans la série « Les chemins de l’inconscient », dirigée
par Saverio Tomasella :
Saverio Tomasella, Faire la paix avec soi-même Catherine
Podguszer, Saverio Tomasella, Personne n’est parfait !
Christine Hardy, Laurence Schifrine, Saverio Tomasella,
Habiter son corps Gilles Pho, Saverio Tomasella, Vivre en
relation Martine Mingant, Vivre pleinement l’instant
Sommaire

Sommaire

Introduction

I Qui manipule qui ?

1 La manipulation dans tous ses états


Définir la manipulation

En quoi consiste la manipulation ?

Être manipulé n’est pas un sentiment

Pourquoi se laisse-t-on manipuler ?

Sur quoi se fonde la manipulation ?

Les jeux relationnels

Les biais cognitifs

Les réactions affectives ou instinctives

Le conditionnement et les pressions

Les personnes manipulées sont-elles plus stupides que les autres ?

Pourquoi manipule-t-on ?

Le jeu de l’ego
La manipulation : une spécificité humaine ?

La manipulation : une notion ancestrale

Ce vieux Renart

Démocratie et manipulation

L’hypocrisie ambiante

Ruse des faibles, stratégie des puissants

2 Que celui qui n’a jamais manipulé


Le manipulateur, c’est toujours l’autre

Sommes-nous tous des manipulateurs nés ?

La manipulation a-t-elle un sexe ?

Peut-on ne pas manipuler ?

La plupart de nos échanges relationnels relèvent de la manipulation

Les échanges complémentaires

Les échanges croisés

Les échanges piégés

Séduire, est-ce manipuler ?

3 Le manipulateur, portrait en pied


Petits et grands manipulateurs

Naît-on manipulateur ?

Pourquoi devient-on manipulateur ?

Les manipulateurs sont-ils tous malheureux ?

Les problèmes d’étiquetage

Comment reconnaître les « vrais » manipulateurs ?


La fréquence

L’intensité

La diversité des moyens

La multiplication des cibles

Des mots réducteurs

Se sait-on manipulateur ?

Bourreau, victime ou sauveteur… cherchez le manipulateur !

Les bourreaux

Les victimes

Les sauveteurs

Menteurs, mythomanes et manipulateurs

Toute la vérité sur le mensonge

Petits et gros mensonges

Pourquoi ment-on ?

Le menteur est un manipulateur

La mythomanie

4 Les effets de la manipulation


La personne manipulée

Le manipulateur

La relation

L’environnement

Des effets « élastiques »

Une vulnérabilité variable

Les conséquences psychologiques de la manipulation


La honte d’avoir été dupé

Le sentiment de solitude

Le sentiment de dévalorisation

La mise en doute des capacités de communication

La perte de confiance en soi

Idéalisation du manipulateur

La liberté amputée

La peur

L’agressivité envers les proches

Le passage de manipulé à manipulateur

Manipulation et violence

La manipulation source de conflit

Un cas extrême : la perversion narcissique

Pervers et narcissique

La fiche d’identité du pervers narcissique

Les méthodes du pervers narcissique

Du côté de la victime

Quel avenir avec un pervers narcissique ?

Portrait-robot de la victime en douze points

II Les ressorts de la manipulation 1 Pourquoi


sommes-nous si facilement manipulables ?
L’automanipulation

Encore et toujours…

Le piège « abscons »
Un monde subjectif

Conséquences tragiques de réalités imaginaires

Nos différentes sources de conditionnement

Réponse à tout

Soumission à l’autorité

La notion de dichotomie

Le regard des autres

Groupe et manipulation

Normalisation

Pensée de groupe

2 L’art de la manipulation
Choisir la cible

Les principes fondamentaux

Principe n° 1 : être fidèle à ses engagements

Principe n˚ 2 : rendre la pareille

Principe n˚ 3 : faire comme tout le monde

Principe n˚ 4 : respecter l’autorité

Principe n˚ 5 : rechercher la sympathie

Principe n˚ 6 : être attiré par ce qui est rare

Le script manipulatoire

Les techniques du manipulateur

L’illusion du libre choix

Le contact physique

Les jeux de contraste


La demande minime

Le premier pas

Le catalogage

L’amorçage

Le leurre

L’isolement de la victime

Les arguments du manipulateur

Les autres sont adultes

Les autres ont des problèmes

Le monde est une jungle

La société est hypocrite

L’honnêteté ne paie pas

3 Manipulation et communication
L’inévitable communication…

Les deux niveaux de la communication

Le contenu

La relation

Manipulation versus communication

Des messages dépourvus de clarté

Un interlocuteur non pris en compte

Une relation malsaine

Deux grands modes de manipulation

Les manipulations liées au contenu du message

La désinformation
Les arrangements de la réalité

La généralisation

La sélection

La distorsion

Les paradoxes

D’autres procédés aliénants

L’amalgame

La morale

Les exigences

La comparaison

Les mots piégés

Les manipulations affectives

III Bas les masques !

1 Comment désamorcer la manipulation


Enrayer la manipulation

Éviter de s’automanipuler

Changer son fusil d’épaule

Cesser de croire que le monde est comme on l’imagine

Cesser de culpabiliser

Choisir ou décider sans se laisser manipuler

S’affirmer

Gérer ses émotions

Identifier les personnalités manipulatrices


Comment détecter un manipulateur

Votre corps vous parle

Un sentiment de dévalorisation

La non-remise en question : un indice

La manipulation, et elle seule !

Un discours peu clair

Un manque d’assurance suspect

L’inconstance

Une relation intéressée

Un sens moral douteux

La carte de la sympathie

Une tendance au mimétisme

Des tentatives d’isolement

Comment déjouer l’emprise manipulatoire

Déjouer les pièges du langage

Recadrer les généralisations

Combler les manques

Démonter les raisonnements extravagants

Des négociations difficiles

Démonter le mécanisme

L’arroseur arrosé

La contre-manipulation

Faire preuve d’humanité

La méthode non violente


Transformer un comportement manipulateur

2 Le quotidien avec des manipulateurs


Proximité et lien affectif

La manipulation dans le milieu familial

Le style familial influence la vie de chacun

Comment limiter les manipulations familiales

Le parent, l’enfant, l’adulte

L’état du moi parent

L’état du moi enfant

L’état du moi adulte

La pédagogie noire

L’enfant manipulateur

Comment agir avec un enfant manipulateur ?

Menaces, récompenses et sentiment de liberté

La manipulation dans le couple

Comment vivre avec un conjoint manipulateur ?

Que faire ?

Les amis manipulateurs

Que faire ?

3 La manipulation positive !
L’effet placebo

Psychologie sociale et manipulation

Cas de manipulation positive


La psychologie de l’engagement

Les conditions de l’engagement

Sentiment de liberté

Présence des autres

Proximité temporelle

Personnalisation

Non-retour

Répétition

Portée de l’acte

Réceptivité

Faibles enjeux

Justification

Pour pratiquer la manipulation positive

Des règles éthiques à respecter

« À qui profite le crime ? »

« Silence, on manipule »

Conclusion

Bibliographie
Introduction

Lorsque vous qualifiez quelqu’un de manipulateur, le terme


n’a sans doute aucune connotation positive dans votre
esprit. Si vous tirez ce constat, c’est probablement parce
qu’il vous est arrivé, à vous ou à quelqu’un de votre
entourage, de payer une note psychique plus ou moins
salée pour les agissements obscurs du manipulateur. Être
manipulé fait mal. La souffrance ressentie a éveillé un
malaise, avant de susciter chez vous des plaintes et du
ressentiment. Certaines personnes manipulées évoquent
même un véritable désir de revanche : « Il faut qu’il paye
pour le mal qu’il m’a fait… »
Dites-vous bien que ces émotions sont normales et
légitimes. Je ne connais pas une seule personne, saine
d’esprit, qui ait jamais éprouvé la moindre satisfaction
d’avoir été influencée négativement. Quelles que soient la
situation, l’ampleur et les conséquences de la manœuvre,
c’est généralement plutôt le silence, la honte, la culpabilité
ou, dans les cas les plus graves, le déni de soi qui sont au
rendez-vous.
Nous côtoyons en permanence des personnes qui
souhaitent se servir de nous, afin de nous dominer ou pour
nous faire adopter certains types de comportements
auxquels nous ne consentons pas vraiment. Et nous avons
le sentiment que les manipulateurs sont partout : au
travail, en amour, dans notre entourage familial ou social,
dans la finance, dans les médias, dans la pub, dans le
commerce, en politique, etc. À partir de quand peut-on dire
de quelqu’un qu’il est un « vrai » manipulateur ? Les
petites manipulations que nous vivons au quotidien font-
elles partie de la vie ? N’avons-nous pas tendance à les
dramatiser ?
La prise de conscience d’avoir été manipulés survient, neuf
fois sur dix, après la période pendant laquelle nous avons
été sous l’emprise du manipulateur. C’est un paradoxe
auquel ont été confrontées la plupart des personnes
manipulées : « Pour pouvoir agir efficacement contre la
manipulation, il aurait fallu que je puisse observer la
situation d’un œil extérieur, pour me rendre compte de ce
qui se jouait contre moi. » Franchir ce cap est rarement
facile, car nous participons au mouvement dans lequel nous
sommes entraînés : comment être convaincu du bien-fondé
de notre analyse ?
Comment éviter de culpabiliser, puisque la culpabilité
constitue précisément l’un des piliers sur lequel va
s’appuyer le manipulateur ? Pouvons-nous nous détacher
de l’emprise du manipulateur et ouvrir les yeux avant qu’il
ne soit trop tard ? Quels sont les différents indicateurs qui
nous permettront de démasquer les manipulateurs et de
découvrir leurs enjeux cachés sans avoir à nous lancer dans
des escalades manœuvrières ou conflictuelles parfaitement
improductives ?
Subir le pouvoir d’un individu qui utilise des moyens
détournés pour nous inciter à faire ou à penser d’une façon
qui ne nous est pas naturelle modifie le regard que nous
portons sur nous-même. « Suis-je bête ! Comment ai-je pu
me laisser aussi facilement abuser ? » ; « Il m’a roulé dans
la farine et je n’y ai vu que du feu ! » ; « J’étais loin de me
douter que j’étais aveugle à ce point. » ; « Je me suis senti
humilié par cette personne. Je préfère ne pas en parler. »
Ces phrases, souvent entendues dans la bouche de
personnes manipulées, montrent combien nous nous
sentons déshonorés, trompés par ces procédés. Et ces
sentiments sont d’autant plus forts et douloureux que nous
avions la conviction de jouer franc-jeu avec le
manipulateur, d’être clair, droit, honnête, de rechercher à
établir avec lui une « belle » relation, sans équivoque
aucune. Les relations humaines sont-elles à ce point
complexes ?
Le manipulateur parvient souvent à nous faire douter de
notre propre capacité à gouverner nos choix, nos attitudes
et nos actions. Cependant, il nous arrive - curieusement -
de lui reconnaître un art de la ruse et de la mise en scène.
Lorsque nous sommes parfaitement conscients de ses
agissements contre notre personne, nous ne sommes
disposés à faire preuve d’indulgence à son égard que s’il
nous a enfermés dans un jeu pervers particulièrement
destructeur.
Dans les cas les plus sérieux, la personne manipulée
demeure sidérée. Elle se vide littéralement de son énergie
vitale. Si le dispositif s’auto-alimente et se renforce, il peut
aboutir à des traumatismes psychologiques profonds et,
dans les situations les plus graves, se solder par la mort,
directement causée ou non, de cette personne.
Ce livre devrait vous permettre de pointer les systèmes
relationnels dans lesquels vous êtes engagé et de retrouver
confiance en vous. « Savoir » est un premier pas vers «
pouvoir ». Une meilleure connaissance des processus qui
sont en jeu dans la manipulation vous permettra de mieux
saisir comment vous-même vous fonctionnez, et les
comportements automatiques qui vous fragilisent. Elle vous
permettra aussi de comprendre comment agissent les
manipulateurs de toutes natures, et de vous protéger
efficacement contre eux, sans pour autant devenir
paranoïaque et voir des manipulateurs à chaque coin de
rue !
Vivre au côté d’un manipulateur, dans son environnement
professionnel, sa vie familiale ou son cercle d’amis pose un
certain nombre de problèmes que nous examinerons
également ensemble. Comment partager l’existence d’un
conjoint ou d’un amant manipulateur ? Que faire lorsque ce
sont vos parents ou vos propres enfants qui vous
manipulent ? Des pistes vous seront proposées pour sortir
de telles impasses. À vous de les adapter à votre cas
personnel pour les expérimenter. Il n’y a pas de recette.
Chaque situation est singulière, la communication humaine
n’est pas une science exacte et, encore une fois, les
relations entre les gens sont beaucoup plus complexes que
les explications que l’on peut en donner.
Opposer de façon radicale, d’un côté le méchant
manipulateur, et de l’autre le pauvre manipulé, la victime et
son persécuteur, le prédateur et sa proie, c’est adhérer à
une vision manichéenne simpliste à laquelle, en toute
humilité, ce livre souhaite échapper. Faire la publicité
d’une telle approche, c’est encourager la victimisation - une
solution de facilité à laquelle, malheureusement, beaucoup
de gens ont recours et qui relève souvent d’une stratégie
manipulatoire inconsciente. Cette attitude, proche de la
passivité, ne représente, au mieux, qu’une aide provisoire.
Elle ne permet pas d’être pleinement acteur de sa vie. En
outre, les choses sont rarement aussi tranchées. Sans
doute avons-nous tous des penchants manipulateurs, et il
faut bien reconnaître que la société dans laquelle nous
vivons ne manque pas d’hypocrisie à l’égard de certaines
pratiques d’influence parfois douteuses.
La manipulation est-elle, par définition et
irrémédiablement, un procédé malhonnête et répréhensible
? Si c’est votre opinion, ce livre risque de contrarier votre
vision des choses. Au lieu de chercher à bannir ex cathedra
les techniques manipulatoires - ce qui, entre nous, relève
d’un idéalisme « inhumain » -, nous pouvons plutôt les
explorer pour inciter les gens à faire librement ce qui est
bon pour eux. La dernière partie de ce livre vous donne les
clés éthiques et pratiques pour user à bon escient de la
manipulation.
Cet ouvrage est à la fois un outil d’analyse et de réflexion
sur la manipulation interpersonnelle et un guide pratique.
Il intègre de nombreuses connaissances, découvertes et
recherches expérimentales empruntées à la psychologie
sociale, aux sciences de la communication, à la systémique,
à la pragmatique de Palo Alto, aux neurosciences, à
l’analyse transactionnelle, à la programmation
neurolinguistique… entre autres !
Les manipulations que nous observons, que nous subissons
ou que nous pratiquons au quotidien peuvent nous
conduire vers des issues dramatiques. Elles sont aussi
riches d’enseignements sur notre environnement, sur nous-
même et sur la nature des relations que nous entretenons
avec les autres. J’espère que la lecture de ce livre vous
permettra d’affiner votre lecture du monde.
Partie I

Qui manipule qui ?


Si vous pensez sérieusement que la manipulation est un
phénomène marginal réservé à des individus
particulièrement toxiques, pervers ou malveillants, c’est
que vous faites preuve d’un bel optimisme à propos du
genre humain, voire d’un brin de naïveté, fort sympathique
au demeurant, mais qui ne correspond pas toujours à la
réalité des relations humaines. La lecture des dix situations
vécues présentées ci-dessous devrait vous permettre de
revoir votre position.

La fille de Catherine

Catherine est agréablement surprise par l’attitude de sa


fille Léa, une adolescente de 14 ans. Ce matin, Léa a
participé au repassage et au rangement du linge, puis
s’est empressée de remettre la cuisine en ordre. En début
d’après-midi, Léa demande à sa mère l’autorisation de se
rendre à un concert, le soir même, avec un groupe de
copains. Catherine ne se sent pas le droit de refuser.

L’humour du mari

Isabelle est une femme de nature plutôt réservée, qui


souffre depuis l’enfance d’une malformation du palais, qui
l’oblige à nasaliser certaines consonnes. Depuis quelques
semaines, son mari Bruno a pris la désagréable habitude
de l’appeler « Coin-Coin » en public. Isabelle a dit à Bruno
qu’elle n’appréciait pas ce sobriquet. Il lui a rétorqué que
c’était un surnom affectueux et qu’elle manquait
totalement d’humour.

La collègue pressée

Une importante série de documents figure en file


d’attente sur le gestionnaire d’impression du service de
Georges. Marie, qui n’a pas la patience d’attendre, lance
d’une voix décidée : « Cela ne vous dérange pas que je
passe en priorité ? Il faut absolument que j’imprime ce
dossier. » Les six collaborateurs de Georges acceptent
sans broncher de lui céder la place.

L’art de la vente

Antoine est vendeur chez un cuisiniste connu. Il reçoit un


jeune couple, Christine et Jean-Paul, qui viennent
d’acquérir une maison en ville. Venus par simple curiosité
afin de « pêcher des idées » pour leur nouvelle habitation,
Christine et Jean-Paul quittent le magasin après avoir
signé un bon de commande pour une cuisine entièrement
équipée, à un tarif d’ailleurs bien supérieur à celui qu’ils
auraient obtenu s’ils avaient consulté la concurrence.

Mer ou montagne ?

Comme chaque année, au moment de choisir le lieu de


destination de leurs vacances, Gisèle et André se
querellent. Elle préfère la montagne, lui la mer. André finit
par obtenir gain de cause en évoquant de fausses
difficultés respiratoires. En outre, il reproche à sa
compagne de faire des histoires pour des babioles.
Arguments chocs

Dans les années 1990, après la mort d’un jeune Comorien


victime d’un tabassage musclé infligé par des colleurs
d’affiches, le chef de file du principal parti d’extrême
droite français, invité à l’émission « 7 sur 7 » de la chaîne
privée généraliste TF1, réussit, par une habile manœuvre
de retournement, à convaincre une partie des
téléspectateurs. Selon lui, les agresseurs étaient en
réalité les victimes, « l’accident » représentant un drame
malheureux de l’autodéfense imputable à l’atmosphère
génératrice de peur qui régnait dans les banlieue1 !

La cadette

L’été approche. Sophie et Véronique se querellent à


propos des dates d’occupation de la maison familiale,
située sur la côte atlantique. L’une et l’autre briguant la
même période, Sophie déclare à son aînée : « Si maman
était encore là, tu ne serais pas aussi désagréable avec
moi. D’ailleurs, je suis sûr qu’elle me donnerait raison ! »
Écœurée, mal à l’aise, Véronique abandonne la partie.

La bonne affaire

Hugo sait pertinemment que Serge refusera de lui prêter


les 300 euros qu’il lui demande, mais c’est un stratagème
destiné à le convaincre de lui prêter les 50 euros dont il a
réellement besoin. Serge éprouvera des difficultés à
opposer deux refus successifs à son ami Hugo. Et 50
euros, c’est bien peu, surtout par rapport aux 300
demandés dans un premier temps !
Jaloux

Stéphane ne supporte pas qu’une femme ait été mise à la


tête du service informatique où il travaille, d’autant que,
secrètement, il briguait ce poste. Pour déstabiliser cette
responsable, il s’emploie à mettre les fichiers clients sens
dessus dessous et à jeter à la corbeille des courriers
importants. Afin de tromper l’ennemi, il est d’ailleurs le
premier à s’offusquer des troubles causés par ses propres
méfaits et à émettre, à mots couverts, des doutes quant
aux compétences de la nouvelle venue.

Pour la bonne cause

Pas plus tard qu’hier, dans le couloir du métro, un homme


à l’allure sympathique me demande si j’accepte de
soutenir une cause humanitaire en signant une pétition. Il
se présente comme une personne bénévole. Je suis bien
luné, en avance sur l’heure de mon rendez-vous, et la
démarche me paraît louable. J’accepte. Il me tend un
document déjà bien rempli sur lequel il m’invite à inscrire
mon nom et ma signature. Je viens d’accepter une petite
demande qui ne me coûte pas grand-chose. Mais il
souhaite que je conforte mon engagement par un petit
geste au portefeuille.

Vos propres expériences viendraient sans doute multiplier


ce type d’exemples. En effet, je suis persuadé que ces
situations ont pour vous un air de déjà vu, de déjà entendu
ou de déjà vécu. Petits ou grands, préoccupants ou sans
gravité, médiatiques ou non, les phénomènes
manipulatoires, car c’est bien de manipulation qu’il s’agit
dans ces situations, ponctuent le cours de notre vie, sans
que nous en ayons toujours conscience.
La première partie de ce livre s’attache à établir un état
des lieux de la manipulation. Qu’est-ce qui « fait » la
manipulation, quelles visions en avons-nous et que cachent
les différentes significations qui gravitent autour de ce mot
?
La manipulation est-elle une invention récente,
typiquement humaine ? Peut-on considérer que les
animaux, eux aussi, pratiquent des stratégies
manipulatoires ? Mais au fait… à partir de quand un
individu peut-il être considéré, à proprement parler, comme
un manipulateur ? Doit-il inspirer de la méfiance ? Pourquoi
une personne est ou devient manipulatrice ? Y a-t-il des
manipulateurs heureux et fiers de l’être ? Quels sont les
effets possibles de la manipulation sur la personne
manipulée ? Est-elle une victime parfaitement responsable
de ce qui lui arrive, une personne naïve, quelqu’un qui l’a «
bien cherché » ? Serions-nous manipulés si nous n’étions
pas nous-mêmes manipulateurs ?

1. Le texte du débat télévisé, riche en manipulations,


fait l’objet d’une analyse détaillée dans l’ouvrage de
Philippe Breton, La Parole manipulée, Éditions La
Découverte & Syros, Paris, 1997.
Chapitre 1

La manipulation dans tous


ses états

Définir la manipulation
La « manipulation », entendue dans le sens d’une
manœuvre malhonnête, est relativement récente, puisque
ce n’est qu’au XVIIIe siècle que cette acception apparaît
dans la langue française. Étymologiquement, le mot vient
du latin manipulus qui signifie « poignée ». Il est à noter
que dans la 3e édition du Littré, qui date de 1984, la
manipulation est définie comme une « exécution de
diverses opérations en chimie, pharmacie, etc. », sans qu’il
soit fait mention de sa dimension stratégique. L’édition de
1996 du Petit Robert place d’ailleurs cette occurrence en
quatrième entrée, après l’expérience de laboratoire (ou
scolaire) et l’ingénierie génétique, le geste de remise en
place des articulations et la branche de la prestidigitation
qui repose sur l’habileté des mains. Une valeur sociale
péjorative lui est accordée, renforcée par des lieux
communs : manipulations électorales, manœuvre,
tripotage, magouille…
La dimension occulte de calcul, de combinaison, de trucage
prédomine dans de nombreuses définitions. La
manipulation semble n’avoir aucune valeur créatrice,
comme si elle constituait la part sombre, l’image
dégradante et la dimension secrète de l’activité humaine et
de la vie en société.
Dans ce dernier sens, le mot manipulation, tel que nous
l’entendons aujourd’hui, a de nombreux synonymes,
d’apparition souvent plus ancienne dans la langue
française, par exemple le mot « manœuvre » donné dans le
Petit Robert comme « un moyen ou un ensemble de moyens
mis en œuvre pour atteindre un but, généralement par ruse
et artifice. Combinaison, intrigue, machination, manigance
ou, plus familièrement, fricotage, grenouillage ». On dira
souvent plus volontiers : « J’ai été victime d’une
manipulation » que « je me suis laissé prendre dans une
machination » ou « Édouard est un sale manipulateur »
plutôt que « Édouard est un sale manœuvrier ». Le mot n’a
pas la même résonance affective que ses équivalents.

En quoi consiste la manipulation ?


La manipulation est un comportement ou une action plus
ou moins conscients, plus ou moins intentionnels, qui
reviennent à exercer « en douceur » une domination sur
une personne, ou un groupe de personnes, en utilisant des
moyens détournés ou des ressorts affectifs. L’objectif non
avoué du manipulateur est de parvenir à ses fins, sans tenir
compte des intérêts de l’autre ou des autres.
Il s’agit, comme l’indique Robert Cialdini, docteur en
psychologie sociale et auteur du livre Influence et
Manipulation, d’une persuasion destinée à inciter l’autre à
dire oui sans réfléchir, en utilisant les armes de l’influence
conditionnée. La manipulation fonctionne d’ailleurs
d’autant mieux que la personne manipulée garde le
sentiment d’agir en toute conscience, de son plein gré, et
dans la droite ligne de ses valeurs, de ses croyances ou de
ses convictions.
La manipulation cherche à aboutir à un consentement non
réfléchi. À partir du moment où quelqu’un s’arrange pour
obtenir de moi un comportement qu’il a lui-même
déterminé, sans utiliser contre moi sa force physique ou
son pouvoir, mais en faisant usage d’armes plus subtiles
comme la ruse, la séduction, la distorsion ou la rétention
d’information, le harcèlement moral, je peux
raisonnablement penser que je suis engagé dans un
processus manipulatoire.

Être manipulé n’est pas un sentiment


Les personnes qui me font part de leurs déboires
relationnels avec des proches ou des collègues aux
agissements manipulatoires concluent fréquemment leurs
analyses de cette manière : « j’ai le sentiment d’être
manipulé par cet individu, comment puis-je m’en sortir ? »
Cette remarque illustre la confusion que nous faisons
fréquemment entre des faits bien déterminés et leurs
conséquences sur notre état affectif : nos émotions, nos
sentiments…
Être manipulé n’est pas un sentiment, c’est une réalité qui
se traduit par des mots, des gestes et des comportements
précis et observables. Les émotions - honte, dévalorisation,
tristesse ou peur - qui résultent de ces expériences, nous
délivrent des informations sur notre système nerveux et
psychique mais également sur nos besoins personnels.
Semblables à des antennes, nos émotions nous alertent
pour nous permettre d’adapter notre conduite et de passer
à l’action.
Pour déjouer la manipulation, il est donc nécessaire de
faire la distinction entre des faits et des indicateurs
objectifs qui attestent du stratagème manipulatoire et nos
propres sentiments par rapport à ces expériences. Nous
sommes manipulé (observation) et nous sentons triste,
déçu ou en colère (émotions). Ne mélangeons pas les deux
registres.

Pourquoi se laisse-t-on manipuler ?


Pour qu’il y ait manipulation, il faut être au moins deux :
celui qui manipule et celui qui subit la manipulation. Tacite,
la complicité entre les deux est aussi plus ou moins
nécessaire pour que le système puisse fonctionner.
Les chercheurs en psychologie sociale observent que les
manipulations les plus efficaces sont celles dans lesquelles
les personnes manipulées n’ont pas conscience de la prise
de contrôle de leur esprit ou de leur comportement par la
personne manipulatrice. Cependant, il arrive que nous
soyons conscients de la manipulation à laquelle nous
sommes en train de céder et que nous ne réagissions pas
contre elle. Comme si les conséquences de la manipulation
nous apparaissaient moins fâcheuses qu’une attitude de
résistance ou d’opposition.

Quand il est plus facile de céder…

Je reviens sur mes déclarations sincères car depuis, mon


conjoint menace de me quitter. Je préfère avouer que j’ai
parlé sous le coup de la colère plutôt que d’avoir à
supporter cette pression psychologique constante.
Mon enfant hurle dans le rayon informatique d’un
hypermarché pour que je lui achète la dernière console de
jeux à la mode. Devant mon refus, il se tape la tête au sol
sous les yeux effarés des badauds. Je finis par céder à son
chantage.
Je suis furieux parce que ma secrétaire m’a
volontairement ridiculisé aux yeux de mes administrés,
mais elle est tellement séduisante que je préfère passer
l’éponge pour éviter de me froisser avec elle.
Lorsque je la contrarie, ma mère se met à pleurer
silencieusement, la tête entre les mains. Je perds alors
mes moyens et j’accède à toutes ses exigences. Je m’en
veux d’agir ainsi, mais j’ai le sentiment de n’avoir pas
d’autre choix possible.

Dans ces exemples, la manipulation n’est consentie que


parce qu’elle fait figure de moindre mal. Il nous apparaît
finalement moins désagréable d’être manipulé que d’avoir
à affronter des conséquences plus déplaisantes : éprouver
des émotions pénibles ou des changements profonds,
donner une mauvaise image de soi, perdre l’affection d’une
personne chère. Les raisons pour lesquelles nous pouvons
délibérément nous laisser prendre au piège de la
manipulation ne manquent pas…

Sur quoi se fonde la manipulation ?


Plusieurs moyens d’action sont à la disposition des
personnes qui souhaitent nous manipuler pour nous
conduire à adopter, l’air de rien, des comportements que
nous n’aurions pas sans l’utilisation de subterfuges. Quatre
grands principes de fonctionnement sont exploités pour
obtenir les résultats escomptés.

Les jeux relationnels


Il s’agit de systèmes d’échanges dans lesquels le
manipulateur et le manipulé vont adopter des
comportements complémentaires pour former des
scénarios relationnels répétitifs. Dans ce cas de figure, la
personne manipulée se prête au jeu d’influence et
contribue même à l’alimenter. Par exemple le manipulateur
utilise régulièrement la punition et la récompense pour
contraindre le manipulé à se conduire de telle ou telle
façon. Et - au moins en apparence -, ce dernier ne montre
pas d’opposition à ce type d’interaction.

Les biais cognitifs


On classe sous cette appellation les erreurs systématiques
que nous pouvons commettre face à certaines situations et
qui résultent d’une sélection, d’un défaut ou d’un raccourci
dans le traitement des informations dont nous disposons.
Lorsqu’elle a connaissance de cette faille dans notre
fonctionnement, la personne manipulatrice peut l’utiliser
comme un levier pour nous faire prendre une mauvaise
décision ou nous conduire à agir d’une façon qui lui
convient. Par exemple, dans la perception des informations
nous concernant, nous pouvons être très sélectif et ne
retenir que les mots avantageux à notre égard. Dans ce
cas, la personne manipulatrice utilisera la flatterie et les
compliments pour nous influencer. La personne
manipulatrice peut également omettre de nous fournir
certains renseignements pour nous tromper ou nous
conduire à agir contre nos intérêts.

Les réactions affectives ou


instinctives
Il s’agit de toutes les réponses qui sont liées à nos
émotions, joie, tristesse, peur, colère, surprise, dégoût, ou à
nos comportements innés. Stimuler la corde émotionnelle
permet à la personne manipulatrice de court-circuiter notre
analyse critique et d’agir sur notre inconscient. Elle va, par
exemple, se montrer très amusée lorsque nous sommes en
colère pour nous déstabiliser, ou se montrer excessivement
rassurante si nous avons peur d’un danger. Cela va lui
permettre de nous soumettre à ses volontés. Faute de quoi
nous pourrions perdre sa protection. Elle peut aussi
souffler le chaud et le froid en faisant alterner émotions
agréables et désagréables pour nous fragiliser
psychologiquement.

L’utilisation de la peur Parmi les manipulations


émotionnelles disponibles, l’utilisation de la peur est
l’une des plus efficaces car elle active les fonctions
primaires de notre cerveau. En effet, lorsque nous nous
sentons en danger et en situation d’urgence, l’angoisse
devient de plus en plus forte et nous adoptons des
comportements parfaitement conformes et prévisibles
pour échapper à cette émotion insupportable. Notre
esprit d’analyse et notre recul critique sont déconnectés
et notre cerveau pare au plus pressé. Nous devenons
alors des proies faciles et nous tombons sans crier gare
dans les pièges de la manipulation.

L’utilisation de la peur pour obtenir que les gens adoptent


certains comportements plutôt que d’autres n’est pas une
nouveauté : tortures, exécutions, menaces sur les membres
de la famille ponctuent le cours de l’histoire. Le ressort
manipulatoire de la peur - dans une version contemporaine
plus édulcorée - représente également un moyen de
manipuler les foules qui n’a pas échappé à nombre de nos
responsables politiques, et dans des domaines d’ailleurs
très divers.

Le conditionnement et les pressions


Dans cette catégorie, nous retrouvons certaines formes
d’exploitation des biais cognitifs et notamment la
programmation mentale. Cette programmation consiste à
mettre en œuvre certaines épreuves destinées à faire
acquérir aux personnes manipulées des automatismes
comportementaux qui répondent au dessein du
manipulateur.
Les divers types de pression, morale (« dans un couple on
doit tout se dire »), physique (« inutile de partir, j’ai fermé
la porte à clé ») ou psychologique (« si tu ne m’obéis pas, je
saute par le fenêtre ») constituent également des stratégies
prisées des manipulateurs.

Les personnes manipulées sont-elles


plus stupides que les autres ?
Notre jugement négatif de la manipulation est
généralement associé à une vision dégradée des personnes
manipulées. Nous les jugeons faibles ou stupides, et nous
estimons de façon péremptoire qu’elles feraient mieux de
réagir au lieu de se laisser embobiner comme des enfants.
Pourtant, contrairement aux idées reçues, les personnes
très manipulables sont loin d’être imbéciles. Il suffit pour
s’en convaincre d’examiner le niveau d’études et les
catégories socioprofessionnelles des adeptes des sectes…
Alors comment expliquer que certaines personnes soient
beaucoup plus sensibles à la manipulation que d’autres ?
Nous reviendrons plus loin en détail sur cette question,
mais d’ores et déjà, nous pouvons retenir les facteurs
suivants :

L’âge : plus une personne est jeune plus elle serait


manipulable.
L’éducation : les individus ayant reçu une éducation
très musclée inspirée de la « pédagogie noire » et ayant
intégré une autorité abusive sans faire acte de révolte
disposent souvent d’une faible estime d’eux-mêmes qui
pourraient les rendre plus facilement sensibles à la
manipulation.
Les chocs émotionnels : deuil, rupture, viol ou
traumatismes subis pendant l’enfance constituent
également des éléments susceptibles de nous rendre
plus fragiles.
Les constitutions mentales de nature
schizophrénique et la dépression nerveuse seraient
enfin deux derniers facteurs prédisposant les individus
à la manipulation.

Pourquoi manipule-t-on ?
Certaines personnes évoquent un peu naïvement l’image
d’un être humain naturellement bon, dont l’instinct de
coopération l’emporterait haut la main sur l’instinct de
compétition ; un être doué de raison et capable d’analyser
des faits avant de prendre une décision ; un être libre,
responsable et créatif.
Sauf à jouer les hypocrites, il faut bien reconnaître, en
toute objectivité, que la réalité économique et sociale du
monde dans lequel nous vivons contrarie sévèrement cette
vision des choses. À moins que l’homme ne vive, depuis des
millénaires, dans un paradoxe total par rapport à sa propre
nature…
En effet, la plupart du temps, les relations humaines sont
fondées sur des rapports de forces dans lesquels l’éthique
et le partage ne sont pas des valeurs phares. Il suffit de
s’intéresser, par exemple, au monde de l’entreprise, à la vie
en habitat collectif ou au cadre familial ou conjugal pour
s’en convaincre. Le fait est que nous vivons souvent la
simple présence de l’autre comme une menace pour notre
ego, pour notre espace, pour nos valeurs et nos intérêts
personnels. Selon cette approche, l’autre ne peut pas être à
côté de nous : s’il n’est pas avec nous, il ne peut qu’être
contre nous.
La première divergence de vue, le conflit le plus
anecdotique, le moindre empiètement sur nos plates-
bandes, qu’ils soient réels ou imaginaires, involontaires ou
symboliques, deviennent donc prétextes à redéfinir le
pouvoir des uns sur les autres et à rééquilibrer les rapports
de forces - l’objectif étant tout de même, à chaque fois et
pour chaque protagoniste, de triompher de l’autre.
Les choses sont ainsi ! Pour maintenir notre ego à flots et
préserver notre sphère vitale - ou l’étendre -, nous
cherchons donc, par tous les moyens, à dominer nos pairs.
Plusieurs stratégies sont à notre portée. Nous pouvons
tenter de les persuader de se rallier à notre point de vue,
essayer de les faire plier, ou encore les placer sous notre
dépendance. Nous pouvons aussi les tenir à distance ou les
éliminer, purement et simplement, soit en les fuyant ou en
les faisant fuir, soit en les détruisant psychologiquement,
soit en les supprimant physiquement.
Dans ce contexte, la manipulation est un moyen efficace,
moderne, et généralement non répréhensible, d’assurer
notre suprématie sur les autres. C’est la raison pour
laquelle, dans tous les milieux socioprofessionnels, dans
toutes les familles et à tous les âges, la manipulation existe,
à des degrés divers, et permet aux uns et aux autres de
s’influencer sans dommages physiques.

Le jeu de l’ego
Parmi les constructions personnelles qui nous poussent à
manipuler les autres, notre ego occupe une place de choix.
L’ego, que les psychanalystes appellent aussi le « moi », est
cette sorte de noyau central de notre personnalité qui nous
dirige, nous protège et nous conditionne.
Notre ego nous chuchote, sans que nous en ayons vraiment
conscience, que nous sommes supérieurs aux autres et que
c’est à juste titre que nous nous prenons pour le nombril du
monde. Il nous enjoint de nous méfier de tout ce qui
pourrait nous rendre malheureux et nous invite à nous
prendre en considération de façon prioritaire.
La manipulation est donc une pratique excellente pour
notre ego, puisqu’elle nous permet de nous placer en
position de supériorité sans nous fragiliser
personnellement. Toutefois, si l’on est démasqué, il nous
faudra trouver des parades pour protéger notre moi
manipulateur !

La manipulation : une spécificité


humaine ?
Nombre d’animaux utilisent le leurre, la parade,
l’intimidation, le brouillage, l’imitation, la parure, le
camouflage ou la ruse pour tromper leurs adversaires,
leurs prédateurs ou leurs proies. C’est le cas notamment du
serpent qui hypnotise ses victimes, de la pieuvre qui se
cache derrière son rideau d’encre pour brouiller les pistes,
ou de certains insectes et arachnides qui savent feindre la
mort jusqu’à en émettre l’odeur caractéristique. Pour
gagner leur repas, certains prédateurs des papillons sont
capables de copier les effluves des phéromones émis par
les femelles. En Australie, une variété d’hippocampes
possède même des lobes cutanés imitant les algues dans
lesquels le petit poisson à tête de cheval peut se camoufler
pour passer inaperçu. Sans parler du caméléon qui utilise
l’homochromie pour se fondre dans le milieu dans lequel il
vit. Ce ne sont là que quelques exemples de l’infinie
richesse du monde animal dans le domaine de la
mystification et de la tromperie sensorielle. Qu’elle soit de
nature optique, acoustique, chimique ou olfactive, cette
mystification repose toujours sur des données erronées
fournies par « l’imitateur », aux dépens de l’animal qu’il
dupe. Il s’agit de jouer par analogie sur les « déclencheurs
» de l’adversaire pour obtenir de lui les comportements
souhaités.
L’Homo sapiens agit de manière similaire en exploitant de
façon frauduleuse la fragilité perceptive de ses pairs ainsi
que leur tendance à reproduire les mêmes comportements.
Mais c’est un « animal social raisonnant », ce qui fait toute
la différence ! C’est-à-dire qu’il est conscient de ce qu’il
perçoit à travers ses filtres sensoriels, en même temps qu’il
dispose d’une conscience réflective qui lui permet d’être
également conscient de ses perceptions et de ses pensées.
Autrement dit, l’homme ne suit pas une « programmation »
rudimentaire purement instinctive, comme peuvent le faire
les animaux. Son activité cérébrale, sa capacité d’analyser,
de raisonner et d’opérer des choix lui donnent la possibilité
de réfléchir avant d’agir, puis de réfléchir aux
conséquences de ses actes. En outre, son imaginaire, sa
maîtrise du langage, son aptitude à l’échange des biens et à
la communication, son sens de l’empathie et de la
coopération, mais aussi les normes culturelles et les règles
de comportement qu’il a inventées au fil du temps pour
assurer la cohésion sociale, tous ces éléments concourent à
faire de l’homme une espèce très à part dans le règne
animal. Ils sont à la fois source d’une grande créativité,
d’une belle liberté et d’une responsabilité indiscutable.
L’empathie est la faculté de se mettre à la place de l’autre,
de ressentir ce qu’il ressent, d’expérimenter le monde avec
ses propres yeux pour comprendre ses sentiments.
Selon l’état actuel des connaissances scientifiques, il
semble que les animaux utilisent d’instinct des
comportements fixes, caractéristiques d’une espèce, pour
duper les individus d’espèces différentes, tandis qu’ils
agissent avec plus d’agressivité à l’égard des membres de
leur espèce, par l’intimidation directe, la menace physique
ou la lutte. L’homme moderne des sociétés démocratiques
préfère, quant à lui, utiliser des comportements détournés,
plus sophistiqués, pour dominer les membres de sa propre
communauté.

La manipulation : une notion


ancestrale
La manipulation - et de manière exhaustive tous les
procédés qui se rapportent à l’intelligence stratégique
comme la duperie, la ruse, le piège, la feinte, le leurre, la
tromperie, la duplicité, la simulation, le mensonge, le
subterfuge, l’intoxication ou la désinformation - est vieille
comme le monde… du moins, comme les hommes !
De tout temps, en effet, l’être humain a associé la finesse
de son esprit à sa force physique pour agir tant sur les
autres que sur son environnement naturel. On retrouve
d’ailleurs de tels procédés aux âges primitifs, dans des
occasions comme la chasse. D’anciens textes chinois, qui
datent de plus de 2 000 ans avant Jésus-Christ, comportent
des conseils sur l’art de la guerre et de la duperie.
Dans la mythologie grecque, également, les dieux rivalisent
en stratagèmes très élaborés pour se manipuler à qui
mieux mieux et s’élever au-delà de la sauvagerie et de
l’affrontement physique brutal qui caractérisaient leurs
prédécesseurs. Ils tentent de vivre en bonne intelligence
les uns avec les autres, et la dissimulation, la ruse et la
manipulation font partie de leurs armes principales pour
dépasser la vie primitive.
Ces quelques exemples empruntés à l’histoire nous
permettent de constater combien l’usage de la ruse et de la
tromperie est une pratique très ancienne, sans doute tout
autant que l’homme. Ces figures manipulatoires, toutefois,
ne sont pas systématiquement associées à des préjugés
négatifs, mais elles sont au contraire valorisées parce
qu’elles procèdent d’une finesse d’esprit et d’une
intelligence supérieures à la moyenne… surtout lorsqu’elles
permettent aux faibles de rivaliser avec les puissants.
Cette vision des choses constitue précisément le ressort
des contes du Moyen Âge, comme le Roman de Renart, qui
a peut-être marqué vos lectures enfantines.

