Vous êtes sur la page 1sur 129

Marie Andersen

Les 10 Facettes de la manipulation


Avertissement : Les exemples qui illustrent cet ouvrage sont tous inspirés d’histoires vraies, mais ils
ont été librement remaniés pour pouvoir les partager avec les lecteurs aussi utilement
qu’anonymement.

Du même auteur, chez Ixelles Éditions :


La Manipulation ordinaire, Reconnaître les relations toxiques pour s’en protéger, 2010.
L’Emprise familiale, Comment s’affranchir de son enfance, 2011.
L’Art de se gâcher la vie, 2012.

Retrouvez l’auteur sur : www.marieandersen.net

Couverture : Atelier Thimonier


Illustration : Julie Nicholls/Corbis

© 2013 Ixelles Publishing SA


Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

ISBN eBook 978-2-87515-451-4


ISBN 978-2-87515-176-6
D/2013/11.948/177
Dépôt légal : 1er trimestre 2013

E-mail : contact@ixelles-editions.com
Site Internet : www.ixelles-editions.com
Introduction
– Mon petit chéri, il faut partir !
– Attends, Maman, je joue encore !
– Non, il est temps, range tes jouets, on doit y aller !
– Attends, Mamaaaan, j’ai pas fini mon jeu !
– Bon, si c’est comme ça, je te laisse là et je pars toute seule !

Ça marche ! Mais que fait cette mère pour obtenir que son rejeton lui
obéisse ? Elle le manipule ! Elle utilise la menace – et non des moindres : la
menace d’abandon – pour le contraindre à arrêter son jeu et à la suivre,
contre sa volonté. Normal, me direz-vous ! Il faut bien rentrer chez soi et le
bambin doit obéir. Vous avez raison. Mais utiliser la manipulation dans le
cadre de l’éducation laissera des traces, surtout si elle se répète : soit
l’enfant croit sa mère, ne se sent donc pas vraiment en sécurité avec elle et
développe des craintes d’être vraiment abandonné, bonjour la confiance en
soi ! Soit il ne croit pas sa mère, comprend la manœuvre, en apprécie
l’efficacité et n’hésitera pas à l’utiliser quand bon lui semblera…
Ne vous inquiétez pas ! Avoir utilisé ce subterfuge un jour de lassitude
pour faire bouger un enfant qui ne vous écoute pas ne fait pas de vous un
mauvais parent ou un manipulateur qui s’ignore. On dira juste : « Peut
mieux faire » ! Ce que cela démontre en tout cas, c’est combien la
manipulation est efficace, facile, fréquemment utilisée et pas uniquement
par de redoutables pervers narcissiques ! Tâchons d’y voir un peu plus clair.

De nos jours, le terme « manipulation » est employé à tout va. Aucun


domaine ne semble échapper à l’accusation de manipuler les autres : la
publicité, la politique, la justice, l’éducation, la vie sociale, familiale,
amoureuse… C’est un peu le diagnostic à la mode ! S’agit-il de séduction
abusive ? De harcèlement moral ? D’abus de faiblesse ? A-t-on affaire à un
pervers narcissique ? Un mentaliste ? Un escroc ? Tout est traité sur le
même pied d’égalité.

La confusion est autant liée au vocabulaire utilisé qu’à la méconnaissance


des mécanismes psychologiques mis en œuvre. Avant qu’on en parle autant,
le terme manipulation était déjà utilisé dans le langage courant pour décrire
des comportements délibérés destinés à amener autrui à faire, à son insu, ce
que l’on souhaite qu’il fasse, à la manière d’un fraudeur qui opère dans le
but de profiter de sa victime. Cette signification sous-entendrait l’idée d’une
manœuvre intentionnelle et d’un projet malhonnête. La manipulation est-
elle toujours le fruit d’une machination consciente ? Est-elle nécessairement
abusive ? A-t-elle toujours pour but de tromper autrui ? Peut-on manipuler
quelqu’un pour son bien ? Peut-on s’en prémunir ?

Ce dont je parlerai dans cet ouvrage ne concerne ni la publicité (qui nous


manipule joyeusement, mais nous le savons bien, alors ne soyons pas
dupes !), ni la politique (là aussi, on est censé connaître les règles du jeu,
restons donc vigilants !). Je ne révélerai pas les astuces commerciales qui
vous remplissent un Caddie de promotions alléchantes alors qu’on était
parti acheter un fromage, pas plus que des malices de la séduction ou des
meilleures manières de réussir un entretien d’embauche. Ce sont des
tactiques légères ou rusées qui s’opèrent dans un cadre particulier, dont les
règles du jeu sont censées être connues des protagonistes. Personne ne nous
oblige à être crédules !
Je vais porter mon intérêt sur un domaine que je connais bien mieux et
dont je constate les dégâts aussi bien parmi mes patients que dans ma vie
sociale. Il s’agit d’une dynamique instinctive, plus ou moins consciente, qui
est à la portée de tout un chacun, mais dont certaines personnalités se
servent à loisir dès que la relation ne correspond pas parfaitement à leurs
besoins.

Nous préférons tous vivre des relations agréables. Nous avons besoin de
nous sentir respectés tels que nous sommes et nous apprécions de pouvoir
exprimer nos opinions sans crainte.
Cependant, il arrive qu’on se sente mal à l’aise avec certaines personnes,
sans vraiment comprendre pourquoi. Quelque chose dérape. Le ton vire à
l’aigre et laisse un arrière-goût suspect. On perd pied, on est tourmenté, on
culpabilise, mais on ne parvient pas à en discuter sincèrement. Nos
tentatives d’explication semblent faire plus de tort que de bien, les coups
bas nous sidèrent et les silences nous glacent. La relation se dégrade sans
que l’on sache pourquoi et on craint la confrontation. L’ancien allié s’est
transformé en ennemi et ne paraît en aucune manière vouloir faire de
compromis. On se sent pris au piège d’un jeu pervers dont on n’arrive pas à
se dépêtrer et qui semble n’avoir pour règles que la soumission, le conflit
ou la rupture.

Cela vous dit quelque chose ? Seriez-vous empêtré dans les filets d’une
relation de manipulation ?

Bien sûr, il nous arrive de temps en temps de nous sortir d’un mauvais pas
en tentant de culpabiliser autrui, qu’on accuse plus que de raison d’être la
cause de notre frustration ou en arrangeant un petit peu la vérité pour
qu’elle serve nos intérêts. Ce n’est pas très élégant, mais ça ne tue pas. On
s’en sort en se disant qu’un moment de gêne est vite passé et que l’autre fait
probablement bien pire, mais, le plus souvent, on ne s’en rend même pas
compte !
Cela dit, ces dérapages laissent souvent un sentiment d’amertume dont on
ne comprend pas toujours l’origine. Rien ne nous empêche donc de faire
notre autocritique ! Pour vous y aider, j’ai choisi délibérément d’expliquer
les attitudes et les fonctionnements du manipulateur et de la victime en les
décrivant « de l’intérieur » aussi souvent que possible, plutôt que de me
limiter aux descriptions extérieures, qui encouragent une interprétation qui
ne me paraît pas toujours juste, ni opportune : l’autre a tort et j’ai raison. Le
seul avantage de cette vision de la relation est qu’elle est reposante ! On
n’est pas invité à se mettre en question et on reste bien installé dans le
confort de ses certitudes, que ce soit celles d’un manipulateur qui s’ignore
et ne comprend pas pourquoi les gens le fuient, ou celles d’une victime qui
attend des changements chez celui qui la méprise, sans conscience de sa
participation au piège dans lequel elle s’étiole à petit feu.
Ce livre a pour but de mettre en lumière les comportements manipulatoires
interpersonnels les plus fréquents. Qu’ils se manifestent avec force et
évidence ou en toute discrétion, leur caractère toxique est constant. À haute
dose, les attaques perverses font des ravages, mais, comme pour toute
toxine, la répétition au goutte-à-goutte tue à bas bruit. Il s’agit d’un type de
relation de plus en plus répandu, une mécanique de non-respect, un travail
de sape aussi discret qu’efficace dont les protagonistes n’ont pas toujours
conscience.

En tant que psychologue, je n’adhère pas au discours réducteur actuel qui


simplifie à outrance et condamne en décrivant de méchants manipulateurs
et de pauvres victimes. Cette interprétation mène trop souvent à des excès
qui frisent le racisme psychologique, comme si nous étions envahis par une
race de gens malfaisants et monstrueux, les nouveaux prédateurs, que nous
ferions mieux d’éliminer. Fréquenter régulièrement ces personnalités peut
certes devenir insupportable et véritablement nuisible si l’on reste sous leur
emprise et je ne contredirai pas ceux qui conseillent de les éviter comme la
peste ! Dans ma consultation, je rencontre ainsi régulièrement des êtres
profondément blessés par des années de manipulation destructrice, parfois
subie depuis l’enfance. Certains sont anéantis et rencontrent une immense
difficulté à se reconstruire.
Cependant, ces personnalités manipulatrices, dominatrices et sournoises,
aussi tordues soient-elles, représentent un volet de notre humanité, sombre
volet assurément, mais dont nous portons tous quelques parcelles. Autant
nous en rendre compte et nous départir de ces fonctionnements bien peu
sympathiques.

Vous remarquerez une ligne conductrice tout au long de cet ouvrage, qui
illustre quelques-unes de mes convictions sur le sujet :

• Premièrement, la manipulation est une dynamique dont les modes


d’expression sont très variés, allant de l’anodin au spectaculaire. Je
passerai donc, pour l’illustrer, de petits exemples de tous les jours à des
histoires profondément dérangeantes. Toutes sont sous-tendues par la
même dynamique. Ce qui fait la différence, c’est le tempérament,
l’éducation et le milieu social, autant que l’importance des fragilités.

• Deuxièmement, nous sommes tous capables de manipuler et cela nous


arrive de temps à autre, comme l’exemple de la maman et de son bambin
le démontre. Certaines personnes sont attentives et apprennent vite à s’en
passer, d’autres se servent exagérément et constamment de la
manipulation. J’ai donc choisi délibérément d’éviter de parler des
manipulateurs comme d’horribles personnes qui ne nous ressemblent pas
et avec lesquelles nous n’avons rien en commun, mais plutôt comme une
frange de l’humanité dont nous pouvons parfois faire partie, à notre insu
peut-être. Ce livre n’est pas « le livre pour les victimes », où elles
trouveront tous les méfaits que leur font vivre ces nouveaux monstres,
bien que j’en décrive de nombreux et que je ne minimise pas les saccages
que ces relations occasionnent. Je ne défends pas non plus les
comportements manipulateurs, ils me sont extrêmement désagréables,
comme pour tout le monde. Mais nous nous situons tous quelque part sur
la ligne qui s’étire entre la personne la plus vertueuse et la plus odieuse
crapule !

• Troisièmement, on ne peut étiqueter les personnalités selon des critères


bien différenciés les uns des autres, comme on peut le faire par exemple
avec les nationalités, qui se déterminent en principe avec clarté,
notamment par l’usage de la carte d’identité ou du passeport. On est d’une
nationalité et pas d’une autre, à de rares exceptions près. En revanche, les
personnalités humaines, même si elles ont une cohérence et que certains
comportements ne concernent qu’une seule classe de gens, pourraient plus
se comparer aux races, qui sont bien moins différenciées les unes des
autres. Entre un Noir et un Blanc, il existe toutes les variations de teinte de
peau, pour ne prendre que ce critère (ceci n’est qu’une petite comparaison,
pas une thèse sur les différences raciales). Pour les catégories
psychologiques, c’est un peu la même chose. Il n’y a pas de séparations
bien définies entre elles, il s’agit plutôt d’un continuum. C’est la raison
pour laquelle je vais m’attacher à décrire des comportements,
reconnaissables, qui appartiennent souvent aux personnalités
manipulatrices, mais qui ne définissent pas précisément une catégorie de
personnes. J’en ai choisi dix, qui me paraissent les plus intéressants et
semblent bien englober la dynamique manipulatoire, mais on peut en voir
autant qu’on veut. Pour faciliter l’explication, il est nécessaire de temps à
autre d’établir des catégories, des listes et des exemples. Mais rien n’est
gravé dans le marbre !

Les manipulateurs sont le produit d’une enfance carencée, elle-même


encouragée par une évolution sociétale qui fait le lit de ces comportements
tordus, ce qui n’excuse rien, loin s’en faut ! Leur fréquentation est épuisante
et nocive. L’asymétrie de ces relations d’irrespect profond est souvent
criante, surtout lorsque les victimes sont des enfants, mais la contribution de
chacun à la dynamique perverse est parfois paradoxale lorsqu’elle se traduit
par la participation inconsciente de la victime à son propre malheur.

La manipulation est une dynamique qui concerne au moins deux individus,


qui y participent à titre plutôt inégal, volontairement parfois, aveuglément
souvent, comme le pêcheur qui lance sa canne-à-pêche et le poisson qui
mord à l’hameçon. La première fois, le poisson est innocent. Il ne sait pas
que l’appât tentant cache un vilain crochet et la blessure le surprend
douloureusement. S’il en réchappe mais qu’il revient ensuite vers
l’hameçon, c’est qu’il n’a pas vraiment compris la leçon ! Il fait fi d’une
information qui lui serait pourtant salutaire, mais il essaye néanmoins une
seconde fois, on ne sait jamais : il s’est peut-être trompé ! Parfois, il le sent
vaguement mais, peu sûr de lui ou légèrement déstabilisé par la première
attaque, il ne se croit pas capable d’agir autrement. Il ne comprend pas ce
qui se passe, perd ses repères, ne trouve pas d’aide extérieure ou n’en
cherche pas, et, comme s’il était irrémédiablement attiré par son bourreau, il
va multiplier les tentatives d’établir une relation plus respectueuse et
transparente, malheureusement en vain. Ce n’est plus une simple question
de malchance, ces conduites sont devenues peu à peu chez lui une
disposition naturelle. Cette seconde nature, un peu désespérée, n’est bien
souvent que la reproduction inconsciente d’une attitude de soumission
acquise durant l’enfance.

Pour que la manipulation s’installe, il faut qu’il y ait un lien qui ne peut
facilement se dénouer, et un enjeu, ou un contentieux. On ne manipule pas
quelqu’un qui n’a pas beaucoup d’importance et qui échappera vite à la
rencontre. La manipulation s’exerce donc souvent entre parents et enfants,
frères et sœurs, conjoints, collègues, patron et employés, amis ou voisins,
c’est-à-dire entre personnes qui ont un lien et qui ont une certaine
importance les unes pour les autres. En dehors de ces conditions, il n’y a
pas de manipulation, juste des ennuis !

Toutes les situations ne se ressemblent pas.

• La relation parent-enfant est caractérisée par le fait que la vie de


l’enfant dépend de ses parents, de leur amour et de la sécurité qu’ils
doivent lui garantir. Il est petit, vulnérable et débute dans la vie. Il est
donc totalement imprégné de la qualité relationnelle que ses parents lui
imposent, qu’elle soit saine ou perverse. Durant ses premières années, il
ne s’en rend pas compte. Il gobe ce qu’on lui offre, même si ce n’est pas
vraiment agréable ni respectueux de son identité débutante. À
l’adolescence, lorsque son besoin de se différencier commence à se
manifester, il prend parfois le risque de contester, essaye de faire valoir
son point de vue et tâche de s’autonomiser. Les parents manipulateurs ne
supportent pas la remise en question de leur domination et n’ont de cesse
que de brimer cette énergie naissante. Les enfants nés dans une
dynamique familiale gangrenée par la manipulation sont véritablement
victimes parce que leur psychisme ne peut pas se construire correctement.
Ils mettront de longues années à comprendre l’origine de leur mal-être,
s’ils ont le courage ou la possibilité psychique de s’interroger. S’ils
n’arrivent pas à décoder la perversion des relations qui les ont forgés et
souvent détruits, il y a de fortes probabilités pour qu’ils les reproduisent à
l’âge adulte, avec leurs amis, leur conjoint ou leurs enfants, soit dans le
rôle de la victime, soit dans celui du manipulateur.

• Au sein des couples, la manipulation apparaît souvent selon une


dynamique assez reconnaissable. La relation commence rapidement,
parfois trop vite, comme si l’un voulait immédiatement s’assurer
l’adhésion de l’autre. La séduction s’exerce à haute dose, avec passion,
flatteries et cadeaux, et l’heureux élu se sent vite devenir le centre de la
vie de son nouveau conjoint, attention dont il était sevré depuis
longtemps, parfois depuis toujours. Mais le retour de la lune de miel est
âpre. L’idylle est empoisonnée par les contraintes, le mépris, les
mensonges, les menaces, discrètes au début, de plus en plus écrasantes
avec le temps. Parfois, la relation s’est concrétisée par un mariage, des
enfants, des biens en commun, et la séparation est douloureuse. Souvent
inévitable, elle se traduit alors par un divorce sanglant, où tous les coups
sont permis et qui ne signe pas toujours la fin du harcèlement.

• Dans la vie professionnelle, la manipulation s’exerce entre collègues, ou


entre patron et employé. Dans ce domaine, la manipulation est décrite
sous le vocable de harcèlement moral et fait l’objet d’une législation qui
défend les victimes et signifie son caractère toxique et inacceptable. Si la
chance permet un changement d’affectation ou une mutation, la victime
pourra par bonheur échapper à cette situation qui lui fait du tort sans pour
autant perdre son emploi. Parfois, c’est impossible et aucune manœuvre
d’évitement ou de protection, décrite dans les chapitres suivants, ne
s’avère opérante. La destruction perdure, le sentiment d’injustice est
obsédant et le salarié tente de faire appel aux instances officielles de
protection, le médecin-conseil, le syndicat, le responsable des ressources
humaines, le psychologue de l’entreprise ou le juriste. L’issue de la
consultation est parfois salutaire, mais la procédure est souvent longue et
peu efficiente, d’autant plus lorsque ces professionnels sont eux-mêmes
employés par l’entreprise et ne peuvent pas aisément mordre la main qui
les nourrit. Leur liberté de parole et d’action est très variable d’une société
à l’autre, et il est parfois plus sain de consulter un professionnel extérieur.
Malheureusement, le soutien et les conseils ont leurs limites et on ne peut
pas toujours protéger efficacement les victimes, d’autant moins lorsque le
manipulateur est un élément important dans l’entreprise et qu’aucune
preuve ne peut réellement être portée à sa charge. Peu de témoins, ou des
collègues qui ne veulent pas prendre de risques, la réalité est parfois bien
décevante pour la victime. Dans ce cas, le seul sauvetage, si l’on ne veut
pas y engloutir son âme, est de quitter le navire avant le naufrage
psychique, aussi intolérable cela soit-il.
• Dans la vie sociale, les situations de manipulation sont perturbantes et
affectivement tristes. On se dispute avec un ami, on se sent trahi par un
proche, mais heureusement cela n’affecte pas le reste de l’existence.
Parfois, la manipulation s’exerce au sein d’une association dont on fait
partie, que l’on devra peut-être quitter, ou entre propriétaire et locataire,
ou encore entre voisins. Cela peut rapidement tourner au cauchemar
quotidien et se solde quelquefois, pour la paix de celui qui en souffre le
plus, par un déménagement terriblement frustrant.

Bannir une relation qui est minée par les manœuvres manipulatoires est
nécessaire mais enrageant ! Le sentiment d’injustice est probablement une
des frustrations les plus dures à admettre. Mais que les manipulateurs
distillent leur petit poison en toute discrétion ou qu’ils tirent à boulets
rouges, personne n’est obligé de rester dans la ligne de mire !

Que se passe-t-il donc dans ces relations qui transforment l’amour, l’amitié
ou le respect en mal-être permanent ou même en haine ? Comment
fonctionnent ces personnalités toxiques qui semblent se nourrir du conflit ?
Comment éviter ces liens tordus dont les dégâts ne se font sentir que
sournoisement ?
C’est ce que nous allons voir ensemble. Je commencerai par dresser un
portrait général de ces personnes qui ne peuvent s’empêcher de manipuler
autrui dès que leurs désirs ne sont pas satisfaits, ainsi que celles qui leur
servent de proie, en expliquant ce qui les anime, les unes et les autres. Cette
première partie servira de tronc commun sur lequel se grefferont, en dix
points, les manières dont elles s’y prennent et comment s’en protéger.

Mon but est de vous aider à vous faire respecter et à prendre soin de vous.
Votre vie est entre vos mains.
Généralités
La manipulation n’est ni une tare ni une maladie. Le comprendre comme tel
exonérerait le manipulateur de sa responsabilité et simplifierait à tort
l’interrogation de la victime sur ses possibilités d’en sortir.

La manipulation est un moyen de contrôle instinctif, peu ou pas conscient,


très égocentrique, hautement désagréable et subtilement malhonnête, exercé
par un individu qui craint inconsciemment d’être déstabilisé par la
personnalité qui lui fait face, qu’il juge menaçante, mais par laquelle il est
attiré. Il cherche à se protéger de la domination, réelle ou hypothétique, de
son partenaire, afin d’empêcher celui-ci d’avoir le moindre pouvoir sur la
relation, de s’épanouir ou de gagner en autonomie. Le manipulateur ne
cherche pas à se débarrasser de sa victime, bien au contraire, elle lui est
nécessaire. Elle est son faire-valoir, son chargeur de narcissisme défaillant,
mais aussi son punching-ball ou son souffre-douleur. Elle est aussi bien sa
fierté que sa béquille, suivant ses besoins.
Pour maintenir sa victime dans son sillage tout en l’empêchant de prendre
le moindre ascendant, le manipulateur souffle le chaud et le froid. Une
caresse, un coup de griffe. Je t’aime, je te méprise… Il cherche à affaiblir
son interlocuteur, à l’embrouiller et le discréditer afin qu’il ne puisse pas
prendre le dessus. Il l’ignore, le dénigre, le ridiculise, puis le flatte. Il le
menace, l’utilise, puis le rejette. Il décide à sa place, lui impose sa volonté,
l’isole, le maîtrise, puis le console.
Ne réalisant pas ce qui se joue, se sentant incomprise, bafouée ou rongée
de doutes, la victime de ces manœuvres demande des explications, se
justifie et essaye de se défendre, mais plus elle tâche de se redresser, plus
elle est rabaissée et détruite, le péril pour le manipulateur étant précisément
la force vitale de sa victime.

Dans cet ouvrage, je ne développerai que succinctement les manquements


dans la construction affective des manipulateurs qui les conduisent à se
comporter de la sorte. Leur formation psychique est telle qu’ils en sont
arrivés à ne pas pouvoir se passer de cette emprise sur les gens qui leur
semblent menaçants, à tort ou à raison. Les victimes, elles aussi, ont
développé une personnalité particulière qui les rend sujettes à la
manipulation. Il leur serait nécessaire d’en comprendre les raisons, surtout
si ces expériences malheureuses se reproduisent plusieurs fois dans leur
existence. J’ai expliqué la genèse de ces personnalités dans un autre
ouvrage, La Manipulation ordinaire1, vers lequel je renvoie le lecteur qui
souhaite en comprendre les mécanismes et les subtilités.

Pour la facilité de l’écriture, je parlerai de manipulateur lorsque je décrirai


la personne qui manipule, mais il ne s’agit pas véritablement d’un
diagnostic psychologique valable. Les listes de critères qui font florès sur
internet sont descriptives, ce qui est un atout indéniable, mais elles ne
permettent pas de poser un diagnostic de personnalité fondé, d’autant que
ces comportements fluctuent en fonction de la tranche d’âge, du
tempérament, de la participation de la victime et de l’intensité des enjeux.
Ces listes de critères peu nuancées concernent de nombreuses personnalités
instables, au Moi fragile : les états limites, les personnalités narcissiques,
« borderline », certains pervers et parfois même les dépressifs. Penser
qu’un nombre de critères suffit à catégoriser les personnalités consiste à
réduire l’analyse psychologique à un comptage de comportements, en
dehors de tout contexte, ce qui est aussi illusoire que réducteur. Laissons
donc aux professionnels le souci de poser des diagnostics si leur
compétence le leur permet, ce n’est pas le propos de ce livre. Pour le
lecteur, les comportements importent bien plus que les étiquettes, me
semble-t-il.
Je vais m’attacher à décrire une dynamique interne qui se manifeste par
des attitudes, parfois très discrètes et passant presque inaperçues, mais
pouvant aussi s’intensifier jusqu’à s’exprimer sous forme d’attaques
violemment destructrices. La variété des expressions est surprenante quand
on n’en comprend pas la logique. On observe parfois le tout et son
contraire, ce qui ne fait que brouiller les tentatives de compréhension et
semer de profondes incertitudes dans l’esprit de ceux qui essayent de
trouver le mode d’emploi. De plus, ces attitudes odieuses échappent
souvent aux observateurs extérieurs, qui ne sont pas directement concernés
et qui n’y voient que du feu ; cet aveuglement est hautement frustrant pour
les victimes qui pataugent dans l’obscurité et doutent d’elles-mêmes. Mais
tous ces comportements sont une émanation naturelle et cohérente d’un Moi
fragile, dont le besoin d’équilibre génère des attaques insupportables sur
l’estime de soi de leur partenaire. Ces agressions sont subtilement
méprisantes ou carrément méchantes, chacun son style, mais le but est le
même : dominer. Sous des carrosseries variées, avec des cylindrées
différentes, c’est toujours le même moteur !

J’utiliserai le terme victime pour définir la personne qui souffre de ces


attitudes irrespectueuses. Parfois, la position de victime est inévitable :
presque tout le monde, dans les mêmes circonstances, se ferait piéger. Mais
pas toujours. Certaines personnes réagissent vite : dès les premiers
dérapages, elles se redressent et ne se laissent pas manquer de respect,
quitte à rompre la relation, alors que d’autres s’engourdissent peu à peu
dans une lente descente aux enfers, dont il leur paraît de plus en plus
difficile de sortir. Il arrive aussi que la position de victime soit
paradoxalement teintée de complicité, plus ou moins inconsciente. Malgré
les apparences, le plus manipulateur des deux n’est pas toujours celui qu’on
pense2.

L’observation de ces comportements m’a amenée à mettre en évidence une


dizaine d’attitudes, qui émanent chacune d’un besoin impérieux de contrôle
de la personnalité de l’autre, en réduisant autant que possible sa liberté de
penser, d’avoir des opinions personnelles, en bridant sa vitalité et son libre
arbitre, bref en méprisant son identité même. Ces fonctionnements, qui
feront chacun l’objet d’un chapitre, se manifestent de façon variée, parfois
sous des dehors affables, camouflés sous les apparences de la bonne
éducation, ou parfois sans retenue, avec une violence à l’image de la
panique interne qui habite ces personnalités instables et qui est générée par
des conflits intérieurs, niés et non assumés. L’immense inconfort qui en
résulte pousse ces individus à se débarrasser de leur mal-être en l’inoculant
à leur partenaire, comme un parasite qui s’installerait dans l’esprit de sa
victime pour occuper son cerveau en toute impunité et miner sa lucidité au
point de l’amener à douter tellement de lui-même qu’il finit souvent par se
demander s’il n’est pas fou.

La souffrance de la victime n’est pas toujours immédiate. Elle commence


souvent par une gêne, un doute, un vague sentiment d’injustice,
l’impression d’avoir mal compris ou de s’être mal exprimée. La prise de
conscience est donc longue à venir. Le but de ce livre est essentiellement
d’aider les victimes à détecter ces comportements néfastes, à prendre
conscience au plus tôt de ce progressif asservissement qui les guette, afin de
leur permettre de renouer avec leur liberté de pensée et d’action, ou de les
trouver enfin.

Pourquoi les manipulateurs manipulent-ils ?


Sans entrer dans les détails, on peut dire que leur construction psychique,
qui se met en place durant les premières années de la vie, est lacunaire.
L’incompréhension par leurs parents de ce qui se joue durant ces années
fondamentales ainsi que leurs propres manquements génèrent de
nombreuses maladresses et inadéquations dans leurs attitudes avec leurs
jeunes enfants. Les circonstances de la vie, celles qui nous tombent dessus
et qu’on ne contrôle pas, font le reste.

Ces individus se sont construits en aménageant leur personnalité avec les


moyens du bord.
Il leur a manqué les ingrédients pour se forger un solide socle de sécurité
de base, qui aurait dû se développer dès le début de la vie. L’environnement
dans lequel ils ont passé leurs premiers mois ainsi que la qualité de la
relation avec leur mère, ou avec leur parent le plus proche, auraient dû leur
donner la conviction intime que le monde n’est ni mauvais ni dangereux.
Cette base de confiance élémentaire est défaillante chez eux, et leur
personnalité va se construire sur cette incomplétude.
La boiterie essentielle de leurs premiers pas dans la vie est liée à la
difficulté de leur mère à défusionner. Les bébés fusionnent avec leur mère,
mais doivent apprendre petit à petit à découvrir leur autonomie. Leur mère
doit passer de l’amour narcissique qu’elle leur porte naturellement au
début, pour introduire progressivement de l’amour objectal3. Elles doivent
passer de « je t’aime parce que tu corresponds à mes désirs, tu es un bébé
satisfaisant, qui me comble », à « je t’aime comme tu es, personnel et bien
différent de moi et de ce que j’avais imaginé ». Or, ce qui rend ce passage
difficile, voire impossible, c’est que ces mères elles-mêmes n’ont souvent
pas bien vécu cette « défusion » d’avec leur propre mère. Elles portent en
elles de lourdes séquelles, dont elles ne sont pas conscientes et dont elles
n’ont donc pas pu guérir, qui les empêchent de ressentir la séparation, la
différence et la singularité de leur enfant comme normales et bienvenues.
Elles veulent à tout prix, sans même s’en rendre compte, que leur enfant
soit la prolongation de leur désir et ne lui autorisent donc pas cette
autonomisation pourtant primordiale.
Nous retrouvons les séquelles de cette mauvaise défusion chez les adultes
qui manipulent. Leurs comportements sont des tentatives de contrôler
l’autre afin qu’il ne leur échappe pas (afin qu’il ne défusionne pas). Ils ne
supportent pas l’autonomie, la liberté de penser et tout ce qui constitue la
différence (la défusion) entre la personnalité de leur partenaire et la leur.

