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JUSQU'À UN CERTAIN POINT, OU LA SPÉCIFICITÉ DE LA DOMINATION

MASCULINE EN AMÉRIQUE LATINE

Mara Viveros Vigoya

La Découverte | « Mouvements »

2004/1 n° 31 | pages 56 à 63
ISSN 1291-6412
ISBN 2-7071-4234-4
DOI 10.3917/mouv.031.0056
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Jusqu’à un certain point,
ou la spécificité de la domination
masculine en Amérique latine
Si je voulais, je pourrais lui couper les ailes et elle serait mienne,
Mais elle ne pourrait plus voler, et ce que j’aime c’est l’oiseau.
Chanson basque

PAR Le machisme semble la figure imposée de la masculinité latino-


MARA américaine. Une figure indiscutable qui permet de (dis)qualifier
VIVEROS VIGOYA* les hommes dominés et, à ce titre, considérés comme peu enclins
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à mettre l’ouvrage des rapports sociaux de sexes sur le métier
de l’égalité. En s’appuyant sur un film du réalisateur cubain Tomàs
Gutiérrez Alea, Mara Viveros nous invite justement à déconstruire
le caractère essentialiste et homogenéisant des catégories
à l’œuvre. Mis à l’épreuve des hiérarchies socio-raciales qui
plongent leurs racines dans l’histoire coloniale, le machisme
latino-américain se révèle être le résultat réducteur de préjugés
ethnocentristes et de la fabrication d’images nationales, laissant
de côté la multiplicité et la diversité des identités masculines
et les contradictions qui les traversent.

J usqu’à un certain point 1, film réalisé en 1983 par Tomás Gutiérrez


Alea, l’un des metteurs en scène les plus connus du cinéma cubain,
raconte l’histoire d’un réalisateur et d’un scénariste qui, dans les
années 1980, préparent un film sur le machisme à Cuba dans le but
d’« élever le niveau de conscience des ouvriers ». Dans cette perspective,
ils choisissent comme toile de fond le port de La Havane qui, à leurs yeux,
* Professeur associé, est un milieu empreint de machisme. Eux-mêmes, en tant qu’intellectuels
département appartenant à l’élite cubaine, estiment être loin de cette logique de
d’anthropologie,
Université nationale construction de la masculinité, propre aux classes subalternes. En inter-
de Colombie, Bogota. viewant les travailleurs du port, Oscar, le scénariste, fait la connaissance
d’une ouvrière portuaire, mère célibataire, farouchement attachée à sa
1. Titre originel en
espagnol : Hasta cierto liberté ; entre eux commence une relation amoureuse. Celle-ci va servir de
punto. révélateur du fossé séparant les idéaux qu’il prône dans la sphère

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Jusqu’à un certain point, ou la spécificité de la domination masculine en Amérique latine