Ce vieux Renart

Dans ces textes du début du XIIe siècle, composés par


divers auteurs - pourla plupart anonymes - formés de récits
en octosyllabes, appelés branches, des animaux dévoilent
les passions et les travers des hommes. Il s’agit en effet,
pour les ménestrels qui disent ces textes, de parodier la
société féodale et la paix imposée par l’Église, et de railler
la « courtoisie ».
Renart est un rusé goupil. Sa personnalité est multiple, et
la manipulation et la tromperie lui permettent toujours de
triompher de la force imbécile. Toutefois, son personnage
est sympathique comparé à celui du loup Ysengrin,
particulièrement brutal, et dont la bêtise le dispute à la
méchanceté.
Au Moyen Âge, la ruse, la fourberie et la tromperie sont des
clins d’œil. Elles symbolisent la débrouillardise, l’astuce, la
revanche du pot de terre contre le pot de fer. Le
personnage de Renart apparaît comme un contestataire de
l’ordre et des règles établis. Il joue également les
redresseurs de tort et les empêcheurs de tourner en rond.
Renart dupe les cupides marchands de poissons en faisant
le mort, avant de s’enfuir avec les anguilles et les
lamproies. Blessé à la patte, il trompe la vigilance de
Tiercelin, le corbeau voleur, en le flattant et en se faisant
passer pour une pauvre victime. Une autre fois, il
immobilise, ridiculise et fait battre Ysengrin par des
métayers, après lui avoir suggéré de pêcher des poissons à
l’aide de sa queue, dans un étang gelé ! Condamné par le
roi à être pendu, Renart promet de prendre la croix et de
partir pour un long pèlerinage, afin de se repentir. Il finit
par apitoyer le roi. Il use de belles paroles, pour subtiliser
fort habilement l’anneau en or de la reine. N’ayant aucune
intention d’accomplir le pèlerinage promis, pour échapper
à ses poursuivants, il se rend méconnaissable en sautant
dans une cuve de teinture jaune. Il se fait ensuite passer
pour un jongleur étranger et parvient à séduire Ysengrin.
Renart est un manipulateur de premier ordre, certes, mais
un manipulateur sympathique. Aujourd’hui encore,
notamment dans la littérature enfantine, cet animal reste
l’emblème de la ruse et de la débrouillardise.

Démocratie et manipulation
Si les processus manipulatoires ne datent pas d’hier,
plusieurs auteurs, dont Fabrice d’Almeida, dans l’ouvrage
qu’il consacre à la manipulation, soulignent que la notion
elle-même commence à prendre une connotation péjorative
à partir du XVIIIe siècle.
À cette époque, les philosophes des Lumières prônent
l’émergence d’un homme nouveau, disposant d’une
conscience politique, capable de faire des choix en toute
liberté et d’exercer sa raison.
Cette vision moderne de l’homme et du monde nécessite
d’éduquer les gens et de mettre en place des lois pour les
défendre. Il s’agit, pour les philosophes libéraux, de mettre
fin à l’arbitraire monarchique et de privatiser la religion. Ils
veulent clarifier la vie sociale, discipliner et moraliser la
société, uniformiser les normes pour « huiler » les rapports
humains.
Toute tentative de tromperie, de feinte ou de
conditionnement s’oppose donc à cet idéal de transparence
et risque de compromettre « l’éveil des consciences ». La
manipulation sous toutes ses formes devient moralement
répréhensible, même s’il n’est pas possible, légalement,
d’en sanctionner tous les usages.
La manipulation entretient des rapports complexes et
ambigus avec la démocratie libérale, dans la mesure où elle
en est, pour employer une métaphore fruitière, à la fois le
fruit et le ver.
Elle en est le fruit parce que, lorsqu’on ne peut plus faire
plier quelqu’un ou le diriger par la force ou par la menace,
la tentation est grande d’adopter des techniques plus
douces, par exemple le conditionnement et la manipulation,
pour obtenir les résultats escomptés.
Elle en est également le ver qui la ronge intérieurement et
l’abîme. En effet, si la manipulation est une émanation
obscure mais logique de la démocratie libérale, elle
représente aussi ce qui remet en cause ses fondements
même : comment exercer dignement sa raison, disposer de
sa pleine faculté de juger et prôner la vertu et l’honnêteté
quand tout le monde vous manipule à qui mieux mieux pour
obtenir que vous soyez plus rentable dans votre travail, que
vous votiez « utile », ou que vous achetiez des produits
dont vous n’avez pas vraiment besoin ?
Il ne s’agit naturellement pas de faire l’apologie de la
dictature et des régimes autoritaires. Ceci étant, il est bon
de garder à l’esprit que la manipulation de l’information et
des affects est inhérente à notre société démocratique et
médiatique.

Les spins doctors Nés dans la mouvance du marketing


politique à l’américaine, les spindoctors (de l’anglais to
spin, « faire tourner », « donner de l’effet à une balle »)
sont des spécialistes de la manipulation. Ils sont souvent
issus des milieux de la communication et de la publicité.

Conseillers auprès de certains chefs d’État, ils ont pour


mission très spéciale de formater ou de créer, parfois de
toutes pièces, l’information destinée aux médias, puis de la
distiller en temps et en heure. Ils manipulent l’opinion tout
en modelant l’image des hommes politiques auxquels ils
sont attachés.
Les spin doctors travaillent dans l’ombre et utilisent le
conditionnement,les techniques de gestion du social
(sondages d’opinion, focus groups, etc.)et les outils de
communication les plus sophistiqués pour emporter le
marché de la démocratie.

L’hypocrisie ambiante
Notre société entretient avec la manipulation des rapports
ambigus et pour le moins hypocrites.
D’un côté, tout le monde s’accorde à reconnaître que
manipuler est immoral, déloyal et déstabilisant, voire
destructeur pour les victimes, et de nombreux auteurs
stigmatisent la manipulation tout en prônant l’affirmation
de soi et l’intégrité relationnelle. D’un autre côté, les
pratiques manipulatoires et le mensonge sont monnaie
courante dans le monde politique, les affaires, la publicité,
les médias, le secteur de l’entreprise, la vente, jusque dans
la sphère privée, la vie familiale et le couple. Que croire ?
Qui croire ? Vivons-nous dans une société schizophrénique
?
En outre, comme le remarque Marie-France Hirigoyen dans
son livre Le Harcèlement moral, la violence perverse au
quotidien, nous avons tendance à être très indulgents vis-à-
vis des menteurs et des manipulateurs. Nous admirons, dit
encore cet auteur, celui qui sait jouir le plus et souffrir le
moins, alors que nous n’avons guère d’égard pour les
victimes que nous considérons comme des êtres faibles.
Cette attitude est confirmée par le fonctionnement même
de la justice française : en cas de délit, l’acte est
répréhensible pour la société, mais sans réelle prise en
compte de la victime et de ses souffrances.
Autrement dit, nos discours et nos intentions sont porteurs
d’une image négative de la manipulation, mais en même
temps, nous en acceptons les enjeux et les effets avec la
plus grande facilité. Du reste, nous n’hésitons pas à en
faire nous-même usage en cas de besoin et, par souci de
bonne conscience, nous utilisons alors des euphémismes
pour caractériser de tels procédés. Manipuler, quel vilain
mot ! Reconnaissez avec moi que vous préférez
communiquer avec efficacité, utiliser des techniques
argumentatives ou des stratégies d’influence, en tout bien
tout honneur, naturellement. Il vous arrive également
d’employer votre force de conviction, d’impulser votre
vision, d’affirmer votre autorité, ou que sais-je encore !
Les mots ont ceci d’agréable qu’ils permettent de noyer le
poisson sans gâcher l’eau de l’aquarium. Mais, dites-moi,
qu’est-ce qui se trame sous ces belles paroles sinon des
figures manipulatoires ?

Ruse des faibles, stratégie des


puissants
Si l’on se penche sur l’histoire, et sans faire de démagogie
ni de prosélytisme, il est intéressant d’observer que, par le
passé, la manipulation et la ruse étaient le plus souvent
pour les faibles des armes reconnues et admises contre les
puissants, tandis qu’aujourd’hui, dans les démocraties
libérales capitalistes, le phénomène semble s’être s’inversé.
La manipulation deviendrait-elle, à travers la respectabilité
communicationnelle, une pratique dont on préfère taire les
objectifs en la condamnant ou en la niant pour la forme ?
On est en effet en droit de se demander, d’après les
énormes écarts en termes de niveaux d’instruction
constatés dans notre pays, si la manipulation n’est pas
devenue la nouvelle « arme blanche » des intellectuels.
Derrière les intentions de façade et les effets d’annonce,
nos sociétés deviendraient-elles de moins en moins
démocratiques, transparentes et respectueuses des
individus ? Enfin, l’approche moderne de la manipulation
ne serait-elle pas, en elle-même, une belle manœuvre
manipulatoire ?
Ces questions demandent réflexion.
Quoi qu’il en soit, la manipulation, douce dans son
habillage, redoutable dans ses résultats, devient une
pratique répandue dans nos sociétés de marchands et de
consommateurs. Et il est probable qu’avec la
mondialisation des échanges commerciaux, la manipulation
de grande envergure se propagera à l’ensemble de la
planète. Les grands « pilotes » du Nord apprendront-ils un
jour à leurs dépens que les arroseurs finissent
immanquablement par se faire arroser ?

Vessies et lanternes : l’exemple de la PNL

Parmi les techniques relationnelles qui ont fait les beaux


jours des séminaires d’entreprise et de stages de
développement et d’épanouissement personnels, la PNL
(Programmation NeuroLinguistique), inventée dans le
courant des années 1970 par le mathématicien Richard
Bandler et le linguiste John Grinder, n’échappe pas au
risque manipulatoire.
Fondée sur « l’excellence » en communication, cette
approche se veut pragmatique. Elle passe par la définition
et l’harmonisation des objectifs des personnes en présence
et invite ses praticiens à instrumentaliser certains de leurs
comportements de communication pour fluidifier les
rapports et éviter les conflits.
Utilisée en thérapie, dans les techniques d’accueil et de
vente mais aussi dans la négociation, le développement
des performances, le coaching, l’enseignement, etc., la PNL
propose un ensemble d’outils et de méthodes pour établir
le rapport, « calibrer » les personnes (repérer les
indicateurs non verbaux qui vont permettre de comprendre
comment elles se comportent, quels sont leurs sentiments
et leurs pensées), se « synchroniser » sur elles (se mettre
en concordance pour réussir la communication) et
influencer leurs comportements. Ces outils sont clairement
de nature manipulatoire.
Le danger n’échappe pas à Genie Laborde, une
neurolinguiste, consultante en entreprise, puisqu’elle
reconnaît dans son livre Influencer avec intégrité, que « les
outils ne sont ni innocents, ni coupables. C’est nous qui en
faisons l’usage que nous voulons ». Plus loin, après avoir
inventorié les outils de la PNL, elle écrit encore : « Chacune
de ces techniques peut servir à manipuler. » Dont acte !
On peut prêter à l’être humain des intentions honorables,
rêver d’un monde meilleur, plus humain, exempt de conflits
et de rapports de forces, un monde dans lequel chacun
saurait remiser ses instincts dominateurs au placard et ne
plus chercher à fourvoyer ses pairs. On peut aussi
recommander l’influence intègre plutôt que la
manipulation. Il n’empêche qu’entre les vessies et les
lanternes, la PNL sert immanquablement les plans
d’individus mal intentionnés ou habités de noirs desseins,
les stratégies obscures et les intérêts marchands.
Pour louable que soit l’approche de la PNL, il n’en reste pas
moins que les usages, souvent négatifs, qui en sont faits
priment sur les volontés les plus pures.
Chapitre 2

Que celui qui n’a jamais


manipulé

Le manipulateur, c’est toujours


l’autre
Répondez honnêtement à cette question : « Pensez-vous
être un manipulateur ou avoir de sérieuses dispositions à
manipuler vos pairs ? »
Je crois pouvoir vous prédire, sans trop me tromper, que
vous avez répondu négativement à cette interrogation.
N’est-ce pas exact ? Et pour être franc, cela ne me
surprend pas. Vous ne vous sentez pas l’âme d’un
manipulateur.
Si je vous demande maintenant de me citer trois personnes
manipulatrices dans votre entourage, je suppose que vous
n’éprouverez guère de difficulté à en établir la liste. Faites
cet exercice mentalement. Combien de temps vous a-t-il
demandé ? Un temps très bref, j’imagine ? Là encore, je ne
suis pas surpris.
Effectivement, les manipulateurs, ce sont souvent les
autres. D’ailleurs, s’il a pu nous arriver de commettre
quelques actes manipulatoires, certainement y étions-nous
contraints et forcés par le cours des choses. Nous ne
pouvions pas faire autrement ! Nous ne nous reconnaissons
pas dans la catégorie des manipulateurs. Nous utilisons
pour notre compte des expressions adoucies : influence,
persuasion, séduction, stratégie, etc. Nous offrons des
justifications : « J’étais obligé d’agir ainsi. C’est Jules qui
m’y a poussé. » « Honnêtement, je ne pouvais pas faire
autrement. Je l’ai juste un tout petit peu influencé pour
faire pencher la balance. Rien de plus. » « De toute façon,
c’était pour la bonne cause. » Ou plus revanchard : « Les
autres ne se sont pas gênés pour m’embobiner. Désolé,
mais je rends la monnaie. Les bons comptes font les bons
amis ! »
Nous faisons des efforts importants pour apparaître sous
notre meilleur jour, à nos yeux et aux yeux des autres. C’est
ainsi. Nous pensons que nos (petits) écarts de conduite
sont imputables au contexte qui nous a poussé à agir
comme nous l’avons fait mais, en réalité, nous ne sommes
pas comme ça !
En revanche, nous fonctionnons de manière différente
lorsque nous évaluons les attitudes des autres, dans la
mesure où nous considérons avec la plus grande facilité
qu’ils sont ce qu’ils font. Nous généralisons leurs actes. Ils
ont eu une attitude manipulatoire avec nous ? Nous en
déduisons qu’ils sont de fieffés manipulateurs.
Définitivement.
Cette manière de nous forger une opinion globale sur
quelqu’un, à partir de certains éléments que nous isolons
du reste de la situation, ainsi que les intentions que nous
attribuons à cette personne, sont des pratiques
économiques qui peuvent effectivement s’avérer payantes.
Mais elles sont aussi à l’origine de nombre de fausses
croyances et d’idées préconçues qui vont biaiser la nature
de notre relation avec les autres.
Persister à croire que la manipulation est un procédé
déloyal et une pratique courante chez les autres mais que
l’on n’a pas coutume d’expérimenter soi-même est un
raccourci facile mais trompeur. À des degrés divers, chacun
manipule, en permanence, les personnes avec lesquelles il
est en contact, et ce depuis son plus jeune âge.

Sommes-nous tous des


manipulateurs nés ?
Derrière cette interrogation se cache une réalité
incontournable : oui, la manipulation est le propre de
l’homme.
En effet, sous réserve que leurs interactions ne soient pas
brouillées ou interrompues, les plantes, les animaux et les
machines « intelligentes » sont capables d’échanger des
informations univoques avec leur environnement. Il n’y a
pas de confusion possible. Un chien qui grogne annonce
qu’il va mordre, et il tiendra promesse si vous insistez. Une
graine de haricot qui reçoit une information thermique
précise de l’extérieur ne fait pas semblant de germer et un
ordinateur qui « plante » et détruit intégralement le fichier
sur lequel vous travaillez d’arrache-pied depuis plusieurs
jours n’a pas l’esprit joueur ou le sens de la farce : ce
fichier est bel et bien fichu !
Les êtres humains, eux, communiquent entre eux de façon
beaucoup plus ambiguë et équivoque. Une chose ne dit pas
forcément toujours ce qu’elle prétend dire de prime abord.
Il y a, dans la communication humaine, des sous-entendus,
des non-dits, du deuxième ou du troisième degré, de
l’ironie, de la feinte, de la séduction, etc. Souvent, les
perceptions des uns ne collent pas avec les messages des
autres. Ce qu’on croit que l’autre a voulu dire est parfois ce
que l’on aurait dit dans la même situation, mais avec des
intentions différentes. La communication subit des pertes
de charge (une partie du contenu disparaît en cours de
route) et des distorsions (d’autres informations ou des
interprétations sont surajoutées).
Chacun reçoit, comprend et donne un sens aux
informations qui lui parviennent de l’extérieur en utilisant
d’abord ses sens (qui ne sont pas fiables à cent pour cent),
ensuite en interrogeant ses grilles de lecture internes (qui
lui sont personnelles). Voilà pourquoi les intentions de
départ sont rarement en phase avec les résultats obtenus à
l’arrivée - l’homme qui grogne a parfois tout simplement
besoin de caresses !
Cette difficulté à produire des informations fiables et
claires pour tout le monde ouvre la porte aux
incompréhensions, aux mensonges et bien évidemment… à
la manipulation.

Êtes-vous enclin à la manipulation ?

Parmi les phrases suivantes, lesquelles avez-vous déjà


dites ou pourriez-vous prononcer ?

1. Ta robe est magnifique. Tu peux me faire un café ?


2. Je te dis ça, mais c’est entre nous…
3. Je me suis débrouillé pour faire croire que c’était une
erreur de la secrétaire.
4. On ne peut faire confiance qu’aux saints.
5. Si votre ramage ressemble à votre plumage…
6. Tu n’as pas idée du mal que tu peux me faire en
agissant comme ça.
7. C’est dingue, on dirait que tout le monde m’en veut
dans cette maison.
8. Entre nous, si tu expédies ton virus sur l’ordinateur de
Bertin, je te promets que je ne serai pas ingrat.
9. Serait-il abusif de te demander un tout petit service ?
10. À ta place, je ne me serais pas laissé marcher sur les
pieds.
11. C’est mon côté naïf. Je pensais que je pouvais
compter sur toi.
12. Dans la mesure où tu n’as pas voulu m’accompagner
au cinéma la semaine dernière, débrouille-toi pour
aller seul à cette conférence.
13. Honnêtement, tu t’es déjà regardé dans une glace ?
14. Je t’interdis de me critiquer.
15. Je me suis fait passer pour quelqu’un de sa famille. Ils
n’y ont vu que du feu.
16. Ce qui m’arrive, c’est largement de ta faute.
17. Tu ne cesses de te plaindre. Arrête-moi vite ce cinéma
!
18. Si tu te fais manipuler, c’est que tu le veux bien.
19. Si tu voulais être logique avec toi-même, tu ferais ce
que je te dis.
20. Elle est belle, la famille ! Moi qui pensais pouvoir
compter dessus, je suis servi.
21. J’ai filé un coup de main à Martin, comme ça, en cas
de besoin, je sais à quelle porte sonner.
22. J’aimerais que tu sois plus spontané avec moi.
23. Je vous aurais bien demandé quelque chose, mais je
suis sûr que vous allez refuser.
24. Il paraît que votre frère ne vous a même pas
téléphoné…
25. Est-ce qu’on ne pourrait pas reparler de ça à un autre
moment ?

Comptez le nombre d’items cochés et contrôlez vos


résultats

Vous avez entre 0 et 10 points Le langage constitue pour


vous un outil d’échange, mais vous l’utilisez rarement
pour manipuler les personnes de votre entourage. En
règle générale, vous privilégiez plutôt des messages
verbaux clairs et sans équivoque.
Vous avez entre 11 et 20 points Le langage constitue
volontiers, dans votre cas, un levier pour manœuvrer,
intriguer, amadouer les autres et les conduire à adopter
des comportements qu’ils n’ont pas choisis, mais qui vous
arrangent, vous. Il y a souvent deux niveaux dans vos
messages : ce que vous dites formellement et vos
intentions cachées.
Vous avez plus de 20 points Le langage constitue pour
vous un outil manipulatoire de premier ordre. Le
vocabulaire que vous employez, les tournures que vous
utilisez, votre façon d’aborder les choses, tout porte à
croire qu’il vaut mieux se méfier si l’on a à traiter avec
vous, car vos penchants manipulateurs sont très
prononcés.

La manipulation a-t-elle un sexe ?


La manipulation existe dans tous les milieux, à tous les
âges et, sous des aspects divers, probablement dans toutes
les cultures. Elle n’est pas plus féminine que masculine,
pourtant elle se manifeste de façon différente chez les
hommes et les femmes. Sans généraliser à outrance - au-
delà des stéréotypes sexuels, chaque individu est singulier
-, et en s’appuyant sur des expérimentations conduites en
psychologie sociale, il semble que l’on puisse avancer les
éléments suivants.
Le conditionnel invite à la plus grande prudence.

La manipulation au féminin et au masculin Dans le


registre de la manipulation…
Les femmes utiliseraient davantage la séduction que
les hommes.
Les hommes seraient des manipulateurs plus agressifs,
plus compétitifs et plus autoritaires que les femmes.
Les femmes auraient davantage conscience de l’impact
de leurs manœuvres.
Dans la mesure où ils seraient moins capables que les
femmes de faire preuve d’empathie, les hommes
pousseraient le processus plus loin qu’elles.
Les femmes utiliseraient davantage le registre de la
communication non verbale.
Les hommes utiliseraient davantage les manœuvres
stratégiques, le brouillage verbal et la séduction par les
mots.
Les femmes auraient, plus que les hommes, tendance à
se poser en victimes manipulatrices et à faire jouer le
chantage affectif, le lien, la « fibre ».
Les hommes manipulateurs seraient moins sensibles.
Ils exprimeraient plus difficilement leurs émotions que
leurs homologues féminins.
Les hommes ont de plus en plus tendance à adopter
des stratégies féminines.
Les femmes ont de plus en plus tendance à adopter
des stratégies masculines.

Peut-on ne pas manipuler ?


Comment procédez-vous lorsque vous souhaitez que votre
conjoint, vos enfants, votre belle-mère, vos amis ou vos
collègues de travail se comportent comme vous l’entendez
? Posez ce livre trente secondes et prenez le temps de
réfléchir à cette question. Sans doute arriverez-vous à la
conclusion que, pour faire agir les autres dans le sens que
vous souhaitez, vous ne disposez, au fond, que d’un éventail
de choix très limité.
La première des solutions est évidemment de formuler
clairement ce que vous souhaitez, c’est-à-dire de faire
apparaître vos besoins et de formuler votre demande : «
Chéri, voilà deux heures trois minutes douze secondes que
tu utilises Internet à partir de la ligne téléphonique. J’ai
besoin de téléphoner. Je te demande de te déconnecter
rapidement, s’il te plaît. »
Si votre demande n’est pas entendue, vous pouvez
expliciter vos arguments, traiter le problème avec
diplomatie, mais en affirmant votre personnalité et vos
droits : « Monsieur Martin m’a demandé de le rappeler
avant 17 heures pour me communiquer le devis de la
voiture. Si je ne lui confirme pas l’ordre de réparation,
notre véhicule sera bloqué cette fin de semaine et nous ne
pourrons pas nous rendre chez ta sœur. Une nouvelle fois,
je te demande d’interrompre ta consultation. »
Si cette méthode s’avère elle aussi infructueuse, vous
pouvez utiliser la contrainte ou la force physique, arracher
violemment le fil de l’ordinateur ou gifler la personne qui
fait de la résistance et refuse de vous entendre. Pour
efficace qu’elle soit dans l’immédiat, cette méthode
autoritaire a des effets secondaires déplorables sur le plan
relationnel. Tenter d’éliminer l’autre par la force ou la
terreur produit généralement des individus soumis, dociles,
apeurés, manquant de confiance en eux et incapables de
prendre des initiatives, des manipulateurs, ou encore des
personnes révoltées qui n’attendent que votre premier faux
pas pour prendre leur revanche.
La quatrième méthode consiste à obtenir de l’autre qu’il
fasse ce que vous avez décidé, en utilisant pour le
convaincre des moyens indirects. Le summum de cet art
consiste à lui laisser entendre qu’il agit de son propre chef
et en toute liberté. Cette stratégie, éminemment
manipulatrice, permet d’obtenir des résultats probants.
L’énoncé : « Il y a une surprise pour toi, dans le salon »
offre des perspectives plus réjouissantes que : « Au moins,
nous sommes tranquilles, l’argent que tu gaspilles
bêtement sur le Web ne nous trouera pas les poches
pendant les vacances. »
Il existe enfin une cinquième voie, à savoir celle du
renoncement, qui consiste à se refuser à obtenir quoi que
ce soit de qui que ce soit. Cette attitude pratiquement
inhumaine est difficilement tenable sur le long terme. On
ne peut pas ne pas communiquer, nous disent les
psychiatres de l’école pragmatique de Palo Alto. À moins
d’établir une coupure franche avec ses pairs et de se
réfugier dans une caverne au fond des bois, loin de toute
vie humaine, le détachement relationnel total n’est pas
réalisable. Même si nous nous murons dans le mutisme
verbal, nos regards, nos gestes, nos mimiques, nos
postures se confrontent aux autres. Ils leur parlent de nous
et les influencent. En effet, quoi que nous fassions, notre
image personnelle est porteuse de sens et d’émotion.
Si toute communication est un jeu d’influence, alors nous
ne pouvons pas ne pas influencer les personnes avec
lesquelles nous sommes en contact, ni éviter d’être
influencés par elles. C’est ainsi.
De l’influence à la persuasion et à la manipulation, il n’y a
souvent qu’un pas. En effet, les frontières entre ces trois
procédés sont loin d’être aussi nettes que certains auteurs
le prétendent. Voilà pourquoi, toutes proportions gardées,
nous ne pouvons pas ne pas nous manipuler les uns les
autres… même si certains types de manipulation
poursuivent des causes honorables.
La plupart de nos échanges
relationnels relèvent de la
manipulation
Communiquer avec les autres de manière authentique,
transparente, rationnelle, adopter des stratégies « gagnant-
gagnant », respecter les objectifs de vie des uns et des
autres, ces desseins sont honorables. Le problème est qu’ils
ne s’exportent pas au-delà des portes des séminaires de
formation et de développement personnel ou en dehors des
circonvolutions de certains cerveaux idéalistes (ou
visionnaires ?).
Dans la réalité, les choses sont un peu moins idylliques, il
faut bien le reconnaître. Et s’il est toujours possible de
rêver d’un monde meilleur et plus fraternel, il est encore
loin ! Il est indispensable de garder les pieds sur terre si
l’on souhaite éviter certains déboires.
L’analyse transactionnelle est une thérapie de groupe, mais
également une pratique individuelle visant à améliorer les
relations entre les personnes. Le fondateur de cette
thérapie, le psychiatre américain Éric Berne, distingue
théoriquement trois grandes familles d’échanges -
échanges d’ailleurs appelés des transactions. Ils peuvent
être constitués de simples signes de reconnaissance
(sourire, hochement de tête, geste de la main) ou de
messages verbaux plus élaborés.
Il s’agit des échanges complémentaires, des échanges
croisés et des échanges piégés.

Les échanges complémentaires


Dans ce type de transaction, tout va bien ! Les
comportements et les paroles des individus en contact
coïncident. Ce que dit l’un concorde avec les effets que son
discours produit chez l’autre. Il n’y a pas de mauvaise
surprise. Dans son livre L’Analyse transactionnelle en
psychothérapie, Berne décrit l’échange complémentaire
comme « une transaction appropriée et attendue et suivant
l’ordre naturel des bonnes relations humaines ». La
communication est ouverte, paisible, et peut se poursuivre
entre les deux interlocuteurs, aussi longtemps que les
messages émis et les réponses obtenues en retour sont
appropriés.

Transaction appropriée et attendue « Quelle


heure est-il, Denis ?

- Il est neuf heures moins le quart. »

Ce type d’échange constitue-t-il l’essentiel de nos


interactions ? Pas exactement. Car nous utilisons un autre
mode de transaction plus inattendu : l’échange croisé.

Les échanges croisés


Quand deux personnes en présence adoptent des
comportements qui ne coïncident pas l’un avec l’autre,
quand les réactions sont inopportunes ou déconcertantes,
on parle d’échange croisé. Dans ce cas de figure qui est,
selon Berne, « probablement la cause la plus fréquente de
mésentente dans les ménages et dans les rapports de
travail, aussi bien que dans la vie sociale », celui qui a pris
l’initiative de l’échange est interloqué par la réponse de
son interlocuteur, à laquelle il ne s’attendait pas le moins
du monde. Il se sent alors dévalorisé, incompris ou
manipulé. Par la suite, un sentiment de malaise peut
s’installer. S’ils ne persistent pas sur ce terrain, les
protagonistes chercheront à interrompre la relation, à se
replier sur eux-mêmes ou à parler d’autre chose, pour faire
disparaître le trouble.

Dialogue de sourds « Quelle heure est-il,


Denis ?

- Avez-vous un train à prendre ? »

L’échange croisé peut être utilisé par le manipulateur. Mais


son mode de transaction privilégié demeure tout de même
l’échange piégé, qui lui offre davantage d’efficacité.

Les échanges piégés


Ils représentent pratiquement les neuf-dixièmes de
l’ensemble des transactions que nous opérons avec les
autres. La dimension manipulatoire y est particulièrement
présente car les messages sont à double lecture. On
exprime quelque chose, mais en voulant insinuer autre
chose. Le sens profond est dissimulé derrière une
signification apparente plus acceptable socialement. C’est
une méthode caractéristique des personnalités hautement
manipulatrices : le masque est agréable, le personnage
qu’il dissimule l’est moins.
Les échanges piégés peuvent être le fait de l’un, de l’autre,
ou des deux protagonistes qui s’engagent alors dans un jeu
particulièrement pervers et destructeur. Le
transactionnaliste Claude Steiner décrit une forme
particulière d’échange piégé qu’il nomme la « transaction
du pendu », lorsque l’un des partenaires répond par le
sourire ou le rire - autres armes redoutables des
manipulateurs - à son homologue, quand celui-ci se
désespère, souffre ou adopte un comportement destructeur.
Ce qui ne fait, bien entendu, que resserrer le nœud de la
corde de ce pendu.

Jeu pervers « J’ai une idée intéressante, mais


elle ne te plaira sûrement pas.

- Tes idées, je m’en méfie. »


« La vérité est que tu ne m’aimes pas.
- Depuis quand pratiques-tu la voyance ? »

Transaction du pendu

« Mon mari est parti avec la fiancée de mon fils. Je veux


mourir.
- (rires) »

Séduire, est-ce manipuler ?


La volonté de séduire est-elle analogue au désir de dominer
l’autre par des moyens détournés ? Cette question est loin
d’être sans fondement, car les deux verbes, séduire et
manipuler, présentent des traits sémantiques proches. Doit-
on pour autant les confondre ?
Dans son sens ancien, l’action de séduire est liée à la
notion de corruption. En droit pénal, la séduction « dolosive
» désigne même le fait d’amener une femme à accepter des
relations sexuelles en dehors du mariage. Séduire, c’est
détourner quelqu’un du vrai, du droit chemin, pour
l’entraîner dans l’erreur, dans le but de l’abuser, de l’égarer
ou de le tromper.
Dans un sens plus actuel, la séduction désigne davantage
les moyens qui sont utilisés par un individu, pour plaire,
attirer l’autre, lui fournir les éléments nécessaires pour
qu’il ait envie de poursuivre un certain type de relation
avec soi, mais sans que l’objectif essentiel soit de créer et
d’entretenir une illusion sur sa propre personnalité. Certes,
on souhaite se montrer sous son meilleur jour, mais sans
tricher, sans mentir, sans essayer de duper l’autre en lui
imposant une image de soi frauduleuse. Là repose la
différence entre la séduction et la manipulation. Ce n’est
pas parce que vous aimez plaire que vous avez une
personnalité manipulatrice.
Toutefois, dans la réalité, les choses sont souvent moins
marquées. Lorsque l’on dit de quelqu’un qu’il est un
séducteur, il y a fort à parier que cet individu va nous
inspirer de la méfiance. La manipulation nous semble
proche et nous hésitons, par peur d’une influence néfaste, à
nous frotter à ce genre de personnage. Et s’il était
irrésistible ? S’il nous ravissait ?
En outre, il faut bien reconnaître que ces craintes ne sont
pas totalement injustifiées car un grand nombre de « vrais
» manipulateurs s’emploient, pendant la phase
préparatoire à l’emprise, à user des armes très efficaces de
la séduction pour affaiblir les défenses de leur « proie ».
Leur objectif est d’obtenir son acquiescement, conscient ou
non, pour la rendre dépendante, mine de rien. D’ailleurs, la
victime ne comprend souvent le plan d’action mis en place
par le manipulateur que lorsque celui-ci commence à
apparaître sous son vrai jour, c’est-à-dire beaucoup moins
reluisant qu’il ne l’était de prime abord.
Comment éviter de se faire piéger ? La difficulté essentielle
est qu’il est pratiquement impossible, dans la phase initiale
de la relation, de déceler les intentions réelles de l’autre.
Veut-il vous séduire pour ce que vous êtes, pour le plaisir
d’entrer en contact avec vous et d’entretenir une relation
authentique ? Souhaite-il vous utiliser pour se prouver
quelque chose, asseoir son pouvoir, vous dominer, vous
envahir et vous détruire ?
Pour vous prémunir, vous pouvez prendre en compte les
informations qui vous proviennent de l’extérieur : d’autres
personnes ont-elles eu à pâtir des agissements de ce
séducteur ? Certains faits vous mettent-ils la puce à
l’oreille ? Vous pouvez également vous fier à votre intuition,
bonne mère pour certains. Mais ces deux pratiques ne sont
évidemment pas académiques. Elles ont les qualités de
leurs limites et ne sont pas fiables à 100 %. En tout état de
cause, aller vers les autres implique toujours la prise de
quelques risques, qu’il faut aussi savoir mesurer sans
devenir paranoïaque. La richesse relationnelle est à ce prix.
Et dites-vous bien qu’il est plus redoutable de persister
dans une relation toxique que de se laisser prendre au jeu
de la séduction qui peut être fort agréable.

En pratique Utilisez, vous aussi, votre pouvoir de


séduction sur les autres, mais faites-le en toute honnêteté,
sans chercher à tromper qui que ce soit. Votre attitude
déstabilisera la plupart des manipulateurs que vous
croiserez, et ils se méfieront de vous, surtout si vous jouez
sur le même terrain qu’eux. Ce sont des gens qui n’aiment
pas le « qui perd gagne » susceptible de tourner à leur
désavantage.
Chapitre 3

Le manipulateur, portrait
en pied

Petits et grands manipulateurs

Naît-on manipulateur ?
Dès son plus jeune âge, l’enfant expérimente son pouvoir
sur ses parents et sur sa fratrie pour tenter d’obtenir ce
qu’il souhaite. Il use de « petites manipulations » en jouant
essentiellement sur la corde affective. Quel parent
résisterait aux sourires, aux larmes ou aux cris d’un plus
petit ?
Sans aller jusqu’à affirmer que la manipulation est innée
chez l’enfant, il semble en tout cas que le nourrisson
apprenne très tôt à manœuvrer ses proches en faisant
appel à la séduction, à des moyens de pression, des petits
chantages, etc. S’il ne naît pas manipulateur, il le devient
assez rapidement, à mesure que se développe sa
conscience de lui-même et des autres.
Pourquoi devient-on manipulateur ?
« L’enfant est le père de l’homme », a-t-on coutume de dire.
Chacun dispose, en effet, d’une histoire personnelle, qui ne
ressemble à aucune autre. Nous avons tous subi certaines
formes de conditionnement, vécu certains types de relation
avec nos parents, dans un milieu plus ou moins hostile ou
épanouissant pour notre personnalité. Nous avons reçu une
éducation et intégré des principes sur lesquels se fondent
nos valeurs personnelles.
À cela s’ajoutent souvent des secrets de famille, des
événements traumatiques, des deuils, des ruptures qui
imprègnent notre histoire. Si ces éléments ne sont pas à
proprement parler les causes directes de ce que nous
sommes aujourd’hui, il serait faux de dire qu’ils n’ont pas
d’incidence sur le cours de notre vie.
Certaines personnes ont pu se sentir soumises, humiliées,
honteuses, non reconnues, dévalorisées dans leur enfance
ou leur adolescence. Elles compensent aujourd’hui leurs
difficultés personnelles, leur peur d’être mises en danger
par les autres, leur manque de confiance en elles, leurs
souffrances, leurs inhibitions ou leurs échecs en dominant,
en faisant souffrir ou en manipulant les autres. Elles ont
plus ou moins généralisé ce comportement. Elles auraient
pu faire d’autres choix, mais celui-ci leur permet de
survivre.
La manipulation constitue donc pour ces personnes un
système de défense qui leur permet bon an mal an de
trouver un certain équilibre relationnel sans risquer de les
fragiliser. Cela n’excuse évidemment pas leurs actes mais
permet de les comprendre.
La plupart des manipulateurs aiment être admirés et
appréciés.
Les manipulateurs sont-ils tous
malheureux ?
Si la plupart des manipulateurs « toxiques » sont des gens
qui souffrent et essaiment leur souffrance autour d’eux,
certains sont fiers et heureux de l’être. Souvent caustiques,
ils ont parfaitement conscience de leurs agissements et
portent sur le monde un regard faussement désabusé. En
réalité, ils se réjouissent des failles du système et des
difficultés de la communication humaine grâce auxquelles
ils peuvent tirer leur épingle du jeu et exploiter leurs pairs
comme ils le souhaitent. Ces opportunistes à l’éthique
douteuse sont sans doute les manipulateurs les plus
impitoyables.

Les problèmes d’étiquetage


Pour clarifier les choses et éviter les catégorisations
hâtives, il convient tout de même de rappeler ici que nous
ne sommes pas ce que nous faisons - observation qui,
contrairement aux apparences, n’est pas dépourvue de
sens. Nos comportements ne sont pas nous, car si tel était
le cas, nous pourrions tous nous prévaloir, sans grande
hésitation, du titre de manipulateur. Cependant, nous
sommes enclins à cataloguer les gens en fonction de leurs
comportements et de leurs attitudes, tendance qui est à
l’origine de nombreuses difficultés relationnelles.
En effet, ce n’est pas parce qu’une personne agit de façon
stupide, naïve ou cruelle qu’elle est automatiquement
stupide, naïve ou cruelle, catégorie dans laquelle on
pourrait la caser définitivement. De même, ce n’est pas
parce qu’il vous arrive d’adopter des stratégies
manipulatrices que vous revient de droit l’étiquette «
manipulateur ». Ce raisonnement pourrait aboutir à cette
conclusion que les vrais manipulateurs n’existent pas, que
l’on ne rencontre que des personnes qui ont des
comportements manipulatoires ! Cette remarque est,
certes, fondée, et l’étiquetage des individus doit être mis en
question. À un moment, toutefois, les procédés
manipulatoires utilisés par une personne deviennent
problématiques, voire franchement toxiques pour son
entourage. S’il est malaisé de définir avec précision ce
qu’est un « vrai » manipulateur, étant donné la variété des
masques, des techniques employées et des situations,
quatre critères principaux, qui peuvent se conjuguer mais
non s’exclure les uns les autres, permettent de reconnaître
qu’une situation est devenue critique.

Comment reconnaître les « vrais »


manipulateurs ?
Quatre critères caractérisent la personnalité manipulatrice
et permettent de confirmer que l’on a affaire à un
manipulateur chronique.

La fréquence
Une personnalité très manipulatrice affiche à l’égard du
manipulé des comportements, des attitudes et des
conditionnements malsains qui se reproduisent
périodiquement, et de plus en plus fréquemment.

L’intensité
Une personnalité très manipulatrice commence, en
général, par utiliser des techniques plutôt douces qui
peuvent, à la limite, passer pour des maladresses.
Toutefois, peu à peu, les procédés s’affirment davantage, et
les effets produits sur la cible croissent en intensité. Il
devient de plus en plus difficile pour la victime de se
défaire du conditionnement.

La diversité des moyens


Une personnalité très manipulatrice n’utilise pas un unique
procédé manipulatoire. Elle combine et associe différents
modes d’action et différentes méthodes pour assurer son
emprise sur la personne manipulée.

La multiplication des cibles


La plupart du temps, la personnalité très manipulatrice ne
limite pas son terrain d’action à une seule personne. Elle a
plutôt tendance à généraliser son mode de fonctionnement
autour d’elle, au travail, avec ses amis, etc. Elle agit à des
degrés divers, et chaque fois que son statut, son pouvoir ou
son autorité lui offrent la possibilité de le faire. En cas de
danger, elle s’abstient.

Des mots réducteurs


La catégorisation présente un autre danger : réduire
l’individu aux mots qui le décrivent. Qualifier quelqu’un de
manipulateur revient à braquer les projecteurs sur ce trait
de sa personnalité, en oubliant ses autres facettes. C’est-à-
dire que l’on a aussi affaire à un individu dont la vie est
faite de passions, de souffrances, de succès, d’amours, de
peines, etc. Croire ou faire croire à des tiers qu’une
personnalité manipulatrice n’est que manipulatrice, c’est
finalement pratiquer une forme de manipulation du
langage, susceptible d’avoir des effets négatifs et de
fausser les relations qu’entretiennent toutes les personnes
impliquées par cette information frauduleuse.
Un individu peut ressentir les pires souffrances dans un
certain type de schéma relationnel, tandis qu’un autre,
placé dans un contexte similaire, s’en accommodera, saura
vivre avec, s’en servira comme d’un levier et utilisera ses
propres ressources pour faire évoluer les choses.

Se sait-on manipulateur ?
La plupart du temps, les individus à forte personnalité
manipulatrice ne se rendent pas compte qu’ils ont
généralisé des attitudes et des comportements toxiques,
pas plus qu’ils n’ont conscience des dégâts qu’ils peuvent
causer autour d’eux. On peut donc être un manipulateur
qui s’ignore et participer à des scénarios complexes,
comme ceux qui sont décrits ci-dessous, sans même se
rendre compte de la perversité de ces jeux.
Manipulateur, nous sommes souvent la première victime de
nos propres conditionnements…

Bourreau, victime ou sauveteur…


cherchez le manipulateur !
En famille, avec nos enfants, nos parents, dans notre cercle
d’amis ou dans notre environnement professionnel, nous
nous livrons, souvent avec une étonnante facilité, à ce
casting infernal que le dramaturge Stephen Karpmann
nomme le « triangle dramatique ».
Dans ce scénario psychologique à retournements,
largement éprouvé par la littérature, le théâtre ou le
cinéma, trois rôles principaux font progresser l’« intrigue
relationnelle » : le bourreau, la victime et le sauveteur. Si
elle est parfois justifiée par le contexte, la distribution est
rarement le fruit du hasard. Bourreaux, victimes et
sauveteurs se choisissent en fonction du type de pouvoir
privilégié qu’ils utilisent pour se servir des autres. Ils en
tirent naturellement des bénéfices personnels et une
certaine forme de « jouissance » manipulatoire, mais aussi
bon nombre de souffrances. En effet, persister dans un rôle
unique n’apporte pas que du bonheur.

