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27/02/2023 13:27 Putains de loyers

EUROPE

Putains de loyers
Les prostituées du quartier des Pâquis à Genève sont parties en guerre contre les propriétaires
de leurs chambres ou appartements, dénonçant leurs pratiques abusives.

Par Matteo Maillard (Dakar, correspondance) et Emma


Paoli

Publié le 28 mars 2013 à 16h04, mis à jour le 28 mars 2013 à 16h11 • Lecture 8 min.

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Les prostituées du quartier des Pâquis à Genève sont parties en guerre contre les
propriétaires de leurs chambres ou appartements, dénonçant leurs pratiques abusives.
AFP/ELMER MARTINEZ

Genève, ville paisible ? Sur carte postale, peut-être. On y voit des rues calmes bordées de banques,
d'hôtels cinq étoiles et de boutiques de luxe. Et puis, hors champ, il y a le quartier des Pâquis et ses
"poules en or". Un combat jusque-là silencieux y oppose les prostituées à leurs propriétaires. Les filles
de joie ont décidé de dénoncer publiquement les loyers excessifs des appartements, des salons, des
"sex-centers". En Suisse, la prostitution est légale depuis 1942. Mais l'entrée en vigueur de la loi
"LProst", le 1er mai 2010, a dégradé leurs conditions de travail, car la colocation entre filles est
désormais interdite. Et les tenanciers de salon se sont mis à proliférer.

Les plus hautes autorités de la ville et du canton se sont emparées de l'affaire, presque toutes au côté
des prostituées. Le 15 février, le maire de Genève, Rémy Pagani, a transmis au procureur général un
dossier, que Le Monde a pu consulter, pour tenter d'inculper pour "usure" les propriétaires des
chambres et des appartements où travaillent les prostituées des Pâquis. L'édile dénonce les pratiques
abusives de certaines régies immobilières, et des propriétaires qui leur confient des biens, infligeant à
leurs locataires des loyers doublés, l'usage payant de l'ascenseur, des cuisines transformées en
chambre pour optimiser le profit...

https://www.lemonde.fr/europe/article/2013/03/28/putains-de-loyers_3149723_3214.html?random=1450527790 1/4
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L'instruction est en cours, et le calme semble revenu dans les rues chaudes de Genève. Les femmes,
accoudées aux devantures des kebabs et épiceries du quartier, attendent le client. Rue Charles-Cusin,
les vitrines très éclairées du Golden Sex Center se reflètent dans les vitres du bistrot d'en face, Chez
Dédé. Dans leurs boîtes, juchées sur des tabourets, les filles, poitrine compressée et jambes croisées,
tentent d'accrocher le regard des passants. Philippe Constant, le gérant du lieu, trône en toute
quiétude dans son bar, juste à côté. "Je suis un saint proxénète", lâche-t-il.

"J'AI D'EXCELLENTES RELATIONS AVEC LA BRIGADE DES MOEURS"

Le personnage, d'origine belge, la cinquantaine, traits reposés et cigare à la bouche, vante la marche
de ses affaires. "Plus de deux cents prostituées ont travaillé ici. Elles viennent chez moi pour jouir
pleinement de leur indépendance. C'est comme un hôtel, elles entrent et sortent comme elles veulent. Les
capotes sont gratuites, le linge est propre, et le chauffage fonctionne 24 heures sur 24."

Oui, mais à quel prix ? "100 francs par jour pour s'exposer dans la vitrine, 50 francs de plus si elles
restent dormir", soit entre 2 462 et 3 693 euros par mois, lance cet ancien distributeur de films
pornographiques, qui a quitté le monde de l'écran pour celui de la vitrine - un marché plus lucratif.
Etre cité dans le dossier d'inculpation pour "usure" ne l'inquiète pas le moins du monde. "J'ai
d'excellentes relations avec la brigade des moeurs. Et ce n'est pas moi qui fais les chambres les plus
chères, assure-t-il. Je suis plutôt trop dans la loi que pas assez."

