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L'étudiant de Salamanque /

Espronceda ; poème traduit


pour la première fois
d'espagnol en français par R.
[...]

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Espronceda, José de (1808-1842). Auteur du texte. L'étudiant de
Salamanque / Espronceda ; poème traduit pour la première fois
d'espagnol en français par R. Foulché-Delbosc. 1893.

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IiSPRONCHDA

L'ETUDIANT
DE SALAMANQUE

POÈME TRADUIT POUR LA PREMIÈRE FOIS

D ESPAGNOL KX FRANÇAIS

PAR

R. FOULCHÉ-DELBOSC

PARIS
LIBRAIRIE H. WELTER
J9, RUE BONAPARTE, >9

I»93
L'ÉTUDIANT DE SALAMANQUE
MAÇON, PILOTAT FRERIS, I.VfRIMEl'RS
ESPRONCEDA

L'ÉTUDIANT
<< DE SALAMANQUE

1»OÈME TRADUIT POUR LA PREMIÈRE FOIS

D'ESPAGNOL EN FRANÇAIS

>AR

R. FOULCHÉ-DELBOSC

PARIS
LIBRAIRIE H. WELTER
59, RUE BONAPARTE, $9

1893
L'ÉTUDIANT DE SALAMANQUE

PREMIÈRE PARTIE

Sus fueros sus brios, sus prertùticas


su volunud.
Do» QvicilOTTE. Prtmiirt partie.

Il était plus de minuit, d'anciennes histoires le content,


alors que, la sombre terre étant enveloppée de sommeil et
de silence, les vivants semblent des morts, les morts
quittent la tombe. C'était l'heure où parfois résonnent
des voix terribles, informes, où l'on entend des pas sourds
et sonnant le creux, où des fantômes effrayants vaguent à
travers les épaisses ténèbres, où les chiens hurlent épou-
vantés à leur vue : où souvent la cloche de quelque église
ruinée lance des sons mystérieux de malédiction et d'ana-
thème, convoquant, les jours de sabbat, les sorcières à
leur fète. Le ciel était sombre, pas une étoile ne scintillait,
le vent sifflait lugubrement et là-bas, dans l'air, comme de
noirs fantômes, se dessinaient les tours des églises et les
créneaux élevés du château gothique où la sentinelle
apeurée chante ou peut-être prie. Tout enfin, à minuit,
reposait, et c'était le tombeau de ses habitants endormis
que l'antique cité qu'arrose le Tormes fécond, vanté par
les poètes, la fameuse Salamanque, célèbre dans les armes
et les lettres, patrie de héros, noble archive des sciences.
Soudain un cliquetis d'épées et un cri, un cri de mori-
_ 6 —
bond, un cri qui pénétre le coeur, qui glace jusqu'à la
moelle et fait trembler. Un cri de quelqu'un qUt dit au
monde un dernier adieu.
Le bruit
cessa,
un homme
passa,
enveloppé dans son manteau,
et rabattit
soigneusement
son chapeau
sur ses yeux.
II glisse
et traverse la rue
en face du mur
d'une église,
puis dans l'ombre
se perdit.
C'est une rue étroite et haute
que la rue du Cercueil,
comme si une cape éternellement sombre
de crêpe noir
la revêtait ; elle est toujours obscure
et, la nuit, sans autre lumière
que la lampe qui éclaire
une image de Jésus.
L'homme *u manteau la traverse,
ayant encore en main l'épée
qui a lancé un vif reflet
en passant devant la croix.
Comme la lune qui, d'ordinaire, derrière une nue
opaque, la borde de franges d'argent, puis si le vent
l'agite, la voit monter et se dissiper dans les airs en blanche
vapeur,
— 7 —
ainsi, ombre vague de lumière et de brumes, la pâle
vision mystique et éthérée brille ou est cachée par
d'épaisses ténèbres, comme une douce espérance, comme
une vaine illusion.
La rue sombre, la nuit déjà avancée, la lampe triste sur
le point d'expirer, qui tantôt éclaire l'image sacrée, tantôt,
faiblissant, accroît l'obscurité ;
le vague fantôme qui apparaît, puis se rapproche d'un
pas rapide, puis disparait dans l'ombre comme l'âme en
peine de l'homme qui n'est plus,
cela remplirait de crainte et de peur le coeur d'acier le
plus téméraire; l'épouvante amènerait la prière sur les
lèvres blasphématrices du plus féroce bandit.
Mais la vision fantastique ne terrifia pas l'homme au
manteau, dont l'épée ruisselle encore de sang; et, la main
crispée sur la poignée, il s'avança résolument à sa ren-
contre.
Nouveau don Juan Tenorio,
âme fière et insolente,
plein d'irréligion et de "vaillance,
altier et querelleur ;
toujours l'insulte aux yeux,
l'ironie sur les lèvres,
il ne craint rien et s'en remet pour toutes choses
à son épée et à sa valeur.

Coeur corrompu, il se joue


de la femme qu'il courtise;
il méprise et délaisse aujourd'hui
celle qui se donna hier a lui.
Jamais il ne craignit l'avenir;
dans le passé il ne se souvient
ni de la femme qu'il abandonna
ni de l'argent qu'il perdit.
— 8 -
Il ne vit pas dans ses rêves le spectre
de celui qu'il tua en duel ;
le pressentiment d'un malheur
ne troubla jamais son audace.
Toujours dans ses aventures et dans ses amours,
toujours dans ses orgies bachiques,
il mêle, en ses discours impies,
un bon mot à un blasphème.

Fameux dans Salamanque


par sa vie et sa bonne humeur,
on remarque entre mille
le hardi étudiant ;
son audace lui donne des privilèges,
ce qui l'excuse c'est sa richesse,
sa noblesse généreuse,
sa mâle beauté.

Car personne ne peut égaler


son arrogance et ses vices,
son maintien chevaleresque,
son agilité et sa bravoure :
jusque dans ses crimes,
dans son impiété et son arrogance,
don Félix de Montemar
met un sceau de grandeur.

Belle et plus pure que l'azur du ciel, avec des yeux


langoureux et charmants où l'amour brilla sous le voile de
la pudeur qui les recouvre discrètement; timide étoile qui
répand sur la terre des rayons de lumière brillants et
incertains, ange pur d'amour qui inspire l'amour, telle fut
l'innocente et malheureuse Elvire.
— 9 —
Elvire, jadis amour de l'étudiant, tendre et heureuse,
et fière de son amant, quand son coeur s'ouvrait au
plaisir, comme une rose précoce au rayon du soleil : en
son ardente soif, elle boit le miel trompeur qui coule des
lèvres du séducteur, ne se doutant pas que, caché dans ce
miel, bout le poison.
L'enfant candide ne repose pas dans les bras de sa mère
avec moins de soucis qu'elle ne repose dans les liens faux
et mensongers, astucieusement tissés par l'amant séduc-
teur : douces caresses, embrassements langoureux, plaisirs
qui, hélas, ne durent qu'un instant, la triste Elvire
s'imagine, en sa divine illusion, que tout cela sera éternel.
Car l'âme vierge que caressa en sa pureté un charme
au rêve nacré, croit tout réel et saint, prête à tout vertu
et beauté. Au manteau clouté d'or du ciel bleu, à l'immor-
telle richesse du soleil éclatant, à l'air, aux champs, aux
fleurs odorantes, elle ajoute de la splendeur, de la vie, des
couleurs.
La malheureuse jeune fille, perdue par son amour, mit
en don Félix tout son bonheur ; ses yeux furent à ses yeux
des astres de gloire, une source de vie. Quand il scelle
ses lèvres de ses lèvres, quand, ravie, elle écoute sa voi\,
enivrée par le dieu qui l'cnamoure, elle le regarde douce-
ment, elle l'adore extatiquement.
DEUXIÈME PARTIE

... Except the hollow se*'*


Mourns o'er the beauty of the Cyclades.
BYRON. D. Juan, chant 4.