Revenons à leur enfance. Il leur a aussi manqué un cadre sécurisant qui leur
aurait permis d’intégrer les limites de leurs rêves de toute-puissance, avec
un niveau de frustration acceptable. Si l’enfant intègre au bon âge, lorsque
sa personnalité se construit, qu’il doit se contraindre à renoncer à certains
vœux, il ne sera pas poussé à contourner les règles et à manipuler les autres
pour qu’ils correspondent à ses désirs malgré eux. Un enfant doit apprendre
que tout n’est pas permis et que l’autre doit être respecté. Il intègre les
interdits et sait quand et comment se limiter.
Pour pouvoir assimiler la frustration que les règles imposent à ses désirs,
l’enfant doit lui aussi se sentir respecté en tant que petite personne valable
et singulière. Les limites frustrent mais protègent, c’est leur rôle.
Or, le rôle sécurisant du cadre est souvent mal compris et mal enseigné.
Peu de parents com-prennent bien les enjeux de cette période, d’autant plus
qu’eux-mêmes n’en ont pas toujours bien assimilé les limites.
Lorsque la loi n’est pas structurante, lorsqu’elle n’est que frustrante, elle
est « faite pour être contournée » : c’est le lit de la manipulation.
Contourner la loi, c’est manipuler. Manipuler, c’est ne pas tenir compte des
règles, des limites, de la place légitime de chacun et du respect de tous, et se
débrouiller en catimini pour obtenir ce qu’on veut : la soumission d’autrui,
son allégeance à nos désirs, pour que le monde soit comme on veut qu’il
soit, rêve perdu des enfants cadrés, mais pas du manipulateur…

Le manipulateur ne supporte pas la frustration et met toute son intelligence


au service de ses besoins de contrôle. Sa nécessité de contrarier son
partenaire en est l’illustration. Par ici c’est trop à droite, par là c’est trop à
gauche. Ce n’est jamais comme il voudrait que ce soit. Non qu’il soit un
éternel insatisfait, mais contrarier est une bonne manière de maintenir
l’autre à distance tout en conservant le lien. Il critique par intérêt. Peu
importe la vérité, pourvu qu’il soit crédible. Il chicane pour ne pas être
d’accord, par principe. Il réfute pour ne pas obtempérer, ce qui serait pour
lui une façon de se soumettre. Ce jeu de va-et-vient, ce cisaillement
d’attraction-répulsion, ces demi-oui et ces faux non le protègent de
l’ascendant d’autrui. Mais, pour ce faire, il contrarie tellement sa victime
qu’au final soit il l’asservit complètement, ce qui fait perdre à celle-ci toute
utilité narcissique et donc il la rejette, soit il la perd parce qu’elle n’en peut
plus, perspective qui le fait paniquer, confronté qu’il est au vide de sa vie
psychique, et donc il tâche par tous les moyens de la rattraper… Et le va-et-
vient continue…

N’ayant pas reçu la structure indispensable à la formation d’un Moi solide,


ces enfants malmenés se sont construits tant bien que mal, en tirant
inconsciemment des conclusions erronées de chaque étape lacunaire de leur
enfance. Instabilité, insécurité, frustration, besoin de contrôler et de
dominer constituent le moteur interne des personnalités manipulatrices.

Ces éclaircissements, que je développe bien plus longuement dans La


Manipulation ordinaire, ne sont en rien une plaidoirie qui excuserait les
manipulateurs des comportements insupportables qui pourrissent leurs
relations. C’est juste une explication. Une invitation à comprendre plutôt
qu’à condamner. Ils ne sont pas coupables de leur enfance, mais bien
responsables de ce qu’ils font de leurs difficultés, si tant est qu’ils s’en
rendent compte. Comme tout le monde. On peut ne pas être conscients
qu’on fait du mal à quelqu’un, mais on ne peut ignorer qu’on lui a fait du
mal, s’il le manifeste. Tout le monde est libre de s’interroger, aussi difficile
cela soit-il.

Nous sommes tous des cabossés de l’enfance, peu ou prou. Ces


manquements et ces lacunes peuvent aussi nous avoir un peu touchés dans
notre propre construction. Ils laissent peut-être aussi chez nous quelques
traces malvenues dont on n’est pas particulièrement fier et qui nous causent
quelques tracas dans nos relations. On peut donc aussi balayer un peu
devant notre porte. Je souhaite que ce livre puisse y être utile.

Qui sont les victimes ?


Les personnalités qui attirent un manipulateur sont celles qui lui donnent
l’impression, à tort ou à raison, de posséder les qualités qui lui manquent,
mais aussi les faiblesses qui l’arrangent. Cette analyse des points forts et
des points faibles de ses victimes potentielles n’est pas lucide et délibérée,
comme un chasseur évaluerait sa proie. Il est attiré par certaines
personnalités sans trop savoir pourquoi, comme n’importe qui,
instinctivement. Il jettera son dévolu, par exemple, sur une personne qui
dégage une certaine énergie là où il n’en a pas lui-même, et des failles là où
il se sent solide. Jusqu’ici, tout paraît normal, on peut y voir la recherche
d’une complémentarité de bon aloi. Mais là où le bât blesse, c’est
précisément qu’il ne s’agit pas d’une simple complémentarité de
compétences, mais bien plus d’une recherche de « prothèse psychique ».

Qu’elle soit réelle ou imaginée par le manipulateur, la force qui lui manque
et qui le fascine chez autrui est la force intérieure, ce socle de base si
défaillant chez lui. C’est cette qualité enviable qu’il va viser chez sa
victime, pour la briser ou s’en nourrir. Il s’en méfie comme un jaloux. Il va
d’une main la mépriser et la casser lorsqu’il y est directement confronté,
mais de l’autre, de préférence en public, il va s’en servir et s’en parer.
Les fragilités de sa victime lui servent à la garder à portée de main, afin
qu’elle ne s’éloigne pas sous les attaques violentes. Il utilise le manque de
confiance en soi de celle-ci en la valorisant suffisamment pour qu’elle ait
besoin de ce renforcement régulier, parce que, par ailleurs, il la culpabilise
en lui attribuant la responsabilité de ses propres frustrations. Ce régime de
« douche écossaise » est évidemment très déstabilisant et lui permet de
s’aliéner une personne qu’il ébranle et rattrape à sa guise.

Comment le manipulateur et sa victime


se rencontrent-ils ?
Trois scénarios sont possibles :

• les rencontres qui sont imposées par les circonstances sans que quiconque
ne se soit choisi : les relations de voisinage, de locataire-propriétaire ou,
souvent aussi, dans le cadre du travail ;
• les relations où l’un choisit et l’autre pas : les relations parent-enfant à
l’évidence, mais parfois aussi au sein des entreprises ;
• les relations où les deux partenaires se choisissent : les relations amicales
et de couple.

Les situations qui sont interpellantes pour les victimes sont celles qu’elles
ont choisies sans contrainte, ou celles, non choisies, où elles acceptent
néanmoins de rester. Certes, nous le savons, il n’est pas toujours simple de
sortir d’une relation toxique, d’une part par la nature même de sa toxicité
(je te chasse, je te garde, etc.), mais aussi, d’autre part, à cause des autres
circonstances qui verrouillent la relation : éléments matériels, biens en
commun, déménagement qui coûterait cher, travail qu’on ne peut se
permettre de perdre, enfants du couple, etc. Il ne faut pas minimiser ces
complications, elles sont parfois énormes. Elles forment un frein sérieux,
mais elles ne devraient pas constituer un verrou immuable.
Rester ou quitter ?
Tout est une question de dosage. D’intensité et de fréquence des
désagréments. Un brin de manipulation ne nuit pas véritablement à la vie
sociale, mais trop, c’est trop.
Les personnalités simplement narcissiques sans être destructrices, à l’ego
surdimensionné, ces flatteurs qui dépendent de ceux qui les écoutent, sont
pénibles mais finalement assez pathétiques. En revanche, lorsqu’ils se
mettent à détruire la personnalité de leurs proches par des pratiques
perverses, il faut se faire respecter et, si ce n’est pas possible, les quitter…
Que l’on arrive à décoder ces pratiques, perverses ou non, importe peu,
finalement. Une relation qui fait du tort fait du tort. Même si on n’a pas de
réponse aux questions obsédantes (Pourquoi agit-il comme ça ? Est-ce de
ma faute ? Puis-je y changer quelque chose ?), il faut un jour se dire que
cette relation nous est nuisible et que rien ni personne n’impose qu’on se
maintienne dans cette souffrance. Nul ne mérite d’être anéanti par
quiconque.

Mon souhait ici est de donner de la cohérence à ces comportements


dévastateurs qui ruinent bien des relations et parfois consument des âmes.
Cette dynamique centrale, brièvement évoquée dans les lignes qui
précèdent, est à la source de multiples comportements d’irrespect et de
destruction.
Je vais m’atteler à en décrire une dizaine. Tous sont l’émanation, plus ou
moins filtrée par l’éducation ou les règles du milieu, de cette construction
lacunaire et ont pour effet d’affaiblir l’identité de l’autre dès qu’elle dégage
la moindre force.

• La disqualification, qui se traduit par de nombreux dénigrements, du


mépris, des critiques, des sarcasmes plus ou moins manifestes et qui a
pour effet, chez la victime, d’annihiler tout plaisir à être simplement la
personne particulière qu’elle veut être.
• L’imposition, qui introduit les menaces, la directivité, le chantage ou
l’autoritarisme, et qui se moque bien de la liberté d’autrui.
• L’isolement, dont le but est de couper les liens qui donnent du courage,
par le rejet des amis et des activités extérieures.
• Le non-respect du territoire, qui se manifeste par de multiples intrusions
dans la vie d’autrui, par un contrôle des territoires, des activités et même
de l’esprit, et qui bafoue les besoins légitimes d’intimité.
• Le refus du dialogue : on élude, on dérive, on accuse, on monologue, on
sème la confusion ou on s’en va, stratégie efficace pour nier l’existence de
l’autre.
• La chosification, qui amène à utiliser le partenaire comme un outil
nécessaire ou à le considérer comme un obstacle gênant, c’est-à-dire
comme un objet, ce qui a pour effet d’étouffer une partie de sa vitalité.
• L’inversion, subtile destruction de la logique, faite de demi-vérités et de
chronologies réinventées, dont le but est de rejeter la responsabilité de son
propre mal-être sur l’interlocuteur.
• Le déni, qui rend fou ! Mensonges, silences et oublis significatifs qui font
fi de toute vérité.
• Le décervelage, résultat de doubles messages et d’injonctions
paradoxales, qui brouille l’esprit et empêche la pensée libre.
• L’emprise, qui signe la soumission, le sentiment d’inexistence, la perte de
personnalité et qui asphyxie progressivement la vitalité.

Pour chaque comportement manipulateur, je mettrai en évidence les


meilleures manières d’y résister, mais soyons clairs : le mieux est de ne pas
prolonger une relation qui a démarré sous de mauvais auspices ! Si vous
détectez des signes notoires d’irrespect et si quelques mises au point n’ont
aucun effet, méfiez-vous ! Les conseils de protection et de résistance que je
diffuserai au fil des chapitres seront efficaces pour des situations débutantes
ou pas trop lourdes. Vous avez peut-être l’impression d’avoir déjà utilisé de
nombreux moyens de riposte ou de pacification, et vous avez peut-être
découvert qu’ils sont inopérants à moyen ou long terme. C’est évidemment
décevant, frustrant et même épuisant. Il faut vraiment se demander si les
bénéfices de maintenir la relation sont supérieurs à ceux qu’on trouverait à
y échapper. C’est une question de dosage de ce qui se trouve dans les deux
plateaux de la balance : les avantages et les inconvénients. La perfection
n’existe pas en matière de relations humaines, certes, mais le progressif
asservissement conduit parfois à l’annihilation de l’âme. Dans ce cas, la
meilleure protection est la rupture.
Malheureusement, la prise de conscience met souvent du temps à survenir.
Parfois des années ! Les relations sont déjà bien engagées. Et, pire encore,
quelquefois les relations de manipulation opèrent au sein des familles, entre
parents et enfants, où le pervers et l’affectif s’entremêlent, situation
douloureuse et destructrice dont on peut mettre de nombreuses années à
sortir et guérir. Les petits conseils de résistance ne feront pas de miracle
dans ces situations relationnelles intenses. Ils agiront comme un bouclier ou
une cuirasse, ils protégeront des coups, mais qui a envie de vivre enfermé
dans une armure ?

De manière générale, la ligne de conduite qui permet d’éviter de vendre son


âme au diable est la combinaison de la lucidité et du courage.
La lucidité permet de détecter l’irrespect, de ressentir la légitimité de ses
besoins et désirs, de décortiquer les comportements qui les piétinent et qui
nous entraînent dans une riposte inefficace.
La lucidité est la source de la liberté de penser par soi-même, sans se
laisser influencer. Elle est nécessaire pour comprendre ce qui nous mine et
indispensable pour en attribuer l’origine aux méthodes pernicieuses
employées par l’autre pour nous faire perdre pied. Nous ne sommes pas
fous, ce sont les comportements malsains de celui qui cherche à dominer la
relation qui nous détruisent à petit feu.
Cette même lucidité nous renvoie alors à notre propre responsabilité de
nous maintenir ou non sur le champ de bataille. Elle nous apporte aussi la
nuance qui nous aide à choisir consciemment de dire ou de taire, de
combattre ou d’abandonner une lutte dont la victoire paraît de plus en plus
aléatoire, voire illusoire.
On gagne parfois une bataille, mais rarement la guerre. En revanche, la
vraie victoire consiste à se libérer définitivement de l’emprise destructrice
et d’en tirer une profonde leçon pour l’avenir.

Le courage soutient le combat pour nos idées, pour notre place et pour notre
liberté.
Le courage dresse une barrière qui empêche l’autre de pénétrer dans notre
psychisme et de le manipuler à sa guise.
Il nous est également nécessaire pour rompre un lien tissé d’amour et de
haine, pour arrêter une histoire qui fut passionnelle mais qui n’est plus
qu’une guerre de tranchées, pour quitter un emploi dont la sécurité
financière et le sentiment criant d’injustice sont les dernières raisons qui
nous maintiennent encore dans un piège qui nous broie.

Restez vigilant et maître de votre vie. Vous seul pouvez déterminer ce qui
est bon pour vous. Mon livre essaye de vous aider à clarifier les choses. Les
choix, c’est vous qui les ferez.
Parfois il est difficile de quitter quelqu’un parce que « ce serait trop lui
faire plaisir » ! Rompre la relation reviendrait à laisser le champ libre à
celui qui nous a fait du tort, comme s’il gagnait le combat. Mais ne vous
trompez pas de victoire ! Pensez à vous, d’abord. Peu importe que cela lui
fasse plaisir ou non, c’est imprévisible et les apparences sur ce point sont
bien trompeuses. Ce qui compte, c’est de sauver votre peau. Ou, à tout le
moins, conduire votre vie vers ce qui vous fait du bien, quoi qu’il vous en
coûte. On n’en a qu’une, sauf erreur de ma part ! Prenez en soin, elle est
votre unique chance.
1
La disqualification

Comment se manifeste-t-elle ?
Par des moqueries, de l’humour blessant, de la dérision, en ridiculisant et
en caricaturant les propos de l’autre.
Par des sarcasmes, du mépris, du dénigrement, des injures, des
accusations outrancières.
Par des jugements, des critiques, de la moralisation.
Par un manque d’écoute, de l’absence d’intérêt, des oublis, du silence…

Pourquoi disqualifie-t-on ?
Disqualifier scinde le monde en deux : les bons et les mauvais, et on est
évidemment du bon côté ! Dégrader l’autre est une manière aisée d’éviter
d’examiner un autre point de vue que le sien, d’avoir éventuellement à en
tenir compte et de devoir remettre le sien en question. On s’assure ainsi
que son propre regard demeure le seul qui vaille.
Ne pas attribuer de valeur à l’autre, à ses goûts et ses opinions l’amoindrit
et le déstabilise. Il risque moins d’avoir de l’ascendant.
Effets sur la victime
Lorsqu’on se sent injustement critiqué, on a besoin de s’expliquer, de se
justifier ou de se défendre, ce qui ne fait souvent qu’envenimer les choses.
On préfère alors parfois abandonner son propre point de vue, pour éviter
les ennuis, par lassitude. On développe un sentiment de culpabilité, de
rejet, de nullité, de tristesse. On perd progressivement sa propre estime et
la confiance en soi.

La disqualification est la manipulation la plus facile à détecter. C’est


souvent aussi la première à se manifester au sein d’une relation qui
jusqu’alors semblait normale, le premier nuage dans un ciel pur, qui n’était
probablement pas bleu azur, mais on souhaitait rester dans l’illusion d’un
printemps éternel, tout doute étant donc soigneusement ignoré. Jusqu’au
jour où, soudain… « Ai-je bien entendu ? Je rêve ou il m’a traité
d’incapable ? C’est quoi ce petit sourire narquois ? Cet air dégoûté ? Cette
pique inattendue ? »
Les premiers signes désagréables sont tellement perturbants qu’on préfère
les occulter. Ils ressemblent à un dérapage, à un faux pas. Rien n’annonçait
le changement de ton, on a dû se tromper. On efface et on repart sur les
anciennes bases, celles de la sincérité et de la confiance. Et le printemps
revient.
Un deuxième petit coup de vent, plus sec, cette fois ! Une marque de
mépris, un petit sarcasme lâché comme un pet, en toute impunité. « Moi ?
Je n’ai rien dit ! De quoi tu parles ? Tu inventes ! » Et chaque fois, le calme
revient, la gentillesse même, chaude, normale, absolument normale… J’ai
dû me tromper, effectivement.
Tant que les périodes d’accalmie demeurent assez longues, on supporte les
intempéries. L’espoir d’un été à venir est toujours possible. Si on s’y prend
mieux, ça ira. Éviter toute maladresse, s’excuser, mea culpa. S’adapter.
Essayer de comprendre. Oublier.
À chaque coup de vent, on s’en veut. On recule, c’est la seule solution,
parce que si on riposte c’est pire : « C’était une blague ! Tu n’as aucun sens
de l’humour ! »
Si on s’explique, on s’enfonce : « Qu’est-ce que tu es susceptible ! Tu
prends tout de travers ! »
Si on exige une discussion, on envenime encore plus la situation : « Arrête
de couper les cheveux en quatre ! Pourquoi reviens-tu avec ces vieilles
histoires ? »
Bref, soit on s’écrase, soit c’est la bagarre…
À la longue, il devient évident que le climat se dégrade. Les moqueries
sont acides, l’humour n’a plus rien de pétillant. Les critiques fusent et les
jugements condamnent.

Il existe de multiples manières de dénigrer quelqu’un, et parfois elles sont


très discrètes :

• Rester froid, par exemple, c’est très simple ! Il n’y a pas grand-chose à
faire ni à dire, il suffit de se taire, d’afficher un air distant, préoccupé, de
laisser le silence s’éterniser. Un mutisme dédaigneux en quelque sorte.
• Ne pas répondre est une réponse. Une réponse méprisante et non assumée.
C’est une manière de dire à l’autre qu’il ne nous intéresse pas, qu’il ne
vaut pas le temps ni la peine qu’on devrait consacrer à lui répondre.
• Ne pas tenir compte de lui, de ses demandes, de ses besoins, de son
existence. On passe devant lui sans le voir, on n’accroche surtout pas son
regard, on est sourd à ses propos. Une attitude puissamment méprisante.
• Faire attendre. Pas un retard malencontreux et exceptionnel, non, un retard
systématique ! On n’est jamais à l’heure aux rendez-vous, on tarde à
répondre aux messages, on promet « je t’appelle demain » et on fait
patienter une semaine, on a toujours quelque chose de plus sérieux à faire,
histoire de faire comprendre à l’autre, sans l’assumer, le peu d’importance
qu’il a à nos yeux.
• Critiquer une catégorie de gens dont le partenaire fait partie : les femmes
au volant, les universitaires qui pensent toujours avoir raison, les gens qui
ne font pas de sport, sa famille… La critique est diluée par la
généralisation, mais la cible est atteinte. C’est imparable, parce que si la
victime se défend on peut toujours lui dire qu’on ne parlait pas d’elle,
mais des autres, et critiquer son égocentrisme au passage !
Le manipulateur s’attaque à l’estime de soi, conduit sa victime à avoir une
image d’elle-même dépréciée, humiliée, détruite, tout en la maintenant dans
le sentiment qu’il reste son seul sauveur. L’asservir pour la sauver.

Mon mari me répète depuis quinze ans que je suis bête, parce que je
n’ai pas fait d’études. Il ne manque pas une occasion pour me rappeler
mes manquements et souligner mon ignorance. Je ne suis pas bête et
j’ai eu une bonne éducation, mais je manque beaucoup de confiance en
moi, et je n’ai pas son bagout. Il est beaucoup plus vif d’esprit et
brillant que moi, et il m’écrase chaque fois. Face à lui, je perds tous
mes moyens. Je le crains. Au début, j’ai pensé à partir, mais j’ai peur
de me retrouver seule. Aujourd’hui, je n’y pense même plus. Il me dit
que je n’intéresserais personne, que je n’ai aucun charme, mais que
lui, par bonté, me garde et me protège. Je ne sais plus que penser.4

Dans le milieu de l’entreprise, la disqualification est une manœuvre souvent


employée par tel supérieur hiérarchique manipulateur pour déstabiliser un
employé dont il veut se débarrasser. Il commence par le dénigrer quelque
peu aux yeux des autres, s’en plaint, sème des rumeurs malveillantes,
exagère et lui invente des torts. Toutes sortes de choses invérifiables, mais
le ver est dans le fruit et produit son effet. Ensuite, ce chef indélicat ne
prévient pas son subalterne qu’il sera interrogé sur son travail à la prochaine
réunion par exemple. Il n’a donc pas préparé son rapport, mais la situation
publique, face au reste de l’équipe, l’empêche de riposter, il se sent pris en
faute, bredouille, l’autre sourit tranquillement, et le mal est fait. La
disqualification s’est opérée sans action manifeste. Le manipulateur ne
bouge pas le petit doigt et assiste tranquillement à la chute de sa victime.
Terrain parfait pour une bonne petite culpabilisation de la victime, qui ne
peut objectivement pas faire de reproche évident à son supérieur
puisqu’aucune manœuvre délibérée n’est vraiment détectable.
Dans un autre cas de figure, lorsque le manipulateur n’est pas à un poste
de pouvoir et que son comportement dérange l’équipe dans laquelle il est
amené à travailler, le groupe, lassé de ces manigances pernicieuses, peut
aussi créer un « cordon sanitaire » autour de lui et finir par l’expulser.
Après avoir été licencié de plusieurs entreprises où son
comportement a été jugé trop désagréable et perturbant, Georges, 42
ans, continue toujours à expliquer ses renvois successifs d’un jugement
qui n’autorise aucune nuance : « Ils sont tous nuls ! » La remise en
question semble toujours hors de portée pour Georges, il ne peut
expliquer ses échecs répétés qu’en en attribuant la responsabilité aux
autres, comme un grand incompris… qui ne veut rien entendre.

Le caractère déstabilisant de la disqualification est en partie lié à


l’incohérence des attaques : soit elles n’ont lieu qu’en privé mais, dès qu’il
y a un public, tout a l’air d’aller pour le mieux dans le meilleur des
mondes ; la victime se sent isolée et si elle se plaint, personne ne la croit.
Soit, à l’inverse, le manipulateur ne dévoile son jeu que devant témoin,
comme s’il avait besoin de montrer sa supériorité en public, alors qu’en
privé il retrouve un comportement rassurant ; la victime ne sait plus sur quel
pied danser. Quel que soit le scénario, il sème le doute et fragilise.

Aux dîners de famille, ma belle-sœur s’ingéniait toujours à


ridiculiser son mari, mon frère, devant nous, sa famille5… Elle le
dévalorisait, se moquait subtilement de son « humour bête » de façon
fort désagréable, comme si elle voulait nous montrer qu’elle n’était pas
stupide, qu’elle était plus intelligente que lui et qu’elle n’allait donc
pas s’abaisser à rire de ses blagues de potache. Nous, on le connaît
depuis toujours, notre frère ! Et on l’aime bien, malgré son humour à
trois francs six sous ! On est habitués ! Mais elle agissait comme si elle
voulait faire alliance avec nous, contre lui. Et ça marchait en partie,
certains s’appuyaient sur ce qu’elle disait pour renchérir. Il devait s’en
rendre compte, mais ne réagissait pas. Il souriait tristement. D’autres,
comme moi, étaient mal à l’aise. Mais c’était sa femme, on n’osait pas
s’en mêler et on assistait à l’humiliation, sans rien dire. Il devait se
sentir bien seul…
Heureusement, après quelques mois, ils se sont séparés et il vit
aujourd’hui avec une femme aimante qui le respecte.
Que ce soit dans le cadre de la vie professionnelle ou affective, la
succession de rejets et de ruptures, même si elle interroge le manipulateur,
ne l’amène que très rarement à se remettre en question. Il préfère attribuer
la cause de ses échecs aux autres, qui ne le comprennent pas, qui ont tort de
s’éloigner de lui, qui ne savent pas ce qu’ils ratent, bref, qui sont idiots !

Notons toutefois qu’il n’est pas mauvais de nous interroger nous-mêmes sur
nos réactions en cas d’échec ou de rupture. Les tendances les plus radicales
s’opposent : soit nous accusons systématiquement les autres d’en être à
l’origine, soit nous nous en attribuons toute la responsabilité en nous
culpabilisant outre mesure. Ces deux interprétations sont excessives et
rarement justes. La voie la plus intéressante est évidemment celle qui mêle
ces deux tendances. « Quelle est ma part dans cet échec ? Qu’ai-je fait qui
aurait pu être évité ? De quoi suis-je responsable, voire coupable ? Mais
aussi, quelle est la partie qui incombe à l’autre, aux circonstances et à tout
ce sur quoi je n’ai aucune prise ? » On ne peut se débarrasser entièrement
de sa responsabilité, mais on n’a pas tous les torts pour autant.

Michel et Bernard sont collègues de travail et décident d’organiser


ensemble un voyage de groupe. Ils partent deux semaines en Asie du
Sud-Est avec une quinzaine de personnes. Au cours du voyage, Michel
fête ses 40 ans et se fait agréablement gâter par le groupe, reçoit un
joli cadeau collectif et est au centre de toutes les attentions durant la
journée. Il se comporte ensuite un peu comme si le groupe lui avait
posé une couronne sur la tête, qu’il n’entend plus quitter ! Il s’impose
petit à petit comme unique chef et sème à tous vents de subtiles petites
graines dévalorisantes à l’égard de son collègue, ce qui ne manque pas
de mettre les voyageurs mal à l’aise.
À la fin du périple, le groupe prépare la dernière soirée et, lors de
cette ultime occasion de partager un bon moment, met Bernard à
l’honneur, en partie pour rééquilibrer les gentillesses puisqu’il n’a pas
eu de fête particulière, mais aussi par sympathie pour cette
personnalité discrète et agréable, appréciée de tous. Cet honneur ne
sied pas à Michel, qui enrage intérieurement et termine le séjour en
critiquant systématiquement tout, son collègue, les participants, les
habitants locaux et même le climat ! Visiblement, il a vécu le désir du
groupe de fêter Bernard comme un crime de lèse-majesté et ne le
supporte pas. Mais il est évident que sa rage n’a pas de cible
particulière. Elle bouillonne et émane de lui comme une lave qui
s’attaque « à tout ce qui bouge », sans distinction, signe de sa détresse
intérieure ingérable et niée.

La frustration de Michel est compréhensible, mais elle aurait dû être mieux


gérée. Michel n’est pas fondamentalement méchant, tout le groupe peut en
témoigner, mais subitement son humeur a viré, comme s’il était soumis à
ses démons intérieurs qu’il n’arrive plus à contenir. Incapable de les brider,
incapable même de comprendre sa machinerie interne, il n’a pas essayé de
se contenir. Il a lâché le frein et s’est mis à détruire ce qu’il avait lui-même
construit. Les autres « sont devenus » subitement mauvais, le voyage « est
devenu » une corvée et son gentil collègue « est devenu » un ennemi…

Dans les mêmes circonstances, une autre personne se serait éloignée, pour
aller cuver sa tristesse au fond de son lit. Une autre encore aurait boudé plus
ou moins ostensiblement afin de quérir un peu d’attention sans non plus se
rendre trop insupportable. Ce sont chaque fois des attitudes un peu
infantiles mais éminemment humaines. Sauf que nous ne sommes plus des
enfants et qu’on ne devrait plus gérer nos inconforts comme des gamins !

Actes de résistance
Exprimer avec fermeté qu’on n’accepte pas d’être traité d’une manière
qu’on juge inappropriée, erronée, exagérée. Exiger le respect.
Apprendre à se connaître, afin de ne pas se laisser abuser. Connaître ses
qualités et ses défauts permet de ne pas se laisser dire n’importe quoi.
Être capable de reconnaître ses manquements aide à refuser les
accusations infondées.
Demander à celui qui nous dénigre ce qu’il veut dire, exactement.
L’inviter à s’expliquer et ensuite à reconnaître son exagération, son erreur,
sa médisance…
Exiger que dorénavant ses mots ne dépassent plus sa pensée.
Ne pas tomber dans la riposte symétrique, qui nous pousserait à dire des
choses que l’on regrettera plus tard.

Acceptable ou inacceptable ?
Les moqueries font partie de l’arsenal humoristique. Elles ne sont pas
toujours agréables, certes, mais ne sont pas toutes destinées à blesser.
Bien au contraire, c’est souvent parce qu’on aime quelqu’un qu’on se
permet de le titiller. Ou se situe alors la limite entre les moqueries
espiègles et supportables et celles qui nuisent ?
La différence se marque à partir du moment où la victime manifeste sa
souffrance et que le manipulateur n’en tient pas compte. On peut être
maladroit ou brutal, sans s’en rendre compte, cela arrive à tout le monde.
Mais lorsque autrui exprime clairement combien cela lui est pénible,
demande que cela cesse et que, malgré cela, on continue à le dénigrer,
autrement peut-être, mais de manière récurrente, il ne s’agit plus d’une
maladresse, mais d’une attitude délibérée, destinée à blesser, à
déstabiliser, à amoindrir l’assurance du partenaire.
2
L’imposition

Comment se manifeste-t-elle ?
En imposant ses idées comme les meilleures, les seules, en s’établissant
comme référence pour les autres, en étalant ses connaissances, sa culture,
en se prenant pour le nombril du monde !
En ne se préoccupant pas du point de vue de l’autre, en cherchant à «
convaincre pour convaincre », à n’importe quel prix.
Par des décisions arbitraires, des faits accomplis, des menaces, de
l’autoritarisme, par la colère, les coups, le chantage…
Parfois très subtilement, en se montrant perdu, malheureux ou blessé si
l’autre n’adhère pas à la décision imposée. En se victimisant, on manipule
très bien.

Pourquoi impose-t-on ?
Parce qu’on ne supporte pas d’être bousculé par d’autres idées que les
siennes. Il faudrait en tenir compte, changer ses décisions, reconnaître
éventuellement ses manquements, ses erreurs, voire ses torts. Il faudrait
sortir de sa zone de confort et faire de la place à l’autre.
On méprise le choix, l’autonomie de pensée et la liberté d’action d’autrui
parce qu’on ne lui reconnaît pas une valeur équivalente à la nôtre.
On postule une hiérarchie dans la relation : Je suis mieux que lui, j’ai
raison, j’ai le droit, etc.