Ouvert en 2009, son commerce n'est pas encore à la hauteur de ses ambitions. Il rêve d'un sex-center
comme à Berne, la capitale de la Confédération, où la prostitution bénéficie de règles plus souples :
"Les quelques locataires qui restent dans l'immeuble vont partir dans les prochaines années. On pourra
alors tout investir, chaque étage sera un continent. Au premier, l'Afrique, au deuxième, l'Europe... et au
cinquième, le paradis", fantasme Philippe Constant.

Angelina, présidente du Syndicat des travailleurs et travailleuses du sexe (STTS), n'est pas du tout
d'accord. "4 500 francs de loyer, c'est un scandale, les chambres du rez-de-chaussée font 6 mètres carrés.
Et comme les filles n'ont pas de quittance, elles peuvent être mises à la porte sur un coup de tête." La Sud-
Américaine, regard noir, tapote le zinc. "J'espère bien que Philippe Constant et son patron finiront
devant les tribunaux."

CERTAINES DIVISENT PAR DEUX LE PRIX DES PRESTATIONS

A deux pas du Golden Sex Center, Angelina, qui préfère la rue aux salons, fait le trottoir en compagnie
de la Mujica, une copine transsexuelle qui lui sous-loue un appartement pour 1 500 francs (1 230
euros) par mois. "On se débrouille très bien entre nous. Pourquoi les hommes mettent-ils le nez dans nos
affaires ?", s'agace-t-elle. Les affaires, justement, ne vont pas fort. Parmi les filles de "la strada", comme
elles s'appellent entre elles, certaines divisent par deux le prix des prestations.

La passe classique de quinze minutes est à 100 francs (82 euros). En principe. Mais depuis
l'élargissement de l'Union européenne, en 2007, et l'arrivée de prostituées étrangères, la prestation se
négocie jusqu'à 50 francs (41 euros). "Avant, confie une Italienne perchée sur des talons aiguilles,
payer 3 000 francs de loyer n'était pas un problème. On gagnait le triple. Aujourd'hui, il y a trop de
femmes, pas assez de clients." Des clients, pourtant, il y en a, dans cette ville de congrès et de Salons
internationaux, dont l'aéroport draine 14 millions de passagers par an.

Dans le quartier des Pâquis, où de nombreux propriétaires ont confié leurs biens à des régies
immobilières qui les louent à des prostituées, certains sont désormais passibles de poursuites pour
"usure" ou pour complicité. Citée dans le dossier, la régie du Rhône, contactée par téléphone, se
dérobe : "Nous gérons des centaines d'immeubles. Je ne vois vraiment pas de quoi il s'agit", affirme
Imène Zekal, gestionnaire des contentieux dans cette société dont le slogan est "l'immobilier
responsable".

PROPOSITION DE LOI

https://www.lemonde.fr/europe/article/2013/03/28/putains-de-loyers_3149723_3214.html?random=1450527790 2/4
27/02/2023 13:27 Putains de loyers
Depuis plusieurs années, Aspasie, une association de défense des travailleurs du sexe, recueille les
doléances des prostituées concernant leur loyer, appuyée par l'Association suisse des locataires
(Asloca). Personne ne sait encore si la procédure en cours ne parviendra qu'à accuser les propriétaires
des immeubles, ou si elle s'étendra aux salons et aux sex-centers, comme celui de Philippe Constant.

Même Félix Michel, chargé de communication de l'association Aspasie, pense que les chances de
poursuites contre les sex-centers sont infimes. "Ce sont des services hôteliers. Comme n'importe quel
hôtel, ils peuvent imposer les tarifs qu'ils souhaitent, même un million de francs la nuit, tant que le client
paye..."