La nuit est sereine, couronnée d'étoiles; l'azur du ciel


resplendit comme une gaze transparente.
La lune mélancolique dépasse la cime du coteau : à
peine élève- t-elle timidement son front candide,
et illumine-t-elle l'horizon, pure vierge solitaire, bai-
gnant le ciel et la terre de sa lueur blanche et douce.
Le ruisseau, brillant ruban d'argent, glisse, sous la
splendeur de la lune, entre des franges d'émeraude.
Des étincelles argentées brillent entre les épaisses
ramures; et dans le sein des fleurs, les brises tantôt
s'endorment,
tantôt, éveillées, murmurent et, déployant leurs ailes,
bercent la blanche fleur d'oranger, secouent l'acacia
embaumé,
agitent rameaux et fleurs et s'imprègnent de parfums :
aussi pure était cette nuit que celle où les anges
déployèrent leurs ailes sur la première flamme que
l'amour alluma au monde, dans le séjour de PEden.
Une femme ! Peut-être est-ce une blanche sylphide ? soli-
taire qui erre mystérieusement parmi les rayons de la
lune?
Blanche est sa robe ; ses cheveux ondoient, déroulés sur
r— II
ses épaules ; feuille à feuille, elle jette les fleurs qu'elle
porte à la main.
Sa démarche est incertaine et lente, ses regards sont
inquiets ; elle semble un rêve magique qui caresse l'âme et
la trompe.
Voyez-la : tantôt elle regarde le ciel, tantôt elle soupire
et s'arrête ; parfois ses yeux laissent échapper une larme
qui vient brûler
sa joue; c'est une onde de la mer que le vent des pas-
sions, en violente tempête, a soulevée dans son âme.
Puis elle s'assied et soudain se relève effrayée ; anxieuse,
elle parcourt le jardin et s'arrête pour écouter.
c'est le susurrement de la brise, c'est le murmure de
l'eau, ce n'est pas sa voix, ce n'est pas le son mélancolique
de la harpe.
Ce sont des illusions qui vécurent : souvenirs qui te
trompent, hélasI ombres du bonheur qui passa... Celui
que tu aimes t'a oubliée.
Cette nuit et cette lune sont les mêmes qui, indiffé-
rentes, ont vu ta félicité, comme elles voient aujourd'hui
ton malheur.
Ah pleure, pauvre Elvire ! triste amante abandonnée
1 1

ces feuilles que tu arraches distraitement de ces fleurs,


sais-tu, infortunée, où le vent les emporte? Là où
allèrent tes amours, ton illusion et ton espérance.
Effeuillées et .-flétries, pauvres fleurs de ton âme !

Blanche nue de l'aurore, teinte d'opale et de pourpre,


la lumière qui naît te colore, brillante avant-coureuse du
matin candide.
— 12 —
Mais, hélas ! comme ta pureté virginale se dissipa ! L'air
emporta ton charme comme le bonheur idéal que t'avait
promis l'amour.
Les feuilles tombées de l'arbre sont les jouets du vent :
les illusions perdues sont des feuilles détachées de l'arbre
du coeur!
Le coeur sans amour, triste solitude recouverte de la
lave de la douleur, désert obscur et immense où ne naît
pas une fleur!
Au loin, un bois sombre, le soleil qui tombe dans la
mer, sur la plage un douar, et A l'horizon un navire qui
navigue vent en poupe,
voilà ce qu'un verre trompeur nous fait voir dans une
illusion fantastique, montrant à l'oeil enchanté d'agréables
visions que la riche imagination embellit.
O femme, tu es un fanal transparent de beauté : malheur
à toi, si l'homme brise, en sa folie, ton cristal mystérieux.
Mais, hélas ! bienheureuse es-tu, Elvire, en ton malheur
même, car ta folie mystérieuse te procure des délices alors
que ton coeur soupire :
la raison est un tourment et mieux vaut délirer qu'ana-
lyser froidement le sentiment en y fixant sa pensée.

Voyez-la : voici qu'en sa folie elle rêve qu'il est


présent, le bien qui a fui pour toujours : elle murmure
avec amour de douces paroles et croit entendre le perfide
qu'elle aima.
Prosternée, elle implore sa pitié comme si elle le tenait
là : bientôt elle se voit seule et pleure, puis tout à coup,
prise de délire, sourit :
Et ses folles
- IJ —
pensées, violent tourbillon,
en ont obscurci
son front comme les nuées qu'amasse le vent et qui
couvrent le ciel de leur sombre amoncellement.
La voici, qui, pleine de sollicitude, choisit des fleurs et
les emporte pêle-mêle dans sa robe, et qui s'amuse à tisser
une guirlande, couronne nuptiale de ses amours.
Au milieu de son doux égarement, un triste souvenir
vient importuner son âme, elle s'avance au bord du ruis-
seau argenté et y jette les fleurs une à une;
et sa vue les suit s'éloignant rapides, l'une après l'autre,
dans le courant, et, dans la confusion de ses yeux et de
son esprit, elle sent que les larmes Pétouffent :
et elle chante d'amour, et en sa tendre plainte, entonne
une mélancolique chanson, chanson qui laisse l'âme
déchirée, lamentation qui navre le coeur.

Que me servent ton calme et ta tendresse, tranquille


nuit, lune solitaire, si vous ne calmez la cruauté du sort et
ne me donnez un espoir de bonheur?
A quoi bon la grâce et la beauté, à quoi bon aimer
comme jamais n'aima aucune femme, si la passion qui me
dévore l'âme est méconnue de celui qui l'a fait naître ?

Des larmes interrompent ses lamentations, elle penche


sa tête sur sa poitrine, et autour d'elle, le vent, en un
sanglot, murmure ses dernières paroles.
— 14 —
Elle est morte d'amour, la malheureuse Elvire, rose
candide étouffée par la douleur, parfum suave qu'aspire
le voyageur et que la brise emporte sur ses ailes.
Vase de bénédiction, la lumière du jour refléta de riches
couleurs dans son cristal, mais la terre ternit ses splendeurs
et l'homme le brisa d'une main impie.
Une illusion caressa son esprit : âme céleste née pour
aimer, l'amour était la source de son existence, sa vie
était liée à son illusion.
Aimée du Seigneur, fleur bienheureuse, elle est morte
pleine d'amour et de jeunesse : elle s'éveilla joyeuse par
une belle matinée, et le soir elle dormit dans le cercueil.
Mais, au terme extrême de sa vie, elle s'éveilla aussi de
sa folie, et lorsque la sépulture s'ouvrit sous ses pieds, la
raison perdue revint à son esprit.
La froide raison ! la vérité amére ! lé bonheur passé et
la douleur présente!... Bienheureuse fut-elle de ne
sentir qu'à l'heure de la mort le poids d'une si lourde
charge !
Et comme elle savait sa fin prochaine, une larme brûla
sa joue; et mourante, la victime écrivit à l'infidèle d'une
main qui tremblait :
« Je vais mourir : pardonne si mes paroles importunes
viennent troubler ton oreille ; c'est là, don Félix, la der-
nière lamentation de la femme qui t'a tant aimé. Je sens
la main glacée de la mort... Adieu : Je ne te demande ni
amour ni pitié... Ecoute et pardonne si, en quittant le
monde, l'angoisse arrache un cri au moribond.
« Ah ! pour toujours adieu. Grâce à toi j'ai senti quelque
temps ma vie glisser heureuse, et la parole tombée de ta
bouche m'a causé de célestes extases. Mon esprit se corn-
— IS —
plaît encore dans l'illusion chérie que j'ai, hélas! perdue
pour toujours-. Tout a fui, tout a disparu avec toi ! Douces
heures d'amour, je les bénis !
a Oui, je les bénis, ces heures fortunées, toujours pré-
sentes à ma mémoire, images enchanteresses d'amour, qui
viennent encore me caresser dans mon agonie. Mais, hélas!
envolez-vous, fujvz à tout jamais, ombres trompeuses ;
mon dernier jour est arrivé: pardon, pardon, mon Dieu,
si je trouve encore du plaisir à me rappeler mes égare-
ments.
« Et toi, don Félix, si tu t'irrites de me voir te rappeler
ma misère, songe que mes yeux sont las de pleurer en
silence des larmes d'amertume, et aujourd'hui que la
tombe va dévorer ma dépouille, accorde cette consolation
à ma tristesse : regarde ces lignes avec pitié et oublie
ensuite Elvire à jamais.
« Et que jamais ma mémoire malheureuse ne trouble
tes plaisirs par des souvenirs amers : que la vie te donne
des jouissances, la gloire des triomphes, le monde du
bonheur, l'amour d'autres femmes, et si parfois tu rappelles
douloureusement à ton esprit ma lamentable histoire,
pleure-moi, mais que ton coeur palpite exempt du remords
rongeur.
« Adieu pour toujours, adieu : je ne sens plus que
quelques instants de vie et le feu de mon amour brûle
encore dans ma poitrine ; ma vue incertaine vague en se
troublant... O mort! viens calmer mon inquiétude!...
Seule!...expirante!...Aime-moi : non, pardonne: inutile
prière! Adieu, adieu, j'ai perdu ton coeur! — Pour moi,
il n'y a plus rien au monde ! »
Elle écrivit ainsi ses tristes adieux, quelques moments
— i6 —
avant de mourir, et se serra contre la poitrine de sa mère
affligée dont les larmes coulaient sur son lit.
Elle exhala bientôt son dernier souffle, ses bras étei-
gnirent sa mère d'un mouvement nerveux et convulsif, et
ses lèvres murmurèrent un nom.
Et son âme s'enfuit à la demeure bienheureuse des
anges... Autour de sa pierre funéraire, la terre produit de
tristes fleurs; le zéphir lamente ses amours.
Au dessus, un saule incline ses branches, il lui prête
son ombre en un éplorement alangui, et le soir, quand le
soleil décline, son dernier rayon baigne en paix son
tombeau.
TROISIÈME PARTIE

Tableau dramatique.

Sarg. {Teneis mis que parar?


Franco. Paro los ojos.
Los ojos. si, los ojos : que descreo
Del que lot hito para ta! enpleo.
MORBTO. — San Franco de Sens.

Personnages.

DOX FÉLIX DE MOXTBMAR.


DON DIEGO DE PASTRANA.
SIX JOUEURS.