publique, de leur application dans la sphère privée. Sa vie matrimoniale


est au fond très conventionnelle, et ses accords idéologiques avec son ami
le réalisateur, dont les motivations pour faire le film sont bien différentes
des siennes, sont plutôt faibles. Les idéaux égalitaristes d’Oscar ne trouvent
pas d’écho dans ses propres pratiques : en cherchant à montrer le
machisme toujours vivace parmi les ouvriers portuaires, malgré les chan-
gements qu’a suscité la révolution, il finit par prendre conscience des
limites de ces transformations et aussi de son propre machisme.
Les deux vers cités en épigraphe de l’article sont extraits d’une chanson
basque sur laquelle s’ouvre et pratiquement se termine le film de Gutiérrez
Alea. Ils résument avec acuité l’une des contradictions exposées dans cette
œuvre : celle d’une relation amoureuse qui se débat face au risque d’étouf-
fer la flamme qui l’anime. Dans une analogie entre les relations amou-
reuses et les révolutions, on pourrait dire que les unes et les autres courent
constamment le risque de perdre l’élan du vent libertaire qui les pousse à
leurs débuts. Mais Hasta cierto punto ne se contente pas de formuler une
réflexion critique sur les rapports de possession implicites dans les rela-
tions amoureuses. Le film tente également de montrer que le machisme est
une attitude traversée par des facteurs divers, liés dans bien des cas au
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contexte historique où il se produit, ici celui d’une société soumise à un
changement radical qui prétend bouleverser les valeurs traditionnelles.
Cet article se donne pour objectif d’explorer les spécificités de la domi-
nation masculine en Amérique latine à partir de l’œuvre de Gutiérrez Alea.
L’intérêt d’examiner le thème du machisme à partir de l’approche que le
film en fait est qu’il ouvre à différents niveaux de lecture du phénomène
qui rendent possible la compréhension du machisme comme une construc-
tion socio-culturelle et historique, diverse et complexe. Hasta cierto punto
entremêle la fiction d’un film en cours de réalisation, qui finalement n’abou-
tira pas, et des reportages sur les réalités quotidiennes, professionnelles et
familiales des dockers du port de La Havane. Cette alternance de situations
traduit en images les tensions qui construisent tant le film que le processus
social décrit (en rapport avec la construction d’une révolution qui devrait
impliquer une transformation en matière de genre) : tensions entre idéaux
et pratiques, entre travailleurs intellectuels et manuels, entre hommes et
femmes, entre fiction et réalité, entre désirs et réalité, entre désirs et enga-
gements, entre œuvre didactique et œuvre ouverte.

● Les significations du machisme et son inscription


en Amérique latine
Le machisme a été défini comme l’obsession masculine pour la prédo-
minance et la virilité, s’exprimant en possessivité envers la femme et en 2. E. STEVENS,
« Marianismo : the other
actes de vantardise et d’agression vis-à-vis d’autres hommes2. Utilisé au face of machismo in
départ en référence aux représentations de virilité des hommes mexicains, latin America », in
ce terme est devenu dans le langage courant un synonyme de la masculi- A. PESCATELLO, Female
and male in latin
nité latino-américaine. Pour cette raison il est intéressant d’examiner les America, University
approches qui ont été faites dans le contexte académique de ce qu’on of Pittsburg Press, 1973,
dénomme machisme latino-américain. Un premier courant d’étude du phé- pp. 89-101.

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DOSSIER : LE MASCULIN EN QUESTIONS