Les bourreaux
Certains individus autoritaires, sûrs d’eux et de leur bon
droit, convaincus d’avoir naturellement toujours raison,
manipulent les autres en les persécutant. Ils pensent savoir
précisément ce qui doit être fait pour que tout fonctionne
comme il convient. Ils imposent violemment leurs règles,
menacent, dénigrent ou critiquent leurs victimes.
Tyranniques, il peut même leur arriver de pratiquer
l’affrontement musclé.
Leurs conduites sont primitives, mais ils n’en ont pas
trouvé ou cherché de plus efficaces. Les bourreaux ont, la
plupart du temps, choisi ce rôle pour se rassurer, parce
qu’ils ont vécu des frustrations, des souffrances, ou encore
parce qu’ils reproduisent des modèles parentaux. Ils
considèrent que chacun n’a que ce qu’il mérite. Leur devise
pourrait être : « Si vous vous laissez manipuler, c’est parce
que vous le voulez bien. »
Les sociétés démocratiques modernes imposant, nous
l’avons vu, des limites réglementaires et culturelles à
l’autoritarisme et à la domination franche et ouverte
d’autrui, elles ont généré une figure plus perfide du
bourreau, celle du harceleur. Le harceleur agit
indirectement, par des moyens détournés. Il ne s’implique
pas publiquement et évite de se salir les mains. Aux
discours clairement manipulateurs, il préfère les messages
allusifs ou évasifs, utilise des intermédiaires ou pratique le
sous-entendu, l’ironie, le sarcasme ou le syllogisme.
Il exploite aussi abondamment les éléments de la
communication non verbale, qui présentent pour lui un
double intérêt : ils sont équivoques et engagent davantage
la responsabilité de celui qui les interprète que celle de
celui qui les utilise. Le message est flou, ce qui laisse au
bourreau harceleur la possibilité de corriger le tir dans le
sens qui lui convient, au moment où cela lui convient.

Les expressions privilégiées du bourreau Le


bourreau manipulateur utilise volontiers dans son
langage des affirmations inspirées des phrases
suivantes : Vous êtes nul, bon à rien.

Je te tiens, ordure.
Si tu ne fais pas ce que je te demande, plie bagages.
Tu ne dois pas faire ceci.
Tu dois faire cela.
Cela ne marchera jamais.
Tu es trop ceci.
Tu n’es pas assez cela.

Les bourreaux n’existent vraiment que lorsque des victimes


se prêtent à leur jeu. Elles n’ont parfois pas le choix d’agir
différemment. Mais cela est loin d’être une généralité.

Les victimes
L’usage commun voudrait que l’on range les personnes
manipulées du côté des victimes et les manipulateurs du
côté des bourreaux. Pour envisageable qu’elle soit, une
telle classification n’est pas totalement opératoire et peut
conduire à fantasmer l’image de la pauvre victime ainsi que
celle du méchant manipulateur. En outre, les choses sont
assez rapidement faussées car certains manipulateurs
utilisent avec habileté le registre de la victimisation pour
asseoir leur pouvoir sur les autres.
Jouer les victimes consiste à pleurer sur son sort, affirmer
que l’on a tout fait pour s’en sortir mais que, décidément,
la chance n’est pas avec soi, ou que tout le monde vous en
veut, sauf peut-être votre mère, et encore, cela reste à
prouver ! Tous ces ressorts manipulatoires fonctionnent
plutôt bien, même s’ils ne durent qu’un temps.
Se faire passer, consciemment ou non, pour une victime
atténue la méfiance de l’autre, l’invite à la compassion et
stimule son besoin de secourir son prochain, surtout
lorsqu’il est apparemment plus malheureux que soi. La
victime joue sur ce registre affectif. Elle a besoin d’être
aimée, rassurée, protégée, pour apaiser sa peur archaïque
de l’abandon. Comme tout le monde, serait-on tenté de
dire. Oui, mais avec davantage de dramatisation et
d’exigences personnelles.
La victime se laisse dépasser par les événements, mais
d’une certaine manière, cela ne lui déplaît pas, puisque
cette attitude lui permet de renvoyer les problèmes et les
responsabilités sur les autres.

Les expressions privilégiées de la victime La


victime manipulatrice utilise volontiers dans son langage
des affirmations inspirées des phrases suivantes : Avec
tout ce que j’ai fait pour toi !

Tu n’as jamais fait l’effort de me comprendre.


Avec toi, j’ai toujours tort.
Je croyais t’aider et tu m’envoies balader.
Elle est belle l’amitié !
Chacun sa croix.
Je voulais me rendre utile et j’ai tout raté.
Pauvre de moi !

Parfois, la victime n’hésite pas non plus à créer de toutes


pièces des problèmes ou à initier des situations
potentiellement conflictuelles pour avoir le plaisir de
s’attirer les reproches. Donner des verges pour se faire
battre est évidemment un comportement masochiste, mais
il rassure la victime. Elle a ainsi pleinement le sentiment
d’exister pour ses pairs, qui le lui prouvent ! Cette forme de
manipulation bien particulière qu’utilise la victime pour
s’attacher les autres et les conduire à agir comme elle
l’entend ne peut fonctionner sans le troisième protagoniste
du triangle dramatique : le sauveteur. La victime lance des
appels désespérés pour être secourue par lui, mais son aide
est souvent inappropriée, d’autant qu’il porte également
volontiers le masque du manipulateur.

Les sauveteurs
Les sauveteurs manipulateurs ont besoin que les autres
dépendent d’eux. Pour cela, ils inventent des prétextes : ils
veulent se rendre utiles plus souvent qu’à leur tour,
insistent pour aider les personnes fragiles, démunies ou
incapables d’agir, et jouent les bons samaritains avec une
rare délectation. Cet altruisme de surface cache en réalité
la satisfaction prioritaire d’intérêts personnels. Si le
sauveteur s’empresse d’intervenir pour faire preuve de
solidarité à l’égard de sa victime, il profite également de
cette opportunité pour apporter sa vérité, ses solutions, ses
interprétations, et s’assurer de son pouvoir sur ses
protégés.
On peut sans doute compter sur le sauveteur manipulateur,
mais certainement pas pour se sortir d’une mauvais passe !
Le sauveteur ne souhaite pas ruiner son entreprise. S’il
aidait la personne en difficulté à aller mieux, à trouver des
moyens efficaces pour se ressaisir et devenir autonome, il
saborderait son propre rôle et ne pourrait plus bénéficier
des satisfactions personnelles qui sont son objectif
prioritaire. La motivation du sauveteur manipulateur est en
fait égoïste : son aide inadaptée représente surtout un
moyen astucieux d’atténuer sa propre détresse en se
donnant l’illusion de la bonne conscience.
Ce système relationnel fonctionne d’autant mieux que
l’autre apprécie le rôle de victime et consent volontiers à
abandonner son autonomie et ses responsabilités pour
manipuler le sauveteur avec ses propres armes. Il s’agit, on
le voit, d’un jeu pervers complexe où les protagonistes sont
tout à la fois manipulés et manipulateurs.

Les expressions privilégiées du sauveteur Le


sauveteur manipulateur utilise volontiers dans son
langage des affirmations inspirées des phrases
suivantes : Fais-moi confiance.

Je vais tout arranger.


Mais non, tu n’es pas moche !
Avec moi, je te promets que tu vas te sentir beau.
Tu vas te redresser.
Je sais ce qu’il te faut pour aller mieux.
Je suis compétent pour régler ton problème.
Mon gendre est avocat.
Voilà comment je vois les choses.
Dans cette analyse, une mise en garde s’impose. Les rôles
de bourreau, de victime et de sauveteur ne s’inscrivent pas
toujours de manière systématique dans un jeu relationnel
manipulateur. Ils découlent parfois d’un contexte dans
lequel ils sont parfaitement justifiés.
Vous pouvez, par exemple, considérer qu’un policier vous
persécute parce qu’il vous arrête et vous retire votre
permis de conduire, alors que vous rouliez à 130 km/h en
pleine ville. Rien ne vous empêche de vous sentir une
victime et de voir en lui le bourreau. Son comportement est
toutefois parfaitement rationnel et justifié : il vous impose
des règles qui sont nécessaires à la vie en société, pour
éviter la mise en danger d’autrui et maintenir l’ordre
social. Il n’y a rien de manipulatoire là-dedans.
Dans un registre différent, si l’on vous refoule à l’entrée
d’une discothèque parce que vous avez une cicatrice au
visage, les oreilles percées ou la peau d’une couleur qui
inquiète vos interlocuteurs, vous pouvez raisonnablement
penser que vous êtes victime d’un « délit de sale gueule ».
On ne peut pas non plus vous prêter d’intentions
manipulatrices lorsque vous aidez une personne dépressive
ou suicidaire à sortir la tête de l’eau et à retrouver son
équilibre. Dans de tels cas, quand vous adoptez le rôle du
sauveteur, votre attitude est parfaitement justifiée.
A contrario, si ces rôles constituent des paravents que vous
disposez pour fausser les cartes et vous servir des autres
sans les respecter vraiment, alors vous participez à un jeu
dramatique négatif dans lequel la distribution peut évoluer,
car les rôles de bourreau, de victime et de sauveteur sont
interchangeables. Certains manipulateurs utilisent
d’ailleurs les trois registres dramatiques, en fonction des
situations et des effets recherchés. Une personne
manipulatrice pourra, par exemple, endosser le rôle de la
victime pour apitoyer un sauveteur et faire tomber ses
défenses, avant de se révéler être un parfait bourreau. Une
victime pourra prendre le rôle du sauveteur ou un
sauveteur le rôle du bourreau. Parfois aussi, les arroseurs
sont arrosés, les manipulateurs manipulés. Toutes les
compositions sont possibles. Les effets de ces jeux sont, à
terme, souvent dévastateurs pour les protagonistes, et le
climat relationnel dans lequel ils évoluent est dénaturé.

Menteurs, mythomanes et
manipulateurs

Toute la vérité sur le mensonge


« Mentir, ce n’est pas beau » affirme la morale
traditionnelle. Et pourtant, tout le monde a, un jour ou
l’autre, et souvent dès sa plus tendre enfance, eu recours
au mensonge pour se tirer d’un mauvais pas, cacher une
vérité embarrassante ou tromper ses proches. Il est même
probable que nous mentions clandestinement, de façon
naturelle et quasi quotidienne, sans véritable intention de
nuire à qui que ce soit.
Souvent perçu comme vil et répréhensible, le mensonge est
cependant un vecteur de communication qui doit être
entendu et compris à deux niveaux. Le premier niveau est
celui de l’interprétation par le menteur d’une action ou
d’un comportement qu’il perçoit comme un problème, une
erreur ou une faute. Le mensonge constitue déjà,
intrinsèquement, un début d’aveu. Car en mentant,
l’imposteur prend le risque de perdre la face s’il est
découvert. Le second niveau est celui du besoin : le
menteur ment parce qu’il a besoin de changer une réalité
qui lui pose problème et parce qu’il a peur de ce que la
connaissance de cette réalité pourrait provoquer chez les
personnes abusées. Au fond, le menteur affirme une autre
vérité que celle qu’il tait (mensonge par omission) ou
falsifie (déformation de la réalité).

Petits et gros mensonges


Éthiquement condamnable car il nie la symétrie qui est le
fondement de toute communication humaine confiante et
authentique, le mensonge présente toutefois différents
degrés d’acceptabilité liés notamment au poids informatif
que représente le mensonge pour la personne abusée et au
caractère plus ou moins moral de la tromperie. Dans
certaines situations, mentir est une contradiction qui peut
s’apparenter à un devoir, ou tout au moins être considéré
comme un mal nécessaire.

Mentir pour la bonne cause

Maladie mortelle

Thierry est médecin dans une bourgade du sud de la


France. L’un de ses patients est atteint d’une maladie
mortelle et Thierry sait qu’il ne survivra pas. Pourtant, il
lui affirme le contraire et lui demande d’être confiant.

Concours d’entrée

Ludovic souhaite entrer à la SNCF mais il dispose d’un


diplôme universitaire supérieur au niveau exigé pour le
concours. Il pense que cela risque de dissuader ses futurs
employeurs et choisit de supprimer cette information de
son curriculum et de la taire lors de son entretien avec le
jury.
Né dans un chou

Faut-il dire la vérité aux enfants, notamment sur l’origine


sexuelle de leur existence ? Marie-Hélène pense que non.
C’est pourquoi elle a expliqué à son fils Nolan qu’il était
né dans un chou comme tous les autres petits garçons de
sa classe.

Amitié sincère

Magalie entretient une amitié sincère et sans ambiguïté


avec un collègue de travail dont elle apprécie la grande
culture et le flegme. Il lui arrive de dégager quelques
heures de son temps libre pour boire un verre et discuter
avec cet homme. Mais elle n’en a jamais rien dit à son
mari par crainte de ses interprétations.

Et vous ?

Que vous inspirent ces exemples ?


Trouvez-vous qu’à certains moments le mensonge est
nécessaire ? Pourquoi ?
Diriez-vous de vous que vous mentez : très rarement,
occasionnellement, fréquemment ou pratiquement
toujours ?

Pourquoi ment-on ?
Jusqu’à l’âge de sept ans le mensonge fait partie du
développement normal de l’enfant qui affabule pour
inventer un monde magique. L’adulte qui use du mensonge
le fait, lui, de façon généralement plus vraisemblable et
poursuit, sciemment ou non, des objectifs plus complexes.
Pourquoi ment-on ? La première des raisons semble être
l’amour de soi. Les personnes en mal de reconnaissance
utilisent le mensonge pour être aimées, admirées et donner
une bonne image d’elles-mêmes. Elles construisent, au
fond, un deuxième moi qui va les aider à vivre avec leur
moi réel. Dans ce cas, le mensonge est l’expression d’un
manque qui répond souvent à un trouble lié à la petite
enfance. Le menteur est déçu de ne pas être ce qu’il rêvait
d’être.
La deuxième des raisons est une forme de délicatesse pour
l’amour des autres : le mensonge pieux en est l’illustration.
Vouloir épargner ses proches, leur éviter d’avoir accès à
des informations qui risquent de les décevoir, de les
inquiéter, de les choquer ou de les déstabiliser, ces
motivations sont à la source de nombreux mensonges. Elles
les expliquent mais, d’un point de vue éthique, ne les
justifient pas et de toutes façons, installent inévitablement
une complémentarité entre le menteur et la personne
dupée. Car cette dernière n’a généralement pas choisi
d’être trompée.
La troisième des raisons trouve ses fondements dans le
conformisme social : il y a, en société, des conventions, des
règles à respecter, des choses qui se disent, d’autres qu’il
est préférable de taire pour maintenir le lien
communautaire et la vie collective. Si quelqu’un vous
demande si vous allez bien, vous répondrez presque
invariablement oui, même si ce n’est pas le cas. Vous
trouverez toujours que le tajine aux dattes de votre amie
est excellent même s’il vous donne des haut-le-cœur toute
la soirée. Bref, il y a un mensonge commun, sociétal et de
bon aloi.
La quatrième raison pose le mensonge comme règle
d’échange ! Il y a un en effet des personnes qui mentent
aux autres de façon presque systématique et tirent de cet
exercice un plaisir immédiat qui leur permet, d’une part
d’embellir un quotidien qu’elles jugent trop fade, d’autre
part de prendre le pouvoir sur les autres. Cette
réminiscence de la pensée enfantine, ce mélange entre ce
qui est et ce qu’on voudrait qui soit, n’est pas sans poser
question à l’âge adulte. Car embellir la réalité, c’est aussi
une façon de la refuser. Vouloir dominer autrui, c’est aussi
reconnaître à mots couverts que l’on en a peur.
Lâcheté, malveillance, cupidité, immaturité ou troubles
psychologiques sont également des causes qui peuvent
entraîner la pratique occasionnelle ou régulière du
mensonge.

Le menteur est un manipulateur


Le mensonge est par définition une affirmation contraire à
la vérité, énoncée dans l’intention de tromper la personne à
qui elle est destinée. Il s’agit donc bien au premier chef
d’une figure manipulatoire. Le menteur, même avec de
bonnes raisons de mentir, traite la personne qu’il trompe
comme un objet soumis à ses propres jugements et à ses
valeurs. Il crée inévitablement une dette envers elle en
s’arrogeant un droit : celui de juger que cette personne
n’est pas digne ou pas capable de connaître une vérité que
lui connaît. La confiance, qui est la base de toute relation
saine, devient sujette à caution. Et un tout petit mensonge
finit par rendre toutes les vérités suspectes. Le mensonge
n’est jamais anodin. Il enferme le menteur et la personne
dupée dans une relation inégalitaire.

La mythomanie
Les mythomanes sont des gens qui ont une tendance
excessive à mentir, à fabuler, à simuler, mais sans que ces
comportements répondent à une stratégie ou à un calcul. Il
s’agit plutôt d’actes impulsifs destinés d’abord à se mentir
à soi-même pour fuir la réalité et trouver un certain
équilibre. Le mythomane est par exemple capable
d’imaginer de faux enlèvements, de porter illégalement un
uniforme ou de créer les pires rumeurs. Il ne se rend plus
compte de son mensonge. À certains degrés de la
pathologie, il finit même par y croire !
Les causes de la mythomanie sont diverses. Elles sont
souvent liées à des carences affectives, à un manque
d’estime de soi qui se traduisent par un refus de la réalité.
Le mythomane parvient difficilement à faire la part du vrai
et du faux. Il reste dans l’enfance et expérimente un désir
de toute-puissance sur les autres à travers ses
affabulations, ses exagérations ou ses dissimulations.

Poker menteur Jean-Baptiste est issue d’une


famille modeste : son père aujourd’hui à la
retraite était maçon et sa mère continue à
faire des ménages chez les personnes âgées.
Mais Jean-Baptiste s’invente une jeunesse
dorée, un frère trader à New-York et des
amitiés avec des stars du show-business. Il
aurait même, lors du dernier concert de
Patrick Bruel dans la région, passé une partie
de la nuit à jouer au poker avec l’artiste et
deux de ses musiciens. C’est du moins ce
qu’il affirme dans son entourage.

Le mythomane utilise le mensonge de façon obsessionnelle


pour tromper les autres et donner une bonne image de lui-
même. C’est un caméléon capable d’adapter son histoire,
ses comportements, ses idées, ses valeurs pour plaire à son
entourage. Souvent volubile, exubérant, égocentrique et
beau parleur, il se montre très habile pour nouer de
nouveaux liens. Le mythomane incline également à la
manipulation, mais il est sa première victime.
Chapitre 4

Les effets de la
manipulation

Les phénomènes manipulatoires ne sont jamais totalement


inopérants. Qu’ils fonctionnent sur un mode régulier ou de
façon anecdotique, qu’ils soient anodins ou qu’ils aient de
graves conséquences pour la victime, ils ont, de toute
façon, des répercussions sur quatre plans principaux.

La personne manipulée
La manipulation peut avoir des conséquences
psychologiques plus ou moins préoccupantes et déclencher
des troubles, notamment sur les plans physiologique,
intellectuel et éthologique - stress, anxiété, phobies
sociales, lassitude, découragement, faiblesse, problèmes de
sommeil, troubles de la digestion, pannes sexuelles,
addiction à l’alcool, aux neuroleptiques, au tabac, aux
substances hallucinogènes, démobilisation, troubles de
l’attention, de la mémoire, etc.
Ces symptômes font partie des incidences les plus
fréquentes des procédés manipulatoires sur les personnes
manipulées. Ils se traduisent à des degrés divers et
persistent plus ou moins longtemps selon les individus.
Le manipulateur
En installant progressivement le processus de domination
de l’autre, la personne manipulatrice sera attentive aux
réactions de sa victime afin d’évaluer, consciemment ou
non, l’efficacité de son emprise. Les informations qu’elle va
recueillir lui permettront d’orienter ses actions pour
modifier ou renforcer le dispositif de soumission et de
conditionnement. La manipulation influe donc également
sur les attitudes et les comportements du manipulateur, qui
va parfois jusqu’à se sentir investi d’un pouvoir suprême
sur les autres.

La relation
En agissant comme elle le fait, la personne manipulatrice a
tendance à se couper de plus en plus de tout ce qui relève
d’une relation symétrique fondée sur l’empathie et la
reconnaissance de l’autre. Elle instaure, au fur et à mesure,
une relation dont la nature s’avère de plus en plus
pathologique et qui aboutit, dans les cas extrêmes, à faire
de l’autre un objet. Cette déshumanisation de la victime
peut entraîner son aliénation pure et simple et réduire ses
possibilités de sortir du « programme » qui lui est infligé.
D’une relation initiale en principe fondée sur l’équité, on
passe donc à une relation complémentaire de type
soumission/domination dans laquelle, paradoxalement, le
dominateur peut aller jusqu’à détruire la victime dont il a
pourtant besoin pour satisfaire son désir de pouvoir.

L’environnement
Sauf rare exception, la manipulation n’intervient jamais
dans un milieu privé complètement coupé du monde
extérieur et des autres. Il est toutefois fréquent que la
manipulation « durable » et perverse échappe, du moins en
apparence, aux personnes qui se trouvent dans l’entourage
des protagonistes.
En réalité, ces proches perçoivent un certain nombre
d’indices qui dénotent une ambiguïté relationnelle, mais ils
ne savent pas quel sens leur attribuer. Ils négligent donc
ces informations qui manquent de clarté. Et surtout, ils ne
souhaitent pas prendre la responsabilité d’intercéder dans
les relations d’autrui. C’est la raison pour laquelle les
proches sont évidemment eux aussi influencés, quelquefois
à leur insu, par le climat relationnel manipulatoire.

Êtes-vous manipulé ?

Pouvez-vous vous remémorer la dernière fois où vous


avez eu le sentiment d’être manipulé ? Faites ce travail
mentalement ou, si cela peut vous aider, notez vos
réponses aux douze questions suivantes sur un morceau
de papier.

1. Où et quand était-ce ?
2. Comment les choses se sont-elles passées ?
3. Quel mode opératoire le manipulateur a-t-il utilisé
pour vous manipuler ?
4. Avez-vous senti les choses arriver ?
5. Qu’avez-vous éprouvé sur le moment ?
6. Quelles ont été vos émotions ? Comment se sont-elles
traduites au niveau corporel (accélération du rythme
cardiaque, transpiration, gorge serrée, douleurs
abdominales, etc.) ?
7. Comment avez-vous réagi à la stratégie du
manipulateur ?
8. Pendant les heures qui ont suivi la manipulation, que
vous êtes-vous dit, qu’avez-vous ressenti ?
9. En avez-vous parlé autour de vous ? À qui ? Comment
?
10. Comment ont réagi les personnes à qui vous vous
êtes confié ?
11. Comment avez-vous vécu les choses le lendemain ?
Les jours suivants ?
12. Quand vous évoquez ce souvenir, ressentez-vous
encore aujourd’hui des sensations désagréables ?
Pouvez-vous analyser ces sensations ?

Si nous avions la possibilité de collationner les réponses


des uns et des autres, nous pourrions constater que tout le
monde ne réagit pas de la même façon face aux
agissements d’un manipulateur.
Certaines personnes sont plus vulnérables que d’autres.
Elles redoutent le face-à-face et manquent de confiance en
elles. D’autres attachent davantage de prix à la relation,
qu’elles ne souhaitent pas mettre en danger. D’autres
encore se sentent prisonnières d’un contexte ou d’un
système qui les dépassent et considèrent qu’elles n’ont pas
d’autre choix que de subir cette emprise : elles se
résignent.

Des effets « élastiques »


Chaque situation est singulière parce que chaque individu
est différent et s’accommode plus ou moins bien de son
sort. En outre, comme nous l’avons vu précédemment, la
fréquence et la nature de la manipulation ont une influence
directe sur la perception qu’en ont les protagonistes.
Les effets de la manipulation sont donc très « élastiques ».
Du léger désagrément qui suscite, au mieux, un sourire
d’autodérision de la part de la personne manipulée, aux
pires violences psychologiques capables d’entraîner la
destruction, la maladie ou le suicide de la victime, tous les
paliers intermédiaires sont possibles.
Du reste, les effets peuvent être anodins dans un premier
temps puis s’accentuer jusqu’à devenir très préoccupants.
Ou encore, mais c’est plus rare, la victime peut accorder,
au début, une dimension dramatique à la manipulation,
avant de recadrer sa vision des choses et de revoir sa
définition de la relation qu’elle entretient avec le
manipulateur.

Une vulnérabilité variable


Qui sont les manipulés ? Des victimes ? Des proies ? Des
personnes faibles, naïves, incapables de s’affirmer ? Nous
avons très souvent tendance à croire que, dans une
certaine mesure, ils sont responsables de ce qui leur arrive
parce qu’ils manquent de force de caractère et d’énergie.
Et nous les « victimisons » en les considérant comme des
personnes incapables de s’adapter à ce qui leur arrive et de
surmonter leurs difficultés.
Cette analyse, très en vogue dans notre société où la
compétition est une valeur forte, nous conduit à avoir une
vision stéréotypée de l’être humain et des relations
interindividuelles. Elle dénote une profonde
méconnaissance de l’altérité.
Certes, les personnes manipulées sont pour partie
responsables de ce qui leur arrive, mais il ne faudrait tout
de même pas oublier que chacun a sa propre personnalité,
ses propres spécificités, ses propres réactions, sa propre
histoire, qui font sa richesse, et qu’il ne nous appartient ni
de juger ni d’évaluer.
Tout le monde peut se faire manipuler, c’est une certitude.
Mais tout le monde n’a ni le même degré de réactivité, ni le
même recul, ni la même perception de ce phénomène. Il
n’existe d’ailleurs, dans ce registre, aucun comportement
prescriptible. Chacun utilise la réponse qui lui paraît la
plus adaptée, en fonction de ses ressources et de son état
émotionnel, à un moment donné.
Certaines personnes sont plus vulnérables que d’autres,
parce qu’elles ont peur de regarder les choses en face et de
s’opposer directement au manipulateur. La confrontation
n’est pas chose aisée. Elles préfèrent se protéger du mieux
qu’elles peuvent et préserver la relation, au risque même
d’en souffrir et de ressentir de la culpabilité.
Elles adoptent alors des attitudes de passivité, d’attente ou
de soumission que le manipulateur sait exploiter à son
avantage.
Il est toutefois important de souligner que cette situation
n’est pas immuable et que ces personnes peuvent
expérimenter à tout moment d’autres modes d’intervention
dont elles tireront les plus grands bénéfices personnels.

Les conséquences psychologiques de


la manipulation
La majorité des conséquences psychologiques imputables
aux pratiques manipulatoires surviennent lorsque la
victime a conscience d’avoir été bernée ou menée en
bateau, que cette prise de conscience soit intuitive ou
raisonnée.
Il ne faut cependant pas oublier que les manipulateurs les
plus habiles s’emploient, justement, à faire en sorte que
leurs victimes ne perçoivent pas les processus et les pièges
relationnels dans lesquels elles sont entraînées malgré
elles. Il est, dès lors, difficile que les victimes réagissent à
quelque chose qui leur échappe. Par ailleurs, ce n’est pas
parce que l’on a conscience d’être manipulé que la
manipulation se désamorce d’elle-même. La plupart des
manipulateurs inventent d’autres stratégies pour brouiller
les pistes, fausser les perceptions de leurs victimes et
tenter de reprendre le pouvoir, en évitant au maximum
d’aller vers une confrontation qui, de toute façon, les
desservirait. Les sentiments décrits ci-dessous font alors
leur apparition.

La honte d’avoir été dupé


Contrainte à agir contre sa volonté, la personne se sent
coupable de s’être laissée faire sans avoir trouvé le moyen
ou la force de sauvegarder une bonne image d’elle-même.
La honte est un sentiment pénible qui contraint celui qui
l’éprouve à se taire et à fuir le problème pour éviter le
déshonneur.

Le sentiment de solitude
C’est la raison pour laquelle la personne manipulée
dissimule cet événement traumatisant à son entourage ou
le minimise par peur d’être jugée négativement ou de
passer pour quelqu’un de faible. Ce faisant, elle se prive
d’un dialogue qui pourrait être salutaire, et se referme sur
elle-même. Elle se sent seule avec cette lourde difficulté.

Le sentiment de dévalorisation
La personne manipulée attendait quelque chose de sa
relation avec le manipulateur, et elle a l’impression d’avoir
été trahie. En outre, son sentiment de dévalorisation est
proportionnel aux espoirs qu’elle fondait dans l’évolution
des échanges. Plus cette personne attachait de prix à la
relation et plus elle avait des certitudes quant à sa
pérennité, plus ce sentiment est douloureux.
Par exemple, découvrir que l’on se fait manipuler par son
conjoint, en qui l’on avait toute confiance depuis des
lustres, a généralement des effets autrement plus
destructeurs que la tactique du commercial qui s’emploie à
nous vendre un matériel dont nous n’avons nul besoin.

La mise en doute des capacités de


communication
Les « problèmes de communication » sont une véritable
plaie dans nos sociétés occidentales. Dès que nous
décelons une faille ou une difficulté dans nos échanges
avec les autres, nous l’attribuons à un problème de
communication, comme si la maîtrise de « la »
communication nous conférait des pouvoirs magiques en
nous permettant d’huiler sur-le-champ tous nos rouages
affectifs et relationnels. La personne manipulée attribue
souvent la situation déplorable dans laquelle elle est
plongée à un défaut de communication dont elle serait,
évidemment, la cause. Ce qui est un biais néfaste à la fois
pour son équilibre personnel et la qualité de ses relations.

La perte de confiance en soi


La personne victime d’une manipulation perd confiance en
elle. Elle comprend qu’elle n’a pas vu le danger arriver et
se met à douter de ses propres perceptions. S’inventerait-
elle toute une histoire pour rien ? Ne serait-elle pas la seule
responsable de ce qui lui arrive ? Et si le manipulateur
avait de bonnes raisons d’agir comme il le fait ?
Elle ne se sent plus à la hauteur et perd ses capacités à
discerner ce qui est acceptable de ce qui ne l’est pas, ce
qui est supportable de ce qui est insupportable. Tout est
confus dans sa tête. Elle perd également une bonne partie
de son énergie personnelle et de sa spontanéité. Elle ne fait
plus les choses comme elle les « sent ».

Idéalisation du manipulateur
C’est en effet, pour la personne manipulée, une façon
d’entretenir la relation sans risquer de la mettre en danger
ou d’entrer en conflit avec le manipulateur. Au pire, elle
s’attribue tous les torts, se décrit comme quelqu’un de «
nul » et encense son agresseur. En acceptant le rôle de
souffre-douleur et en reconnaissant toutes les qualités au
manipulateur, la victime offre ses failles et compromet ses
chances de sortir de l’emprise manipulatoire.

La liberté amputée
Lorsqu’elle n’agit pas contre son agresseur, la personne
manipulée lui abandonne un peu de sa vie et de son
épanouissement personnel. Elle perd une partie de son
libre arbitre et de ses capacités à se réaliser en tant que
personne parce qu’elle se sent toujours soumise aux
malversations, aux regards, aux jugements, aux critiques
de son manipulateur. Elle ne se sent plus totalement libre
de faire ce qu’elle veut.

La peur
La victime reconnaît sa souffrance mais ne l’écoute pas
vraiment. Elle se sent l’objet de la domination, voire de la
haine du manipulateur, et elle a le sentiment, dans les cas
les plus graves, qu’elle ne va rien pouvoir faire pour
échapper à son emprise, qu’aucun changement n’est
possible. Elle a également conscience de perdre une partie
de sa pensée propre et se sent de plus en plus isolée dans
son problème. Ces éléments vont provoquer une anxiété
chronique. Elle va vivre en permanence sur ses gardes,
toujours dans l’attente d’une réaction négative du
manipulateur. Elle a aussi peur de le décevoir.

L’agressivité envers les proches


Quand elle ne se sent pas la force ou le droit d’agir en
affrontant directement celui ou celle qui lui cause de la
souffrance, la personne manipulée peut se trouver
confrontée à un conflit intérieur qui va, par un effet d’écho,
se reporter sur des personnes totalement étrangères à son
déséquilibre. Ces boucs émissaires paieront les frais de sa
frustration et de sa rancœur. Elle pourra « dépressuriser »,
certes, mais à quel prix pour son entourage ?

Le passage de manipulé à
manipulateur
Quand elle n’aboutit pas à redéfinir la relation sur des
bases plus saines, la manipulation toxique est un gaspillage
relationnel qui clôt toute possibilité d’échange authentique
et a la fâcheuse tendance à s’autoproduire.
Il arrive, en effet, que la personne victime de manipulation
se mette elle-même à employer des moyens détournés, non
pas toujours pour contrer son agresseur, mais pour le
manipuler avec ses propres armes.
La personne manipulée peut également chercher à
contraindre son entourage et ses proches : puisque la
manipulation semble être un outil efficace et économique
pour obtenir quelque chose de quelqu’un, pourquoi ne
l’utiliserait-elle pas pour son propre compte ?

Manipulation et violence
Faire violence à quelqu’un, c’est agir directement contre lui
ou l’obliger à agir contre sa volonté en employant différents
moyens comme la force ou l’intimidation. Il existe
différentes formes de violence qui se manifestent par des
actions plus ou moins visibles et conduisent à la destruction
symbolique ou physique de l’autre.
À côté de la violence brutale et répressive, l’on trouve donc
des formes moins directes, plus artificieuses, plus
insidieuses, parmi lesquelles la manipulation et ses dérivés.
L’on est bien sûr tenté de considérer que la manipulation
n’est pas à proprement parler violente dans ses moyens.
C’est vrai qu’il n’y a ni « casse », ni coups, ni blessures
visibles. Les attaques verbales sont le plus souvent
dissimulées derrière des insinuations, des non-dits. Les
manipulateurs les plus pervers ne prennent jamais le risque
de se faire piéger par leurs propres mots. Il n’en demeure
pas moins qu’au regard des effets produits, la manipulation
est bel et bien une forme effective de violence.
La victime agit contre sa volonté, contre ses intérêts. Si le
sourire du manipulateur fait oublier la puissance de ses
mâchoires, la morsure n’en est pas moins douloureuse. La
manipulation est une violence sournoise.

La manipulation source de conflit


Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’un des effets les
plus souhaitables de la manipulation est qu’elle conduise
au conflit entre les protagonistes. L’un des plus regrettables
est qu’elle perdure, évolue et se renforce, au détriment de
la confrontation.
Cette dernière situation est d’ailleurs la plus fréquente car,
dans notre culture, le conflit fait peur. Il n’est pas envisagé
comme un vecteur de changement mais plutôt comme une
issue dramatique qui traduit une faillite relationnelle et
remet l’individu personnellement en cause.
Dans mon livre Sortir des conflits avec les autres (paru aux
Éditions Eyrolles, 2007), j’ai eu l’occasion d’insister sur
l’idée que les conflits faisaient partie de la vie et qu’ils
étaient des outils indispensables pour évoluer et modifier
notre regard sur les autres. Ce n’est pas le conflit qui est «
mauvais », mais plus souvent l’usage que nous en faisons ;
la façon dont nous cherchons à l’éviter, à le nier ou à le
minimiser ; les fausses sorties que nous inventons.
Que la manipulation aboutisse au conflit est une chance, et
ce pour plusieurs raisons.

Le processus manipulatoire est enrayé et mis au grand


jour.
Les protagonistes vont pouvoir se confronter et
redéfinir leur relation.
Pour vivre ensemble, ils vont pouvoir expérimenter de
nouveaux comportements plus efficaces et plus
gratifiants .
Ils vont développer leur connaissance d’eux-mêmes et
de l’autre.
Il est fort probable qu’une nouvelle emprise
manipulatoire sera impossible, d’un côté comme de
l’autre.

Prendre conscience des enjeux relationnels à l’œuvre dans


la manipulation et surpasser la peur du face-à-face sont
deux attitudes qui permettent de faire tomber les masques
et de mettre fin aux stratagèmes. Le conflit est une chance
!

Un cas extrême : la perversion


narcissique
Nous avons vu dans les premiers chapitres de ce livre que
la manipulation était une pratique humaine très répandue
et qu’il pouvait nous arriver, qui que nous soyons, de
manipuler les personnes de notre entourage, parfois sans
même en avoir conscience.
La communication humaine est complexe, et il est difficile
d’entretenir en permanence des rapports empathiques
fondés sur la confiance et le respect mutuels. Il n’est pas
aisé de rester soi-même sans chercher à agir sur les
personnes avec lesquelles nous sommes en contact. Nous
avons tendance à vouloir les convaincre d’aller dans notre
sens, de penser la même chose que nous et de faire ce que
nous souhaitons. Il n’y a là rien que de très humain.
Bien sûr, nous avons tout loisir d’améliorer nos relations
avec notre entourage, ce qui est même souhaitable. Mais
prenons garde à ne pas dramatiser à outrance les pratiques
manipulatoires qui, neuf fois sur dix, n’ont pas un impact
déterminant sur les personnes qui en font les frais. La
manipulation fait partie de la vie et lorsqu’elle ne cause pas
de préjudice grave, il est même possible d’en jouer avec
tact et bienveillance.
Il ne faut toutefois pas négliger le dixième restant, qui
représente un grand nombre de personnes. Ces personnes
vivent quotidiennement des situations extrêmes avec des
manipulateurs hautement toxiques. La relation devient
alors dangereuse pour la victime dont les besoins sont
purement et simplement niés. La victime est
instrumentalisée, haïe, détruite sans que cela provoque
beaucoup d’état d’âme pour l’auteur des brimades.

Pervers et narcissique
La perversion et le narcissisme sont des termes utilisés en
psychiatrie et en psychanalyse pour désigner des
perturbations des désirs et des comportements chez une
personne.
Le narcissisme est une tendance à l’admiration démesurée
et exclusive de soi-même. L’amour de soi est un élément
normal de la personnalité. Mais lorsque cet amour de soi
s’associe à un besoin excessif d’être admiré et à une
aversion pour les autres, l’on a affaire à une personne
souffrant d’un trouble de la personnalité narcissique.
La perversion est une altération de la personnalité qui
conduit la personne qui en souffre à satisfaire
prioritairement ses désirs et ses besoins sans tenir compte
des autres. Le pervers éprouve même une jouissance
particulière à faire mal aux autres et cette méchanceté est
généralement volontaire et calculée.
Le pervers narcissique est au croisement de ces deux
tendances. Selon les termes de Marie-France Hirigoyen1,
c’est un prédateur, sûr de lui, quiengage un véritable
processus de destruction de sa victime pour devenir le
maître de la relation et faire de l’autre son objet, sans
aucun remords, sans aucune compassion, mais avec un
plaisir certain.

La fiche d’identité du pervers


narcissique
Comment savoir si l’on a affaire à un pervers narcissique ?
Plusieurs traits caractéristiques peuvent vous permettre
d’identifier une personnalité atteinte de ces troubles. Ces
signes sont des indicateurs. Si quelqu’un de votre
entourage présente de façon régulière la plupart de ces
dispositions et de ces comportements, il est probable que
vous avez en face de vous un pervers narcissique.

Le pervers narcissique…

1. peut-être un homme ou une femme ;


2. apparaît de prime abord calme, sympathique, ouvert et
séduisant ;
3. dispose souvent d’une intelligence supérieure à la
moyenne ;
4. sait habilement rallier tout le monde à sa cause et
adore se valoriser ;
5. est orgueilleux et n’apprécie guère d’être contrarié ou
que l’on prenne l’ascendant sur lui ;
6. se montre souvent envieux et jaloux du succès, des
avantages ou du bonheur d’autrui ;
7. est généralement insatisfait de son sort et porte un
jugement négatif sur le monde ;
8. cache sous une apparence distinguée un esprit souvent
moins reluisant ;
9. dispose d’une connaissance intuitive de la psychologie
humaine et en use à son avantage notamment pour
repérer ses proies ;
10. tire profit des autres (qu’il ne respecte pas) pour servir
de façon prioritaire ses intérêts personnels ;
11. ne se soucie pas des valeurs morales et humaines, sauf
pour la bienséance ;
12. ne fait preuve de courage que lorsque cela ne l’engage
à rien ;
13. recherche exclusivement la satisfaction de ses propres
besoins ;
14. ne s’engage pas vraiment dans la relation ;
15. se prend pour le nombril du monde ; tout lui est dû ;
16. est incapable d’aimer vraiment, si ce n’est lui-même ;
17. est incapable de comprendre les autres, de se mettre à
leur place ;
18. éprouve peu de sentiments ; ses principales raisons
d’être sont la haine et le cynisme ;
19. prend plaisir à humilier et à rabaisser les autres ;
20. est froid et calculateur ; il pratique la vengeance et agit
dans l’ombre ;
21. s’arrange avec la vérité pour tromper son monde et
garder le contrôle de la situation ;
22. est un acteur performant qui dispose d’une large
palette de rôles et de personnalités ;
23. ne se considère pas comme ayant un problème : ce
sont les autres qui sont perturbés ;
24. n’accepte pas facilement de changer de comportement
;
25. aime ce qu’il détruit et détruit ce qu’il aime ;
26. est tenace et va jusqu’au bout de ses actes et de ses
choix ;
27. finit, comme les mythomanes, par croire à ses propres
délires.

Les méthodes du pervers narcissique


Extrêmement imaginatif, le pervers narcissique dispose de
nombreuses cordes à son arc et change de tactique avec
une rare aisance. Il se montre généralement très aimable
au début de la relation. C’est une personne brillante,
séduisante vers qui l’on a envie d’aller sans hésitation.
Ensuite, lorsque la victime est tombée sous son emprise, il
va alterner de façon froide et rationnelle des techniques de
séduction, de déstabilisation, d’attaque, de dénigrement et
de culpabilisation. Le tout à l’abri des regards du monde
extérieur pour lequel il va soigneusement conserver les
apparences de l’individu irréprochable.
Le pervers manipulateur dispose d’une panoplie de
stratégies et de tactiques dont les principales sont les
suivantes :

La séduction : il donne l’image d’une personne sûre


d’elle, sympathique et cultivée.
Le mensonge et la dissimulation : il excelle dans le
détournement d’informations et l’utilisation de fausses
vérités pour servir ses propres desseins et avoir
toujours raison.
Les allusions et les insinuations : en laissant planer le
doute sur l’interprétation possible, elles lui permettent
également de gruger ses victimes.
L’humiliation et ses avatars : critique publique «
souriante », calomnie, maltraitance verbale,
dénigrement systématique font également partie de ses
pratiques courantes.
Le refus inopiné de l’échange : sous de faux prétextes,
le pervers narcissique clôt brutalement la discussion en
arguant par exemple : « tu ne vois pas que j’ai la tête à
autre chose ? » Ce faisant, il impose brutalement son
autorité.
La dépendance affective : en créant une relation de
dépendance entre sa victime et lui-même, le pervers
narcissique fait de celle-ci sa chose, sa prothèse ou son
ombre, mais en rejetant tout engagement de sa propre
personne dans cette dépendance.
L’induction : cette méthode consiste à provoquer ou à
inhiber les actions ou les émotions de la victime pour
pouvoir ensuite la manipuler comme il l’entend.
Les injonctions paradoxales : la victime est soumise à
des messages auxquels elle ne peut répondre qu’en se
trompant. Elle est par exemple encensée puis avilie. Ou
encore, elle est poussée à agir de façon critiquable ou
répréhensible pour mieux être ensuite disqualifiée et
humiliée.
La victimisation : le pervers narcissique s’adapte à
toutes les situations avec la plus grande facilité et
n’hésite pas à jouer les victimes pour culpabiliser ses
proies et leur faire croire que ce sont elles qui sont
responsables de ce qui arrive.
L’isolement de la victime : affaiblir l’autre
psychologiquement, faire tomber ses capacités
d’analyse critique et le couper de ses relations sociales,
sont des tactiques qui permettent au pervers
narcissique d’isoler sa victime pour renforcer son
influence.