Autour d'une table, six hommes sont assis, le regard


fixé sur les cartes et jouant au parar ;
sur leurs visages se peignent le dépit et l'anxiété :
désespérés d'être exposés à perdre, cupides de gain.
Il règne un profond silence, sans que le rompe jamais
d'autre bruit que celui de l'or, d'autre cri qu'une impré-
cation.
Une lampe pâle éclaire, d'une tremblante clarté, les
murailles noires de fumée de ce séjour infernal.
Et l'on entend le mystérieux gémissement de l'ouragan
qui, au passage, frappe de ses ailes les vitres fragiles.

L'Ettiimnt it Satamuttqttt.
_ 18 —
SCÈNE I.

PREMIER JOUEUR.
La reine n'est pas encore sortie.
DEUXIÈME JOUEUR.
Quelle carte a-t-on retournée ?
PREMIER JOUEUR.
Le valet.
DEUXIÈME JOUEUR.
Voilà bien du bruit pour rien.
PREMIER JOUEUR.
J'ai perdu une fortune : par le Christ !
DEUXIÈME JOUEUR.

Ne jurez pas, vous n'êtes pas encore à l'agonie.


PREMIER JOUEUR.
Il n'y a pas de malchance comme la mienne.
DEUXIÈME JOUEUR.
Combien perdez-vous donc ?
PREMIER JOUEUR.
Mille écus, plus l'argent que m'a donné-don Félix.
DEUXIEME JOUEUR.
Où est-il ?
PREMIER JOUEUR.
Que sais-jc ! il ne tardera pas.
TROISIÈME JOUEUR.
J'en donne.
PREMIER JOUEUR.
J'en prends.
19

SCÈNE IL
Cavalier de noble prestance, la main gauche appuyée
sur le pommeau de l'épée, l'aspect mâle :
L'aile du chapeau relevée, de façon à dégager le front,
l'air vainqueur, — entra alors un gentilhomme.
PREMIER JOUEUR (à celui qui entre).
Don Félix, vous arrivez à propos.
DON FÉLIX.
Vous avez perdu ?
PREMIER JOUEUR.
L'argent que vous m'avez donné ainsi que cette maudite
bourse.
DEUXIÈME JOUEUR.
Don Félix de Montemar doit perdre. L'amour lui refu-
serait ses faveurs s'il le voyait gagner.
DON FÉLIX (dédaigneusement).
Maintenant j'ai besoin d'argent; je suis dégoûté de
l'amour.
(Aux assistants, avec hauteur.)
Je veux deux mille ducats, messieurs, pour cette chaîne.
(7/ ôte une chaîne qu'il porte à son cou.)
TROISIEME JOUEUR.
Voilà qui est taxé bien haut.
DON FÉLIX (avec hauteur).
Je la taxe au prix qu'elle vaut ; si vous avez d'autres
objections, parlez.
— ÎO —
(Aux assistants.)
Je la vends et la mets en loterie.
QUATRIÈME JOUEUR (à part).
Peut-on supporter un tel affront ?
DON FÉLIX.
Entre cinq, la somme est trouvée, c'est pour chacun,
si je ne me trompe, quatre cents ducats. A l'as de carreau I
Je commence.
(Il distribue des cartes que les joueurs prennent en silence.)

Une, deux...
(A celui qui a perdu.)
Je ne vous compte pas.
PREMIER JOUEUR.
Je n'en déplore que trop la cause.
TROISIÈME JOUEUR.
L'as! l'as! le voici.
PREMIER JOUEUR.
11 a gagné.
DON FÉLIX.

Vous avez de la chance. Sur un seul coup de dés, je


joue les deux mille ducats.
TROISIÈME JOUEUR.
Sur un seul coup ?
PREMIER JOUEUR (à doit Félix).
Vous allez les perdre.
— ai —
DON FÉLIX.
J'ai déjà perdu mon âme et je m'en moque absolument.
TROISIÈME JOUEUR.
Allez.
DON FÉLIX.
Au premier coup.
TROISIÈME JOUEUR.
Allez donc.
DON FÉLIX.
Du calme : je vous propose un enjeu plus fort : cent
onces contre ce portrait au cadre de pierreries.
TROISIÈME JOUEUR.
Cent onces ?
DON FÉLIX.
Vous en doutez ?
PREMIER JOUEUR (prenant le portrait).
La belle femme !
QUATRIÈME JOUEUR.
Ce n'est pas cher.
DON FÉLIX.
Les jouez-vous ?
TROISIÈME JOUEUR.
Je les joue. Mais je gagnerai.
DON FÉLIX.
Si vous gagnez, (»7 se fouille) je n'ai pas d'autres joyaux
sur moi.
PREMIER JOUEUR (regardant le portrait).
Si cette image respirait...
— 22 —
DON FÉLIX.
Si elle était ici, je la jouerais, elle, le portrait et moi-
même.
TROISIÈME JOUEUR.
Les dés !
DON FÉLIX.
Jetez.
DEUXIÈME JOUEUR.
Cent ducats pour don Félix !
QUATRIÈME JOUEUR.
Tenu.
CINQUIÈME JOUEUR.
Cinquante autres. Attendez, ne je.ez pas.
DEUXIÈME JOUEUR.
Je tiens les cinquante.
PREMIER JOUEUR.
Moi, qui n'ai plus un sou, je prie Dieu pour don Félix.
CINQUIÈME JOUEUR.
Les jeux sont faits.
TROISIEME JOUEUR.
Je jette.
DON FÉLIX.
Jetez, de par tous les diables !
(Tous se groupettt anxieusement autour de la table. Le Iroi»
sième joueur jette les dès.)

QUATRIÈME JOUEUR.
Qu'est-il sorti?
- -23

DEUXIÈME JOUEUR.

Mille démons et puissent-ils nous emporter tous les


deux !
DON FÉLIX (avec calme au premier joueur).
y

Vive Dieu, vos prières m'ont servi à grand'chose ! Une


autre fois, don Juan, recommandez-moi au diable ; car, si
Dieu vous entend, je me verrai captif et esclave à Fez.
TROISIÈME JOUEUR.

Don Félix, vous n'avez perdu que le cadre, mais non le


portrait, car votre intention n'aura pas été de comprendre
la dame dans le marché.

DON FÉLIX.
Combien donneriez-vous pour la dame ?
TROISIÈME JOUEUR.
Moi, la vie.
DON FÉLIX.
Je n'en veux pas. Voyez si vous pouvez me donner de
l'argent et elle est à vous.
TROISIÈME JOUEUR.
La bonne renommée que vous acquerrez entre les belles,
quand leur fierté découvrira que vous les captivez pour les
vendre ensuite I
DON FÉLIX.
Cela ne vous importe en rien. Voulez-vous la dame?
Je vous la vends.
TROISIÈME JOUEUR.

Je ne m'entends pas en peinture.


— 24 —

DON FÉLIX (avec colère).


Vous parlez d'une femme avec trop de hauteur et
d'irrévérence!... et si...
TROISIÈME JOUEUR.
C'est de la peinture que j'ai parlé.
TOUS.
Allons, paix ; pas de tapage.
DON FÉLIX (apaisé).
Sur parole, je vous joue mille écus.
TROISIÈME JOUEUR.
Accepté.
DON FÉLIX.

Sur un autre coup de ces dés ; et que le diable y mette


le feu.

SCÈNE III.

Le visage pâle, les sourcils froncés, le regard terrible,


quoique triste, où se lit l'inébranlable résolution de donner
la mort ou de perdre la vie,
un homme entra, enveloppé jusqu'aux yeux dans un
manteau, le chapeau rabattu sur le front : le visage reflète
le courroux de son coeur, la démarche est ferme, l'âme
altière.
Sombre et fatidique figure. — Une soif de sang sécha
son courage, l'amertume empoisonna son âme, la ven-
geance irrita son coeur.
Il s'approche de don
-Félix...
2$ —
et rêveur, ne parle à pei-
sonne, ne salue même pas ; debout, en face de lui, l'oeil
en éveil, il l'examine d'un air irrité.
Don Félix regarda aussi le sombre arrivant qui ne le
quittait pas des yeux, et, le fixant à son tour avec une
ironie dédaigneuse et froide, sourit.
DON FÉLIX.
Brave homme, de quelle tapisserie êtes-vous descendu,
vous qui vous cachez si bien qu'entre le chapeau et la cape
on vous voit à peine le nez ?
DON DIEGO.
Cette insolence déplacée vous sied bien, don Félix.
DON FÉLIX (au troisième joueur, sans s'occuper de don Diego).
Vous avez perdu.
TROISIÈME JOUEUR.

Oui. La chance a tourné : je rejoue.