3. M. PALMA, « Malinche : nomène est celui représenté, entre autres, par Octavio Paz dans son essai
el malinchismo o el lado Le Labyrinthe de la solitude (1959), repris ultérieurement par Milagros
femenino de la sociedad
mestiza », in M. PALMA Palma3, Norman Palma4 et Sonia Montecino5. Selon Paz, l’exagération et
(coord.), Simbólica de l’arbitraire de la prédominance masculine dans les sociétés coloniales ibé-
la feminidad, Ediciones riques sont dus à la naissance – réelle et symbolique – de celles-ci, mar-
Abya Yala, 1993,
pp. 13-39. quée par l’illégitimité. La figure de Malinche6 qui trahit son peuple et est
humiliée par un homme qui méprise sa descendance, constitue un mythe
4. N. PALMA, fondateur de l’ordre social latino-américain. Dans ce contexte, le masculin
« Digresiones sobre
el goce y el sufrimiento est perçu comme une construction pointée par l’image d’un père qui renie
en el horizonte ses enfants et refuse de respecter et protéger la mère. Le macho serait donc
etológico del macho », l’incarnation de ce principe masculin, arbitraire, brutal et sans contrôle,
in M. PALMA (coord.)
Simbólica de la mais puissant et admiré, qui plonge ses racines dans le traumatisme de la
feminidad, Ediciones conquête espagnole. Dans la lignée de l’essai de Paz, les travaux de
Abya Yala, 1993, Milagros Palma, Norman Palma et Sonia Montecino soulignent que le
pp. 121-131.
monde latino-américain métis est une organisation sociale résultant du viol
5. S. MONTECINO, Madres où se perpétue et se légitime constamment la supériorité masculine et
y huachos : alegorías européenne. L’exacerbation du machisme en Amérique latine serait asso-
del mestizaje chileno,
CEDEM/Editorial cuarto ciée selon Norman Palma à la forte composante métisse, et selon
propio, 1991. Montecino au faible développement de la figure paternelle comme centre
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et foyer d’autorité.
6. Malinche était une
Indienne mexicaine, Si elle offre l’avantage de prendre en compte les spécificités historiques des
fille d’un cacique de sociétés latino-américaines pour expliquer la dynamique des rapports de
langue nahuatl. Elle genre, cette perspective présente cependant de la région l’image d’une tota-
servit d’interprète des
langues nahuatl et maya lité homogène, continue dans l’espace et statique dans le temps, ignorant
pour Hernán Cortés, ainsi les particularités historiques et culturelles de chacune de ces sociétés et
conquistador espagnol les changements qui s’y sont produits. Dans un article intitulé « Réflexions sur
de l’Empire aztèque,
qui était son amant le machisme en Amérique latine7 », l’anthropologue péruvienne Norma Fuller
et dont elle eut un fils. rappelle que les sociétés coloniales ibériques étaient des sociétés hiérarchi-
sées, où les relations n’étaient pas régies par des principes universels mais
7. N. FULLER,
« Reflexiones sobre el contextuels: chaque groupe ethnico-racial établissait différents codes éthiques
machismo en América et pouvait établir différentes modalités des rapports entre hommes et femmes,
Latina », in T. VALDES dans et hors de leur groupe ethnico-racial. L’existence de ces hiérarchies eth-
y J. OLAVARIA (eds.),
Masculinidades y nico-raciales a favorisé une intense circulation des hommes des groupes
equidad de género dominants parmi les femmes des divers groupes dominés, et un contrôle
en América latina, étroit de la sexualité des femmes des groupes dominants.
FLACSO/UNFPA, 1998,
pp. 258-268. Un autre courant d’étude s’intéresse, davantage qu’à son passé colonial, à
la relation du machisme latino-américain avec la production d’images natio-
8. M. GUTMANN, The nales. Dans ce courant se situent les travaux de l’anthropologue américain
meanings of macho.
Being a man in Mexico Matthew Guttman sur le machisme au Mexique8. Il conclut que ce phéno-
city, University of mène s’est construit dans le contexte des relations conflictuelles entre les
California Press, 1996. États-Unis et le Mexique. Pour les premiers, le terme machisme « a une his-
M. GUTMANN, « El
machismo », in toire raciste très évidente » : il est associé à des traits négatifs de caractère,
T. VALDES y J. OLAVARIA non des hommes en général, mais spécifiquement des hommes latino-amé-
(eds.), Masculinidades ricains, et la figure du macho coïncide avec celle de l’émigrant mexicain
y equidad de género en
América latina, auquel on attribue une violence et une sexualité incontrôlables. C’est une
FLACSO/UNFPA, 1998, image qui sert à classifier – et disqualifier – les hommes d’après leur supposé
pp.238-258. caractère national et racial inhérent. De nos jours ce terme permet d’une part

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Jusqu’à un certain point, ou la spécificité de la domination masculine en Amérique latine