Le pervers narcissique ne dit jamais sincèrement ce qu’il


pense, ce qu’il a au fond du cœur. Il se grandit en
rabaissant les autres, mais il évite de se mouiller. Il n’a pas
de scrupule, pas le moindre respect, ni la plus mince
compassion pour la souffrance qu’il inflige à sa victime.
Bien au contraire, il prend garde à ne pas se laisser envahir
par elle et considère qu’il est de son devoir de la punir pour
des fautes qui ne sont que les fruits de son délire
paranoïaque.

Du côté de la victime
Elle est en réalité une cible à abattre psychologiquement et
un objet de jouissance vampirisé, dépouillé de sa sensibilité
et de sa créativité. Tout risque d’interruption de la relation
d’emprise provoque d’ailleurs chez le pervers narcissique
une fureur destructrice. Mais parallèlement, en
poursuivant la relation, la victime contribue à sa propre
désintégration. Il s’agit là d’un paradoxe dont il est difficile
de s’extraire. En effet, la plupart du temps la victime est
trop hébétée pour réagir. Elle se sent niée, coupable de ce
qui arrive et incapable de se révolter. La haine absolue
mais sournoise dont fait preuve le pervers narcissique se
répète à longueur de journée et la victime finit par ne plus
savoir où elle en est. Elle se retrouve prise dans un piège
infernal d’où elle ressort, au mieux, lessivée et vidée de son
énergie vitale.
Le maintien de la relation avec un pervers narcissique peut
aboutir aux pires souffrances, à une profonde tristesse
associée ou non à des comportements addictifs et à des
tendances suicidaires pour la victime. La dépression et, en
dernière instance, la maladie ou la mort sont
malheureusement parfois au rendez-vous.

Héloïse a 43 ans lorsqu’elle rencontre Patrick. Elle a une


relation suivie pendant deux années avec cet homme
avant de s’installer en ménage avec lui. Suivent quatre
années douloureuses dont elle sortira brisée.
« Tout s’est plus ou moins bien passé tant que nous ne
vivions pas ensemble. Dès que nous avons cohabité, cela
a été l’enfer. Je réalise seulement maintenant que des
signes d’alerte sont apparus, mais je ne les ai pas
décryptés comme tels. Pour ma part, je n’ai jamais
cherché le pouvoir. Je demandais une relation de partage,
de communication saine et ouverte, d’échanges
équilibrés. Les six premiers mois ont été horribles. Je me
suis sentie profondément trompée, frustrée et trahie. Sur
différents points, ses comportements ne correspondaient
plus du tout à ce que j’avais observé avant la
cohabitation. J’avais presque l’impression de vivre avec
un autre homme. En même temps il n’admettait pas que
j’expose mon point de vue et mes souhaits. Il fallait que je
fasse comme il me disait et surtout que je n’y déroge pas.
J’aurais dû partir à ce moment-là. Je suis partie déjà une
fois et je suis revenue vers lui, n’écoutant que mon cœur.
Régulièrement la “soumise” qu’il veut que je sois se
rebiffe et revendique un peu d’intérêt, de temps pour elle.
J’ai besoin de me sentir libre… Libre de mes pensées, de
mes actes. Libre de pouvoir effectuer mes choix. Mais
mes revendications restent vaines et cela dégénère
rapidement en disputes. Je me suis résignée à plusieurs
reprises par peur de la violence physique dont il a usé
contre moi… La violence physique n’est heureusement
plus de la partie, grâce à un mensonge. Je lui ai laissé
entendre que j’avais déposé une “main courante” auprès
de la police pour me protéger et il a définitivement cessé
de me frapper.
Isolement, culpabilité, déprime…Petit à petit, j’en suis
arrivée à avoir des idées suicidaires… Et des envies de
meurtre, à force d’épuisement. Alors que j’étais un jour
particulièrement déprimée au téléphone une amie m’a
posé une question : “lors de ce dernières années qu’as-tu
décidé ou choisi de faire pour toi ?” Cette question a
retenti comme un coup de tonnerre dans mon esprit. J’ai
fait le bilan… et je n’ai rien trouvé !
Je n’ai pas su dire non, je ne me suis pas accrochée à mes
principes, à mes valeurs. J’ai souvent cédé ou fait le
premier pas, pour “la paix des ménages”, parce que
j’aimais cet homme qui pouvait être si charmant. »

Différents éléments du témoignage d’Héloïse attestent que


son conjoint présente une personnalité atteinte de
perversion narcissique. Charmant et séduisant au début de
la relation, Patrick se montre ensuite sous son véritable
jour, dès lors qu’il partage la vie d’Héloïse. C’est-à-dire dès
que sa victime s’est investie dans une relation plus
profonde et plus impliquante. Le piège se referme. Héloïse
cherche une relation saine et structurante avec Patrick,
mais très vite elle commence à douter de ses propres
perceptions et elle se sent flouée. Patrick ne fait preuve
d’aucune empathie à l’égard de sa compagne, il la méprise
et va même jusqu’à la frapper. Il met tout en œuvre pour en
faire son objet : il lui dicte les comportements qu’il attend
d’elle, ne lui laisse aucune possibilité d’exister en tant que
personne et finit par obtenir son épuisement psychique.
Héloïse se sent alors seule, faible et déstabilisée. Après
quatre ans de persécution, elle rompt les amarres et doit se
reconstruire.

« Après la rupture, j’ai essayé de garder le contact avec


Patrick - ces personnes ont un charme indéniable… - Mais
je me suis vite aperçue que je décelais aisément ses
tentatives de manipulation, probablement grâce à mes
lectures et à la prise de conscience qui s’est opérée en
moi. Je devenais lasse de ses propos. J’ai définitivement
“coupé les ponts”. Ensuite, j’ai suivi un sérieux régime.
Mal dans ma peau pendant toutes ces années, j’avais pris
20 kg.
J’ai dû également réapprendre à avoir confiance dans mes
choix et décisions. Mais le plus gros obstacle a été de
rétablir un dialogue “adulte”, d’oser m’exprimer sans
peur des représailles, verbales ou physiques, et surtout
de retrouver confiance dans la parole des hommes.
J’avais une peur indescriptible que cela recommence…
Surtout qu’au début, on ne s’aperçoit pas de grand-
chose…
Je vis seule depuis près de deux ans. J’ai une excellente
relation avec quelqu’un, depuis quelques mois, et cette
personne aimerait faire évoluer notre relation. Mais je n’ai
- jusqu’à ce jour en tout cas - aucune intention de vivre
en couple à nouveau. La méfiance et la crainte que tout
cela recommence prédominent, même si je me dis que
tous les hommes ne sont pas semblables. »

Héloïse est parvenue à se soustraire de l’emprise de son


compagnon, malgré la peur et la fascination que celui-ci
exerçait sur elle. Il lui a fallu sortir de ses illusions et faire
preuve d’un grand courage pour prendre conscience de ce
qu’elle vivait avant d’accomplir cet effort libératoire.
Cependant les séquelles morales et psychologiques que
laisse une telle expérience seront sans doute longues à
disparaître : Héloïse parvient à se reconstruire, mais
l’empreinte de cette épreuve marque encore ses nouvelles
relations amoureuses.

Quel avenir avec un pervers


narcissique ?
Même avec les meilleures résolutions du monde, même
avec beaucoup d’amour, de talent, de patience et de
courage, il serait prétentieux de croire que l’on peut
changer aisément la personnalité d’un pervers narcissique.
Beaucoup de personnes s’y sont essayées. Rares sont celles
qui ont réussi cet épuisant chemin de croix. Pourquoi ?
Parce que le pervers narcissique ne peut pas entendre
l’explication rationnelle des souffrances qu’il fait subir aux
autres, parce que ces autres n’existent qu’à l’état d’objets
dans son esprit. Et surtout parce que les bénéfices
personnels qu’il tire de ses exactions sont bien plus
gratifiants pour lui que l’entretien d’une relation saine. «
Le pervers narcissique ne se construit qu’en assouvissant
ses pulsions destructrices » explique MarieFrance
Hirigoyen dans son livre.
Alors y a-t-il un avenir possible avec un pervers narcissique
? Très probablement non. Seul un effondrement de ses
valeurs et de la très haute image qu’il a de lui-même peut
permettre d’espérer un changement radical de sa part. Un
choc violent, un accident grave ou une maladie mortelle
sont des événements susceptibles d’ébranler la
personnalité du pervers narcissique. En revanche, toute
promesse d’amélioration personnelle, tout amendement, ne
sont généralement que de nouvelles tactiques
manipulatoires. La seule issue positive semble être la
rupture pure et simple. Mais, malheureusement, le pervers
narcissique ne lâche pas facilement prise et la victime
devra souvent faire appel à la loi pour retrouver son
intégrité et sa dignité.

Portrait-robot de la victime en douze


points
Pourquoi certaines personnes se laissent-elles plus
facilement que d’autres prendre aux pièges des pervers
narcissiques ? Parce que certaines dispositions
personnelles en font des cibles privilégiées. Plusieurs
critères permettent d’esquisser le portrait-robot de la
victime. Vous reconnaissezvous dans ces descriptions ? Si
vous avez plus de six traits communs avec les critères ci-
dessous, vous pourriez devenir à votre tour la proie d’un
pervers.

La victime…

1. est souvent généreuse, sincère, aimable et ouverte aux


autres ;
2. a d’emblée confiance dans la relation mais fait preuve
de naïveté ;
3. manque de confiance en elle ;
4. est à la recherche d’une relation qui l’aide à se
structurer ;
5. se montre excessivement empathique et responsable ;
6. se montre excessivement protectrice, aime, console,
rassure ;
7. accepte la critique et culpabilise facilement ;
8. renonce volontiers à son esprit critique, à son
autonomie et à sa dignité ;
9. veut toujours faire plaisir et donner le meilleur d’elle-
même ;
10. accepte de se soumettre, s’illusionne et persiste dans
son investissement affectif ;
11. est souvent fière, orgueilleuse et refuse de voir la
réalité en face ;
12. ne se perçoit pas comme une victime.

Dans certains cas, les victimes ont des penchants


masochistes : elles recherchent volontairement la douleur
et l’humiliation auprès d’un pervers narcissique.

1. HIRIGOYEN (Marie-France), Le Harcèlement moral,


la violence perverse au quotidien, La Découverte et
Syros, 1998.
Partie II

Les ressorts de la
manipulation
Je passe une semaine de vacances ensoleillées, au sud de
l’île de San José, avec ma femme et mes trois enfants. Nous
sommes assez proches de l’aéroport de la Providence, ce
qui raccourcit la durée des transferts en autobus, en même
temps que nos nuits de sommeil ! Sur l’île, en cette saison,
le tourisme bat son plein et les charters font un incessant
ballet sur le tarmac de la Providence. Y compris la nuit !
Sans doute le vendeur de l’agence l’ignorait-il. Peut-être
pas…
Un matin, nous quittons notre hôtel pour une promenade
dans les petites rues fleuries de la ville où nous résidons,
lorsque nous sommes abordés fort plaisamment par deux
charmantes jeunes femmes souriantes, au décolleté
vertigineux et aux longues jambes bronzées. Après un
échange de mots aimables et rassurants, ces ravissantes
créatures, qui adorent la France et visitent fréquemment
notre région, nous offrent de participer à un jeu gratuit.
C’est très simple : il suffit de gratter la partie grisée d’une
carte afin de découvrir ce que nous avons gagné. Comme
nous avons de beaux enfants, qu’elles adorent les Français
et que, à leurs yeux, nous sommes des gens très
sympathiques, elles font une exception : chacun d’entre
nous a droit à son ticket jeu, ce que, en principe, la règle
interdit. Il ne faudra rien dire à personne. C’est promis ?
Nous promettons et grattons, très heureux de la concession
qui nous est accordée. La chance est avec nous : ma femme
décroche une journée gratuite de location pour une
automobile de catégorie D avec climatisation et lève-vitre
électrique. Le grand luxe !
Les demoiselles nous assurent qu’une telle gratification est
rare. En pleine saison, elles n’offrent pas deux jours de
location automobile par mois. Les enfants, quant à eux, ont
gagné, un ballon de plage et un teeshirt. Bravo ! J’ai pour
ma part eu moins de veine. Mon ticket est perdant. Les
demoiselles sont désolées. L’une d’elles, la mine contrite et
l’œil langoureux, me pose la main sur l’épaule en
s’inquiétant de ma déception dans un français
approximatif. Je la rassure. Il serait mal venu de me
plaindre.
Quoi qu’il en soit, nos sympathiques hôtesses nous
félicitent et nous invitent à les accompagner en taxi pour
récupérer nos cadeaux. Pas d’inquiétude : la course est
réglée. Comment donc… Ne serait-il pas plus simple
qu’elles déposent les lots directement à notre hôtel ? Leurs
sourires disparaissent, elles froncent les sourcils et nous
avons le sentiment désagréable de leur faire de la peine.
Elles nous concèdent quelques explications : à San José, la
vie est chère et elles ne doivent leur subsistance qu’au
nombre de touristes qu’elles « invitent » à une petite
réception dans une résidence proche. Si nous acceptons de
nous rendre à cette réception qui ne nous engage à rien,
elles pourront bénéficier d’une rétribution en échange de
notre visite. La saison a très mal commencé pour elles.
Nous ne pouvons pas imaginer combien ce job devient
difficile. Elles nous enjoignent de leur rendre ce petit
service. Cela ne nous prendra pas plus d’une heure - n’est-
ce pas fort peu de chose, au regard d’une semaine de
vacances ? - et le taxi nous reconduira à notre hôtel. C’est
promis.
Impatients de récupérer leurs cadeaux, les enfants nous
pressent d’accéder à la demande des jeunes femmes, ce
que nous acceptons bien volontiers, l’air faussement
détaché de notre belle générosité. Altruistes que nous
sommes !
Le taxi nous conduit dans un palace où nous dégustons
quelques apéritifs avant de visiter des appartements
luxueux, cornaqués par un vendeur expérimenté qui met en
œuvre tous les moyens dont il dispose pour nous faire
signer un bon d’achat d’une semaine de vacances à vie
dans ces lieux magiques. Peine perdue. Nous n’avons pas
un sou vaillant et notre vigilance nous souffle de ne pas
accéder aux offres de crédit qui nous sont faites.
Nous demandons toutefois à bénéficier de notre journée de
location automobile, bien facilement gagnée il est vrai, et
les enfants ne manquent pas de réclamer leurs babioles.
La location gratuite s’avéra ne pas l’être autant que cela.
Au terme d’une magnifique excursion, nous retrouvâmes
notre splendide automobile mais sans les roues et
l’assurance minimaliste qui accompagnait notre contrat ne
couvrant pas ce genre de désagrément, nous fûmes
contraints de mettre la main au portefeuille pour payer le
rapatriement du véhicule et le remplacement des quatre
roues. Le tout pour une somme astronomique. Mais n’est-
ce pas ce qui fait le charme des vacances à l’étranger ?
Dans cette mise en scène bien huilée, largement exploitée
par certains professionnels du « time-sharing » et doublée
d’une probable escroquerie, plusieurs leviers
manipulatoires ont été utilisés pour nous inciter à dire oui
sans réfléchir, presque mécaniquement, à nos charmantes
manipulatrices professionnelles, alors que nous avions
programmé une simple balade en famille. Vous retrouverez
ces leviers dans les pages qui suivent.
En effet, nous nous intéresserons, dans la deuxième partie
de cet ouvrage, à ces questions cruciales pour comprendre
les processus manipulatoires : pourquoi sommes-nous
manipulables et comment les manipulateurs s’y prennent-
ils pour nous prendre dans leurs filets ? Quels ressorts
communicationnels font-ils jouer à notre insu et comment
leur scénario est-il construit ?
Vous pourrez expérimenter à titre personnel (mais en toute
intégrité !) plusieurs techniques manipulatoires afin de
prendre conscience de leur efficacité sur vous-même et sur
les autres. Ces exercices développeront votre acuité et
votre aisance relationnelle.
Chapitre 1

Pourquoi sommes-nous si
facilement manipulables ?

Qui, de la poule ou de l’œuf, est à l’origine de l’autre ? Entre


le manipulateur et le manipulé, lequel fonde la manipulation
? Cette question existentielle rejoint la préoccupation que
nous évoquerons dans ce chapitre : la manipulation
n’existerait pas si nous étions parfaitement « étanches » à
ses effets. Elle n’aurait également aucune raison d’être si les
autres n’étaient pas animés du désir d’agir sur nous contre
notre volonté.
Il s’agit d’une belle lapalissade qui nous renvoie tout de
même à cette interrogation importante : pourquoi sommes-
nous si facilement manipulables ? Sommes-nous
complètement responsables de nos attitudes et de nos actes
? Pourquoi persistons-nous dans des orientations qui nous
font souffrir ?

L’automanipulation
Dans notre vie courante, nous réagissons très souvent selon
des structures de comportement déterminées, des
programmes automatiques que nous respectons à la lettre.
Un tel mode de fonctionnement est avantageux et
économique puisqu’il nous dispense d’inventer de nouvelles
conduites chaque fois que nous nous trouvons devant une
situation en apparence analogue à une autre déjà vécue.
Par exemple, lorsque nous savons déjà piloter une
automobile, débrayer et passer les vitesses ou négocier un
virage, nous n’avons pas besoin de réapprendre à chaque
nouvel usage de quelle façon fonctionne cette automobile.
Nous reproduisons un schéma d’action répétitif qui nous va
très bien, puisqu’il nous laisse la possibilité de penser à
autre chose tout en nous permettant de nous déplacer d’un
point à un autre.
Là où le bât blesse, c’est lorsque nous généralisons ce type
de « pilotage automatique » à des activités beaucoup plus
complexes que le simple pilotage d’une automobile. Je pense
notamment à tout ce qui touche aux relations humaines. Si
nous nous comportons, par exemple, toujours de la même
manière avec les autres, sans tenir compte des personnes
qui sont en face de nous, simplement parce que nous avons
expérimenté un comportement qui nous semble faire
l’affaire, nous aurons sans doute à faire face à des
désillusions.
Dans une situation nouvelle, nous branchons notre «
photocopieur interne » et nous dupliquons des approches ou
des comportements antérieurs, convaincus que cette façon
d’agir nous fournira les résultats escomptés. Voilà comment,
sans même en avoir conscience, nous nous manipulons nous-
même en nous cantonnant dans des actes répétitifs, peu
onéreux, rigides et sécurisants. Cette forme de
rationalisation du réel nous coupe de nos perceptions « ici et
maintenant », de notre connaissance intuitive et de nos
capacités de nous adapter à une situation inédite. Elle nous
fait également prêter le flanc aux vélléités manipulatoires.
Que cela soit conscient ou non, rationaliser
systématiquement nos expériences du réel est une forme de
manipulation que l’on emploie contre soi-même car chaque
contexte, chaque situation sont singuliers.
Encore et toujours…
Quelle attitude adoptons-nous quand nous commettons une
erreur de jugement ou d’analyse ? Et, à votre avis, comment,
réagissons-nous lorsque nous constatons que les choix que
nous avons faits ne sont pas les bons ou quand ce que nous
faisons ne marche pas ?
Eh bien, aussi étonnant que cela puisse paraître, nous en «
rajoutons une couche ». Autrement dit, nous persévérons
dans notre comportement initial sans nous douter que, à
nouveau, nous sommes en train de nous manipuler nous-
même. C’est un peu comme si nous multipliions nos efforts
pour enfoncer un clou, mais sans nous préoccuper de savoir
s’il est planté dans la bonne planche, ni même s’il est bien
dans une planche ! Et nous cherchons tout ce qui peut
justifier cette attitude, plutôt que d’accepter de reconnaître
que nous nous sommes trompés.
Le manipulateur va pouvoir retourner cette tendance à son
profit pour nous faire agir contre nous-même.

Le piège « abscons »
Dans leur Petit traité de manipulation à l’usage des
honnêtes gens, Beauvois et Joule appellent piège abscons
cette « tendance qu’ont les gens à persévérer dans un cours
d’action, même quand celui-ci devient déraisonnablement
coûteux ou ne permet pas d’atteindre les objectifs fixés ». Ils
l’associent au phénomène de la dépense gâchée : plus nous
avons investi en temps, en argent ou en énergie dans un
processus, plus nous avons tendance à persister dans nos
choix.
L’exemple classique est celui de la voiture usagée pour
laquelle nous commençons à engager des frais de
réparation. Si nous ne fixons aucune limite raisonnable à
nos débours, nous risquons d’être pris - sentimentalisme
aidant - dans une escalade de dépenses gâchées. En effet : «
N’est-il pas dommage d’expédier à la casse un véhicule dont
on vient de refaire l’embrayage et les freins, uniquement
parce que l’alternateur a rendu l’âme ? » Peut-être… Mais
au final, la facture globale risque d’être salée.
Les choses sont identiques lorsque nous nous piégeons
nous-même en persistant dans des comportements ou dans
des actions qui, de toutes façons, ne pourront pas nous
apporter les bénéfices escomptés.

Un monde subjectif
Chaque jour, des milliers d’informations nous proviennent
de notre environnement, or nous n’avons ni le besoin, ni les
moyens, ni le désir de toutes les traiter. Pour ne conserver
que les informations qui nous sont utiles, c’est-à-dire celles
qui nous permettent de survivre, de nous adapter, d’agir ou
de conserver notre autonomie, notre cortex élague celles qui
lui semblent superflues. Pour réaliser ce travail, il s’appuie
notamment sur les expériences antérieures que nous avons
mémorisées. Mais il effectue ce travail de tri de façon tout à
fait singulière. Et, même si nous avons vous et moi des
expériences de la réalité très proches, notre approche du
monde reste entièrement subjective, totalement soumise à
ce que nous sommes, à nos perceptions, notre culture, nos
croyances et nos valeurs personnelles. Il existe donc à peu
près autant de façons de voir le monde qu’il existe d’êtres
humains sur cette planète.
Pourtant, nous imaginons souvent naïvement que la réalité
est telle que nous la percevons. Rien de plus et rien de
moins que cela ! Et nous sommes convaincus que ce que
nous croyons constitue une vérité intangible que personne
ne peut remettre en question.
Confondre l’idée que nous nous faisons du monde avec le
monde lui-même constitue immanquablement une
manipulation que nous exerçons contre nous-même et une
défaillance dans notre propre traitement des informations
qui peut nous coûter de lourdes déssillusions.

Conséquences tragiques de réalités


imaginaires
Notre capacité d’anticiper les choses à partir des
expériences que nous avons mémorisées est tout à la fois un
sérieux atout et un redoutable handicap. En effet, dans
notre esprit, la confrontation des trois parties du temps -
passé, présent, futur -, lorsqu’elle se greffe sur une angoisse
liée à l’incertitude de l’avenir, présente des aspects
automanipulatoires de premier ordre.
Quelles seront demain les conséquences des choix que
j’opère aujourd’hui ? Ne suis-je pas en train de me tromper ?
Ne vais-je pas transformer le cours de mon existence à mon
détriment ? N’ai-je pas plus à perdre qu’à gagner dans cette
orientation ?
Ces questions, nous nous les posons probablement tous, de
manière quasi quotidienne. Mais comment allons-nous les
traiter ?
Aussi riche soit-elle, notre expérience ne peut pas nous
permettre de tirer des scénarios parfaitement lisibles et
fiables pour l’avenir. C’est la raison pour laquelle, très
souvent, nous pallions ce déficit d’informations en inventant
de toutes pièces des réalités imaginaires aux issues
fréquemment dramatiques. C’est notre côté sombre. Et nous
souffrons pour des anticipations qui restent la plupart du
temps des hypothèses subjectives négatives. Car les
événements sont rarement strictement superposables aux
projections que nous pouvons établir. Nul ne peut prévoir
l’avenir de façon sûre, alors pourquoi se tourmenter sans
doute inutilement ?
Cette attitude explique en tout cas pourquoi nous avons
peur du lendemain. Ainsi préférons-nous persister dans des
systèmes dans lesquels nous ne nous sentons pas heureux,
par exemple dans une relation dans laquelle nous nous
sentons manipulés, par crainte de nous mettre en danger.
Nous redoutons d’avoir plus à perdre qu’à gagner. Ce
comportement « sécurisant » peut toutefois entraver notre
capacité à évoluer et à inventer notre propre vie.
La manipulation et l’automanipulation vont de concert. On
ne parviendrait pas à nous faire agir contre notre gré si :

nous ne nous manipulions pas nous-même ;


nous abandonnions nos comportements automatiques
lorsqu’ils sont inappropriés ;
nous relativisions nos croyances ;
nous ne nous bercions pas d’illusions sur le monde et
sur nous-même ;
nous révisions notre obsession de contrôle total.

Nos différentes sources de


conditionnement
En psychologie, le conditionnement désigne les processus
d’acquisition de réflexes, d’habitudes de pensée ou de
comportements automatiques qui nous conduisent à
multiplier les « photocopies ».
Nous sommes évidemment conditionnés par nos perceptions
car nos appareils récepteurs - le goût, l’odorat, l’ouïe, le
toucher, la vue - limitent, exhaussent et altèrent les
informations qui nous proviennent de l’extérieur.
Nous sommes également conditionnés par notre histoire
personnelle, par nos scénarios psychologiques, nos légendes
et nos crises de vie qui nous influencent et nous font adopter
certains comportements, certaines attitudes plutôt que
d’autres.
Nous sommes aussi très fortement conditionnés par notre
culture qui, à notre insu, nous marque de son empreinte. En
effet, notre appartenance à une famille, à un groupe, à une
communauté, à une organisation sociale détermine très
profondément nos orientations, nos croyances et nos
comportements. Elle a un impact très important sur ce que
nous sommes. Souvent, nous n’avons pas conscience d’être
conditionnés par cet enracinement culturel et les influences
de nos institutions, du mode d’éducation que nous avons
reçu de nos parents et de nos maîtres, de nos systèmes
sociaux, politiques et économiques, qui pourtant nous
affectent profondément. Et nous sommes, dans une certaine
mesure, manipulés par nos modèles culturels puisqu’ils nous
conduisent, dans bien des situations, à adopter des
comportements stéréotypés.
Si le langage que nous employons structure notre manière
d’agir et de penser, il n’est pas le seul facteur culturel qui
nous conditionne. Notre conception du temps et de l’espace,
nos croyances, nos modes d’apprentissage, notre façon de
nous comporter avec les autres, notre sexualité sont autant
de paramètres « souterrains » liés à notre culture qui
influent sur notre personnalité et dont les manipulateurs
vont tirer parti pour nous faire adopter des comportements
conformes à leurs souhaits.
Les professionnels du marketing et les publicitaires figurent
d’ailleurs dans le peloton de tête des manipulateurs qui
utilisent les réflexes conditionnés issus de nos grilles
culturelles pour orienter, par exemple, nos actes d’achat.

L’accident Un père et son fils sortent faire une course en


automobile. En chemin, ils sont victimes d’un accident de
la circulation. Le père est tué sur le coup et le fils est
dans un état très préoccupant. Les secours le conduisent
au service des urgences de l’hôpital le plus proche. Il doit
être opéré rapidement. Mais le chirurgien arrive, voit le
blessé et déclare : « Je ne peux pas l’opérer, c’est mon
fils. » D’après vous, comment est-ce possible ?

Donnez-vous deux minutes pour trouver la solution de cette


devinette. Vous êtes coincé ?

Solution

Cette devinette a été utilisée par Steven Sherman et Larry


Gorkin (1980) comme support d’une expérimentation
conduite auprès d’un groupe d’étudiants de l’université
d’Indiana.
Avez-vous découvert que le médecin était en réalité la mère
du blessé ? Dans ce cas, vous n’avez pas, semble-t-il, de
préjugé sexiste en ce qui concerne le domaine médical. Si
vous n’avez pas trouvé la réponse ou avez inventé d’autres
solutions, alors cette devinette vous apprend quelque chose
sur vous-même : vous avez réfléchi à cette énigme en
fondant votre analyse sur des croyances sexistes puisque,
selon vous, un chirurgien est forcément de sexe masculin.

Réponse à tout
Ce n’est pas parce que nous nous posons une question
qu’elle a obligatoirement une réponse. Ce n’est pas parce
que nous trouvons une réponse à cette question que cette
réponse est la seule et unique bonne réponse, de manière
ferme et définitive, contrairement à ce que,
malheureusement, nous pensons souvent. Nous entretenons
cette illusion selon laquelle, dans le monde qui nous
entoure, tout aurait un sens, une fonction, une signification
ou une explication rationnelle.
Si cette attitude est rassurante - rien ne peut nous échapper,
nous pouvons tout savoir, tout connaître, tout analyser (et le
milieu scientifique a pendant très longtemps manqué
d’humilité à ce sujet) -, elle est aussi très présomptueuse
puisque, dans un certain nombre de domaines, l’univers
résiste au saucissonnage et aux équations. Une molécule
d’eau est formée de deux atomes d’hydrogène pour un
atome d’oxygène, mais elle est bien davantage que ce simple
assemblage atomique.
La logique binaire classique qui fait merveille dans nos
ordinateurs échoue à traiter des phénomènes complexes
comme les relations humaines, l’humour, la créativité ou la
poésie. En effet, les machines que nous avons créées pour
étendre notre accaparement du monde n’acceptent pas le «
jeu » au sens mécanique du terme. De plus, bien que notre
environnement soit en perpétuel changement, nous
soumettons à notre analyse des images arrêtées, des
fragments de réalité.
En somme, vouloir observer et rationaliser le monde dans
lequel nous vivons est aussi simple que de se baigner dans
les vagues tout en se contemplant soi-même, allongé sous un
parasol, depuis la plage. Et croire que le monde peut être
appréhendé dans sa totalité avec les outils de la raison
humaine est une nouvelle forme d’automanipulation à
laquelle nous cédons bien volontiers.

Soumission à l’autorité
Peut-être avez-vous vu le film I comme Icare avec Yves
Montand, au cinéma ou à la télévision. Dans ce film, réalisé
par Henri Verneuil en 1979, l’une des expérimentations sur
l’obéissance, conduites par le professeur Stanley Milgram
dans les années 1965-1974, est mise en scène. Les résultats
sont édifiants. Imaginez-vous dans ce scénario diabolique…
Vous avez répondu à une petite annonce dans un journal
pour participer à une expérience sur les effets de la punition
et de la douleur lors de l’apprentissage. Subir un châtiment
corporel permet-il de mieux apprendre ?
Vous arrivez au laboratoire de l’université qui conduit cette
recherche en même temps qu’un autre homme. Vous êtes
reçus tous les deux par un expérimentateur en blouse
blanche qui se présente comme étant l’assistant du
professeur. Il a l’air autoritaire. Il vous explique que vous
allez jouer, vous et l’autre homme, l’un le rôle du maître,
l’autre celui de l’élève. Le principe est le suivant : chaque
fois que l’élève fournit une réponse erronée à la question qui
lui est posée par le maître, ce dernier lui administrera un
choc électrique de plus en plus puissant.
Vous et l’autre homme tirez au sort pour connaître la
distribution des rôles. Vous serez le maître, lui l’élève.
L’élève est conduit dans une pièce contiguë tandis que vous
vous installez derrière un pupitre, aux commandes de la
génératrice électrique qui va produire les chocs punitifs.
Vous pouvez voir, à travers la paroi vitrée qui vous sépare de
la pièce voisine, que l’élève est sanglé sur une sorte de
chaise électrique et qu’on lui place une électrode au
poignet.
À titre d’indication, l’assistant du professeur vous fait tester
le choc le plus faible pour que vous puissiez en mesurer les
effets désagréables. Vous disposez en face de vous de
curseurs échelonnés de 15 volts en 15 volts jusqu’à 450
volts, mais les seules indications dont vous disposez sont
inscrites sur des étiquettes : choc léger, choc modéré, choc
fort, choc très fort, choc intense, choc puissant, choc très
puissant, etc. Sur les deux derniers curseurs ne figurent
plus que les symboles XXX.
L’assistant du professeur vous demande de lire à l’élève une
liste de noms associés à des objectifs : mer agitée, ciel bleu,
canard sauvage… L’élève doit mémoriser les associations de
mots puis, chaque fois que vous lui proposez un nom de la
liste, vous donner l’adjectif correspondant. À chaque erreur
de sa part, il reçoit la décharge électrique que vous lui
administrez depuis votre poste de contrôle. D’abord 15 volts
à la première erreur, puis 30 volts à la deuxième, 45 volts à
la troisième, etc.
Chaque fois que vous actionnez un curseur, vous pouvez
observer que des lumières clignotent, vous entendez des
bruits électriques, un bourdonnement, puis les
manifestations sonores de l’élève. Au début, il maugrée, puis
il crie qu’il souffre et finit par hurler. À 150 volts, il se
détache sous l’effet de la douleur et demande que
l’expérimentation soit stoppée. Il n’en peut plus. Mais il est
rattaché sur son siège et l’expérimentateur vous demande
d’une voix monocorde de poursuivre l’expérimentation pour
laquelle vous avez été engagé. « Vous n’avez pas le choix. »
Vous protestez. Vous transpirez. Vous tremblez. Vous
bégayez ou riez de manière compulsive. Vous vous sentez
mal, très mal… Jusqu’où irez-vous ?
Placés dans cette situation, 63 % des sujets qui ont joué le
rôle du maître acceptent totalement la méthode
expérimentale et poursuivent jusqu’aux 450 volts mortels,
totalement soumis aux injonctions qui leur sont données par
l’autorité médicale. En réalité, l’élève est un acteur,
complice de l’expérimentateur, et les chocs électriques
utilisés pour le punir sont parfaitement imaginaires. Il a
simulé la douleur, l’évanouissement puis la mort. Le maître
était le véritable sujet de cette expérience.
Dans I comme Icare, le procureur (Yves Montand), qui a
assisté derrière une glace sans tain à l’expérience, finit par
s’étonner que « dans un pays civilisé, démocratique et
libéral, les deux tiers de la population soient capables
d’exécuter n’importe quel ordre provenant d’une autorité
supérieure ».
Ces expérimentations, aussi célèbres qu’elles ont été
controversées à l’époque, nous montrent avec quelle facilité
nous acceptons, sans nous en rendre compte, de nous
soumettre à l’autorité, supposée ou réelle, d’une personne,
même si cela nous trouble ou provoque notre souffrance.
Nombreux sont les manipulateurs qui parviennent à nous
faire renoncer à notre sens moral et notre éthique
personnelle en utilisant ce ressort manipulatoire puissant :
notre obéissance docile à l’autorité, même usurpée. À
l’inverse, les bourreaux peuvent également arguer de ce
principe d’obéissance à un ordre provenant d’une autorité
supérieure pour tenter de se disculper ou justifier leur acte
devant la justice. Après la Seconde Guerre mondiale, par
exemple, des policiers français collaborateurs qui ont livré
des Juifs à l’ennemi ont utilisé cette ligne de défense.

La notion de dichotomie
Manipuler, ce n’est pas bien. L’honnêteté paye toujours. Les
conflits montrent notre incapacité à bien communiquer avec
les autres. Quand on aime quelqu’un, on doit lui être fidèle.
Le racisme est une très mauvaise chose. On peut tout dire à
un ami. L’argent ne fait pas le bonheur. Tous les hommes
naissent libres et égaux. De la discussion jaillit la lumière. À
cœur vaillant, rien d’impossible. Il faut qu’une porte soit
ouverte ou fermée…
Nous pourrions allonger indéfiniment la liste des valeurs,
des croyances, des principes ou des jugements qui
gouvernent nos pensées, nos actes et notre vie. Une chose,
toutefois, est sûre : ces affirmations parfois péremptoires
traduisent ce dont nous rêvons tous : accéder au bonheur,
vivre dans un monde meilleur, mieux nous accorder avec nos
pairs. Il suffit pour se convaincre de l’importance de cette
préoccupation dans notre monde moderne d’arpenter les
rayons des librairies.
La difficulté vient de ce que nous utilisons des prescriptions
morales, des principes ou des raisonnements qui nous sont
personnels ou qui sont propres à nos groupes
d’appartenance pour définir ce qui est bien et ce qui est
mal, ce qui est bon ou mauvais, ce qui est juste et injuste, ce
qui est socialement acceptable et ce qui ne l’est pas. Cette
approche binaire simplifie à outrance des choses souvent
complexes par nature. Et nous avons l’illusion de pouvoir
établir facilement des passerelles entre le monde qui est et
celui dont nous rêvons. Ce biais ouvre encore une fois la
porte à toutes les manipulations. D’une part, les personnes
manipulatrices vont pouvoir peser sur le levier de nos
croyances et de nos valeurs pour nous influencer ou nous
placer devant des paradoxes. Le dispositif fonctionnera
d’ailleurs d’autant mieux qu’elles sont fortement ancrées en
nous. D’autre part, nous nous manipulons nous-même en
imaginant qu’une ligne nette démarque le bien du mal, le
faux du vrai, le juste de l’erreur.
Nos jugements de valeur, nos convictions, nos principes et
notre morale sont des affaires personnelles et non des
vérités objectives. Nous nous abusons lorsque nous les
imposons comme des diktats. Nous nous leurrons également
quand nous indexons certaines vérités à la loi du plus grand
nombre : ce n’est pas parce que nous sommes plusieurs à
penser la même chose que nous avons forcément raison. Ce
n’est pas non plus parce qu’on est seul à défendre une idée
ou un point de vue qu’on a nécessairement tort.

Le regard des autres


C’est humain… nous désirons par-dessus tout être apprécié
par les personnes que nous côtoyons, leur donner une bonne
image de nous, leur montrer nos atouts, nos talents, nos
richesses. Mais connaissons-nous bien la nature de nos
désirs et de nos besoins ? Sommes-nous attentifs à ce que
nous ressentons à travers notre corps, à travers nos sens et
notre esprit ? Éprouvons-nous de l’amour et du respect à
l’égard de nous-même ? Ne sommes-nous pas sourds à notre
propre histoire ?
Dans notre culture, tout ce qui ressemble à de
l’acheminement vers soi, à de l’auto-observation ou à de
l’écoute intime est presque automatiquement associé à de
l’égoïsme ou à de dangereuses bouffées narcissiques.
Comme si l’exploration de soi était incompatible avec les
relations sociales et l’ouverture aux autres.
En réalité, il semble bien que les personnes qui ne
s’écoutent pas un minimum, qui se méprisent, qui sont
dures ou excessivement exigeantes avec elles-mêmes,
cherchent à exister prioritairement dans le regard des
autres. C’est, à mon sens, une forme de fragilité. En effet,
ces personnes deviennent dépendantes de ce que les autres
pensent d’elles, du regard qu’ils portent sur elles. Elles sont
aussi beaucoup plus facilement manipulables puisque leur
quête d’amour et de reconnaissance les conduira à se
soumettre toujours davantage à des perceptions extérieures
souvent trompeuses.
« Connais-toi toi-même et tu connaîtras le monde », affirmait
Socrate, maxime que l’on peut compléter par : « Ignore qui
tu es et tu seras plus facilement influençable par tes pairs. »
Se sentir aimé et valorisé dans le regard des autres est
naturellement facteur de plaisir et d’enrichissement
personnel, sous réserve que ce besoin ne devienne pas
compulsif et qu’il reste en accord avec notre personnalité.

Groupe et manipulation
Dans un groupe, même si, de toute évidence, vos
observations sont fondées, il y a environ quatre chances sur
dix pour que vous vous conformiez au jugement collectif, en
contradiction avec le vôtre, surtout si le groupe est unanime
contre vous. Comme souvent - nous y reviendrons -, cette
forme de manipulation est d’abord une automanipulation,
car les membres du groupe ont rarement conscience de
l’influence que le collectif exerce sur eux.

Les expériences de Solomon Asch En 1956, le


psychologue social Solomon Asch a mis en place un cycle
d’expérimentations qui montrent de façon surprenante
que nous choisissons, la plupart du temps, de ne pas
faire confiance à nos sens pour nous rallier à la majorité.
Nous sommes donc aussi manipulables parce que nous
n’avons pas confiance dans nos perceptions. Imaginez…

Vous participez, au sein d’un groupe de sept personnes, à


une série d’expériences sur la discrimination visuelle. C’est
du moins ce qui vous est annoncé. Vous portez le numéro 6
et les participants sont interrogés dans l’ordre numérique.
L’expérimentateur vous présente des planches sur
lesquelles figurent trois lignes verticales. Vous devez
indiquer laquelle est de longueur identique à la longueur de
la ligne standard présentée sur une planche à part. Vous
vous apercevez très vite que l’exercice ne comporte aucune
difficulté. Les comparaisons sont simples, les différences de
longueur flagrantes, et d’ailleurs les membres du groupe
apportent invariablement les mêmes réponses que vous.
Mais après plusieurs essais concordants, malgré le fait que
la comparaison avec la ligne de référence ne fasse toujours
aucun doute à vos yeux, vous entendez les cinq personnes
qui vous précèdent annoncer une réponse qui diffère de la
vôtre. Vous êtes stupéfait. Dès que vous entendez le choix
du deuxième participant, vous vous interrogez. Pourquoi
diable persiste-til dans ce mauvais choix ? Le pire est que le
troisième confirme la réponse des deux premiers. Que se
passe-t-il ? Vous vous redressez et plissez des yeux pour
vous concentrer sur les graphiques. Vous ne vous sentez pas
très bien, j’imagine. D’autant que les personnes suivantes
enfoncent le clou. Comment est-ce possible ? Voilà votre
tour. L’expérimentateur vous désigne. Qu’allez-vous
répondre et qu’allez-vous croire : les informations qui vous
proviennent de votre propre perception visuelle ou ce que
les autres ont répondu ?
Vous ignorez naturellement, à ce stade de l’expérience, que
vos pairs sont de mèche avec l’expérimentateur et que vous
participez à une recherche sur l’influence groupale. Malgré
son évidence fausseté, 37 % des personnes qui ont passé ce
test se conforment à la réponse collective.

Normalisation
Un groupe a naturellement tendance à exercer une pression
sur ses membres pour que ceux-ci réduisent leurs
différences individuelles et convergent vers un consensus. Il
s’agit de parler d’une même voix, comme un seul homme. Ce
phénomène est d’ailleurs d’autant plus présent que les
membres du groupe sont confrontés à une situation qui leur
pose problème. En effet, dès que l’un d’entre eux semble
compétent, aux yeux de ses pairs, pour régler une difficulté,
la norme du groupe a tendance à se rapprocher de la norme
individuelle portée par cet individu.
Intrinsèquement manipulatoire, la situation l’est donc
encore davantage lorsqu’une personne se présente comme
porteuse de solutions avec l’intention de flouer le groupe et
de prendre le pouvoir sur ses membres.
Pensée de groupe
Le psychologue social Irving Janis emploie le terme de «
pensée de groupe » pour désigner les processus collectifs de
nature manipulatoire qui peuvent conduire un groupe très
cohésif à prendre des décisions stupides, absurdes ou
délirantes.
Qu’est-ce que la pensée de groupe ? Pour Janis, c’est la «
façon de penser que les personnes adoptent quand la
recherche de l’accord devient si primordiale dans un groupe
qu’elle tend à l’emporter sur une évaluation réaliste des
autres possibilités d’action ». Le groupe finit par se
manipuler lui-même en affichant des choix qui finalement ne
conviennent à personne !
La pensée de groupe engendre de nombreuses erreurs,
notamment lorsque le groupe doit prendre des décisions
importantes. La tendance à rechercher à tout prix un
consensus, la volonté de gommer les antagonismes et la
pression toujours plus forte vers la conformité, peuvent
engendrer des phénomènes manipulatoires et rendre le
groupe et les individus qui le composent incapables de
collecter des informations pertinentes et d’agir
raisonnablement.