(Ils jettent de nouveau les dés.)
DON FÉLIX.
J'ai encore gagné. (A ïhomme au manteau.) Je n'ai pas
compris ce que vous avez dit, et n'ai pas remarqué si vous
avez parlé d'un ton doux ou rude, quand vous m'avez
répondu.
DON DIEGO.
Je voudrais vous parler sans témoins.
DON FEUX.
Vous pouvez commencer si cela vous plaît, car ce n'est
pas pour vous que je quitterai une si noble compagnie.
- 26 —
Et si Dieu vous envoie ici pour faire ma conversion, ne
manquez pas une si belle occasion de convertir tant de
gens, pendant qu'humblement j'attends mon absolution*
DON DIEGO (se découvrant avec colère).
Don Félix, ne connaissez-vous pas don Diego de Pas-
trana?
DON FÉLIX.
Vous, non, mais bien une soeur que vous avez, j'ima-
gine.
DON DIEGO.
Ne savez-vous pas qu'elle est morte ?
DON FÉLIX.
Que Dieu l'ait en sa gloire !
DON DIEGO.
Je pense que vous connaissez son histoire et qui causa
sa mort.
DON FÉLIX (avec ironie).
Peut-être quelque fièvre !
DON DIEGO.
Vous mentez !
DON FÉLIX.
Du calme, don Diego, car si vous veniez à mourir, ma
malchance est telle qu'on m'imputerait aussi votre mort.
Cette colère est vaine. Si elle est morte, ce qui est lait est
fait, elle ne ressuscitera pas.
DON DIEGO.
Je vous regarde et me demande si je dois souiller mon
épée de ce sang maudit ou faire à votre cou un lacet de
- 27 —
mes mains et vilement, lieu de
au vous demander raison,
arracher votre coeur et piétiner votre langue. Car une âme,
une vie, c'est une satisfaction bien légère ; si je le pouvais,
je vous en donnerais mille pour vous les ôter ensuite. Il
faut que toutes tes veines ouvertes donnent à boire à mes
lèvres, et c'est à peine si tout ton sang suffira à calmer ma
soif! Misérable!
(Il tire son épée : tous les joueurs s'interposent.)
TOUS.
Hors d'ici le querelleur !
DON FÉLIX (se levant avec calme).
Remettez votre épée, don Diego; considérez que je
garde tout mon sang-froid et que je ne sais ce qui me fait,
en mon ardente colère, écouter si froidement vos injures.
DON DIEGO (avec une fureur contenue et l'épée à la main).
Sortez d'ici, car, par ma foi, je suis résolu à vous tuer,
et la Vierge Marie elle-même ne réussirait pas à vous tirer
de mes mains. Ma volonté est si arrêtée, mon âme est si
résolue, que ma fureur même est calmée par ma ferme
résolution. Venez avec moi.
DON FÉLIX.
J'y vais, mais si je vous tue, don Diego, qu'un autre ne
vienne pas m'en demander compte. Je suis à vous. Atten-
dez que je compte mon argent... un... deux...
(A don Diego.)
C'est mon gain, vous êtes cause que je perds ici une
grande quantité d'or que j'allais gagner... et pourquoi?
Dix... quinze... pour je ne sais quelle histoire d'amour...
— 28 —
un trésor perdu !... j'y vais de suite. C'est pure folie de
vous obstiner à vouloir que je vous tue : je le dis comme
je le pense.
DON DIEGO.

Vous voici faible et lâche et bavard à l'excès.


DON FÉLIX.
Don Diego, un peu plus de sang-froid : pour se battre
il n'est jamais trop tard : si même il s'agissait d'autre
chose, je vous pardonnerais votre hâte : le temps de
demander une messe pour la défunte, et aussitôt...
DON DIEGO.
Mauvais gentilhomme !
DON FÉLIX.
Don Diego, le cas n'est pas pendable. Votre soeur était
belle : je la vis, elle m'aima, la flamme alla croissant, elle
est morte, ce n'est pas ma faute ; et j'admire votre candeur,
car les femmes ne meurent pas d'amour aujourd'hui...
DON DIEGO.
Êtes-vous prêt?
DON FÉLIX.
L'argent est compté. Allons.
DON DIEGO.
Vous raillez ? (D'un ton solennel.) Songez que vous allez
mourir.
DON FÉLIX. (7/ sort derrière lui en empochant Vargent
avec indifférence.)
Il y a treize cents ducats.
- -*9

SCÈNE IV.

Ut loueurs.

PREMIER JOUEUR.
Ce don Diego de Pastrana est un homme résolu ; il
n'est venu des Flandres que pour venger sa soeur.
DEUXIÈME JOUEUR.
Eh bien, il a commis là une jolie sottise ! J'ai le pres-
sentiment qu'il sera tué.
TROISIÈME JOUEUR.
Qui sait ? Parfois le hasard...
QUATRIÈME JOUEUR.
Je serais heureux qu'il le tuât.
QUATRIÈME PARTIE
Salio en 6n «te aquel estado, para caer ta
el dolor mas sombrio, en la ma* desalentada
desesperacion y en la mayor araargsre y
desconsuclo que pueden apodcrarse de este
pobrc corason hutnano, que tan positivamente
choca y se quebranta con los mates, como
con viicuedad aspira en algunoa moments»,
casi sicmpre sin conseguirlo, à tocar loa
Mené* ligéraniente y de pasada.
(La proiticwu d* un rnilrt ; novtla original
for D. Si'gutl d* lai San lot Alvartf),
SMRITl'S Ul'lDKM raoM»Tvs EST ; CABO
\1KO INFIRMA.
(5. Marc. Evang.)

Voyez don Félix, l'épée à la main, le visage serein et le


coeur ferme; le frère vengeur d'Elvire est, lui aussi,
tombé mort, sans miséricorde, à ses pieds.
Et plein d'une tranquille audace, il s'avance par la rue
fatale du Cercueil, sans redouter d'horribles apparitions ni
se laisser troubler par l'image de Jésus.
La lampe moribonde qui brûlait, lance en tremblotant
son dernier éclat, et la sombre nuit a recouvert la rue
mystérieuse d'une obscurité profonde.
L'audacieux Montemar dirige ses pas, au hasard, dans
les ténèbres, quand, ayant parcouru une partie de la rue,
soudain, près de lui, il entend un soupir.
Il sentit une haleine glisser sur son visage, et malgré lui
ses nerfs se crispèrent ; mais le premier mouvement passé,
ils reprirent leur rigidité première.
« Qui va là ? » demande-t-il d'une voix calme, qui ne
feint pas le courage et ne trahit pas la crainte, l'âme
pleine d'une vigueur invincible, se fiant à sa lame de
Tolède.
— 51 —
Il tâtonne autour de lui et jure, l'impie ; puis il reprend
sa marche téméraire, lorsque soudain, une figure fatidique
s'avance vers lui, enveloppée de voiles blancs.
Flottante et vague, elle dissipe les brumes épaisses,
s'anime, grandit d'une lumière douteuse et, dans les
ténèbres, sa blancheur argentine apparaît.
Comme un point brillant, astre de pure lumière sans
tache, elle perce le sombre horizon et brille au loin dans
l'ombre.
Les yeux fixés sur elle, Montemar la regarde avec plus
d'étonnement que de crainte ; il la prend peut-être pour
une étoile vagabonde qui tourne dans l'espace des cieux,
ou bien pour un mensonge de ses propres yeux, pour
une vaine forme créée par son illusion, ou bien pour une
ridicule fantaisie du vin qui lui a enfin troublé la tète.
Mais jamais les fumées du nectar de Jerez n'auraient
suffi à bouleverser son esprit, car c'est en vain que mille
fois il a essayé de s'enivrer en de frénétiques orgies.
« Dieu pense me faire peur: que n'est-ce, se dit-il en
riant, le diable lui-même! aussi bien, vive Dieu! saurait-il
qui je suis, le monarque cornu de l'Abîme! »
Comme il prononçait un blasphème si insolent, la lampe
du Christ se ralluma et il vit une femme voilée de blanc,
agenouillée devant l'image.
« Bienvenue soit la lumière, dit l'impie, j'en rends grâces
à Dieu ou au diable, » et avec une résolution audacieuse
et ferme, avec un courage téméraire, il se dirige vers la
femme voilée.
Pendant qu'il marche, la lumière, l'image, la dame
dévote semblent s'éloigner, mais s'il s'arrête, rien ne
bouge plus et l'image laisse tomber larme sur larme
de ses yeux immobiles. Mais sans que la crainte ni la
douleur qu'elle inspire arrêtent les pas hardis et impies de
Montcmar, il regarde Jésus face à face.
Il semble que la rue s'ébranle et chemine; il sent la
terre lui manquer sous les pieds; ses yeux sont fascinés
par le regard mort du Christ, violemment fixé sur lui.
Et au milieu du délire qui obscurcit son esprit et qu'il
impute au vin quia fini par l'enivrer, d'une main insolente
il saisit la lampe sur l'autel où elle éclaire l'image de Dieu,
et l'approche brutalement du visage que recouvre le
voile pudique; mais, soudain, le vent éteignit la lumière et
la blanche dame se dressa.
Alors il lui sembla un instant voir un visage qui lui
rappelait peut-être confusément de vagues souvenirs et de
joyeuses réminiscences de temps meilleurs déjà passés.
Un visage d'ange qu'il aperçut dans un rêve comme
une sensation qui a caressé l'âme, couvrant le front d'un
nuage de tristesse, incomprise à jamais de la raison.
La blanche robe que l'on voit flotter dessine dans
l'ombre ses formes élégantes, et son pied glisse sans bruit
comme si elle foulait de moelleux tapis.
Telle nous avons vu, sous les rayons de la lune, une
voile fugitive croiser au loin, tantôt enflée en poupe par la
brise sereine, tantôt confondue avec l'écume de la mer,
de même l'espérance, blanche et vaporeuse, passe
devant nous comme une illusion, émeut l'âme d'une
anxiété craintive, tandis que la sévère raison la repousse.
DON FÉLIX