Effets sur la victime


Dans un premier temps : soumission, impuissance, peur, sentiment
d’injustice, révolte.
À la longue : peur de penser par soi-même, doute profond sur la
pertinence de ses propres choix, abandon progressif de ses opinions,
recherche de ce que l’autre attend, asservissement.

Ce qui différencie l’imposition du manipulateur de toute autre forme de


persuasion est sa conviction qu’il n’y a que son opinion qui a de la valeur et
que son interlocuteur doit y adhérer sans résistance, comme une évidence.
Avec la menace en toile de fond, le manipulateur instaure un climat de peur,
de soumission, d’obéissance passive. La victime se soumet pour éviter le
conflit. Elle a appris à ses dépens que chaque opposition est payée comptant
et, par facilité, elle finit par se plier aux exigences de son bourreau. Elle
devient docile. Mais ce n’est pas une acceptation sereine, c’est une
résignation triste.

Sous une forme minimaliste mais très répandue, le manipulateur manifeste


son besoin d’imposer par l’affirmation de son opinion, de son goût, de sa
conception, comme si son point de vue était universel. La manœuvre est
fréquente. On dit, par exemple, « le fromage de chèvre, c’est
immangeable » au lieu de « je déteste le fromage de chèvre » ! On affirme
de façon péremptoire : « Les meilleures vacances sont celles où on n’a rien
à faire ! »… Et si moi j’aimais parcourir le monde avec mon sac à dos ? Je
passerais pour une idiote qui n’y connaît rien ?
Ce petit exemple peut sembler relever du détail ou de la blague, et on
serait bien naïf de l’interpréter différemment de ce qu’il est : l’expression
d’un goût personnel, on l’aura compris. Cependant, s’il se répète à tout
propos (observez la chose, c’est loin d’être rare !), il devient significatif
d’une vision du monde plutôt nombriliste. Pour le fromage de chèvre, ma
foi, passons, cela ne porte pas vraiment à conséquence et la riposte est facile
et sans danger. Mais cette façon d’imposer son point de vue dérive vite vers
un envahissement normatif (sa norme est la bonne) et culpabilisant (celle de
l’autre est nulle) comprenant les opinions politiques, la manière d’éduquer
les enfants, le bon goût (« le bon goût, c’est mon goût » dit la pub !), les
règles morales, les croyances justes et celles qui sont ridicules, bref un
rappel de la manière dont il faut vivre : la sienne !

À sa fille Margaux, adolescente, qui a des soucis avec une copine, la


mère déverse son propre scénario : « Tu lui dis : Lulu, je n’ai aucune
confiance en toi, tu mens comme tu respires, je veux que tu me prouves
ce qui s’est passé le week-end dernier ! » Margaux, embarrassée, ne
suit pas le conseil de sa mère, et le lendemain la sentence tombe comme
un couperet : « C’est normal que tu aies des problèmes avec tes amis,
tu es incapable de t’imposer, tu te laisses faire, c’est minable. Et je me
demande bien pourquoi tu m’en parles si c’est pour ne pas suivre mes
conseils ! Dorénavant, débrouille-toi toute seule ! »

Le manipulateur dicte ses envies et n’envisage même pas qu’il puisse y


avoir la moindre contestation. Le cas échéant, il se montre blessé, outré,
choqué, voire agressif ou menaçant. Il ne comprend pas qu’on puisse ne pas
aimer ce que lui aime, pas plus qu’il ne comprend pourquoi on aime
quelque chose que lui n’aime pas ! Bien sûr, rationnellement, il le sait ! Il
sait que les goûts et les couleurs, blablabla… Il connaît la chanson. Mais,
émotionnellement, il ne peut l’envisager. C’est l’illustration de ses petits
conflits internes : « sa tête » comprend la différence entre les êtres, mais
« ses tripes » ne le supportent pas. Il est déstabilisé par un autre choix que le
sien, cela le perturbe et donc il impose le sien, par facilité. Même s’il admet
que chacun a droit à sa propre opinion. Et pour ne pas assumer sa propre
contradiction, il va faire la petite pirouette qui énerve : critiquer la non-
adhésion d’autrui à ses propositions et, de bourreau, le voilà victime !
– Ce soir on va au cinéma voir le dernier James Bond.
– Oh non, pas James Bond, ça ne m’intéresse pas tellement…
– Tu n’es jamais d’accord avec rien ! Tu m’énerves !
– Mais ce n’est pas vrai ! Je suis souvent d’accord avec toi ! Je te dis
simplement que les films de James Bond, ce n’est pas ma tasse de thé,
c’est tout !
– Dis tout de suite que j’ai mauvais goût !
– Mais non, il ne s’agit pas de ça, ne prends pas la mouche ! J’irais
volontiers au cinéma avec toi, mais je préférerais qu’on choisisse un
film qu’on aime tous les deux.
– Mais je ne prends pas la mouche ! C’est toi qui me cherches des
poux ! C’est incroyable ! Je te propose une chouette sortie, je te fais un
cadeau et toi tu ne fais que critiquer ! Chaque fois que je suis de bonne
humeur, tu fiches tout en l’air ! Tu es vraiment une emmerdeuse !

Dans cet exemple, le manipulateur inverse les polarités (voir chapitre 7), il
fait une volte-face qui lui permet d’accuser sa victime de lui faire du tort,
alors que c’est lui-même qui est à l’origine du conflit. Il se montre
incapable de modifier un tant soit peu sa conviction et de se remettre en
question. En tout cas, il n’en fait certainement pas l’effort. Il pourrait aussi
accepter (en soupirant éventuellement) d’aller voir un autre film, qui plaît
aussi à sa femme, mais le critiquer en sortant de la salle, histoire de bien
montrer le sacrifice qu’il a consenti et de culpabiliser son épouse de lui
avoir « imposé » son choix (revoilà l’inversion).

Évidemment, les membres d’un couple n’ont pas toujours les mêmes goûts
en matière de cinéma, c’est bien normal. Mais des partenaires de bonne
volonté, qui ne font pas usage de la manipulation, vont faire des compromis
et iront alternativement voir un film qui plaît à l’un ou à l’autre, sans
dénigrer les choix de chacun. Ou bien ils ne sortiront que lorsqu’on jouera
un film qui plaît aux deux. Ou encore, ils s’autoriseront des sorties séparées,
pour que chacun puisse aller voir ce qui lui plaît.

Le manipulateur fait usage du « on » comme si sa parole était collective et


que son partenaire allait s’y soumettre d’emblée, sans contestation. Il
impose sa vérité, sait mieux que les autres ce qui est juste et bon pour eux-
mêmes.

– J’ai revu les plans de la future cuisine. On va plutôt mettre tout


l’électroménager sur la droite.
– Mais chéri, tu aurais pu m’en parler, c’est quand même moi qui y
passe le plus clair de mon temps !

Alors que la victime espère que son interlocuteur reconnaîtra ses excès ou
ses torts et que cela le conduira à ne pas recommencer la même erreur, on
observe bien au contraire qu’il semble avoir vécu cette tentative de
déstabilisation comme insupportable et qu’il redoublera d’efforts
dorénavant pour ne plus être confronté à ce qui le dérange.
Pas de demande d’excuses, pas de remise en question, pas de scrupules. Il
imposera plus fort, plus vite et plus fréquemment, ou plus habilement, pour
bien manifester qu’il ne se laisse pas faire et qu’il a raison, un point c’est
tout.
Si le dialogue est mené avec suffisamment de doigté pour qu’il soit obligé
de prendre en compte une autre opinion que la sienne, il prétendra
probablement qu’il avait déjà pensé à cette idée et que ce n’est donc qu’une
copie de la sienne. Ou alors, une fois sorti de la confrontation, il
réaménagera aussitôt sa conviction à l’aune de ses propres intérêts, comme
avant. La leçon n’a pas porté, bien au contraire. Ce qui compte, c’est de ne
pas se laisser déstabiliser, de ne pas laisser l’autre gagner du terrain.

Une impression curieuse germe parfois dans l’esprit de la victime, à


laquelle elle ne veut pas croire tellement cela lui paraît bizarre : chaque fois
qu’elle explique ce qui la dérange dans les comportements de son
partenaire, alors qu’il fait mine d’avoir compris, on dirait qu’ensuite il
répète exactement le comportement qui a été pointé, parfois même en
redoublant de zèle. Un peu comme si les explications de la victime s’étaient
transformées en bâton pour la battre !
J’ai expliqué à ma mère que je ne souhaitais plus qu’elle entre chez
moi à l’improviste. Elle a l’art d’arriver le dimanche matin quand je
traîne encore en pyjama, je déteste ça ! Elle s’en est montrée choquée,
comme si je ne l’aimais plus. Elle a dit qu’elle ne comprenait pas
pourquoi je la repoussais, après tout ce qu’elle avait fait pour moi. Elle
a vraiment essayé de me culpabiliser, se disant blessée et rejetée.
Pendant quelques semaines, elle n’est plus venue, pour bien me
montrer… quoi ? Qu’elle m’obéit ? Ou qu’elle est vexée ? Je n’en sais
rien, elle est si compliquée ! Toujours est-il que, quelques semaines
plus tard, elle est réapparue, comme si de rien n’était, un dimanche
matin ! Exactement comme si elle me disait : tu ne vas pas me dicter
mes comportements ! Je fais encore ce que je veux ! C’est dingue ! Moi
je m’en fiche de ce qu’elle fait ! Elle ne comprend rien ! Je veux juste
qu’elle cesse de considérer que chez moi, c’est chez elle !
On en a encore discuté, mais elle ne veut rien entendre. Elle se montre
blessée comme si je l’attaquais, alors que c’est elle qui m’agresse !
Mais moi, je n’agis pas CONTRE elle, j’agis POUR moi. Mais elle ne
veut pas voir la différence !

Cette mère utilise plusieurs facettes de la manipulation : non seulement elle


impose son désir, mais elle inverse les polarités en rendant sa fille coupable
de sa frustration. De plus, son obstination traduit son besoin d’envahir le
territoire de sa fille comme si elle ne pouvait pas admettre que ce n’est pas
le sien, que sa fille y a des droits et notamment celui d’avoir un brin
d’intimité chez elle.

Mais attention, ne mélangeons pas tout. Il s’agit dans cet exemple de la


mère d’une femme adulte. Quelle que soit la culture familiale, la mère n’a
plus le droit d’imposer tout et n’importe quoi à sa fille, qui a gagné son
indépendance. En tout cas, c’est ce qu’elle souhaite, son besoin est légitime
et doit, au minimum, être examiné en concertation.
En revanche, dans le cadre de l’éducation d’un enfant, il en est tout
autrement. Il est évident que le parent a le droit d’imposer une série de
choses à son enfant. Or, actuellement, la tendance est plutôt soft à ce
propos, bien trop soft même ! Dans certaines familles, ce sont les parents
qui demandent gentiment à leur enfant ce qu’il souhaite manger le soir ou
s’il veut bien débarrasser la table ou participer à l’une ou l’autre tâche
domestique. Les parents lui demandent s’il veut bien leur faire ce plaisir !
Cependant, un enfant normalement constitué a rarement envie de faire ce
genre de corvée. La question n’est donc pas la bonne. Elle est doublement
piégeante : d’une part parce qu’elle ne mentionne aucune obligation, ce qui
est erroné, et d’autre part parce que, si l’enfant refuse, il peut s’en vouloir et
se culpabiliser de n’être pas gentil avec sa mère. Or, il ne s’agit pas de
participer à la gestion de la vie de la maison pour faire plaisir à ses parents,
l’enfant devrait le faire parce que c’est sa tâche, sans trop d’états d’âme. Si
cela lui plaît, tant mieux, et dans le cas contraire tant pis ! Et s’il sent
combien ça soulage ses parents et les rend de bonne humeur, c’est encore
mieux ! Mais ce n’est pas le but, c’est un effet secondaire heureux, la cerise
sur le gâteau. Il ne convient pas d’interroger l’enfant sur son envie de
participer, on peut le lui imposer (tout en lui en expliquant le bien-fondé, ce
qui ne gâche rien) ! Il ne s’agit pas de lui imposer nos goûts ou nos
opinions, ni de penser à sa place, mais un parent a le droit d’imposer à son
enfant de travailler à certaines tâches domestiques, sans pour autant se
sentir culpabilisé ou manipulateur !

Actes de résistance
« Toi c’est toi, et moi c’est moi » est une ligne de conduite qui aide à
trouver les attitudes les plus saines. « C’est ta manière de voir les choses,
mais nous sommes différents. Tu es un homme, je suis une femme (ou
inversement), nous n’avons pas le même âge, ni la même expérience de
vie. Tu as tes opinions, j’ai les miennes, et elles ont autant de valeur les
unes que les autres. »
« Si j’ai besoin de tes conseils, dans un domaine où je te reconnais une
expérience plus solide que la mienne, je te le demanderai. »
Refuser d’être mis devant le fait accompli si celui-ci ne nous convient pas.
Demander à être consulté avant qu’une décision qui nous implique soit
prise.
Bien faire la différence entre ce qui peut être imposé dans le cadre d’une
hiérarchie professionnelle ou de l’éducation par exemple, et ce qui est
personnel et ne s’impose pas. Pour cela, il est important d’avoir compris
et intégré les rôles et les positionnements de chacun.

Acceptable ou inacceptable ?
Il arrive à tout le monde de prendre une décision pour autrui. Cela fait
avancer le quotidien, il s’agit parfois simplement d’être efficace. Mais
lorsque la personne qui est mise devant le fait accompli s’en montre
dérangée, ou lorsque les décisions imposées ne servent pas les intérêts de
la victime mais plutôt ceux du manipulateur, ce n’est plus acceptable. La
victime exprime sa surprise, son embarras ou son désaccord, mais, au lieu
d’amener vers un compromis, la situation s’envenime. C’est une
caractéristique des conflits empoisonnés par la manipulation : plutôt que
d’aller vers la recherche d’une solution, les discussions provoquent une
augmentation des tensions.
3
L’isolement

Comment se manifeste-t-il ?
Dénigrement des activités extérieures à la relation, sous-entendus
menaçants ou culpabilisants, dépréciations des liens affectifs externes à la
relation, interdits, jugements, surveillance, jalousie morbide…
Semer la zizanie. Diviser pour mieux régner.

Pourquoi isole-t-on ?
L’isolement vise à empêcher que l’union fasse la force. On empêche ainsi
la victime de renforcer ses idées au contact d’autrui, d’avoir du soutien, et
même du plaisir en dehors de notre influence. On l’empêche d’aimer
autrui, ce qui nous mettrait en péril.

Effets sur la victime


Elle s’éloigne petit à petit de ses amis, de sa famille, etc. Elle doute de la
qualité de ses relations, développe de la méfiance à l’égard des gens
qu’elle aime. Elle s’isole et perd ses appuis, ses ressources amicales et sa
force. Elle s’interdit de vivre des plaisirs hors de la relation, même sans
grande importance. Elle s’étiole.

Le manipulateur n’apprécie pas les idées différentes des siennes. Tout ce


qui pourrait le déstabiliser est à éviter. C’est dangereux, idiot, faux, nul…
Donc, pour se protéger de cette confrontation qui pourrait le forcer à se
mettre en question, il manœuvre pour éviter au maximum ce qui va dans un
sens différent du sien. Une manière simple d’y arriver consiste à dénigrer
les amis de sa victime, ses liens familiaux, ses collègues, son travail, son
passé, ainsi que les activités qui la nourrissent. Tout ce qu’elle apprécie et
qui échappe au manipulateur est à critiquer, à dénigrer, à proscrire.
Subtilement parfois, en restant vague, ou sous couvert d’humour :
« Évidement, avec des parents comme les tiens, ça excuse beaucoup de
choses ! » ou « Je ne vois vraiment pas pourquoi tu perds ton temps avec
cette formation ! » Violemment si nécessaire : « Je t’interdis de voir encore
tes anciens amis ! »

Ma nouvelle compagne ne supporte pas que je passe du temps avec


ma fille. C’est une sympathique adolescente de 13 ans et je me suis
toujours bien entendu avec elle. Elle a déjà dû supporter le divorce, je
ne vais pas l’éjecter de ma vie ! Mais mon amie est ridiculement
jalouse. Elle laisse même entendre que la proximité que j’ai avec ma
fille est suspecte, comme si elle sous-entendait quelque chose de
louche, de malsain ! Voyant que je refuse ses accusations, elle a changé
de tactique. Elle s’est mise à dire que ma fille me manipulait dans le
but de me voir très souvent et d’empêcher ma nouvelle vie amoureuse !
C’est non seulement faux, mais quand bien même ce serait
partiellement vrai, ce ne serait de toute façon pas un crime, ce ne serait
qu’une petite peur d’adolescente, bien normale, et je la gérerais comme
bon me semble. Je connais ma fille, je suis son père et je sais ce que je
dois faire.

Le manipulateur ne supporte pas que sa victime ait un autre intérêt que lui,
même s’il ne s’agit en rien d’une activité ou d’une relation qui pourrait
légitimement nourrir sa jalousie. Il n’aime pas qu’on aime ailleurs, quoi que
ce soit.

Mon père n’a jamais aimé aucun de mes amis. Lorsque je vivais
encore sous son toit (sous « son » toit, cette expression, qui était la
sienne, me glace ! Où était le mien, alors ?), il dénigrait mes amitiés de
jeunesse, trouvant toujours que mes copains étaient inintéressants, sans
envergure. Il ne m’empêchait pas de les voir mais, quand ils venaient à
la maison, il se montrait tellement froid et distant que peu à peu mes
amis ont préféré ne plus venir. Je ne m’en rendais pas compte à
l’époque, mais il les chassait sans les chasser ! Rien n’était jamais
clair avec lui, il n’assumait jamais rien. Si par contre j’allais chez eux,
mon père avait toujours une bonne raison de m’en empêcher. De cette
manière, je n’ai jamais pu développer le moindre cercle d’amis.
Mais le jour où je me suis mis à fréquenter un fils de diplomate, qui
était dans ma classe, là, subitement, il s’est montré tellement gentil
avec lui, il le flattait de manière presque ridicule, souhaitait inviter ses
parents à dîner, j’en étais très troublé : bien sûr cela me faisait plaisir
qu’enfin mon père apprécie un de mes amis, mais ses jeux de séduction
étaient tellement grossiers que j’en étais gêné à l’égard de mon copain.

Ce manipulateur ne s’encombre pas de l’apparente incohérence de son


comportement et tire des amis de sa victime le seul profit qui puisse
abreuver son narcissisme assoiffé : s’enorgueillir de l’admiration que ces
relations brillantes (à ses yeux) ou qu’une activité valorisante de sa victime
pourraient susciter chez les gens qu’il fréquente. Il se les met à la
boutonnière comme une fleur magnifique, dont la beauté est un hommage à
sa propre gloire. Tel autre manifeste lourdement sa désapprobation à sa
femme, par exemple, lorsqu’elle choisit de partir en congrès ou lorsqu’elle
décide d’entreprendre une formation, mais s’en vante à ses amis comme si
quelque lumière pouvait rejaillir sur lui. (« Vous avez vu quelle épouse
intelligente j’ai, Moi ? Je dois vraiment être quelqu’un de bien pour être
aimé d’une si merveilleuse personne ! », sous-entend-il.)
Faisons bien la distinction entre une fierté naturelle que ressent un proche à
l’égard de celui qui brille dans sa carrière ou sur n’importe quelle scène.
C’est normal ! Il y a en revanche une différence, subtile mais essentielle,
entre l’admiration affectueuse, qui traduit combien on se réjouit des succès
de l’autre, et celle qui n’a pour seul usage que de diriger la lumière vers soi.
Ce qui caractérise la fierté du manipulateur (ou tout autre sentiment), c’est
que c’est toujours « à lui » que tout arrive. Il est totalement égocentrique. Il
va exprimer combien il est malheureux parce que son fils ne réussit pas sa
carrière par exemple, au lieu de manifester son inquiétude pour les
difficultés de celui-ci. C’est sur lui que tombe l’échec de son enfant, même
adulte (nous retrouvons ici le signe d’une défusion qui n’est pas accomplie).
Il va s’inquiéter de sa propre solitude si son partenaire est hospitalisé, au
lieu de se préoccuper pour la santé de ce dernier. Et bien sûr aussi, le cas
échéant, il se glorifiera des succès de ses proches, comme s’il en était à
l’origine.

Le manipulateur aime semer la zizanie : il lui suffit de répandre des tas de


petites médisances de-ci de-là, et laisser agir ! Le but est d’empêcher la
création du « front commun syndical » ! Il agit dans le but de séparer les
gens, de les isoler les uns des autres. Il suscite la mésentente en médisant
sur le dos de l’un lorsqu’il est avec l’autre, et inversement bien sûr !

Mes parents n’ont pas arrêté de nous monter les uns contre les
autres, en flattant chacun à tour de rôle et en dénigrant les absents. Ils
jonglaient avec le favoritisme, les petits secrets, la jalousie et les
menaces. Ils avaient l’art de créer des disputes entre nous, à croire
qu’ils aimaient cela. Mais par contre, ils nous répétaient à l’envi que
nous étions une famille !

« Diviser pour mieux régner » pourrait représenter une des devises du


manipulateur. Dans un groupe (équipe professionnelle, famille, association)
contaminé par la manipulation, tout le monde est crispé et chacun essaye de
former des alliances. Cela crée des clans. Dans un climat d’inquiétude
diffuse, le groupe se scinde en sous-groupes qui se nuisent mutuellement.
On se rassure de temps à autre en persiflant sur le camp adverse et le tour
est joué. Pas d’union des forces contre celui qui a engendré la brouille, mais
aussi un groupe inefficace qu’il peut critiquer à loisir, en ignorant
complètement que c’est lui-même qui a généré ce chaos !

Nous avons eu une drôle de surprise récemment lors d’un barbecue


que j’avais organisé pour mes proches collègues de travail.
Évidemment, les conversations ont fini par dériver sur le boulot et sur
notre cher patron. Chacun s’est mis à dire qu’il était un peu ennuyé,
mais qu’il avait l’impression d’être le chouchou du boss ! Moi aussi,
disait l’un ! Moi aussi, disait l’autre ! Nous sommes partis dans un fou
rire ! C’était vraiment salutaire ! D’un seul coup, toutes les tensions
qui nous séparaient parfois au travail ont été clarifiées ! On s’est rendu
compte qu’il tenait le même discours à chacun : il médisait des
collègues, nous faisant comprendre qu’on était meilleur et qu’il nous
préférait. C’est débile, mais ça nous flattait ! Alors on redoublait de
zèle. On avait l’impression d’avoir certains privilèges, assez fictifs
probablement, qu’on ne voulait pas perdre. Ça nous montait tous un
peu les uns contre les autres, sans vraie raison, et l’ambiance n’était
pas très bonne. D’où l’idée du barbecue ! Qui nous a fait un bien fou !
Maintenant, on se sent unis. Et chaque fois que le patron recommence
son petit cinéma, chaque fois qu’il nous baratine, on sourit et on attend
que ça passe. Mais ça n’a plus le moindre impact sur nous.

Dans les familles où sévissent des parents manipulateurs, les stratégies


d’isolement se manifestent presque toujours lors de la formation des
couples de leurs enfants. Les parents ne supportent pas ces « pièces
rapportées » et font activement ou sournoisement en sorte de persuader leur
enfant de quitter ce partenaire qui ne correspond pas à leurs vœux.

Mes parents n’ont jamais manifesté beaucoup de sympathie pour


mon mari, ils ne l’ont jamais invité officiellement aux fêtes de famille
aussi longtemps qu’on n’était pas mariés, alors qu’on a d’abord vécu
ensemble durant trois ans ! Maintenant qu’ils ne peuvent plus faire
comme s’il n’existait pas, ils lui attribuent toutes les petites difficultés
dont je leur parle. Je sais que je devrais cesser de leur raconter ma vie,
mais je l’ai toujours fait et ça n’a jamais posé de problème.
Maintenant, après des années, je me rends compte que ces petits bouts
de vie que je leur livrais leur étaient chaque fois propices pour me
ramener sur le droit chemin, ou vérifier que j’y étais toujours. Ce qui
était souvent le cas quand j’étais célibataire. Mais depuis que je
connais Oscar, c’est comme si, à leurs yeux, j’étais contaminée. Comme
s’il était porteur d’un virus. Qui s’appellerait « Autrement » ! Oscar
voit les choses autrement, c’est son seul crime !

En entreprise, l’isolement est une manœuvre fréquente et efficace pour


affaiblir un employé. On lui donne le bureau du fond, au bout du couloir,
celui qui n’a pas de fenêtre, celui devant qui personne ne passe. C’est
vraiment très simple, cela peut même se justifier par des raisons
rationnelles. Ensuite, on peut aussi décider de ne plus demander à la victime
de participer aux travaux collectifs. On la bloque sur un projet en solitaire,
de préférence long et ennuyeux, pour lequel elle n’a besoin de personne. Il
suffit de lui présenter la chose comme une valorisation, une promotion, et
l’affaire est dans le sac.

Petit à petit, j’ai eu l’impression que mes collègues me parlaient


moins souvent. Je ne comprenais absolument pas ce qui se tramait. Les
conversations se calmaient quand j’arrivais près de la machine à café,
on me regardait bizarrement, comme si j’étais coupable de quelque
chose, mais je ne savais pas de quoi. Mes collègues semblaient
s’éloigner de moi, même ceux que je fréquentais depuis longtemps. J’ai
essayé de comprendre, j’ai posé des questions, mais tout le monde niait
ou restait évasif. Un jour, j’ai remarqué qu’il y avait eu une réunion
importante à laquelle j’aurais normalement dû assister, mais que je n’y
avais pas été convoqué. Un autre jour, pire encore, je me suis rendu
compte que tous les membres de mon service avaient participé à une
formation sur les nouvelles technologies, sauf moi ! Là, j’ai commencé
à sérieusement m’inquiéter. J’en ai parlé au directeur, qui a dit d’un
ton qui m’a glacé, froid, distant, comme indifférent, que je n’avais pas
besoin de cette formation parce qu’il n’était pas dans ses intentions de
me faire faire un travail qui le nécessitait et que mes reproches lui
déplaisaient souverainement ! J’étais tétanisé ! J’avais l’impression
que le sol se dérobait sous mes pieds ! J’étais clairement banni, et en
même temps je n’avais aucun argument solide pour revendiquer quoi
que ce soit.

Actes de résistance
Dans la mesure où le cadre nous le permet, continuer à vivre ce qui nous
fait du bien. En rassurant si nécessaire celui qui s’en inquiète sur le fait
qu’il reste important, et que l’autre relation ou l’activité choisie ne lui nuit
pas.
Maintenir les relations avec les gens qu’on aime, coûte que coûte. C’est
non seulement notre droit, mais c’est psychologiquement essentiel.

Acceptable ou non acceptable ?


Nous n’appartenons à personne. Personne n’a de droit sur nos activités ou
nos relations. Cela dit, on peut émettre une réserve sur certaines relations,
dont le maintien est vécu, à tort ou à raison, comme suspect ou
douloureux par notre partenaire, par exemple la fréquentation assidue de
nos « ex ».
4
Le non-respect du territoire

Comment se manifeste-t-il ?
Par le mépris des besoins d’intimité de l’autre et par des intrusions dans
son espace privé.
Par l’irrespect de sa propriété, l’intrusion dans sa chambre, la salle de
bains, la violation de ses tiroirs, de son ordinateur, mais aussi en
s’immisçant dans ses relations, ses propos et, le pire : dans sa pensée.

Pourquoi ces intrusions ?


L’autre n’a pas la même valeur que moi, donc son territoire non plus.
L’autre est une extension de moi-même, donc chez lui, c’est chez moi…
La notion même de territoire et d’intimité est difficile à comprendre, et
donc à respecter.

Effets sur la victime


Sentiment d’infériorité, de soumission, d’injustice, de désappropriation,
de viol…

L’identité d’une personne se traduit par des zones qui lui sont propres. Des
territoires géographiques ou des propriétés : sa maison, son jardin, sa
voiture, sa chambre, son lit, son armoire… Des territoires virtuels : le
contenu de son ordinateur, de son compte en banque, de son téléphone
portable… Des objets qui lui appartiennent : ses vêtements, ses livres, ses
outils, etc. Mais aussi son intimité corporelle, qui se traduit par le respect de
son corps et de sa pudeur, et, plus subtil mais absolument essentiel, son
territoire psychique : ses goûts, ses besoins, ses idées, ses préférences, ses
décisions, ses pensées…

Mon père a mis sa nouvelle tondeuse-tracteur dans mon garage ! Il


avait les clés, je ne sais plus pourquoi, mais ce qui est sûr, c’est qu’il a
profité de mon absence pour me mettre devant le fait accompli. Devant
ma surprise, il s’est montré choqué ! « Quoi, tu ne peux pas faire ce
plaisir à ton vieux père ? Mais quel fils égoïste ! Ce n’est pas moi qui
t’ai élevé comme ça ! » Etc. J’étais le mauvais, une fois de plus ! J’ai
dû faire des pieds et des mains pour qu’il retire l’engin de mon garage,
il disait qu’il n’avait pas d’autre place, que je le harcelais, que je lui
faisais du tort, tout était bon pour me culpabiliser ! C’est chaque fois
pareil avec lui, il arrive toujours à me faire sentir coupable, mais cette
fois j’ai résisté ! Ce n’est pas moi qui l’agresse, ici, clairement, c’est
lui !

L’envahissement du territoire consiste à dénier à l’autre, ici le fils adulte, le


droit d’être respecté en tant que personne singulière, dans ces zones
personnelles qui lui sont pourtant nécessaires et dévolues de plein droit.
L’asymétrie de la relation se manifeste souvent par le fait que le
manipulateur ne respecte pas les territoires de sa victime, mais ne supporte
absolument pas l’envahissement inverse. Si sa zone est pénétrée, il peut
réagir avec colère, d’une manière apparemment illogique puisqu’il ne se
gêne pas pour faire la même chose. Mais pour lui, ce n’est pas pareil. Lui, il
a de l’importance. Il a des raisons d’exiger le respect (raisons qu’il ne
comprend pas toujours lui-même, essentiellement liées à un narcissisme
fragile qu’il doit camoufler, même à ses propres yeux, derrière un ego
gonflé à bloc). Alors que l’autre, sa victime, qui lui paraît être un
prolongement de lui-même, un enfant, un assistant, un sous-fifre, pour ne
pas dire parfois un sous-homme, une chose6, ne devrait pas se sentir envahi
ou non respecté. Pour l’autre, c’est normal ! Le manipulateur ne reconnaît
pas le caractère intrusif de ce qu’il commet, il y trouve toujours une
justification, parce qu’il ne comprend pas ce qu’il fait. Il ne comprend pas
ce que peut être le « jardin secret » de l’autre, parce qu’il n’en a pas la
moindre notion pour lui-même. Cette vie intérieure, cette petite « popote
interne » pleine de réflexions, d’interrogations, de doutes, de scrupules, il
ne connaît pas. Il est essentiellement fixé sur l’agir. Agir en fonction de ses
désirs.