Pensée de groupe et symptômes manipulatoires


Êtes-vous facilement manipulable ?

Répondez par oui ou par non aux questions suivantes :

1. Vous dites souvent oui, alors que vous voudriez dire


non.
2. Il est relativement facile de vous faire changer d’avis.
3. Vous éprouvez souvent des sentiments de honte ou de
culpabilité.
4. Vous rêvez d’être parfait, dans tous les domaines.
5. En cas de désaccord ou de conflit avec une personne,
vous préférez éviter le face-à-face.
6. Vous avez tendance à persister dans vos choix, même
s’ils ne s’avèrent pas très judicieux.
7. La plupart du temps, vous dissimulez ce que vous
ressentez.
8. Vous faites votre possible pour être quelqu’un de gentil
en toutes circonstances.
9. Vous hésiteriez à dire ses quatre vérités à un médecin
incompétent.
10. Vous redoutez de vous faire mal voir par les personnes
que vous côtoyez.
11. Quand votre conjoint n’est pas d’accord avec vous,
vous faites contre mauvaise fortune bon cœur et vous
vous ralliez à ses choix pour éviter les disputes.
12. Vous éprouvez des difficultés à vous exprimer, à
trouver les mots justes.
13. Vous êtes horripilé lorsque quelqu’un critique votre
point de vue.
14. L’avenir vous angoisse.
15. Vous tombez facilement sous le charme lorsque vous
rencontrez des gens sympathiques, cultivés ou qui
s’expriment avec aisance.
16. Vous avez régulièrement du mal à vous prononcer, à
faire des choix.
17. Vous pensez être totalement libre d’agir et de penser.
18. Vous acceptez difficilement vos échecs.
19. Dans des situations qui se ressemblent, vous réagissez
à peu près toujours de la même manière.
20. Vous vous trompez régulièrement quand vous
anticipez sur les événements.
21. Souvent, vous hésitez à changer car vous redoutez de
lâcher la proie pour l’ombre.
22. Vous aimez que l’on vous suggère le bon chemin, la
solution qui vous convient.
23. Il vous arrive de poursuivre des buts contradictoires.
24. Vous vous sentez obligé de faire des concessions aux
personnes qui vous ont rendu service, même si leur
demande est démesurée.
25. Vous interrompez immédiatement votre conversation
avec une personne présente quand vous recevez un
appel téléphonique.
26. Vous êtes mal à l’aise quand vous vous faites arrêter
par la police.
27. Vous achetez plus volontiers un produit quand un
vendeur vous offre des échantillons ou vous propose
une dégustation.
28. Un raisonnement logique ou des paroles moralisantes
ont le don de vous « clouer le bec ».
29. Que l’on critique votre propre personne ne vous pose
pas, a priori, de problème particulier.
30. Vous êtes très sensible à la flatterie, aux petites
attentions.
31. Vous éprouvez des difficultés quand il faut dire non,
refuser quelque chose à quelqu’un.
32. Vous auriez besoin d’un « coach », d’une personne qui
vous aide à trouver ce qui est bon pour vous.
33. Votre vie gravite autour de principes moraux auxquels
vous ne dérogez pratiquement jamais.
34. Ce que les autres disent ou pensent de vous vous
paraît essentiel.
35. Vous préférez le rôle de l’agneau à celui du loup.
36. Vous êtes du genre bonne pâte, toujours prêt à rendre
service. Les autres ont d’ailleurs tendance à en
profiter.
37. Vous êtes très sensible aux reproches.
38. Vous respectez les règles, même si vous ne les
comprenez pas.
39. Vous vous faites très vite une idée sur les gens que
vous rencontrez.
40. Vous avez, vous-même, tendance à manipuler les
personnes de votre entourage.

Faites le total des réponses positives et contrôlez vos


résultats.
Gardez bien à l’esprit que les réponses à ce test
constituent des indicateurs et non des catégorisations
fermes et définitives de votre personnalité !
La moyenne mathématique de cette évaluation est de 20.
Si vous avez moins de 20 points Plus votre nombre tend
vers 0, moins vous semblez facilement manipulable. Vous
avez une image assez juste de vous-même et vous jouez
cartes sur table dans vos échanges avec les autres. Vous
appelez un chat un chat et vous faites preuve de lucidité
pour ce qui concerne les relations humaines. Vous ne
cherchez pas à gagner à tout prix la sympathie des autres.
Il est clair que vous n’êtes pas quelqu’un vers qui les
personnes manipulatrices vont aller le plus volontiers, car
les masques risquent de tomber très vite !
Si vous avez plus de 20 points Plus votre nombre tend vers
40, plus vous semblez facilement manipulable. Vous avez
du mal à vous affirmer, à faire des choix et vous n’avez
sans doute pas une très haute image de vous-même.
Souvent anxieux, vous voulez être reconnu et aimé par les
personnes de votre entourage et vous êtes généralement
disposé à leur rendre service. Les autres peuvent tirer parti
de votre manque de confiance en vous et tenter de vous
manipuler. Si vous ne vous reconnaissez pas dans ce
portrait, vous êtes de surcroît une proie idéale pour les
manipulateurs car vous n’avez pas conscience de ce qui se
joue dans votre dos.
Chapitre 2

L’art de la manipulation

Nous avons vu au chapitre précédent que nombre de nos


attitudes et de nos comportements facilitaient l’emprise
manipulatoire. Le refus d’assumer nos contradictions
personnelles, le manque de confiance en nous et la
persistance dans des voies improductives sont, par
exemple, des formes de handicap relationnel que le
manipulateur va actionner de diverses manières. Mais
comment va-t-il procéder plus précisément ? Dans un
premier temps, il commence par choisir sa cible, c’est-à-
dire la personne sur laquelle il va pouvoir exercer son
emprise. Parfois ce sont même plusieurs personnes qui sont
concernées.

Choisir la cible
Nous l’avons vu, nous sommes plus ou moins influençables
et les personnes manipulatrices vont d’abord évaluer notre
degré de sensibilité aux manœuvres persuasives. En effet,
elles redoutent par-dessus tout d’avoir affaire à des
individus à la personnalité très affirmée qui entreraient en
résistance et mettraient leurs desseins en péril.
La première tâche du manipulateur consiste donc à bien
choisir sa cible pour assurer un « rendement » maximum à
son entreprise. Naturellement, il peut lui arriver de se
tromper sur notre compte. Nos conduites ou nos
comportements peuvent le surprendre, être contraires à
ses attentes, et nous pouvons même lui opposer une
pratique de contre-manipulation. Dans ce cas, il est rare
qu’il persiste très longtemps. Lorsqu’il se sent sur le point
d’être démasqué, le manipulateur se tire de la situation par
une pirouette avant de jeter l’éponge ou d’envisager
d’autres modes relationnels.
Pour nous « photographier » et obtenir une image aussi
fidèle que possible de ce que nous sommes, le manipulateur
va donc nous jauger et tenter de déceler nos failles. Pour
cela, il est attentif à quelques-unes de nos spécificités
susceptibles de lui indiquer jusqu’à quelle limite il pourrait
exercer son influence. Ces traits sont liés à des principes
fondamentaux du comportement humain.

Les principes fondamentaux


Dans son ouvrage Influence et Manipulation, Robert
Cialdini, docteur en psychologie sociale, associe six grands
principes fondamentaux du comportement humain liés à six
catégories de persuasion. Cette classification permet
d’illustrer les différentes stratégies utilisables par le
manipulateur.

Principe n° 1 : être fidèle à ses


engagements
Sommes-nous un peu, beaucoup ou complètement fidèles à
nos engagements et persistons-nous fermement dans nos
pensées ou dans les actions que nous engageons ? Moins
nous sommes cohérents dans nos comportements, plus le
manipulateur aura de difficulté à obtenir un premier pas de
notre part, et moins il est assuré que ce premier pas sera
suivi d’autres.
Si, en revanche, nous avons tendance à nous accrocher à
nos stratégies et à nos comportements de départ, le
manipulateur fera en sorte de nous engager dans les actes
qu’il souhaite nous voir accomplir. Dans la mesure où il
saura obtenir un premier pas de notre part, il pourra tabler
ensuite sur cette caractéristique pour nous entraîner plus
loin. Parfois, nous n’aurons pas même conscience de cette
tactique.
Cette technique rappelle un peu celle qu’utilise le judoka :
se servir de la posture, de l’ébauche d’action et de la force
d’inertie de la personne manipulée permet de l’entraîner
dans son propre mouvement et de parvenir à prendre le
pouvoir sur elle.

Principe n˚ 2 : rendre la pareille


Voulons-nous toujours rendre au centuple les avantages
que nous avons reçus d’une personne afin de ne jamais être
en dette vis-à-vis de qui que ce soit ?
Quelqu’un nous a montré son affection, nous a rendu
service, prêté un objet, offert quelque chose, et nous
voulons lui rendre la pareille, souvent même davantage,
pour ne pas être en reste. C’est ainsi que nous acceptons
volontiers de consacrer une journée de débroussaillage à
un ami qui nous a simplement prêté sa perceuse ou que
nous concédons la commande d’une coûteuse encyclopédie
en quinze volumes au vendeur qui nous a « gentiment »
offert un atlas.
Le manipulateur va analyser notre degré de sensibilité à ce
principe de réciprocité. Plus nous sommes enclin à donner
beaucoup, en retour de ce que nous avons reçu, plus nous
risquons de faire les frais de personnes mal intentionnées
qui vont nous imposer des « dettes forcées ». Une dette
forcée, c’est, comme dans le dernier exemple cité ci-dessus,
un cadeau, une offre ou une concession que l’on nous
accorde sans que nous ayons rien demandé. Même dans
cette situation d’obligation, la règle de réciprocité
fonctionne : nous voulons nous acquitter de la dette, et peu
importe qu’elle nous ait été imposée.

Principe n˚ 3 : faire comme tout le


monde
Nous comporterions-nous de manière différente si nous ne
subissions pas l’influence des personnes qui nous entourent
ou des groupes que nous fréquentons, volontairement ou
non ? Sans doute.
Très souvent nous nous conformons aux comportements
des gens de notre entourage et sommes affectés par leur
façon d’agir et leurs croyances. Au fond, nous pensons de
manière un peu instinctive que l’imitation des autres nous
permettra d’éviter de commettre des erreurs.
Généralement, d’ailleurs, ce type de comportement est
économique, rassurant et payant : nous n’avons pas besoin
de chercher quelle est la bonne conduite puisqu’il nous
suffit de copier celle des autres…
Dans certaines situations, toutefois, un tel mode de
fonctionnement grégaire aboutit à des phénomènes
d’incertitude et d’ignorance collectives, voire à des
comportements beaucoup plus dramatiques encore, comme
l’endoctrinement sectaire ou le suicide collectif - les autres
ne sont pas toujours les garants de la vérité.

Les moutons de Panurge


L’infarctus de Louis

Louis a été victime d’un infarctus, un samedi après-midi,


en plein Paris. Les badauds ont afflué autour de lui, mais il
a dû patienter plusieurs minutes avant qu’une personne
ne se décide à appeler les secours à l’aide de son
téléphone portable. Il s’en est fallu de peu que Louis ne
trépasse.
Pourquoi les gens n’ont-ils pas agi plus tôt ? Tout
simplement parce que chaque personne présente sur les
lieux a commencé par observer comment réagissaient les
autres. Le problème est que tout le monde a eu ce même
réflexe…

La ruse d’Eduardo

Eduardo est pianiste de bar. Il a remarqué que, lorsque les


premiers consommateurs à qui il présente sa corbeille
après avoir joué se montrent généreux, les autres ont
tendance à faire de même. C’est la raison pour laquelle il
glisse subrepticement, au début de la collecte, quelques
billets, qui encouragent ses auditeurs à mettre la main au
portefeuille !

Articles de mode

Pour lancer son magasin d’articles de mode, Karine a fait


appel à tous ses amis et aux membres de sa famille, en
tout une trentaine de personnes, chargées de constituer
une file d’attente devant sa boutique, une heure avant
l’ouverture. Tous n’ont pas réussi à garder leur sérieux,
mais le résultat ne s’est pas fait attendre : dix-huit
personnes sont venues se rajouter à la file.
Ces trois exemples font apparaître la force de ce
phénomène d’imitation. Les personnes manipulatrices
pourront exploiter cette tendance à adopter de tels
comportements pour influencer des groupes ou des
individus. Elles demanderont, par exemple, à leurs victimes
d’agir d’une certaine manière en avançant que tout le
monde se comporte ainsi.
Il est à noter que ce mimétisme nous affecte de manière
quasi automatique. Regardez une sitcom à la télévision et
notez vos réactions à l’audition des rires enregistrés qui
ponctuent les scènes. N’avez-vous pas envie de rire vous
aussi ?

Principe n˚ 4 : respecter l’autorité


Sommes-nous soumis et docile, prêts à nous soumettre à
quelque autorité que ce soit ? Les personnes
manipulatrices évaluent également notre réaction à
l’autorité, qu’elle soit légitime ou douteuse.
Les expérimentations de Stanley Milgram exposées au
chapitre précédent sont particulièrement révélatrices de ce
principe d’influence automatique : nous obéissons
aveuglément à ses demandes si une personne nous semble
légitimement habilitée à les formuler. Le problème est que
nous omettons souvent de nous interroger sur la
compétence et l’intégrité de cette personne. À quel titre et
dans quelle mesure est-elle fondée à exercer son autorité
sur nous ?
D’un point de vue culturel, et depuis notre plus jeune âge,
nous acceptons l’autorité parce qu’elle constitue une
composante essentielle et avantageuse de notre système
social pyramidal. Les enfants obéissent à leurs parents et à
leurs maîtres, les curés aux évêques, les salariés à leur
patron, les infirmières aux médecins, les lieutenants au
capitaine, les assesseurs à leur président, etc. Nos schémas
éducatifs et nos codes sociaux déterminent un tel mode de
fonctionnement.
Nous sommes toutefois dans l’erreur lorsque la simple
apparence de l’autorité suffit à déclencher notre
considération et notre respect et nous conduit à obéir sans
réfléchir. Certaines personnes âgées font régulièrement les
frais d’employés du gaz ou de policiers qui ne sont rien
d’autre que des malfrats en uniforme. Elles associent
automatiquement le symbole vestimentaire à un statut, à
une autorité, et se font gruger sur l’heure.
Passés maîtres dans l’art des masques, les manipulateurs
peuvent utiliser pour leur propre compte cette tendance
que nous avons à nous soumettre à toutes les formes
d’autorité. Certains se feront passer pour des artistes, des
intellectuels, des médecins, des industriels, d’autres pour
de grands séducteurs, de beaux parleurs, des experts en
tout genre, des intermédiaires ou des conseillers, d’autres
encore pour des personnes honnêtes et droites qui ne
visent que notre bien-être personnel !

Loin des yeux…

Milgram a remarqué que l’obéissance dépend de la


distance physique entre la personne qui fait autorité et
celle qui se soumet. Plus cette distance est faible, plus
l’obéissance a tendance à être forte. Ainsi, quand les ordres
sont donnés au téléphone, les gens ont beaucoup moins
tendance à obéir. En revanche, quand la figure d’autorité
entre en contact physique léger avec la personne soumise
(elle lui frôle le bras, par exemple), l’obéissance croît de
façon importante.
Principe n˚ 5 : rechercher la
sympathie
Les manipulateurs vont, la plupart du temps, essayer
d’attirer notre attention en se montrant sympathiques,
agréables, enjoués, car ils savent que, par principe, nous
avons davantage tendance à nous laisser influencer par des
gens en apparence aimables, prévenants et intelligents que
par des individus qui font des « gueules d’enterrement »,
qui grommellent à longueur de journée ou qui s’évertuent à
paraître stupides. La publicité utilise largement ce filon de
la sympathie et de l’attrait physique pour nous manipuler.
En effet, nous accédons plus facilement aux demandes de
ceux qui savent nous « mettre dans leur poche » parce
qu’ils ont le sourire, parce qu’ils maîtrisent l’art de parler,
d’argumenter, de mettre en valeur leurs idées et leurs
convictions, parce qu’ils sont sûrs d’eux, physiquement
séduisants, et que leur aspect vestimentaire nous plaît.
Le stratagème fonctionne d’autant mieux que ces
personnes nous ressemblent ou ressemblent à ce que nous
rêvons d’être. D’une manière générale, nous préférons
nous lier avec des gens brillants qui réussissent car nous
caressons secrètement le désir de tirer des bénéfices
personnels de leur éclat et de leur succès.
Les manipulateurs savent cela. C’est pourquoi nombre
d’entre eux, au début de la relation, vont tout mettre en
œuvre pour nous séduire, nous complimenter et se
rapprocher de nous afin d’instaurer une familiarité contre
laquelle nous aurons de plus en plus de difficulté à lutter.
Ils cherchent à instaurer une relation de dépendance avec
leurs victimes - c’est particulièrement vrai lorsque l’on a
affaire à des pervers narcissiques.
Principe n˚ 6 : être attiré par ce qui
est rare
Ce qui est rare nous plaît davantage que ce qui est
largement disponible. Ce n’est pas par hasard que les
constructeurs automobiles ont inventé les séries limitées ou
que certains fabricants de consoles de jeux créent
volontairement des situations de pénurie dans leurs stocks
pour s’assurer des ventes confortables dès que le produit
redevient disponible à la vente.
Nous avons peur de ne plus pouvoir choisir librement, peur
de passer à côté d’une occasion unique, peur d’être dans
une situation plus inconfortable que ceux qui auront su
profiter de l’offre exceptionnelle, des prix cassés ou de la
vente aux enchères. Nous pensons aussi, un peu
hâtivement, que la rareté confère plus de valeur ou une
meilleure qualité.
Les manipulateurs, que ce soit dans le domaine de la vente
ou dans d’autres situations, sauront exploiter ce trait pour
nous forcer la main. Ils nous feront miroiter des avantages
économiques ou relationnels que nous risquons de perdre,
feront courir des bruits, des rumeurs pour que nous
accordions davantage de crédit à leurs élucubrations ou à
leurs mensonges.
Le paradoxe est que plus nous luttons contre ce qui
restreint notre liberté, plus notre liberté est amputée.

Le script manipulatoire
Lorsque vous décidez de consacrer une journée à la pêche
à la ligne, vous n’attendez pas tranquillement, au bord de
l’eau, que les poissons se précipitent dans votre panier.
Vous devez rechercher des appâts, monter un hameçon
adapté en fonction du type et de la taille de poisson visé,
préparer votre ligne, plomber votre fil et disposer d’une
canne assez longue pour vous éloigner du rivage afin
d’éviter que le poisson n’aperçoive votre ombre. Bref, vous
choisissez les meilleures conditions possibles pour que
votre journée de pêche se solde par une bourriche bien
remplie.
La personne manipulatrice va fonctionner de la même
manière que le pêcheur, et prendre le temps nécessaire
pour chacune des étapes indispensables à la mise en place
du dispositif manipulatoire.

Le dispositif manipulatoire Le scénario fonctionne


généralement en six temps :

1. « Profilage » et choix de la victime (en fonction des


situations) ;
2. Phase préparatoire à l’emprise (mise en confiance,
séduction, plainte, silence, comportement
énigmatique…) ;
3. Obtention d’un premier pas, d’un geste d’engagement
de la victime, rapprochement physique ;
4. Isolement de la victime ;
5. Renforcement du dispositif ;
6. Entretien du processus et préservation de l’illusion de
liberté pour la victime.

Au cours de ce scénario, la personne manipulatrice va


utiliser plusieurs techniques dont voici les caractéristiques.

Les techniques du manipulateur


Des chercheurs en psychologie sociale, au rang desquels on
retrouve Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, ont
identifié plusieurs figures manipulatoires qui peuvent
s’enchaîner ou se combiner. Ces techniques simples sont
particulièrement puissantes. Vous pouvez les tester autour
de vous, pour vérifier leur efficacité et obtenir des
changements de comportement de la part de vos proches.
Naturellement, procédez avec tact et respect de la
personne. Évitez notamment de l’engager dans des actions
qui pourraient lui causer du tort, la déstabiliser ou la
décrédibiliser aux yeux de son entourage.
L’expérimentation de telles techniques vous permettra
d’acquérir une meilleure connaissance de leur force et de
leurs enjeux, mais aussi de faire preuve de vigilance
lorsqu’elles seront utilisées contre vous de manière
négative. Attention, dans les descriptions et dans les
exemples qui suivent, vous êtes dans la position du
manipulateur.

L’illusion du libre choix

Vous avez quelque chose à demander à quelqu’un. Par


exemple, vous souhaitez que votre voisin arrache les
mauvaises herbes qui prolifèrent sur son terrain afin
d’éviter d’ensemencer votre magnifique pelouse de ces
végétaux indésirables. Si vous formulez votre demande sur
un ton agressif ou sous la forme d’une injonction ou d’une
contrainte, il n’est pas certain qu’il accédera de grand
cœur à votre demande. Si, en revanche, vous lui laissez la
possibilité de choisir lui-même d’arracher ou non les
herbes, il se montrera sans doute plus coopératif.

En pratique Dans votre demande, utilisez des tournures


non contraignantes du style « c’est à vous de voir… » ; «
vous faites comme vous voulez mais… » ; « vous êtes libre
de faire comme bon vous semble… » ; « vous êtes maître
chez vous… » Accompagnez ces formules d’un sourire
sympathique, et vous l’emporterez !

Le contact physique

Si de nombreux manipulateurs souhaitent se tenir à


distance de leur victime et agir par personne interposée,
attitude qui traduit une véritable crainte d’autrui vécu
comme un danger potentiel, d’autres, en revanche,
connaissent l’importance des contacts physiques légers
dans le processus manipulatoire.
Pénétrer avec douceur, mais « par effraction », dans la
sphère intime de l’autre est généralement d’une redoutable
efficacité. Naturellement, le geste doit rester discret,
presque anodin. En aucun cas, il ne doit alerter ou mettre
mal à l’aise la personne à qui il est destiné, car l’opération
risquerait alors de produire des résultats contraires à ceux
qui sont escomptés.

En pratique Faites l’expérience suivante : touchez


légèrement le bras des personnes à qui vous souhaitez
demander une aide ou un service (faire des photocopies à
votre place, vous dépanner, vous prêter un téléphone
portable, etc.) Que constatez-vous ?

Les jeux de contraste

Les jeux de contraste reposent sur le principe suivant :


notre perception de deux choses opposées (chaud/froid,
blanc/noir, lourd/léger, coûteux/ avantageux, intelligent/sot,
etc.) est souvent très au-delà de leur différence réelle.
Autrement dit, plus il fait chaud dans notre appartement,
plus nous trouvons qu’il fait froid dehors ; plus nous
sommes en compagnie de gens agréables plus nous
trouvons ceux qui le sont moins très antipathiques, plus un
objet est cher, plus les autres, d’un prix légèrement
inférieur, nous paraissent bon marché.
Les agences immobilières connaissent bien ce principe
qu’elles utilisent fréquemment : on vous fait visiter une
ruine à un prix exorbitant pour que les maisons que vous
verrez ensuite vous paraissent des demeures princières à
des tarifs raisonnables. De même, les marchands de
meubles s’emploient généralement à vous vendre d’abord
l’article le plus cher, pour que vous achetiez ensuite sans
broncher des accessoires de décoration : comparativement
à votre achat initial leur prix vous apparaîtra dérisoire.

En pratique Expérimentez cette technique, également


nommée technique de « la porte-au-nez », dans votre
entourage : lorsque vous avez besoin de quelque chose,
commencez par demander beaucoup plus, afin que votre
deuxième requête, plus raisonnable, paraisse insignifiante.
Par exemple, si vous souhaitez que votre beau-frère vous
prête son appartement sur la Côte pendant une semaine,
commencez par lui demander de le mettre à votre
disposition pendant un mois. Il sera très ennuyé d’opposer
un refus à votre première demande et acceptera sûrement
la seconde, qui lui paraîtra plus raisonnable.

L’exercice est également possible si vous voulez que l’on


vous « dépanne » financièrement : commencez par
demander 1000 euros que l’on vous refusera très
probablement, puis, juste après, 50 euros, que l’on vous
accordera d’autant plus facilement que l’on se sent
coupable de vous avoir déjà dit non une fois.
Une précision toutefois : pour que cette technique
fonctionne au mieux, il est souhaitable de formuler une
première requête très coûteuse aux yeux de la personne
sollicitée, sans qu’elle risque pour autant de mettre un
terme à la relation. Il est également préférable de limiter
au maximum l’intervalle entre les deux demandes, faute de
quoi la personne manipulée pourrait vous fermer la porte
au nez… pour de bon !

La demande minime

À l’inverse de la technique précédente, celle-ci consiste à


demander très peu pour obtenir davantage. Elle s’appuie
sur l’idée que, finalement, « peu de chose, c’est déjà
quelque chose ». Mais la requête, qui peut paraître
dérisoire, incite la personne manipulée à en faire plus pour
montrer sa générosité et entretenir une bonne image d’elle-
même.

En pratique Essayez cette méthode autour de vous : pour


collecter des fonds pour une association humanitaire,
demandez par exemple 20 centimes d’euro, en rappelant à
vos donateurs potentiels que les petits ruisseaux font les
grandes rivières et que ces 20 centimes sont déjà mieux
que rien. À moins d’avoir affaire à des pingres, il serait
surprenant que ces personnes ne cherchent pas à obtenir
une satisfaction intérieure en vous accordant 1 ou 2 euros,
voire davantage !

Cette technique fonctionne également très bien lorsque


vous souhaitez obtenir une aide domestique de la part de
vos enfants : si vous leur demandez de but en blanc de gros
travaux, sans doute n’accéderont-ils pas de grand cœur à
votre requête. Si, en revanche, vous leur proposez, par
exemple, de ramasser chacun un seau de feuilles dans les
allées du jardin, en leur précisant que cette petite action
vous rend un service énorme, il est probable qu’ils en
feront davantage.

Le premier pas

Cette technique repose sur une forme de conditionnement


déjà étudiée dans ce volume : nous avons tendance à
persister dans les actions que nous avons engagées. Elle
consiste à obtenir un premier comportement de la
personne manipulée, puis à renforcer le processus en
procédant par étapes successives. On commence par
demander une petite chose, un service minuscule, puis on
passe à des demandes de plus en plus importantes ou
exigeantes. Lorsque la personne vous a accordé une petite
faveur lors d’une première requête, elle est, d’après les
recherches en psychologie sociale, trois fois plus disposée à
répondre à une nouvelle demande plus exigeante de votre
part. En résumé, si vous désirez obtenir une grande faveur
de quelqu’un, commencez, peu de temps avant, par obtenir
qu’une petite vous soit accordée. Vous verrez le résultat !

Les expérimentations de Freedman et Fraser


(1966) Imaginez… Vous habitez un pavillon de banlieue
et vous disposez d’un petit jardin en bordure de rue. Un
jour, des individus sonnent à votre porte pour vous
demander l’autorisation de planter dans votre jardin un
panneau, monstrueusement laid et encombrant, destiné
à inciter les automobilistes qui empruntent votre rue à
conduire prudemment. Accepterez-vous ?
Les travaux de Freedman et Fraser font apparaître que
seulement 16,7 % des personnes contactées ont accédé à
la requête des expérimentateurs et accepté la pose du
panneau dans leur jardin.
Autre démarche : un jour, des individus sonnent à votre
porte pour vous demander de signer une pétition pour
lutter contre la violence routière qui provoque chaque jour
des drames horribles… Sans doute apposerez-vous sans
problème votre griffe sur ce document… Un ou deux jours
après, ces mêmes individus se présentent de nouveau et
vous demandent l’autorisation de planter le même vilain
panneau incitant à la prudence dans votre jardin. Comment
réagirez-vous ?
Eh bien cette fois, dans 76 % des cas, les personnes
contactées acceptent la pose du panneau.
Étonnant, non ?

Le catalogage

Nous sommes tous très soucieux de ce que les autres


pensent de nous. Tout le monde souhaite faire bonne
impression sur son entourage et recevoir des signes de
reconnaissance et des récompenses, qu’elles soient
affectives ou matérielles. C’est à ce prix que nous nous
sentons exister parmi les autres et que nous pouvons nous
forger une identité sociale rassurante.
Cependant, cette perception de soi dans le regard et à
travers les comportements des autres peut aussi être
utilisée de manière frauduleuse. Autrement dit, on peut
manipuler une personne en jouant habilement sur l’image
qu’elle a d’elle-même et en lui proposant une vision
différente, décalée, pour obtenir d’elle les comportements
souhaités.
Je peux, par exemple, complimenter quelqu’un pour ses
talents, sa finesse d’esprit, sa sensibilité, en ne forçant que
légèrement le trait pour éviter de paraître obséquieux. Je
peux aussi le critiquer, le rabaisser, le juger négativement
pour le déstabiliser ou le dominer. Chacun de mes «
catalogages » positif ou négatif influencera sa propre
perception de lui-même et, par un effet d’écho, ses
comportements futurs. Il aura ainsi tendance à adopter des
conduites qui iront dans le sens des visions ou des
qualificatifs que je lui aurai « inoculés ».

Le « love bombing »

Très souvent, dans les sectes, on utilise cette technique


pour manipuler les adeptes, notamment au début de la
phase d’emprise. Cette pratique consiste à les bombarder
de mots doux, laudatifs, prévenants : « J’aime ta sensibilité
», « Tu es très intelligent », « Je rêvais de rencontrer
quelqu’un comme toi », « Ta présence est un don du ciel »,
etc. De telles paroles redonnent confiance en soi et font
tomber les résistances personnelles. Encore une fois, tout
le monde a envie d’être aimé.

L’amorçage

La technique de l’amorçage repose sur une tromperie et


une désinformation. Vous souhaitez obtenir quelque chose
d’une personne, mais vous savez que si vous la sollicitez de
but en blanc en lui livrant toutes les informations sur la
situation, sa réponse sera très probablement négative, soit
parce que la demande est trop lourde, soit parce que la
réalité n’est pas aussi idyllique que cela.
Vous disposez donc, pour parvenir à la décider d’agir
comme il vous convient, de deux possibilités :
1. Lui faire miroiter le bon côté des choses, mais sans
préciser les inconvénients. Il s’agit de ne pas tout dire
pour éviter d’essuyer un refus : « L’appartement est
très demandé car il ne se trouve qu’à 100 mètres de la
plage » (mais les chambres donnent sur la voie ferrée
Marseille-Nice-Vintimille, ce qui signifie des trains en
permanence, le jour comme la nuit) ;
2. Mentir en déformant la réalité et en créant de toutes
pièces des bénéfices imaginaires : « Vous trouverez
tous les commerces à proximité » (le seul commerce à
moins de dix minutes est une station-service qui vend
des confiseries et des jouets de plage).

La plupart du temps, nous l’avons vu, lorsque les gens ont


pris leur décision, ils ne font plus machine arrière, même si
la réalité s’avère très différente de ce qu’ils avaient pu
imaginer. Je suis persuadé qu’il vous arrive d’utiliser la
technique de l’amorçage dans votre vie quotidienne…
Sauriez-vous retrouver trois situations dans lesquelles vous
avez utilisé la technique de l’amorçage à votre avantage ?

La vente automobile Certains vendeurs automobiles


utilisent volontiers la technique de l’amorçage en
proposant des véhicules à des prix très intéressants.
Dès que le client s’est engagé à acheter le véhicule, le
vendeur annule le prix très bas, soit en prétextant un
délai d’offre dépassé, soit en consultant le directeur qui
oppose un refus (mensonger) de vendre à perte, soit en
surfacturant des options indispensables mais non
prévues dans le modèle de base. Malgré la disparition
des avantages financiers, le client persiste
généralement dans son achat.
Le leurre

Ce procédé manipulatoire repose sur un artifice qui


consiste à attirer quelqu’un en lui promettant certains
avantages ou certains produits, qui ne sont finalement pas
au rendez-vous. Ceci pour l’amener à faire des choix ou à
adopter des comportements qu’il n’avait pas du tout
prévus.
Le leurre est très utilisé dans certains milieux commerciaux
: vous vous rendez dans un magasin pour acheter un objet,
mais cet objet n’est plus disponible dans votre taille, dans
la matière ou dans le coloris que vous souhaitiez, et l’on
finit par vous proposer un article qui ne correspond ni à
votre goût ni au budget que vous vous étiez fixé. Si la
plupart des gens acceptent cette mesure de compensation
sans ciller, d’autres, en revanche, sont plus récalcitrants. Il
n’empêche que sur le nombre, la méthode reste
intéressante pour le commerçant.
Vous pouvez utiliser la technique du leurre dans votre
entourage, par exemple en conviant des amis à un repas
annoncé somptueux alors que vous leur proposez, le jour
venu, de vous aider à décoller le papier peint de votre
appartement avant de consommer quelques sandwichs.
Il faut savoir que cette méthode n’est pas garantie à 100 %
et qu’elle provoque très souvent des effets dévastateurs
dans les relations amicales ou familiales. Il est préférable
de l’utiliser pour écarter définitivement des personnes
jugées indésirables plutôt que pour garder ses amis.
Toutefois, il s’agit quand même de manipulation !

Ça déménage !

Lisez le texte suivant qui vous décrit une


mésaventure que j’ai personnellement vécue. Selon
vous, à quelle technique a-t-on affaire dans cet
exemple ?
La mère d’une amie de ma fille m’appelle un soir à 21
heures pour me demander de lui prêter ma fourgonnette
pour une heure ou deux, un jour de la semaine suivante,
afin de déménager quelques meubles. Son mari ayant
l’habitude de conduire ce type de véhicule, il n’y aura
aucun problème. J’accepte bien volontiers de rendre ce
petit service peu coûteux, d’autant que je n’ai pas prévu
d’utiliser ma fourgonnette ce jour-là.
La veille du jour prévu, cette femme rappelle pour me
demander si je suis toujours d’accord. Bien entendu,
j’acquiesce. Seulement voilà… les choses ont changé,
m’avoue-t-elle. En réalité, elle se sépare de son mari, qui
n’est plus disposé à piloter mon fourgon, ni même à l’aider
à transporter son mobilier. Elle me demande donc d’assurer
ces tâches moi-même avec une amie à elle. Naturellement,
elle compte sur moi : je suis son dernier recours.

Prenez le temps de la réflexion et contrôlez la


réponse.

La technique utilisée dans l’exemple relève plus


particulièrement de l’amorçage. La personne qui formule la
demande souligne les côtés acceptables de la situation : la
durée du prêt de la fourgonnette n’excédera pas deux
heures ; son mari est habitué à la conduite d’un tel
véhicule. Et dissimule les « points noirs » : il s’agit d’un
déménagement complet ; le mari est absent ; il va falloir
piloter la fourgonnette et mettre la main à la pâte ; en
outre, la durée sera très probablement supérieure à celle
annoncée. Elle ne rétablit la vérité qu’au tout dernier
moment. La personne manipulée, qui s’est engagée à
rendre service, n’a plus vraiment la possibilité de faire
machine arrière et de revenir sur sa décision. Elle a bien
effectué librement un premier choix, prêter son véhicule, ce
qui atténue son sentiment d’avoir été piégée, mais ce choix
ne correspond plus du tout à la demande initiale, puisqu’il
s’agit maintenant d’assurer le chargement et le transport
du mobilier.

En pratique Généralement, le manipulateur sait gérer


le temps à son avantage. Posez-vous comme principe de
ne jamais accéder à une requête ou à une offre qui
arrivent au dernier moment, surtout si vous sentez que
les choses ne sont pas parfaitement claires. Donnez-
vous le temps de réfléchir, sans vous laisser prendre au
dépourvu, surtout lorsque les décisions que vous allez
devoir prendre sont très importantes pour vous.

L’isolement de la victime

Parmi les techniques que l’on retrouve chez la plupart des


manipulateurs, l’isolement de la victime est un procédé
classique que nous avons déjà observé dans l’analyse
consacrée aux pervers narcissiques. Il consiste à multiplier
les stratégies pour que la personne manipulée s’éloigne de
plus en plus de ses relations sociales et familiales,
notamment celles qui pourraient lui ouvrir les yeux et
risquer de désamorcer l’emprise manipulatoire.

Le témoignage de Carole « Mes amis


d’enfance, que j’ai eu la chance de conserver
malgré les épreuves de la vie, mes parents,
mon frère que j’adore, ma copine de bureau…
pour Bruno, toutes ces personnes étaient
nulles, insipides, sans intelligence. D’après
lui, j’étais bien au-dessus d’eux et je perdais
mon temps en leur compagnie.

N’avions-nous pas d’autres choses plus créatives à


accomplir ensemble, lui et moi ? C’est en tout cas ce qu’il
prétendait.
« Généralement, au début, il cherchait à séduire les gens
de mon entourage. Il en faisait des tonnes et cela
marchait. Tout le monde le trouvait sympa et cultivé. Peu
à peu, les choses se sont dégradées. J’ai connu des fêtes
de famille glaciales au cours desquelles il ne disait pas un
mot, des soirées spaghettis entre amis qu’il quittait au
bout d’un quart d’heure. Mes proches pensaient que nous
étions en froid, comme cela arrive parfois dans les
couples. Je ne savais pas comment agir, et je me sentais
très coupable. Certes j’aimais cet homme, mais j’étais
frustrée de ne plus pouvoir, pour lui être agréable,
fréquenter les gens que j’appréciais. Chaque fois que
j’annulais un repas de famille ou un apéritif chez des
amis, il se montrait délicieux, m’emmenait au restaurant
ou m’offrait un week-end surprise. C’était très
déstabilisant pour moi. Les relations avec mes proches se
sont espacées. J’essaie de voir mes parents en cachette,
à la pause déjeuner, pour éviter les conflits. Bruno
voudrait que je m’arrête de travailler… »
Dans cet exemple, Bruno met tout en œuvre pour que
Carole se sente de plus en plus seule et dépendante de
lui. Ce type d’attitude ne gêne guère les manipulateurs,
qui disposent d’un arsenal argumentaire souvent
récurrent.

Les arguments du manipulateur


Pour se préserver de la critique, justifier ses agissements,
et tenter de convaincre les autres de sa bonne foi, la
personne manipulatrice dispose de plusieurs arguments,
prétextes ou alibis dont voici les plus courants.

Les autres sont adultes


« S’ils se laissent manipuler, c’est qu’au fond, ils le veulent
bien. Si cela les dérange, qu’ils s’expriment, après tout ! »
Cette croyance selon laquelle chacun dispose de sa pleine
liberté de parler, d’agir et de penser est évidemment
erronée. Certaines personnes redoutent le face-à-face ou
l’affrontement, d’autres n’ont pas conscience de se qui se
trame à leur insu. Doivent-elles pour autant se complaire
dans un rôle de victime qu’elles n’ont pas choisi ?

Les autres ont des problèmes


« S’ils se laissent ainsi dominer, c’est qu’ils ont des troubles
psychologiques, que leur moi n’est pas suffisamment
affirmé. Certaines personnes manipulatrices en profitent.
C’est peut-être regrettable, mais cela fait partie de la vie. À
chacun ses difficultés ! » Ce discours constitue encore une
fois un raccourci facile dont la logique rationnelle reste à
démontrer.

Le monde est une jungle


« Si les proies n’existaient pas, il n’y aurait pas de
prédateurs. Le monde est ainsi fait. » Il s’agit d’un
déterminisme simpliste qui rappelle l’histoire de la poule et
de l’œuf mais ne fait guère avancer le débat.
La société est hypocrite
« En réalité, tout le monde manipule tout le monde, à tout
moment. Certains savent tirer parti du système, tant mieux
pour eux, d’autres se font dominer. Cela fait partie du jeu. »
Cette vision cynique des relations humaines n’est pas
complètement dénuée de fondement. Reste à savoir quels
en sont les enjeux et les limites…

L’honnêteté ne paie pas


« Être franc et authentique, c’est bon pour les idéalistes. Je
ne me sens pas concerné par la relation. Je pense d’abord à
mes intérêts personnels. Si la ruse me permet de les servir,
alors je l’emploie sans état d’âme. » Dans un monde qui
prône dès le plus jeune âge la compétition contre la
coopération il est clair qu’un tel discours n’a rien
d’étonnant…
Chapitre 3

Manipulation et
communication

On considère généralement que les manipulateurs sont de


fins communicateurs. En réalité, ils tirent surtout parti des
failles de la communication humaine pour servir leurs
propres intérêts. Leur démarche n’a rien d’authentique.
Les manipulateurs n’utilisent pas la communication comme
un outil de dialogue ou de lien, mais comme un levier qui
leur permet de fausser les choses, de masquer la réalité et
de multiplier les erreurs d’interprétation.
Là où ils excellent souvent, en revanche, c’est dans
l’analyse du non-verbal et dans le décodage émotionnel des
personnes avec lesquelles ils entrent en contact. Ils font
preuve, en effet, d’une réelle capacité à percevoir leurs
signaux de faiblesse, leurs fragilités, leurs doutes, qu’ils
savent exploiter !
Certaines personnes se prennent à rêver d’un grand village
global, symbolique d’un monde dans lequel les gens
vivraient en parfaite harmonie grâce à la « magie » de la
communication et aux maillages des réseaux d’information.
Il s’agit d’un leurre destiné à nous faire avaler on ne sait
quelle couleuvre. La perfection n’appartient pas au registre
de la communication humaine, qui n’est jamais totalement
neutre, jamais parfaitement symétrique ou objective. De
plus, elle ne dispose d’aucun pouvoir magique.
Être face à une personne déclenche un jeu d’influences
dans lequel les protagonistes vont chercher à se séduire, à
se plaire ou à s’éliminer, à prendre le pouvoir l’un sur
l’autre et à s’imposer mutuellement leur propre définition
de la réalité.
Les choses sont ainsi, et sans doute depuis des
millénaires…
Nous sommes là, à travers la simple mise en présence de
deux individus, dans un processus de nature manipulatoire.
Mais les vrais manipulateurs enfoncent le clou, c’est-à-dire
qu’ils profitent des déficiences de la communication
humaine en même temps qu’ils participent à leur extension.
Plus il y a manipulation, plus la relation et ses enjeux
deviennent troubles et plus les contenus échangés
s’éloignent de l’information pure pour aller vers le
fantasme, le non-dit, l’irrationnel.

Un beau parleur !

Étymologiquement, le mot communication vient du latin


communicatio qui signifie « mettre en commun », «
partager », « établir une relation ». La personne
manipulatrice utilise davantage la communication à des
fins personnelles que dans sa dimension d’échange et de
partage. La relation est piégée.