«Quoi ! vous me laissez sans réponse ? Vous refusez ma


compagnie? C'est peut-être quelque vieille dévote?... La
chose serait plaisante !
- îî -
C'est en vain que vous vous taisez, ô duègne, et que
vous me faites signe que non : moi, j'ai décidé que oui, et
je veux vous accompagner.
Je veux savoir où vous allez, si vous êtes belle ou laide,
qui vous êtes et comment vous vous nommez. La chose
serait-elle impossible,
seriez-vous Satan en personne, avec ses flammes et ses
cornes, jusque dans l'enfer, vous devant et moi derrière,
en dépit du ciel même, vive Dieu ! nous entrerons ; car
je veux, quoi que vous fassiez, satisfaire mon désir.
Et pardonnez-moi, Madame, si mon insistance est trop
hardie, mais ce serait chose peu courtoise que de vous
laisser seule à pareille heure :
il y va de mon honneur; par Dieu, je ne voudrais pas
que l'on crût que la crainte m'a empêché de suivre une
dame. »

Un sourd gémissement du fond de la poitrine, craque-


ment du vase éclatant de douleur, dont la faiblesse frappe
à peine l'ouïe, mais dont l'acuité déchire le coeur;
gémissement d'amer souvenir, de peine présente, de
regret incertain; haleine mortelle, venin qui s'exhale de h
mer empoisonnée qui recouvre l'âme ;
gémissement de mort — fut celui que poussa la blanche
figure, et silencieusement son pied glissa : telle agite ses
ailes une sylphide amoureuse qui ride à peine les eaux du
lac.
Hélas 1 celui qui a vu se perdre en un jour le bonheur
que son coeur croyait éternel, et qui, en une nuit de
brumes, dans une agonie profonde, est resté mourant sur
une mer sans plages...
L'Elmiiant it SaUmumomt. j
— 34 -
lui, impérissable
et seul, emportant avec compagne, sa
cruelle douleur, a vu rompre le charme magique de son
âme — sa peine — son amie et son amante la plus fidèle ;
celui qui a vu ses soupirs emportés par le vent, ses
larmes de tristesse se perdre dans la mer, sans que personne
n'accoure et n'entende sa voix, le ciel et le monde étant
insensibles à son malheur...
celui qui a vu la lune briller au ciel, calme et sereine,
pendant qu'il pleurait, les hommes passer sur la terre sans
qu'aucun ne détourne les yeux à ses plaintes,
et qui, redoutant lui-même l'ironie du monde, a caché
sa peine au plus profond de son coeur, et, refoulant ses
sanglots dans son âme, a revêtu ses lèvres d'un faux
sourire!...
ah ! celui qui a compté les heures qui passent, heures
qu'abrégeait autrefois le plaisir, et qui, aujourd'hui, seul
et pleurant, songe comment, avec elles, ont fui à jamais
les bonheurs de la veille,
qui sait que ces plaisirs qu'il a perdus, le malheureux,
n'ont pas fui du monde, qu'ils y sont encore, que lui vit
dans le même monde où il a toujours vécu et que ces plai-
sirs n'existent plus pour lui ! !
ah ! celui qui découvre enfin le mensonge, celui qui a
palpé la triste réalité, qui voit le squelette de ce monde et
lui a arraché follement sa fausse parure...
ah! celui qui ne vit que dans le passé!... celui qui
nourrit son âme de sa douleur, appelant dans son angoisse
les heures qui ont fui, les heures qui ont fui et ne revien-
dront pas...
celui qui a souffert d'une douleur si barbare, celui qui,
durant des nuits entières, sans dormir, sur un lit d'épines
— ÎS —
et maudissant le ciel, a compté des heures éternelles
d'anxiété infinie;
celui qui a senti son coeur brisé vouloir s'échapper de
sa poitrine, s'accroître son délire, s'accroître son dépit, et
la douleur lui nouer cent fois une corde au cou ;
celui qui a senti ses larmes de tristesse figées par la
douleur en un lac vénéneux de glace déchirante, l'étouffer
en débordant, sans jamais trouver en son désespoir ni
consolation, ni espérance, ni trêve...
celui-là aurait compris le gémissement du blanc fantôme,
seule réponse qu'il donna à don Félix ; il aurait senti son
immense douleur, il aurait pesé son immense signifi-
cation.
DON FÉLIX

« Si vous cherchez quelque ingrat, je m'offre à vous


bien volontiers ; mais, ou cette réserve est trompeuse, ou
vous êtes en butte aux mauvais procédés de quelque mari
jaloux.
« Ai-je deviné ? Sotte manie ! Il y a de quoi me rendre
fou, si vous vous entêtez dans ce silence ; avec les muets,
ô ma reine, j'agis beaucoup et parle peu. »
Pour la seconde fois l'étudiant entendit une voix de
suave mélodie qui semblait l'écho lointain d'un chant
harmonieux,
battement langoureux d'un coeur qui aime, sentiment
ineffable de tendresse, soupir d'amour partagé, le premier
oui de la femme encore pure.
« Pour moi, les amours ont pris fin, tout est mort pour
moi dans le monde ; le ciel a dénoué pour toujours les
liens qui m'attachèrent à la terre. »
- ?6 -
Ainsi parla sa voix mystérieuse et tendre, qui donnait
l'illusion d'autres mondes, écho de ceux qui sous la froide
tombe jouissent en paix d'un éternel repos.
Montemar, ne songeant qu'à son aventure, jugea que la
dame devait être belle et même facile : l'heure, la rue et
la nuit obscure sont pour son ardeur de nouveaux sti-
mulants.
— Il y a du danger à me suivre. — La belle objection !
— Peut-être vous en repentirez-vous bientôt. — Vous,
peut-être. — Vous offensez le ciel. — Je me recommande
au diable. — Allez-vous-en, monsieur, et ne tentez pas
Dieu.
— Je sens que votre fierté m'énamoure de plus en plus,
et si Dieu se fâche, parbleu, il aura tort : qu'il me mette
dans vos bras et me tue aussitôt après. Cette heure-ci

sera peut-être votre dernière heure!...
Ne songez plus, don Félix, aux délires du monde. —
Ah! vous me connaissez! — Hélas! tremblez pour vous!
Tremblez que de vaines jouissances ne se changent en
peines éternelles ! — Assez de sermons,
j'attends le carême pour les écouter; et parlons d'amour,
c'est un plus doux entretien ; quittez ce ton solennel et
sévère qui, je vous le jure, madame, vous va fort mal;
la vie est la vie : lorsqu'elle s'achève,, le plaisir s'achève
avec elle. Pourquoi la rendre esclave de peines incertaines?
Pour moi il n'y a jamais ni veille ni lendemain.
Si je meurs demain, tant pis ou tant mieux, comme l'on
dit, que m'importe? Que je profite du présent, que je
jouisse à cette heure, et que le diable, si cela lui plaît,
m'emporte quand je mourrai.
— Que ta volonté soit faite, ô mon Dieu !
— s'écria la
— Î7 —
figure fatidique : et cependant don Félix sent redoubler
son ardeur et chemine derrière elle.
Us traversent des rues tristes,
des places mystérieuses,
des murs en ruines,
où dans la mystérieuse
nuit orageuse,
la sorcière maudite
chante d'une voix rauque
ses prières
et ses faux exorcismes,
et fait lever les morts
des tombeaux.
On entend l'écho
de leurs pas qui sonnent le creux
dans la solitude,
pendant que dans le silence
git la cité
et qu'Aquilon qui brame
berce son sommeil
de sons lugubres.
Ils traversent une rue, puis une autre, toujours plus loin,
toujours plus loin : la route n'a pas de terme et ils ne
cessent jamais de marcher. Ils vont, passent, retournent,
laissant cent rues derrière eux; ils se suivent pas à pas
et avancent toujours. Montemar commence déjà à s'égarer
et à se perdre, ne sachant où il va, ne devinant pas où il
est. Il parcourt d'autres rues, d'autres places, une autre
ville : il voit des tours fantastiques se détacher de leur
base éternelle, et leurs lourdes masses noires se mettre en
mouvement, s'appuyant sur leurs angles qu'elles fixent sur
le sol, en enjambées inégales et lentes. A leur allure
monotone, les cloches ébranlées sonnent des glas mys-
- - 38
térieux ; tandis qu'en des danses grotesques, cent spectres
sautent autour, en la lente mesure de ce funèbre fracas.
Les girouettes s'inclinent en passant devant lui, les spectres
le saluent, et il entend les échos des cloches se renvoyer
son nom en cent langues de métal.
Mais bientôt le bruit cesse : tout se replonge dans le
silence, dans une paix muette, et la ville disparait soudain:
palais et temples se changent en champs solitaires, en une
lande déserte, silencieuse et mélancolique, sans lumière,
sans air, sans horizon, perdue dans l'immensité. Il pense
qu'il marche sans pouvoir s'arrêter jamais, mû par une
impulsion étrange, avec des efforts précipités : son guide
va devant lui, mystérieux et muet; il le suit d'un pas
rapide, et voici que, devant ses yeux s'élève, sur les ailes
de l'ouragan, une vision sublime. Dans l'épaisse obscurité
il voit briller un visage phosphorescent au milieu de pâles
éclairs, serpents de lumières, avortons lumineux de la
tempête : et tandis qu'il se demande s'il dort, s'il rêve, ou
s'il est fou, si un tel prodige, un tel délire est la vérité,
soudain il se retrouve à Salamanque ; il aperçoit les édifices,
reconnaît où il est et en son vertige affolé, accuse encore
le vin et se met à jurer. Ils continuent à marcher, elle
devant, lui derrière.