Mais revenons au caractère asymétrique de ses revendications. Parfois, cette


asymétrie n’existe pas et le manipulateur va utiliser le fait que lui-même
n’est pas dérangé par l’intrusion de quelqu’un sur son propre territoire
comme une preuve que son envahissement réciproque n’a rien de grave.
« Toi tu peux venir chez moi quand tu veux, alors moi, je peux débarquer
chez toi à ma guise ! » Logique ! Moi c’est toi, toi c’est moi. Sans défusion,
il n’y a pas de différence, pas de singularité non plus, nous l’avons vu
précédemment.
Sauf que ce n’est évidemment pas un argument suffisant ! Et cette
invitation à comparer les situations en suggérant que la symétrie serait une
preuve de validité pour imposer son propre désir n’est qu’un tour de passe-
passe très utilisé par les personnalités nombrilistes. « Moi je supporte ta
mère, donc toi tu dois supporter la mienne ! » Cette démonstration
réductrice évacue évidemment toute une série de critères qui colorent les
situations et les rendent bien différentes les unes des autres, mais tout cela
est balayé d’un revers de main, au profit de celui qui exige.

Les intrusions les plus faciles à reconnaître sont matérielles : le non-respect


de zones de vie ou d’objets.

Mes parents ont profité de notre absence, durant les vacances avec
les enfants, pour venir poser une balustrade autour de notre terrasse.
Évidemment, ça partait d’un bon sentiment, mais ils auraient quand
même pu nous demander notre avis !

On se doute que ces parents ont voulu faire une surprise à la famille de leur
fils. Enfin, c’est ce qu’on préfère croire ! Mais le cadeau aurait eu un
meilleur goût s’il avait été précédé d’un dialogue quant à cette décision,
d’une permission de pénétrer dans le jardin de leur fils et de leur belle-fille
et d’une interrogation sur le style de balustrade souhaité par la famille !
(Mais le bon goût, c’est leur goût, évidemment !) Ce qui est caractéristique,
c’est que cette idée ne semble même pas être venue à l’esprit des parents.
On peut bien sûr faire des surprises à ses enfants, mais il y a une différence
entre un gâteau-surprise et une balustrade ! Différence frappante, et
durable !

Au sein d’une famille, les parents ont évidemment un accès au territoire de


leur enfant, lorsqu’il est petit : sa chambre. Lorsqu’il est tout jeune, ce sont
les parents qui la décorent, la rangent, la nettoient. C’est normal. Les
parents prennent soin des objets, des vêtements, etc. Mais petit à petit cette
zone devient plus personnelle et l’enfant a besoin de cet espace privé. Il lui
faut un endroit où il se sente chez lui. Des parents respectueux vont réduire
leurs intrusions, entendre leur enfant dans ses demandes d’intimité et, si le
dialogue est franc et les parents corrects, tout se passera bien. Petit à petit
l’enfant apprendra à prendre soin de sa zone et de ses affaires, et s’y sentira
chez lui.
Tout cela semble naturel et l’enfant va peu à peu s’approprier son
territoire, décider de ses vêtements, de sa coiffure et du style de sa chambre.
Les parents vont cesser d’entrer dans celle-ci ou dans la salle de bains sans
frapper, comme ils l’exigent probablement pour eux-mêmes. Cela ne veut
pas dire que l’enfant est le roi et qu’il décide de tout. Cela ne signifie pas
non plus que sa chambre peut devenir un antre sale et chaotique !
L’apprentissage de la propreté, de l’ordre et de l’organisation fait partie de
l’éducation et les parents ont le droit (le devoir même) d’enseigner à leur
enfant que cette discipline est nécessaire afin de ne pas se laisser déborder.
Gérer ses vêtements, ordonner sa chambre et son bureau forment les
premiers pas de cet apprentissage indispensable pour fonctionner
correctement dans sa future vie d’adulte tellement complexe. S’instaure
alors un dialogue ferme, mais néanmoins respectueux, entre l’enfant et le
parent, qui savent tous deux les droits et devoirs de chacun. Un parent sensé
fait la différence entre son devoir éducatif qui lui permet d’imposer
certaines règles familiales, pour leur caractère structurant et leur bien-fondé,
même dans la chambre de l’enfant, alors qu’il respectera ses opinions, ses
sentiments et ses goûts, c’est-à-dire son territoire sensible et affectif
personnel.

Malheureusement, ce retrait progressif du territoire intime de l’enfant ne se


déroule pas toujours correctement. Certains parents ne supportent pas que
leur enfant « leur échappe ». Ils ont absolument besoin de garder le contrôle
et se rient de ses besoins d’intimité. Plus l’enfant cherche à se définir
personnellement, plus ils augmentent la pression. Ils veulent tout savoir,
tout contrôler, tout vérifier. « Tant que tu vis sous mon toit, tu es chez
moi ! » OK, pour certaines choses, c’est vrai. J’insiste, pour clarifier le rôle
et le statut des parents, qui sont « hiérarchiquement » supérieurs à leurs
enfants, ce qui leur donne des droits et un devoir de les éduquer. Mais
l’enfant a aussi besoin de se sentir progressivement chez lui. Son premier
territoire est souvent son lit, puis son bureau et sa chambre. Plus tard son
ordinateur, son téléphone portable, etc. Mais aussi et bien évidemment ses
goûts et ses pensées. Cela inclut donc aussi ses amis par exemple.
L’absence de respect des parents manipulateurs, qui veulent garder le
contrôle sur leur enfant, se manifeste parfois par le mépris de ses copains ou
de ses amours naissantes. Le désintérêt est une marque de non-respect, bien
différente de la discrétion, qui consiste à ne pas poser de questions trop
personnelles, par égard. Le désintérêt se manifeste par une absence de
réaction, de curiosité, par le vide, que le parent manipulateur exprime ainsi,
sans l’assumer, tout en sous-entendus : « Je ne m’intéresse pas à tes
passions, ni à tes amis, cela prouve qu’à mes yeux ils n’ont aucune valeur. »

L’absence de respect du territoire se manifeste également sur le plan


corporel. Le même retrait progressif devrait se produire en ce qui concerne
les soins du corps. Lorsque le bébé naît, son corps n’appartient pas vraiment
à ses parents, mais il est l’objet de toute leur attention et de leurs soins, c’est
normal. Ils le nourrissent, le lavent, le coiffent, l’habillent comme bon leur
semble. Ils prennent sa température s’il est malade et le soignent, à leur
manière. Mais, au fur et à mesure que l’enfant développe ses capacités
motrices, les parents devraient le laisser se laver et s’habiller tout seul. Ils
devraient également le laisser petit à petit choisir ses vêtements et sa
coiffure, en fonction de certains critères de bon sens. Parfois, c’est loin
d’être le cas. Certains parents gardent une intimité corporelle avec leur
enfant qui perdure bien au-delà de ses besoins et qui dérape parfois vers des
attitudes incestuelles ou incestueuses.

Ce qu’on appelle un climat incestuel est une ambiance où aucun geste de


nature sexuelle n’est perpétré, mais on pourrait dire que l’inceste est « dans
l’air ». Les parents parlent de leur sexualité avec l’enfant ou l’interrogent
sur la sienne, font de multiples sous-entendus, des blagues graveleuses ; ils
se déplacent nus chez eux alors que cela gêne leur enfant, font des allusions
embarrassantes sur les marques de puberté de celui-ci, lui laissent entendre
ce qui se passe dans l’intimité de leur chambre à coucher, lui font des
confidences sur leurs amants, regardent des films pornographiques
ensemble ou laissent traîner des objets qui appartiennent à leur sexualité.
Les parents, ne touchant pas physiquement l’enfant, pensent le préserver,
et peut-être même l’éduquer, mais ils ne s’interrogent pas sur les dégâts
qu’un tel climat crée chez un jeune encore immature. Ils font fi des rôles et
des générations et se positionnent en copains. Ou en gamins…

Mes parents pratiquaient l’échangisme. Aujourd’hui, à mon âge qui


est environ celui qu’ils avaient à l’époque, je n’y vois aucun mal. En
soi, même si cela ne me tente pas du tout, je ne trouve pas que ce soit
une activité coupable aussi longtemps qu’elle se passe entre adultes
consentants.
Cela se passait avec un couple d’amis qui venait passer le week-end.
Je ne sais pas si c’étaient de vrais amis, parce que je ne les voyais qu’à
ces moments-là. On ne m’a jamais dit comment ils s’étaient rencontrés.
On mangeait tous ensemble, ils étaient gentils. Et puis, l’après-midi,
ils disparaissaient dans leurs chambres. Parfois à quatre dans la même
chambre, parfois deux par deux, mon père et la femme dans la chambre
de mes parents, et ma mère et l’homme dans la mienne. Moi, je n’avais
rien à faire, donc souvent je regardais la télévision, en attendant que ça
passe. Parfois, je les voyais aller et venir d’une chambre à l’autre, en
peignoir.
Je me souviens qu’ils habitaient en Hollande. Parce que, de temps à
autre, c’est nous qui allions chez ces gens à la campagne. C’était loin,
on devait beaucoup rouler pour y arriver. Là, pendant qu’ils faisaient
leurs trucs, je m’ennuyais beaucoup plus qu’à la maison, j’étais livré à
moi même. Je faisais mes devoirs sur la table de la cuisine. Avec le
chien.

Ce qui était frappant dans le récit de cet homme, aujourd’hui âgé d’une
cinquantaine d’années, c’est qu’il avait du mal à voir ce qui clochait ! Il se
rendait bien compte que ce n’était pas fréquent de se comporter comme ses
parents, mais il n’arrivait pas à leur en vouloir, ni à comprendre la nocivité
de leurs jeux d’adulte sur son psychisme d’enfant, parce que tout le monde
semblait se comporter gentiment avec lui. Mais il était considéré comme un
objet, une chose qu’on dépose là, à la cuisine, et qui attend sagement que
les parents aient fini « leurs affaires ». Il avait subi un tel lavage de cerveau
durant toute son enfance, par de multiples autres manipulations, qu’il
n’arrivait pas à voir ni même ressentir les transgressions aux règles de santé
psychique et au respect de l’intimité. La sexualité des parents appartient à
leur vie privée. Elle ne s’étale pas en plein après-midi, au cœur de la vie des
enfants, même avec un peignoir !
La seule chose qu’il se rappelait comme un souvenir pénible, c’était la
sévérité de son père, qui n’admettait aucune contestation sur quoi que ce
soit, et la peur liée aux résultats scolaires, aux comportements, à l’ordre
dans la chambre, aux bonnes manières à table. Mais la transgression des
limites quant à leurs jeux sexuels, il ne s’en rendait pas vraiment compte,
n’ayant aucune référence ailleurs, ne sachant pas comment se comportaient
les autres parents. C’est ce qui permet à beaucoup d’entre eux d’aller un
peu trop loin.

Parfois, en effet, les dernières limites ne sont pas même respectées et


l’intrusion concerne directement le corps de l’enfant. Les dérapages
incestueux ne sont pas rares et s’accomplissent souvent sans violence
physique, sous couvert d’amour. « C’est notre petit secret. Si tu en parles à
maman, ça va lui faire beaucoup de peine… »
Entre frère et sœur également, les jeux vont parfois bien trop loin dans
l’envahissement corporel. Dans ce cas, la seule différence avec les relations
impliquant des adultes est l’âge des protagonistes. Souvent, l’agresseur est
lui-même encore un enfant ou un adolescent, et on peut légitimement
s’interroger sur les perturbations qu’il a lui-même subies pour en arriver à
ces comportements inacceptables…

L’inceste est évidemment une des pires formes du non-respect du territoire


corporel. Mais ce non-respect se manifeste aussi de manière plus insidieuse,
par des regards, des commentaires, des jugements. Parfois tout simplement
en chosifiant son enfant (voir chapitre 6), en le considérant comme une
poupée.

Quand j’étais petite, ma mère voulait toujours que je m’habille


comme elle aimait. Elle voulait aussi que je garde de longs cheveux, et
elle adorait me coiffer. J’avais un peu l’impression d’être sa poupée
Barbie. Elle préparait toujours mes habits pour le lendemain, sur ma
chaise, et je n’avais pas le moindre choix. C’est elle aussi qui faisait les
achats de vêtements et je n’avais rien à dire. Je ne pouvais même pas
l’accompagner, ça faisait trop de problème, disait-elle ! Évidemment,
parce qu’on n’avait pas vraiment les mêmes goûts ! Si je rouspétais,
elle se montrait vexée ! Elle faisait une espèce d’équation, genre : tu
n’aimes pas ce que j’ai choisi = tu ne m’aimes pas ! Mais non ! Moi je
l’aimais bien, je voulais juste choisir mes vêtements moi-même ! Elle
mélangeait tout !
Quand on allait chez mes grands-parents, elle voulait toujours que je
mette des petites robes à fleurs, bien ridicules ! Moi, j’aimais les jeans
et les chemises à carreaux ! Mais elle refusait que je m’habille à ma
façon.
En fait, je l’ai compris bien plus tard, elle avait peur d’être jugée par
sa mère ! Elle ne voulait pas se sentir gênée devant sa mère, mais, en
me forçant à m’habiller à sa façon, elle me mettait dans une situation
où c’était moi qui étais gênée ! En robe à fleurs bien nunuche, c’est moi
qui me sentais ridicule ! Pour ne pas être embarrassée, elle
m’embarrassait ! Et elle avait ce qu’elle voulait.
Le choix des vêtements est un des premiers territoires où les parents de
bonne volonté pourraient laisser leur enfant découvrir ses goûts. En lui
indiquant simplement ce qu’il ne peut anticiper, par exemple le temps qu’il
fait dehors, les circonstances particulières de l’événement à venir, la
présence de telle ou telle personne… De manière à ce qu’il puisse faire ses
choix en toute connaissance de cause, sans devoir céder à la pression
parentale, ni y résister de force par principe, et en lui laissant aussi le droit à
l’erreur, sans lui dire : « Tu vois ! Je le savais ! Tu ne m’as pas écouté ! »
Pour survivre psychiquement aux diverses manœuvres manipulatoires qu’il
subit durant les premières années de sa vie, années fondamentales dans la
construction de sa personnalité, l’enfant optera inconsciemment, en
fonction de son tempérament et de multiples autres circonstances, pour une
des deux grandes stratégies d’adaptation : satisfaire pour plaire ou résister
pour exister.

La première est le fruit d’un renoncement. Finale-ment, on se sent mieux


quand on cède, on a la paix, on ne doit plus réfléchir, il suffit de faire ce
qu’on attend de nous et tout ira bien. Sauf qu’on renonce de la sorte à notre
personnalité propre, à nos désirs, nos besoins, nos envies… C’est une forme
de soumission discrète, intégrée sans vraiment l’avoir choisie, on est
d’office le produit du désir de l’autre, par facilité, par ignorance, par
fragilité…

La seconde stratégie est le produit d’une rage de survie, qui s’est cristallisée
en habitude. Si on cède, on crève ! Donc, on résiste, par principe. On résiste
pour résister. Pour empêcher quiconque de nous dicter quoi que ce soit.
Pour dominer. On résiste avant même de penser, et donc on cesse de
penser…

Chacune de ces stratégies instinctives a ses avantages et ses inconvénients.


La première est une fabrique à victimes, mais représente aussi une source
de tranquillité. On s’assied sur le siège arrière et on laisse le conducteur
décider. La seconde forge des manipulateurs, elle préserve le loisir de
diriger, mais elle éloigne bien des amis.
Plus on en est conscient, plus on peut décider d’y adhérer et d’en jouir, ou
au contraire de s’en départir parce que cela ne nous convient pas. À nous de
nous interroger et de trouver les nuances que la maturité devrait y intégrer.

Actes de résistance
Il y a « ma partie » et « ta partie ». Ma zone et ta zone. Mon corps et ton
corps. Mes idées et tes idées.
Exprimer clairement que faire respecter son territoire, quel qu’il soit,
n’équivaut pas à une agression d’autrui, même si cela nécessite de le
repousser dans « sa partie ».

Acceptable ou inacceptable ?
Il est évident que dans un groupe, familial ou amical, on a parfois besoin
de partager des territoires ou d’imposer des idées. C’est normal, aussi
longtemps que personne ne s’en plaint. Mais si l’une ou l’autre personne
se sent mal à l’aise et manifeste son désir d’être respectée, il faut que
l’intrusion s’arrête. S’en moquer est une manière de bafouer son identité
propre et ses besoins, qui sont par essence légitimes.
5
Le refus du dialogue

Comment se manifeste-t-il ?
On élude, on ne répond pas, on reste vague, on fait le sourd, on quitte la
pièce.
On dérive vers des éléments annexes, on accuse en retour, on se montre
vexé, outré, fâché, on impose son avis, un point c’est tout.
On « noie le poisson », on arrose l’autre d’un flot de paroles, on
monologue, on s’énerve.

Pourquoi refuser de dialoguer ?


Parce que cela permet d’éviter de devoir donner des explications qui
risqueraient de mener à la compréhension, au compromis ou à la solution.
C’est une manière d’empêcher toute sortie de crise qui impliquerait une
remise en cause. S’expliquer signifie se compromettre, faire des
concessions, perdre une partie de son énergie, devoir éventuellement
reconnaître ses torts et tenir compte des besoins de l’autre, toutes choses
qu’on ne souhaite pas et qui seraient bien embarrassantes.
Effets sur la victime
Sentiment d’injustice, accentuation du rejet, frustration intense liée au
sentiment d’enfermement, d’impossibilité de s’expliquer et de se faire
comprendre.

Lorsqu’on a un contentieux avec quelqu’un et qu’on cherche à en sortir, on


a deux solutions : soit on abdique et on tourne la page (mais alors on la
tourne vraiment, on abandonne, on oublie et on n’y pense plus), soit on
discute et on tâche de se comprendre afin de trouver une solution ou un
compromis qui satisfasse les deux parties.
Cette seconde option est rarement possible avec un manipulateur. Tout est
bon pour éviter la négociation et le partenaire doit développer des trésors de
lucidité, de courage et de patience pour se donner une petite chance
d’établir un dialogue constructif. Parfois la conversation demandée a lieu,
mais elle est de pure forme, rien ne change réellement. Cependant, la
plupart du temps, toutes les tentatives de dialogue échouent les unes après
les autres.

Dans ma famille, nous n’avons jamais réussi à discuter des


problèmes familiaux. Et pourtant, comme dans toutes les grandes
familles, on en aurait eu bien besoin. Mais chaque fois que les
circonstances nous y contraignaient, ça tournait en pugilat. La
préparation des vacances, des prochaines fêtes de Noël, la vente d’un
terrain, nos demandes d’adolescents concernant les sorties et,
récemment encore, l’organisation du mariage de ma sœur. C’est
pourtant elle et son mari qui convolent, mais chez nous, tout est une
histoire familiale qui concerne tout le monde et à propos de quoi
chacun peut donner son point de vue, se mêler de tout, critiquer les
idées des autres, bref tout se passe sur la place publique.
Je me souviens de ces moments comme de bons et de mauvais
souvenirs à la fois. Comme si le bon et le mauvais étaient intimement
liés. En fait, en disant cela, je me rends compte que ce mélange est la
signature de ma famille. Tout a toujours été bon et mauvais en même
temps. Quelle poisse !
On parlait tous ensemble, personne n’écoutait vraiment, tout le
monde défendait son point de vue de façon tout à fait anarchique.
Quand j’y pense aujourd’hui, je réalise combien la violence était la
norme. On était tellement habitués à ces empoignades qu’on ne voyait
pas combien c’était dévastateur. Les plus jeunes étaient écrasés et, je le
réalise seulement maintenant, terrorisés à l’idée de perdre l’amour des
parents. Ils volaient chaque fois à leur secours, au détriment de leur
propre intérêt.
Vus de l’extérieur, on formait une joyeuse famille, bien sympathique,
vivante et unie ! C’est dingue ! Comment a-t-on pu construire une
réputation pareille alors qu’à l’intérieur, ce n’était que ravages et
destructions !

Le manipulateur, nous l’avons dit, a une personnalité instable. Sous des


dehors qui en imposent, il est bien plus fragile qu’il n’y paraît et ne
supporte pas la remise en question. Or, c’est à cela que sert la discussion.
On ne discute pas pour le plaisir de bavarder ! Si une personne se décide à
aborder un sujet avec une autre, c’est toujours parce qu’il y a une
discordance, une absence d’harmonie, un désaccord, un contentieux, bref un
problème ! Celui qui souhaite discuter veut aplanir, convaincre de son point
de vue ou au moins comprendre celui de l’autre, et trouver une solution. Les
intentions ne sont pas toujours de contrecarrer l’interlocuteur, mais si
l’harmonie régnait, la discussion n’aurait pas lieu d’être ! Et c’est cela que
le manipulateur soupçonne, évidemment. Pour lui, une discussion, c’est « se
mettre à table », devoir s’expliquer, entendre un autre point de vue que le
sien, défendu par quelqu’un dont il est proche mais à qui il ne veut pas
donner raison. Discuter, pour un manipulateur, ne peut être compris que
comme une contrainte, un danger dont il doit se protéger. De son point de
vue, c’est presque de la légitime défense ! Donc tous les coups sont
permis…
Voyons ensemble la panoplie d’évitement de tout bon manipulateur. Ces
procédés sont fréquents, beaucoup de gens les utilisent, et peut-être aussi
parfois vous-même ! Ce qui ne fait pas nécessairement de vous un fieffé
manipulateur, n’ayez crainte !
L’usage de ces méthodes a un avantage, il permet d’éviter un débat auquel
on ne tient pas, mais il a au moins deux inconvénients : d’une part, il laisse
toujours un goût amer, ce qui dégrade chaque fois la relation et ne fait que
reporter le problème ; d’autre part, il encourage la riposte similaire, c’est
l’escalade symétrique : à manipulateur, manipulateur et demi ! On devient
deux combattants, qui utilisent le même genre d’armes, c’est-à-dire les
coups bas, et on ne sait plus très bien qui a commencé, qui encourage qui,
ni pourquoi on se bat ! Le sujet de la discussion est tout à fait perdu, on ne
se bat plus que pour gagner, dominer ou se faire mal. « Œil pour œil, dent
pour dent », « c’est celui qui le dit qui l’est », et sauve qui peut…

Que fait donc un manipulateur pour éviter la discussion, sans assumer qu’il
se dérobe ? (On peut en effet très bien éviter une discussion avec gentillesse
et franchise, mais le langage simple et direct ne fait pas partie du
vocabulaire de la manipulation.) Mettons-nous un instant à sa place, histoire
de voir si nous n’agissons pas parfois de la même façon. Ce ne sont que de
petites manœuvres, chacune séparément n’est pas vraiment grave, c’est
juste un peu « moche », mais c’est l’accumulation et la répétition
systématique qui forment la boue dans laquelle s’enlisent les victimes.

− On n’a jamais le temps, ce n’est jamais le bon moment.


− On dit rapidement ce qu’on a à dire et on quitte la pièce sans laisser à
l’autre le temps de répondre.
− On accuse l’autre, à la moindre contrariété, d’être incapable de dialoguer,
on se fâche et on s’en va.
− On n’écoute pas, on ne répond pas aux questions, on fait mine de
s’ennuyer, on prend un air distrait, on regarde le bout de ses ongles, ses
chaussures, sa montre, on vaque à autre chose pendant que l’autre parle.
− On interrompt, on parle plus fort pour dominer la parole de
l’interlocuteur, on ne le laisse pas s’exprimer.
− On envahit avec son propre point de vue, sa vision et ses solutions, on
impose sa vérité, sans discussion. On cherche systématiquement à avoir le
dernier mot.
− On monologue, on soûle l’autre d’un flot de paroles, on brasse tous les
sujets à la fois, histoire de l’égarer. Pour y répondre, il devrait reprendre le
texte point par point, c’est trop dur, il capitule.
− On élude, on change de sujet, on sème la confusion, on généralise, on
dérive, on chicane sur les détails, ça brouille les pistes.
− On fait de l’humour, on banalise, on minimise, on ridiculise, on se moque
des propos de l’autre, on caricature ce qu’il dit, on le singe.
− On fait mine de ne rien comprendre, comme si l’autre ne disait que des
bêtises, des histoires sans queue ni tête.
− On affiche une attitude très contrainte, comme si la discussion était une
immense corvée, un sacrifice de notre précieux temps, on soupire, on se
dirige vers la sortie, on fait mine de vouloir y mettre fin, comme si on
n’était pas concerné, comme si on faisait ça uniquement pour faire plaisir
à l’autre.

On peut éviter de dialoguer tout en donnant l’illusion qu’on discute. Ce tour


de passe-passe est une élégante manipulation, on dirige en sous-main mais
on n’assume rien. Donc, on accepte la conversation, mais en réalité on
empêche toute vraie discussion. Apparemment, on parlemente, mais,
émotionnellement, on n’en a aucune envie. Donc on fait en sorte de
brouiller les cartes pour faire porter le chapeau à l’autre, comme chaque
fois.

• On utilise un ton décalé : on menace avec douceur : « Attention, ma


petite chérie, si tu commences avec ça, tu risques de le payer cher… », ou
on approuve avec réticence : « D’accooord, ça vaaa, je vais le faire ! ». De
la sorte, on crée un décalage troublant entre ce qu’on dit et le ton utilisé,
un bon petit coup de chaud et froid qui déstabilise l’interlocuteur. On dit
un oui qui ressemble à un non, ou inversement. Celui à qui cette réponse
est adressée est perdu. Que doit-il croire ? Le ton ou les mots ? S’il s’y
arrête et essaye d’y voir clair, il tombe dans le piège : « Mais je n’ai
jamais dit ça ! » « Mais si ! C’est exactement ce que tu veux dire ! » « Ah
bon ? Et depuis quand tu lis dans mes pensées ? » Etc. Bref on
s’embourbe et le vrai sujet est évité, c’est le but. Le ton décalé, c’est aussi
ces questions qui n’en sont pas, qui camouflent des critiques : « Pourquoi
est-ce que tu portes de nouveau cette robe ? » Ce qui veut dire, on l’aura
compris : « Tu es moche dans cet accoutrement »…
• On envoie des doubles messages : on dit le tout et son contraire dans la
même phrase. « Ce qui compte, c’est que chacun fasse ce qu’il trouve
juste, mais, avant tout, on est une famille et on doit rester unis ! »
Traduction : on est libre d’agir librement ou on doit faire comme les
autres ? Ce n’est pas clair du tout, ou alors on dit une chose et on en
manifeste une autre : « Je trouve que ce que tu dis est vraiment
intéressant », mais on ne donne pas suite et on n’en parle plus. L’usage du
non-verbal a une force stupéfiante et souvent bien plus efficace que le
verbal. Le regard qui tue, le sourire glacial, mais aussi les larmes qui sont
parfois bien plus un message culpabilisant qu’une véritable expression de
tristesse.
• On déforme la vérité : on ne dit rien de véritablement faux, mais rien
n’est tout à fait vrai non plus. On sort les éléments de leur contexte, on les
remet dans une chronologie peu orthodoxe, on ne prend que les éléments
qui servent nos intérêts, en gonflant les uns, en omettant les autres, ceux
qui pourraient rétablir un semblant de vérité. Il n’y a pas de transgression
franche de la vérité, mais tout est subtilement travesti, ça peut passer
inaperçu.
• On pratique l’écoute sélective : il suffit de ne répondre qu’à la partie qui
nous convient, en ne relevant pas ce qui nous met en cause. On tâche de
parler assez longtemps pour que l’autre ne s’en rende pas compte. Et puis
on l’emmène sur d’autres chemins, moins dangereux, et le piège est évité.
• On jongle avec le montré-caché : on utilise les on-dit, qui informent sans
informer ; les non-dits, qui menacent sans menacer ; les sous-entendus,
qui avertissent sans avertir. « Moi ? Mais je n’ai rien dit ! Tu inventes ! Tu
vois le mal partout ! »
• On bavarde et médit : on commente la vie des gens, on se livre à des
commérages, on colporte des rumeurs dont on ne se préoccupe pas de la
véracité, on n’en est pas responsable, on ne fait que répéter, mais en
attendant ça fait mal.
• On camoufle dans le flou : on dit sans dire, on effleure, on reste évasif,
on brouille et on embrouille, on fait comme si on se comprenait. On utilise
des « mots-sacs », très pratiques pour dire sans dire : « Je ne suis pas
d’accord, c’est différent. » Comment ça, différent ? « Ce n’est pas
pareil. » Comment ça, pas pareil ? Rien n’est clair une fois de plus. On
discute, certes, mais cela ne sert strictement à rien, si ce n’est à énerver
l’autre, ce qui est probablement le but.
• On saute du coq à l’âne, on bifurque, on interrompt, on change de sujet
dès qu’on en a assez, on parle, on parle, et, une fois de plus, on ne dit rien
de précis.
• On ment, carrément. Mais à petites doses, chaque fois une petite
déformation de la vérité, qui passera à moitié inaperçue, pas de quoi
fouetter un chat, et mine de rien, on a gagné un bout de terrain. Un peu de
répit. Jusqu’à la prochaine confrontation, où on dégainera une autre arme.
Tout ce qui compte c’est de rester crédible et de dominer la situation.

Actes de résistance
Apprendre les manœuvres de communication perverse pour les détecter
immédiatement.
Bien comprendre que le but du manipulateur va être de mettre des bâtons
dans les roues.
Être bien décidé à vouloir aborder un sujet, il faut que cela en vaille la
peine. S’armer d’une immense bonne volonté, qui va servir notamment à
accepter ladifficulté de l’autre. N’oubliez pas que discuter avec un
manipulateur, c’est le forcer à faire quelque chose qu’il déteste. Un peu
d’indulgence ne nuira pas…
Expliquer ce dont on veut parler, demander à l’autre où et quand cela
l’arrangera, et obtenir son accord de principe pour une discussion sur le
sujet en question.
En début de discussion, exiger quelques règles de respect mutuel : ne pas
s’interrompre, s’écouter l’un l’autre et avoir ensuite un temps de parole
pour répondre.
Faire appel à son intelligence bien plus qu’à sa compréhension
émotionnelle. Ne pas exiger qu’il comprenne, mais qu’il accepte. Miser
sur le fait qu’il comprend rationnellement qu’on est différents et qu’on est
également respectables.
Rester extrêmement vigilant concernant toutes les manœuvres
d’évitement que le manipulateur va essayer d’utiliser. Le laisser parler,
mais le remettre chaque fois à sa place. Ne surtout pas se laisser égarer
par ses tentatives. Revenir chaque fois, patiemment, sur le sujet, aussi
longtemps qu’on n’aboutit pas.
S’il demande de différer une réponse, exiger un délai précis. N’accepter le
flou que pour les détails, sur lesquels on n’ergotera pas, mais jamais pour
ce qui a de l’importance à nos yeux.
Rester de préférence factuel, c’est plus efficace, ne pas trop utiliser le
registre émotionnel, c’est la porte ouverte à tous les dérapages.