L’inévitable communication…
Les manipulateurs le savent bien : dès qu’ils mettent en
place une stratégie, posent une question ou font une
remarque à une personne, cette personne ne peut pas ne
pas réagir, d’une manière ou d’une autre - que ce soit par la
colère, l’indifférence, le mutisme, le rejet ou la passivité. Et
ce sont précisément ces réactions qui vont servir
d’indicateurs au manipulateur et lui permettre d’affiner son
dispositif.
Si la personne visée est très soucieuse de son image, il
essaiera de la flatter ou de la dévaloriser ; si elle aime la
franchise et l’honnêteté, il peut répondre dans le même
registre, pour la mettre en confiance, ou conspirer en
silence ; si la personne n’est pas sûre d’elle, il lui imposera
sa vision personnelle ou tentera de la culpabiliser ; si elle
est secrète, il prêchera le faux pour savoir le vrai, etc.
En somme, il utilise cette impossibilité de ne pas
communiquer de façon habile et machiavélique pour
recueillir de l’information (on dit aussi du feed-back) et
adapter son comportement en fonction des situations et des
protagonistes. Les moyens utilisés peuvent prendre des
formes variées et tabler sur les différentes composantes de
la communication.

Les deux niveaux de la


communication
Toute communication entre des personnes fonctionne sur
deux niveaux de sens : le contenu et la relation.

Le contenu
Le contenu représente le premier niveau de la
communication : l’information brute, les données
échangées, le message, sans le moindre « habillage » et
sans aucune intention précise. Le contenu, c’est ce que j’ai
à dire, de façon basique, l’information que je veux
transmettre à l’autre. Par exemple, quand je dis : « Il fait
12 degrés ce matin », je délivre un élément d’information
précis, réel, vérifiable sur un thermomètre : il fait 12 ˚C ce
matin. Toutefois, sauf à pratiquer la télépathie, ce contenu
ne peut pas voyager librement sans support physique ni
média (ma voix, un morceau de papier, un message
enregistré, des ondes, etc.) À partir du moment où il
transite par un vecteur relationnel, quel qu’il soit, le
message porte inévitablement l’empreinte de ce support et
des personnes qui sont en interaction. Ma voix tremble-t-
elle ? Ai-je l’air en colère parce qu’il fait 12 ˚C ? Comment
l’autre va-t-il interpréter le fait que je lui dise qu’il fait 12
˚C ? Comme une simple information ? Comme une façon
détournée de lui signifier qu’il n’est pas suffisamment
couvert ? Comme une agression car lui-même avait prévu
une journée chaude ?

La relation
La relation est le second palier de la communication, celui
où se joue la part la plus importante et la plus humaine de
l’échange. La relation englobe le contenu, agit de façon
importante sur lui et indique comment le message doit être
compris.
Certaines personnes comparent cette part relationnelle de
la communication à un simple emballage de paquet cadeau.
La métaphore est, à mon sens, incorrecte, dans la mesure
où la relation est bien davantage qu’un simple habillage. Si
l’on peut, en effet, imaginer une relation sans le moindre
contenu - un paquet vide en quelque sorte -, en revanche,
aucun contenu ne peut exister sans une quelconque
enveloppe relationnelle. La relation constitue un passage
obligé qui conditionne tout le reste.
Consciemment ou non, les manipulateurs perçoivent cette
distinction entre le contenu et la relation, et ils savent que
toute incohérence entre les deux, tout décalage entre le
fond et la forme, le moine et son habit, pourrait les mettre
en situation délicate. C’est la raison pour laquelle ils
s’arrangent pour brouiller les pistes, entretenir la
confusion et déjouer les règles d’une communication de
qualité.

Manipulation versus communication


La bonne communication est régie par trois grandes règles
essentielles qui constituent la base de tout échange humain
authentique.

Première règle : un message clair.


Deuxième règle : la prise en compte de la personne
avec laquelle on communique.
Troisième règle : la volonté d’entretenir une relation
durable et de qualité avec cette personne.

Le manipulateur, qui ne respecte aucune de ces trois règles


principales, va s’employer à communiquer et à se
comporter d’une manière insidieuse, totalement opposée à
ces principes… tout en se réclamant, bien entendu, des
plus nobles intentions !

Des messages dépourvus de clarté


Le manipulateur ne dit pas tout. Il déforme ou transforme
les informations. Ses messages sont ambigus, équivoques,
chargés de sous-entendus. Ils laissent la place aux
interprétations les plus variées. Il pourra ainsi rebondir
sans risque, le cas échéant, en reportant la responsabilité
de la mauvaise interprétation sur la personne manipulée.
Le manipulateur sort les événements de leur contexte,
oublie de mentionner des faits, des dates, des lieux. Le
vocabulaire qu’il emploie ainsi que les structures
syntaxiques de ses phrases et sa logique argumentative
démontrent qu’il souhaite avant tout prendre le pouvoir
insidieusement.

Un interlocuteur non pris en compte


Le manipulateur fait l’impasse sur les intérêts, les besoins
et les attentes de la personne qu’il influence. Très souvent,
dans la manipulation « toxique », l’autre représente plus un
moyen d’obtenir des satisfactions ou des avantages
personnels qu’un individu respectable, placé sur un même
pied d’égalité. Le manipulateur ne vise pas l’équilibre et
l’épanouissement de la personne qui est en face de lui. Il
parle un autre langage qu’elle, ne se met pas à sa portée et
se montre incapable d’une écoute sincère et authentique.
Son écoute est réelle, mais sélective et intéressée.

Une relation malsaine


L’intention première du manipulateur n’est généralement
pas d’engager une relation bienveillante, claire et
constructive. En instaurant des liens de dépendance avec
sa victime, en faussant les informations et en utilisant des
modes de pensée dangereux, l’artillerie lourde du
jugement, de la dévalorisation, de la crainte, de la
culpabilité et de la honte, il entretient un rapport dont les
effets sont, au bout du compte, catastrophiques. La relation
ne permet plus d’échanger grand-chose, en termes de
contenu.
Aux yeux de la personne manipulée qui a pris conscience
de cette emprise, de même que pour les témoins du
processus, le manipulateur perd toute crédibilité en même
temps que sa dignité morale. Lorsqu’il est démasqué, il est
souvent mis à l’écart et devient l’objet de rancœur ou de
vengeances. Il arrive également que la manipulation
s’institutionnalise et devienne un mode de fonctionnement
adopté par tout le monde. Ce phénomène est devenu une
véritable plaie pour certaines entreprises, où toute relation
« saine » semble relever de la science fiction !

En pratique La plupart des manipulateurs ont la


fâcheuse habitude de retourner les situations à leur
avantage. Si ce sont bien eux qui faussent la
communication, c’est à vous, bien évidemment, qu’ils
reprocheront de mal communiquer. Il est bon
d’apprendre à recadrer les choses pour confronter les
manipulateurs à leurs propres responsabilités.

Deux grands modes de manipulation


Nous avons vu dans ce chapitre que toute communication
fonctionne sur deux niveaux de sens : le contenu (ce que
j’ai à dire) et la relation (à qui et de quelle manière je vais
le dire). On peut manipuler quelqu’un en intervenant,
simultanément ou non, sur ces deux registres. La
manipulation est donc à la fois liée aux mots, aux
messages, aux arguments utilisés, mais aussi à l’affectif,
aux émotions, aux sentiments provoqués. Contenu et
relation sont indissociables et ne peuvent être opposés.
Toutefois, en fonction des situations, l’un ou l’autre
prédomine.
Les manipulations liées au contenu
du message

La désinformation

La désinformation est un outil stratégique de première


importance. Elle consiste à :

mentir pour tromper l’autre ;


faire surgir obstacles ou impasses sur son chemin ;
falsifier intentionnellement certains faits ;
noyer l’essentiel dans l’accessoire.

Ceci afin que l’autre prenne de mauvaises décisions, qu’il


fasse de mauvais choix. Ces techniques de mystification
sont utilisées notamment dans la manipulation de masse,
dans les conflits armés, dans le renseignement, mais aussi
dans les milieux financiers, économiques et industriels. Elle
est également très active dans la sphère de la manipulation
« privée ».

Un exemple historique de désinformation : la


légende de Troie Après dix ans de siège, les forces
armées grecques ne sont pas parvenues à prendre la
ville de Troie. Les guerriers ont perdu confiance. Ulysse,
surnommé « l’homme aux mille artifices » imagine alors
un stratagème selon lequel les Troyens eux-mêmes
organiseront, à leur insu, l’invasion de leur propre cité.

Les Grecs font semblant de lever le siège et abandonnent


sur la plage un énorme cheval de bois dans lequel sont
enfermés des guerriers. Ils ne laissent filtrer aucune
information relative à la nature de cette étrange
construction. En réalité, la flotte grecque se dissimule non
loin du rivage de Troie, sur l’île de Ténédos.
Ravis de voir les troupes ennemies prendre le large, les
Troyens sont tout de même partagés sur le sort à réserver
au mystérieux cheval de bois. Les uns souhaitent
l’introduire dans la ville, pour commémorer la fin de
l’occupation, les autres préféreraient le brûler, car ils se
méfient des Grecs et de leurs cadeaux.
C’est alors que Sinon entre en scène. Cet homme s’est fait
capturer par un groupe de bergers. Il est grec et prétend
avoir été rejeté par ses compatriotes. Il implore le salut et
assure vouloir se venger du perfide Ulysse qui l’a fait
condamner à mort. En réalité, Sinon a été préparé par
Ulysse pour jouer le rôle de l’agent d’influence. Il fait croire
aux Troyens que le cheval de bois est une offrande
expiatoire destinée à la déesse Athéna, et les invite à
introduire ce monument dans les murs de leur ville pour
bénéficier de la protection divine.
La manipulation fonctionne : les Troyens ouvrent une
brèche dans leurs remparts et font glisser le gigantesque
cheval sur des rondins de bois. Ils seront ensuite purement
et simplement massacrés par les soldats grecs.

Les arrangements de la réalité

Dans certaines situations, si la personne manipulatrice


présente les choses de façon claire, honnête, avec des mots
précis, univoques et sans connotation, elle sait
pertinemment qu’elle ne parviendra pas à atteindre ses
objectifs. Elle va donc utiliser des stratagèmes langagiers,
des déformations ou des aménagements de la réalité, pour
convaincre autrui.
« Les mots sont des fenêtres, ou bien ils sont des murs1. »
Or il faut reconnaître que, sans être nécessairement un
manipulateur de haut vol, quand nous nous adressons aux
autres, nous utilisons très souvent les mots comme des
fenêtres en trompe-l’œil, et sans même nous en rendre
compte. Le langage et la syntaxe que nous employons sont
de petites manipulations quotidiennes, répétitives, en
apparence inoffensives, mais redoutables dans les effets
qu’elles produisent. Le langage s’avère fréquemment être
une forme de communication aliénante, ce qui, bien
entendu, n’est pas une fatalité !

La généralisation

Elle consiste à prendre la partie pour le tout, à utiliser un


exemple ou un fait précis, dans un contexte donné, pour
l’étendre à des domaines plus larges et en tirer des
conclusions définitives. Des jugements ou des valeurs
personnels prennent ainsi l’apparence de vérités
universelles.
Les généralisations abusives enferment la personne
manipulée dans une sorte de sentence définitive. Elles
fonctionnent comme des mécanismes de pensée semblables
à des rails de guidage que l’autre ne songe pas à remettre
en cause. Toutefois, ces rails mentaux restreignent son
champ de vision et ses expériences personnelles à venir.

La sélection

La sélection est pour le manipulateur une façon d’arranger


les choses de telle manière qu’il ne retient que ce qui
l’intéresse pour assurer son emprise sur l’autre, et omet de
mentionner le reste. Ce processus rejoint la technique de
l’amorçage.
À l’instar de la généralisation, ce filtrage manipulatoire des
informations limite négativement les perceptions de la
personne manipulée.
La distorsion

La distorsion est également très prisée du manipulateur,


car elle va lui permettre de donner volontairement un sens
à ce qu’il observe, mais en raisonnant de manière
frauduleuse. Il va notamment se référer aux
comportements ou aux paroles de la personne manipulée
pour en déduire des hypothèses ou des conséquences
erronées qui n’ont rien à voir avec la réalité. Cette méthode
s’avère particulièrement fructueuse, surtout si la personne
qui fait l’objet de telles interprétations n’ose pas s’affirmer
et recadrer les choses. Elle se trouvera piégée par une
fausse définition d’elle-même, et le mécanisme se
renforcera d’autant plus qu’elle aura le désir d’y échapper.

Les paradoxes

La communication paradoxale est une forme de


manipulation particulièrement destructrice pour la
personne qui en fait les frais. Elle consiste à communiquer
deux contenus qui sont incompatibles, mais sans exprimer
clairement que l’on a l’intention de déstabiliser l’autre, de
lui faire perdre confiance en lui.
L’exemple le plus connu est représenté par la phrase : «
J’aimerais que vous soyez plus spontané. » En répondant à
cette volonté et en me forçant à être spontané, je ne le suis
précisément plus, puisque ma spontanéité résulte d’un acte
d’obéissance.
Les manipulateurs toxiques et les pervers narcissiques
excellent dans l’art du paradoxe, qui est même leur mode
d’action privilégié. L’objectif est de provoquer des
sentiments contradictoires afin de désemparer la personne
manipulée et de l’inciter à douter de ses propres
perceptions, à ne plus savoir « sur quel pied danser ».
Tantôt le manipulateur peut se montrer prévenant,
souriant, mais en même temps, tout dans son
comportement tend à montrer qu’il est à bout. Ses gestes
sont nerveux, il respire de façon bruyante pour montrer son
irritation, quitte la pièce sans préavis, claque les portes ou
détruit des objets. Tantôt il énonce d’une voix enjouée et
sans le moindre signe de nervosité des paroles blessantes,
des attaques en règle ou les pires méchancetés. La
personne manipulée est en porte-à-faux. Elle ne sait plus à
quelle perception se fier : doit-elle croire ce qu’elle entend
ou ce qu’elle voit ? A-t-elle bien compris ce qui se passe ou
bien est-elle victime de son imagination ?

Le témoignage de Wilfrid « Je suis sorti de ma


relation amoureuse avec Marthe
complètement vidé, incapable de prendre une
décision, de faire un choix. Pendant sept
années, j’ai eu le sentiment de me perdre
petit à petit. Marthe me demandait d’agir
d’une certaine manière pour me critiquer
après coup, en prétextant que je n’avais rien
compris au film. Par exemple, elle se
comportait comme si elle était ma mère, elle
me choyait, prenait les décisions à ma place
et ensuite, elle me reprochait de fuir mes
responsabilités, d’agir comme un gamin. Je
crois qu’elle ne m’aimait pas pour moi, mais
pour ce qu’elle fantasmait autour de moi… »

D’autres procédés aliénants


Dans la multiplicité des ressources manipulatoires qui
interviennent au niveau du contenu du message et se
répercutent sur le climat relationnel ou affectif, il existe
d’autres formes d’action qui sont tout aussi toxiques que
les précédentes lorsqu’elles sont employées
systématiquement. Les plus courantes sont présentées ci-
dessous de manière synthétique.

L’amalgame

Ce procédé manipulatoire consiste à accoler deux


éléments, deux faits, deux termes, qui n’ont a priori rien à
voir entre eux mais vont s’étayer mutuellement. Dans La
Parole manipulée, Philippe Breton décrit un exemple
d’amalgame emprunté à une publicité conçue pour une
marque de cigarettes. Le produit est associé à des images
d’hommes puissants et tatoués et les légendes promettent
« un goût masculin ». Pour manipuler les cibles, on crée de
toutes pièces un rapport entre la marque de cigarettes et
une certaine représentation de la virilité.
Dans les relations entre personnes, ce type de
rapprochement artificiel peut être utilisé par les
manipulateurs pour tromper leurs victimes en associant,
par exemple, la nécessité de poursuivre la relation piégée à
une certaine idée du bonheur, de l’amour ou du respect de
l’autorité.

La morale

Imposer ses principes personnels comme des vérités


absolues ; dire à l’autre ce qui est faux, juste, sérieux, bon
ou mauvais ; lui coller des étiquettes « tu es trop égoïste,
trop indépendant, pas assez motivé, complètement
irresponsable, etc. » sans assumer ces contenus, sans les
rattacher à des valeurs ou à des besoins personnels est une
forme de manipulation polarisée entre les notions de bien
et de mal, et surtout l’idée que l’on s’en fait. Faire la
morale à quelqu’un, c’est assurément le manipuler.

Les exigences

Exiger quelque chose de quelqu’un, vouloir le changer ou


lui imposer certains types de comportement sous peine de
lui faire encourir des représailles, des critiques ou des
punitions est une forme de manipulation. La victime ne
trouve souvent que deux types de réponse aux exigences
que l’on fait peser sur lui : soit elle se soumet, soit elle se
rebelle.

La comparaison

Utiliser les autres comme points de référence pour vous


prouver que vous n’êtes pas à la hauteur, que vos projets
sont voués à l’échec ou que vous n’avez que ce que vous
méritez est une forme de jugement particulièrement
destructrice que les manipulateurs emploient parfois.

« Avec Margaret, je n’avais pas besoin d’intervenir pour


gérer ce genre de problème. Avec toi, c’est plus
compliqué. »

Les mots piégés

Les mots que nous utilisons ne sont pas innocents. Ils sont
chargés de sens et agissent comme des signaux sur les
personnes à qui nous les destinons. Utiliser à dessein
certains mots ou groupes de mots, dans l’espoir de
déclencher des réflexes conditionnés chez l’auditeur est
également une manœuvre manipulatoire.

« Mon mari Franck est très angoissé et il culpabilise


facilement. Je sais que certains mots font tilt chez lui :
abandon, lâcheté, refus d’assumer, père absent… Si nous
nous disputons et que je souhaite emporter la partie, il
me suffit de caser ces mots dans la conversation. Cela
provoque un trouble profond chez lui et un état de
flottement dont je peux profiter… »

Les manipulations affectives


Nous avons vu à la section précédente que le processus
manipulatoire pouvait intervenir au niveau du contenu, du
message énoncé, du langage, et que les possibilités dans ce
domaine étaient très nombreuses. Ces procédés
rejaillissent immanquablement sur la sphère relationnelle.

1. Traduction française du titre de l’ouvrage de


Marshall Rosenberg, Nonviolent Communication : A
language of Compassion, Paris, La Découverte et Syros,
1999.
Partie III

Bas les masques !


La manipulation est-elle un phénomène inéluctable contre
lequel il est difficile d’intervenir ou bien certaines attitudes
et comportements permettent-ils de réduire ou d’annuler
ses effets ? Après avoir lu les sept premiers chapitres de
cet ouvrage, vous connaissez les processus et les tactiques
mises en œuvre par les manipulateurs pour vous inciter à
adopter des comportements que vous ne désirez pas
vraiment. Cette compréhension des mécanismes est
nécessaire, car savoir est un grand pas vers pouvoir.
Les exemples qui suivent vous montrent qu’il existe
également des pistes et des méthodes pragmatiques
adaptées aux situations et aux différentes phases de la
manipulation. Des outils sont présentés dans les pages qui
suivent. Ils devraient vous permettre de déjouer l’emprise
manipulatoire et de réorienter une relation qui ne vous
apporte pas satisfaction.

Un sacré tempérament !

Julia est professeur d’espagnol. C’est aussi une fille de


caractère. D’ailleurs ses amis disent d’elle qu’elle est «
une vraie nature, entière et droite ». Autrement dit, dans
ses relations avec les autres, elle annonce clairement la
couleur sans pourtant jamais être désagréable. Avec elle,
on sait sur quel pied danser… Le jour où elle a postulé
pour assurer des heures d’enseignement dans un
organisme de formation pour adultes, son chef
d’établissement a tenté de la manipuler : « Vous figurez
parmi les meilleurs enseignants du lycée. Vous ne pouvez
pas demander ces heures. Je ne sais pas qui vous
remplacera, sans doute un jeune remplaçant inefficace.
Vos élèves vont prendre un maximum de retard. Vous
n’avez pas le droit de me faire ça à moi. » Julia le laissa
terminer son discours manipulatoire fondé sur la plainte
et la culpabilisation avant de lui signifier très calmement
qu’elle pouvait comprendre son embarras, que le
règlement l’autorisait cependant à enseigner dans des
établissements publics extérieurs et que son objectif était
précisément de former des adultes. Souriante, elle
rassura le proviseur : elle postulerait pour ces heures et
assurerait le suivi avec son remplaçant. Il fallait aussi
savoir faire confiance aux autres… Le proviseur lui
accorda un avis favorable.

Télé réalité

Delphine et Jean-Christophe ont répondu à un appel à


témoin pour participer à une émission télévisée sur le
plaisir sexuel. Dans cette émission, un reportage de
quelques minutes est consacré à chaque couple invité.
Avant de s’engager, Delphine et Jean-Christophe ont posé
leurs conditions : ils acceptent volontiers de faire cette
émission mais ils se refusent à toute vulgarité dans leurs
propos, ainsi qu’à toute diffusion d’image trop suggestive
les concernant. L’équipe de tournage arrive chez eux, à
l’improviste, et leur propose, pour commencer, de choisir
de la lingerie fine dans une boutique spécialisée. La
productrice de l’émission prend à sa charge l’achat des
dessous choisis par Delphine, mais elle lui annonce,
quelque temps plus tard, qu’elle souhaiterait la filmer en
tenue légère en train de danser devant les yeux de son
mari. Delphine flaire la manipulation et recadre
immédiatement les choses : ce cadeau, elle veut bien
l’accepter, mais comme un cadeau, pas comme un
instrument de marchandage. Il fallait poser les conditions
de l’offre avant. Elle rappelle les conditions initiales
qu’elle a posées avec Jean-Christophe et signale qu’ils n’y
dérogeront pas. La production décide, contre mauvaise
fortune bon cœur, de se plier à leurs exigences.

Harcèlement

Malo est cadre dans une biscuiterie industrielle et sportif


de haut niveau. Avec G., son responsable de secteur, les
relations n’ont jamais été au beau fixe, mais ces derniers
mois, elles ont encore dégénéré. Malo a dû s’absenter
pendant deux semaines pour participer à un important
trophée en Australie et G. a profité de son absence pour
le discréditer aux yeux des dirigeants de l’entreprise.
Incidemment, Malo a également appris que d’odieuses
rumeurs sur sa vie sexuelle couraient dans l’usine. Il
soupçonne G. d’en être à l’origine. Cependant, toutes les
tentatives d’explication, les yeux dans les yeux, avec G.
sont restées vaines. Malo n’a pas peur de l’autorité, mais
G. refuse purement et simplement la communication. Il
prétend ne pas comprendre ce que Malo lui veut et
n’avoir pas de temps à perdre. Malo a réussi à garder son
sang-froid pour éviter de frapper son détracteur, mais il a
commencé à constituer un dossier dans lequel il note
avec précisions toutes les attaques indirectes, toutes les
provocations. L’une de ses collègues acceptera de
témoigner contre G. Malo a informé sa direction des
agissements de G. Il va porter plainte pour harcèlement.

Conflits familiaux
Nicolas a 35 ans. Il a vécu une enfance qu’il juge plutôt
difficile : outre des déménagements à répétition et des
difficultés à créer des liens d’amitié avec d’autres
personnes, il a subi les brimades et les moqueries de son
père, militaire de carrière. Surtout, ce père autoritaire,
intransigeant, souvent brutal et méprisant, n’a pas
accepté l’homosexualité de son fils lorsqu’elle s’est
révélée, à l’adolescence. Nicolas a dû quitter le domicile
familial à 16 ans pour éviter de faire supporter à sa mère
une situation intenable. Mais son équilibre affectif et
psychologique a été durement secoué. Aujourd’hui,
Nicolas suit une psychothérapie pour tenter de «
raccrocher les wagons ». Madame V., sa thérapeute, a su
instaurer une relation de confiance avec Nicolas afin de
faire tomber ses défenses réactionnelles. Ensuite, elle lui
prescrit en douceur des comportements qui lui
permettront de changer en insistant sur les bénéfices
qu’il va pouvoir en retirer. Elle passe des contrats avec
lui. Madame V. utilise des techniques manipulatoires dans
un but honorable : sauvegarder l’intégrité psychologique
de Nicolas.

Dans les trois premiers cas, les personnes manipulées font


preuve de lucidité et parviennent à déjouer les
manipulations sans devenir pour autant agressives. On
peut aussi dire « non » sans montrer les dents ! Julia
rassure son chef d’établissement (les manipulateurs sont
souvent des gens anxieux), mais elle résiste à la
culpabilisation et ne revient pas sur ses projets. Delphine et
Jean-Christophe perçoivent que l’on est en train de les
manipuler en utilisant la technique du « premier pas » et ils
parviennent à bloquer leur pilote automatique et à refuser
d’agir contre leurs décisions. Malo, quant à lui, ne se berce
pas d’illusions : G. est un manipulateur hautement toxique
et aucune solution ne sera négociable avec lui. On ne peut
pas changer les gens, surtout lorsque ce sont des malades.
Malo doit préparer son dossier et faire appel à la loi. Dans
le dernier exemple, le dispositif manipulatoire utilisé par
madame V. est thérapeutique. Il n’est pas destiné à
contraindre Nicolas contre sa volonté, mais à l’engager
dans une voie plus satisfaisante pour lui, à diminuer sa
souffrance psychologique. La manipulation peut aussi
servir des causes bienveillantes.
Êtes-vous sur le point d’être manipulé ? Quelles sont les
personnes qui tentent de vous influencer ? Comment les
reconnaître ? Quels messages d’alerte votre corps vous
adresse-t-il ? Quelle proximité affective entretenez-vous
avec ces personnes et en quoi cela influe-t-il sur votre
relation ? Êtes-vous déjà bien engagé dans le processus
manipulatoire ? Comment prendre conscience de cela ?
Cette situation vous fait-elle souffrir et comment la faire
évoluer ? Comment agir concrètement avec un conjoint, un
ami, un parent, manipulateur ? Peut-on faire évoluer une
personne manipulatrice ? Comment s’y prendre
concrètement ? Est-il possible d’utiliser les techniques de
manipulation pour aider les gens à évoluer dans le bon sens
? Quelles sont les précautions à prendre ?
Voici des éléments de réponse à ces multiples questions…
Chapitre 1

Comment désamorcer la
manipulation

Après l’analyse et la réflexion, ce chapitre est destiné à


renforcer vos systèmes de protection personnels pour
entraver la manipulation et faire tomber les masques. Il ne
s’agit pas pour autant de céder à la psychose et de se
méfier constamment des autres. Ce serait un lourd fardeau,
vous risqueriez bien vite de voir des manipulateurs partout,
et vous ne pourriez plus vivre l’esprit en paix ! De toute
façon, dites-vous bien qu’il n’est jamais trop tard pour agir
et qu’il existe toujours une solution pour échapper aux
souffrances infligées par certains manipulateurs, même si
cette solution doit appeler un changement radical ou une
rupture.

Enrayer la manipulation
Des chapitres précédents se dégagent trois attitudes
fondamentales qui permettent d’empêcher ou de bloquer
les manipulations toxiques, surtout lorsqu’elles risquent de
nuire gravement à votre équilibre personnel et relationnel.
Ces trois attitudes sont les suivantes :
1. Éviter d’être soi-même manipulable ;
2. Reconnaître rapidement les personnes manipulatrices ;
3. Disposer d’outils pour stopper l’emprise manipulatoire.

Vous pouvez conjuguer ces trois niveaux d’action ou les


actionner séparément en fonction du contexte. Ils suivent
un ordre chronologique. En effet, si d’emblée, à travers
mes comportements et mes attitudes, j’offre peu de prise
aux personnes manipulatrices, je réduis les probabilités
d’être incité à agir contre mon gré. De même, si le
processus est enclenché mais que je parviens très
rapidement à identifier les personnes manipulatrices et
leurs intentions cachées, je dispose d’un atout
supplémentaire pour les empêcher d’arriver à leurs fins.
Enfin, si j’ai déjà mordu à l’hameçon sans m’en rendre
compte mais que j’en ai conscience, je dispose encore de
plusieurs moyens d’actions pour briser le dispositif.

Éviter de s’automanipuler
Dans de nombreuses situations quotidiennes, nous nous
mettons en « pilotage automatique » et nous nous
cantonnons dans des actions économiques, répétitives,
sécurisantes, sans même nous rendre compte qu’elles sont
parfois inadaptées à la situation que nous vivons - c’est ce
que nous avons vu au chapitre 5. En agissant ainsi, nous
préparons le terrain pour les manipulateurs. Alors,
comment éviter de se manipuler soi-même pour limiter
l’emprise des autres ?

Changer son fusil d’épaule

Quand ce que vous faites ne marche pas, faites autre chose


! Si le conseil semble aller de soi, il est pourtant loin d’être
simpliste. En ne persistant pas dans des actions
infructueuses, vous faites preuve de souplesse envers vous-
même. Dans le même temps, vous désarçonnez le
manipulateur qui compte bien sur votre tendance à
persévérer dans vos comportements initiaux pour vous
mettre le grappin dessus.

En pratique N’ayez pas peur du changement, de


l’imprévu, qui vous permettront d’être toujours en prise
avec la réalité, ici et maintenant.

Cesser de croire que le monde est comme on


l’imagine

Nul n’est plus facilement manipulable que celui qui pense


que le monde fonctionne de manière rationnelle, que tout à
un sens accessible à la connaissance humaine, que ses
valeurs sont des valeurs universelles, et ses croyances des
vérités. Cette personne est souvent surprise de constater
que les choses sont loin de fonctionner comme elle
l’imagine, et oublie que les autres suivent des modèles de
fonctionnement différents du sien. Nombreux sont ceux qui
souffrent d’une profonde méconnaissance de l’altérité.
Inconsciemment, ils se sentent supérieurs aux autres, avec
qui ils entrent en compétition dans le but de les dominer.
Cette attitude manipulatoire appelle aussi la manipulation.
Les personnes facilement manipulables sont souvent très
manipulatrices, et inversement.

Prenez votre temps ! Ce que vous ne faites pas


aujourd’hui, vous le ferez demain.
Acceptez vos faiblesses ! Vous avez le droit de vous
tromper, d’avoir peur, d’être timide, d’éprouver des
émotions.
Détendez-vous ! La pression, le stress, la fatigue et
l’obstination ne sont pas des gages de réussite.
Arrêtez d’être gentil ! Vous n’êtes pas obligé de faire
toujours plaisir aux autres.
Cessez de vous prendre pour Zorro ! Vouloir tout
contrôler, être irréprochable, sont des attitudes de premier
de la classe. Vos expériences scolaires vous ont-elles à ce
point perturbé ?
Aimez-vous ! Vous êtes sans conteste quelqu’un de valable
qui mérite tout votre intérêt. Formule à vous répéter
chaque matin au lever !

Cesser de culpabiliser

Arrêtez de culpabiliser pour un oui pour un non et de vous


fixer des objectifs déraisonnables, dont l’aboutissement
totalement aléatoire risque fort de porter atteinte à la
confiance que vous pouvez avoir en vous, et vous donner
mauvaise conscience. Plus vous êtes critique et dur envers
vous-même, plus vous risquez de devenir la proie
d’individus prêts à exploiter cette faille, contre vos intérêts.

L’amour des autres L’amour des autres, tout le monde le


souhaite, tout le monde en a besoin. Répondez aux
questions suivantes…

Comment analysez-vous votre propre besoin d’amour ?


Recherchez-vous à tout prix à vous faire reconnaître et
admirer par les personnes que vous côtoyez ?
Êtes-vous un peu, beaucoup ou très sensible aux
flatteries et aux compliments ?
Avez-vous peur du jugement des autres ?
Selon vous, dans quelle mesure ces dispositions
personnelles influent-elles sur votre réceptivité à la
manipulation ?

Choisir ou décider sans se laisser


manipuler
Chaque fois que vous devez faire un choix, définir une
option ou décider d’une orientation, posez-vous les dix
questions suivantes et répondez-y de manière sincère, sans
vous duper vous-même. Notez vos réponses sur votre
agenda ou votre livre de bord, en utilisant la formulation
positive et des critères précis. Ce travail devrait vous éviter
bien des déboires et limiter les manipulations de toutes
sortes.

1. Est-ce bien le moment de faire ce choix, de prendre


cette décision. Ne suis-je pas pris au dépourvu ?
2. Quel serait le moment idéal ? Quel jour ? Quelle heure
? Quel endroit ?
3. Suis-je réellement convaincu de la nécessité de faire ce
choix ? Est-ce que je cherche à me faire plaisir ou à
faire plaisir à quelqu’un ?
4. Qu’ai-je à perdre, à gagner dans tout ça ?
5. Comment saurai-je si cette décision est une bonne
décision ?
6. Quels sont les indicateurs précis qui me permettront de
m’en assurer (résultats chiffrés, datés, modification des
attitudes, des comportements, à court terme, à long
terme, etc.) ?
7. Quelles sont les étapes intermédiaires et les
conséquences possibles ?
8. Aurai-je la possibilité de changer si cette décision
s’avère ne pas être la bonne ?
9. Ai-je des bouées de sauvetage, d’autres portes de sortie
?
10. Si je me m’aperçois que je me suis trompé, suis-je prêt
à revoir mon choix sans tout remettre en cause ?

S’affirmer
Une personne qui s’affirme ne cherche pas à plaire ou à
convaincre à tout prix. Elle se sent libre de choisir sa vie,
sait afficher ses positions personnelles et faire valoir ses
droits, sans mépriser pour autant ceux des autres. Elle se
montre à l’aise dans la rencontre et ne craint pas le face-à-
face dès lors qu’il est nécessaire. Les conflits ne lui font pas
peur. Quand elle doit formuler une demande, elle ne tourne
pas autour du pot pendant des heures, mais annonce
clairement la couleur. Elle ne juge pas les autres, mais
s’autorise à leur signaler les comportements qui vont à
l’encontre de ses intérêts ou de ses besoins personnels.
Vous reconnaissez-vous dans ce portrait ?
Les personnes déterminées ne sont généralement pas des
proies faciles pour les manipulateurs, qu’elles découragent
vite.

En pratique Osez dire non ! Savoir dire non est un atout


maître. Un vrai « non » est préférable à un « je ne sais pas
», un « peut-être » ou un « je vais voir ». Si vous avez la
certitude que vous devez dire non, dites-le sans prendre de
gants. Vous vous éviterez bien des désagréments. Dans la
mesure du possible, proposez une alternative à ce « non »,
pour que les choses ne s’arrêtent pas sur un refus brutal.
Gérer ses émotions
La vie et le contact avec les autres sont une source
inépuisable d’émotions qui pimentent le cours de notre
existence. Si nos émotions nous portent, elles constituent
aussi un sérieux handicap lorsque nous les méconnaissons,
voire les réprimons, parce qu’elles risquent de se
manifester au moment où il serait préférable que nous nous
sentions apaisés. Quand nous voulons intervenir pour
recadrer un manipulateur, si nous sommes en « surcharge
émotionnelle », c’est-à-dire si nous avons trop longtemps
laissé bouillir la Cocotte-Minute sans laisser s’échapper la
pression, nous ne sommes plus en mesure de traiter
rationnellement le problème. Nous nous laissons déborder
par nos affects et devenons encore plus manipulables. Pour
pouvoir nous affirmer haut et fort, il est souhaitable de ne
pas être submergé par nos émotions.

Identifier les personnalités


manipulatrices
Les manipulateurs ne sont pas reconnaissables au premier
coup d’œil. Il est même très difficile d’identifier à coup sûr
les gens qui utilisent des processus manipulatoires ou des
moyens indirects à leur profit. Comme c’est le cas pour
l’ensemble des sciences humaines, il n’est pas facile
d’établir des portraits-robots ou des nomenclatures. En
effet, toutes les situations sont singulières et tous les
systèmes relationnels humains naturellement très
complexes. De plus, chacun appréhende les événements
avec le regard qui est le sien, en fonction de ses propres
cartes émotives, interprétatives, culturelles. La réalité ne
peut être rationalisée, et heureusement, car c’est ce qui
nous permet de teinter le cours de nos existences de jeu,
d’humour, de créativité, de changement.

Comment détecter un manipulateur


Pour vous préserver de toute emprise manipulatoire, soyez
attentif aux comportements utilisés et aux moyens mis en
œuvre par les personnes de votre entourage pour vous
conduire à faire quelque chose. Contentez-vous d’observer,
sans préjugé ni jugement. Quels sont les indicateurs qui
vous mettent la puce à l’oreille ?
Douze indicateurs vont vous permettre de savoir si vous
avez affaire à un manipulateur potentiellement « toxique »,
et vous éviter de céder au fantasme ou à la paranoïa. Soyez
vigilant sur les interprétations que vous suggéreront ces
traits caractéristiques. Sachez également que ces
informations vous sont destinées personnellement et que
les utiliser pour faire pression sur d’autres serait un
premier pas vers une démarche manipulatoire. Cherchez
donc d’autres moyens d’action !

Votre corps vous parle


Lorsque vous êtes en contact avec cette personne, vous ne
vous sentez pas très bien. Votre petite voix intérieure vous
signale un dysfonctionnement dans la relation. L’impression
peut être diffuse, mais quelque chose « cloche » ou sonne
faux, sans que vous sachiez précisément de quoi il s’agit.
Cet indice corporel doit retenir votre vigilance.
Lorsqu’elles se sentent déstabilisées ou en passe
d’accomplir un acte auquel elles ne consentent pas
vraiment, certaines personnes ont la gorge qui se noue,
d’autres sont sujettes à des sueurs froides ou à des
crampes abdominales, d’autres encore sentent leur rythme
cardiaque s’accélérer. Ces symptômes sont rarement dus
au hasard.
Si votre corps vous adresse de tels signaux, évitez de céder
immédiatement à la paranoïa ou de vous refermer comme
une huître après une alerte à la pollution. Au contraire,
faites preuve de la plus grande vigilance pour tenter de
comprendre ce qui se passe.
Vos émotions ont leur raison d’être. Il est possible que vous
fassiez fausse route, mais il est également possible que
votre intuition soit bonne. Prenez du recul et donnez-vous
du temps avant de vous engager.

Un sentiment de dévalorisation
L’une des tactiques essentielles du manipulateur consiste à
faire en sorte que la personne manipulée doute d’elle-
même, de ses capacités, de ses expériences, de ses
connaissances, de ses valeurs, de son passé. Il va donc tout
mettre en œuvre pour que vous perdiez confiance en vous-
même et que vous vous coupiez de vos besoins, de vos
intérêts et de vos convictions.
Si vous sentez que cette personne vous respecte de moins
en moins et qu’elle tient peu compte de vous, si sa
fréquentation vous incite à penser que vous ne valez rien,
si vous avez le sentiment persistant de compter pour du
beurre, de perdre un peu de votre liberté et de votre
pouvoir de décider de ce qui est bon pour vous, et ce
régulièrement, c’est sans doute que vous avez affaire à une
personnalité manipulatrice.

La non-remise en question : un indice


Le manipulateur est sûr de lui et semble avoir une haute
estime de soi. Lorsque vous lui faites une remarque ou si
vous l’attaquez sur un sujet, il le prend très mal. Il boude,
fuit ses responsabilités, cherche à vous renvoyer les fautes
ou entre carrément dans une colère noire.
À d’autres moments, cette personne jouera les victimes et
tentera de vous culpabiliser d’une manière ou d’une autre,
en vous reprochant, par exemple, de vous acharner contre
elle. Si elle sent que le vent tourne, elle pourra aussi
feindre de vous comprendre et vous accorder
soudainement toute sa confiance ou son amour. Dans la
plupart des cas, ces stratégies lui seront favorables. Elles
iront beaucoup plus rarement dans le sens de vos intérêts à
vous.
Jamais vous ne la verrez se remettre en question, douter
d’elle-même, hésiter, s’interroger, de façon sincère et
authentique. Si elle vous concède quelques faux pas, ce
n’est que pour gagner en effet de contraste avec vos
propres erreurs et minimiser ses torts au regard des
vôtres.

En pratique La majorité des manipulateurs souhaitent


toujours avoir le dernier mot. Contrecarrez gentiment et à
bon escient les plans de ces personnes. Vous saurez vite si
vous avez affaire à des personnalités manipulatrices.

La manipulation, et elle seule !


Nous l’avons vu, nous utilisons tous des stratégies
d’influence ou des moyens de persuasion pour faire plier
les autres ou obtenir quelque chose d’eux. Mais, face à
leurs réactions nous savons aussi adopter des attitudes et
des comportements plus souples et surtout, plus
respectueux de la relation. Le manipulateur toxique, lui, ne
sait pratiquement faire que cela : manipuler. C’est-à-dire
qu’il généralise ce procédé et se montre incapable de
passer à d’autres registres de comportements.
Est-ce ainsi que cette personne fonctionne avec vous ?

Un discours peu clair


Consciemment ou non, le manipulateur maîtrise les
principes essentiels de la communication verbale et non
verbale, qu’il sait utiliser à son avantage. Mais, il ne dit pas
tout, prêche le faux pour connaître le vrai, fait courir des
bruits ou interprète les informations dans un sens
délibérément frauduleux. Il utilise la caricature, l’ellipse, le
« parler bas ». À d’autres moments, il misera, pour semer
le trouble, sur le décalage entre le message proprement dit
et la gestuelle d’accompagnement. Il dit une chose, semble
penser le contraire, si l’on en croit ce qu’il exprime de
manière non verbale, et ses interlocuteurs perdent de vue
le sens de ses propos, ce qui est son objectif. Il peut
d’ailleurs le leur reprocher par la suite, sauf si son dessein
est de leur laisser assumer une responsabilité qu’il ne
souhaite pas prendre lui-même.
Si vous avez le sentiment qu’une personne vous mène en
bateau, si elle ne vous dit pas tout ce que vous êtes en droit
de savoir, si derrière son discours apparemment logique se
devine un dispositif dialectique destiné à vous tromper, si
elle interprète vos propos de façon intempestive ou
erronée, si son discours vous paraît douteux, précipité, si
une information essentielle est noyée dans un flot de détails
sans importance, soyez vigilant : vous êtes peut-être en
présence d’un manipulateur.

Un manque d’assurance suspect


En général, la personnalité manipulatrice n’ose pas
s’affirmer, par crainte de se dévoiler. Elle redoute par-
dessus tout que l’on voie clair dans son jeu et, en même
temps, elle ne veut pas regarder la réalité, sa réalité, en
face et adopter une attitude responsable par rapport aux
événements. Elle fuit les évidences et n’accepte ni les
critiques ni les agressions dont elle fait parfois l’objet
lorsque l’une de ses victimes entre « en résistance ». Avec
une personne manipulatrice, il est difficile de négocier des
compromis ou de trouver des terrains d’entente. Elle glisse
comme une anguille, cache ses intentions et manque de
sincérité.
Même si une personne vous apparaît solide, sûre d’elle-
même et d’un tempérament affirmé, « grattez » un peu
cette apparence immédiate pour vous assurer qu’il ne
s’agit pas d’un vernis.