Carlo Sommaruga, secrétaire général de l'Asloca et député PS de Genève, refuse de capituler. Le


"gardien des catins", comme il a été surnommé, compte déposer une proposition de loi visant à
incriminer ceux qui tirent des profits indus de la prostitution, commerces compris, tels les sex-
centers : "Je suis formellement opposé à ce système où certaines personnes se font du beurre sur le dos
des autres, qu'il s'agisse de propriétaires de baux classiques ou de commerces. Si c'est légal, alors, je
m'engage pour une modification du droit pénal."

Etrangère à l'affaire, Mme Lisa, 43 ans, fille d'un docker de Charente-Maritime, titulaire d'un BEP de
couture et prostituée à Genève depuis 1997, est la propriétaire du fameux bordel de luxe Vénusia, qui
compte une vingtaine de chambres. L'auteure de Portes ouvertes sur maison close (Grasset, 2012)
s'insurge contre le prix des loyers imposé à ses collègues moins chanceuses. "Les chambres sont
lugubres, à la limite de l'insalubrité. Ces filles sont prises à la gorge."

LES PROPRIÉTAIRES SE SENTENT INVULNÉRABLES

A l'image de Philippe Constant, les propriétaires de baux classiques (studios, appartements) se


sentent invulnérables. Jacques Gabrache, propriétaire de nombreux appartements dans le quartier
des Pâquis qui a confié ses biens à deux régies figurant dans le dossier d'instruction - dont la régie du
Rhône - est cité pour sa gestion locative abusive. Il aurait ainsi extorqué à plusieurs reprises 1 500
francs (1 230 euros) à l'une de ses locataires.

Contacté par téléphone, cet investisseur de 95 ans, bien connu dans le milieu de la nuit genevoise fait
la sourde oreille. "Comment ? 1 500 francs ? Il ne s'agit pas d'un million de francs, au moins ? Bon, alors
pourquoi bavarder autour d'une si petite somme ?" grommelle-t-il. Il aurait également doublé les prix
du marché en louant à une autre prostituée un modeste trois pièces pour 6 000 francs (4 926 euros)
par mois : "C'est elle qui a fixé les prix, par l'intermédiaire de la concierge. Je ne lui ai rien imposé",
assure-t-il.

Enfin, il aurait exigé une caution de six mois, près de 29 500 euros, d'un coup : "Les gens ne payent
plus comme avant, j'ai perdu plus de 100 000 francs avec trois locataires, désormais, je fais attention",
conclut-il avec flegme.

Genève a longtemps fait figure de fleuron du libéralisme économique. Or, depuis une décennie, la
gauche remporte la plupart des élections et des votations locales. Et semble vouloir réglementer la
prostitution tout comme elle tente de soumettre les banques à des règles plus strictes en matière de
secret bancaire.

ZONE GRISE

Coline de Senarclens, auteure d'un mémoire sur l'histoire de la prostitution à l'université de Genève et
militante féministe de la mouvance Sex Positive, pense que ce commerce doit quitter la zone grise
dans laquelle il se trouve. Tenter d'abolir la prostitution ou poursuivre les clients, comme certains le
veulent en France, serait selon elle contre-productif.

"Le marché du sexe est poussé dans la délinquance et la marginalité, dit-elle. Cela amène les acteurs et
actrices qui gravitent autour de ce milieu à ignorer certains principes moraux. C'est la porte ouverte aux
violences, aux abus, comme ceux des loyers exorbitants."

https://www.lemonde.fr/europe/article/2013/03/28/putains-de-loyers_3149723_3214.html?random=1450527790 3/4
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Rémy Pagani, ancien syndicaliste élu sur une liste d'alliance de la gauche en 2009 et réélu en 2012,
espère que le dossier qu'il a transmis au procureur finira par faire inculper des propriétaires : "Ce sont
des proxénètes. Il faut que les filles puissent travailler entre elles, qu'elles adoptent le même statut que
les psychologues, avec un cabinet pour recevoir leurs clients !" Après avoir été reconnues par la loi, les
prostituées de Genève parviendront-elles à s'affranchir de leur nouvelle servitude ?

Matteo Maillard (Dakar, correspondance) et Emma Paoli

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