Acceptable ou inacceptable ?
On a tous le droit de ne pas répondre à une question qui nous embarrasse.
Se taire est un droit. Le refus du dialogue est parfois la seule protection
contre des intrusions qui, elles, sont inacceptables.
Mais lorsqu’on est dans une relation que l’on souhaite maintenir, une
amitié, un couple ou une relation avec un enfant, refuser le dialogue c’est
renvoyer l’autre à son inexistence, à sa souffrance, et cela ne résout rien.
6
La chosification

Comment se manifeste-t-elle ?
On utilise l’autre comme un objet : on le prend quand on en a besoin et on
le remet à sa place ou on l’abandonne quand il est devenu inutile. On ne
l’interroge pas sur ses sentiments, ses pensées, ses émotions, c’est-à-dire
ce qui fait de lui un être humain. On ne doit donc pas en tenir compte.

Pourquoi chosifier quelqu’un ?


Par incompréhension de ses propres émotions et donc a fortiori de celles
d’autrui.
Un objet, c’est plus facile ! Ça n’a pas d’état d’âme ! On n’a donc pas de
scrupules à le maltraiter. Ça ne force pas la remise en question. Ça
s’utilise.

Effets sur la victime


Frustration de ne pas être entendu, de ne pas être humainement pris en
compte, de ne pas exister tel qu’on est, en tant que personne.
Le sentiment d’inexistence est une des séquelles les plus sournoises et les
plus destructrices de ce type de relation.

Le terme consacré pour désigner cette forme de manipulation est la


réification, issu du latin res, qui signifie la chose, mais chosifier convient
très bien pour décrire ce à quoi le manipulateur réduit son partenaire, sans
trop de conscience. Il fait fi de tout ce qu’il y a de spécifiquement humain
chez l’autre. Il dédaigne ses émotions, néglige ses sentiments, ignore ses
choix, se désintéresse de ses pensées, se moque de ses opinions, ne prend
pas son rythme de vie en considération, bref il méprise sa manière
spécifique d’aborder la vie.
Le manipulateur donne l’impression d’utiliser les gens comme on se sert
d’un outil, d’un instrument. On dit qu’il les instrumentalise. Il est
sympathique quand ça nourrit ses intérêts, gentil lorsqu’il doit obtenir
quelque chose, mais se détourne de la personne dès qu’elle ne lui sert plus à
rien.

À partir du moment où le nouveau directeur m’a signifié mon


préavis, il a cessé de me regarder. Moi, j’étais dans un tel état de
détresse, tout s’écroulait. Non seulement je perdais mon emploi, mais je
perdais automatiquement ma carte de séjour et j’allais devoir rentrer
dans mon pays. Ce sale bonhomme le savait très bien, mais, pour éviter
d’être confronté aux conséquences de sa décision, il m’a complètement
ignorée à partir du jour où j’ai reçu ma « carte de sortie » ! Son regard
me traversait comme si j’étais transparente, il ne m’adressait plus la
parole, c’était une sensation horrible. J’étais renvoyée à l’inexistence…

Si l’autre, par sa simple existence, est sur son chemin ou le gêne, le


manipulateur l’ignore ou le contourne comme un vulgaire obstacle, sans
scrupules. Pas de place pour une interrogation sur l’avis de l’interlocuteur,
sur son désir ou ses besoins.
Lorsque mon père a décidé d’émigrer, il nous a considérés comme
des bagages. Nous étions pourtant déjà adolescents, mais il n’y a
jamais eu la moindre discussion sur le sujet. Il nous a annoncé sa
décision en disant « on s’en va », et c’est tout ! Nos études, nos amis,
notre vie sociale, nos activités, tout cela lui était bien égal, il s’en
fichait, on n’a pas eu droit à la parole.
Je ne conteste pas le fait qu’il était chef de famille et que nous
dépendions de son job, la question n’est pas là. Ce qui me révolte
aujourd’hui encore, des années après, c’est sa royale indifférence à
l’égard de nos vies. J’ai vraiment compris ce jour-là qu’il n’avait
aucun intérêt pour l’existence de ses enfants. Il nous avait faits, il
gagnait de l’argent pour nous nourrir et nous éduquer, et c’est tout. Le
reste ne l’intéressait pas. Nos pensées, nos découvertes, nos
préoccupations, nos soucis, nos joies, nos craintes… Rien !

Il n’existe pas de place pour une confrontation des opinions et encore moins
pour une collaboration qui conduirait à un compromis, quelle horreur !
C’est impensable pour une personnalité aussi instable intérieurement. Cet
exercice lui demanderait de lâcher du lest, de s’intéresser à une autre
manière de percevoir la situation, de tenir compte de besoins différents des
siens, toutes choses qui lui sont extrêmement inconfortables, voire
impossibles. Il faudrait pour cela une solidité, une sécurité de base que le
manipulateur n’a pas. Il lui faudrait accepter de ne pas tout dominer et de
laisser un peu de place à autrui, c’est-à-dire abandonner un peu de son
pouvoir.

Chaque fois que j’ai essayé de faire valoir mon point de vue à
l’organisateur du festival, j’ai senti que je « perdais des points » !
J’avais pourtant été engagé pour collaborer avec lui, mais j’ai fini par
comprendre que cette embauche d’un assistant n’était pas sa volonté,
bien au contraire. C’est le conseil d’administration qui l’avait
souhaitée, et pour cause… Mais, de son côté, il a toujours fait le sourd
à toutes mes propositions. C’était comme s’il voulait montrer à tout le
monde, et à lui-même avant tout, qu’il savait tout faire tout seul et que
je n’étais qu’un petit chien qui lui courait dans les pattes !
Aux yeux d’un manipulateur, on est avec lui, ou contre lui. Il ne peut
concevoir qu’on puisse avoir une autre opinion que la sienne, sans le
ressentir comme une mise en cause perturbante, menaçante, voire
dangereuse, donc à éliminer.

Dans sa construction psychique, il n’a pu assimiler correctement le stade de


l’acceptation de l’altérité, qui est la saine résultante de la défusion, stade à
partir duquel il aurait dû apprendre à considérer l’autre comme une
personne bien différenciée, ni bonne ni mauvaise, mais simplement
différente, avec laquelle il peut se confronter sans danger. Aujourd’hui,
écouter et essayer de comprendre l’autre, c’est une perte de temps, c’est
inutile et dérangeant. Donc, le plus simple, c’est de soumettre l’autre à sa
volonté. Qui m’aime me suive, et si tu ne me suis pas tant pis pour toi, tu ne
sais pas ce que tu perds. Sauf que, si cet autre lui est utile, le manipulateur
va déployer des trésors de persuasion, douce ou menaçante, pour obtenir
l’adhésion de son partenaire ou rival à ses propres choix, à ses goûts et à ses
décisions.
Les conséquences de cette chosification sur la victime sont désastreuses,
parce qu’elles ne sont pas vraiment manifestes. Considérer l’autre comme
un objet est une manœuvre d’affaiblissement discrète et assez difficile à
détecter. On se parle, on ne se dispute pas, on ne se frappe pas, mais en fin
de compte cet autre est nié, ignoré et rejeté, sans qu’il puisse comprendre ce
qu’on lui reproche. Parce que, précisément, ce qu’on méprise, c’est sa part
vivante, humaine, personnelle. Son identité. Son âme.

Ma mère est morte il y a six mois. Depuis lors, je lutte tous les jours
pour tenir la tête hors de l’eau. Mon père ne se préoccupe absolument
pas de ce que je vis. Il s’épanche comme s’il était le seul véritablement
touché. Comme s’il avait l’exclusivité de la souffrance. « Tu ne sais pas
ce que tu as perdu… », m’a-t-il dit hier soir ! C’est dingue ! J’ai perdu
ma mère, ma maman chérie, je sais très bien ce que j’ai perdu ! Sale
égocentrique !
Ce père semble parler à sa fille comme si elle n’était qu’une oreille. Une
oreille, ça ne ressent rien, ça n’a pas d’âme, pas de sensibilité. Pas de
maman, pas de chagrin. Une oreille, ce n’est pas triste, ça écoute !

Dans une famille, si les parents ont des tendances manipulatrices, la


chosification se manifestera en plusieurs phases. Durant l’enfance,
l’éducation qu’ils donneront à leur enfant va être dominée par une tendance
assez directive et « remplissante » : ils vont lui enseigner la vie comme eux
la conçoivent. Dans ce petit cerveau encore bien souple, semblable à un
vase, un réceptacle, ils vont déverser leur conception du monde, leurs goûts,
leurs idées, leurs opinions, etc. L’enfant, dans son besoin de leur plaire,
assimilera tout cela sans broncher. C’est comme Papa et Maman le disent,
voilà tout ! À cet âge-là, cela passe inaperçu et paraît même éminemment
normal. Personne ne se rend compte combien l’enfant cherche à être
conforme, combien il se soumet et apprend de la sorte à développer sa
capacité à absorber les idées d’autrui avec bonne volonté. Aujourd’hui,
celles de ses parents, mais demain ?
Rien n’est mis en place pour lui apprendre à penser par lui-même, à
développer ses propres idées, sa vision personnelle du monde, à son rythme,
dans le respect de sa petite personnalité naissante.
S’il n’y a qu’un enseignement à retenir de ce livre, à mon sens c’est celle-
là : apprendre à penser par soi-même. Enseigner cette capacité à nos enfants
et la développer pour nous-mêmes. On a le droit de penser ce qu’on pense.
On a le droit de vouloir ce qu’on veut. Cela ne veut pas dire que tout est
permis, ni que tout est réalisable, mais ce qui se passe dans notre tête, nos
émotions, nos sentiments, nos idées, nos rêves, nos désirs, cela est à nous,
c’est notre trésor et personne n’a le droit de s’en moquer.
Il est très facile de chosifier un enfant, on lui dicte nos goûts, nos opinions,
nos rêves pour lui, etc. Il enregistre tout, sans même se rendre compte qu’on
ne lui demande jamais son avis, qu’on ne s’intéresse pas le moins du monde
à ce qui se passe dans sa petite tête. « Tu comprendras plus tard ! » « Ne te
pose pas toutes ces questions ! » « Tu n’as pas besoin d’être triste ! »
« Arrête de rouspéter ! » « Comment peux-tu penser une chose pareille ! »
Tout est bon pour l’empêcher de penser par lui-même. Mais toutes ces
petites remarques paraissent tellement anodines, elles passent inaperçues,
elles ne sont probablement que les répétitions de ce que les adultes ont eux-
mêmes entendu lorsqu’ils étaient bambins. Et c’est ça le problème, c’est
qu’on ne se rend pas compte de l’impact de ces dizaines de petits freins, de
ces minuscules marques de mépris qui, mises côte à côte, forment un
étouffoir mental. En substance, sans qu’on en soit conscient, elles
signifient : ne pense pas, ne réfléchis pas, n’aie pas d’opinion ni d’idées
personnelles…
Une fois de plus, ne mélangeons pas tout, il ne s’agit pas de laisser
l’enfant tout décider librement. On peut éduquer un enfant aux règles de la
vie en société, tout en lui apprenant en parallèle à développer son
autonomie psychique.
Si ce travail n’a pas été bien fait, les problèmes surgissent à la phase
suivante : l’adolescence. Dès la puberté, le jeune découvre une nouvelle
énergie qui lui donne envie d’exprimer ses propres idées, et c’est le choc
frontal avec les parents. Ils ne comprennent pas que se jouent là les
premiers pas de leur enfant qui recherche légitimement sa future maturité
d’adulte et ils resserrent la vis : plus de contrôle, et donc plus de conflits…
Le jeune va lutter autant qu’il peut pour exister par lui-même, pour cesser
de se conformer aux idées de ses parents, mais ceux-ci ressentent ce besoin
d’indépendance et de liberté comme un danger. Ils s’inquiètent pour leur
enfant peut-être, puisqu’il n’a pas appris à réfléchir par lui-même et qu’ils
imaginent, à tort ou à raison, que sans eux il est fragile, mais ils s’inquiètent
surtout et bien plus, quoique inconsciemment, pour eux-mêmes. Ils
craignent de perdre le contrôle et le pouvoir sur leur rejeton, de ne plus
servir à rien, d’être exclus, inutiles, jugés, etc. Ils se maintiennent coûte que
coûte sur un piédestal qu’eux seuls cautionnent encore et qu’à l’évidence
leur enfant ne leur reconnaît plus. Mais plus ils s’y accrochent, moins
l’adolescent pourra supporter leur besoin excessif de le contrôler.
Le jeune adulte en devenir ne veut plus être le disciple de ses parents, leur
projet, leur fierté, l’objet de leur désir et de leurs ambitions. Il veut juste
être lui-même, bien vivant, à sa manière. Il veut tester ses capacités et
découvrir la vie. Sa vie. Il veut, enfin, se différencier. C’est légitime, normal
et vital.
Mais c’est précisément cette différenciation qui est difficile à accepter par
les parents. Probablement parce qu’eux-mêmes n’ont pas réussi à se
distinguer agréablement de leurs propres parents, avec respect mutuel et
sans heurts. Soit la rupture psychique n’a jamais eu lieu, soit elle a été
douloureuse. Quoi qu’il en soit, ils ne sont pas vraiment aptes à supporter
que leur enfant s’éloigne d’eux. C’est leur enfant, leur amour, leur objet,
leur chose… Il faudrait arriver à leur répondre : « Je suis certes ton enfant,
mais je ne suis plus un enfant… »

La chosification fait des ravages en entreprise parce qu’il n’est pas facile de
déterminer la place normale à attribuer aux personnalités spécifiques de
chaque salarié. Le bureau n’est effectivement pas le lieu où faire étalage de
ses états d’âme, on est « employé », le terme est clair. Mais la différence,
aussi subtile soit-elle, entre employé comme un objet et employé comme un
humain, n’en est pas moins essentielle. Sentir qu’on est utilisé comme un
engin vivant, comme un simple instrument de production est insupportable.
Il est normal de servir son entreprise, mais pas comme un robot. On peut
s’investir avec enthousiasme en tant qu’être humain, avec une vision
personnelle et des idées qui, tout en restant soumises au cadre de
l’entreprise, peuvent s’avérer intéressantes pour le travail à accomplir. On
n’est pas juste un outil, un maillon d’une chaîne. Les employeurs qui le
comprennent et en apprécient les richesses arrivent à satisfaire leurs
employés, à profiter de leurs qualités et spécificités personnelles, à les
placer à des postes correspondant à leur personnalité, au bénéfice de
l’efficacité au travail et de l’ambiance générale.

Actes de résistance
Exiger d’être entendu comme une personne et pas comme un instrument
ou un obstacle.
Rappeler à son interlocuteur que chacun a sa sensibilité propre, et que la
sienne est respectable autant que la nôtre, bien qu’elle soit différente.

Acceptable ou inacceptable ?
Tenir compte de la sensibilité particulière de chacun est parfois un casse-
tête inutile. Il est quelquefois simplement nécessaire de fonctionner,
rapidement, efficacement.
Mais mépriser quelqu’un en piétinant sa sensibilité, a fortiori s’il
l’exprime, constitue un profond manque de respect.
7
L’inversion

Comment se manifeste-t-elle ?
On inverse la chronologie des événements, on leur attribue des
importances très irrationnelles, disproportionnées.
On attribue à l’autre ses propres manquements, on le rend responsable de
ce qu’on ne fait pas soi-même.
On rejette ses propres erreurs sur l’autre en l’accusant d’être à l’origine de
nos difficultés.
On fait en sorte qu’autrui soit demandeur à notre place. On inverse les
polarités.

Pourquoi cette inversion ?


C’est plus facile, on n’a rien à assumer ! On se débarrasse du problème et
on garde sa conscience en paix !

Effets sur la victime


Sentiment d’injustice, de révolte, lié au caractère complètement illogique
des accusations.
Impression de ne plus très bien comprendre, d’être embrouillé, perdu, de
s’être trompé.
Perte progressive de confiance en soi, et confiance en sa pensée.

L’inversion des polarités est une forme de manipulation des plus difficiles à
détecter mais, une fois qu’on l’a comprise, on ne peut plus l’ignorer !

Un peu d’explication théorique : Nous avons tous, de temps à autre, des


conflits internes.

Modèle-type du conflit interne : je devrais mais je n’ai pas envie. Je


devrais : c’est ma tête qui le dit. Je n’ai pas envie : ce sont mes « tripes »
qui le font sentir.

Ou, j’ai envie, mais je ne peux pas, c’est interdit. Que doit-on choisir ?
C’est parfois loin d’être simple. Néanmoins, c’est à nous de résoudre ce
dilemme. On doit choisir, soit de donner raison à nos envies, soit d’écouter
ce que nous dit notre tête, cela dépend des circonstances, mais c’est notre
« popote interne ».
Par exemple, on aimerait refuser quelque chose à quelqu’un, parce qu’on
sait qu’on ne peut pas faire face à ce qu’il demande (la tête), mais on n’ose
pas dire non (les tripes). On n’assume pas. On a trop peur des
conséquences, on se garde de déplaire, on craint le conflit, on appréhende
d’être jugé. La raison nous dit de refuser, mais notre émotionnel nous en
empêche. Alors parfois, à tort, on dit oui quand on pense non, cela arrive à
tout le monde et souvent on s’en mord les doigts ensuite. Apprendre à gérer
honnêtement ce genre de dilemme fait partie de l’apprentissage qui nous
conduit à la maturité psychique de l’adulte lucide. On ne trouve pas
toujours la manière de se dépêtrer d’un conflit interne, parfois on invente
des excuses, ce qui n’est pas très sincère, mais cela évite bien des soucis.
Parfois on élude, on reste vague, on remet la réponse à plus tard, en
espérant que l’autre abandonnera. Bref, on essaye tant bien que mal de se
débrouiller avec nos petites complications internes.
Un manipulateur ne s’encombre pas de ces soucis. Il va s’arranger pour
qu’il se passe exactement ce qu’il veut, mais sans l’avoir exprimé. Sans
l’assumer, une fois de plus.
Pour mieux le comprendre, revenons un instant à sa construction
psychique. Nous avons vu que le futur manipulateur a traversé les étapes de
l’enfance en accumulant quelques lacunes importantes. Son développement
psychique est resté fragile, incomplet, voire embryonnaire. Cela ne l’a pas
empêché, en revanche, de poursuivre sa croissance intellectuelle. Bien au
contraire parfois. Apprendre lui a permis d’engranger des connaissances et
des savoirs très utiles qui lui permettront de briller, dominer et consolider
son pouvoir. Son développement intellectuel et son développement
psychique, qui idéalement devraient se poursuivre de concert, se sont pour
ainsi dire développés séparément, sans qu’il en ait la moindre conscience.
Mais cet écartèlement, parfois abyssal, entre ce qu’il sait (l’intellect, plutôt
bien développé) et ce qu’il perçoit, comprend et ressent (l’émotionnel, bien
mal en point), est une constante source de conflits internes tellement
désagréables qu’il ne peut accepter d’en être lui-même à l’origine.
Comme il est incapable de s’adapter à une réalité qui bouscule son
psychisme trop fragile, il rejette purement et simplement une partie de son
problème et le transmet à l’autre sans vergogne. C’est vraiment un viol de
l’esprit. C’est très habile. Il se débarrasse de la partie qu’il ne reconnaît pas
ouvertement en manœuvrant instinctivement afin que ce soit l’autre qui en
porte la responsabilité. Il pousse l’autre à faire ce qu’il n’endosse pas lui-
même. Et si son interlocuteur lui résiste un tant soit peu, il le rend
automatiquement coupable de son propre tourment.
Cette manière de fonctionner lui vient très facilement, il n’en éprouve
aucun scrupule et trouve même cela très normal, tant il est égocentrique. Le
problème n’est jamais de son côté. C’est toujours l’autre le responsable de
sa difficulté. Toujours. Un manipulateur ne supporte pas le moindre conflit
interne, il l’éjecte aussi sec, dès qu’il le sent. C’est donc toujours de la faute
de l’autre. Il ne se met jamais en cause et les scrupules ne le tourmentent
pas le moins du monde. Il voit le monde uniquement à partir de sa
personne. Il est le centre. S’il a froid, c’est que quelqu’un a ouvert la
fenêtre, et non parce qu’il s’est mis lui-même dans les courants d’air !
Alain et Clarisse sont amoureux et ont l’intention de se marier. Ils
sont visiblement heureux, tous leurs amis en témoignent. L’évolution
d’Alain est particulièrement réjouissante. Le jeune homme un peu
gauche et timide s’épanouit de plus en plus au contact de sa fiancée,
qui le renforce dans cette nouvelle confiance en lui.
Malheureusement, les parents d’Alain n’aiment pas Clarisse. Ils
n’apprécient pas du tout l’influence qu’elle a sur lui. Il leur semble (à
raison !) que depuis qu’Alain connaît sa compagne il s’éloigne de plus
en plus d’eux. Pourtant, il ne les critique pas, bien au contraire, cet
éloignement le culpabilise un peu, et il fait tout ce qu’il peut pour
garder un agréable contact avec ses parents.
Mais l’accueil que ceux-ci lui réservent lorsqu’il leur rend visite est
bien différent selon qu’il est seul ou accompagné. Lorsque qu’il vient
les voir seul, ils sont affectueux, gais et tout est « comme avant ». Mais
quand Clarisse est là, ils ne prêtent à leur belle-fille aucune attention
particulière, se montrent juste polis, font le strict minimum afin de
n’avoir rien à se reprocher, mais ne la considèrent pas avec plus
d’intérêt que le bouquet de fleurs qu’elle leur offre et qu’ils oublient à
la cuisine.
Elle est chosifiée. C’est très pratique pour casser quelqu’un. On ne dit
rien de désagréable, il n’y a aucune brutalité, mais l’invitée est
complètement désemparée et ne sait plus comment se comporter, ce qui
la rend un peu embarrassée, guindée, maladroitement gentille, tout ce
qu’il faut pour conforter l’antipathie que ressentent les parents.
Clarisse ne se sent pas accueillie et pourtant elle ne peut pas pointer
une parole ou un geste clair qui pourrait être reproché à ses futurs
beaux-parents.
Au retour, elle en parle à Alain, qui n’a rien vu. Ou n’a rien voulu
voir. C’est dur de commencer à faire des reproches à ses parents alors
que lui-même se sent dans une situation inconfortable : lui, le fils chéri,
l’enfant unique, va devoir faire accepter sa fiancée à ses parents qui
n’y sont pas préparés, les pauvres… Il faut qu’ils s’habituent, il vaut
mieux les ménager, ils deviennent vieux… Donc il minimise. « Ce n’est
pas grave, Clarisse, il faut les comprendre, essaye de faire un effort…
Toi aussi tu t’es comportée bizarrement. Je suis sûr qu’ils t’aiment mais
ne savent pas comment te le montrer. Tu sais, ils n’ont pas ton aisance,
ton éducation… » Et ainsi de suite. Alain patauge !
Mais les efforts de Clarisse sont vains et elle souffre d’autant plus que
ses parents à elle accueillent Alain avec beaucoup de bienveillance.
Alain voit la différence, il ne peut plus le nier. Doucement, ses yeux se
décillent et il découvre un aspect de ses parents qui le glace. Ils
n’aiment pas sa femme, sa chérie, l’amour de sa vie ! Ils ne veulent pas
de ce mariage, cela devient évident. Il en parle avec eux, mais bien sûr,
ils nient ! Ils se montrent vexés, blessés même ! « Comment peux-tu
penser ça de nous ? On a été parfaits avec elle l’autre soir ! Maman
avait préparé un de tes plats préférés ! Mais elle n’est pas comme nous,
elle nous snobe ! Elle n’a même pas terminé son assiette ! »
La conversation s’envenime ce qui leur permet de servir sur un
plateau ce qui les arrange : « Tu es sous l’influence de ta femme ! C’est
elle qui te met ces idées dans le crâne ! Tu n’es plus le même depuis
que tu la fréquentes ! Tu ne nous aimes plus ! Jamais tu ne nous avais
parlé comme ça avant ! »

C’est habile ! L’air de rien, ils ont résolu leur dilemme. Alain est coupable
de leur imposer une belle-fille qui perturbe la famille. Ils ont inversé la
dynamique, ce sont eux les victimes. Ils se victimisent, ce qui est la
meilleure manière de reporter le rôle d’agresseur sur la véritable victime de
leur non-acceptation.
La victimisation est une manipulation déguisée. Son sous-produit est la
culpabilisation. L’ensemble s’appelle l’inversion. C’est facile, nuisible et
assez indétectable.

Les parents d’Alain disent : « On était bien plus heureux avant. » Parce que
la famille, c’est eux. Eux et leur fils. Un bloc indifférencié. Un clan. Aussi
longtemps que leur grand garçon était à eux, tout fonctionnait bien. Pour
eux. Rationnellement, ils savent bien que leur fils devient un homme, mais
au fond de leur cœur, ils ne supportent pas qu’il ait sa vie, ses besoins et ses
amours, hors de leur sphère d’influence. Ils ne le reconnaissent pas, ils le
nient même, mais à l’évidence, leur refus intime d’accepter l’indépendance
affective de leur fils les rend incapables d’apprécier sa nouvelle vie, qu’ils
critiquent en douce, en rendant leur belle-fille coupable de leur mal-être.
L’inversion est subtile, parce qu’elle ne porte pas uniquement sur leur fils,
qu’ils ne peuvent imaginer responsable de ce choix qui les blesse. Clarisse
est le grain de sable qui a tout grippé. La pièce rapportée qui déséquilibre
l’édifice. L’adaptation que cela leur demande est trop difficile et le
reconnaître l’est tout autant.
Donc, il suffit de reporter leur souffrance sur Alain et leur problème est
réglé. C’est à Alain de trouver la solution. Et, à leurs yeux, il n’y en a
qu’une, évidemment ! Qu’ils n’exprimeront jamais, puisqu’ils ne
l’assument pas, mais ils manœuvrent pour se faire comprendre. Et tout cela
a lieu en sourdine, rien n’est exprimé clairement, tout est sous-entendu.
Mimiques, silences, absence d’intérêt, non-dits, telle est la panoplie des
manipulateurs discrets.

Aussi longtemps qu’Alain n’y voit pas clair, il reste écartelé entre ses
parents et sa femme. C’est donc lui qui souffre du conflit interne de ses
parents et qui essaye sans succès de le résoudre. Ils lui ont passé la « patate
chaude ». Eux n’ont plus de problème, ils l’ont expulsé et transmis à leur
fils. Ils ont inversé les responsabilités.

J’ai tenu bon, raconte encore Alain, mais quelques années plus tard,
quand notre fils est né, tout s’est reporté sur lui. Ils l’ont adopté (je
devrais dire absorbé, aspiré même !) comme si c’était leur enfant, l’ont
couvert de cadeaux, histoire de bien l’acheter, et n’ont pas supporté les
quelques restrictions que ma femme mettait à leur envahissement.
Ensuite, ils ont commencé à inventer des problèmes à notre fils, en
sous-entendant qu’il souffrait de la mésentente de ses parents !

L’inversion est souvent accompagnée d’une manœuvre très pernicieuse : le


chantage.
Voici le modèle-type du chantage : si tu refuses une partie, tu perds le tout.
Si tu refuses ce que je t’impose et que tu n’aimes pas, tu perdras
automatiquement ce que tu aimes et que je ne te donnerai plus, en
représailles. En effet, avec un manipulateur, il y a toujours des représailles
quand on résiste. C’est la caractéristique du rapport de force. Il ne supporte
ni de reculer, ni de se mettre en question, ni de céder du terrain, ni de
reconnaître ses torts, je l’ai déjà souligné. Si on arrive malgré tout à gagner
une petite victoire, même légitimement, on le paye toujours plus tard, parce
qu’avec sa personnalité insécurisée, sous ses dehors dominants, il se sent
affaibli et a besoin de regagner le pouvoir qu’il pense avoir perdu.
Si Alain tient tête à ses parents, il le payera, pense-t-il. C’est perdu
d’avance. Il les connaît bien, il a bien senti le danger et il sait que c’est ce
qui lui pend au nez s’il persiste à « prendre le parti » de sa femme face à
eux. « Tu ne nous aimes pas comme on est ? Alors tu n’as rien du tout ! »
C’est ce qui s’est passé au début : ils ont boudé dans leur coin. Mais comme
ils avaient envie de voir leur petit-fils, ils ont jeté leur dévolu sur lui, en
ignorant allègrement leur belle-fille, chosifiée, évidemment.

Le chantage inverse les rôles : celui qui impose son désir se pose en victime
en cas de refus. Il signifie clairement qu’il souffre, ou va souffrir, si on
n’accepte pas son exigence. De bourreau, il devient victime. Le chantage
est la plus violente des inversions et la manière de s’en protéger est de
remettre la dynamique dans le bon sens : « C’est toi qui m’imposes ton
désir. Et de manière très piégeante, ce que je n’accepte pas. Je te demande
de me respecter et de me laisser le choix de mes décisions. »

Dans un couple ou au sein d’une famille, le pire des chantages est le


chantage au suicide. « Si tu me quittes, je me tue ! » Que faire ? On ne peut
pas toujours prévoir si cette terrible menace sera mise à exécution ou si elle
est juste un moyen de pression. Si on a des craintes, on peut toujours
prévenir un service d’aide, le médecin de famille ou les autorités
compétentes, mais n’oublions jamais que si une personne décide de mettre
fin à ses jours, personne n’en est responsable sauf elle-même. Accepter de
vivre en se soumettant à la crainte du suicide de son partenaire, c’est se
laisser emprisonner.