L’inconstance
En général, le manipulateur ment sur son propre compte
avec une aisance remarquable et il multiplie les masques
pour se faire apprécier, pour fausser les pistes, pour inciter
la personne manipulée à douter de ses propres perceptions.
En fonction de la situation et de l’environnement dans
lequel il évolue, le manipulateur excelle dans l’art de
changer de rôle, d’attitude et de comportement. Avec lui,
on ne sait jamais « sur quel pied danser ». Il est inconstant,
apparaît inconsistant et l’on ne peut jamais connaître,
derrière les masques, la voix intérieure qui reste
silencieuse. Tout dialogue vrai, toute médiation semblent
compromis. Le manipulateur ne souhaite pas tomber le
masque et libérer son personnage réel, car cela serait trop
risqué.
D’ailleurs, la perspective d’une relation claire et honnête
l’angoisse, d’autant que son pouvoir repose justement sur
sa multiplicité et sur sa capacité à cultiver l’ambiguïté et à
fausser toute tentative de mise à nu de sa personne. Sa
versatilité protège sa fragilité. Tour à tour séducteur,
homme d’esprit, il saura aussi se transformer en manager
impitoyable, en amoureux contrit ou en conjoint jaloux, dès
que la situation le lui imposera. Une personne qui présente
de tels symptômes est potentiellement « toxique ».

Une relation intéressée


Inutile de vous bercer d’illusions : le manipulateur a besoin
de vous pour affirmer ou réaffirmer son pouvoir de
domination, moyennant quoi il est, la plupart du temps,
totalement indifférent à vos besoins et à vos attentes. La
relation avec vous l’intéresse, oui, mais surtout parce qu’il
va pouvoir en tirer des bénéfices personnels. Pour le reste,
ne comptez pas trop sur lui pour bâtir une belle et
lumineuse relation, en amour comme dans tout autre
domaine. Dans sa version moderne, le manipulateur a très
souvent des penchants narcissiques affirmés. Il manipule
d’abord et avant tout pour satisfaire ses propres besoins.
Le propre du manipulateur repose donc sur un paradoxe : il
a besoin de ses victimes, mais il ne les prend pas en
considération en tant que personnes. Dans les cas les plus
graves, les manipulés ne sont que des instruments qu’il
utilise. Si vous avez le sentiment de servir les intérêts de
quelqu’un qui n’accorde aucune considération à ce que
vous pensez de votre relation, sans doute êtes-vous en
présence d’un manipulateur.
Pour le manipulateur, la dimension affective de la relation
est dépourvue d’intérêt. Il éprouve peu de sentiments
positifs à l’égard de sa victime.

Un sens moral douteux


Peu importe que les procédés qu’il utilise soient illégitimes
ou non conformes à la morale, que ses méthodes soient
psychologiquement dégradantes pour celui qui doit en faire
les frais. Il se tient à la limite des règles du jeu social, mais
sans jamais les outrepasser. Le manipulateur poursuit son
objectif sans s’interroger sur les moyens qu’il met en
œuvre pour l’atteindre. Seule compte la satisfaction de ses
besoins. En général, ses agissements ne provoquent chez
lui ni remords ni regrets. Pour lui, ces modes d’action sont
les stratégies les plus efficaces pour « embobiner » les
autres et, puisqu’ils fonctionnent, il n’a aucune raison de
les remettre en cause !

La carte de la sympathie
Souriant, aimable, flatteur, sympathique, généreux, le
manipulateur, comme le pervers narcissique, est en général
quelqu’un d’agréable au premier abord. Toutefois, s’il
souhaite vous séduire, s’il manifeste un plus grand intérêt à
votre égard, c’est avant tout pour vous inciter à adopter
des conduites dont il pourra tirer profit. Dès lors, vous
adoptez à son égard un mode de comportement dont il sera
difficile de vous défaire par la suite, même si lui modifie
son propre comportement.
En réalité, nous avons tous tendance à juger rapidement
les gens que nous rencontrons pour la première fois et à
nous tenir à cette première approche. Cette persistance
cognitive nous conduit à sélectionner prioritairement
toutes les informations qui peuvent renforcer notre
première impression, et à écarter les autres, c’est-à-dire
que nous préférons chercher ce qui confirme notre
sentiment initial. De plus, nous n’aimons guère reconnaître
que nous nous sommes trompés. Pour le manipulateur, il
est donc essentiel de faire bonne impression dès la
première rencontre. Cela ne signifie pas, bien entendu, que
tous les gens que l’on trouve charmants lors d’un premier
contact sont fatalement des manipulateurs !
Cette phase de « séduction aimable » et prévenante n’est
pas un atout systématique. En effet, certains manipulateurs
peuvent utiliser d’autres ficelles pour attirer votre attention
: attitude énigmatique, étalage de sa science, victimisation,
appel à la « maman » qui sommeille en vous, romantisme à
vif - dans ce domaine, les figures sont légion.

Une tendance au mimétisme


La personne manipulatrice vous imite, reproduit certains
de vos gestes, vos intonations, votre posture. Vous avez le
sentiment qu’elle utilise un vocabulaire proche du vôtre,
qu’elle prononce des mots que vous pourriez dire vous-
même, émet des idées ou des valeurs qui vous sont
familières. À d’autres moments, elle souligne vos points
communs ou bien recherche un contact physique discret
avec vous. Si ses comportements vous semblent parfois
bizarres, il est probable que cette personne est en train de
vous manipuler, délibérement ou non. Il ne faut toutefois
pas être constamment sur la défensive. Certaines
personnes, pleines de bonnes intentions à votre égard, sont
en effet susceptibles d’adopter de tels comportements.
Soyez quand même vigilant !

Des tentatives d’isolement


Vos amis ne vous méritent pas, votre famille ne vaut rien,
vos collègues de travail ne sont pas fréquentables, vos
anciennes relations sentent le soufre. Vous ne devez pas
regarder trop longuement les autres, répondre dans le
détail à leurs questions, boire un verre avec des copains…
La personne manipulatrice cherche par tous les moyens à
vous couper du monde extérieur et à vous enfermer dans la
relation qu’elle et vous entretenez. Elle critique les
personnes que vous côtoyez, se montre inconsidérément
jalouse, fouille dans votre agenda, jette un œil dans vos
tiroirs ou explore la mémoire de votre téléphone portable.
Elle déteste tous ceux qui vous entourent, comme si le
simple fait d’être proche de vous était une faute en soi.
Si vous constatez qu’une personne cherche
systématiquement à vous écarter des autres, si vous sentez
qu’elle recherche une relation exclusive avec vous, si vous
avez le sentiment d’étouffer en sa présence, sans doute
êtes-vous confronté à une personnalité particulièrement
manipulatrice.

Reconnaître un manipulateur toxique Les douze


caractéristiques principales du manipulateur « toxique »
:

Émotionnellement, vous ne vous sentez pas à l’aise


avec lui.
Vous avez le sentiment qu’il vous dévalorise.
Il n’accepte pas d’être contrarié.
Ses comportements sont stéréotypés.
Il n’est pas « franc du collier ». Il ne dit pas clairement
les choses.
Il a du mal à s’affirmer, à être responsable.
Il change d’attitude et de comportement « comme de
chemise », en fonction des gens et des situations.
La relation l’intéresse, sous réserve qu’il puisse en
retirer des bénéfices personnels.
Il n’a aucune éthique personnelle.
Au début de la relation, il est souvent très charmant.
Il cherche à vous ressembler.
Il cherche à vous couper de vos relations.
Êtes-vous face à une personnalité hautement
manipulatrice ?

À tête reposée, examinez la nature de votre relation avec


une personne bien précise, puis répondez en toute
sincérité aux questions suivantes :

1. Au contact de cette personne, vous arrive-t-il de ne


pas vous sentir très bien, d’éprouver des sentiments
ou des émotions désagréables ?
a) Jamais
b) Parfois
c) Souvent
2. Avez-vous l’impression que cette personne vous
apprécie, vous reconnaît, vous respecte ?
a) Pas vraiment
b) Oui
c) Non
3. Arrive-t-il que cette personne se moque de vous, vous
critique, vous dénigre ?
a) Oui, publiquement b) Oui, en aparté
c) Jamais
4. Cette personne vous fait-elle des remarques sur votre
apparence physique, vos vêtements, votre coupe de
cheveux ?
a) Oui, mais des remarques généralement agréables
b) Jamais
c) Oui, mais elles sont rarement positives
5. Pensez-vous que cette personne attend de vous que
vous soyez parfait, irréprochable en tous points ?
a) Oui, en tout et pour tout b) Il lui arrive d’être
exigeante c) Non
6. Avez-vous le sentiment qu’elle veut vous aider à
changer ?
a) Pas du tout
b) Oui, dans le sens qu’elle souhaite c) Oui, dans le
sens que je souhaite
7. Avec vous, avec d’autres et à propos de n’importe
qui, cette personne manie-t-elle volontiers l’ironie, le
sarcasme, la critique, le dénigrement, le mensonge, le
« parler bas » ?
a) Systématiquement b) Parfois
c) Très rarement
8. Avez-vous le sentiment que les choses ne sont jamais
vraiment claires avec elle ? Ses réactions vous
décontenancent-elles parfois ?
a) Oui
b) Non
9. Cette personne a-t-elle pour habitude d’affirmer ses
sentiments, ses besoins et ses demandes sans
tourner autour du pot ou faire appel à des
intermédiaires ?
a) Oui
b) Non
10. Accepte-t-elle facilement d’être critiquée ou remise
en cause ?
a) Oui
b) Non
11. Se remet-elle elle-même facilement en cause ?
a) Oui, elle sait reconnaître ses erreurs b) Impossible,
elle a toujours raison c) Non, elle a sa fierté
12. Donne-t-elle l’impression de tout savoir, mieux que
tout le monde, et depuis beaucoup plus longtemps ?
a) Oui
b) Non
13. Cette personne utilise-t-elle la culpabilisation, le
chantage affectif ou les principes moraux pour vous
conduire à agir comme elle le souhaite ?
a) Jamais
b) Parfois
c) Régulièrement
14. Montre-t-elle de la jalousie à l’égard des autres, de
leurs biens, de leurs réussites, de leurs talents ?
a) Oui
b) Non
15. Cette personne joue-t-elle le rôle de victime quand
cela l’arrange ?
a) Parfois
b) Rarement
c) Souvent
16. Quelle opinion son entourage - amical, social,
professionnel - a-t-il d’elle ?
a) Elle est plutôt appréciée b) Elle n’est pas très
aimée
17. Change-t-elle d’avis, d’opinion, de croyance en
fonction des personnes qu’elle côtoie et des
situations dans lesquelles elle se trouve ?
a) Oui, radicalement b) Oui, comme tout le monde c)
Non, elle reste sur ses positions
18. Fuit-elle ses responsabilités ?
a) Toujours
b) Parfois
c) Jamais
19. Selon vous, la relation que vous entretenez avec cette
personne a une importance pour elle ?
a) Oui, vraiment
b) Surtout pour le bénéfice qu’elle en retire c) Non,
elle s’en moque
20. Avez-vous l’impression d’être sous sa dépendance ?
a) Oui, et elle le fait d’ailleurs bien sentir b) Non, je
me sens libre c) Oui, j’ai cette impression
Comptez vos points en utilisant la grille ci-après et
contrôlez vos réponses

Attention, cet exercice est un test et vous êtes le seul


garant de l’objectivité de vos réponses. Il peut vous donner
à réfléchir sur votre relation mais il n’est en aucun cas un
outil scientifique capable d’établir précisément les
responsabilités des uns et des autres. Prenez-le donc pour
ce qu’il est, un indicateur, ne l’utilisez pas comme une
preuve définitive.

Le total de vos points égale ou dépasse 30 : sans doute


avez-vous affaire à une personnalité particulièrement
manipulatrice, et ce n’est pas sans danger pour
l’équilibre émotionnel et affectif de son entourage, loin
s’en faut. Théoriquement, environ un individu sur vingt
se trouve dans cette situation. Comment vivez-vous
votre relation avec cette personne ? Considérez-vous
que son contact reste quand même « vivable » ou avez-
vous envie que les choses changent ? Dans quel sens
envisagez-vous d’agir ?
On peut considérer que plus le total des points se
rapproche de 60, plus les choses sont préoccupantes.
Si le total obtenu tend vers 0, c’est que vous avez
affaire à une personne très peu manipulatrice, ce qui
peut, à la limite frôler l’indifférence ou l’inhumain ! En
tout cas, il serait malvenu de votre part d’exploiter le
peu d’emprise qu’exerce cette personne pour tenter de
la dominer.

Comment déjouer l’emprise


manipulatoire
Certaines attitudes simples permettent de contrecarrer les
plans du manipulateur, sans tourner autour du pot ou faire
preuve d’agressivité.

1. Apprendre à dire stop quand tout vous pousse à


persister dans une action, surtout si quelque chose
vous semble sonner faux. Ce n’est pas parce que vous
avez répondu positivement à une première requête que
vous êtes tenu de faire de même pour une autre, un
peu plus importante, par la suite. Vous avez prêté votre
tondeuse hier, certes, mais cela ne vous contraint pas
de prêter votre voiture aujourd’hui. Apprenez à revenir
sur vos décisions sans dramatiser ce retournement.
Surtout, avant de dire oui à une petite demande,
essayez d’imaginer les éventuelles conséquences.
2. Ne pas surestimer votre liberté. Les manipulations
les plus efficaces sont celles qui vous donnent
l’impression que vous avez librement choisi d’agir
comme vous l’avez fait. La liberté est un mot. Dans la
réalité, nous sommes loin d’être aussi libres que nous
pouvons le prétendre car nos actions sont souvent
téléguidées par des facteurs souterrains, des éléments
sous-jacents qui nous échappent.
3. Ne pas systématiquement renvoyer l’ascenseur
quand on vous a imposé une dette forcée ou quand on
vous a délibérément rendu un petit service pour vous
en demander un beaucoup plus important. Plus vous
offrirez en retour de ce que l’on vous a donné, plus les
manipulateurs s’intéresseront à vous. Il ne s’agit pas,
bien entendu, de vous opposer systématiquement au
principe de réciprocité qui régit la plupart des rapports
humains, mais de faire preuve de vigilance quand on
cherche à vous duper en actionnant ce levier.
4. Considérer que comparaison n’est pas raison. Ce
n’est pas parce que les autres se comportent d’une
certaine manière, dans une situation donnée, que vous
devez faire de même. Prenez du recul et voyez si le
contexte justifie que vous leur emboîtiez le pas.
N’agissez pas comme un mouton !
5. Être vigilant avec les gens qui en font trop dans le
registre de l’amitié soudaine, de la bienveillance
excessive, de la flatterie, de la familiarité ou de la
séduction, surtout lorsque ces manifestations sont
subites. Leurs intentions sont peut-être parfaitement
honnêtes et sincères, mais il est aussi possible qu’ils
poursuivent des objectifs incompatibles avec vos
intérêts personnels. S’il est impossible d’échapper à la
relation en cours et de lutter contre la sympathie, rien
ne vous empêche d’être attentif à ce qui se joue.
Procédez avec détachement et sans excès de méfiance.
6. Comprendre comment nous fonctionnons face à
une autorité supposée ou réelle et prendre
conscience de notre tendance à obéir machinalement à
la vue d’un uniforme, d’une blouse de médecin, d’un
costume griffé ou d’une limousine de luxe. L’effet de
surprise joue souvent en notre défaveur et fait la part
belle aux imposteurs ou aux aigrefins. Demandez-vous
si cette autorité est digne de confiance ou si l’on
cherche à vous abuser.
7. Réfléchir à notre réaction lorsque nous voulons
être le premier à obtenir une reconnaissance, un
avantage ou un objet désirés aussi par d’autres
personnes. Pourquoi entrons-nous en compétition avec
ces personnes et pour quelles raisons obscures
perdons-nous alors toutes nos capacités d’analyse ?
Est-ce parce que nous avons vraiment besoin de ces
choses ou est-ce davantage parce que nous souhaitons
posséder ce que les autres n’ont pas ? Un objet devenu
moins disponible le rend plus désirable à nos yeux. Qui
dit désir dit réaction émotionnelle. Pour échapper à la
manipulation, le seul moyen est de rationaliser notre
besoin.

Règles, normes, valeurs et croyances sont parfois des


adversaires plus dangereux que les manipulateurs eux-
mêmes qui, souvent, ne font qu’exploiter un filon existant.
Avant de leur jeter la pierre, commencez par nettoyer vos
allées !
Déjouer les pièges du langage

Recadrer les généralisations


Généraliser, c’est déduire du général en s’appuyant sur le
particulier. Lorsqu’elles sont sciemment utilisées pour
développer des processus de pensée automatique et
enfermer les gens dans des schémas uniques, les
généralisations relèvent à l’évidence de la manipulation.
Comment les désamorcer verbalement ? En faisant
apparaître leur faiblesse, en cherchant des contre-exemples
et en les rattachant aux événements qui les ont générées.

« Tu ne te comportes jamais comme je le souhaiterais. »


= « Vraiment jamais ? »
« C’est toujours comme ça avec toi. » = « Es-tu certain
que les choses se sont toujours passées de cette manière

« Toutes les femmes sont manipulatrices. » = «
Absolument toutes les femmes ? »
« C’est bien d’agir comme tu le fais. » = « Bien par
rapport à quoi ? Qui a dit que c’était bien ? Peux-tu
préciser ta pensée ? »
« Tu ne peux pas me faire ça. » = « Pourquoi ? Qu’est-ce
qui m’en empêche ? Que redoutes-tu ? »
« Tu dois te montrer plus coopératif. » = « En quoi dois-je
me montrer plus coopératif, et pour qui est-ce une
nécessité ? »

Combler les manques


La sélection est, nous l’avons vu, une façon de filtrer la
réalité pour limiter négativement les perceptions de la
personne manipulée. Au niveau du langage, chaque fois
que vous percevez des trous ou des informations
manquantes dans le discours de votre interlocuteur, tentez
d’obtenir qu’il complète son discours.

« Tu me déçois. » = « Peux-tu me préciser dans quelle


situation et pour quelle raison ? »
« Il vaut mieux que tu suives mes recommandations. » =
« Cela vaut mieux que quoi ? Que se passera-t-il si je ne
les suis pas ? »
« Il faut que nous parlions tous les deux. » = « D’accord,
mais de quoi souhaitez-vous que nous parlions ? »
« Je me sens dévalorisé. » = « Pour quel motif vous
sentez-vous dévalorisé ? Qu’est-ce qui provoque ce
sentiment chez vous ? »
« Je peux te demander un petit service ? » = « Avant que
je réponde, peux-tu me préciser de quel genre de service
il s’agit ? »

Démonter les raisonnements


extravagants
Nous l’avons vu, le manipulateur apprécie particulièrement
les distorsions car elles lui permettent d’utiliser des
logiques frauduleuses afin de pousser la personne
manipulée à agir comme il le souhaite. Comment échapper
à de telles manipulations du langage ? En pointant
verbalement les phrases du manipulateur, chaque fois
qu’elles reposent sur des déductions erronées, des lectures
de pensée ou des préjugés.

« Si tu m’aimais, tu annulerais ce rendez-vous. » = « En


quoi annuler ce rendez-vous est-il une preuve de mon
amour ? »
« Tu ne m’as pas souri. Qu’est-ce que je t’ai fait ? » = « Le
fait que je n’ai pas souri implique-t-il automatiquement un
problème entre nous ? »
« À votre regard, je sais bien ce que vous pensez de moi.
» = « Un seul de mes regards peut-il vous permettre de
lire dans mes pensées ? »
« Inutile de faire des commentaires, j’ai bien compris où
tu veux en venir. » = « Comment peux-tu en être
absolument sûr ? »

Des négociations difficiles


Trouver des accords susceptibles de permettre à chacun de
sortir gagnant de la confrontation est rarement possible
avec une personne particulièrement manipulatrice. D’abord
parce que, si elle accepte le principe du face-à-face, elle
continuera à jouer son rôle, à faire preuve de mauvaise foi,
à mentir, pour emporter la main. Ensuite parce que, pour
négocier, il est nécessaire de dépassionner le dialogue et
de rationaliser le problème. La personne manipulatrice va
précisément s’employer à faire le contraire, à jouer la carte
des sentiments pour entortiller sa victime et lui ôter tous
ses moyens, à fantasmer la relation, à déformer la réalité.
Elle ne donne pas toutes les informations dont elle dispose
et n’hésite pas à se montrer malhonnête intellectuellement.
Le principe de réciprocité, nécessaire à toute négociation
digne de ce nom, la personne manipulatrice ne le respecte
pas. Elle monopolise la parole, hausse le ton ou bien, au
contraire, joue la carte du silence et affiche un sourire
énigmatique, voire méprisant. Elle n’a pas confiance dans
les autres parce qu’elle les soupçonne de fonctionner
comme elle. Même si la personne manipulatrice accepte un
consensus, elle reste en général dans le flou le plus total et
rechigne à s’engager pour l’avenir. Si elle consent à
négocier, c’est pour éviter de vous contrarier, pas parce
qu’elle est convaincue du bien-fondé de la démarche,
raison pour laquelle les décisions qui sont prises ne sont
généralement pas suivies d’effet. La personne
manipulatrice « laisse couler ».

En pratique

Avec un manipulateur…

ne recherchez pas à tout prix un dialogue impossible ;


ne recherchez pas à tout prix une issue improbable ;
ne rêvez pas d’une relation idéale ;
revoyez votre façon d’appréhender les choses ;
acceptez l’échec sans vous en sentir responsable ;
rappelez-vous que le manipulateur cherche à vous
exploiter ;
évitez de trop vous exposer personnellement ;
ne prenez pas ses propos pour argent comptant ;
exigez des engagements écrits ;
soyez actif plus que réactif.

Démonter le mécanisme
Cette technique figure au nombre de celles qui donnent
souvent de très bons résultats lorsqu’il s’agit de neutraliser
la manipulation. Il faut expliquer par le menu à la personne
qui vous manipule ce qu’elle est en train de faire, avant de
lui indiquer les éventuelles conséquences de sa conduite.
Vous pourrez ensuite lui donner votre point de vue sur la
question. En dévoilant sa méthode au grand jour, vous la
déstabilisez et pointez son attention sur votre maîtrise du
sujet.
Par exemple, si une personne vous offre un petit cadeau
avant de vous demander un service, vous pouvez lui
expliquer que sa démarche s’appuie sur le principe de la
réciprocité : dans la mesure où vous avez accepté le petit
cadeau, vous vous sentez obligé de rendre le service
demandé. Cela s’appelle une dette forcée. Ceci étant dit,
vous pouvez quand même lui préciser que la méthode ne
vous paraît pas très loyale. Observez la réaction de votre
interlocuteur, vous en apprendrez beaucoup sur son
compte…

L’arroseur arrosé
Voici quelques années, un ministre de l’Intérieur avait
caressé le projet de « terroriser les terroristes ». Sachez
que vous pouvez, de la même manière, retourner l’arme
des manipulateurs contre eux-mêmes. Il est d’ailleurs facile
de manipuler un manipulateur, puisque, en vous
manipulant, il vous fournit son propre mode d’emploi.
Autrement dit, en utilisant des méthodes détournées pour
vous faire agir contre vos intérêts, la personne
manipulatrice vous offre aussi les clés de la contre-
manipulation. Ses agissements la mettent, d’une certaine
manière, sous votre dépendance. Comme elle a besoin de
vous, elle vous offre un levier sur lequel vous pouvez peser
gaillardement !

La contre-manipulation
Selon un principe emprunté aux thérapeutiques
homéopathiques, Similia similibus curantur. Contre-
manipuler revient à employer une technique manipulatoire
pour désamorcer la manipulation, autrement dit, à soigner
le mal par le mal. On va dans le même sens que le
manipulateur, on utilise des comportements et des
procédés identiques aux siens, pour l’inciter à prendre
conscience de la nocivité de ses actes et à changer de
conduite. La contre-manipulation nécessite un peu
d’entraînement et une certaine souplesse dans son
utilisation. Chaque situation étant singulière, les résultats
ne sont pas garantis à 100 %, et il convient de veiller à
faire en sorte que le remède ne devienne pire que le mal.
Contre-manipuler doit avoir des vertus pédagogiques. Il ne
s’agit pas de devenir plus manipulateur que le
manipulateur lui-même ! Apprenez également à sortir
rapidement de ce jeu si vous sentez qu’il tourne à
l’escalade symétrique.

Les différentes tactiques de contremanipulation

Parler un langage abscons, faussement scientifique ou


technique, étaler sa culture.
Généraliser, déformer la réalité, trier les informations
qui vous intéressent.
Paraître songeur, énigmatique, préoccupé par des
problèmes extérieurs.
Être complètement indifférent aux agissements du
manipulateur, faire comme s’il ne comptait pas.
Utiliser l’humour, l’ironie, le sarcasme.
Cataloguer le manipulateur.
Jouer sur le registre de l’affectif, de la culpabilité,
dramatiser les choses.
Dire une chose et faire exactement son contraire, être
incohérent.
Refuser de s’engager, de faire des choix, de prendre
des décisions. Renvoyer cette responsabilité vers le
manipulateur.
Répéter inlassablement la même chose sans porter
aucunement attention aux objections que l’on vous
oppose.

Faire preuve d’humanité


Lorsqu’elle est démasquée, la personne manipulatrice perd
une partie de son honneur personnel et de sa crédibilité, à
vos yeux et aux yeux de ceux qui ont eu connaissance de
ses agissements. Veillez à ne pas profiter de cette fragilité
pour l’enfoncer davantage ou prendre votre revanche !
Rappelezvous que cette personne n’est pas la seule
responsable du processus manipulatoire, dans lequel vous
avez vous aussi votre part de responsabilité.

En pratique Si le manipulateur est l’un de vos proches,


aidez-le à reprendre confiance en lui et à développer
d’autres ressources relationnelles. C’est l’attitude la plus
positive que vous pouvez avoir à son égard. La méthode
non violente vous permettra également de sauvegarder la
relation.

La méthode non violente


Vous sentez que l’on vous manipule et vous êtes incapable
de prendre le taureau par les cornes, d’exprimer ce que
vous ressentez et d’émettre une demande claire, nette et
précise en direction du manipulateur. Vous êtes déstabilisé.
Vos pensées se mélangent et vous ne savez plus très bien
par où commencer. Les personnes manipulatrices savent
très bien exploiter ce flottement à leur profit. Pour éviter ce
genre de désagrément, mémorisez le schéma suivant et
entraînez-vous à l’utiliser chaque fois que vous devrez
intervenir pour affirmer vos convictions, vos besoins ou vos
choix.

Quand vous… (situez précisément le problème, le


comportement qui vous gêne ; rattachez-les à des faits
précis).
Je ressens… (identifiez vos sensations, nommez vos
émotions).
Car j’ai besoin… (indiquez sans détour vos exigences,
vos manques, vos attentes).
Je vous demande de… (formulez positivement vos
désirs, vos souhaits pour l’avenir, c’est-à-dire exprimez
ce que vous souhaitez et non ce que vous voulez éviter).

Suivez le guide !

« Quand vous m’avez critiqué au sujet du dossier W., en


plein conseil d’administration, jeudi soir, j’ai ressenti de
l’agacement car j’ai besoin que les choses soient dites en
temps voulu et non le jour de la présentation du projet.
Dorénavant, je vous demande de me tenir informé de vos
remarques avant chaque réunion. »
« Quand tu me dis que tu envisages de quitter ta femme
dans les prochaines semaines pour venir t’installer chez
moi, je suis perplexe car j’ai besoin d’être sûre de ton
engagement. Je te demande de me préciser quel jour tu
viendras. »
Transformer un comportement
manipulateur
Vous ne pourrez jamais faire changer qui que ce soit de
façon durable, s’il s’agit d’une démarche à sens unique. Ce
sont les modifications de vos propres comportements qui
peuvent, éventuellement, appeler un changement chez les
autres. Rien, toutefois, n’est garanti, et il est nécessaire
qu’ils fassent eux-mêmes ce chemin.
Les intermittents de la manipulation, les « petits »
manipulateurs qui s’ignorent, peuvent prendre conscience
des effets déplorables de leurs agissements sur les
personnes de leur entourage et accepter de revoir leur
fonctionnement relationnel, à condition qu’ils soient
informés des conséquences de leurs actes et incités à se
comporter différemment. En revanche, pour les
manipulateurs les plus toxiques, comme les pervers
narcissiques, nous l’avons déjà vu, il est illusoire, voire
présomptueux, d’imaginer que vous pourrez changer quoi
que ce soit aux fondements de leur personnalité. Même
l’amour, l’abnégation ou les missions sacrificielles sont
inopérants. Lorsque la souffrance psychologique devient
trop forte pour la personne manipulée, le plus efficace est
généralement de prendre de la distance ou d’interrompre
purement et simplement la relation. Il existe également des
solutions médicales, mais elles relèvent de spécialistes.
Chapitre 2

Le quotidien avec des


manipulateurs

Proximité et lien affectif


Si le mécanicien, le marchand de cuisine, le quêteur, le
vendeur d’encyclopédies, le représentant en vins, le
publicitaire ou la démonstratrice de foire cherchent à vous
embobiner, de nombreuses méthodes vous permettent de
les neutraliser, sans le moindre risque pour le cours de
votre vie. Il est relativement aisé de déjouer les
manipulations exercées sur vous par des personnes avec
lesquelles vous n’entretenez pas une relation de proximité
ou un lien affectif important.
En revanche, les choses sont plus complexes lorsque les
personnes manipulatrices font partie de votre entourage
proche et que vous n’avez pas la possibilité d’interrompre
purement et simplement le contact avec elles sans ébranler
dangereusement l’édifice relationnel auquel vous
appartenez les uns et les autres. Si votre belle-mère peut
être une manipulatrice de haut vol, il n’est pas certain que
votre conjoint acceptera de gaieté de cœur de couper les
ponts avec elle, sous prétexte qu’elle manipule votre couple
depuis des années. Même si votre chef de service est un
dangereux pervers relationnel, il ne vous sera pas facile de
retrouver du travail dans une autre entreprise du jour au
lendemain. Autrement dit, dans nombre de situations
quotidiennes, vous devrez vous accommoder au mieux avec
les manipulateurs, en évitant l’affrontement destructeur,
mais sans vous mettre en danger personnellement.
L’entreprise est certes délicate, mais elle est aussi
l’occasion d’enrichir votre connaissance des rapports
humains et d’exercer votre créativité relationnelle. Dans ce
chapitre, nous allons explorer trois grands domaines
fréquemment empoisonnés par des pratiques
manipulatoires : les relations familiales, le couple et les
amis. Dores et déjà, je vous propose l’exercice suivant.

Un peu d’introspection…

La lecture de ce livre vous a sans doute permis de


découvrir que vous utilisiez vous-même des procédés
manipulatoires dans votre entourage familial ou
professionnel, souvent sans même en avoir conscience.
Consacrez une trentaine de minutes à ce petit travail
d’introspection et limitez votre analyse à trois ou quatre
exemples.
Identifiez à quels moments vous avez manipulé des
personnes de votre entourage.

1. Comment avez-vous procédé ? Quelle méthode avez-


vous appliquée ?
2. Quels étaient vos objectifs ? Pourquoi avez-vous agi
ainsi ?
3. Avez-vous eu conscience ou non de manipuler ces
personnes ?
4. Si oui, quand cela vous est-il apparu ?
5. Votre manège a-t-il fonctionné ou bien avez-vous été
découvert ?
6. À votre avis, cette manipulation était-elle justifiée ?
7. Dans une situation analogue, agiriez-vous aujourd’hui
de la même manière ?

La manipulation dans le milieu


familial
Rares sont les familles qui évoquent de longs fleuves
tranquilles, sans heurts, sans conflits, sans crises, sans
mensonges, sans humiliations, sans jalousies, sans secrets
et sans culpabilité. Si c’est le cas, cela cache certainement
quelque chose ! Les familles sont de minuscules institutions
liées aux modèles sociaux dans lesquelles se jouent des
scénarios pas toujours inspirés par la sincérité, l’honnêteté
et l’amour des autres. Même s’il n’y paraît pas de prime
abord, la manipulation fait partie du décor, et il est
important d’apprendre à la reconnaître pour ne pas gâcher
sa vie et celle de ses proches.

Le style familial influence la vie de


chacun
Quel que soit notre âge, nous obéissons tous à des modèles
familiaux qui imprègnent notre vie et nous assignent des
rôles que nous assumons bon an mal an, faute de les avoir
librement choisis. Depuis notre plus tendre enfance, nous
avons subi certains modes de conditionnement, vécu
certains types de rapports avec nos parents et nos maîtres,
reçu une éducation, des principes, des valeurs. Nous avons
appris des rôles qui influencent immanquablement ce que
nous sommes aujourd’hui. Notre façon de penser, de parler,
d’être avec les autres est le fruit de cet édifice culturel et
familial. Il faut avoir conscience de cette réalité car notre
existence tout entière est indexée sur les attentes plus ou
moins explicites que nos ascendants ont placées au-dessus
de nos têtes. Parfois, elles ressemblent à des épées de
Damoclès… Cet enchevêtrement d’attentes, d’exigences,
d’espoirs, d’échecs programmés, de regrets, peut
gravement entamer la vie de celui qui en est la victime. La
« soupe » familiale est un des hauts lieux de la
manipulation toxique, parfois involontaire.

Secrets de famille Pierre-Jean ne s’est jamais


autorisé à monter sa propre entreprise parce
que son père a dû liquider sa société de
transports, contrainte qui lui a valu un
traumatisme psychologique. Inconsciemment,
Pierre-Jean ne souhaite pas infliger à son
père l’image d’un fils qui réussit.

Laurence, 59 ans, surveille Manon, sa fille de 38 ans,


comme s’il s’agissait d’une enfant de 10 ans. Manon est
célibataire. Laurence l’a élevée seule après le décès de
son mari, non sans avoir répété maintes fois à sa fille que
c’est à cause d’elle qu’elle n’avait pas voulu « reprendre
un homme ». Chaque fois qu’elle rencontre un homme qui
lui conviendrait, Manon s’empresse de le quitter, de peur
de décevoir sa mère.
Christophe est attaché de presse. Depuis qu’il s’est marié
avec Laura, sa mère passe l’essentiel de son temps à leur
domicile « pour se rendre utile. » Elle prépare les repas,
se charge des courses, de la lessive, finance des travaux
dans leur appartement, mais elle s’autorise aussi à porter
des jugements sur l’attitude de Christophe au sein de son
couple. Christophe n’ose pas la remettre à sa place parce
qu’il voue à sa génitrice une reconnaissance éternelle.
Hugo a 18 ans. Charles et Henriette n’ont jamais avoué à
Hugo que sa sœur Pauline, de quinze ans son aînée,
n’était pas sa sœur mais sa mère, et qu’eux-mêmes
étaient en réalité ses grands-parents et non ses parents.
Depuis son enfance, Hugo perçoit la dissimulation car des
gestes, des expressions, des manières d’éluder les choses
laissent transpirer le secret. Il n’est pas complètement
dupe, mais il pense qu’il n’est pas autorisé à connaître la
vérité.

Comment limiter les manipulations


familiales
Prenez conscience de l’influence familiale sur votre
histoire personnelle.
Ne faites pas de cette histoire une prison, mais un
tremplin.
Décryptez les scripts répétitifs auxquels vous avez
participé depuis l’enfance.
Dissociez ce que vous faites de ce que vous êtes.
Évitez de répondre automatiquement aux injonctions
parentales.
Méfiez-vous des « missions » qui vous sont confiées par
vos parents.
Cessez de penser les rapports familiaux en termes de
dettes ou de mérites.
Sachez relativiser votre loyauté et votre fidélité au «
clan ».
Ne laissez pas les autres choisir pour vous votre propre
destin.
Arrêtez de culpabiliser.
N’infligez pas aux autres les souffrances que vous avez
vous-même vécues.
Passez à l’action en instaurant des rapports adultes
avec les membres de votre famille.

Le parent, l’enfant, l’adulte


Le psychiatre américain Éric Berne a créé une grille de
lecture synthétique destinée à classer les comportements
humains en trois catégories : le parent, l’enfant, l’adulte. Il
a nommé ces catégories des « états du moi ». Selon lui,
chaque personnalité, quel que soit l’âge de la personne,
possède ces trois structures qui coexistent et
correspondent à notre façon d’être à un moment donné.

L’état du moi parent

Il s’agit de l’ensemble des comportements qui sont du


domaine de nos valeurs personnelles. Il est issu de ce que
nous avons appris ou ressenti avec nos propres parents ou
avec d’autres figures parentales, par exemple certains
enseignants qui ont pu nous servir de modèle. Nous avons
intériorisé et modélisé ces conduites et nous pouvons les
réutiliser aujourd’hui avec nos propres enfants et avec
toute personne qui, à un moment donné, se comporte
comme un enfant. Le parent comprend, gratifie, protège,
encourage, console, fait la morale, punit mais, selon la
procédure employée, chacune de ces attitudes peut se
révéler de nature manipulatoire.

Je te protège mais je te demande, en contrepartie, de te


plier à mes exigences.
Je te demande de m’obéir pour me montrer que tu
m’aimes.
Je veux t’aider, mais je fais les choses à ta place, je
décide pour toi.

L’état du moi enfant

Cet état se rapporte aux expériences et aux modèles


d’adaptation que nous avons intégrés au cours de notre
enfance et qui réapparaissent dans nos comportements
aujourd’hui. C’est le domaine des sensations, des émotions,
des sentiments, des satisfactions et des insatisfactions.
L’enfant est créatif, inventif, bricoleur. Il exprime ses désirs,
ses besoins, mais il est parfois excessif et envahissant. Il
peut aussi être soumis, dépendant des figures d’autorité
qui l’influencent et obéir sans tenir compte de ses propres
besoins, sauf s’il choisit le chemin de la rébellion ou de la
révolte. Même à l’âge adulte, une personne peut faire
resurgir ses vestiges enfantins pour manipuler ses proches.

Puisque personne ne m’aime, je vais partir de cette


maison.
J’en ai assez. Je n’arriverai jamais à terminer ce travail. Je
suis trop nul pour ça.
Tu m’as prêté ton ouvre-boîtes hier, je veux ta voiture
aujourd’hui.

L’état du moi adulte

Il est orienté vers un traitement logique et rationnel de la


réalité à partir de faits objectifs, d’éléments chiffrés, de
contenus précis. L’adulte analyse les informations, les
confronte, les évalue. Il fonctionne un peu à la manière
d’un ordinateur en intégrant toutes les données dont il
dispose pour résoudre un problème, gérer et contrôler une
situation. L’adulte est d’un abord plutôt froid car il actionne
prioritairement ses capacités d’observation, d’analyse et de
prise de décision, mais ses réactions affectives et
émotionnelles n’entrent pas en ligne de compte.
Théoriquement, l’adulte manipule peu et il est peu
manipulable. Il dispose de moyens d’action efficaces pour
déjouer les manipulations qui reposent sur des fantasmes,
des affects ou des comportements automatiques.

Vous me faites cadeau d’une perceuse pour que je visite


votre magasin. J’accepte votre offre mais je n’ai que
quinze minutes à vous consacrer. Est-ce que cela vous
convient ?
Lundi à 16 heures, vous avez déclaré à Duchemin que
j’aurais bloqué son dossier sur la réfection du théâtre.
Cette information est incorrecte. Ce dossier est toujours
sur le bureau du maire. Je déteste le procédé que vous
avez utilisé. Je vous demande d’apporter un correctif dès
maintenant.

La pédagogie noire
Cette forme d’éducation manipulatoire a été décrite par
Alice Miller dans son livre C’est pour ton bien. Elle consiste
à abuser de son pouvoir d’adulte sur les enfants pour les
contraindre à adopter des conduites de soumission et de
docilité. L’humiliation, le chantage, les menaces, les
punitions, l’enfermement, la privation de nourriture, les
châtiments corporels, tous les moyens sont bons pour
briser la volonté des enfants et les conditionner afin d’en
faire des citoyens apeurés et obéissants. Au XVIIIe et au
XIXe siècle, ces pratiques étaient très courantes. Elles
ontcontribué à former des générations d’individus bafoués.
Alice Miller explique que de tels méfaits sont à l’origine de
comportements destructeurs de la part des enfants
concernés, une fois qu’ils sont parvenus à l’âge adulte.
Selon elle, notamment les psychoses, la violence, la
criminalité, l’usage de stupéfiants sont les expressions des
souffrances endurées pendant la petite enfance.
Aujourd’hui, les choses ont évolué. Les enfants sont
davantage reconnus comme des individus, leurs
souffrances et leurs paroles sont davantage prises en
compte. Est-ce à dire que toute manipulation parentale,
que tout abus de pouvoir de l’adulte sur l’enfant a disparu ?
On aimerait le croire… Les violences physiques infligées
aux enfants sont peut-être moins fréquentes, mais
l’emprise parentale reste très forte et de nombreux enfants
font encore les frais des frustrations, des rancœurs ou des
insatisfactions de leurs ascendants.

L’enfant manipulateur
Dès leur plus jeune âge, les enfants apprennent eux aussi à
manipuler leurs parents pour obtenir un avantage, une
reconnaissance, un cadeau, pour évincer leur fratrie, ou
carrément prendre le pouvoir à la maison. Les enfants
manipulateurs utilisent principalement des ressorts
affectifs et sentimentaux pour faire craquer leurs parents.
Ils pleurent, jouent les bébés, font des caprices, formulent
des plaintes, ont des exigences et savent se montrer câlins
ou irréprochables pour en retirer des bénéfices. À d’autres
moments, ils pourront utiliser le chantage affectif ou créer
de toutes pièces un conflit entre les parents afin d’installer
un désordre qui leur sera profitable.
Ces stratégies fonctionnent encore mieux quand les
parents ont tendance à culpabiliser pour toutes sortes de
raisons : présence insuffisante à la maison, manque de
temps à consacrer à la vie familiale, lassitude, sentiment de
ne pas en faire assez pour sa progéniture. Ces carences
sont souvent compensées par des conduites de « rattrapage
» : autorisation de regarder un film à la télé malgré l’heure
tardive, achat de confiseries, de consoles de jeux, de
vêtements griffés, pour que l’enfant soit « comme les
autres », invitation à dormir dans la chambre des parents,
etc. De telles attitudes renforcent les pratiques
manipulatoires de part et d’autre : l’enfant copie son
milieu. Si l’on traite avec lui de manière détournée, il
répondra de la même façon et il sera difficile d’entretenir
avec lui des rapports basés sur la franchise.

Comment agir avec un enfant manipulateur ?