« Vive Dieu! se dit-il, ou Satan plaisante, ou je n'ai pas


ma raison, ou le malaga que j'ai bu fume encore dans ma
tête.
« Ombres, fantômes, visions ce glas funèbre et ces
grosses tours qui, confusément, dansent en la mesure d'une
telle musique...
« Je vais perdre l'esprit au milieu de tant de choses
- 39 —
étonnantes, car je les ai bien vues ces tours, qui, sem-
blables à des mules de louage, marchaient avec leurs
clochettes.
« Et cette femme, qui peut-elle être ? Mais serait-ce le
diable en personne, que diantre cela me fait-il? D'autant
plus que les vêtements qu'il porte en cette occurrence lui
vont à ravir.
« Noble dame, j'imagine que vous êtes nouvelle venue
dans la ville; marcher ainsi est folie: ou vous vous êtes
égarée, ou vous marchez pour le plaisir de marcher.
« Elle s'est entêtée à ne pas répondre, ce qui chez une
femme est la plus bizarre folie, et se figure que je dois
l'aimer pour sa seule démarche. »

Cependant don Félix cheminait à tâtons : devant lui


marche la blanche vision ; la sombre nuit triple son épou-
vante, Aquilon redouble ses cris horribles.
Les girouettes de fer grincent en tournant, on entend
résonner un craquement de chaînes : dans les tours, les
cloches élevées, inquiétées par le vent, rendent des sons
cadencés.
Un bruit de pas de gens qui viennent, marchant en
mesure avec une sourde rumeur, qui s'arrêtent de temps
en temps et semblent prier en un murmure confus,
arriva bientôt aux oreilles de don Félix : bientôt il vit
briller dans le lointain une centaine de lumières ; bientôt
il vit que, en longues files, murmurant lugubrement,
s'avançaient des êtres vêtus de deuil ; et bientôt il voit
avec terreur plus prés de lui, qu'ils portaient un cercueil
sur leurs épaules, et que deux cadavres y étaient étendus.
Les lumières, l'heure, la nuit, tout semble cacher un
— 40 —
secret terrible, infernal. Quand le monde gît, mort, en un
profond sommeil, quand tout annonce à l'homme qu'il
devra mourir,
qu'il a follement affronté la dure tourmente de la vie, à
la merci du vent, quand une voix triste compte ses heures
et qu'il voit ses pompes changées en boue,
il faut qu'il ait une âme de diamant, celui qui ne sent
pas son coeur palpiter d'horreur, celui qui comme don
Félix, plein d'un calme serein, ne se met à penser ni à
Dieu ni au diable.
A pas lents, chuchotant, le lugubre cortège arriva tout
près, et la blanche dame, priant dévotement, mit les deux
genoux à terre.
Le chapeau sur la tête, debout, indifférent, don Félix
regarde passer le cercueil, et demande, de son air insolent,
les noms de ceux qui vont au sépulcre.
Mais quelle fut sa surprise, quelle fut sa stupeur, quand
saisi d'horreur, il vit avec épouvante que l'un était don
D:ego de Pastrana et l'autre, Dieu saint! et l'autre c'était
lui!...
Lui-même, son image, sa figure, ses traits, c'était lui-
même enfin : il hésite, se tàte, et un moment, sent courir
dans ses veines la froide crainte.
Après tout, il était homme, et les* nerfs de l'homme
tremblèrent un moment, et un moment il eut peur; mais
bientôt ils recouvrèrent leur ancienne vigueur, bientôt
son impassibilité lui revint au coeur.
« Pastrana, dit-il, on fait bien de l'enterrer; mais
m'enterrer, moi, est chose vaine, et demain je me plaindrai
de cette erreur.
« Dites, l'homme en deuil, qui va-t-on enterrer?
— 41 —
— L'étudiant endiablé, don Félix de Montemar, » —
répondit l'homme au capuchon.
« Tu mens, farceur. — Non, certes. — Alors, dites-
moi qui je suis, s'il vous plaît, car je ne comprends pas
comment je suis, en même temps, ici vivant, et là mort.
— « Je ne vous connais pas. — Pardieu, si je me fâche,
je te ferai pleurer tes moqueries de telle sorte qu'une
autre fois tu reconnaîtras Montemar.
« Maraud!... mais ce n'est qu'une illusion des sens, le
monde va à l'envers, les diables s'amusent à me faire faire
des faux pas.
« Ce fanfaron de don Diego ! La peste soit de ses men-
songes ! Quand il est tombé mort, il s'en est allé aussitôt
en enfer raconter qu'il m'avait tué ! »
Parlant ainsi il éclata de rire et tourna dédaigneusement
le dos : il frisa sa moustache, assura son épée, et s'approcha
de la dame dévote.
« Mais enfin, où demeurez-vous? Car il se fait tard,
madame. — Tard, pas encore ; il le sera dans une heure.
— Vous dites vrai, il sera plus tard que maintenant.
« Cette voix dont vous voulez m'effrayer me fait vous
aimer davantage : j'ai fait mon deuil du salut de mon âme,
jugez si je me soucierai de Dieu et de Satan.
« — Chaque pas que vous faites vous approche de la
mort, don Félix. Ne tremblez-vous pas? Votre coeur ne
vous dit-il pas que vous allez à la mort? »
Ainsi parla la femme, d'un ton mélancolique et sombre,
et ses sourds accents, résonnant aux oreilles de l'impie,
rugirent dans la voix du vent tempétueux.
Les pierres choquèrent les pierres, la terre retrcmbla
sous ses pas, les oiseaux de nuit se rassemblèrent et il
sentit leurs ailes l'effleurer.
— 42 -
Dans l'ombre il vit errer des yeux fulgurants, inspirant
l'épouvante, sautant toujours sur lui, haletants, des yeux
d'horreur qui le regardaient sans cesse.
Il les vit et ne trembla pas : il porta la main à son épée
et, intrépide, se rua sur l'ombre : il ne trouva ni ombre,
ni rien; il ne vit que les yeux fixés sur lui.
Impatient, il leva les siens vers le ciel, grinça des dents
et blasphéma ; l'infernal désir croissant en lui, il dit sur
un ion de dépit :
« Continuez, madame, allons en avant : tant mieux si
vous êtes le diable lui-même; Dieu, le diable et moi,
faisons connaissance, et que cette confusion prenne fin
une fois pour toutes.
« Pardieu ! je jure que je suis las d'un si long sermon,
d'une si longue comédie; rien n'ébranle ma ferme volonté,
sachez enfin, qu'où vous irez, j'irai.
« La vie n'a qu'un but, un but fixe ; l'âme n'a qu'un
terme : maintenant en avant. » Il dit, puis marche derrière
elle avec un calme plein de décision.