aux Américains de faire des généralisations Le machisme peut être


péjoratives sur les soi-disant traits culturels
des hommes mexicains, et par extension entendu comme un
latino-américains, convertis de la sorte en
incarnations de l’altérité ; d’autre part, ce comportement faisant
terme rend possible l’établissement d’une référence non seulement
gradation entre le supérieur et l’inférieur où
se superposent couleurs de peau et com- à une domination de genre
portements sexuels.
Pour le Mexique, la notion de machisme mais aussi à des hiérarchies
se popularise dans les années 1940 et 1950, entre sociétés, cultures et
période où l’on cherche à consolider l’État-
nation à travers la construction d’une iden- groupes ethnico-raciaux.
tité nationale unique. La figure du guerrier
révolutionnaire, personnifiée dans le charro synthétiserait les valeurs attri-
buées au héros fondateur de la nouvelle nation: stoïcisme, courage, généro-
sité et pouvoir de séduction. La radio et le cinéma vont diffuser cette repré-
sentation dans toute l’Amérique latine, contribuant ainsi à entrelacer
étroitement les symboles de l’identité nationale et ceux de l’identité masculine.
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Un aspect que ne prend pas en compte l’étude de Norma Fuller, et qui
permet de jeter un pont entre les différents courants, est la persistance,
dans les projets de construction nationale des nouveaux pays latino-amé-
ricains, d’un modèle de domination hérité de la période coloniale, orga-
nisé et établi sur l’idée de race9. En d’autres termes, les structures de pou- 9. A. QUIJANO,
« Coloniality of power,
voir établies sur (et autour de) l’axe colonial qui subordonne les eurocentrism, and latin
populations indiennes, noires et métisses, restent en vigueur. Comme le America » in Nepantla :
souligne Fuller, dans les sociétés latino-américaines cohabitent différentes views from south, 1.3,
Duke University Press,
temporalités et cultures, faisant en sorte que certains aspects de la vie 2000, pp. 533-580.
sociale (ceux de la famille, de la parenté, de genre et interethniques) res-
tent en grande partie régis par les modèles traditionnels, alors que d’autres
aspects (liés au juridique, à l’éducation, aux médias et à certains secteurs
économiques) sont davantage intégrés aux circuits modernes et remettent
en cause l’ordre hiérarchique traditionnel. Toutefois, plus que la coexis-
tence de temporalités différentes, ce qui se produit dans les sociétés colo-
niales c’est que jusqu’à ce jour il n’a pas été possible, sinon de façon par-
tielle et précaire, de former un espace commun d’identité et de sens pour
toute la population10. La persistance de l’idée de race comme instrument 10. A. QUIJANO, op. cit. ;
N. GARCIA CANCLINI,
de domination reste un facteur très limitatif pour un véritable processus de La globalización
démocratisation sociale et politique. imaginada, Editorial
Paidós, 1999.
● Le machisme dans un contexte hiérarchisé
socio-racialement
Le film de Gutiérrez Alea permet de situer le machisme dans un contexte
social où on peut discerner certaines dimensions du phénomène non liées
aux rapports de genre. De cette façon le machisme peut être entendu
comme un comportement faisant référence non seulement à une domina-
tion de genre mais aussi à des hiérarchies entre sociétés, cultures et groupes