Notons qu’il ne faut pas confondre un chantage et un contrat. Ils


s’expriment souvent sous la même forme (si tu n’acceptes pas ceci, alors
cela se passera), mais le contenu est bien différent. Le chantage comporte
toujours une partie inacceptable, imposée par une personne qui ne supporte
pas la frustration de son désir (si tu ne viens pas, je t’abandonne là), c’est le
propre de toutes les manipulations, alors que le contrat est approprié au
cadre dans lequel il est utilisé. Par exemple, dans le cadre de l’éducation, le
parent annonce un contrat à son enfant : « Si tu ne ranges pas tes jouets qui
traînent au salon, tu n’auras pas le droit d’aller jouer au parc. » Même si la
forme semble identique, le contenu est bien différent et ne comporte aucun
chantage. C’est un rappel de la règle. Si je ne respecte pas la loi, j’aurai des
problèmes, c’est normal. Un manipulateur ne se soucie pas de la règle
civile, celle qui est extérieure à ses désirs et qui le contraint. Pour lui, la
règle émane de son désir ! « La loi, c’est moi ! » pourrait être une autre de
ses devises.

L’inversion s’observe aussi lors de petits conflits, brefs et fréquents, par


exemple au sein d’un couple où l’un essaye tant bien que mal de trouver
une solution à un problème que l’autre, sentant qu’il va devoir s’impliquer
et modifier son confort, élude par tous les moyens.

– Chéri, j’aimerais qu’on parle.


– Pas maintenant.
– OK mais quand ? Je crois qu’on devrait essayer de résoudre le
problème des vacances.
– Pas maintenant, je t’ai dit, je n’ai pas le temps.
– Oui, j’ai bien compris, mais peux-tu me dire quand ça
t’arrangera ?
– Je ne sais pas, je n’ai pas que ça à faire, moi !
– Moi non plus, mais je trouve que cette indécision empoisonne la vie
de famille et qu’on doit résoudre cette histoire.
– Écoute, tu me gonfles ! Tu vois bien que je suis occupé !
– Excuse-moi, je ne voulais pas t’énerver. Je cherche seulement un
moment qui t’arrangerait. J’aimerais qu’on trouve une solution.
– Tu ne voulais pas m’énerver ? Eh bien, c’est fait ! Tu m’emmerdes
avec cette histoire ! Toujours à revenir avec ces vieilles salades !
Toujours à couper les cheveux en quatre ! Et pour les vacances, tu peux
te brosser !
– Je suis désolée, ne m’en veux pas…
Et voilà, le problème est réglé, l’inversion a bien fonctionné. Le coupable
est devenu celui ou celle qui cherchait une solution. De cette manière,
l’autre n’a pas à se mouiller et peut garder le point de vue qui lui convient.

Éloïse loue un appartement plein de problèmes : plusieurs


manquements aux règles obligatoires de sécurité dont la maintenance
incombe au propriétaire, infiltration d’eau dans le plafond
(propriétaire), reflux d’odeurs d’égouts dans la cave (propriétaire), bref
une série de désagréments inacceptables au regard du loyer conséquent
qu’elle paye. Elle laisse des messages sur le répondeur (répondeur
destiné à répondre à la place du proprio, qui ainsi ne répond jamais !),
elle écrit des courriers circonstanciés, fait appel au syndic, mais rien
n’y fait. Pire, plus elle insiste, plus elle est accusée ! Le syndic (qui est
évidemment du côté du propriétaire) s’en moque allègrement, à se
demander à quoi il sert, et le propriétaire se plaint de harcèlement ! Il
se dit agressé par sa locataire et finit par lui signifier son congé !

Prêcher le faux pour savoir le vrai est également une belle petite
manipulation d’inversion dans laquelle on tombe facilement.

Monsieur Legros soupçonne son assistante, dont il est secrètement


amoureux sans aucun retour, d’avoir une aventure avec un beau
fournisseur, ce qui est vrai, mais elle ne veut évidemment pas que cela
se sache. Il est terriblement jaloux, mais ne se permettrait pas
d’aborder le sujet directement. Il va donc colporter des ragots sur le
jeune homme, en racontant à qui veut l’entendre qu’il drague la
postière, la marchande de légumes et la bergère, bref qu’il saute sur
tout ce qui porte jupons ! L’assistante finit bien par entendre ces
rumeurs, qui d’abord l’inquiètent (et si c’était vrai ?), c’est la phase
d’hameçonnage, et puis l’énervent (mais je sais que c’est faux !), c’est
la réplique attendue. Elle va donc se laisser aller à partager son secret
avec une collègue en racontant qu’elle fréquente le jeune homme
régulièrement et qu’il ne s’agit pas d’une simple aventure, ils vivent
même déjà ensemble ! Le scoop ! C’est trop tentant de le laisser
entendre à Monsieur Legros, que tout le monde déteste dans le service.
Ça lui clouera le bec ! La collègue va donc en parler à une autre, un
jour où les oreilles de Monsieur Legros traînent par là, et il apprend ce
qu’il veut savoir. Information dont il va faire un usage pour
entreprendre une destruction pernicieuse, à l’image de sa jalousie
pathétique, et qui usera tellement l’assistante qu’elle finira par quitter
le service et s’en ira élever des moutons avec son bel amant.

L’expression « passer la patate chaude » illustre bien l’inversion de la


polarité. La patate chaude constitue le problème délicat, dont on se
débarrasse en le transmettant à autrui, qui ne sait qu’en faire, mais il trop
tard, il est maintenant en sa possession. C’est le propre des secrets gênants
qui embarrassent notre conscience. On sait quelque chose de terriblement
déplaisant, de spécial, de croustillant ou d’horrible, peu importe, mais on ne
peut pas le dire. Pour soulager sa conscience, on le partage « sous le sceau
du secret » avec une seule personne, à qui on demande préalablement de ne
rien dire à personne : « Tu peux garder un secret ? » « Évidemment ! »
répondra l’autre ! Personne n’ose répondre : « Moi ? Non, je suis comme
une passoire, je répète tout ce qu’on me dit ! » Ça marche donc à tous les
coups. Ensuite, on se soulage et on raconte. Ouf, on a la conscience qui se
décontracte ! Mais l’autre est maintenant détenteur du problème, ce n’est
plus le nôtre, bon débarras ! Souvent, nous le savons bien, la patate brûle
tellement les doigts qu’on ne peut s’empêcher de la passer au suivant, qui la
passe au suivant, et ainsi de suite…

Dans un domaine particulièrement destructeur, l’inversion est ce qui permet


à certains adultes d’établir des relations sexuelles avec un enfant, une des
pires manifestations de la perversité, nous l’avons vu précédemment.
L’inversion consiste à amener l’enfant à croire que c’est lui qui a désiré la
relation ! En jouant sur le secret, la complicité, le plaisir que l’enfant ressent
en faisant plaisir à cet adulte si gentil, apparemment aimant et intéressé…
Le chantage est la menace qui verrouille. L’enfant comprend bien que, s’il
refuse, il est face au risque de tout perdre. « Si tu repousses mon plaisir, si
tu m’en prives, je ne t’aimerai plus… »

Tous les manipulateurs ne poussent pas le vice jusque-là, bien


heureusement ! Mais sous des formes plus discrètes, aux apparences plus
acceptables, c’est exactement la même dynamique. L’un prend une décision
pour l’autre, l’autre n’y tient pas et souhaite s’en dédire et devient
automatiquement l’agresseur. C’est très fréquent, observez…

Acceptable ou inacceptable ?
Faire endosser la responsabilité de nos difficultés par autrui fait partie des
pirouettes qui nous permettent d’avoir la paix. Ce n’est pas honnête, mais
ce n’est pas vraiment pervers pour autant. Cela devient inacceptable
lorsque, par le chantage, on arrive à obtenir qu’autrui agisse d’une
manière qui lui nuit.

Actes de résistance
La lucidité permet de détecter de plus en plus facilement l’inversion de
polarité, et on peut la dénoncer. Se faire respecter, c’est refuser de porter
un chapeau qui n’est pas le nôtre. Cela va-t-il améliorer la relation ? Rien
n’est moins sûr. À chacun d’évaluer les avantages et les inconvénients de
ce type de résistance. Mais il est légitime de préférer ne pas se laisser
faire, quitte à s’éloigner de la personne, c’est un choix tout à fait
honorable.
Lorsqu’on sent que quelqu’un va nous passer la patate chaude, il faut
immédiatement la refuser. Soit il est encore temps (je vais te dire un
secret, mais tu ne peux pas le répéter) et on dit stop avant de l’avoir
entendu. Soit c’est trop tard, mais on refuse la clause qui verrouille. C’est-
à-dire qu’on préserve notre liberté de faire ce que bon nous semble avec le
problème, le secret, ou quoi que ce soit qui embarrassait l’autre et dont il
s’est débarrassé en nous le refilant. C’est un procédé tordu et nous
pouvons garder la liberté de ne pas jouer à ce jeu-là.
8
Le déni

Comment se manifeste-t-il ?
Par l’absence de reconnaissance de ce qui paraît pourtant évident à autrui.
On nie, on ne sait pas, on n’a pas dit, pas vu, pas fait, pas retenu.

Pourquoi nie-t-on ?
Il est plus facile de se convaincre que quelque chose de gênant n’a pas
existé plutôt que d’avoir l’honnêteté de le reconnaître et de faire l’effort
d’en tenir compte.

Effets sur la victime


Frustration intense, rage, immense besoin de s’expliquer, de trouver des
preuves, des témoins.
Sentiment de doute, d’incrédulité, de culpabilité.
Perte de confiance en ses capacités mentales.
Impression de devenir fou.
Le déni est un des mécanismes de défense les plus déroutants. C’est à
perdre la tête.

Moi ? Mais je n’ai jamais dit ça ! Tu as mal compris ! On en avait


parlé ? Peut-être, je ne m’en souviens pas. Non, ça ne me ressemble
pas, je sais ce que je dis.

C’est un mécanisme assez primaire, puisqu’il escamote le réel. Le


manipulateur ne refoule pas, il nie. « Ça n’a pas existé ». Pas de souvenir,
pas de conflit interne. Ça dégage l’esprit !
Si la victime essaye de rétablir la vérité, elle se heurte à un mur. C’est vain
et tout sera fait pour l’en convaincre. Si elle a quelques preuves de ce
qu’elle avance, la victime peut parvenir à faire reconnaître une partie de ses
arguments par le manipulateur. Mais cette reconnaissance est souvent brève
et de pure forme. La discussion à peine achevée, le manipulateur, par une
réaction automatique, un vrai réflexe, réarrange aussitôt sa vérité comme il
l’entend. C’est peine perdue…

Après des années de conflit, j’ai réussi à amener mon mari en


thérapie de couple. Il a fait preuve de bonne volonté, à mon grand
étonnement. Il faut dire que j’étais à bout et qu’il l’a senti. J’étais à
deux doigts de la séparation.
Devant la thérapeute, il s’est montré calme et attentif. J’en étais
complètement ahurie, j’ai même commencé à croire que l’espoir d’une
amélioration était à portée de main. Je croyais vraiment qu’il
comprenait ce que la thérapeute disait. Elle me paraissait
compréhensive, claire et ne parlait pas « à charge » de l’un ou de
l’autre.
Mais dès qu’on s’est retrouvé à la maison, il a dénigré la psy, m’a dit
qu’elle ne comprenait rien, que je lui avais monté la tête. Moi, j’avais
simplement expliqué ce que je vivais. Je n’ai pas cherché à convaincre
ou à plaider ma cause, j’ai juste parlé de moi. Mais subitement, j’étais
accuser de l’avoir manipulée ! J’ai dit à mon mari que j’étais surprise,
que j’avais l’impression que la thérapeute avait bien cerné le problème
et qu’elle ne l’avait pas accusé de quoi que ce soit, mais il a
manifestement compris les choses bien autrement. Il disait que je
n’avais pas cessé de parler et de pleurer, ce qui est incroyablement
faux, qu’il n’avait quasiment rien dit et que cette psy ne pouvait pas
comprendre ce qui se passait. Et le comble : tout ce que la thérapeute
avait dit s’est complètement retourné contre moi ! Il a dit que j’étais
tellement obtuse que je n’avais même pas compris qu’elle me faisait
allègrement porter la responsabilité de la destruction de notre couple !
Il a conclu qu’on n’irait plus jamais voir cette thérapeute
incompétente et qu’il allait lui-même redresser la situation. Et la
première chose que je devais faire pour cela, c’était m’occuper de notre
couple, cesser mes activités extérieures, surtout cesser de voir ma mère
et être plus agréable et plus coquette !

Les atteintes à la vérité sont légion dans la communication perverse. Le


déni, c’est l’arme fatale.
Les capacités intellectuelles du manipulateur, nous l’avons vu plus haut,
sont en général excellentes. Elles lui servent essentiellement à compenser
son narcissisme défaillant. C’est en partie normal, évidemment. Nous
aimons tous nous sentir intelligents et cela flatte notre ego ! Jusque-là, pas
de problèmes. Les choses commencent à déraper lorsque l’intelligence est
mise au service des distorsions de la réalité, nécessaires pour maintenir la
vision du monde dont le manipulateur a besoin pour éviter la remise en
question. Il va le plus longtemps possible nier ce qui n’entre pas dans ses
conceptions. Il va rester sourd à tout ce qui le dérange. Au sein des familles,
c’est ce qui donne aux enfants de manipulateurs le sentiment constant de ne
pas être compris, de ne pas être intéressant. Mais ce triste sentiment semble
être « à géométrie variable » et c’est ce qui rend sa compréhension si
difficile. Parfois l’enfant intéresse son parent, parfois pas. Le parent ne peut
pas (ou ne veut pas) entendre ce qui le dérange. Cela le forcerait à se mettre
en question, à faire un effort d’introspection auquel il ne souhaite pas
s’astreindre. En revanche, il s’intéresse avec plaisir à son enfant dès que ce
qu’il raconte lui plaît.
Le déni aura sur l’enfant des conséquences aussi discrètes que
désastreuses, puisqu’il va, sans en avoir conscience, privilégier les
comportements qui plaisent à ses parents, au détriment d’une croissance
plus large et plus complète qui intégrerait aussi une autre part de la réalité,
plus difficile, plus personnelle, mais qu’il n’arrive pas à partager avec ses
parents. Il va donc s’en sentir coupable et la refouler. Toute une partie de sa
personnalité va rester recroquevillée, coincée dans un petit coin de son âme,
comme une honte dont il ne sait que faire.

Le déni méprise la vérité. Mais la vérité n’est pas toujours atteignable.


Cependant, elle devrait rester une cible, un but, une lumière vers laquelle on
tend. Elle peut se rapporter à des faits et on devrait essayer de s’en
approcher, même si les événements ont été vécus bien différemment par
toutes les personnes concernées. Nier ce qui s’est passé bloque toute
possibilité d’avancer dans la discussion.
La vérité peut aussi concerner des sentiments, des émotions, le domaine
privé de chacun. Aucune de ces vérités ne se partage. Elles doivent
simplement être acceptées.

Mais non, tu n’es pas triste ! Arrête de jouer la comédie ! Tu devrais


plutôt te réjouir pour moi, au lieu de pleurer sur ton triste sort !

Mais le manipulateur ne nie pas uniquement les faits et les sentiments, il nie
aussi le conflit qu’il crée, il nie le fait qu’il blesse ou qu’il vexe lorsqu’il
nie ! Et également lorsqu’il refuse de discuter, en imputant
systématiquement la cause à autrui (inversion).

Arrête de te plaindre, je n’ai rien fait du tout ! C’est toi qui prends
tout mal ! Qu’est-ce que tu peux être susceptible, à la fin ! Chaque fois
que je dis quelque chose, tu fais tout foirer. Tu me provoques ! Alors,
faut pas t’étonner si je m’énerve !

Ce qui rend fou avec le déni, c’est que la première personne que le
manipulateur manipule, c’est lui-même. Il se ment à lui-même. Il nie ses
problèmes, il nie ses conflits internes et l’inconfort dans lequel cela le
plonge. Il ne veut pas s’en rendre compte et donc l’ignore ! Et ne peut qu’en
imputer la responsabilité à autrui !
Je n’ai aucun problème ! C’est toi qui dérailles, mon vieux ! Tu vois
des tas de choses qui n’existent pas ! C’est dans tes rêves ! Moi, je vais
très bien, moi ! Je ne souffre pas, je ne me plains de rien, je n’ai aucun
problème. Mais toi, tu ferais mieux d’aller te faire soigner !
Ce qui lui donne ces accents de vérité, c’est qu’il se croit lui-même. Sa
capacité d’introspection se limite à confirmer ses désirs et sa propre vision
du monde. Elle ne lui permet pas la remise en cause de ses
fonctionnements, parce que cela l’amènerait à se pencher sur ses
manquements psychiques, découverte qui pourrait se révéler aussi
vertigineuse qu’inacceptable.

Jacques ne souhaite pas aider ce jeune collègue qui lui fait de


l’ombre. Jacques n’aime pas ce garçon et le craint plus que la peste.
Or, ce dernier n’est coupable de rien, il fait bien son travail, rend ses
rapports à temps, est agréable avec tout le monde et toute l’équipe
l’apprécie. C’est ça le problème, d’ailleurs ! Jacques souffre de ce
succès, qu’il n’a jamais connu lui-même. Il aurait pu, mais il s’est
toujours rendu suffisamment désagréable, sans vraiment le vouloir,
pour user toutes les bonnes volontés autour de lui. Bref, ce n’est plus
son heure, il le sent instinctivement, c’est celle du nouveau venu, ce
jeune con qui parade et sourit comme un benêt…
Jacques va mettre en œuvre de vilaines petites stratégies instinctives,
celles qui s’éveillent en lui lorsqu’il se sent perdre pied. L’ignorer, le
nier, ne pas le voir quand ils se croisent dans les couloirs, ne pas
répondre à ses « Bonjour », ne pas lui parler à la pause-café, ne pas
l’informer des indispensables éléments pour son prochain rapport.
C’est vraiment très simple, donc Jacques peut nier toute sa stratégie,
même à lui-même. Il n’y a rien à faire. Juste à ne pas…

Le manipulateur se baratine autant que de besoin pour ne pas avoir à se


regarder honnêtement. C’est son droit, mais c’est extrêmement agaçant ! Et
c’est pour ça qu’on sent, à la longue, que c’est peine perdue d’essayer de
faire jaillir la vérité. La seule vérité qui compte est la sienne et elle est
vicieuse à la mesure de l’implacable nécessité de voir l’extérieur (la relation
avec sa victime) expliquer l’intérieur (ses difficultés internes).
Actes de résistance
Garder son opinion, sa vision, ses convictions. On peut écouter l’autre et
examiner ce qui pourrait être intéressant, mais on ne devrait pas tout
croire.
Ne pas perdre pied, parler avec des amis, garder confiance dans le fait que
ce qu’on perçoit est fondé et que ce qu’on ressent nous appartient.

Acceptable ou inacceptable ?
Nous avons tous de temps à autre nos petits arrangements avec la vérité.
Nous ne sommes pas obligés de tout dire, la transparence n’est pas une
obligation morale. En revanche, nier des faits qui touchent une autre
personne et, pire encore, nier la souffrance qu’elle ressent lorsqu’elle fait
l’effort de l’exprimer est une manière de la renvoyer à l’inexistence.
9
Le décervelage

Comment se manifeste-t-il ?
Par l’usage intense de l’illogique, du décalé, des demi-vérités, des
déformations de la réalité et des fausses chronologies. Rien n’est vraiment
faux, mais rien n’est vraiment vrai !
Par la culpabilisation constante, les critiques, le dénigrement et les
moqueries.

Pourquoi ce lavage de cerveau ?


Pour ne pas penser, ne pas analyser, ne pas y voir clair et empêcher les
autres d’en faire autant. La pensée est brouillée, de part et d’autre, le fond
est perdu, seule reste la forme, avec laquelle on peut jongler à loisir.

Effets sur la victime


Perte de plus en plus profonde de la confiance en soi et en particulier de la
confiance en son raisonnement, en ses capacités mentales, en sa lucidité et
en son honnêteté. Comme le mot l’indique, on perd petit à petit l’usage de
son cerveau. On perd pied, on n’arrive plus à raisonner, à s’expliquer, à se
défendre et à se faire respecter.

Le décervelage est la conséquence inévitable de toutes les manœuvres de


déstabilisation mentale et psychique opérées par le manipulateur. Cette
forme de manipulation est probablement la plus sournoise et celle qui fait le
plus de ravages. Elle aura des conséquences dans tous les domaines de la
pensée, au cœur même de la vie psychique. Le manipulateur met en place,
pour sa propre sécurité, un véritable lavage de cerveau, il anesthésie
instinctivement l’esprit critique, la vigilance et la lucidité de son partenaire.
C’est ce qui fait dire aux victimes de la manipulation : « Je me demande si
je ne deviens pas fou… » Lorsqu’on atteint ce niveau de déstabilisation
psychique, il est plus que temps de demander de l’aide, de trouver le
chemin vers la sortie de la relation destructrice et vers la reconstruction.

De nombreux thérapeutes notent que les livres qui décrivent la


manipulation conduisent souvent les gens vers leur cabinet. En soi, cela
pourrait paraître assez normal qu’un livre soit le déclencheur d’une prise de
conscience, mais ce lien est bien plus manifeste, semblerait-il, pour la
problématique de la manipulation que pour de nombreuses autres sources
de souffrance. Une des raisons en est la difficulté des victimes à
comprendre ce qui leur arrive. Pourtant, leur souffrance est évidente, parfois
criante. Mais la compréhension est comme paralysée. C’est le résultat de ce
décervelage. Le manipulateur souffle tellement le chaud et le froid, joue si
habilement avec la vérité, brouille tellement bien les pistes, accuse avec tant
de brio, que la victime est déboussolée. Elle perd confiance dans ses
propres perceptions, parce qu’il y a toujours un petit peu de vérité dans les
accusations de son bourreau. Elle se dit alors qu’il n’y a pas de fumée sans
feu, qu’elle est peut-être, effectivement, un peu coupable. C’est pour cela
que les livres sur le sujet génèrent un tel soulagement : on n’est pas fou,
c’est écrit noir sur blanc et on comprend enfin ! Quel réconfort !

La manipulation, toute en manœuvres, fragmente la vérité, démolit la


pensée de l’autre, décourage et empêche de comprendre. Quoi que l’on
dise, le manipulateur trouve toujours un moyen d’avoir raison, surtout si la
victime n’éprouve aucun plaisir à la polémique et ne se défend pas
vraiment. Le trouble qui est induit chez elle est la conséquence de la
confusion permanente entre vérité et mensonge. Le manipulateur ne se
soucie pas de la vérité, il veut convaincre. Il ne s’intéresse ni aux fantasmes
ni aux affects, ni chez lui ni chez autrui. Il ne fait preuve d’aucune
empathie, pour cela il lui faudrait se décentrer et essayer d’imaginer ce que
l’autre vit. Il écoute plus la forme que le fond et reprend son partenaire sur
des mots, des détails, au détriment du message central.

Lucie : Allô Maman ? Coucou, ça me fait plaisir que tu m’appelles !


Il m’est arrivé quelque chose de super chouette ! J’étais avec la petite
avant-hier et elle m’a dit un truc adorable…
Fred : Non, Lucie, ce n’était pas hier, c’était il y a plus de cinq jours,
ne dis pas n’importe quoi.
Lucie : Mais ça n’a pas d’importance, et laisse-moi, je ne te parle
pas, je suis au téléphone avec ma mère. Bon, je continue, Maman, je
voulais te raconter ce qui s’est passé, ça m’a fait trop plaisir !
Fred : Non, je regrette mais c’est important, tu ne vas quand même
pas mentir à ta mère.
Lucie : Mais je ne mens pas ! Je me trompe peut-être de jour, mais ça
n’a pas d’importance. Tais-toi ! Bon, je continue Maman, pff, il
m’énerve parfois !
Fred : Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? Je t’énerve ? C’est ça ! Je
rétablis la vérité pour ta mère et tu m’agresses ! C’est le monde à
l’envers !
Lucie : Bon, Maman, ça ne va pas ici, je te rappelle une autre fois.

Le manipulateur ne se nourrit que de factuel, il ne se préoccupe ni du


sentiment ni de l’émotion. Ses sentiments et ses émotions à lui sont
basiques et il ne peut pas trop se permettre de les écouter, cela l’entraînerait
vers ses faiblesses, qu’il doit constamment verrouiller, sous peine de
décompensation. C’est un faux costaud, un fragile bien camouflé dans un
bel emballage. À l’intérieur règne un vide ou un chaos. Toute sa force est à
l’extérieur. Il ressemble à une cathédrale (sur le plan architectural, pas
spirituel !), un grand bâtiment vide, souvent imposant, mais dont toute la
solidité repose sur des contreforts extérieurs, indispensables à l’équilibre de
l’édifice. Les contreforts du manipulateur représentent toutes les
manigances qui le lient à ses victimes, sur lesquelles il s’appuie et qu’il
domine.

Dans la vie, en général, il est efficace, mais le plaisir de gagner se vit au


détriment du plaisir de penser. Se tourner vers l’intérieur de lui-même,
s’écouter, ressentir et réfléchir à ses doutes et ses interrogations lui est
inconnu.

Le décervelage est une forme de manipulation redoutable, instinctive, d’une


extraordinaire finesse envers les interlocuteurs, dont la moindre faille est
immédiatement perçue puis exploitée à leur détriment. C’est une des raisons
pour lesquelles il est assez difficile, pour la victime, de contre-manipuler si
elle n’a aucune disposition pour la manipulation, ce qui n’est pas le cas de
toutes les victimes, car certaines manipulent adroitement. Elles se
débrouillent bien et répondent œil pour œil, dent pour dent, participent à la
manipulation pour s’en défendre, ce qui ne fait qu’entretenir la tension
perverse7. Mais la contre-manipulation exercée courageusement par une
victime qui tente de se défendre est un stratagème très vite flairé par le
manipulateur qui perçoit tous les doutes et toutes les failles de son
interlocuteur, et qui ne manquera pas de mettre le doigt dessus, juste là où
ça fait mal.
Et même en dehors des tentatives de contre-manipulation, la moindre
expression de doute ou de manque de confiance, ces interrogations qui
traduisent une forme d’intelligence honnête, qui cherche et tâtonne, seront
instantanément utilisées au détriment de la personne qui les exprime : « Tu
n’es jamais sûre de rien, tu n’as aucune confiance en toi, tu ne sais jamais
rien. Sans moi, qu’est-ce que tu deviendrais ? »

Le manipulateur a souvent une bonne mémoire, en tout cas dans les


domaines qui lui sont nécessaires pour soutenir ses besoins de domination.
Elle lui est indispensable pour se défendre contre tout ce qui pourrait lui
donner tort. Il va donc retenir des détails du récit de sa victime, d’une
confidence innocente, et retourner contre celle-ci ce qui peut lui nuire,
lorsqu’il en aura besoin. On lui livre quelque chose en toute confiance et
subitement cela se retourne contre soi, ailleurs et hors contexte.

– Tu sembles bien contente de toi aujourd’hui, mais tu faisais moins


la fière le mois dernier dans les mêmes circonstances.
– Mais ce n’était pas du tout pareil ! Le mois passé, j’ai été
complètement prise de court, j’ai dû improviser !
– C’est ça ! La belle excuse ! Dis tout de suite que je t’ai coincée !
– Mais je ne dis pas que tu m’as coincée ! Je dis simplement que je
n’étais pas prête et que ça a été plus difficile. Aujourd’hui, je m’y
attendais et donc j’ai mieux dominé le sujet !
– Heureusement que je t’ai fait la leçon la fois passée ! Sinon, tu te
serais de nouveau pris les pieds dans le tapis ! Ça te ferait mal de me
remercier ?

Le manipulateur utilise un assemblage de mots qui ne s’embarrasse ni d’un


souci de vérité ni de logique, il vide les mots de leur sens. Ils deviennent
alors des armes destinées à nuire, à embrouiller, à déstabiliser. Si la victime
se défend, le manipulateur se montre incapable de justifier ses accusations.
Il usera par contre de l’argument béton : « Mes mots ont dépassé ma
pensée ! » Excuse facile, mais les dégâts ont eu lieu et laissent une trace
bien pénible, qui affaiblit la victime, malgré cet apparent recul.
De cette manière, il crée les problèmes qu’il entend résoudre. Il prétend
simplifier alors qu’il complique tout, dit vouloir calmer le jeu alors qu’il
tape sur les nerfs, mais sa capacité à nier tout ce qui le dérange l’empêche
lui-même de voir clair dans ses propres actions. Il ne peut donc qu’en
accuser autrui.
L’histoire familiale d’Alain, vue précédemment, en est un parfait exemple.
Les parents sèment une sérieuse zizanie parmi leurs enfants en n’acceptant
pas leurs nouveaux conjoints et se montrent ensuite inquiets de voir
combien leurs enfants sont écartelés, perturbés depuis qu’ils aiment cette
« pièce rapportée ». Ils font mine de voler à leur secours en les invitant
seuls, sans leur partenaire. Ils leur ouvrent les yeux sur leur problème, en
leur expliquant que depuis leur nouvelle union ils sont distants. Ils leur
reprochent de n’avoir de leurs nouvelles que lorsqu’ils ont besoin d’aide,
pour garder leurs enfants par exemple, faisant fi de la réelle difficulté
d’organisation de ces jeunes ménages, balayant d’un revers de main les
tensions qu’ils ont eux-mêmes créées à l’égard des nouveaux conjoints et
qui sont évidemment en partie la raison de l’éloignement. Ils s’ingénient
aussi à tirer les vers du nez de leurs petits-enfants et utilisent leurs
confidences pour démontrer combien la perturbation familiale atteint aussi
les petits ! Rien ne les arrête.

Tu ne trouves pas, mon petit chéri, que Maman ne s’occupe pas


beaucoup de toi ? Ce n’est pas amusant une maman qui travaille ! Elle
te manque, hein, ta maman. Oui, je comprends que tu sois triste. Moi,
quand ton papa était petit, je ne travaillais pas. Bien sûr, à notre
époque, les mamans doivent travailler. C’est pour t’acheter tous les
jouets que tu as dans ta chambre !