Trois conditions sont indispensables pour que l’enfant


puisse grandir et se développer sans recourir
systématiquement à la ruse, au mensonge ou à la
manipulation.
La première condition est d’aimer l’enfant pour ce qu’il
est et non pour ce que l’on aimerait qu’il soit. Chaque fois
que nous reportons sur lui nos propres craintes, nos désirs,
nos peurs ou nos envies, nous le manipulons, sans même le
savoir, tout en appelant des comportements manipulatoires
de sa part. Exprimez votre amour à votre enfant à travers
de petits gestes quotidiens et valorisez ses réussites.
Dissociez ce qu’il fait de ce qu’il est et n’exagérez ni ses
qualités ni ses défauts. Il n’est ni un dieu ni un sujet de
honte.
La deuxième condition est d’instaurer du cadre. Les
règles de comportement sont nécessaires à toute vie
sociale, y compris dans le milieu familial. Explicitez
clairement ces règles du jeu et rappelez-les chaque fois que
nécessaire. Laisser l’enfant dans le flou dans ce domaine
provoque chez lui un sentiment d’insécurité et trahit une
attitude manipulatrice de votre part : il ne peut pas deviner
la loi si vous ne la lui enseignez pas. De plus, faire surgir
les règles et les sanctions associées au fur et à mesure des
besoins est une forme de malhonnêteté. Faites preuve
d’autorité et votre enfant aura confiance en vous. Il suivra
vos indications sans chercher à vous tromper. Refusez toute
forme de violence de sa part et de la vôtre, y compris la
violence symbolique, et n’ayez pas peur de ses réactions,
même quand vous devez lui dire non. Ne revenez pas sur
vos décisions et essayez d’être en accord avec votre
conjoint. Un parent qui fait machine arrière perd sa
crédibilité.
La troisième condition est de lui permettre d’accéder
progressivement à l’autonomie. Vos enfants ne sont pas
votre propriété, ni vos faire-valoir. Il est de votre devoir de
parent de les lâcher petit à petit pour les accompagner vers
l’autonomie. Si, par exemple, vous pratiquez l’injonction
paradoxale en les invitant à accéder à l’indépendance mais
que, dans le même temps, vous faites tout pour les
raccrocher à vous, là encore, vous les manipulez. Laissez
vos enfants prendre des décisions personnelles, sous
réserve qu’elles ne menacent pas leur intégrité physique et
psychologique, et ne les surprotégez pas lorsqu’ils
subissent des frottements ou de petites humiliations, à
l’école par exemple. Cela fait partie de leur apprentissage
de la vie.

Quand c’est le parent qui manipule…

Marchander avec l’enfant, c’est le manipuler - « Si tu es


gentil chez madame Dupont, je t’offrirai une place de
cinéma. »
Critiquer l’enfant, c’est le manipuler - « Tu es trop
méchant avec maman. »
Laisser croire à l’enfant qu’il peut tout décider, c’est le
manipuler.
Frustrer l’enfant pour obtenir quelque chose de lui,
c’est le manipuler.
Refuser de faire obéir un enfant, c’est encore le
manipuler.

En vous fondant sur votre expérience personnelle de parent


ou d’enfant, essayez de poursuivre cet inventaire des mille
et une petites manipulations parentales.

Menaces, récompenses et sentiment de liberté

Dans leur Petit Traité de manipulation, Beauvois et Joule


mentionnent un exemple très éloquent pour illustrer
l’efficacité relative des menaces et des récompenses dans
l’éducation des enfants. Un père de famille souhaiterait que
son fils soit plus audacieux. Il lui propose de sauter depuis
le parapet d’un pont, dans une rivière suffisamment
profonde. Le père dispose de quatre possibilités pour
obtenir de son fils qu’il relève le challenge :

1. Il laisse à son fils le choix de sauter ou de ne pas sauter


: « Je serais très heureux si tu parvenais à réaliser ce
saut. Maintenant, c’est à toi de choisir. Tu es libre. »
2. Il menace son fils : « Si tu ne sautes pas
immédiatement, tu seras privé de cinéma jusqu’à la fin
de l’année. »
3. Il propose une faible récompense : « J’aimerais
beaucoup que tu sautes dans cette rivière. Si tu le fais,
je t’offre une glace. »
4. Il propose une forte récompense : « J’aimerais
beaucoup que tu sautes dans cette rivière. Si tu le fais,
je t’offre un scooter. »

Selon vous, quelles propositions sont les plus efficaces et


susceptibles d’inciter l’enfant à sauter ? Aussi surprenant
que cela puisse paraître, les propositions 2 et 4, qui
reposent sur une lourde menace et une récompense
importante, sont les moins probantes : la contrainte ne paie
pas. Les propositions 1 et 3, qui obligent moins l’enfant car
elles lui laissent la liberté de choisir sont beaucoup plus
efficaces. Joule et Beauvois expliquent que le sentiment de
libre choix engage davantage l’enfant dans son acte. Cette
façon de procéder est manipulatoire mais, utilisée à bon
escient, elle possède des vertus éducatives. Contrairement
aux croyances habituelles, les fortes sanctions ou les fortes
récompenses, les pires menaces ou le chantage
n’obtiennent pas des résultats à la hauteur de leurs
prétentions.

La manipulation dans le couple


Quand la femme parfaite et le prince charmant des débuts
se transforment en étrangers, en adversaires ou, pire
encore, en ennemis jurés, la manipulation est généralement
de la partie pour préserver une image sociale à peu près
acceptable du couple et assurer la survie de l’un et de
l’autre.
Parfois, les personnes auraient de bonnes raisons de
rompre une relation dans laquelle la souffrance tient le
haut de l’affiche, mais elles ne le font pas, pour de
multiples motifs, dont les principaux sont souvent
l’éducation solidaire des enfants, la peur des réactions de
la famille, des parents ou des amis communs, les prêts
contractés ensemble pour l’achat d’une automobile ou d’un
appartement, la lassitude. Bref, on s’accommode d’un
présent pas très glorieux par crainte de changer. L’inconnu
est en effet source d’anxiété et l’on ne souhaite pas faire
table rase d’un passé qui a coûté un certain nombre
d’engagements personnels. Cette escalade d’engagement
constitue immanquablement un piège abscons de premier
ordre.
En adoptant un tel comportement, les partenaires se
manipulent eux-mêmes, chaque jour un peu plus, et ils
s’engagent dans une relation exaspérante, voire
destructrice. Le couple devient un territoire silencieux ou
un champ de batailles souterraines et non plus un lieu
d’amour, de spiritualité et de partage. Le cas échéant, les
rapports de dépendance, de soumission et de domination
s’accentuent à mesure que la communication se pervertit,
et le terrorisme relationnel prend le pas sur
l’épanouissement des individus. Tout cela peut provoquer
les pires violences ou encore des comportements
d’addiction (travail exagéré, alcoolisme, surconsommation
d’antidépresseurs, etc.) et aller jusqu’à la maladie ou à la
mort de l’un des membres du couple, si la rupture n’est pas
consommée. En général, les choses s’installent
insidieusement parce que les personnes oublient qu’une
relation nécessite un constant travail de construction et de
réaménagement. Pour prendre une image : un tas de
briques est nécessaire pour bâtir une maison, mais il n’est
pas encore une maison. La simple constitution du couple ne
suffit pas à le faire durer.

Comment vivre avec un conjoint


manipulateur ?
Tous les couples sont singuliers, et leurs histoires ne sont
jamais strictement superposables. Toutefois, vivre en
couple avec un manipulateur toxique est particulièrement
difficile, dans la mesure où l’amour appelle, par principe, la
confiance, le respect, l’affection et la sincérité, sentiments
qui, précisément, échappent au manipulateur. Cette
personne n’a pas confiance dans l’autre qu’elle soupçonne
de mauvaises intentions à son égard. Elle ne le considère
pas non plus à proprement parler comme une personne
digne d’intérêt, mais plutôt comme un instrument qui va lui
permettre de tirer son épingle du jeu, d’assouvir son besoin
de domination ou de purger ses frustrations. Elle l’utilise
comme un bouc émissaire ou un réceptacle pour ses
plaintes ou ses colères. La personne manipulatrice use de
subterfuges, de mensonges et manque de sincérité, même
si elle s’efforce de donner à penser le contraire… Ses
marques d’affection se traduisent souvent par des crises de
jalousie, par des envies de changer radicalement la
personnalité de l’autre, de l’isoler ou de le posséder
totalement. Tout cela est très déstabilisant pour le conjoint,
qui perd très rapidement toute capacité à discerner
l’acceptable de l’inadmissible.

Que faire ?
Commencez par regarder les choses en face en faisant
abstraction de tout ce qui relève de l’affectif, et prenez le
temps de la réflexion. Vous pouvez relire la section Êtes-
vous en présence d’une personnalité manipulatrice ? et
tenter d’identifier si votre partenaire appartient à cette
catégorie. Inutile de se voiler la face éternellement et de
fantasmer une relation idéale avec un manipulateur. Si
votre conjoint adopte de nombreux comportements
toxiques à votre égard, sans doute ne pourrez-vous pas le
changer du tout au tout du jour au lendemain. Ne soyez pas
plus royaliste que le roi. Cependant, ne restez pas isolé
face à cette situation. Parlez-en autour de vous, à des
personnes capables d’une écoute sincère et qui ne vont pas
vous juger ou vous donner leur propre interprétation des
choses. Ce peut être un ami, un proche, quelqu’un digne de
confiance. Il existe en outre des professionnels. Le repli sur
soi est la pire des attitudes, car il renforce le sentiment de
culpabilité et le déni de soi.
Êtes-vous toujours amoureux de cette personne ou restez-
vous avec elle pour les motifs évoqués plus haut ? De son
côté, est-elle encore capable de porter un regard positif sur
vous, de vous montrer du respect ? Comment voyez-vous
l’avenir dans un an, cinq ans, dix ans, avec cette personne ?
Prenez le temps de réfléchir à cette question.
Si vous n’éprouvez plus rien l’un pour l’autre, fuir peut être
une solution salutaire, mais il faut savoir encore une fois
que si votre conjoint est un pervers narcissique, il tentera
par tous les moyens de vous empêcher de partir. Il vous
faudra de la lucidité, du courage et une belle énergie pour
gagner votre envol. En cas de nécessité, n’hésitez pas à
faire appel à la loi, à laquelle il faut parfois avoir recours
pour assurer sa sécurité. En outre, une rupture implique un
travail de deuil et de reconstruction personnelle, à l’issue
duquel il sera possible de pardonner, de cesser de ressentir
de la haine et de ne plus se maltraiter soi-même.
Si vous éprouvez encore des sentiments amoureux l’un
pour l’autre mais que votre conjoint utilise la manipulation
contre vous, utilisez les techniques de contre-manipulation
présentées au chapitre 8, et prenez de la distance.
Conservez un jardin secret et offrez-vous des espaces de
liberté, du temps pour vous. Accordez-vous des
satisfactions personnelles en dehors de votre couple et
défendez votre dignité bec et ongles. Pratiquez une
discipline artistique ou sportive. Ne vous évertuez surtout
pas à rechercher un dialogue impossible avec l’autre. En
effet, il est souvent difficile de dialoguer de manière
constructive avec un conjoint manipulateur, en particulier
s’il maîtrise mieux que vous l’art de l’éloquence et de la
dialectique. Parler est inutile quand on ne s’entend pas. Si
vous sentez que la discussion tourne en rond, qu’il cherche
à vous enfermer dans de fausses logiques ou dans ses
principes moraux, laissez tomber. Toutefois, n’opposez pas
un refus systématique lorsque c’est l’autre qui recherche le
dialogue. Le mutisme est aussi une forme de manipulation.
Si vous avez des enfants, veillez à ne jamais les associer
aux difficultés de votre couple.

Que choisir ?

Lisez le texte ci-dessous et répondez aux questions qui


suivent. Consultez ensuite les commentaires.
Qu’il s’agisse d’acheter une nouvelle voiture, une cafetière
électrique, un ordinateur, ou de décider d’un lieu de
villégiature, Marc-Antoine est généralement incapable de
faire un choix. Il redoute de commettre une erreur et
d’avoir à se le reprocher par la suite. Il hésite, pèse le pour
et le contre, imagine les pires scénarios. Il éprouve un tel
malaise qu’il finit par confier à son épouse Julia le soin de
prendre les décisions à sa place.
Toutefois, si les options choisies par Julia posent problème,
MarcAntoine entre dans une colère noire… et un rien le fait
sortir de ses gonds. La couleur de la voiture est trop
salissante, la cafetière n’est pas assez rapide, l’ordinateur
ne correspond pas aux besoins de la famille. Quant au
week-end à Noirmoutier, fallait-il que l’on (sous-entendu
Julia) choisisse une journée aussi pourrie ?
Marc-Antoine est convaincu qu’il aurait dû choisir, ne pas
laisser sa femme le faire à sa place ! Naturellement, après
coup, les choses sont nettement plus claires. « Il fallait s’y
attendre. C’est toujours elle qui décide tout dans cette
maison. Mais elle n’est pas rationnelle et manque de
pragmatisme. Voilà ce qui me met hors de moi ! »
L’attitude de Marc-Antoine est de nature clairement
manipulatoire. Il laisse la responsabilité des décisions à sa
compagne qui, elle, ne souhaite pas forcément faire ces
choix. Elle se retrouve contrainte d’agir seule, sans doute
souvent contre son gré. Si Marc-Antoine est, lui, incapable
de s’engager, cela ne l’empêche pas de critiquer les
décisions prises par son épouse, ni même de la juger en
tant que personne.
Comment réagiriez-vous si vous étiez à la place de Julia ?
Imaginez la situation. Prenez le temps de réfléchir à cette
question et notez vos réflexions sur un morceau de papier.

Aide-toi…

Dans la situation présentée, Marc-Antoine est un être en


souffrance, ce que sont souvent les manipulateurs. Pour
des raisons qui lui appartiennent et qui relèvent
probablement de l’éducation qu’il a reçue et des valeurs
qui sont les siennes, il n’arrive pas à se déterminer, à
opérer des choix, même en ce qui concerne les choses les
plus banales. Le conflit intérieur qu’il vit est très
probablement associé à un sentiment de peur : peur de
l’échec, dramatisation de l’erreur ou hantise judéo-
chrétienne de la « faute ». Chacun traîne ses propres
valises !
Ceci étant, les conflits intérieurs de Marc-Antoine se
répercutent, par un effet d’écho, sur la relation qu’il
entretient avec sa compagne, qui fait littéralement
fonction de bouc émissaire pour soulager les angoisses et
les souffrances de son mari. Ce phénomène de projection
est manipulatoire au plus haut point. Alors… que faire ?

La compassion Vous considérez que c’est un être qui


souffre et que vous devez l’aider.
Votre intention est louable et votre amour pour votre
compagnon sans doute bien réel. Il vous faut juste veiller à
ne pas laisser votre santé dans cette entreprise qui peut
être de longue haleine. Quel genre d’aide comptez-vous lui
apporter ? Quelles sont pour vous les limites de
l’acceptable ? Envisagez-vous de les lui laisser franchir ?
Quoi qu’il en soit, dites-vous bien que ce n’est pas parce
que vous vous acharnerez à aider l’autre que le
changement sera forcément au rendezvous. Vous n’êtes pas
Zorro ! Dans certains cas, vous pourriez même gaspiller
purement et simplement votre temps et votre énergie. Les
manipulateurs ne sont pas tous disposés à accepter de
changer.
La colère Cette attitude a au moins le mérite de vous
permettre de vider votre sac. Sous réserve que cette colère
reste bienfaisante pour vous-même et qu’elle ne vous
conduise pas à dramatiser les choses ou à souffrir
davantage. Votre comportement surprendra certainement
beaucoup Marc-Antoine. À vous de voir quelle réponse il
vous apporte en retour. En effet, s’il s’arroge, par exemple,
le rôle de la victime, il se cantonne dans un fonctionnement
manipulatoire. S’il crie plus fort que vous, les choses
risquent également d’aboutir à un blocage. La colère est
bénéfique à condition de porter ses fruits. Sinon, elle n’est
rien de plus qu’une décharge émotionnelle.
La menace Menacer revient finalement à répondre à la
manipulation par un autre type de manipulation. Avez-vous
sérieusement les moyens de cette menace ? Des menaces
en l’air ou inconséquentes peuvent vous rendre ridicule et
l’autre peut exploiter cette faille contre vous. Cependant,
comme le chantage ou l’intimidation, la menace peut aussi
avoir une efficacité immédiate et se révéler utile dans
certains cas extrêmes, notamment pour remettre le
manipulateur en face de ses responsabilités.
Renvoyer l’autre à ses problèmes S’il est malade, qu’il
aille se faire soigner ! Ses troubles de la personnalité, vous
vous en lavez les mains ! Cette forme de réaction
expéditive peut entraîner un changement de comportement
chez l’autre. Elle peut aussi provoquer sa colère ou son
incompréhension. Cette méthode est à utiliser avec
précaution, en fonction du contexte et des individus.
Le silence Une telle attitude ne fera sans doute
qu’accroître les griefs et les reproches contre vous. Dans
l’esprit du manipulateur, votre mutisme plaide souvent en
votre défaveur. Si vous ne dites rien, c’est que vous vous
sentez coupable, ce qui le conforte dans le sentiment qu’il a
raison d’agir comme il le fait. Si vous avez fait le mauvais
choix en achetant ce grille-pain, il part du principe que
vous méritez ses réprimandes et ses accès de colère.
D’autant que votre silence semble lui donner raison et peut
nourrir sa frustration.
Autres solutions Vous choisissez le mépris.
Vous vous excusez de vous être, une nouvelle fois, trompé.
Vous décidez de ne plus jamais prendre de décision.
Vous ne savez pas quoi faire.
D’autres réponses de votre part sont naturellement
possibles. En réalité, dans ce genre de situation, il n’existe
pas de réponse type, et chacun peut inventer ses propres
modalités d’action. C’est d’ailleurs ce qui fait la richesse
des relations humaines.

Les amis manipulateurs

Deux voitures arrivent un vendredi après-midi, alors que


vous aviez invité trois personnes dans votre maison de
campagne, qui devaient arriver le dimanche matin ! Vous
n’aviez pas prévu de préparer des repas pour huit
personnes pendant trois jours…
Ils vous invitent à participer à la rénovation de leur
appartement ou au débroussaillage de leur jardin, mais ils
sont malheureusement indisponibles le jour où vous
auriez besoin de leur service pour déplacer une armoire…
Ils vous demandent de garder leurs enfants une heure ou
deux et vous les laissent tout un week-end. Les petits se
sentent tellement à l’aise chez vous…
Ils vous empruntent de l’argent ou des livres qu’ils
oublient régulièrement de vous rendre… Ils bricolent soirs
et dimanches, mais ne possèdent aucun outil. C’est
inutile puisque vous disposez du matériel dont ils ont
besoin et que vous ne vous en servez pas régulièrement.
En revanche, ils hurlent le jour où la courroie de votre
ponceuse à bande les trahit en pleins travaux. Ne
pourriez-vous pas surveiller davantage l’entretien de vos
engins portatifs ?
Enfin, ils vous jurent, la larme à l’œil, qu’ils n’ont jamais
eu d’ami aussi chouette que vous et qu’ils ont beaucoup
de chance de vous connaître.

Ils, vous les aurez reconnus, ce sont vos amis


manipulateurs. Au début, l’on s’amuse de leurs méthodes,
mais à la longue, cela devient fatigant.

Que faire ?
Si l’amitié est plus forte que tout, vous devez vous arranger
pour recadrer les choses, sans vous fâcher avec vos amis.
Vous souhaitez qu’ils changent de comportement avec vous,
mais en préservant votre relation. Pour cela, vous pouvez
utiliser la méthode non violente présentée précédemment.
Vous pouvez également jouer sur le même registre qu’eux
en adoptant des attitudes similaires, ou les contre-
manipuler sans agressivité. Ils devraient très vite prendre
conscience de leurs penchants manipulatoires et modifier
leur comportement. Une autre solution, déjà présentée,
consiste à démonter méticuleusement le mécanisme
manipulatoire pour expliquer ce qui se passe : « Il était
prévu que tu arrives dimanche matin avec Viviane et
Charly. Nous sommes vendredi et vous arrivez à huit, les
mains vides. Je n’ai pas eu l’information concernant ce
changement de programme. Je me trouve devant un fait
accompli et je n’ai plus la possibilité de faire machine
arrière. Je réprouve ce procédé que je trouve indélicat. »
Vos amis sont peut-être ce que vous avez de plus cher, mais
vous devez aussi apprendre à leur dire : « Non, stop, tu vas
trop loin. » S’ils se vexent, réfléchissez à la nature de cette
relation. Au fait, pourquoi sont-ils vos amis ?
Chapitre 3

La manipulation positive !

Nous l’avons vu au début de cet ouvrage, notre approche


de la manipulation est souvent négative. Notre vision
dichotomique de la réalité nous conduit en effet à
considérer que la manipulation fait partie du côté sombre
de l’humanité. Elle symbolise à elle seule les difficultés des
relations interpersonnelles, les tendances perverses des
uns et des autres, la suprématie des intérêts particuliers et
l’exploitation des autres à des fins non avouables. Bref,
manipuler, ce n’est pas bien. Surtout, naturellement,
lorsque ce sont les autres qui exercent cette pression à
notre encontre !
Fidèle à notre croyance en un monde meilleur, authentique,
parfaitement rationnel et transparent, nous prêtons aux
manipulateurs les plus noirs desseins et nous les fustigeons
sans détour : « À cause de tels individus, les choses ne sont
pas prêtes de changer. La manipulation est la pire des
choses. »
La pire des choses ? Pas si sûr… En effet, dans certaines
situations, la manipulation peut être honorable, notamment
quand elle a lieu dans l’intérêt de la personne manipulée,
quand elle lui permet de développer son intelligence et sa
liberté de penser.
L’effet placebo
De nombreuses études scientifiques le confirment : dans
certains domaines thérapeutiques comme l’angine de
poitrine, l’insomnie, les phobies, les migraines, l’asthme ou
les douleurs postopératoires ou cancéreuses, les placebos
(de simples cachets composés de lactose ou des gélules de
sérum physiologiques) peuvent nous soigner. Ils possèdent
en effet, six fois sur dix, une efficacité identique à celle des
médicaments actifs, pour lesquels l’effet placebo est
également réel. À l’instar des « vrais » médicaments, les
placebos provoquent parfois les effets secondaires inscrits
sur la vraie fausse notice d’accompagnement : nausées,
troubles gastriques, migraines. Ils peuvent même modifier
le rythme cardiaque, la pression artérielle ou l’état de la
peau.
L’effet placebo fonctionne d’autant mieux que l’emballage,
la couleur ou le goût du médicament (excipient amer par
exemple) renforcent son efficacité supposée. Il illustre à la
fois les dangers de la manipulation et ses étonnants
pouvoirs. Le danger réside dans le fait que le médecin qui
prescrit un placebo, évidemment à l’insu de son patient,
commet, d’une certaine manière, une « trahison », c’est du
moins ainsi que le malade interprétera son attitude
lorsqu’il apprendra la vérité.
La manipulation, dans l’effet placebo, possède également
des pouvoirs surprenants. Il laisse en effet entendre que
l’on peut tirer des éléments de force et de guérison de soi-
même, pour soi-même. Espoirs et engagement, croyances,
attentes sont susceptibles de faire aller mieux un malade.
Le phénomène placebo est en tout cas intéressant à plus
d’un titre. En utilisant un acte thérapeutique de nature
manipulatoire, le médecin parvient à soulager son patient.
Il l’aide à aller mieux. Il s’agit donc bien d’une forme de
manipulation honorable puisqu’elle exploite les ressources
intérieures de la personne, pour son bien.

Psychologie sociale et manipulation


Les chercheurs en psychologie sociale ont entrepris des
recherches sur les notions d’influence et de manipulation
depuis plusieurs décennies. Ils sont, à ma connaissance, à
peu près les seuls, dans le domaine des sciences humaines,
à expérimenter, analyser et inscrire dans des cadres
théoriques les processus manipulatoires, sans rêver d’un
bel et grand humanisme, sans fantasmer ou stigmatiser les
enjeux de la manipulation.
Du reste, parmi les principaux dispositifs qu’utilisent les
expérimentateurs dans leurs recherches en psychologie
sociale, on retrouve fréquemment des leviers
manipulatoires de belle facture ! Le psychologue social
peut, par exemple, faire en sorte que quelqu’un ressente de
la frustration pour voir comment elle influe sur sa relation
avec les autres. Il peut également utiliser des compères
pour fausser l’information donnée à une personne afin
d’obtenir qu’elle agisse dans un certain état d’esprit, en
ignorant totalement l’objectif réel du dispositif auquel elle
se soumet.
Des auteurs comme Robert-Vincent Joule et Jean-Léon
Beauvois s’opposent même aux idéologies ambiantes selon
lesquelles la manipulation serait le mal. Tout au contraire,
elle représente, selon eux, « la seule possibilité laissée à
ceux qui n’ont ni le pouvoir d’obtenir quelque chose
d’autrui, ni même celui de s’opposer à l’exercice du pouvoir
d’autrui ». Autrement dit, quand je n’ai pas la possibilité
d’agir pour contrer une personne ou quand je suis à la
merci de cette personne, la seule alternative qu’il me reste
pour lutter contre mon sentiment d’impuissance et
l’angoisse qui y est associée est la manipulation.
Dans leur ouvrage intitulé La Soumission librement
consentie, Joule et Beauvois affirment que la psychologie
de l’engagement, qui est le ressort essentiel de la
manipulation, peut même être un outil très efficace pour
transformer les mentalités et changer les comportements
dans le bon sens. Dont acte ! Le procès simpliste de la
manipulation est à revoir ipso facto : on peut aussi
manipuler les gens pour leur bien.
D’autres sciences humaines ou encore la psychanalyse
n’inscrivent pas la manipulation dans leurs principes
théoriques, pour deux raisons essentielles. La première est
due au fait que, très souvent, les processus sociaux sont
laissés pour compte. L’individu, son « moi », ses
symptômes, ses difficultés constituent un cadre conceptuel
valide, et non pas la nature des interactions qui l’unissent
aux autres et à son environnement. Or, on sait aujourd’hui
quelle importance considérable ont les aspects relationnels
et contextuels dans les comportements humains. Selon les
lieux et les personnes que nous fréquentons à un moment
donné, nous ne sommes pas tout à fait le même homme ou
la même femme.
La seconde raison découle de la première et part du
principe que, consciemment ou non, chacun est
responsable de sa vie, de ses choix. Autrement dit, ne
cherchez pas d’explication ailleurs qu’en vous-même. Tout
ce qui vous arrive, vous le voulez bien ! Cette façon de
ponctuer, c’est-à-dire d’imputer la responsabilité de ses
actes à chacun, d’instaurer de la linéarité, de rationaliser
les causes et les conséquences d’un phénomène - vous vous
laissez manipuler, donc on vous manipule - est de moins en
moins recevable. La communication humaine fonctionne de
manière circulaire, et il est très difficile de définir à quel
moment les choses ont commencé et de définir des
responsabilités.
Il est tout à fait possible de manipuler quelqu’un pour son
bien. D’ailleurs, la plupart des pratiques éducatives et
psychothérapeutiques s’appuient sur des procédés
manipulatoires.

L’amorçage des fumeurs Robert Joule a démontré les


effets positifs de l’amorçage, en termes de santé
publique, sur un groupe d’étudiants fumeurs. À l’issue
d’une première expérience pour laquelle était prévue
une rétribution de 50 francs pour chacun, il demande
aux participants de remplir un questionnaire sur le
tabac. Peu de temps après, il leur fixe un rendez-vous
pour le lendemain. Lors de ce rendez-vous, il leur
demande de se priver de fumer pendant dix-huit heures
et leur annonce que la rétribution initiale de 50 francs
ne serait en réalité que de 30 francs. Malgré cela, 95,2
% des étudiants acceptent de participer à l’expérience
et 90,5 % parviennent à se priver de tabac pendant les
dix-huit heures.

Cette expérimentation nous montre qu’en utilisant une


technique manipulatoire simple, on peut inciter des gens à
modifier leur comportement, même si ce comportement
relève d’une pratique privée très fortement ancrée dans les
habitudes.

Cas de manipulation positive


Quand on souhaite aider un enfant, un ami, un proche à
se défaire d’une attitude ou d’un comportement qui
menacent sérieusement sa santé et son intégrité
physique ou psychologique.
Quand on veut soutenir une personne qui doit
surmonter une épreuve difficile.
Quand on veut aider une personne qui souffre de
procrastination (tendance à toujours tout remettre au
lendemain) à réaliser ses projets.
Quand on veut faire changer les mentalités dans un
sens noble pour l’humanité.
Quand on participe à une cause juste, sincère et
désintéressée, et que la personne manipulée est en
mesure de répondre à la sollicitation.

La psychologie de l’engagement
La psychologie de l’engagement fonde tout processus
manipulatoire. Vous pouvez en utiliser les ressorts pour
manipuler les gens positivement. Elle repose sur un
principe très simple : contrairement aux idées reçues, ce ne
sont pas nos sentiments et nos croyances qui déterminent
nos comportements mais, tout au contraire, ce sont nos
comportements et nos actes qui influencent notre pensée et
notre caractère. Autrement dit, nous ne faisons pas ce que
nous pensons, mais ce que nous pensons découle de ce que
nous faisons. Lorsque nous nous sommes engagés dans une
action, nous trouvons de bonnes raisons pour expliquer et
poursuivre cette action. Il ne s’agit nullement d’hypocrisie
de notre part mais d’un souci de cohérence entre ce que
nous faisons et ce que nous sommes. Par ailleurs, plus le
lien entre un individu et ses actes est puissant, plus
l’engagement est important.
Ce sont nos actes qui déterminent nos pensées et pas nos
pensées qui déterminent nos actes.
Cette base théorique va à l’encontre des représentations
psychologiques habituelles selon lesquelles, pour faire
changer quelqu’un, il suffirait de le faire penser
différemment, de lui donner des explications, de le motiver,
de le raisonner. En réalité, pour faire changer quelqu’un, il
est beaucoup plus efficace d’obtenir de lui une petite action
susceptible de le préparer à accomplir de nouvelles actions
qui l’engageront davantage.
On peut manipuler quelqu’un en obtenant de lui qu’il fasse
un premier pas et en l’incitant à répéter cette action.

Les conditions de l’engagement


« Qui donne un œuf donne un bœuf », nous confirment
Beauvois et Joule pour illustrer le principe sur lequel se
fonde l’engagement (La Soumission librement consentie).
Toutefois, ils précisent que ce lien entre l’individu et ses
actes est soumis à un certain nombre de conditions, dont
voici le détail. Lorsque vous souhaitez manipuler quelqu’un
pour son bien, il est souhaitable, pour plus d’efficacité, que
vous teniez compte de ces indications1.

Sentiment de liberté

Plus la personne se sent libre d’accomplir ou non un acte,


plus son engagement est important (un acte accompli sous
la menace d’un calibre 7,65 n’est pas du tout engageant).
Renforcer ce sentiment de liberté en affirmant à la
personne manipulée qu’elle est totalement libre de faire ou
non ce qu’on lui propose est d’ailleurs un atout essentiel.

Présence des autres


L’engagement devant des témoins ou en public est plus
efficient que l’engagement solitaire (le regard des autres
nous contraint).

Proximité temporelle

La personne se sent plus engagée par une décision à court


terme que par une décision plus lointaine (« demain matin
à 8 heures, je vais donner des plaquettes au centre de
transfusion sanguine » est plus sûr que « l’année
prochaine, j’irai donner mon sang »).

Personnalisation

Lorsque l’acte est personnalisé, que l’identité de la


personne est connue, l’engagement est plus intense (un
document sur lequel je mentionne mes nom, prénom et
adresse m’engage plus qu’un document anonyme).

Non-retour

Moins la personne peut faire machine arrière, plus elle se


sent engagée (si j’ai la possibilité de me rétracter, je me
sens moins tenu de réaliser l’acte proposé).

Répétition

Plus l’acte est répété, plus l’engagement est profond (si j’ai
prêté ma machine à coudre à de multiples reprises à ma
voisine, j’aurai davantage de difficultés à refuser de la lui
prêter à nouveau que si c’était la première fois qu’elle me
sollicitait).
Portée de l’acte

Plus les conséquences de l’acte sont importantes, plus la


personne se sent engagée (si je dois trouver 10000 euros
pour une bonne cause, je me sens plus engagé que si je
dois collecter des capsules de bière pour gagner un porte-
clés).

Réceptivité

Plus la personne se sent concernée par l’acte qu’elle va


accomplir, plus elle est à même de le réaliser (si mon
meilleur ami est décédé d’un cancer du poumon, je
m’arrêterai plus facilement de fumer que si tous les
fumeurs de mon entourage étaient de radieux centenaires).

Faibles enjeux

Plus la personne peut espérer des bénéfices ou craindre


des sanctions à titre personnel, moins elle se sent engagée
dans son action (je me dévoue plus volontiers pour une
cause qui ne va pas me rapporter un centime plutôt que
pour une cause qui peut m’apporter de gros avantages. Je
n’ai pas non plus envie de m’investir dans une action qui
peut me causer des désagréments).

Justification

Si la personne manipulée ne se montre pas capable de


donner des explications personnelles à son acte (« je suis
un type très charitable, c’est pour ça que j’agis de la sorte
»), on peut augmenter la force de son engagement en les
lui fournissant : « Tu es vraiment un type très charitable,
cela ne m’étonne pas de toi ! »

Pour pratiquer la manipulation


positive
J’insiste sur le fait que l’autre est libre de faire comme
il veut.
J’essaie de lui faire prendre sa décision devant d’autres
personnes.
Je m’arrange pour qu’il agisse rapidement.
Je personnalise son engagement.
Je fais en sorte qu’il ne puisse pas reculer.
Je privilégie des actes dont les conséquences sont
importantes.
Je choisis des actions qui le concernent.
Je ne lui propose ni récompense ni punition.
Je le valorise personnellement.
Je lui propose une petite action préparatoire.
J’obtiens qu’il répète son acte à plusieurs reprises.

Pour la bonne cause…

Igor est célibataire. Il occupe un poste de magasinier


dans un entrepôt de quincaillerie de la région lyonnaise. Il
vit seul parce qu’une timidité quasi maladive l’empêche
de nouer des contacts avec des jeunes femmes. Igor,
toutefois, reconnaît souffrir de cette solitude. Un jour, il
confie en plaisantant à Léna, sa sœur cadette, qu’elle
ferait bien de lui présenter ses amies. Léna saisit
l’occasion au vol.
« Tu viens de prendre la décision de rencontrer mes
copines. Est-ce bien cela ?
- Oui, enfin…
- J’en suis ravie pour toi car ce sont des filles
extraordinaires. Naturellement, tu es libre de faire comme
tu veux. Quel jour te conviendrait ?
- Euh, plutôt en fin de semaine.
- Disons vendredi soir à 18 heures. Ça te va ?
- Oui, vendredi, c’est bon.
- Écoute, ça tombe bien car c’est précisément le jour et
l’heure auxquels nous nous voyons habituellement. Je te
propose de noter ça tout de suite sur ton agenda.
- Entendu.
- Ça va être un moment inoubliable. J’appelle tout de
suite Isa pour la prévenir. Je pense que tu vas aussi
annoncer ça à Lulu, ce soir en rentrant ?
- Bien sûr… »

Dans cet exemple, Léna utilise des procédés manipulatoires


pour transformer une simple remarque d’Igor en prise de
décision. Elle le conduit à s’engager, à fixer une date
précise, à noter le rendez-vous sur son agenda,
comportements qui renforcent le processus d’engagement.
Par ailleurs, Léna valorise la rencontre et mise sur le fait
que d’autres personnes (Isa, Lulu) sont mises au courant,
et Igor pourrait difficilement protester contre une telle
initiative !

Des règles éthiques à respecter


Peut-on manipuler une personne pour le plaisir, sans se
soucier des effets d’une telle démarche sur elle et son
entourage ? Non, évidemment. Manipuler quelqu’un pour
l’inciter à changer de comportement, pour le rendre plus
autonome, pour lui faire perdre ses mauvaises habitudes,
pour le responsabiliser, nécessite de respecter quelques
principes éthiques sans lesquels la manipulation risque de
devenir une manipulation malhonnête.

« À qui profite le crime ? »


La première question à se poser est d’origine policière : « À
qui profite le crime ? » Quels intérêts la manipulation va-t-
elle servir : ceux du manipulateur ou ceux de la personne
manipulée ? Va-t-elle conduire les gens à changer dans un
sens positif pour eux, à trouver eux-mêmes des solutions à
leurs problèmes ou leur imposer des comportements de
soumission, les avilir en douceur ? Il faut savoir
abandonner la partie si vos réponses à ces différentes
questions ne sont pas claires.
Demandez-vous ensuite dans quelle mesure vous êtes en
droit d’intervenir sur la vie de cette personne. Êtes-vous
vraiment convaincu de la validité et de la légitimité de
votre méthode ? N’êtes-vous pas vous-même victime d’une
manipulation que vous reproduisez sur les autres ? Cette
démarche vous semble-t-elle parfaitement honnête et
authentique ? Interrogez-vous également sur les effets
prévisibles ou inattendus de la manipulation. Allez-vous
engager les personnes dans des actions conformes à leurs
idées, à leurs convictions ?

« Silence, on manipule »
La dernière règle à respecter est de garder le silence sur
votre démarche : même si les gens sont satisfaits du
changement intervenu dans leur vie, si vous leur fournissez
des explications sur la méthode employée, ils ne vous
pardonneront pas de les avoir manipulés. Personne ne veut
accepter de jouer le rôle de la marionnette dont on tire les
fils, et cette image colle plutôt à la réalité.

1. L’essentiel de ce qui suit est inspiré des travaux des


psychologues sociaux Jean-Léon Beauvois et Robert
Joule. Si cette partie vous intéresse, nous vous
recommandons chaudement de vous reporter aux
ouvrages de ces deux auteurs, cités en bibliographie, à
la fin de cet ouvrage.
Conclusion

Les relations humaines forment un univers complexe dans


lequel il est impossible de ne pas influencer les autres et de
ne pas subir leur influence, à moins de vivre dans une
caverne ou de partager la vie des conifères, au cœur de
l’Oural. Manipuler est une attitude profondément humaine.
D’autant qu’il est généralement plus simple, socialement
plus recevable et souvent plus légal, quand on souhaite
obtenir quelque chose de quelqu’un, d’utiliser la
manipulation plutôt que la violence, la menace directe ou la
contrainte.
Nous préférons penser que ce sont les autres qui exercent
la manipulation à notre encontre, pour tenter de nous plier
à leurs exigences. Nous sommes évidemment convaincus
que ce genre de pratique ne nous ressemble pas ! Pourtant,
comme nous l’avons vu, consciemment ou non et à des
degrés divers, nous avons tous des comportements
manipulatoires. Dans notre cadre familial, avec notre
conjoint, nos enfants, dans nos relations amoureuses, dans
notre vie sociale ou notre environnement professionnel,
nous espérons que les autres vont agir dans le sens qui
nous convient, et eux attendent la même chose de nous.
Souvent aussi, nous nous manipulons nous-même - il est
vrai que, généralement, nous n’avons pas besoin de fournir
de gros efforts pour inventer notre propre malheur…
Sans céder au prêchi-prêcha, gardons-nous toutefois de
stigmatiser la manipulation ou de la dramatiser
systématiquement - attitude qui provoque parfois ce que
l’on souhaite éviter -, mais ne fermons pas non plus les
yeux sur ses effets toxiques, surtout lorsqu’elle est
délibérément employée contre les intérêts ou les besoins
essentiels des personnes manipulées ou quand elle confine
à la perversion, à la soumission, à la destruction, au déni de
l’individu.
Vous avez maintenant à votre disposition un ensemble
théorique et pratique qui vous permettra de déjouer les
manipulations honteuses et d’encourager celles qui
concourent à la liberté, à la responsabilisation, à la prise de
conscience et à l’épanouissement des personnes. Et en
dehors de toute démagogie ou subjectivité !
Le monde moderne est un maelström informatif dans lequel
il devient de plus en plus difficile de se retrouver : quelle
est la bonne information, l’information utile pour moi, celle
dont j’ai besoin pour survivre, m’orienter, me développer ?
Quelles sont les informations superflues ou trompeuses,
celles qui vont me conduire à faire de mauvais choix ?
Notre environnement nous commande d’agir sans délai, de
prendre rapidement les décisions qui s’imposent, les
bonnes décisions… mais l’urgence nous pousse à
reproduire des comportements automatiques souvent
néfastes. En réalité, nos « bonnes décisions » sont souvent
des réductions ou des duplications, et non les fruits de
notre intelligence.
Sans doute devons-nous nous attendre à vivre dans un
monde où la manipulation prendra de plus en plus de place,
dans les domaines relationnel, économique, politique,
social, culturel…
Que ce livre vous aide à faire la part des choses, à mieux
vivre et à faire preuve d’une belle humanité !
Bibliographie

ALMEIDA (Fabrice d’), La Manipulation, Paris, PUF, coll. «


Que sais-je »,2003.
ANSEMBOURG (Thomas d’), Cessez d’être gentil, soyez
vrai, Montréal, LesÉditions de l’Homme, 2001.
BEAUVOIS (Jean-Léon) et JOULE (Robert-Vincent) La
Soumission librement consentie, Paris, PUF, 1998.
Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens,
Grenoble, PUG, 1987.
BERNE (Éric), Analyse transactionnelle et psychothérapie,
Paris, Payot, 1977(pour la traduction en langue française).
BRETON (Philippe), La Parole manipulée, Paris, La
Découverte, 2000.
CARRÉ (Christophe) Animr un groupe, leardership,
communication et résolution de conflits, Paris, Éditions
Eyrolles, 2007.
Sortir des conflits avec les autres, Paris, Éditions Eyrolles,
2007.
CATRY (Catherine) et MULLER (Jean-Louis), Exercez votre
autorité avec diplo-matie, Issy-les-Moulineaux, ESF éditeur,
1998.
CHALVIN (Dominique) L’Affirmation de soi, Paris, ESF, 7e
édition, 1992.
Du bon usage de la manipulation, Paris, ESF, 2006.
CIALDINI (Robert), Influence et manipulation, Paris,
Éditions First, 1990.
CUNGI (Charly), Savoir s’affirmer, Paris, Retz, 1996.
DENTON (Derek), L’Émergence de la conscience, Paris,
Flammarion, coll.« Champs », 1995.
GLAS (Lillian), Ces gens qui vous empoisonnent l’existence,
Montréal, LesÉditions de l’Homme, 1996.
HIRIGOYEN (Marie-France), Le Harcèlement moral, la
violence perverse au quoti-dien, Paris, La Découverte et
Syros, 1998.
LABORDE (Genie), Influencer avec intégrité, Paris,
InterÉditions, 1987.
MILLER (Alice), C’est pour ton bien, Paris, Aubier, 1985.
NAZARE-AGA (Isabelle) Les Manipulateurs et l’amour,
Montréal, Les Éditions de l’Homme, 2000.
Les Manipulateurs sont parmi nous, Montréal, Les Éditions
de l’Homme, 1997.
PIERSON (Marie-Louise), L’Intelligence relationnelle,
Éditions d’Organisation,1999.
RAYNAUD (Pierre), L’Art de manipuler, Paris, Éditions
Ulrich, 1996.
ROSENBERG (Marshall B.), Les Mots sont des fenêtres (ou
bien ce sont des murs),Paris, Syros, 1999.
SALOMÉ (Jacques) et GALLAND (Sylvie), Si je m’écoutais,
je m’entendrais,Montréal (Québec), Les Éditions de
l’Homme, 1990.
WATZLAWICK (Paul), (sous la direction de), L’Invention de
la réalité, Paris,Le Seuil, 1988.
WATZLAWICK (Paul), HELMICK BEAVIN (Janet) et
JACKSON (Don D.), UneLogique de la communication,
Paris, Le Seuil, 1972.
WATZLAWICK (Paul) La Réalité de la réalité, confusion,
désinformation, communication, Paris, Le Seuil, 1978.
Les Cheveux du baron de Münchhausen, Paris, Le Seuil,
1991.

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