MOUVEMENTS N°31 janvier-février 2004 ● 59


DOSSIER : LE MASCULIN EN QUESTIONS

11. M. VIVEROS, ethnico-raciaux. Dans Jusqu’à un certain point les hiérarchies socio-raciales
De quebradores sont explicites. Qui sont les personnages noirs et dans quelles séquences
y cumplidores,
CES/Universidad filmiques apparaissent-ils ? Ce sont les travailleurs du port, les garçons de
nacional de café, les serveurs de restaurant, les danseurs et les musiciens des disco-
Colombia/Fundación thèques, les hommes violents avec leurs compagnes et les pères irrespon-
Ford/Profamilia, 2002.
sables, cibles de la critique des intellectuels. Ce sont donc des personnages
occupant des positions sociales subalternes, se situant en marge de la haute
Culture et incarnant les attitudes masculines indésirables. Le film expose
subtilement les dynamiques qui engendrent les interactions de genre avec
d’autres structures comme la classe sociale et la « race », autrement dit la
manière dont les rapports de classe et ethnico-raciaux opèrent pour établir
des hiérarchies entre hommes et masculinités en fonction de leurs com-
portements dans le cadre familial, sexuel et parental11. En conséquence on
pourrait supposer que les hommes cubains, travailleurs intellectuels enga-
gés envers la révolution et possédant un
haut degré de conscience idéologique,
Quelles conséquences majoritairement blancs-métis, devraient être
peut-il y avoir à isoler une les « pourvoyeurs responsables », les « pères
présents » et les maris monogames. Et leurs
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catégorie d’analyse comme conduites de genre correctes devraient
servir de modèle pour les autres hommes
le genre d’autres catégories, cubains et de précepte auquel amener ces
centrales dans les sciences derniers à adhérer. Dans la première partie
du film le machisme est présenté comme
sociales, comme la classe une exacerbation des conduites viriles
propres à la classe ouvrière, peu éduquée et
et la race ? composée très majoritairement des groupes
ethnico-raciaux les moins européens.
Cependant, à mesure que le récit progresse, il devient évident que cette
division entre groupes sociaux intrinsèquement machistes et non-machistes
n’existe pas.
Quelles conséquences peut-il y avoir à isoler une catégorie d’analyse
comme le genre d’autres catégories, centrales dans les sciences sociales,
comme la classe et la race ? Pour répondre à cette interrogation théorique,
le film de Gutiérrez Alea semble à nouveau être un bon exemple. Si ce
dernier avait appréhendé le machisme uniquement comme une question
de genre, il aurait ignoré (et ainsi renforcé, à son corps défendant) une hié-
rarchisation où le paradigme du « désirable » est le comportement attendu
chez les hommes des groupes sociaux et ethnico-raciaux dominants. Au
contraire, l’un des aspects intéressants développés dans le film est l’expé-
rience des contradictions par les personnages masculins intellectuels (le
réalisateur et le scénariste) quand en cherchant à dénoncer le machisme
prédominant parmi les ouvriers du port, ils découvrent (même s’ils refu-
sent de l’admettre) que leur propre vécu est plein de « cela » même qu’ils
prétendent transformer.
À travers l’exercice de réflexivité propre au film il apparaît que les tra-
vailleurs du port ne correspondent pas plus au stéréotype existant à leur

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Jusqu’à un certain point, ou la spécificité de la domination masculine en Amérique latine

sujet que les intellectuels révolutionnaires ne se conduisent différemment


des ouvriers. Les libertés qu’Oscar et son ami le réalisateur se permettent
dans leurs relations conjugales, la reconnaissance sociale dont ils jouissent
de par leur travail intellectuel, les marques d’attention et de soin qu’ils reçoi-
vent de leurs épouses ne sont pas dissociées de leurs prérogatives comme
hommes. Cependant, il ne leur est pas facile de reconnaître qu’ils font partie
du problème qu’ils cherchent à résoudre (élever le niveau de conscience des
ouvriers, en transformant leurs comportements machistes). Et c’est seule-
ment la relation amoureuse entre le scénariste et l’ouvrière du port, mère
célibataire et farouchement attachée à son autonomie, qui va favoriser ce
regard réfléchi et critique sur les privilèges masculins et de classe.
Le personnage de l’ouvrière, campé au début du film, se dilue par la
suite progressivement jusqu’à aboutir à l’image d’une femme soumise aux
volontés masculines. Pour échapper à cette sujétion elle n’a qu’une issue :
prendre son envol… comme dans la chanson basque. Cette femme, qui
avait réussi à construire une vie familiale avec son fils, sans hommes des-
quels dépendre, se voit perturbée par la rencontre érotico-affective avec
un intellectuel « révolutionnaire » ; au départ ce dernier se présente comme
une source de promesses libertaires (et de mobilité sociale), mais par la
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suite il se montre aussi conventionnel dans ses comportements que n’im-
porte quel homme traditionnel. En même temps, un autre homme, qui la
courtisait avant qu’elle ne rencontre le scénariste et ne s’éprenne de lui, se
sent autorisé à abuser sexuellement d’elle quand son orgueil se voit blessé
par son échec amoureux. Ces deux hommes, l’un conquérant et séducteur,
l’autre orgueilleux et agresseur, incarnent les deux faces de la même mon-
naie, celle de la domination masculine.