Et la dame s'arrêta à une porte : et c'était une porte très


haute dont les battants s'ouvrirent aussitôt qu'elle frappa,
obéissant à une mystérieuse poussée ; l'étudiant entra
derrière la dame; ni pages ni servantes n'accoururent; à
la lumière de bougies fantastiques, ils parcourent des
galeries désertes.
Avec un charme trompeur, la vision glisse sans bruit
sur les dalles, toute cachée sous la blanche mante dont les
plis balaient le sol ; cependant elle poursuit sa route dans
le long corridor, et Montemar la suit, Montemar plein de
hardiesse, dont la témérité frise la folie, mais résolu à
mener à bout son aventure.
Les lumières, comme des
— 43 -
torches funèbres, répandaient
une lueur languissante et livide, et à l'entour, en mouve-
ments inégaux, les ombres s'éloignaient ou se rappro-
chaient : ici l'on voyait des arcs ruinés, sépulcraux, là des
urnes et des statues, des colonnes brisées, des cloîtres à
moitié abattus, pleins d'herbes, tristes, humides et
obscurs.
Tout est vague, chimérique et sombre; c'est un édifice
sans base ni fondations : il ondule comme un navire fan-
tastique qu'agite sur ses ancres un vent de bourrasque.
Tout y gît dans un silence effrayant et froid : on n'y a
jamais entendu ni la rumeur ni le souffle de l'homme; le
temps s'y écoule en silence, enseveli dans le sommeil.
Les heures mortes suivent les heures mortes à l'horloge
de cette vie-là, ombres d'horreur qui tournent effrayantes,
apparaissant dans une fuite peureuse; seules et tristes
habitantes de ce noir et funèbre repaire, elles semblent à
celui qui altère leur paix, la fantastique chimère d'un rêve.
Et c'est sur lui qu'elles fixent leurs yeux caves qui, du
fond de la longue galerie, brillent au loin comme des
charbons rouges et épouvanteraient la vaillance elle-
même : elles montrent sur leur visage leur courroux de
voir foulée leur sombre demeure ; tantôt elles s'avancent
en groupes, tantôt elles s'évanouissent dans l'ombre.
Figure satanique et grandiose, le front haut, Montemar
chemine, esprit sublime en sa folie, provoquant la colère
divine : oeuvre fragile de matière impure, l'âme qui la
soutient et l'éclairé l'égale à Dieu, et d'un vol audacieux
s'élève jusqu'à son trône et le défie.
Nouveau Lucifer, le front frappé de la foudre venge-
resse, âme rebelle que la crainte n'effraie pas, abattue,
— 44 —
mais jamais vaincue : c'est l'homme, enfin, qui, dans son
anxiété, brise les bornes de la prison de la vie, somme
Dieu de lui en rendre raison et essaie de découvrir son
immensité.
Fredonnant une chanson bachique, il traverse cette
demeure chimérique, la démarche audacieusemcnt indif-
férente, la moquerie aux lèvres, le regard hardi : de tristes
échos qui le suivent répètent, sur une monotone mesure,
le bruit de ses pas et les coups de l'épée qui le heurte
tandis qu'il marche.
Ce bruit étrange et unique qui remplit les échos de cette
demeure, répercuté par le sol et les plafonds, résonne
dans sa solitude profonde : il y expire comme le funèbre
gémissement que pousse en sa douleur l'âme en peine qui,
au bout du corridor long et obscur, semble sortir du mur
entr'ouvert.
Et dans cet autre monde et dans cette autre vie, monde
d'ombres, vie qui est un songe, vie qui, confondue avec
la mort, ceint ses tempes de jusquiame mortelle,

monde, vague illusion décolorée de notre monde et rêve
vaporeux, — ce bruit et sa folie insensée sont la seule
image de la vie humaine.
Car là, son mystérieux guide blanc semble l'illusion de
l'âme qui tantôt est caressée par l'espoir impie, tantôt s'éva-
nouit quand elle est touchée par lui : nuage blanc, flottant,
qui, dans la nuit sombre, se berce sur les ailes du zéphyr;
son vêtement gracieux flottant au vent, semble, en son
mouvement muet,
la douce fumée d'un aromate brûlé qui, en ondes,
monte se perdre dans l'air, rayon de lune qui sur le
coteau gris, tel qu'une agrafe, a soi. ommetdans Péthcr,
— 45 —
sylphe qui apparaît enveloppé de l'aube et étend dans
l'azur nébuleux ses ailes d'ombres noires teintes de
lumière, indécises entre l'aube et la nuit.
Agile, rapide, aérienne et vaporeuse, les pieds touchant
à peine le sol, la magique vision au voile blanc traverse
cette demeure ténébreuse ; image fidèle de l'illusion heu-
reuse que l'homme trouvera peut-être au ciel, pensée sans
forme et sans nom qui fait prier et blasphémer l'homme.
Jusqu'à l'extrémité du long corridor, Montemar suit son
guide silencieux et descend un escalier de marbre noir,
en spirale, long, étroit et tortueux, qu'il voyait sans cesse
suspendu en l'air, tourner autour de lui d'un mouvement
violent, rapide, vertigineux.
Il se prolonge et s'étend en une spirale éternelle, en un
tourbillon infini ; la pensée de Montemar est plongée dans
une folle extravagance ; il fait mille chutes, et, enveloppé
dans cette violente rotation, se figure être en l'air, se
dégage et, sans que s'arrête l'impétueux mouvement,
tournoie mille fois, roule dans des abîmes.
Et tombant de degré en degré, il blasphème et jure en
un langage immonde; son vertige furieux s'accroît, et
rapidement précipité dans les profondeurs, tantôt il entend
les sifflements de l'ouragan, le monde passant confusément
devant lui, tantôt il entend des cris, des voix, des batte-
ments de mains, des applaudissements et des éclats de rire
brutaux,
des pleurs et des soupirs, des plaintes et des gémis-
sements, des moqueries, des sarcasmes, des rires et
des insultes ; et en mille groupes çà et là rassemblés, il
voit levés au dessous de lui, au dessus de lui, des hommes,
des femmes, tous confondus, en un sot travail, avec des
-46-
gcstes gais, qui le regardent pleins d'un étonnement stu-
pide et tournent dans le tourbillon perpétuel.
Il sent enfin que soudain il s'arrête, et demeure un
instant interdit; mais aussitôt le courage lui revient : il
ouvrit les yeux et se dressa sur ses pieds : il pensa tout
d'abord à la blanche dame, regarda autour de lui et la vit
assise au pied d'un triste monument, au milieu de la salle,
seule.
C'était un monument noir, solennel, qui se dressait au
milieu de la salle et il semblait à Montemar, ô prodige,
que ce fût à la fois une tombe et un lit : sa folle pensée
imagina que cette tombe ouverte l'attendait ; elle imagina
aussi que le lit était la molle couche d'un époux.
Et alors Montemar ayant recouvré son audace, et résolu
à pousser à bout son aventure, défie le ciel et l'enfer, le
coeur ferme, l'esprit décidé : il se dirige vers la blanche
vision, la conjure de découvrir son visage, et s'asseyant à
ses pieds, lui parla ainsi d'un accent enflammé.

« Diable, femme ou vision, qui, à en juger par le chemin


qui conduit à cette demeure, es une pure rêverie ou une
invention diabolique,
que ce soit de la part de Dieu ou de la part du diable,
qui donc nous a conduits ici tous deux? Dites-moi enfin
qui vous êtes, pour que je sache avec qui je parle :
car mon coeur résolu palpite plus que jamais, mainte-
nant qu'en une confusion si grande et en un mystère si
irritant, ma raison me découvre
qu'un pouvoir suprême s'est mêlé ici invisiblemcnt,
pouvoir que je ressens mais ne crains pas, bien décidé à
pousser jusqu'au bout cette aventure. »
— 47
Alors
-
on entend
un funèbre
gémissement
d'amour,
sur un ton
triste, doux,
comme la plainte
dolente
qui a été arrachée
de l'âme :
comme un profond
soupir qu'exhale
un coeur
moribond.
Une musique triste,
languissante et vague
qui meurtrit l'âme
et la caresse tout à la fois ;
douce harmonie
qui inspire au coeur
de la mélancolie,
comme le murmure
du souvenir
d'un ancien amour,
en même temps berceuse
et peine amère
du coeur.

Extase magique,
cantique idéal,
qui vague dans les airs
et en sonores rafales
va augmentant :
sublime et obscure,
rumeur prodigieuse,
-48-
sourd accent lugubre,
écho sépulcral;
musiques lointaines ;
roulement monotone
d'un tambour voilé de deuil ;
ouragan proche,
qui agite à peine
la cime de l'arbre
et brame déjà ;
vagues agitées
de la mer sauvage
dans la nuit sombre,
les vents en repos,
dont le rugissement
se mêle au gémissement
du mur qui trembleur
les sent arriver;
fracas effrayant,
présage infaillible
de la tempête.
Et en un rapide crescendo,
les sons lugubres
se font entendre de plus près
en un rauque bramement ;
comme un tonnerre qui dans les montagnes
va se répercutant,
comme rugissent les entrailles
d'un effroyable volcan.
Un bruit de voix, des cris,
un claquement d'os effilés,
un grincement de dents,
les fondations qui tremblent,
les dalles du pavé
qui vont s'ouvrant peu à peu
brisant leurs joints
en un éclatement effrayant,
- 49 ~
voilà ce qu'entend Montemar, et le bruit
croît plus proche, et en même temps
il entend se choquer des crânes
décharnés et séchés ;
la terre tremble autour de lui,
des vents en bataille beuglent,
les vagues en colère rugissent,
le tonnerre rauquc éclate,
des plaintes tristes s'exhalent,
des lamentations s'élèvent :
tout est en une furieuse harmonie,
tout est en un frénétique tapage,
tout est en un bouleversement confus,
tout est mêlé et divers.
Et bientôt le fracas augmente
confus et mêlé en un son
qui, rauque, dans les voûtes profondes
bourdonne et tonne furieusement ;
et un écho qui, aigu, semble
la voix de l'ange du jugement,
s'éleva en clameur stridente
effrayante et sonore;
il entendit â ses pieds, des tombes bouleversées,
les morts, entendant soudain
la haute volonté de Dieu,
claquer des dents avec fracas,
heurter les pierres de leurs crânes
en une rage et des efforts féroces,
essayant de briser la dalle
et de fuir de leur éternelle demeure.
Et tout à coup il sentit la salle
s'abtmcr dans une horrible explosion
et A ce bruit infernal
il vit cent spectres se dresser :
ils fixèrent sur lui les cavités de leurs yeux
et leurs doigts secs ;
L'Etudiant «V SaUmunatu. 4
- ^o -
puis se regardèrent entre eux
et le désignèrent de nouveau ;
et les mains gauches enlacées,
d'un geste de doute et d'effroi
le contemplant, et leurs mains droites étendues
avec étonnement vers l'audacieux mortel,
s'approchèrent lentement
et l'entourant, inclinèrent
leur tête desséchée, dont la grimace
immobile et ironique, indiquait la crainte.