Bref, un joli mélange de vrai et de faux, de gentil et de perfide, de soutien et


de culpabilisation, tout ce qu’il faut pour faire perdre le nord !
La victime de ces manœuvres, envahie par cette difficulté dont elle hérite
bien malgré elle, n’aura le choix qu’entre la soumission ou la révolte, ce
que le manipulateur ne manquera pas de vivre comme une agression dont il
fera porter l’entière responsabilité à la victime, et ainsi de suite. La source
du conflit devient floue, les agresseurs deviennent des victimes, et les
victimes des agresseurs, le brouillard est total.
Dans le cas de la grand-mère et de son petit-fils, l’enfant restera écartelé
aussi longtemps que la balance entre les avantages et les inconvénients
penchera dans le bon sens. On achète facilement l’adhésion des petits avec
quelques cadeaux ou des bonbons, surtout si Maman les interdit ! Mais avec
l’âge, le malaise se précise et il y a de fortes chances qu’un beau jour
l’enfant manifeste son désir de ne plus aller chez Bonne-Maman, il en a sa
claque !
Vérité ou mensonge ? Peu importe, le manipulateur croit ce qu’il dit dans
l’instant, que ses dires soient vrais ou faux, la crédibilité lui tient lieu de
vérité. Peu importe que les arguments de l’autre soient fondés : s’ils vont à
l’encontre de son intérêt, il aura tôt fait de les nier. Il s’agit véritablement
d’une escroquerie de la pensée.
Actes de résistance
S’en tenir à ses convictions. Ne pas se laisser laver le cerveau. Rester
stable sur les principaux points et surtout ne pas accorder d’importance
aux détails, ils sont juste destinés à faire perdre pied.
Faire confiance à ses vrais amis, ceux qui nous acceptent comme on est,
qui nous croient et qui nous soutiennent.
Fuir ces confrontations qui nous minent, abandonner le désir de
convaincre, d’être cru et reconnu dans son bon droit, etc. C’est peine
perdue, au contraire c’est la dégringolade vers sa perte.

Acceptable ou inacceptable ?
Une fois de plus, les petits bidouillages avec la vérité, qui servent nos
intérêts sans pour autant faire de tort à personne, font partie des petites
manœuvres qui nous redorent le blason sans gravité.
Mais dès que ces entraves à la vérité génèrent de la souffrance chez autrui,
ils doivent être proscrits.
10
L’emprise

Comment se manifeste-t-elle ?
L’autre nous appartient, il est devenu notre prolongement, il est soumis.
On décide pour lui, on règle sa vie à l’aune de nos besoins, on obtient tout
ce qu’on veut.
On ne tient pas compte de sa singularité, de tout ce qui fait qu’il est lui-
même, bien différent de soi.

Pourquoi cette emprise ?


C’est le bonheur ! On a un admirateur, un adepte, un assistant, un clone,
une boniche, un chien… Quelqu’un qui obéit, adhère, ne conteste rien, ne
nous pousse pas à nous remettre en question, ne nous fait pas douter.
On est sécurisé, on domine, on maîtrise, le but est atteint.

Effet sur la victime


Perte de sa liberté d’agir, de penser, de sentir, de mener sa vie comme bon
lui semble.
Perte de l’estime de soi, de la confiance en soi et en autrui.
Soumission et ravages psychiques multiples.
Perte d’identité.

L’emprise est l’aboutissement de la destruction psychique. C’est la violence


psychique au quotidien. Elle s’opère par la domination mentale d’une
personne sur une autre, celle-ci demeurant inscrite dans le lien de
soumission. Les menaces ont agi, la peur est installée, la dépendance lie la
victime à son bourreau, la maîtrise est totale. Toutes les manœuvres
destinées à asservir ingénieusement l’autre ont abouti à une
dépersonnalisation progressive, discrète parfois, massive souvent. Les
dégâts les plus subtils ne sont pas les moindres, parce que leur discrétion les
rend indécelables et donc ils poursuivent leur travail de sape. Il est
impossible pour une victime de savoir ce qu’elle doit reconstruire, si elle ne
sait pas ce qui lui fait du tort. Paradoxalement, il est parfois plus évident
qu’on doive s’échapper d’une relation où règne une forme de violence
visible que de celle qui mine à bas bruit. Sous un certain angle, les gentils
bourreaux sont les pires, parce que leurs destructions sont invisibles et c’est
exactement cela qui rend fou !

Une forme d’emprise qu’on ne peut ignorer est celle qui règne dans les
mouvements sectaires. Mais là également, il n’est pas si simple d’y voir
clair. Qu’est-ce qui définit exactement une secte ? Le bon sens semble nous
dire qu’il s’agit d’une organisation où sévit la manipulation, voire
l’escroquerie, en vue de s’affilier des adhérents qui perdent tout sens
critique, au prix parfois de leur vie. D’accord, ça c’est la secte bien ignoble,
celle dont on se dit tous qu’on ne tombera pas dedans ! Mais qu’en est-il
des croyances insidieuses que nous serinent les petits gourous en quête
d’adeptes ? Ces charlatans qui disent nous soigner alors qu’ils ne sont qu’à
la recherche d’une jouissance : celle de dominer leurs admirateurs par un
savoir « magique » qui impressionne.
Il ne faut pas chercher loin pour trouver des manipulations sous couvert de
considérations pseudo-scientifiques qui fascinent les personnalités
fragilisées en recherche de repères, qui vont abandonner le peu de sens
critique qu’elles ont encore pour adhérer corps et âme à quelque maître à
penser, thérapeute autoproclamé, magnétiseur et autre prescripteur de
poudre de perlimpinpin. La fascination pour « les gens qui savent » est un
vrai danger lorsque ces derniers croient en eux-mêmes et réfutent toute
autre référence. La recherche du pouvoir sur autrui peut en effet prendre des
allures apparemment altruistes, mais elles ne servent finalement qu’à
alimenter le narcissisme du manipulateur, voire également son portefeuille.

C’est probablement ce qui signe le plus clairement l’emprise : la perte de


tout esprit critique et la dépendance qui s’ensuit.
Il n’est pas nécessaire qu’une personnalité soit complètement brisée pour
qu’on puisse parler d’emprise. Il s’agit parfois d’un adulte qui ne peut se
permettre de regarder ses parents pour ce qu’ils sont vraiment (de sacrés
abuseurs, par exemple) et qui leur pardonnera tous leurs excès au nom de
l’amour indéfectible qu’il leur porte.
Sur un plan sociétal fort préoccupant, l’emprise est le moteur qui pousse
une personnalité fragile à commettre un attentat pour des raisons religieuses
mal transmises.

La victime devient une marionnette, dans laquelle la main du manipulateur


se glisse et agit. Sans cette main qui manipule, la marionnette ne serait
qu’une petite loque sans force, elle le sent, elle le sait, elle le craint. Et
n’ose donc pas s’en passer, la dépendance est effective.
L’emprise est le verrou qui enferme une personne dans une confiance sans
fondement. C’est le frein qui manque aux moutons de Panurge, incapables
qu’ils sont de penser par eux-mêmes. Mais nous ne sommes pas des
moutons. Réapprenons à penser par nous-mêmes.
Je vis depuis plus de trente ans avec mon mari. Maintenant que mes
enfants sont partis, je peux enfin un peu m’occuper de moi. Je n’ai
jamais été heureuse avec lui, mais je réalise que c’est bien plus grave
que ça. Je n’ai pas de vie. C’est bien cela, je n’ai pas de vie. Et
pourtant, avant mon mariage, j’étais joyeuse, j’avais un caractère bien
trempé, j’avais fait des études d’architecture et j’avais pas mal d’amis.
J’ai été follement amoureuse de mon mari au début, et j’ai tout fait
pour lui plaire. Il ne souhaitait pas que je travaille, pour mieux
m’occuper de la maison et des enfants. À l’époque je trouvais ça
normal, je ne sais pas si je le pense encore aujourd’hui, je ne sais pas
très bien ce que je dois en penser. Je ne sais plus ce que je pense !
Petit à petit, j’ai perdu la plupart de mes amis, surtout ceux qui
étaient liés au travail. Mais au fil du temps j’ai cessé de voir les autres,
parce que mon mari ne les appréciait pas. Il n’a jamais aimé que je
sorte, il me disait qu’une femme se doit à son mari et à ses enfants.
Pourtant, il n’était pas macho, mais c’est comme si, pour moi, c’était la
règle, alors qu’il fréquentait des femmes actives avec plaisir,
notamment ses collègues.
Je n’ai pas beaucoup de famille, j’ai juste une sœur qui habite en
province, mais je la vois assez rarement, parce que mon mari ne la
supporte pas. Il n’aime pas faire la route jusque là-bas, et m’empêche
d’y aller seule. Donc, je ne la vois pas beaucoup, seulement quand elle
vient dans ma région.
Mais, surtout, j’ai peur des colères de mon mari. Pourtant, ce n’est
pas un mauvais homme. Quand je fais ce qu’il dit, il est très gentil, si je
suis malade, il me soigne, mais il ne supporte pas que j’aie ma vie. J’ai
besoin de faire de la gymnastique pour mon dos, mais il ne supporte
pas que j’aille au cours collectif du centre de loisirs. Chaque fois j’ai
droit à une scène. Je devrais me sortir de là. Mais pour quoi faire ?
Aller où ?
En fait, je ne sais pas ce que je veux. Je ne sais pas ce que j’aime, ce
dont j’ai besoin. Je suis tellement habituée à vivre comme ça, j’ai peu
de relations, pas vraiment de famille, pas de métier, et l’argent, c’est lui
qui le gère…
Les moyens psychiques mis en place pour établir cette emprise sont
multiples, nous en avons vu les principaux. L’emprise est aussi verrouillée
par des moyens matériels. L’argent, nerf de la guerre, joue un grand rôle
dans le maintien de la victime dans la dépendance. L’argent qui empêche
une femme de quitter son mari, ou l’inverse, l’argent qui vient du salaire
qu’on ne peut se permettre de perdre et donc on continue à subir sarcasmes
et injustices, l’argent qu’un déménagement coûterait et on reste à souffrir
entre ses quatre murs, l’argent pour payer un avocat qui nous rétablisse dans
nos droits, l’argent d’un héritage qui nous lie à des parents toxiques,
l’argent qui pourrit les relations au sein d’une fratrie lors d’une
succession…

Marlène et Thomas ont fondé une petite coopérative paysanne qui


produit des produits laitiers et des légumes bio. Ils y ont mis toute leur
âme et tout leur argent. Ils ont fait un choix audacieux et honorable qui
consiste à vivre concrètement leurs idéaux écologiques et non violents.
Rapidement, la coopérative s’est développée et d’autres jeunes « néo-
ruraux » se sont joints à l’équipe de départ. Jusqu’au jour où, victime
de son succès, l’association doit passer du fonctionnement amical et
égalitaire à une organisation plus structurée, avec des fonctions
particulières qui imposent une sorte de hiérarchie. On ne peut plus tout
décider de concert, ni tout partager, les enjeux deviennent trop lourds et
les finances ressemblent à celles de n’importe quelle petite entreprise,
qui comporte des bâtiments, du matériel agricole et du personnel.
Thomas ne supporte pas de perdre son poste de créateur. À ses yeux, il
reste le fondateur du projet et cela lui donne des droits. Il ne supporte
pas que son pouvoir soit contesté, et l’instabilité du piédestal que lui
seul s’octroie encore le pousse à manœuvrer pour trouver des appuis.
Thomas, perdant pied, commence alors un travail de sape. Il dénigre
les nouveaux arrivants, critique les méthodes, conteste leurs
propositions, pourtant jugées bienvenues par le reste du groupe des
anciens. Il n’a plus la mainmise sur les finances, ce qui le rend méfiant
et suspicieux. Il sème la zizanie et crée des tensions constantes.
Les idéaux qui animent la plupart des membres de la coopérative
contribuent à apaiser les tensions autant que possible et le groupe perd
un temps précieux en réunions et en discussions de couloir. Temps
perdu que Thomas met à profit pour prouver que le nouveau système est
inefficace.
Après quelques mois, l’ambiance est devenue délétère. Le groupe est
véritablement noyauté par la perversité des actions de Thomas, qui
pourrit tout ce qu’il avait construit, parce qu’il ne supporte pas que son
bébé lui échappe. Des clans se sont formés et c’est l’explosion. Les uns
sont sous l’emprise de Thomas et adhèrent à tout ce qu’il pense, au
risque d’en perdre tout esprit critique et toute possibilité de négocier
des solutions, les autres, épuisés, décident de tout quitter, ce qui va
anéantir tout l’édifice, c’est la catastrophe.
Aussi longtemps que Thomas maîtrisait la situation, lorsque le groupe
était petit et flexible, tout allait bien. Rien dans ses comportements ne
manifestait cette tendance à la manipulation. Mais dès lors qu’il a
perdu une parcelle de son pouvoir, ses démons se sont réveillés, ainsi
que sa violence, si longtemps jugulée par un idéal pacifiste qui lui
tenait lieu de camisole de force.8

Pour les membres de cette coopérative, comme pour toute personne coincée
dans une relation perverse, s’ils veulent avoir la moindre chance de se sortir
de cette emprise, il va falloir lâcher certaines choses. L’argent est un moyen
indispensable pour assurer sa survie dans notre société, il donne du pouvoir
et sécurise. Le pouvoir et la sécurité sont indispensables aux manipulateurs,
et nombreux sont ceux qui vont utiliser l’argent pour enchaîner leur victime,
la manœuvrer ou l’asservir. L’argent n’est plus alors un moyen de
subsistance ou de liberté, il se transforme en moyen de pression,
d’enfermement ou de lutte. Il devient la ligature qui nous attache à celui qui
pourvoit à nos besoins, mais aussi à notre malheur…

Le lien est ce qui nous relie à quelqu’un, la ligature est ce qui nous y retient.
C’est bien différent ! La ligature nous attache, nous amarre, nous cloue au
sol. Pour s’évader, pour s’élever, comme le ballon à air chaud qui tente de
monter vers l’azur, il nous faudra couper quelques ligatures. Il nous faudra
lâcher du lest.
C’est évidemment une des clés de l’emprise : pour gagner notre liberté,
nous devons accepter de perdre certaines choses : un semblant de sécurité,
un ersatz d’amour, une illusion d’amitié, un boulot éreintant, la fausse
protection du groupe, les soins d’un gourou, l’amour dénaturé des parents
ou un peu d’argent… Au moment même, cela paraît presque impossible,
tant la destruction est forte et les habitudes ancrées, mais après, quand on
s’en est sorti, on réalise combien la prison était mortifère.

Actes de résistance
Résister, se battre, demander de l’aide, renouer des liens distendus avec
des personnes qui nous soutiennent et nous respectent.
Faire quelques pas vers la remise en question, et pourquoi pas vers la
psychothérapie.
Rompre…

Acceptable ou inacceptable ?
Un peu de domination peut être de bon aloi, d’accord, mais l’emprise est
inacceptable, toujours.
Conclusion
Vous l’avez compris, la manipulation est une dynamique qui se joue à deux,
même si les rapports de force sont très inégaux. S’il a une propension à la
domination, l’autre ne peut prendre que le territoire qu’on lui laisse. Aussi
longtemps qu’on recule, l’autre avance. Aussi longtemps qu’on se soumet,
l’autre domine. Aussi longtemps qu’on ne se respecte pas, l’autre ne nous
respecte pas non plus.

C’est la clé : apprendre à se faire respecter. Pour cela, il faut évidemment


retrouver un peu d’estime de soi, pour pouvoir avant tout se respecter soi-
même.
Parfois, pour se défendre, on a l’impression qu’on n’a pas d’autre choix
que d’utiliser les mêmes armes que celui qui nous attaque. C’est possible.
Ce sont les lois de la guerre. Mais veut-on vraiment la vivre, cette guerre ?
Notre vie vaut-elle qu’on persiste à s’enferrer dans un combat qui n’évolue
jamais vers la paix ? N’est-on pas tellement en train de s’habituer à ce
climat de tension qu’on finit par le trouver normal ? N’est-on pas tellement
figé par la douleur qu’on se laisse doucement couler au fond d’un puits ?
N’est-on pas, tout simplement, en train de se perdre ? De se laisser bafouer
par lassitude ? De laisser quelqu’un nous dominer, nous ridiculiser, nous
culpabiliser et de peu à peu l’accepter.
Nous avons à ce stade quelque peu perdu de vue que les relations peuvent
être paisibles, respectueuses et cordiales. Les amis peuvent être fiables et
leurs conseils désintéressés. Les maladresses peuvent juste inviter à sourire
avec gentillesse et les conflits se résoudre avec bonne volonté. La liberté de
nos mouvements et la curiosité qui nous pousse vers les découvertes
peuvent réjouir notre conjoint. On n’est pas toujours obligé de se battre
pour se faire entendre, ni de se justifier pour défendre nos opinions. Nos
idées valent la peine, tout simplement parce que ce sont les nôtres et que
nous sommes dignes de respect. Comme tout le monde.
Nous n’avons pas besoin d’être parfaitement compétents pour nous
exprimer. Nous avons tous le droit d’être débutants. Nous pouvons émettre
un avis, même si nous ne sommes pas experts. Personne ne devrait nous
mépriser au titre que nous serions maladroits ou hésitants.

Comment retrouver petit à petit le respect auquel on a droit ?


Si on décide de sortir du cercle vicieux de la manipulation, une démarche
essentielle consiste à cesser de centrer son intérêt et son questionnement sur
la personne qui nous manipule, cesser d’en parler autour de soi, de s’en
plaindre à tous les vents et de se torturer les méninges pour essayer de
comprendre cette logique illogique qui nous éreinte. Cette voie
obsessionnelle est épuisée depuis longtemps, et nous aussi ! Il est temps de
se poser les bonnes questions sur soi-même. Finies les interrogations
culpabilisées qui nous empêchaient de dormir lorsqu’on se demandait ce
qu’on avait fait de mal, quelles maladresses on avait encore commises qui
expliqueraient pourquoi l’autre s’était tellement emporté. Au diable ces
questionnements qui nous rendaient coupables de tout ce qui contrariait
notre interlocuteur. Il est temps maintenant de se demander pourquoi on lui
autorise ces agressions, ces excès, ces accusations infondées qui nous
torturent. Pourquoi on se laisse faire, mais surtout comment on va s’y
prendre pour que cela cesse ! Que cessent ces comportements qui nous
blessent, ce n’est pas toujours possible, mais que cesse notre souffrance, oui
! Chacun doit trouver son chemin, qu’il permette le maintien de la relation
ou qu’il mène à la rupture…

Nous avons vu quelques bons petits actes de résistance. Vous avez peut-être
essayé l’un ou l’autre. Ils sont utiles dans les cas de manipulation sans trop
de gravité, c’est-à-dire les plus fréquents, heureusement ! Ils nous aident à
remettre à sa place quelqu’un qui agit sans conscience, mais qui peut
entendre les limites qu’on impose, à juste titre. Et même s’il ne les
comprend pas ou ne les accepte pas, on a le droit de les imposer. Parce qu’il
est essentiel de se faire respecter. Avec doigté de préférence, avec force si
nécessaire, ce qui compte c’est d’être efficace. Par contre, les moyens de se
protéger conseillés dans cet ouvrage risquent bien de ne pas être opérants
dans les relations de destruction véritable. Celles-là, plus on s’y éternise,
plus on perd de plumes. La seule issue est la rupture.

Malgré le souvenir de liens affectifs qui ont été passionnels et en dépit de


notre besoin de nous maintenir dans un semblant de sécurité, nous devrons
un jour affronter cette issue, la seule qui nous permettra de renouer avec la
tranquillité d’esprit, la permission d’être qui on est et la confiance en soi.
Ou de les découvrir enfin…
Il faut parfois descendre bien bas avant de sentir qu’on touche le fond et
qu’il n’y a plus d’autre issue que le rebond salutaire qui nous pousse à nous
sauver. Nous sauver, dans les deux sens du terme : fuir une relation qui nous
détruit à petit feu, et sauver notre peau.

La vie n’est pas parfaite et le monde n’est pas toujours juste. Il nous faudra
sans doute perdre une chose pour en gagner une autre. Il nous faudra peut-
être choisir entre la justice ou la paix. Ce choix est terriblement frustrant,
c’est vrai. Mais il est surtout frustrant lorsqu’on persiste à rêver d’un monde
trop idéalisé, un monde comme les enfants le souhaitent : juste et bon. Or le
monde n’est pas ainsi, mais il n’est pas horrible non plus. La vraie
différence entre la vie réelle et les contes de fées n’est pas tant la vision
édulcorée que ceux-ci nous délivrent, mais plutôt dans la présence du
sauveur. Les contes qui plaisent et qui perdurent à travers les époques sont
ceux qui mettent en scène des tourments communs à l’humanité et des
solutions qui soulagent et sauvent, souvent incarnées par un personnage
bienvenu, qui vole au secours de la victime. La Fée et sa citrouille,
Superman ou le Prince Charmant, peu importe le costume, le sauveur nous
délivre, avec ou sans cheval blanc ! Ici, dans notre monde bien réel à nous,
nous devons trouver en nous-même la force de mener notre barque vers ce
qui est juste et bon pour nous. Pas de fée bienveillante, pas de chevalier
servant, pas de baguette magique… Tout est en nos mains. Notre avenir est
ce que nous en ferons.
Notre vie psychique, la paix de notre âme et notre liberté de mener notre vie
vers sa réalisation la plus heureuse possible constituent la partie la plus
personnelle, la plus intime et la plus précieuse de notre existence, celle que
vraiment personne ne peut comprendre ni sauver à notre place. C’est elle
qui nous guide, qui nous nourrit, qui nous fait apprécier la joie, l’amour, les
nuances et le bien-fondé des choses. C’est elle qui nous calme face à
l’adversité et nous invite à réfléchir posément aux issues possibles. C’est
elle qui est notre axe, notre pilier central, notre colonne vertébrale,
l’inestimable source de toutes nos décisions. Grâce à elle, grâce à cette âme
solide que nous allons chercher à restaurer, nous négocierons les nouveaux
choix de notre vie avec plus de justesse et de lucidité. Nous ne nous
laisserons plus faire, nous ne serons plus attirés par des baratineurs ou des
tyrans qui nous séduisent avec de fausses promesses ou de jolis miroirs aux
alouettes.

Les relations avec des personnalités perverses qui affichent un profil


tyrannique sont particulièrement brutales, mais elles ont au moins un
avantage : les comportements du manipulateur sont tellement excessifs que
cela se voit ! On peut en parler à un ami ou à un professionnel qui, même
sans avoir jamais assisté aux scènes douloureuses, peut être de bon conseil.
En revanche, comme je l’ai déjà mentionné, ne minimisons pas ces
relations, bien plus fréquentes, qui nous mettent aux prises avec des
personnalités dont la perversité s’exprime de manière plus policée et plus
discrète, parce qu’on ne s’en rend pas compte. La destruction est sournoise
et pernicieuse. Les attaques sont minimes, mais constantes. C’est la
répétition qui tue doucement, petit à petit. Chaque agression, prise
séparément, est désagréable certes, mais jamais bien grave. Si on s’en
plaint, on n’aboutit à rien. Les témoins n’ont rien vu, rien compris, et même
s’ils accordent du crédit à nos dires, ils n’en comprendront pas la gravité
aussi longtemps que l’ensemble des manœuvres ne se traduira pas de façon
cohérente. Le manipulateur minimise la portée de ses propos, nous renvoie
à notre susceptibilité maladive, les témoins sont aveugles et l’affaire est
dans le sac. Nous voilà tout seuls, seuls avec nos questionnements, nos
doutes, notre inconfort et la vie continue, désagréable, triste, constellée de
méfiance, de frustration, de rage refoulée, de sentiment d’injustice, bref
c’est pénible, c’est même insupportable.
Or, soyez-en convaincu, la vie n’est pas insupportable ! Elle n’a pas besoin
d’être parfaite pour valoir la peine d’être vécue. Si vous souffrez dans vos
relations, dites-vous bien qu’il existe mieux ! Il ne tient qu’à vous de quitter
les gens qui vous pourrissent la vie, fussent-ils votre propre famille, pour
choisir de partager votre chemin avec des gens qui vous respectent et vous
apprécient comme vous êtes, des gens avec qui vous vous sentez à l’aise,
avec qui vous pouvez dire ce que vous pensez sans crainte de ricanements,
avec qui vous ne vous sentez jamais ridicule. Leurs rires sont chaleureux et
leurs remarques bienveillantes.
Il ne tient qu’à vous de faire l’effort de quitter un conjoint qui vous soumet
à ses caprices, un travail où vous vous rendez chaque matin à contrecœur ou
une famille avec laquelle la seule perspective d’un dîner dominical vous
donne des maux d’estomac. Toutes les relations qui génèrent la peur au
quotidien devraient être rompues.
On n’a qu’une vie ! Il ne tient qu’à vous, à vous seuls, d’en faire une belle
histoire.

J’ai choisi mon métier parce que j’y crois. Je crois vraiment qu’on peut tous
transformer notre vie, si elle a mal commencé, et en faire notre propre
histoire, avec nos critères de bonheur.
On peut ouvrir les yeux et cesser de rêver. On mûrit et on apprend. On tire
des leçons de la vie, des bonnes expériences, mais aussi et encore plus des
mauvaises. Elles nous invitent à prendre conscience qu’on raisonne mal,
qu’on a peur, qu’on manque de confiance en soi, qu’on ne sait pas très bien
ce qu’on aime, ni ce dont on a besoin. On peut découvrir qu’on aime mal,
peut-être parce qu’on a été mal aimé. Ces constatations sont le propre des
personnes qui ont grandi dans une famille un peu déboussolée, une famille
pas structurée, sans règle ni loi, une famille où se mêlaient les rires et les
cris, les câlins et les manipulations… Il n’est pas nécessaire de traîner un
lourd passé pour avoir besoin de se reconstruire. Et parfois même, vous le
savez maintenant, les petits dégâts peu visibles laissent des séquelles bien
plus difficiles à déceler que la violence physique. Lorsque l’esprit est mal
construit, lorsqu’on a de soi une image vague, qu’on se sent un peu comme
une coquille vide, un pantin sage ou un imposteur, on a besoin de faire le
point et d’aller à la découverte de soi-même. Ne pas se connaître peut
sembler insignifiant, et c’est pourtant une blessure intime qui est la source
de bien des déboires dans la vie. Quand on ne se connaît pas bien, on fait de
mauvais choix par exemple. On accepte un poste qui ne nous convient pas
ou on se lance dans une histoire d’amour qui nous fera bien plus de tort que
de bien. Quand on ne se connaît pas, on se cherche à travers des aventures
qui se transforment bien vite en mésaventures, les rêves tournent au
cauchemar, on court derrière on ne sait quoi, ou on se laisse dériver comme
un fétu de paille sur la rivière.

La manipulation subie dans la jeunesse laisse ce genre de dégâts, même


lorsqu’elle ne s’est pas manifestée avec force et visibilité. Souvent, ces
enfants devenus adultes ne savent même pas pourquoi leur vie ne
fonctionne pas comme ils le souhaitent, ne comprennent pas les échecs de
leur vie sentimentale ou professionnelle. Ils ne comprennent pas plus
pourquoi leurs propres enfants les fuient alors qu’ils pensent remplir
correctement leur rôle de parent. Ils ne sont pas toujours capables de voir ce
qui n’était pas correct dans leur famille ni a fortiori comment cela a affecté
leur construction psychique. Ils reproduisent sans comprendre et font alors
de leur vie d’adulte un calme enfer, sans se rendre compte que, de la sorte,
ils font l’économie d’un regard lucide sur leur enfance. Ils agissent, adultes,
comme leurs parents agissaient, ce qui leur permet de ne pas mettre leurs
comportements, ou ceux de leurs parents, en question.

Il est temps aujourd’hui de tourner la page. Que la souffrance date de


l’enfance ou de l’âge adulte, que la blessure soit le fruit d’abus sur le lieu
du travail ou dans l’intimité du couple, il faut décider d’écrire la suite de
l’histoire autrement. Il faudra peut-être d’abord accepter de rompre. Ou
plutôt : décider de rompre ! C’est une résolution difficile à prendre. Si
c’était facile, on l’aurait déjà fait depuis bien longtemps !
On peut rompre avec une famille indigne, on peut divorcer d’un conjoint
malveillant, on peut quitter un emploi pénible, on peut déménager,
s’exiler… On peut tout perdre et tout recommencer. Aujourd’hui, par
chance, notre espérance de vie est exceptionnellement longue, on a les
moyens de rester longtemps en bonne santé. On a, plus que nos ancêtres qui
ont permis cette amélioration de nos conditions de vie, la possibilité de
changer de cap. Ne méprisons pas cette opportunité !
Notre vie est moins soumise aux pressions sociales que jadis. Elle est plus
longue et plus libre. C’est merveilleux et difficile à la fois, parce que nous
avons le loisir de « réaliser notre vie », perspective que n’avaient pas nos
ancêtres. S’ils nous entendaient, ils ne comprendraient peut-être même pas
nos états d’âme à ce propos ! Leur route était bien plus tracée que la nôtre,
ils labouraient là où leur charrue avait été posée, par leurs pères et les pères
de leurs pères... Ils étaient mariés, pas toujours selon leur cœur, et le
restaient pour le meilleur et pour le pire.
Ils se sont battus pour que cessent toutes ces contraintes et nous pouvons
jouir de ce travail de libération que nous ont offert les générations
précédentes, à la sueur de leur front. Ne gâchons pas cette chance !

Ce livre est une petite pierre à l’édifice. Soyez lucides. Soyez courageux.
Soyez convaincus que vous pouvez faire de votre vie une belle histoire.
Ne vous culpabilisez pas du chemin accompli s’il vous paraît morne ou
mal pavé. Vous ne saviez peut-être pas où il allait vous mener lorsque vous
avez choisi de vous y aventurer. La vie est en effet une aventure, un
parcours sur lequel il faut parfois engager ses pas avec peu de visibilité et
aucune garantie. On ne peut pas toujours prévoir ce qui va arriver. Ne vous
préoccupez pas du passé. Ce qui a eu lieu a eu lieu, on ne peut plus rien y
changer. On ne peut pas recommencer à zéro non plus. Le retour en arrière
n’est jamais possible. Mais on peut réfléchir et se poser des questions. Pour
que les mêmes erreurs ne se reproduisent pas. Pour ne pas tomber une
nouvelle fois dans une relation qui nous nuit. Pour ne plus accepter
l’irrespect.
Ne perdez pas votre temps. Tirez les leçons du passé, avec ou sans aide, et
tournez la page ! C’est dur, mais c’est possible. La vie n’est pas une prison,
elle n’est jamais un total enfermement. Aussi injuste cela soit-il, il faut
parfois s’en aller si on veut respirer en paix.

Vous êtes une personne respectable, quoi que vous fassiez, parce que tout
être a le droit d’exister comme il est. Mais tout être est responsable de ses
actes, de ses choix et de leurs conséquences.

Le prochain chapitre de votre vie, vous pouvez l’écrire selon vos vœux.
Vous ne devez pas subir votre vie, vous avez le loisir de la mener vers ce
qui vous fait du bien. Soyez votre meilleur ami, conseillez-vous avec
justesse. Ayez confiance, avancez courageusement, un pas après l’autre vers
la réalisation de vos désirs.

Prenez soin de vous. Vraiment.