● La révolution et la démocratisation
de l’intimité
Le titre du film, Jusqu’à un certain point, indique aussi les limites des
avancées de la révolution cubaine dans la démocratisation de l’intimité. On
pouvait supposer que l’élargissement des possibilités démocratiques dans 12. A. GIDDENS,
l’ordre politique global aurait comme effet la démocratisation de la vie per- Las Transformaciones
de la intimidad,
sonnelle12 : le film montre cependant qu’il n’y a pas de symétrie entre l’un Alianza editores, 1997.
et l’autre niveaux, que les médiations entre la sphère intime et la sphère
familiale ne sont pas automatiques et que la démocratisation dans les rap-
ports de genre et les relations sociales et ethnico-raciales ne tendent pas à
se consolider d’elle-même.
En revenant à l’analogie formulée au début de l’article, il est intéressant
de s’arrêter un moment sur le parallèle qu’on peut établir entre la révolu- 13. P. BOURDIEU,
La Domination
tion et le sentiment amoureux. Pour Bourdieu13, l’expérience de l’amour masculine, Seuil, 1998.
ou de l’amitié serait un moment d’exception à la loi de la domination mas-
culine, une suspension de la violence symbolique, ou au contraire une
forme suprême, plus subtile et invisible, de cette violence. En suivant cet
auteur, on pourrait dire que durant cette période de trêve amoureuse,
durant laquelle la violence virile s’apaise, les femmes « civilisent » les rap-
ports sociaux, les dépouillant de leur brutalité, instaurant des relations fon-

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DOSSIER : LE MASCULIN EN QUESTIONS

dées sur la réciprocité et le désintéressement où les hommes doivent


renoncer à leur intention de dominer s’ils veulent préserver la magie de
l’amour, comme dans la chanson basque…
Cependant, comme le souligne Bourdieu, cet « amour pur » est intrinsè-
quement fragile et constamment menacé par le retour des rapports de
domination ou simplement par l’effet de la routine. Et malgré son carac-
tère éphémère, il persiste comme idéal pratique qu’il vaut la peine de
tenter d’atteindre en raison de l’exceptionnelle expérience de vie qu’il sus-
cite. On pourrait décrire l’expérience révolutionnaire en termes similaires,
comme un événement unique qui permet
d’imaginer la reconstruction d’une société à
Les rencontres sexuelles partir d’idéaux égalitaires et de réciprocité
interraciales ne se et comme l’effondrement d’un ordre fondé
sur des rapports d’oppression et de subor-
produisent pas dans un dination. La révolution aussi, malgré les dif-
ficultés qui la guettent en permanence, per-
cadre de respect et d’égalité dure comme utopie et idéal, digne d’être
des sexes mais à partir de recherché.
Dans une autre perspective, Roger Bastide,
stéréotypes sur les femmes
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dans Le prochain et le lointain14, se
demande, à propos des relations interra-
noires comme objets ciales, si au sein des rapports sexuels ou de
de plaisir et proies faciles la phase de séduction qui les précède, dans
« ces moments privilégiés qui semblent défier
pour les hommes blancs. le racisme et redécouvrir l’unité de l’espèce
humaine », ne se glisse pas le racisme, de
14. R. BASTIDE, Le façon cachée ou explicite. Pour lui la réponse est affirmative : outre la ren-
prochain et le lointain, contre entre deux corps, explique-t-il, il se produit une rencontre de per-
Cujas, 1970.
sonnes sociales dotées chacune de mémoire collective. Pour cette raison,
conclut-il, les rencontres sexuelles interraciales ne se produisent pas dans
un cadre de respect et d’égalité des sexes mais à partir de stéréotypes sur
les femmes noires comme objets de plaisir et proies faciles pour les
hommes blancs, et sur les hommes noirs comme virilement supérieurs
aux blancs.
Des travaux plus récents permettent de nuancer cette affirmation caté-
gorique de Bastide fondée sur ses études sur le Brésil des années 1960. Le
profond antagonisme dans les relations sexuelles interraciales dont parle
Bastide se voit pour le moins relativisé par les données d’études comme
15. P. WADE, Gente celles de Peter Wade en Colombie15, qui relèvent un nombre élevé de
negra, nación mestiza. mariages formels à côté des modèles classiques du métissage des hommes
Dinámica de las
identidades raciales en blancs vivant en union libre avec des femmes noires ou mulâtres.
Colombia, Editorial Cependant, il est indéniable que les hiérarchies sociales sont présentes
universidad de dans les processus de métissage, indépendamment des circonstances par-
Antioquia, Icanh, Siglo
del hombre editores, ticulières dans lesquelles ils se produisent. De même, dans le film de
Ediciones Uniandes, Gutiérrez Alea l’ordonnancement socio-racial de la société cubaine est pré-
Medellín, 1998. sent dans la relation amoureuse entre le scénariste et l’ouvrière du port,
malgré l’élan émancipateur qui l’anime.