Et alors la vision voilée de blanc au fier Montemar


tendit une main : un contact de glace lui fit crisper les
nerfs et il essaya en vain d'y résister audacicuscmcnt :
tout son sang coagulé en une masse glacée transmet à
son coeur une sensation galvanique, cruelle, nerveuse et
froide, hystérique et horrible...
Malgré elle et maudissant le ciel, Montemar retira sa
main, et, téméraire, la portant à son voile qu'il tira vers
lui, il lui découvrit la face.
Cest son époux ! ! clamèrent les échos, c'est t'épouse qui a
trouvé enfin son mari H Les spectres crièrent avec joie :
Cest l'époux de soif éternel amour!!
Et elle cria alors : Mon époux ! ! Et (désenchantement
fatal ! triste vérité !) la blanche dame à l'élégante allure
était un squelette sordide, horrible!...

Aussitôt, un seigneur aux éperons dorés, de belle pres-


tance, quoique le visage fût d'une pâleur mortelle, la poi-
trine percée d'un grand coup d'épée, du sang coulant
encore de son coeur,
s'approche et dit, en lui tendant la main que Mcntemar
serre impassible : « La parole que vous donnâtes est enfin
tenue : voyez, dona Elvire est désormais votre épouse :
— il —
«r
je vous pardonne ma mort. — Certes, don Diego,
reprit à son tour don Félix, tranquillement, je me réjouis
de vous voir si calme, car, par ma foi, je ne pensais pas
vous revoir.
« Quant à ce spectre que vous appelez mon épouse,
vous venez m'offrir une étrange union : sa figure n'est
certes ni aimable ni belle; mais ne vous figurez pas que je
veuille vous offenser :
* je la prends pour femme, car c'est chose certaine,
et je pense que mon plan n'échouera pas, qu'en une con-
joncture si bizarre, mon épouse ne me fatiguera pas autant
morte que vivante.
« Mais auparavant, dites-moi si c'est Dieu ou le démon
qui m'a amené en ce lieu, car je voudrais voir l'un ou
l'autre et avoir au moins Luzbel pour témoin de mon
mariage :
« l'un des deux ou tous les deux, avec toute leur cour,
tandis que ces nobles spectres sont ici, ne perdraient pas
beaucoup en venant à ma noce... Don Diego, mon frère,
ne pensez-vous pas ainsi ? »
Don Félix dit cela en fronçant les sourcils et en jetant
fièrement autour de lui d'audacieux regards empreints d'un
profond dédain capable de braver le Dieu par lequel il
jure.

Le squelette carié, livide, le presse étroitement dans ses


bras froids, longs et sales, et, avide, le caresse jalouse-
ment : sa bouche caverneuse cherche la bouche de Mon-
temar; sa face répugnante, aride, décharnée et jaune atteint
et frôle sa joue.
Et lui, enveloppé dans ses sèches articulations, sent
— 52 -
leurs noeuds se resserrer de plus en plus; une mer de
sueur baigne son front intrépide, et sa fureur s'accroît de
son impuissance ! C'est en vain qu'angoissé il lutte pour
se dégager. Plus il redouble ses efforts, plus le spectre
grossier, qui l'emplit d'horreur, se presse contre lui et le
désire.
Et voici que, en un furieux tourbillon,
en une fantastique danse aérienne
dont l'esprit de l'homme ne peut
suivre le mouvement rapide,
les spectres commencèrent leur ronde :
tel, en circuits impétueux le vent
agite perpétuellement des tourbillons
d'épaisse poussière et de feuilles sèches.
Et pendant qu'ils élèvent leurs mains desséchées,
de leur bouche sans langue
sort comme un lugubre écho
semblable à un hurlement, une voix
enrayante, monotone, informe,
pareille à celle du vent
au sein des âpres roches.

« Chantons, dirent leurs cris,


la gloire, l'amour de l'épouse,
qui, heureuse, enlace à jamais
dans ses bras l'époux qu'elle aima :
que sa bouche se joigne à sa bouche,
que des délices éternelles soient scellées
par une suave et amoureuse caresse,
par un langoureux baiser d'amour.
« Que l'épouse et l'époux enlacés,
unis en de mutuels embrassements,
reposent pour toujours en paix,
en un doux et éternel repos ;
— 53 —
qu'une torche fatidique éclaire
leur noce de sa funèbre lueur
et préside à leurs voluptés ; que le tombeau
soit leur lit nuptial. »

Cependant la ronde frénétique


qui s'agite en un mouvement impétueux,
précipite de plus en plus
son vertige incessant ;
elle se hâte de plus en plus,
elle s'emporte de plus en plus,
et se défait en cercles
de plus en plus violents.
Elle s'échappe, roue chimérique,
et semble un point noir
dont le tournoiement s'évanouit
sous une lumière fantastique,
et ses lugubres hurlements
qui se propagent, effrayants,
fendent les airs rapides,
encore plus prolongés.

i
Et ce vertige si continuel,
à ce charme si funeste,
à ce chant si horrible,
à cette lutte si terrible ;
entre les bras lubriques
qui le pressent prisonnier,
entre les mille caresses
du squelette hideux,
le courage jamais abattu
Montemar affaibli
sentit lui manquer
son corps déjà éreinté ;
et en même temps que son esprit
dément sa faiblesse,
_ 54 —
la matière flasque et vile,
commence à s'évanouir.

11éprouve un délire
confus, étrange,
une langueur, des nausées
et une angoisse excessive :
il voit des ombres et des lumières,
la salle qui tourne
et des esprits
qui vont et viennent.
Puis au loin,
tristement à son oreille
un écho dolent
et languissant résonna,
comme la mélodie
qu'une brise d'amour
et un souffle d'harmonie
ont formée la nuit.

Il sent bientôt
sa poitrine oppressée
et défaillante,
ses yeux troubles,
ses paupières lourdes,
tomber mollement :
sa tète s'incline
sur sa poitrine,
et malgré lui,
il sent ses bras
alanguis, faibles
tomber inertes.

Puis il voit
une flamme
qui s'enflamme
- 55 —
et meurt;
il entend l'écho
perdu
d'un gémissement
qui a expiré.

Telle, douce,
soupire
la lyre
que frappa,
en un suave
accord,
du vent
la voix

légère,
son
bref.

Cependant, en nuages de carmin et d'écarlate, l'aube


rougeoyante répand sa lumière, et joyeusement le jour qui
naît égayé et embellit les hautes tours : le ciel est serein,
la matinée calme, la brise douce, transparente et froide ;
le soleil, avec sa beauté, verse à la terre des rayons de
paix et de bonheur céleste.
La nuit s'est enfuie et avec la nuit s'étaient enfuies ses
ombres et ses femmes fantastiques; à son silence et à son
calme succédaient le tapage et la rumeur des ateliers; les
hommes revenaient à leurs travaux, à leurs efforts et à
leurs plaisirs frivoles ; quelques-uns allaient à leurs affaires
l'âme pleine d'affliction et de crainte,
car le bruit courait, arraché par les larmes du coeur
endurci du pécheur, que cette nuit-là, à Salamanque, sous
- j6-
l'apparence d'une femme, revêtu d'une mystérieuse
tunique blanche, le diable était enfin venu chercher Mon-
temar!... El si tu dis, lecteur, que c'est une fable, comme on
me l'a contée je te la conte 1.

i. Ysi, lector, dijerdes ser comeoto,


Como me lo contaron te lo cuento.
Ces deux vers qui terminent le poème d'Iispronceda sont de Sébastian
de Castellanos.

NACOX, Mtor»T ratais, umuavit


DU MÊMI: AUTKUR

Abrégé de grammaire portugaise, i vol. in-12.


Abrégé de grammaire espagnole (2e édition), 1 vol.
in-12.
Exercices espagnols (2e édition) concordant
.v.
Y Abrégé de Grammaire, 1 vol. in-12.

Grammaire espagnole (2e édition), 1 vol. in-8°.


Écho du français parlé (3e édition), 2 vol. in-8.
Les langues du Midi dans l*Ufiivers;té, brochure
in-8°.
Critica iberica, brochure in-12.
Le licencié Vidriera, nouvelle de Cervantes traduite
en français avec une préface et des notes, 1 vol.
i!W2.
Poésie* inéditas de D. Nicolas Fernande* de
Moratin, 1 vol. in-12.
Odasirtéditas de D. Jua* Meléadez Valdés, 1 vol.
in-12*

MACOU, MNffc Jolies, IMHWKUW

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