Annexe 1
Le noyautage pervers
Ces annexes proviennent de mon livre La Manipulation ordinaire, déjà cité
précédemment et auquel je renvoie le lecteur pour plus d’informations. J’ai
souhaité ajouter ici ces extraits pour ouvrir la réflexion.
La première annexe concerne les cas de manipulation qui dépassent la
relation duelle et qui décrivent l’infiltration d’un groupe par un autre. La
deuxième propose deux tests qui vous aideront à savoir si vous êtes
manipulé et à quel niveau de gravité. La troisième est une petite méthode
simple et efficace pour bien exprimer ce qu’on souhaite et se faire entendre
le mieux possible.

Les mécanismes pervers décrits tout au long de cet ouvrage sont parfois
utilisés par un groupuscule, véritable noyau pervers, parasite et corrupteur,
dont le mode de fonctionnement gangrène l’association au sein duquel il
s’implante (une famille, une association professionnelle ou sociale, un parti
politique, voire un pays tout entier). Il s’agit d’une petite coalition
dynamique, active et durable qui peut se former à partir de deux ou trois
personnes – mais parfois une seule personne suffit à contaminer un petit
groupe – et qui vise à l’obtention de gains narcissiques et matériels aux
dépens d’autrui. Son caractère pervers se définit à la fois par son mode de
fonctionnement dont nous avons vu la plupart des facettes et par les
personnalités qui le composent, qui sont liées par le secret et agissent dans
l’ombre à l’encontre du leadership, de la hiérarchie ou du pouvoir
démocratiquement installé. Tel un parasite, le noyau se nourrit de la
substance vitale des individus du groupe auquel il s’attaque, qui en retour
en subit l’attraction, la fatigue et les effets subversifs.
Il s’agit toujours d’une petite organisation qui se forme au sein d’un
groupe déjà constitué. Cachée, limitée dans son amplitude mais puissante
par son influence, elle va du petit groupe de pression qui parasite une
entreprise, une association ou une famille (coalition des grands-parents avec
leurs petits-enfants contre les parents, par exemple), jusqu’à l’agglomérat
rassemblé autour d’un tyran pour asservir son peuple en lui faisant miroiter
la gloire et faire la guerre. Il n’y a pas de véritables différences dans les
mécanismes utilisés pour l’établissement d’hégémonies épouvantables,
comme le nazisme, et les contaminations minables d’une petite association
obscure, si ce n’est l’ampleur. Pour que cette coalition dure, il faut quelques
conditions :

• Le secret est sa condition absolue de subsistance et de développement,


raison pour laquelle il faut du flair et du temps pour éventer ses plans. Les
membres du noyau pervers cultivent la loi du silence, l’exigence du non-
dit et l’interdit de dire. On peut de cette manière affaiblir
considérablement le pouvoir d’un chef en ne le tenant pas au courant de ce
qui se trame en son absence, des décisions prises à son insu, etc. Le secret
permet aussi la transmission de renseignements erronés, invérifiables et
dénigrants à son encontre, qui rendent sa réputation de plus en plus
friable.

• Le rôle de chacun reste indiscernable, on ne sait pas très bien qui est
meneur, qui est mené, et ici plus encore qu’ailleurs, le plus manipulateur
n’est pas toujours celui qu’on pense, c’est la revanche des frustrés.

• Le milieu infecté doit s’y prêter : ce sera par exemple une de ces familles
closes où les générations et les rôles ne sont pas très différenciés, ou une
de ces institutions faibles où les fonctions sont peu définies, appauvries,
ou encore un de ces peuples affaiblis, humiliés, décomposés qui se
laissent happer par un noyau dictatorial. À l’inverse, une institution
féconde et d’esprit démocratique peut aussi constituer une cible idéale :
c’est la stratégie du coucou, qui ne va certainement pas parasiter un nid
stérile.
• Le noyau agit comme un aimant, il attire ceux qu’il séduit et repousse
ceux qui résistent. Il a besoin d’adeptes à recruter qu’il endoctrine avec
quelques idées aussi rudimentaires que séduisantes, et d’exclus à bafouer
qu’il discrédite avec des moyens d’humiliation perfectionnés.

Voici le compte rendu, gentiment humoristique, de l’observation d’un


noyautage pervers au sein d’un séjour dans le désert : l’art de gâcher un
voyage en six leçons.

1re leçon : Critiquer tout, discrètement, en particulier les détails. Pourquoi


les détails ? Parce que ce sont les détails qui, mis bout à bout, font le
voyage, mais en ne se centrant que sur les détails, on ne se rend pas compte
du travail de sape qu’on opère et la prise de conscience est beaucoup plus
lente, ça peut donc durer plus longtemps. Cela dit, l’attaque frontale, par
son caractère franc et massif, a aussi son efficacité !

2e leçon : Se concentrer sur tous les aspects inconfortables. Remarquer


systématiquement tout ce qui n’est pas parfait : que la route est longue,
qu’on est vraiment mal assis dans cette jeep, qu’il y a trop de vent, qu’il fait
trop chaud, que le repas est un peu tiède, ou trop épicé, que les matelas sont
trop durs, qu’on est évidemment le dernier servi, qu’on a chaque fois la
mauvaise place… Ruminer ces observations, se convaincre que ce n’est pas
le fruit du hasard. Peut-être même serait-ce fait exprès ?

3e leçon : Si l’inconfort n’est pas évident, le créer : choisir de dresser sa


tente trop près des cuisines pour pouvoir se plaindre du bruit le lendemain,
éviter de mettre de la crème solaire pour pouvoir souffrir de quelques coups
de soleil, refuser d’appliquer les trucs des voyageurs plus expérimentés
pour éviter de se simplifier la vie… L’efficacité de ce stratagème est
remarquable, parce qu’il permet de râler deux fois : d’abord lorsqu’on
reçoit un conseil « ridicule » et ensuite lorsqu’on constate les dégâts liés au
fait qu’on ne l’a pas suivi. Dégâts qui ne se seraient pas produits si on avait
eu la liberté de choisir sans contrainte, ou si le conseil avait été donné de
meilleure façon, cela va de soi ! De toute façon, c’est toujours la faute de
l’autre !

4e leçon : S’exclure du groupe des Contents pour éviter leur pernicieuse


influence. Très important, ce point ! Les Contents doivent donc être
considérés comme idiots, sans conscience de la gravité des difficultés du
voyage, ils sont aliénés à l’organisateur, sous sa coupe, manipulés et j’en
passe ! Surtout ne jamais se laisser aller à penser qu’ils sont heureux de la
situation et apprécient vraiment ce voyage !

5e leçon : Faire des adeptes, créer son fan-club : Pour cela, il est nécessaire
de repérer les plus fragiles, ceux qui sont un peu perdus, pas franchement
heureux, ceux qui ont passé une mauvaise nuit par exemple, et commencer
doucement le travail de sape. Deux ou trois compliments, quelques gestes
gentils et de sérieuses critiques sur le voyage et les voilà acquis à notre
cause, ça fait du bien, on se sent moins seul et on s’épaule dans la
frustration.

6e leçon : Croire qu’on a des besoins spécifiques mais ne jamais en parler à


l’organisateur afin de pouvoir se plaindre, à son fan-club, de son manque de
considération.

Pour noyauter une organisation, pour endoctriner les recrues de


mouvements sectaires ou pour infiltrer la société d’une rumeur inquiétante
et ridicule, telle que la fin du monde, prédite maintes fois sans jamais
advenir, un petit lot d’idées élémentaires fera l’affaire :

• il faut que ces idées fassent appel à une adversité redoutable et néanmoins
vague, parce que si celle-ci était claire, elle pourrait être démentie ;
• il faut qu’elles ne varient pas, leur permanence leur prêtant un semblant de
justesse ;
• qu’elles ne soient ni vérifiables, ni démontrables pour échapper au risque
du démenti ;
• mais surtout qu’elles ne soient pas complexes, car toute idée complexe
requiert le secours de la réflexion et des ressorts de l’intelligence.
Le noyautage pervers prend appui sur la menace d’une nuisance potentielle
et constamment suggérée mais jamais démontrée, condition impérative pour
quelque endoctrinement que ce soit.

Les menaces de fin du monde, soi-disant prévue par les Mayas, en ont fait
sourire plus d’un, mais toutes les rumeurs ne sont pas aussi mondialement
contredites ni agréablement ridiculisées. De nombreuses dérives sectaires,
politiques ou pseudo-thérapeutiques reposent sur l’usage subtil des peurs
humaines et de la crédulité des personnes affaiblies, peu instruites, naïves,
déboussolées et en recherche de solution facile à leur souffrance.

Tous les hommes politiques savent cela quand ils « draguent » de


préférence aux extrêmes et visent au plus bas. Les noyauteurs
d’institutions le savent aussi bien. ( ) Si l’on soulève le fatras
d’oripeaux habituellement utilisés par le noyauteur pour impressionner
son public, que découvrirait- on ? Un minable petit tas d’idées, si l’on
ose parler d’idées à propos de clichés éculés ( ) quelques mots creux
mais accrocheurs comme il s’en débite dans les plus basses
propagandes électorales 9

Cette séduction à bon marché, possible grâce à la pratique du décervelage,


représente les forces centripètes (attractives) de la manœuvre, qui vise à
recruter les complices. Les forces centrifuges (répulsives), outre le fait
qu’elles évincent les ressorts de l’intelligence, comportent le rejet des
rebelles et des réticents : tous ceux qui refusent ou qui résistent sont
sournoisement repoussés, mais jamais totalement évincés. En effet, comme
dans le duo qui unit le manipulateur et sa victime, le noyau pervers a besoin
de ces exclus, parce que si tous les réticents étaient liquidés, il ne resterait
plus au noyau qu’à prendre explicitement le pouvoir, or ce n’est pas ce qu’il
veut, il n’en a pas la carrure de toute façon, et il n’aurait plus personne à
bafouer ! Ce dont il a besoin, c’est de s’infiltrer, de recruter, de mépriser et
de dominer en coulisse. Et tout est bon pour discréditer les rebelles : petits
coups bas exercés sous couvert de légitimité, attaques sournoises et
blessantes, de préférence envers la vie privée, jamais brutales, toujours
discrètes, souvent niées, un vrai travail de sape.
Les procédés mis en œuvre sont les bras de levier pervers par excellence :
secret, intimidation, surestimation de soi, petits mensonges et vérités
tordues, duperie, dissimulation et double jeu, abus de confiance, abus de
pouvoir et disqualification d’autrui, mais par-dessus tout : la sottise
suprêmement narcissique de se croire malin, alors qu’il ne brasse que de
pauvres idées au service d’un unique fantasme de grandeur. C’est le nœud
central de la perversion narcissique : le contraste entre la grandiosité
prétendue et la médiocrité agie.

L’effet principal du noyautage pervers sur le groupe infiltré est le discrédit


de la vérité : tout est sous-entendu, rien n’est vérifiable, toute distinction se
brouille entre le vrai, l’à moitié vrai et le carrément faux. Le travail de sape
se manifeste aussi par l’abaissement des idéaux communs, l’étouffement
des initiatives personnelles, le découragement général. Le noyau pervers
agit comme un poison, il contamine, pompe les énergies autour de lui,
dégrade et disqualifie le tissu relationnel du groupe, en divisant pour mieux
régner. Il se sert des uns pour disqualifier les autres en utilisant habilement
les informations données, retenues, dites aux uns et pas aux autres, en
noyant l’essentiel dans un flot de détails invérifiables, en ne répondant pas
aux questions claires, bref, en noyant le poisson.

Mais dans quel but tout cela ?


Selon les histoires, on y voit deux réponses qui ne sont que les deux faces
de la même médaille, celle qui permet de briller : soit pour prendre le
pouvoir (familial, politique, dictatorial…) en vue des avantages divers que
ce pouvoir permet (argent, gloire, puissance…), soit pour simplement
exister, pour combler ce narcissisme assoiffé, cette coquille vide, pour se
rehausser en abaissant autrui, en minant sa créativité ou sa création, c’est-à-
dire en portant atteinte au mouvement de vie, à cette liberté, à cette vitalité,
à cette intelligence qui manque. Bref, en abîmant et en détruisant ce dont on
est secrètement jaloux, dynamique typiquement perverse s’il en est.
Annexe 2
Comment savoir si je suis
manipulé ?
Au début, ce ne sont peut-être que petites manipulations. Elles se
manifestent par ces conversations qui nous enquiquinent, nous exaspèrent,
nous déstabilisent ou qui nous font parfois grimper au mur d’énervement,
mais qui ne nous détruisent pas vraiment. On sent de la part de l’autre du
non-respect, éventuellement du mépris, de la moquerie, du dédain, du
désintérêt. Ce sont des relations désagréables, certes, mais le niveau de
tension ne dépassera pas un certain seuil. Ces manipulations sont très
fréquentes, elles sont ordinaires, quotidiennes et banales. Certains couples
vivent comme cela toute leur vie, c’est leur choix !

L’inconfort est évident mais il est limité dans le temps, c’est un peu
envahissant mais pas vraiment obsédant et, comme tous les petits
désagréments, on s’en accommode, mais ça épuise ! C’est la répétition de
ces petites tensions et de ces petits efforts qui est doucement usante et, à la
longue, traumatisante. Elle empoisonne la relation silencieusement et épuise
les résistances.

Voici un test qui vous permettra de passer en revue une série de critères qui
devraient déjà vous mettre la puce à l’oreille. Il concerne tout type de
relation. Combien de critères faut-il ? Les tests comportent toujours une
dimension simpliste, je ferai donc confiance au lecteur pour se déterminer
lui-même, mais à mon avis, au-delà de 5, c’est déjà suspect !

1. Je ne me sens pas à l’aise dans cette relation.


2. Je ne me sens pas respecté.
3. Il m’énerve ! Il m’exaspère !
4. Je n’arrête pas d’y penser, ça devient obsédant.
5. J’ai terriblement besoin de raconter ce qui se passe dans cette relation
à des proches.
6. Je dis Oui quand je pense Non.
7. Je m’en veux a posteriori d’avoir accepté, mais au moment même je
n’arrivais pas à choisir, à dire vraiment ce que je pensais, je me sentais
pris de court.
8. Je suis amené à avoir une attitude, des paroles, des comportements qui
ne me ressemblent pas.
9. Je ne vois pas très clair dans ce qui se passe entre nous.
10. Je me sens coincé.
11. Je n’arrive pas à faire entendre mon point de vue.
12. Je suis stupéfait de la tournure que prennent nos conversations.
13. Je n’arrive pas à discuter normalement avec lui.
14. Je sens que je ne vais pas pouvoir revenir sur ce que j’ai dit sans
dégâts.
15. Je sens qu’il n’y a pas d’espace de négociation possible.
16. Je me sens accusé de choses que je n’ai pas faites.
17. Je suis accusé de choses qu’il fait lui-même.
18. Je sens qu’il me méprise.
19. Je sens qu’il se moque de moi.
20. Je sens qu’il ne m’aime pas vraiment même s’il en donne
l’impression.
21. Je n’aime pas voir cette personne.
22. Il me fait peur.
23. Je sens qu’il me baratine.
24. Je sens qu’il cherche à me séduire superficiellement.
25. Je sens que le cadeau qu’il m’a fait est suspect.
26. Je me sens méfiant.
27. Je n’ai pas confiance en cette personne.
28. Je sens qu’il me met des bâtons dans les roues.
29. J’ai l’impression qu’il dit du mal de moi dans mon dos.
30. Je voudrais m’éloigner, quitter cette relation, mais il me rattrape.

Parfois, si nous n’y prenons pas garde, ce niveau n’est que la première
marche vers des manipulations plus graves, qui minent le psychisme et font
peur, qui démolissent progressivement, qui envahissent l’esprit et détruisent
à petit feu. De la part de l’autre, que ce soit un conjoint, un parent, un
membre de la famille, un partenaire professionnel ou n’importe quelle
personne avec laquelle on entretient un lien soutenu, on ressent de la haine,
de la rage, une absence totale d’empathie et de respect. Ce niveau de
gravité-là est plus rare, mais bien plus dangereux et tout aussi invisible,
parce que perpétré dans le secret de la relation.

Quels sont les signes, que l’on devrait reconnaître en soi, qui devraient nous
alerter ? Tous les signes précédents, mais bien plus. À ce stade de gravité, il
ne s’agit plus vraiment d’un test, et honnêtement je trouve qu’un seul
symptôme, surtout s’il est récurrent ou constant, est déjà suffisant pour
conclure qu’il est plus que temps de prendre soin de soi !

31. Je me sens perdu, confus, embrouillé, je ressens un vague malaise


dont je ne comprends pas vraiment l’origine.
32. Je doute de tout, je ne sais pas ce que je veux, je ne me sens pas
maître de moi, de mes décisions, de mes pensées.
33. Je n’arrive pas à réfléchir, je me sens englué, ma conscience est
rétrécie.
34. Je me sens coupable (de la dégradation de ma relation, de ne pas
arriver à l’aider, de l’abandonner, de l’échec…).
35. J’ai honte de ce qui m’arrive, j’ai peur d’en parler, je m’en cache, je
n’ai plus d’estime de moi.
36. Mes émotions sont très fluctuantes, j’ai des crises de larmes
incontrôlables, je suis hypersensible, trop susceptible.
37. Je souffre, j’ai peur, je suis stressé, angoissé.
38. Je me sens profondément déprimé, je perds complètement confiance
en moi.
39. Je me sens incompris, triste, je me replie sur moi-même.
40. Je me sens seul, isolé, ma famille ou mes amis s’éloignent de moi.
41. Je me sens vide, fatigué, épuisé, anesthésié, dans un état second, sans
force, surmené.
42. J’ai un immense besoin d’être aimé, utile, reconnu par cette
personne.
43. Je n’arrive pas à dire Non, je ne sais pas poser mes limites, ni me
faire respecter.
44. Je me sens envahi, obsédé, complètement habité par cette relation, je
rumine, j’y pense nuit et jour.
45. Je sens que cette relation me fait du tort et pourtant elle m’attire et j’y
retourne.
46. J’ai déjà essayé de rompre, mais on a recommencé.
47. Je ne comprends pas du tout le sens de cette relation, je ne
comprends pas pourquoi je m’y accroche.
48. J’ai parfois envie de le tuer !
49. Je fais des rêves de grande violence ou de meurtres.
50. J’ai des envies de vengeance.
51. Je ne trouve pas beaucoup de solidarité autour de moi.
52. Je crois devenir fou.
53. Je n’ai plus de désir sexuel, je n’ai plus de libido.
54. Je perds l’appétit et j’ai maigri.
55. J’ai des symptômes physiques que le médecin n’arrive pas vraiment à
soigner.
56. J’ai des insomnies, des nuits agitées.
57. J’ai des crampes au ventre, une gastrite chronique, des reflux gastro-
oesophagiens.
58. J’ai des tensions musculaires, des maux de tête.
59. Je fais de la tachycardie, j’ai des palpitations, de l’hypertension.
60. J’ai des problèmes de fertilité, je n’arrive pas à être enceinte.

Chacun de ces points décrit un symptôme pénible, douloureux ou grave.


Pris isolément, ils ne sont pas tous révélateurs d’une relation de
manipulation, mais tous sont suffisamment problématiques pour qu’on
doive conclure qu’il y a matière à interrogation.

Pourquoi moi ?
• Peut-être parce que j’étais vulnérable, fragilisé, incapable de réagir, une
proie facile.
• Peut-être parce que j’étais joyeux et que ma vitalité a agi comme un
aimant, je faisais envie.
• Peut-être parce que ce type de relation me semblait familière.
• Peut-être parce que je pensais ne pas pouvoir mériter mieux.
• Peut-être parce que j’étais zélé, sage, consciencieux, obéissant, soucieux
des autres et des hiérarchies, pétri du sens du devoir.
• Mais peut-être aussi parce que j’étais un peu naïf (ou innocent ? ignorant ?
nigaud ?).
• Peut-être parce que j’étais trop gentil (ou trop doux, trop mou ? Trop bon,
trop con ?).
• Peut-être parce que j’étais en manque d’amour, en besoin de
reconnaissance insatiable, seul, triste, prêt à tout pour ne plus l’être (même
à vendre mon âme ?).
• Peut-être parce que j’étais inattentif (ou sourd et aveugle ?).
• Et puis peut-être aussi par hasard. Oui, le hasard existe aussi ! On peut, un
jour de malchance, être au mauvais endroit au mauvais moment, hé oui !

Si ça n’arrive qu’une fois, qu’on s’en rend compte assez vite et qu’on met
en œuvre ce qu’il faut pour s’en sortir, oui c’était peut-être un sale coup du
hasard, la faute à pas de chance, on s’est fait piéger par hasard. Cela peut
arriver à tout le monde.
Si cela arrive une seconde fois, est-ce encore le fruit du hasard ? C’est
moins sûr ! On pourra encore dire que c’est vraiment une bien mauvaise
coïncidence ! Ah oui alors ! Mais sans doute aussi que sous des dehors bien
différents, les mêmes mécanismes ont agi. La leçon n’a pas été tirée, on n’a
pas bien compris et on est retombé dedans. Oh, quelle malchance !
À la troisième fois, plus de doute, c’est une vraie propension, quelque
chose dans ce genre de relations nous attire, quelque chose dans ce genre de
problèmes nous plaît, c’est un peu comme si nous avions une boussole
intérieure qui immanquablement nous dirigeait vers eux. Ne nous mettons
plus la tête sous le sable cette fois, si on y retourne c’est qu’on s’y retrouve.
Et pourquoi pas finalement ? Il existe des gens qui vont de procès en
procès pour un oui, pour un non, par exemple, est-ce de la malchance ? Il
existe des gens qui ont toujours des problèmes au travail, où qu’ils aillent,
est-ce de la malchance ? Il existe des gens qui vont de passions ravageantes
en passions ravageantes. Et alors ? S’ils aiment se faire ravager, c’est leur
vision du monde après tout ! On peut préférer souffrir pour jouir, non ? Cela
s’appelle le masochisme et de tout temps il a fait des adeptes. C’est un
choix de vie. Enfin, un choix ? Le problème du masochisme, c’est que dès
qu’on en prend conscience, on cesse de jouir. Donc tout le monde s’en
défend : moi ? maso ? jamais ! Mais en attendant, oui, on peut aussi décider
d’en sortir, parce qu’on a perdu assez de plumes et qu’à chaque chute on en
perd un peu plus ! Et si on veut vraiment éviter de terminer sa vie comme
un poulet déplumé, qui court désespérément après un nouveau boucher, il
faut peut-être choisir d’aller picorer ailleurs !
Annexe 3
Bien communiquer : La méthode 0-
1-2 !
Petite méthode simple, pour apprendre à communiquer des choses difficiles
à quelqu’un qui n’est pas nécessairement disposé à les entendre…
Tout le monde connaît cette situation, tout le monde a déjà vécu quelques
échecs de communication, un message qui nous revient en boomerang dans
les gencives ou au contraire qui tombe avec un son caverneux au fond d’un
précipice d’indifférence, une conversation qui tourne en règlement de
compte, en accusations croisées, en portes qui claquent…
Analysons comment nous nous y prenons : A est l’émetteur du message et
B le récepteur. C’est donc A qui est le demandeur de cette communication,
qui est en principe motivé, ce qui explique, dans la démonstration qui va
suivre, que c’est A qui fait l’effort de la remise en question. Ici, nous ne
tiendrons pas compte de B. On l’imagine peu motivé, lui, mais pas
monstrueux non plus. Une situation banale, somme toute. Néanmoins, si
nous traduisons l’importance de la motivation par une majuscule et son
absence ou sa pauvreté par une minuscule, on peut imaginer les variations
suivantes, dont découleront des adaptations au schéma qui va suivre.
Si effectivement l’émetteur est très motivé à s’exprimer et le récepteur pas
vraiment, on devrait écrire : « A vers b ». Si par contre, le récepteur veut
vraiment comprendre ce qui se passe, mais l’émetteur n’en ressent pas
vraiment la force ou le désir, on aura « a vers B ». Un couple qui veut
vraiment se comprendre s’écrira « A vers B ». C’est évidemment la
situation qui a le plus de chance de succès, contrairement au couple « a vers
b » qui passera probablement son malaise devant la télé ! La situation qui
va être analysée est celle d’un émetteur motivé, peu importe que le
récepteur le soit ou non, donc « A vers B » ou « A vers b ». On peut
observer schématiquement trois niveaux d’attention dans le chef de
l’émetteur, qui détermineront trois manières de fonctionner.

Le niveau 0 (zéro) : A n’a aucune attention (zéro attention) sur ce qu’il dit.
Il parle comme ça vient, quand ça vient, où ça vient et sur le ton qui lui
vient. Platement dit, il parle comme il vomit… Ça monte, ça sort ! Cela ne
veut pas dire que cette manière de communiquer est nulle. Elle est
spontanée, et nous savons tous combien la spontanéité a du charme et
qu’elle est un moteur important de l’humour, par exemple. Mais dans la
situation difficile qui nous occupe aujourd’hui, cette spontanéité n’est pas
de mise, elle peut même être contre-productive. Cette manière de parler est
aussi typique des situations de « brain storming ».
Ça ne marche donc pas, B n’entend rien, ne comprend pas, n’est pas
réceptif, n’est pas disponible. Cela dit, on peut toujours s’interroger sur la
persistance de ce type de comportement de la part de A, alors que les
expériences successives lui en ont montré l’inefficacité… Pourquoi A
persiste-t-il à mal communiquer avec B ? Peut-être l’échec l’arrange-t-il ?
Et qu’il peut alors continuer à critiquer, à accuser B de ne pas tenir compte
de ce qu’il lui dit ?

Le niveau 1 : A porte cette fois son attention sur une personne : lui-même.
Il attend avant de parler et se demande honnêtement ce qu’il veut dire
exactement. Il tâche de mettre ses idées au clair, de trouver les mots qui
traduisent le mieux sa pensée et, comme dit le proverbe : « Ce qui se
conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire viennent
aisément ». Ce n’est pas si simple et facile que ça, mais c’est à l’évidence
d’un niveau largement supérieur à la communication avec « zéro
attention »…
Cela dit, lorsque le message est vraiment difficile à faire passer, que B
n’est pas le meilleur des écouteurs, ça ne marche pas toujours… Et
pourtant, on a déjà fait là un sérieux effort…
Le niveau 2 : Cette fois, A va porter son attention sur les deux personnes,
sur lui-même et sur B.
Non seulement, comme au niveau 1, il va mettre ses pensées au clair, c’est
évidemment indispensable, mais il va s’interroger sur les manières
d’améliorer la réceptivité de B… Une première partie de cette réflexion, il
peut la faire tout seul, mais ça ne suffit pas toujours. Il faut alors demander
à B.
Par exemple (chacun mettra ses propres mots sur ce modèle) : Moment de
réflexion indispensable de A : « Comment puis-je me faire comprendre de
B ? De cette personne-là, unique, telle que je la connais, avec ses difficultés
propres, ses limites, son caractère et dans le contexte actuel de notre
relation ? » Un peu comme si les oreilles de B étaient une serrure et que
c’était à A d’en trouver la clé.
Ensuite : « B, j’ai quelque chose de difficile à te dire (A dit sa difficulté),
je souhaiterais qu’on trouve un moment pour se parler (A exprime son
besoin simplement), quand est-ce que cela te convient ? J’aurais besoin
d’une heure (ou dix minutes ou cinq heures…), où pourrait-on se voir ? » (A
offre à B le choix du moment et du lieu, aide donc B à accepter.) Si, à ce
stade, B refuse, ce sera au moins un refus clair. Mais avec une ouverture
pareille, c’est déjà plus rare…
Lorsqu’on se retrouve pour discuter, A dit : « Je suis content que tu aies
accepté, ce que j’ai à te dire n’est pas facile (ou encore confus, ou
douloureux, ou risqué, etc. A redit sa difficulté. Tout ceci est facultatif
évidemment et dépend des circonstances et des interlocuteurs). J’aimerais
que tu puisses m’écouter jusqu’au bout, sans m’interrompre et je t’écouterai
après, autant que tu voudras. Mais laisse-moi parler d’abord (A définit
précisément son besoin et ouvre au dialogue respectueux). Mon but, même
si ce que j’ai à dire est difficile à entendre pour toi (et difficile à dire pour
moi) est de restaurer la relation, de nous permettre de réfléchir sur ce qui ne
va pas, d’améliorer ceci ou cela (A explique honnêtement son but). Je ne
voudrais pas qu’on se dispute, je ne veux pas te blesser » (A exprime ce
qu’il essaye d’éviter).
A s’exprime, tâche d’être clair d’emblée, écoute brièvement B s’il
l’interrompt, répond à un éclaircissement si c’est nécessaire à la poursuite
du discours, mais remet gentiment B là où il l’a demandé, à sa place
(temporaire) d’écouteur, en lui répétant calmement qu’après, lorsque A aura
dit ce qu’il essaye de dire, B pourra s’exprimer à son tour et A écoutera
avec autant d’attention et de respect.
Lorsque A a fini, il peut parfois être nécessaire de vérifier ce que B a
vraiment compris. Attention, vérifier si B a compris est parfois insuffisant
(Tu as compris ? Oui…, mais qu’en sait-on au juste ?) Dire (à un enfant par
exemple) « Qu’est-ce que tu as compris ? » ou « Qu’as-tu compris de ce
que j’ai dit ? » nous aidera mieux à vérifier ce qui est passé de notre
message.
Et puis A écoute B et ils continuent sur ce modèle aussi loin qu’ils
peuvent aller…

Ça a l’air simple, ce ne l’est pas toujours, mais croyez-moi, ça marche, ne


vous découragez pas, relisez, réfléchissez, recommencez… Bonne chance !
Notes de bas de page
1. La Manipulation ordinaire, Ixelles Éditions, 2010.
2. Tout cela est bien décrit dans La Manipulation ordinaire. op. cit.
3. Ici encore, je renvoie le lecteur à La Manipulation ordinaire.
4. Les histoires citées en exemple concernent autant les hommes que les
femmes et les rôles pourraient être inversés. Ce n’est pas parce que
manipulateur est un masculin et victime un féminin que cela correspond à la
réalité ! Il n’y a pas de différence fondamentale dans la proportion de
manipulateurs hommes ou femmes, si ce n’est que la force physique et le
pouvoir de l’argent sont plus souvent utilisés par les hommes, quand c’est
eux qui les possèdent.
5. Bien que racontées à la première personne, ces histoires ne sont pas les
miennes, mais celles de patients ou de personnes de mon entourage. Elles
sont rendues anonymes par discrétion.
6. Voir chapitre 6
7. Dans La Manipulation ordinaire, j’ai longuement expliqué la relation
parfois morbide de la victime et du manipulateur, ainsi que les nuances qui
font parfois de la victime une complice, consciente ou non, de son bourreau.
8. Les mécanismes de noyautage mis en œuvre dans cette coopérative sont
expliqué plus en détails dans l’annexe 1.
9. RACAMIER Paul-Claude, Le Génie des origines, Payot, 1992.

Vous aimerez peut-être aussi