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Jusqu’à un certain point, ou la spécificité de la domination masculine en Amérique latine

● Redéfinitions du Machisme
Les représentations du machisme dans les productions cinématogra-
phiques latino-américaines comme Jusqu’à un certain point reprennent la
figure du machisme pour explorer les changements qui se produisent dans
les rapports de genre de ces sociétés. Le film présente le machisme comme
une réaction irrationnelle de défense que les hommes adoptent face au
défi que constitue la redéfinition de la place des femmes dans la société
cubaine et leur irruption dans des espaces traditionnellement masculins
comme le leadership syndical. Le film de Gutiérrez Alea dépeint le
machisme comme une survivance du passé et comme une tentative de
préserver des prérogatives masculines ayant perdu toute légitimité dans le
nouveau contexte politique. En ce sens, le machisme devient aux yeux du
spectateur ou de la spectatrice une conduite négative qu’aucun homme ne
devrait ni ne voudrait assumer.
Jusqu’à un certain point illustre avec perspicacité la façon dont s’entre-
mêlent la définition du racisme et la discrimination socio-raciale impré-
gnant les relations entre les groupes sociaux et raciaux dominants et domi-
nés, et aussi la façon dont la référence au machisme devient une ressource
discursive pour disqualifier et peindre l’autre comme moins développé et
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ayant un moindre degré de conscience. Pour ces raisons, en conclusion de 16. T. VALDES y
cet article, le lecteur ou la lectrice sont invités à modifier l’image commu- J. OLAVARIA, op. cit.,
O. FACHEL LEAL,
nément répandue, essentialisante et homogénéisante, de la masculinité « Suicidio, honra
latino-américaine et à penser le machisme latino-américain comme le e masculinidade
résultat de préjugés ethnocentriques et de la fabrication d’images natio- na cultura gaucha »,
in Cadernos de
nales diffusées à travers les médias. Comme le montrent de nombreux tra- antropología, n° 7,
vaux réalisés dans la région16 les identités masculines latino-américaines 1992 ; N. FULLER,
sont multiples et diverses et ne peuvent se réduire à des généralisations Identidades masculinas,
varones de clase media
réifiées et essentialisantes sur les hommes latino-américains. Les nouvelles en el Perú, PUCP, 1997 ;
productions cinématographiques et littéraires peuvent contribuer à mettre M. VIVEROS, op. cit. ;
en évidence les contradictions que vivent les hommes latino-américains S. LERNER, Susana (ed.)
Varones, sexualidad
concernant les sens et les signifiés d’être hommes, aussi peu homogènes y reproducción,
que peuvent l’être les sens et les signifiés de cette communauté imaginée El Colegio de México,
appelée Amérique latine. ● 1998.

MOUVEMENTS N°31 janvier-février 2004 ● 63

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